"Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils
sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.
Car la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans les combats effectifs, mais dans un
espace de temps la volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment avérée: on doit par
conséquent tenir compte, relativement à la nature de la guerre, de la notion de durée, comme on en
tient compte relativement à la nature du temps qu'il fait. De même en effet que la nature du mauvais
temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens,
pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne réside pas dans un
combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas
assurance du contraire. Tout autre temps se nomme Paix.
(...) Il peut sembler étrange à celui qui n'a pas bien pesé ces choses que la nature puisse ainsi
dissocier les hommes et les rendre enclins à s'attaquer et à se détruire les uns les autres: c'est
pourquoi peut-être, incrédule à l'égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la
voir confirmée par l'expérience. Aussi, faisant un retour sur lui-même, alors que partant en voyage il
s'arme et cherche à être bien accompagné, qu'allant se coucher il verrouille ses portes, que dans sa
maison même il ferme ses coffres à clef, et tout cela sachant qu'il existe des lois et des fonctionnaires
publics armés pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits: qu'il se demande quelle opinion il a
de ses compatriotes quand il voyage armé, de ses concitoyens quand il verrouille ses portes, de ses
enfants et de ses domestiques quand il ferme ses coffres à clef. N'incrimine-t-il pas l'humanité par ses
actes autant que je le fais par mes paroles? Mais ni lui, ni moi n'incriminons la nature humaine en
cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas
davantage ne le sont les actions qui procèdent de ces passions tant que les hommes ne connaissent
pas de loi qui les interdise; et il ne peuvent connaître de loi tant qu'il n'en a pas été fait; or aucune loi
ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire".
Hobbes: Le viathan, chapitre 13.
L'aliénation du travail mécanisé, la société de consommation, la dégradation des milieux
écologiques, l'égoïsme et la vanité liés aux valeurs de l'argent et du prestige social, l'exploitation de
l'homme par l'homme : tous ces thèmes inspirent souvent une certaine nostalgie de la nature, c'est-à-
dire le regret vague d'un état l'homme vivait heureux, en harmonie tant avec la nature qu'avec ses
semblables. Pourtant est-il bien sûr que l'état de nature soit aussi bénéfique pour l'homme ? Ne
sommes-nous pas ici victimes, après tant d'autres, comme Bougainville, qui voyait dans la Polynésie
la "Nouvelle Cythère", du mythe du bon sauvage ? Hobbes, quant à lui, affirme dans ce texte extrait
du Léviathan (1651) que l'état de nature est un état de guerre perpétuelle, et que seule l'autorité
politique établie à l'état social permet aux hommes de vivre ensemble, et même tout simplement de
survivre. On voit que la flexion politique, chez Hobbes, s'articule sur une certaine anthropologie :
c'est la conception que l'on se fait de la nature humaine qui commande finalement le type de
gouvernement que l'on veut promouvoir. A un homme naturellement pacifique on sera tenté d'attribuer
un Etat libéral et respectueux des droits individuels, à un homme belliqueux on voudra imposer un
Etat tout-puissant - un Léviathan - qui assure la paix et l'ordre par la force et la crainte. C'est dans le
cadre de cette alternative que nous devons étudier le texte de Hobbes qui nous est proposé ici.
Hobbes s'efforce tout d'abord d'élaborer une définition complète et rigoureuse de la
guerre, en montrant que cette dernière caractérise justement l'état de nature : on peut résumer cette
définition en disant que, pour Hobbes, la guerre est une disposition naturelle durable au combat.
Voyons le détail de cette thèse: dans une première phrase très riche, Hobbes établit les rapports entre
trois termes: l'état de nature, la guerre et le pouvoir politique : "aussi longtemps que les hommes
vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se
nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun". Le terme de nature n'est pas cité
ici, mais il est sous-entendu : Hobbes définit en effet l'état de nature comme étant antérieur à l'état
social, c'est-à-dire à cet acte par lequel les hommes se donnent un souverain qui fait des lois, impose
ainsi un certain ordre collectif et instaure l'état social. C'est donc bien l'état de nature qui est
caractérisé comme un état de guerre perpétuelle de chacun contre chacun. On pourrait d'ailleurs
remarquer ici que Hobbes donne de l'état de nature une définition purement négative, par abstraction
de tout ce qui, en l'homme, relève de la société. C'est ainsi, par exemple, que Rousseau ore dans
son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes : il faut, écrit-il dans sa
préface, examiner l'homme par la pensée et ainsi "démêler ce qu'il tient de son propre fonds d'avec ce
que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif".
