Aussi longtemps que les hommes vivent sans un

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"Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils
sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.
Car la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans les combats effectifs, mais dans un
espace de temps où la volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment avérée: on doit par
conséquent tenir compte, relativement à la nature de la guerre, de la notion de durée, comme on en
tient compte relativement à la nature du temps qu'il fait. De même en effet que la nature du mauvais
temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens,
pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne réside pas dans un
combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas
assurance du contraire. Tout autre temps se nomme Paix.
(...) Il peut sembler étrange à celui qui n'a pas bien pesé ces choses que la nature puisse ainsi
dissocier les hommes et les rendre enclins à s'attaquer et à se détruire les uns les autres: c'est
pourquoi peut-être, incrédule à l'égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la
voir confirmée par l'expérience. Aussi, faisant un retour sur lui-même, alors que partant en voyage il
s'arme et cherche à être bien accompagné, qu'allant se coucher il verrouille ses portes, que dans sa
maison même il ferme ses coffres à clef, et tout cela sachant qu'il existe des lois et des fonctionnaires
publics armés pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits: qu'il se demande quelle opinion il a
de ses compatriotes quand il voyage armé, de ses concitoyens quand il verrouille ses portes, de ses
enfants et de ses domestiques quand il ferme ses coffres à clef. N'incrimine-t-il pas l'humanité par ses
actes autant que je le fais par mes paroles? Mais ni lui, ni moi n'incriminons la nature humaine en
cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas
davantage ne le sont les actions qui procèdent de ces passions tant que les hommes ne connaissent
pas de loi qui les interdise; et il ne peuvent connaître de loi tant qu'il n'en a pas été fait; or aucune loi
ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire".
Hobbes: Le Léviathan, chapitre 13.
L'aliénation du travail mécanisé, la société de consommation, la dégradation des milieux
écologiques, l'égoïsme et la vanité liés aux valeurs de l'argent et du prestige social, l'exploitation de
l'homme par l'homme : tous ces thèmes inspirent souvent une certaine nostalgie de la nature, c'est-àdire le regret vague d'un état où l'homme vivait heureux, en harmonie tant avec la nature qu'avec ses
semblables. Pourtant est-il bien sûr que l'état de nature soit aussi bénéfique pour l'homme ? Ne
sommes-nous pas ici victimes, après tant d'autres, comme Bougainville, qui voyait dans la Polynésie
la "Nouvelle Cythère", du mythe du bon sauvage ? Hobbes, quant à lui, affirme dans ce texte extrait
du Léviathan (1651) que l'état de nature est un état de guerre perpétuelle, et que seule l'autorité
politique établie à l'état social permet aux hommes de vivre ensemble, et même tout simplement de
survivre. On voit que la réflexion politique, chez Hobbes, s'articule sur une certaine anthropologie :
c'est la conception que l'on se fait de la nature humaine qui commande finalement le type de
gouvernement que l'on veut promouvoir. A un homme naturellement pacifique on sera tenté d'attribuer
un Etat libéral et respectueux des droits individuels, à un homme belliqueux on voudra imposer un
Etat tout-puissant - un Léviathan - qui assure la paix et l'ordre par la force et la crainte. C'est dans le
cadre de cette alternative que nous devons étudier le texte de Hobbes qui nous est proposé ici.
Hobbes s'efforce tout d'abord d'élaborer une définition complète et rigoureuse de la
guerre, en montrant que cette dernière caractérise justement l'état de nature : on peut résumer cette
définition en disant que, pour Hobbes, la guerre est une disposition naturelle durable au combat.
Voyons le détail de cette thèse: dans une première phrase très riche, Hobbes établit les rapports entre
trois termes: l'état de nature, la guerre et le pouvoir politique : "aussi longtemps que les hommes
vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se
nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun". Le terme de nature n'est pas cité
ici, mais il est sous-entendu : Hobbes définit en effet l'état de nature comme étant antérieur à l'état
social, c'est-à-dire à cet acte par lequel les hommes se donnent un souverain qui fait des lois, impose
ainsi un certain ordre collectif et instaure l'état social. C'est donc bien l'état de nature qui est
caractérisé comme un état de guerre perpétuelle de chacun contre chacun. On pourrait d'ailleurs
remarquer ici que Hobbes donne de l'état de nature une définition purement négative, par abstraction
de tout ce qui, en l'homme, relève de la société. C'est ainsi, par exemple, que Rousseau opère dans
son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes : il faut, écrit-il dans sa
préface, examiner l'homme par la pensée et ainsi "démêler ce qu'il tient de son propre fonds d'avec ce
que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif".
L'état de nature est donc un état de guerre générale et permanente : qu'est-ce qui
permet à Hobbes de formuler ce jugement ? Nous devons ici nous reporter au début du chapitre XIII
du Léviathan, où sont contenues des idées anthropologiques qui vont nous éclairer. Il y a, dit Hobbes
dans ce passage, deux types de facultés humaines, celles du corps et celles de l'esprit; or la nature a
établi une relative égalité de ces facultés chez les hommes : la force physique est toujours à peu près
la même, l'intelligence aussi. L'inégalité quant à la force physique peut exister, mais elle n'est jamais
si grande qu'un faible ne puisse vaincre un fort, soit par la ruse, soit par l'union avec d'autres faibles.
