dont la puissance de celui-ci garantit le respect. Il est fait allusion à cette idée à la fin du texte, nous y
reviendrons. Hobbes évoque maintenant les arguments qui doivent convaincre son lecteur que
l'homme est naturellement agressif, même si cela paraît étrange : "c'est pourquoi peut-être, incrédule
à l'égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la voir confirmée par l'expérience".
Le premier argument est une inférence, c'est-à-dire une déduction simple qui consiste à tirer une
conséquence d'une proposition donnée. Le point de départ du raisonnement est ici une certaine
conception de la nature humaine : l'homme a des passions innées, nous l'avons vu plus haut, et il est
de ce fait incité à entrer en conflit avec ses semblables. Il s'agit bien ici d'une inférence, c'est-à-dire
d'un raisonnement, car l'état de nature n'est nulle part directement observable, il faut donc le
reconstituer par la pensée, en former un concept purement abstrait. Chez Hobbes, comme par
exemple chez Rousseau plus tard, l'état de nature n'est pas une conjecture historique, mais une
hypothèse logique définie négativement par rapport à la société humaine. C'est là justement la fragilité
de ce premier argument, qui est fondé sur la simple spéculation de l'esprit. C'est pourquoi Hobbes
propose un argument qui sera d'après lui peut-être plus convaincant, car il est cette fois d'ordre
empirique, c'est-à-dire basé sur l'expérience, sur l'observation concrète que chacun peut faire tous les
jours: l'expérience enseigne en effet que malgré l'existence de lois et d'institutions exécutives
chargées de les faire respecter, tout le monde se méfie de tout le monde, ce qui, selon Hobbes,
prouve bien que les hommes eux-mêmes sont persuadés du caractère pernicieux de leur nature ;
Hobbes apostrophe à nouveau son lecteur sceptique : "aussi, faisant un retour sur lui-même, alors
que partant en voyage il s'arme et cherche à être bien accompagné, qu'allant se coucher il verrouille
ses portes, que, dans sa maison même il ferme ses coffres à clef, et tout cela sachant qu'il existe des
lois et des fonctionnaires publics armés pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits: qu'il se
demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé, de ses concitoyens quand il
verrouille ses portes, de ses enfants et de ses domestiques quand il ferme ses coffres à clef".
L'argument est clair : toutes ces précautions évoquées prouvent bien, d'après Hobbes, que les
hommes se méfient non seulement de leurs compatriotes et de leurs concitoyens - que finalement ils
ne connaissent pas -, mais même de leurs domestiques et de leurs enfants, qui sont pourtant des
proches. Il semble évident que Hobbes déduit ici le naturel de l'universel, qu'il prend l'universalité
comme critère qui permet de juger qu'un élément de la personnalité de l'homme est naturel. L'essence
d'une chose est en effet définie comme étant universelle et éternelle, immuable, innée et nécessaire.
C'est ainsi par exemple que Pascal conclut de la variété et de la relativité spatio-temporelle du droit
qu'il n'existe pas de lois naturelles et que la coutume est le seul fondement des lois (Pensées, 294), et
c'est ainsi également que Lévi-Strauss, trois cents ans après, dans Les structures élémentaires de la
parenté, se pose le problème du tabou de l'inceste. Le lecteur sceptique donc - qui représente ici
l'homme en général -, même s'il n'est pas convaincu par les raisonnements de Hobbes, montre en
effet par ses actes qu'il se méfie d'autrui, car il est secrètement persuadé de la nature agressive de
l'homme: "n'incrimine-t-il pas, par ses actes, autant l'humanité que je le fais moi-même par mes
paroles ?".
Pourtant il faut ici nuancer: Hobbes ne prétend pas que l'homme est mauvais par
nature, il affirme seulement qu'il est agressif, enclin à la querelle, ce qui n'est pas la même chose: "ni
lui, ni moi n'incriminons la nature humaine en cela". Incriminer l'humanité n'est pas incriminer la
nature humaine, Hobbes le montre dans la troisième et dernière partie de son texte : "les désirs et les
autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas davantage ne le sont les
actions qui procèdent de ces passions tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les
interdise". La nature humaine n'est pernicieuse que par rapport à l'état civil et aux lois qui le
caractérisent, elle ne l'est pas en elle-même ; en effet à l'état de nature ces lois n'existent pas, non
plus que la morale, les notions de Bien et de Mal, la culpabilité, le péché, la responsabilité même,
donc que le crime ou la vertu. A l'état de nature il n'existe que des lois physiques, des forces
auxquelles l'homme, en tant qu'être naturel, est contraint d'obéir. Hobbes l'écrit clairement dans le
même chapitre XIII du Léviathan : "la force et la fraude sont dans la guerre les deux vertus
essentielles". Hobbes évoque ici bien sûr cette guerre (bellum omnium contra omnes) qui règne à
l'état de nature et qui, elle non plus, n'est pas à proprement parler mauvaise ; elle est seulement
dangereuse pour la survie de l'espèce humaine. En d'autres termes un délit n'est pas interdit parce
qu'il est mauvais, mais il est mauvais parce qu'il est interdit. Les valeurs morales sont postérieures, et
non antérieures, aux lois civiles, et le droit n'est rien d'autre qu'une convention sociale. Reportons-
nous au même passage : "dans cette guerre de chacun contre chacun (...)rien ne peut être injuste, les
notions de Bien et de Mal, de Justice et d'Injustice n'existent pas(...). La Justice et l'Injustice sont des
qualités qui concernent l'homme en société, et non dans la solitude". La solitude à laquelle Hobbes
fait allusion ici est bien sûr celle de l'homme à l'état de nature.