L'état de nature est donc un état de guerre rale et permanente : qu'est-ce qui
permet à Hobbes de formuler ce jugement ? Nous devons ici nous reporter au début du chapitre XIII
du Léviathan, sont contenues des idées anthropologiques qui vont nous éclairer. Il y a, dit Hobbes
dans ce passage, deux types de facultés humaines, celles du corps et celles de l'esprit; or la nature a
établi une relative égalité de ces facultés chez les hommes : la force physique est toujours à peu près
la même, l'intelligence aussi. L'inégalité quant à la force physique peut exister, mais elle n'est jamais
si grande qu'un faible ne puisse vaincre un fort, soit par la ruse, soit par l'union avec d'autres faibles.
Pour ce qui est des forces de l'esprit, Hobbes a recours à deux arguments, dont le premier est inspiré
par son empirisme : l'intelligence repose sur l'expérience, qui est dans son ensemble la même pour
tous les hommes. Par ailleurs ce qui, selon Hobbes, prouve l'égalité relative des facultés de l'esprit,
c'est que personne n'a coutume de réclamer plus d'intelligence qu'il n'en a : "en effet il n'y a d'ordinaire
pas de meilleure preuve d'une distribution égale en toutes choses que lorsque chacun est satisfait de
la part qui lui est attribuée". Cet argument, Hobbes l'a sans doute trouvé chez Descartes, qui l'avait
effectivement utilisé au début de son Discours de la Méthode: "le bon sens est la chose du monde la
mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont". Notons enfin que
Descartes parle ici de la raison (le "bon sens"), et non de l'intelligence (les "dons de l'esprit") ; à cette
nuance près l'argument est le même.
La conséquence de cette égalité naturelle entre les hommes est une rivalité
généralisée, car, du fait de cette égalité, chacun peut légitimement prétendre à tout ce que les autres
désirent aussi (objet ou terre), cette légitimité étant bien sûr seulement celle de la loi de la nature.
Hobbes le dit au début du chapitre XIII : "la Nature a fait les hommes si égaux en ce qui concerne les
facultés du corps et de l'esprit que, bien que l'on puisse trouver parfois un homme manifestement
d'une force physique supérieure ou d'un esprit plus rapide qu'un autre, tout bien consi la
différence d'un homme à un autre n'est toutefois pas si considérable qu'un homme puisse à cet égard
réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui". On voit
donc que ce n'est paradoxalement pas, pour Hobbes, l'inégalité qui provoque entre les hommes la
rivalité et la guerre, après avoir fait éclore en eux les passions de l'envie, de la jalousie et de la haine ;
c'est au contraire l'égalité qui est source d'affrontement.
Précisons encore: l'égalité produit, toujours selon Hobbes, trois passions qui vont inciter
l'homme au conflit : "nous trouvons dans la nature de l'homme trois causes principales de querelle:
premièrement le désir de comtition, deuxièmement la méfiance, troisièmement l'orgueil". Tout, dans
la nature de l'homme est donc source de désaccord, de discorde, d'affrontement, et on comprend
alors que l'état de nature soit un état de guerre et qu'un pouvoir commun soit nécessaire pour tirer
l'homme de cet état misérable à tous points de vue. A l'état de nature l'homme est perpétuellement
menacé de mort violente et la vie, dans ces conditions, est "solitaire, besogneuse, pénible, bestiale et
courte". Heureusement l'homme a aussi des passions qui sont l'expression de son instinct de
conservation et qui le poussent à aimer la vie, donc à vouloir établir la paix. Hobbes évoque cet
aspect de la nature humaine à la fin du chapitre XIII : "les passions qui incitent les hommes à la paix
sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une vie agréable et l'espoir d'obtenir
celles-ci par leur industrie". Léo Strauss, dans son livre Droit naturel et Histoire, fait remarquer à juste
titre que l'expérience sur laquelle Hobbes fonde sa théorie de l'état de nature est celle de la guerre
civile, que toute sa philosophie morale et politique repose donc "sur l'observation des cas extrêmes" ;
c'est en effet dans ce cas extrême de la guerre civile, quand la société se dissout et tombe en ruines,
qu'"apparaissent au grand jour les fondations sur lesquelles tout ordre social doit finalement reposer :
la peur de la mort violente, force humaine la plus puissante de toutes" (chapitre V a).