Pour ce qui est des forces de l'esprit, Hobbes a recours à deux arguments, dont le premier est inspiré
par son empirisme : l'intelligence repose sur l'expérience, qui est dans son ensemble la même pour
tous les hommes. Par ailleurs ce qui, selon Hobbes, prouve l'égalité relative des facultés de l'esprit,
c'est que personne n'a coutume de réclamer plus d'intelligence qu'il n'en a : "en effet il n'y a d'ordinaire
pas de meilleure preuve d'une distribution égale en toutes choses que lorsque chacun est satisfait de
la part qui lui est attribuée". Cet argument, Hobbes l'a sans doute trouvé chez Descartes, qui l'avait
effectivement utilisé au début de son Discours de la Méthode: "le bon sens est la chose du monde la
mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont". Notons enfin que
Descartes parle ici de la raison (le "bon sens"), et non de l'intelligence (les "dons de l'esprit") ; à cette
nuance près l'argument est le même.
La conséquence de cette égalité naturelle entre les hommes est une rivalité
généralisée, car, du fait de cette égalité, chacun peut légitimement prétendre à tout ce que les autres
désirent aussi (objet ou terre), cette légitimité étant bien sûr seulement celle de la loi de la nature.
Hobbes le dit au début du chapitre XIII : "la Nature a fait les hommes si égaux en ce qui concerne les
facultés du corps et de l'esprit que, bien que l'on puisse trouver parfois un homme manifestement
d'une force physique supérieure ou d'un esprit plus rapide qu'un autre, tout bien considéré la
différence d'un homme à un autre n'est toutefois pas si considérable qu'un homme puisse à cet égard
réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui". On voit
donc que ce n'est paradoxalement pas, pour Hobbes, l'inégalité qui provoque entre les hommes la
rivalité et la guerre, après avoir fait éclore en eux les passions de l'envie, de la jalousie et de la haine ;
c'est au contraire l'égalité qui est source d'affrontement.
Précisons encore: l'égalité produit, toujours selon Hobbes, trois passions qui vont inciter
l'homme au conflit : "nous trouvons dans la nature de l'homme trois causes principales de querelle:
premièrement le désir de compétition, deuxièmement la méfiance, troisièmement l'orgueil". Tout, dans
la nature de l'homme est donc source de désaccord, de discorde, d'affrontement, et on comprend
alors que l'état de nature soit un état de guerre et qu'un pouvoir commun soit nécessaire pour tirer
l'homme de cet état misérable à tous points de vue. A l'état de nature l'homme est perpétuellement
menacé de mort violente et la vie, dans ces conditions, est "solitaire, besogneuse, pénible, bestiale et
courte". Heureusement l'homme a aussi des passions qui sont l'expression de son instinct de
conservation et qui le poussent à aimer la vie, donc à vouloir établir la paix. Hobbes évoque cet
aspect de la nature humaine à la fin du chapitre XIII : "les passions qui incitent les hommes à la paix
sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une vie agréable et l'espoir d'obtenir
celles-ci par leur industrie". Léo Strauss, dans son livre Droit naturel et Histoire, fait remarquer à juste
titre que l'expérience sur laquelle Hobbes fonde sa théorie de l'état de nature est celle de la guerre
civile, que toute sa philosophie morale et politique repose donc "sur l'observation des cas extrêmes" ;
c'est en effet dans ce cas extrême de la guerre civile, quand la société se dissout et tombe en ruines,
qu'"apparaissent au grand jour les fondations sur lesquelles tout ordre social doit finalement reposer :
la peur de la mort violente, force humaine la plus puissante de toutes" (chapitre V a).
Il est à noter que cette analyse - que l'on pourrait résumer par la célèbre formule
empruntée à Plaute et appliquée souvent aux conceptions de Hobbes : "homo homini lupus" - est à
situer dans le contexte de la philosophie mécaniste de son auteur : pour Hobbes, en effet, l'homme a
une nature et il appartient à la Nature, il est de ce fait pris dans le mécanisme universel de la Nature
et il s'explique, comme tout élément naturel, par le jeu des forces en présence. A l'intérieur de
l'individu s'agitent et se rencontrent les forces de ces mouvements naturels que sont les passions, à
l'extérieur, dans la société, entrent en lutte les forces constituées par les individus eux-mêmes. La vie
de l'homme est alors l'équilibre instable entre ces forces, et on comprend mieux, dans ce contexte,
l'idéal hobbien d'une science politique, c'est-à-dire d'une description scientifique, parce que
mécaniste, des phénomènes sociaux et politiques, analogue, dans ce domaine, à celle que Galilée a
donnée des phénomènes physiques.
Dans cet affrontement entre les passions qui poussent les hommes au conflit et celles
qui leur font redouter les conséquences de ce conflit, la victoire revient finalement à ces dernières, si
bien que s'instaure bientôt la paix, qui n'est possible qu'à l'état civil, grâce à un pouvoir fort capable de
tenir les égoïsmes individuels en respect par l'intimidation et la crainte. Hobbes est conduit ainsi à
défendre une théorie totalitaire de l'Etat: celui-ci est un Léviathan, un monstre dévoreur d'hommes qui
a tous les droits face aux citoyens qui lui ont, eux, abandonné tous les leurs (droits naturels de
conquête, droits de la force et du premier occupant, etc.). L'état civil est fondé sur un contrat unilatéral
qui n'engage que les citoyens, le Souverain ayant pour seule tâche de maintenir la paix. On retrouve
ici le paradigme mécaniste de Hobbes, puisque la paix est définie comme l'équilibre des forces,
équilibre assuré par une force supérieure à toutes les autres : l'Etat.