Il est à noter que cette analyse - que l'on pourrait résumer par la célèbre formule
empruntée à Plaute et appliquée souvent aux conceptions de Hobbes : "homo homini lupus" - est à
situer dans le contexte de la philosophie mécaniste de son auteur : pour Hobbes, en effet, l'homme a
une nature et il appartient à la Nature, il est de ce fait pris dans le mécanisme universel de la Nature
et il s'explique, comme tout élément naturel, par le jeu des forces en présence. A l'intérieur de
l'individu s'agitent et se rencontrent les forces de ces mouvements naturels que sont les passions, à
l'extérieur, dans la société, entrent en lutte les forces constituées par les individus eux-mêmes. La vie
de l'homme est alors l'équilibre instable entre ces forces, et on comprend mieux, dans ce contexte,
l'idéal hobbien d'une science politique, c'est-à-dire d'une description scientifique, parce que
mécaniste, des phénomènes sociaux et politiques, analogue, dans ce domaine, à celle que Galilée a
donnée des phénomènes physiques.
Dans cet affrontement entre les passions qui poussent les hommes au conflit et celles
qui leur font redouter les conséquences de ce conflit, la victoire revient finalement à ces dernières, si
bien que s'instaure bientôt la paix, qui n'est possible qu'à l'état civil, grâce à un pouvoir fort capable de
tenir les égoïsmes individuels en respect par l'intimidation et la crainte. Hobbes est conduit ainsi à
défendre une théorie totalitaire de l'Etat: celui-ci est un Léviathan, un monstre dévoreur d'hommes qui
a tous les droits face aux citoyens qui lui ont, eux, abandonné tous les leurs (droits naturels de
conquête, droits de la force et du premier occupant, etc.). L'état civil est fondé sur un contrat unilatéral
qui n'engage que les citoyens, le Souverain ayant pour seule tâche de maintenir la paix. On retrouve
ici le paradigme mécaniste de Hobbes, puisque la paix est définie comme l'équilibre des forces,
équilibre assuré par une force supérieure à toutes les autres : l'Etat.
Dans la phrase suivante et la fin du premier paragraphe, Hobbes propose une définition
plus précise, plus explicite de la guerre, donc aussi de la paix : "la guerre ne consiste pas seulement
dans la bataille et dans les combats effectifs, mais dans un espace de temps la volonté de
s'affronter en des batailles est suffisamment avérée". La guerre est donc, plus que l'affrontement réel,
une disposition durable au combat, que nous appellerions peut-être aujourd'hui l'agressivité : il y a
guerre, pour Hobbes, tant qu'il y a une intention belliqueuse. Cette agressivité est durable, car elle est
fondée sur une donnée de la nature humaine, qui est constante, universelle, innée. Les passions sont
naturelles, donc immuables et durables, comme l'est par conséquent la guerre qui en découle.
L'analogie qu'établit Hobbes entre la guerre et le mauvais temps a précisément pour but de mettre en
valeur cette notion de durée : "on doit par conséquent tenir compte, relativement à la nature de la
guerre, de la notion de durée, comme on en tient compte relativement à la nature du temps qu'il fait.
De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais
dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la
nature de la guerre ne réside pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant
dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas assurance du contraire. Tout autre temps se nomme
Paix". La paix est définie négativement par rapport à la guerre, elle se réduit à une absence de
tendance avérée et durable au combat.
Dans une seconde partie, Hobbes s'efforce de justifier sa thèse de l'agressivité naturelle
de l'homme, en invoquant deux types d'arguments, par une allusion en ce qui concerne le premier
type, et par une explication plus longue du second. "Il peut sembler étrange à celui qui n'a pas bien
pesé ces choses que la Nature puisse ainsi dissocier les hommes et les rendre enclins à s'attaquer et
à se détruire les uns les autres" : après avoir rappelé le caractère naturel de cette agressivité, Hobbes
note que celui-ci peut paraître étrange; en effet seul l'état social est directement observable, et à cet
état règne l'entraide, la collaboration, la coopération, la division et la complémentarité des tâches, la
propriété, l'obéissance aux lois, bref, la communauté et le respect de l'autre. Comment peut-on croire
que l'homme est naturellement asocial quand on observe partout son évidente sociabili ? Pour
Hobbes cette vie communautaire est justement possible grâce à la loi instaurée par le Souverain et
dont la puissance de celui-ci garantit le respect. Il est fait allusion à cette idée à la fin du texte, nous y
reviendrons. Hobbes évoque maintenant les arguments qui doivent convaincre son lecteur que
l'homme est naturellement agressif, même si cela paraît étrange : "c'est pourquoi peut-être, incrédule
à l'égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la voir confirmée par l'expérience".
Le premier argument est une inférence, c'est-à-dire une déduction simple qui consiste à tirer une
conséquence d'une proposition donnée. Le point de départ du raisonnement est ici une certaine
conception de la nature humaine : l'homme a des passions innées, nous l'avons vu plus haut, et il est
de ce fait incité à entrer en conflit avec ses semblables. Il s'agit bien ici d'une inférence, c'est-à-dire
d'un raisonnement, car l'état de nature n'est nulle part directement observable, il faut donc le
reconstituer par la pensée, en former un concept purement abstrait. Chez Hobbes, comme par
exemple chez Rousseau plus tard, l'état de nature n'est pas une conjecture historique, mais une
hypothèse logique définie négativement par rapport à la société humaine. C'est là justement la fragilité
de ce premier argument, qui est fondé sur la simple spéculation de l'esprit. C'est pourquoi Hobbes
propose un argument qui sera d'après lui peut-être plus convaincant, car il est cette fois d'ordre
empirique, c'est-à-dire basur l'expérience, sur l'observation concrète que chacun peut faire tous les
jours: l'expérience enseigne en effet que malgré l'existence de lois et d'institutions exécutives
chargées de les faire respecter, tout le monde se méfie de tout le monde, ce qui, selon Hobbes,
prouve bien que les hommes eux-mêmes sont persuadés du caractère pernicieux de leur nature ;
Hobbes apostrophe à nouveau son lecteur sceptique : "aussi, faisant un retour sur lui-même, alors
que partant en voyage il s'arme et cherche à être bien accompagné, qu'allant se coucher il verrouille
ses portes, que, dans sa maison même il ferme ses coffres à clef, et tout cela sachant qu'il existe des
lois et des fonctionnaires publics armés pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits: qu'il se
demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé, de ses concitoyens quand il
verrouille ses portes, de ses enfants et de ses domestiques quand il ferme ses coffres à clef".
L'argument est clair : toutes ces précautions évoquées prouvent bien, d'après Hobbes, que les
hommes se méfient non seulement de leurs compatriotes et de leurs concitoyens - que finalement ils
ne connaissent pas -, mais même de leurs domestiques et de leurs enfants, qui sont pourtant des
proches. Il semble évident que Hobbes déduit ici le naturel de l'universel, qu'il prend l'universalité
comme critère qui permet de juger qu'un élément de la personnalité de l'homme est naturel. L'essence
d'une chose est en effet définie comme étant universelle et éternelle, immuable, innée et nécessaire.