Dans la phrase suivante et la fin du premier paragraphe, Hobbes propose une définition
plus précise, plus explicite de la guerre, donc aussi de la paix : "la guerre ne consiste pas seulement
dans la bataille et dans les combats effectifs, mais dans un espace de temps où la volonté de
s'affronter en des batailles est suffisamment avérée". La guerre est donc, plus que l'affrontement réel,
une disposition durable au combat, que nous appellerions peut-être aujourd'hui l'agressivité : il y a
guerre, pour Hobbes, tant qu'il y a une intention belliqueuse. Cette agressivité est durable, car elle est
fondée sur une donnée de la nature humaine, qui est constante, universelle, innée. Les passions sont
naturelles, donc immuables et durables, comme l'est par conséquent la guerre qui en découle.
L'analogie qu'établit Hobbes entre la guerre et le mauvais temps a précisément pour but de mettre en
valeur cette notion de durée : "on doit par conséquent tenir compte, relativement à la nature de la
guerre, de la notion de durée, comme on en tient compte relativement à la nature du temps qu'il fait.
De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais
dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la
nature de la guerre ne réside pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant
dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas assurance du contraire. Tout autre temps se nomme
Paix". La paix est définie négativement par rapport à la guerre, elle se réduit à une absence de
tendance avérée et durable au combat.
Dans une seconde partie, Hobbes s'efforce de justifier sa thèse de l'agressivité naturelle
de l'homme, en invoquant deux types d'arguments, par une allusion en ce qui concerne le premier
type, et par une explication plus longue du second. "Il peut sembler étrange à celui qui n'a pas bien
pesé ces choses que la Nature puisse ainsi dissocier les hommes et les rendre enclins à s'attaquer et
à se détruire les uns les autres" : après avoir rappelé le caractère naturel de cette agressivité, Hobbes
note que celui-ci peut paraître étrange; en effet seul l'état social est directement observable, et à cet
état règne l'entraide, la collaboration, la coopération, la division et la complémentarité des tâches, la
propriété, l'obéissance aux lois, bref, la communauté et le respect de l'autre. Comment peut-on croire
que l'homme est naturellement asocial quand on observe partout son évidente sociabilité ? Pour
Hobbes cette vie communautaire est justement possible grâce à la loi instaurée par le Souverain et
dont la puissance de celui-ci garantit le respect. Il est fait allusion à cette idée à la fin du texte, nous y
reviendrons. Hobbes évoque maintenant les arguments qui doivent convaincre son lecteur que
l'homme est naturellement agressif, même si cela paraît étrange : "c'est pourquoi peut-être, incrédule
à l'égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la voir confirmée par l'expérience".
Le premier argument est une inférence, c'est-à-dire une déduction simple qui consiste à tirer une
conséquence d'une proposition donnée. Le point de départ du raisonnement est ici une certaine
conception de la nature humaine : l'homme a des passions innées, nous l'avons vu plus haut, et il est
de ce fait incité à entrer en conflit avec ses semblables. Il s'agit bien ici d'une inférence, c'est-à-dire
d'un raisonnement, car l'état de nature n'est nulle part directement observable, il faut donc le
reconstituer par la pensée, en former un concept purement abstrait. Chez Hobbes, comme par
exemple chez Rousseau plus tard, l'état de nature n'est pas une conjecture historique, mais une
hypothèse logique définie négativement par rapport à la société humaine. C'est là justement la fragilité
de ce premier argument, qui est fondé sur la simple spéculation de l'esprit. C'est pourquoi Hobbes
propose un argument qui sera d'après lui peut-être plus convaincant, car il est cette fois d'ordre
empirique, c'est-à-dire basé sur l'expérience, sur l'observation concrète que chacun peut faire tous les
jours: l'expérience enseigne en effet que malgré l'existence de lois et d'institutions exécutives
chargées de les faire respecter, tout le monde se méfie de tout le monde, ce qui, selon Hobbes,
prouve bien que les hommes eux-mêmes sont persuadés du caractère pernicieux de leur nature ;
Hobbes apostrophe à nouveau son lecteur sceptique : "aussi, faisant un retour sur lui-même, alors
que partant en voyage il s'arme et cherche à être bien accompagné, qu'allant se coucher il verrouille
ses portes, que, dans sa maison même il ferme ses coffres à clef, et tout cela sachant qu'il existe des
lois et des fonctionnaires publics armés pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits: qu'il se
demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé, de ses concitoyens quand il
verrouille ses portes, de ses enfants et de ses domestiques quand il ferme ses coffres à clef".
L'argument est clair : toutes ces précautions évoquées prouvent bien, d'après Hobbes, que les
hommes se méfient non seulement de leurs compatriotes et de leurs concitoyens - que finalement ils
ne connaissent pas -, mais même de leurs domestiques et de leurs enfants, qui sont pourtant des
proches. Il semble évident que Hobbes déduit ici le naturel de l'universel, qu'il prend l'universalité
comme critère qui permet de juger qu'un élément de la personnalité de l'homme est naturel. L'essence
d'une chose est en effet définie comme étant universelle et éternelle, immuable, innée et nécessaire.
C'est ainsi par exemple que Pascal conclut de la variété et de la relativité spatio-temporelle du droit
qu'il n'existe pas de lois naturelles et que la coutume est le seul fondement des lois (Pensées, 294), et
c'est ainsi également que Lévi-Strauss, trois cents ans après, dans Les structures élémentaires de la
parenté, se pose le problème du tabou de l'inceste. Le lecteur sceptique donc - qui représente ici
l'homme en général -, même s'il n'est pas convaincu par les raisonnements de Hobbes, montre en
effet par ses actes qu'il se méfie d'autrui, car il est secrètement persuadé de la nature agressive de
l'homme: "n'incrimine-t-il pas, par ses actes, autant l'humanité que je le fais moi-même par mes
paroles ?".
Pourtant il faut ici nuancer: Hobbes ne prétend pas que l'homme est mauvais par
nature, il affirme seulement qu'il est agressif, enclin à la querelle, ce qui n'est pas la même chose: "ni
lui, ni moi n'incriminons la nature humaine en cela". Incriminer l'humanité n'est pas incriminer la
nature humaine, Hobbes le montre dans la troisième et dernière partie de son texte : "les désirs et les
autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas davantage ne le sont les
actions qui procèdent de ces passions tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les
interdise". La nature humaine n'est pernicieuse que par rapport à l'état civil et aux lois qui le
caractérisent, elle ne l'est pas en elle-même ; en effet à l'état de nature ces lois n'existent pas, non
plus que la morale, les notions de Bien et de Mal, la culpabilité, le péché, la responsabilité même,
donc que le crime ou la vertu. A l'état de nature il n'existe que des lois physiques, des forces
auxquelles l'homme, en tant qu'être naturel, est contraint d'obéir. Hobbes l'écrit clairement dans le
même chapitre XIII du Léviathan : "la force et la fraude sont dans la guerre les deux vertus
essentielles". Hobbes évoque ici bien sûr cette guerre (bellum omnium contra omnes) qui règne à
l'état de nature et qui, elle non plus, n'est pas à proprement parler mauvaise ; elle est seulement
dangereuse pour la survie de l'espèce humaine. En d'autres termes un délit n'est pas interdit parce
qu'il est mauvais, mais il est mauvais parce qu'il est interdit. Les valeurs morales sont postérieures, et
non antérieures, aux lois civiles, et le droit n'est rien d'autre qu'une convention sociale. Reportonsnous au même passage : "dans cette guerre de chacun contre chacun (...)rien ne peut être injuste, les
notions de Bien et de Mal, de Justice et d'Injustice n'existent pas(...). La Justice et l'Injustice sont des
qualités qui concernent l'homme en société, et non dans la solitude". La solitude à laquelle Hobbes
fait allusion ici est bien sûr celle de l'homme à l'état de nature.
La morale a donc un caractère essentiellement juridique et social, c'est la loi qui
détermine ce qui est permis et ce qui est interdit, ce qui est bien et ce qui est mal. Citons encore une
fois la fin du chapitre XIII: "quand il n'y a pas de pouvoir commun, il n'y a pas de loi, et où il n'y a pas
de loi, il n'y a pas d'injustice". Hobbes dit à peu près la même chose dans le dernière phrase de notre
texte: les hommes "ne peuvent connaître de loi tant qu'il n'en n'a pas été fait; or aucune loi ne peut
être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire". Il est
nécessaire ici d'évoquer la théorie du contrat social, qui est fondamentale dans la philosophie
politique de Hobbes, ainsi d'ailleurs que dans celle du XVIIème et du XVIIIème siècles en général:
selon Hobbes les hommes, poussés pas l'instinct de conservation, passent entre eux un contrat par
lequel ils renoncent à la vie misérable et périlleuse qui est la leur à l'état de nature et nomment un
souverain qui va créer des lois, instaurer un "pouvoir commun" et ainsi, comme nous l'avons vu plus
haut, établir par la force l'ordre, la concorde, la paix, bref : la vie en société.
Hobbes donne dans le chapitre XVII du Léviathan la formule du contrat : "je délègue
mon droit à me gouverner moi-même à cet homme ou à ce groupe d'hommes, à la condition que tu
lui cèdes également tes droits sur ta propre personne. De cette manière tous les individus deviennent
une Personne et forment l'Etat ou la Communauté, en latin la Civitas. Ainsi apparaît le grand
Léviathan ou, si l'on préfère, le Dieu mortel à qui seul (...) nous devons la paix et la protection".
Hobbes choisit le nom de Léviathan - qu'il emprunte au Livre de Job (40) - parce qu'il attribue au
Souverain un pouvoir et des droits absolus: le Souverain ne peut être déchu de son pouvoir, il est
inamovible, il jouit d'une immunité juridique totale, il a le droit de désigner lui-même ses successeurs,
de contraindre, de punir, de décider la guerre contre d'autres Etats, de faire des lois qui lui
conviennent, d'interdire telle secte religieuse, etc.. C'est, selon Hobbes, à ce prix seulement que les
hommes auront assez peur pour se soumettre aux lois et accepter la vie sociale, donc la paix. Le
Souverain doit par ailleurs avoir une volonté unique, c'est donc un homme ou, à la rigueur, un petit
groupe d'hommes qui doit détenir le pouvoir. Pour Hobbes le consentement volontaire de tous les
citoyens a un caractère trop fragile, trop artificiel et précaire pour assurer la paix ; si on cherche à
fonder l'Etat sur un tel consentement, on se heurtera toujours à des désaccords, des conflits
d'influence, des querelles, et par conséquent on provoquera des guerres civiles, qui feront retourner
l'homme à l'état de nature. Il faut donc une seule volonté qui ordonne les choses nécessaires à la paix
et à laquelle tous les individus s'engagent à obéir - et sont forcés d'obéir de toute façon. Bien plus, les
hommes qui ont passé le contrat et se sont ainsi donné un Souverain ne peuvent même pas décider
de destituer celui-ci afin de s'en donner un autre; la puissance du Souverain ne peut être défaite par le
pacte qui l'a créée, car il y faudrait un consentement unanime, qui n'est jamais obtenu. Toutes les
révolutions et les séditions sont le fait d'une minorité et sont par conséquent illégitimes ; le Souverain
a donc le droit de les réprimer par quelque moyen qu'il juge bon. Bien entendu les concitoyens de
Hobbes ne vivent pas à l'état de nature, l'auteur du Léviathan les incite seulement, dans cet ouvrage,
à accepter la même obligation que s'ils avaient passé un tel contrat. Hobbes est le témoin de la guerre
civile en Angleterre: la société d'alors ne garantissant pas la sécurité des citoyens, non plus que la vie
confortable à laquelle ceux-ci peuvent légitimement aspirer, il faut donc établir une société meilleure,
qui empêche durablement les troubles sociaux.