C'est ainsi par exemple que Pascal conclut de la variété et de la relativité spatio-temporelle du droit
qu'il n'existe pas de lois naturelles et que la coutume est le seul fondement des lois (Pensées, 294), et
c'est ainsi également que Lévi-Strauss, trois cents ans après, dans Les structures élémentaires de la
parenté, se pose le problème du tabou de l'inceste. Le lecteur sceptique donc - qui représente ici
l'homme en général -, même s'il n'est pas convaincu par les raisonnements de Hobbes, montre en
effet par ses actes qu'il se méfie d'autrui, car il est secrètement persuadé de la nature agressive de
l'homme: "n'incrimine-t-il pas, par ses actes, autant l'humanité que je le fais moi-même par mes
paroles ?".
Pourtant il faut ici nuancer: Hobbes ne prétend pas que l'homme est mauvais par
nature, il affirme seulement qu'il est agressif, enclin à la querelle, ce qui n'est pas la même chose: "ni
lui, ni moi n'incriminons la nature humaine en cela". Incriminer l'humanité n'est pas incriminer la
nature humaine, Hobbes le montre dans la troisième et dernière partie de son texte : "les désirs et les
autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas davantage ne le sont les
actions qui procèdent de ces passions tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les
interdise". La nature humaine n'est pernicieuse que par rapport à l'état civil et aux lois qui le
caractérisent, elle ne l'est pas en elle-même ; en effet à l'état de nature ces lois n'existent pas, non
plus que la morale, les notions de Bien et de Mal, la culpabilité, le péché, la responsabilité même,
donc que le crime ou la vertu. A l'état de nature il n'existe que des lois physiques, des forces
auxquelles l'homme, en tant qu'être naturel, est contraint d'obéir. Hobbes l'écrit clairement dans le
même chapitre XIII du Léviathan : "la force et la fraude sont dans la guerre les deux vertus
essentielles". Hobbes évoque ici bien sûr cette guerre (bellum omnium contra omnes) qui règne à
l'état de nature et qui, elle non plus, n'est pas à proprement parler mauvaise ; elle est seulement
dangereuse pour la survie de l'espèce humaine. En d'autres termes un délit n'est pas interdit parce
qu'il est mauvais, mais il est mauvais parce qu'il est interdit. Les valeurs morales sont postérieures, et
non antérieures, aux lois civiles, et le droit n'est rien d'autre qu'une convention sociale. Reportons-
nous au même passage : "dans cette guerre de chacun contre chacun (...)rien ne peut être injuste, les
notions de Bien et de Mal, de Justice et d'Injustice n'existent pas(...). La Justice et l'Injustice sont des
qualités qui concernent l'homme en société, et non dans la solitude". La solitude à laquelle Hobbes
fait allusion ici est bien sûr celle de l'homme à l'état de nature.
La morale a donc un caractère essentiellement juridique et social, c'est la loi qui
détermine ce qui est permis et ce qui est interdit, ce qui est bien et ce qui est mal. Citons encore une
fois la fin du chapitre XIII: "quand il n'y a pas de pouvoir commun, il n'y a pas de loi, et il n'y a pas
de loi, il n'y a pas d'injustice". Hobbes dit à peu près la même chose dans le dernière phrase de notre
texte: les hommes "ne peuvent connaître de loi tant qu'il n'en n'a pas été fait; or aucune loi ne peut
être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire". Il est
nécessaire ici d'évoquer la théorie du contrat social, qui est fondamentale dans la philosophie
politique de Hobbes, ainsi d'ailleurs que dans celle du XVIIème et du XVIIIème siècles en général:
selon Hobbes les hommes, poussés pas l'instinct de conservation, passent entre eux un contrat par
lequel ils renoncent à la vie misérable et périlleuse qui est la leur à l'état de nature et nomment un
souverain qui va créer des lois, instaurer un "pouvoir commun" et ainsi, comme nous l'avons vu plus
haut, établir par la force l'ordre, la concorde, la paix, bref : la vie en société.