L'intérêt philosophique essentiel du texte réside dans le fait que l'auteur y montre bien
l'articulation entre l'anthropologie et la philosophie politique. Le raisonnement de Hobbes semble
solide, mais que valent justement ses prémisses anthropologiques ? Il est sûr, en effet, que le
système politique tout entier sera à revoir si ses fondements se révèlent contestables. Qu'en est-il
donc de l'homme à l'état de nature, ou, ce qui revient au même, comment définir la nature humaine ?
De même que Hobbes bâtit une théorie du pouvoir absolu sur une vision pessimiste de l'homme, de
même on peut comprendre qu'une conception cette fois optimiste de la nature humaine permettra
d'élaborer une philosophie politique plus libérale.
S'il est vrai que l'homme a une nature envieuse, orgueilleuse et méfiante, comme le
prétend Hobbes, seul alors un pouvoir politique fort pourra imposer l'ordre social et la paix. C'est aussi
le point de vue de Machiavel qui, un siècle avant Hobbes, affirmait dans Le Prince que l'homme n'est
pas un être bon et moral par nature, mais qu'il est avant tout guidé essentiellement par les deux
passions de l'ambition et du goût de la nouveauté, du changement. La politique, de ce fait, n'est pas le
règne des bons sentiments, mais elle est toujours au contraire un rapport de forces. Le Prince est un
homme puissant qui dirige la Cité par l'armée et la police, c'est-à-dire par la force et la crainte que
celles-ci inspirent. Toutefois le rapprochement entre ces deux auteurs a une valeur limitée, car
Machiavel s'oppose par anticipation à toute idée de contrat: pour lui le pouvoir politique est fondé à
l'origine sur le force et non sur un pacte, un accord des citoyens qui se donnent librement et
unanimement un Souverain. L'approche de Machiavel est purement descriptive, elle exclut par
conséquent toute référence à l'état de nature - qui ne constitue qu'une hypothèse méthodologique - et,
partant, toute considération d'un Etat idéal, reflet direct de la nature humaine. Hobbes, quant à lui,
rend justice au réalisme machiavélien, mais refuse sa substitution des vertus purement politiques aux
vertus morales. Il conserve l'idée de loi naturelle, mais sans la définir par rapport à la fin ou à la
perfection de l'homme, il partage avec Machiavel ce refus de la philosophie politique classique. La loi
naturelle doit alors être déduite du comportement de fait de l'homme, de son mobile le plus puissant,
qui est non pas la raison, nous l'avons vu, mais la passion. Or la passion de l'homme la plus forte est
la peur de la mort, ou le désir de sa propre conservation. Ce désir est le fondement de toute justice et
de toute moralité, et "le fait moral essentiel n'est pas un devoir, mais un droit : tous les devoirs
dérivent du droit inaliénable et fondamental à la vie" (L. Strauss : Droit naturel et Histoire, chapitre V
a). Le rôle de l'Etat sera donc non pas de rendre l'homme vertueux, mais de sauvegarder son droit
naturel à la vie. Hobbes fonde ainsi, selon Strauss, la doctrine politique du libéralisme. Par ailleurs la
"vie bonne" que les hommes espèrent atteindre en se regroupant dans une société civile n'est pas
une vie d'excellence définie de façon morale et téléologique, mais une vie confortable, qui constitue la
récompense du dur labeur. La fonction de l'Etat sera par conséquent aussi d'assurer aux citoyens,
autant qu'il est possible, confort et même "délectation" (Léviathan, chapitres 12 et 13).
Les problématiques de Hobbes et de Machiavel sont donc sensiblement différentes.
Locke, par contre, est contemporain de Hobbes et son approche des problèmes politiques est la
même : la conception du pouvoir est basée sur la définition d'un état de nature et sur la référence à un
contrat qui permet aux hommes d'accéder à l'état social. Mais Locke définit tout autrement l'état de
nature, et il est inévitable alors qu'il conçoive aussi différemment le pouvoir politique idéal. On lit par
exemple dans le Traité sur le Gouvernement Civil (1690) que l'homme naturel est déjà raisonnable et
moral ; il existe donc une morale naturelle, ce que nie Hobbes, pour lequel l'état de nature n'est qu'un
champ de bataille où règne la force seule. Comme Strauss le montre bien (même référence), Hobbes
rejette le postulat classique selon lequel l'homme est par nature un animal politique et social. Pour
Locke l'homme naturel jouit déjà des droits à la justice, à la liberté, au libre jugement, à la propriété
(limitée par les possibilités de travail de l'individu). Le contrat social n'introduit aucun droit nouveau, il
n'est qu'un accord des hommes qui emploient leur force collective à faire respecter ces droits naturels.
Si le contrat est nécessaire, c'est que seule la force collective est supérieure à la force individuelle.
Locke défend donc l'idéal d'un régime libéral assurant la protection et la prospérité de propriétaires
raisonnables et libres, et le pouvoir politique n'est légitime que s'il remplit fidèlement cette fonction qui
est la sienne, sinon les citoyens ont le droit de se révolter contre lui; le pacte est donc bilatéral chez
Locke, alors qu'il est unilatéral chez Hobbes.
On voit donc bien qu'une anthropologie différente commande une philosophie politique
différente. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de juxtaposer, de mettre face à face ces
conceptions, qui toutes deux proposent une déduction logique et sans faille d'un système politique à
partir d'une certaine définition de l'état de nature ; il nous faut aussi et surtout nous interroger sur la
valeur de cette définition. L'optimisme de Locke est-il plus fondé que le pessimisme de Hobbes ? La
question est de première importance, parce que non seulement c'est à ce seul niveau que peut se
situer la faille du système, mais aussi que la faille existe précisément. En effet, Rousseau a bien
montré, dans l'introduction au Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes,
que tant Hobbes que Locke sont victimes d'une sorte d'illusion rétrospective consistant à prêter à
l'homme naturel des traits qui ne peuvent procéder que de la société : "les philosophes qui ont
examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature,
aucun d'eux n'y est arrivé". Il faut remarquer tout d'abord que l'état de nature de Locke ne semble pas
avoir grand-chose de naturel: on voit mal, en effet, comment l'homme, dans cet état, pourrait être
raisonnable, moral, propriétaire, et même travailleur; Rousseau montre que toutes ces qualités ne
sont possibles que si les hommes sont assemblés, donc s'ils ont déjà accédé à l'état social. Locke n'a
"point balancé à supposer à l'homme dans cet état la notion du juste et de l'injuste, sans se soucier de
montrer qu'il dût avoir cette notion, ni même qu'elle lui fût utile". Certes, s'il existe un droit naturel et
des maximes universelles de la raison auxquelles l'homme se soumet même à l'état de nature, alors
est réfutée la théorie hobbienne de la guerre de chacun contre chacun, ainsi que celle du pouvoir
absolu. Mais Rousseau affirme justement que le droit naturel est non seulement impossible, mais en
plus inutile. Suivons son raisonnement et sa réfutation, qui s'appliquent aussi - et c'est surtout cela qui
nous importe ici - aux théories de Hobbes.
Rousseau commence par définir la méthode qu'il faut suivre pour parvenir à une juste
conception de l'état de nature: il faut, comme il l'explique dans la préface du même Discours,
examiner l'homme de près afin de "démêler ce qu'il tient de son propre fonds d'avec ce que les
circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif". En d'autres termes la nature
humaine sera définie négativement, par abstraction rétroactive des qualités issues de la société. C'est
bien là la méthode suivie par Hobbes, mais celui-ci, comme Locke, n'est pas allé assez loin dans cette
abstraction, il s'est arrêté à des éléments qui appartiennent encore à la société. Hobbes croit parler de
l'homme primitif, en fait il n'atteint que l'homme sauvage, amplement décrit à cette époque par les
explorateurs : "c'est faute d'avoir suffisamment distingué les idées et d'avoir remarqué combien ces
peuples étaient déjà loin du premier état de nature que plusieurs se sont hâtés de conclure que
l'homme est naturellement cruel et qu'il a besoin de police pour l'adoucir" (Discours, II). C'est bien sûr
Hobbes qui est visé ici. Les hommes sauvages sont peut-être "sanguinaires et cruels", mais cela ne
préjuge rien de l'homme primitif.
Mais quel est-il, cet homme primitif, un fois dépouillé de tout apport culturel ? Rousseau montre
qu'il ne peut être qu'un animal solitaire, dont la nature se réduit à l'instinct de conservation. Tout le
reste vient de la société, à savoir: le travail, l'intelligence, le langage, la famille, la propriété, les
passions et les sentiments, la morale, la raison, etc.. On comprend alors que l'état de nature dépeint
par Locke est une fiction sans valeur, et que la philosophie politique du même auteur s'en trouve, elle
aussi, réfutée. Quant à Hobbes, son erreur est de ne pas avoir vu le caractère éminemment social des
passions qu'il place à l'origine de la guerre, de l'orgueil par exemple. L'orgueil, issu de l'amour-propre,
peut bien être considéré comme la cause de l'agressivité de l'homme, mais cet orgueil n'est pas une
passion primitive, il ne procède pas de l'amour de soi , expression naturelle de l'instinct de
conservation. Il vient en réalité de la comparaison avec les autres, comparaison qui suppose certaines
facultés de connaissance et de conscience de soi, nées avec la société. De même le désir de
compétition et la méfiance ne peuvent être ressenties que par des hommes qui vivent en société, cela
est manifeste. On voit donc mal comment l'homme primitif pourrait être enclin à attaquer ses
semblables, le seul élément de sa nature, l'instinct de conservation, le poussant plutôt à fuir
l'affrontement.
La guerre est en fait impossible à l'état de nature, Rousseau ajoute à celui qu'on vient
d'invoquer d'autres arguments qui paraissent convaincants. Il fait par exemple remarquer que l'homme
naturel est démuni de tout, qu'il ne possède rien, et qu'il ne peut, de ce fait, être ni envieux, ni
agressif, ni jaloux; Rousseau rappelle (Discours, II) qu'"il ne saurait y avoir injure, où il n'y a point de
propriété". Par ailleurs l'homme primitif n'est pas bon, ainsi qu'on l'a vu plus haut, puisque la moralité
apparaît seulement avec la société, il ne saurait donc non plus être méchant; les hommes à l'état de
nature "ne sont pas méchants précisément parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons".