Hobbes donne dans le chapitre XVII du Léviathan la formule du contrat : "je délègue
mon droit à me gouverner moi-même à cet homme ou à ce groupe d'hommes, à la condition que tu
lui cèdes également tes droits sur ta propre personne. De cette manière tous les individus deviennent
une Personne et forment l'Etat ou la Communauté, en latin la Civitas. Ainsi apparaît le grand
Léviathan ou, si l'on préfère, le Dieu mortel à qui seul (...) nous devons la paix et la protection".
Hobbes choisit le nom de Léviathan - qu'il emprunte au Livre de Job (40) - parce qu'il attribue au
Souverain un pouvoir et des droits absolus: le Souverain ne peut être déchu de son pouvoir, il est
inamovible, il jouit d'une immunité juridique totale, il a le droit de désigner lui-même ses successeurs,
de contraindre, de punir, de décider la guerre contre d'autres Etats, de faire des lois qui lui
conviennent, d'interdire telle secte religieuse, etc.. C'est, selon Hobbes, à ce prix seulement que les
hommes auront assez peur pour se soumettre aux lois et accepter la vie sociale, donc la paix. Le
Souverain doit par ailleurs avoir une volonté unique, c'est donc un homme ou, à la rigueur, un petit
groupe d'hommes qui doit détenir le pouvoir. Pour Hobbes le consentement volontaire de tous les
citoyens a un caractère trop fragile, trop artificiel et précaire pour assurer la paix ; si on cherche à
fonder l'Etat sur un tel consentement, on se heurtera toujours à des désaccords, des conflits
d'influence, des querelles, et par conséquent on provoquera des guerres civiles, qui feront retourner
l'homme à l'état de nature. Il faut donc une seule volonté qui ordonne les choses nécessaires à la paix
et à laquelle tous les individus s'engagent à obéir - et sont forcés d'obéir de toute façon. Bien plus, les
hommes qui ont passé le contrat et se sont ainsi donné un Souverain ne peuvent même pas décider
de destituer celui-ci afin de s'en donner un autre; la puissance du Souverain ne peut être défaite par le
pacte qui l'a créée, car il y faudrait un consentement unanime, qui n'est jamais obtenu. Toutes les
révolutions et les séditions sont le fait d'une minorité et sont par conséquent illégitimes ; le Souverain
a donc le droit de les réprimer par quelque moyen qu'il juge bon. Bien entendu les concitoyens de
Hobbes ne vivent pas à l'état de nature, l'auteur du Léviathan les incite seulement, dans cet ouvrage,
à accepter la même obligation que s'ils avaient passé un tel contrat. Hobbes est le témoin de la guerre
civile en Angleterre: la société d'alors ne garantissant pas la sécurité des citoyens, non plus que la vie
confortable à laquelle ceux-ci peuvent légitimement aspirer, il faut donc établir une société meilleure,
qui empêche durablement les troubles sociaux.
L'intérêt philosophique essentiel du texte réside dans le fait que l'auteur y montre bien
l'articulation entre l'anthropologie et la philosophie politique. Le raisonnement de Hobbes semble
solide, mais que valent justement ses prémisses anthropologiques ? Il est sûr, en effet, que le
système politique tout entier sera à revoir si ses fondements se révèlent contestables. Qu'en est-il
donc de l'homme à l'état de nature, ou, ce qui revient au même, comment définir la nature humaine ?
De même que Hobbes bâtit une théorie du pouvoir absolu sur une vision pessimiste de l'homme, de
même on peut comprendre qu'une conception cette fois optimiste de la nature humaine permettra
d'élaborer une philosophie politique plus libérale.
S'il est vrai que l'homme a une nature envieuse, orgueilleuse et méfiante, comme le
prétend Hobbes, seul alors un pouvoir politique fort pourra imposer l'ordre social et la paix. C'est aussi
le point de vue de Machiavel qui, un siècle avant Hobbes, affirmait dans Le Prince que l'homme n'est
pas un être bon et moral par nature, mais qu'il est avant tout guidé essentiellement par les deux
passions de l'ambition et du goût de la nouveauté, du changement. La politique, de ce fait, n'est pas le
règne des bons sentiments, mais elle est toujours au contraire un rapport de forces. Le Prince est un
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