Enfin, nous y revenons, l'homme naturel est solitaire, il n'a donc pas avec ses semblables des
rapports suffisamment poussés pour entrer en guerre avec eux. Rousseau, dans son livre Du Contrat
Social, consacre une grande partie du chapitre quatre (livre I) à l'examen de cette question de la
guerre ; il écrit par exemple que "par cela seul que les hommes, vivant dans leur primitive
indépendance, n'ont point entre eux de rapports assez constants pour constituer ni l'état de paix, ni
l'état de guerre, ils ne sont pas naturellement ennemis". Hobbes, on l'a vu, reconnaît que l'homme
primitif doit être solitaire, mais il méconnaît l'incompatibilité qui existe entre la guerre et l'état de
nature. La guerre n'est pas seulement violence, elle est violence organisée ; "rapport des choses et
non des hommes", "la guerre n'est point une relation d'homme à homme, mais une relation d'Etat à
Etat"; or les Etats, bien sûr, n'existent que dans un contexte social. Cette définition que Rousseau
propose de la guerre est plus satisfaisante que celle de Hobbes, elle est de plus conforme aux
conceptions polémologiques actuelles; on sait bien aujourd'hui, en effet, que l'agressivité comme
disposition durable à l'affrontement n'est pas la guerre. Bouthoul, le fondateur de la polémologie, écrit
que "la guerre est une lutte armée et sanglante entre groupes organisés" (La guerre). Nous sommes
loin de la définition de Hobbes, mais pas de celle de Rousseau, qui montre encore, dans le même
passage du Contrat social, que "la guerre privée, ou d'homme à homme, ne peut exister, ni dans l'état
de nature, où il n'y a point de propriété constante, ni dans l'état social, où tout est sous l'autorité des
lois". Bref, il est clair qu'à l'état de nature il ne peut y avoir ni guerre, ni simple conflit, ni même, non
plus, de disposition durable à l'affrontement. La conception que se fait Hobbes de l'état de nature se
révèle bien peu solide, et son "inférence tirée des passions" pour le moins contestable.
Qu'en est-il alors de l'argument empirique que Hobbes ajoute à l'inférence qu'on vient d'évoquer
? Il apparaît immédiatement que cet argument n'est pas plus satisfaisant : les exemples proposés, en
effet, même si - ce qui resterait à démontrer - ils se rapportent à des comportements universels
pouvant, de ce fait, être invoqués dans le cadre d'une démonstration - un exemple individuel ne
prouvant jamais rien -, concernent tous l'état social: ils mettent en scène des propriétaires, des
domestiques, des parents et des enfants, des fonctionnaires de police, bref des êtres ou des
institutions qui n'existent pas à l'état de nature. Ces exemples pourraient tout au plus prouver que la
société corrompt tellement l'homme qu'elle le rend méfiant même à l'égard des membres de sa
famille, thèse à connotation plutôt rousseauiste. En d'autres termes Hobbes ne fournit pas ici un
argument en faveur de sa thèse de la nature agressive et envieuse de l'homme, mais il démontre
plutôt le caractère acquis de cette passion de la méfiance ; celle-ci est une conséquence de la
propriété, elle-même issue de la société et de la division sociale du travail. Les deux preuves de
Hobbes, si on les examine de plus près, manifestent donc bien toute leur fragilité.
Strauss propose également une critique de la philosophie politique de Hobbes qui semble
bien pertinente: on a vu que c'est la peur de la mort et le désir de leur propre conservation qui
poussent les hommes à créer par contrat la société civile et l'Etat, dont la fonction essentielle est
justement de leur assurer la paix, donc finalement la survie. Or comment l'Etat peut-il exiger d'un
citoyen le renoncement à ce droit fondamental à la vie et à la détermination des moyens qui lui
paraissent les meilleurs pour conserver celle-ci, en le contraignant (et même en l'obligeant, pour
reprendre la distinction établie par Rousseau dans le Contrat social, puisque, aussi bien, c'est le
contrat, donc le Souverain qui fonde la moralité et la légitimité) à faire la guerre ou à se soumettre à
une condamnation à la peine capitale? Hobbes, dans ce dernier cas, est cohérent avec lui-même, en
écrivant dans le Léviathan (chapitre 21) qu'un homme condamné justement et légalement à mort a le
droit de s'évader et de s'opposer par tous les moyens aux bourreaux qui veulent exécuter la sentence.
Hobbes établit là, remarque Strauss, "un conflit insoluble entre les droits du gouvernement et les
droits naturels de l'individu à sa conservation" (Droit naturel et Histoire, chapitre Va). En ce qui
concerne le cas de la guerre, Hobbes pose un droit à la "couardise naturelle", auquel d'ailleurs il fut le
premier à avoir recours quand la guerre civile éclata en Angleterre. Il note dans le même chapitre du
Léviathan que, lorsque, dans une guerre, des soldats refusent le combat et s'enfuient, certes le
Souverain a le droit de les punir, même par la mort, mais que ce refus et cette fuite ne constituent pas
une injustice, mais se réduisent simplement à de la couardise et du déshonneur. Mais alors Hobbes
sape "le fondement moral de ce que nous appelons la défense nationale" (Droit naturel et Histoire,
chapitre Va). La thèse de Hobbes paraît bien là contradictoire.
Pourtant le texte de Hobbes contient une thèse qui paraît plus juste, et sur laquelle
Rousseau rejoindra l'auteur du Léviathan : le droit et la morale sont des créations sociales, l'état de
nature ignorant toute notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal. Rousseau l'écrit clairement dans
le chapitre huit du même livre I : "ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un
changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct et donnant à ses
actions la moralité qui leur manquait auparavant" - ou l'immoralité, éventuellement. Le droit naturel
n'existe pas, tout droit est positif, c'est-à-dire basé sur la coutume ou la convention sociale. Il n'y a
entre les hommes des relations de droit et non seulement de fait qu'à partir de l'acte fondateur du
Contrat social et du consentement réciproque. Hobbes et Rousseau, par cette thèse, écartent le
danger qui consisterait à considérer comme naturel, donc intangible, le simple résultat d'une
convention, d'une coutume, ou d'un pur état de fait ; c'est ainsi par exemple que raisonne Grotius à
propos de l'esclavage, comme le montre Rousseau dans le Contrat Social. Les théories du droit
naturel, effectivement, ne sont souvent que des alibis idéologiques dangereux.
Cependant un problème se pose ici : en effet, d'où et comment savons-nous que
l'esclavage est illégitime ou que la domination du plus fort est injuste, et cela en général, sub specie
aeternitatis ? Si nous croyons le savoir, c'est qu'il doit exister un principe supérieur qui nous l'assure. Il
y aurait donc bien un droit naturel, non pas à l'état de nature, où l'homme n'est qu'une brute, mais
plutôt, et paradoxalement, à l'état social. Ce droit naturel est fondé sur des maximes et des principes
universels de la Raison ; on voit alors que ce droit est naturel, car la Raison est universelle, donc en
quelque sorte naturelle à l'homme social, mais qu'en même temps il ne se manifeste qu'à l'état social,
car c'est la société seule qui produit la Raison. Les principes rationnels sur lesquels il est fondé sont
par exemple la réciprocité des droits ainsi que l'obligation de respecter les contrats passés et de tenir
ses promesses. On comprend maintenant cette phrase apparemment obscure et paradoxale que
Rousseau écrit dans le Contrat Social: "il est une justice universelle émanée de la Raison seule". On
peut dire enfin que le droit naturel, selon Rousseau, comporte trois clauses essentielles : l'égalité (tout
homme en vaut un autre), la liberté (tout homme est libre de faire ce qu'il veut de sa vie), et la
propriété (tout homme a les mêmes droits que les autres sur la terre et ce qu'elle produit) ; Rousseau
rappelle dans le Discours (II) que "les fruits sont à tous et la terre n'est à personne"). Récuser ces
exigences d'ordre éthique, c'est rejeter l'idéal républicain que Rousseau expose dans le Contrat
Social.
C'est là justement que Rousseau va se séparer de Hobbes : le contrat social n'est pas le même
dans la philosophie de l'un et dans celle de l'autre. Hobbes rend hommage à Hobbes d'avoir (le
premier, sans doute) "senti la nécessité de revenir à l'état de nature" (Discours, I), d'avoir compris
que, pour définir le bon gouvernement, il faut réfléchir sur les fondements de la vie sociale, c'est-à-dire
sur l'état de nature. Mais Rousseau refuse, on vient de le voir, la conception hobbienne de l'état de
nature, et le contrat social, qui fonde la société civile, n'a par conséquent pas le même statut chez lui.
Pour Hobbes, on l'a vu, le pacte est unilatéral, seuls les citoyens sont engagés par lui ; le Souverain,
par sa seule existence, établit la paix civile au moyen des lois qu'il est le seul à édicter. Mais les
citoyens sont-ils assurés de vivre ainsi en paix ? Rousseau le conteste: il remarque en effet dans le
Contrat Social (I, 4) qu'un Prince tout-puissant peut toujours provoquer plutôt la misère de son peuple,
à cause de son ambition et de son avidité, et que les hommes n'y gagnent rien "si cette tranquillité
même est une de leur misères". Pour Rousseau, par ailleurs, rien ne saurait compenser la perte de la
liberté, et la guerre civile, à tout prendre, serait préférable à la tyrannie. Cette position est explicitée
plus loin (III, 4) par la formule latine suivante: "malo periculosam libertatem quam quietum servitium".
De toute façon la "servitude tranquille" est rarement durable, et mieux vaut, dans tous les cas, une
"liberté périlleuse". De plus il faudrait que les hommes soient fous, dit Rousseau, pour aliéner ainsi
leur liberté et tous leurs droits sans rien recevoir en contrepartie. Le contrat social selon le schéma
hobbien est donc illégitime, car "la folie ne fait pas droit" (I,4), et il est dans tous les cas impossible: en
effet il est absurde de "supposer" un peuple de fous", et l'homme sain, quant à lui, ne saurait sacrifier
sa liberté. "Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme", et "une telle renonciation est
incompatible avec la nature de l'homme". Le pacte évoqué dans le Contrat Social sera au contraire
un pacte bilatéral qui fondera ce que Rousseau appelle la République, celle-ci correspondant à peu
près à ce que nous entendons aujourd'hui par démocratie. La loi du plus fort, qui règne à l'état de
nature, est remplacée, à partir de l'acte fondateur du contrat social, par des droits civils garantis par la
loi, loi qui exprime non pas la volonté arbitraire d'un seul ou de quelques uns, mais la volonté
générale, issue du suffrage universel et de la loi de la majorité.
Les thèses que Hobbes défend dans ce texte sont peu satisfaisantes, et Rousseau
notamment en montre bien la faiblesse. Les définitions hobbiennes de la guerre et de l'état de nature
ne tiennent pas, et les conséquences politiques que Hobbes tire de ces prémisses anthropologiques
et qui concernent la théorie du pouvoir absolu se révèlent de ce fait erronées. On peut d'ailleurs s'en
féliciter, car la théorie de Hobbes, même si celui-ci a sans doute essayé, avant tout, de définir les
conditions d'une paix sociale durable, présente un danger certain. Rousseau l'a bien vu ; ce qu'il écrit
dans le Contrat Social, au chapitre deux du livre I, s'applique aux thèses de Grotius, à qui il reproche
une mauvaise manière de raisonner, mais vaudrait tout aussi bien pour celles de Hobbes : "on
pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non plus favorable aux tyrans". L'avantage de
l'idéal républicain de Rousseau, quelles qu'en soient par ailleurs les lacunes, consiste, contre
justement la philosophie politique de Hobbes, dans sa conformité avec les exigences de la dignité et
de la liberté de l'homme.
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