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Assassinat de Chokri Belaid : Les dessous d’un crime
islamiste (6e partie)
L'assassinat de dirigeant de gauche Chokri Belaid, le 6 février 2013, s'inscrit dans la stratégie des partis
islamistes de recourir à la violence pour imposer l'instauration du califat islamique.
Par Abdellatif Ben Salem
Le bras-de-fer qui a opposé, dès le 6 février 2013, à la suite de l'assassinat de Chokri Belaid, le chef du
gouvernement islamiste Hamadi Jebali à son parti, Ennahdha, qui conduisait la coalition gouvernementale,
s'est soldé, le 19 février, par sa démission et la nomination de son «frère» et néanmoins rival Ali Larayedh,
ministre de l'Intérieur, connu pour être l'un des faucons du mouvement islamiste tunisien.
Hamadi Jebali contre Ennahdha
La mise à l'écart de Jebali a préfiguré sa sortie définitive de la section tunisienne des Frères musulmans dont il
était l'un de meneurs et membre fondateur dans les années 1970-1980. Sa détermination à imposer sa solution
de sortie de la crise et du blocage politique dans lequel se trouvait le pays en ce début de l'année 2013, en
choisissant une option s'inscrivant nettement en faux contre la stratégie de son mouvement, montré du doigt
immédiatement après l'assassinat par des millions de Tunisiens comme étant l'instigateur, n'était pas du goût du
Majlis Al-Choura, la plus haute instance consultative d'Ennahdha, qui décréta sa mise en quarantaine.
Le bruit a couru en effet que la proposition avancée par le chef du gouvernement islamiste dans son discours à
la télévision d'Etat, le soir même du meurtre, vers 21 heures, de dissoudre le gouvernement et de lui substituer
une équipe de compétences indépendantes, n'était pas le fruit de son imagination débordante, mais une idée
soufflée trois jours plus tôt suprême trahison par Rachid Amar, chef d'état-major interarmées, et Abdelkrim
Zbidi, ministre de la Défense nationale, tous les deux en délicatesse tant avec les islamistes qu'avec le
président provisoire Moncef Marzouki. Tout le monde savait que, depuis quelque temps, ce dernier ne dormait
que d'un seu
militaire.
La crise politique qui a secoué l'édifice d'Ennahdha après le meurtre du leader du Watad a pris des proportions
inédites avec l'apparition des premiers signes de dissensions internes nées de la décision, incongrue aux yeux
de Rached Ghannouchi, du chef du gouvernement d'acter l'échec de l'islam politique au pouvoir(1).
La démarche de Jebali a suscité une peur panique dans les rangs d'Ennahdha, face à la perspective tangible
d'être éjecté du pouvoir et sommé de rendre des comptes sur sa gestion du gouvernement et sur la vague de
violence qui a déferlé sur le pays.
En tant que mouvement politique exerçant le pouvoir, Ennahdha se voyait paradoxalement balloté entre l'Etat
et ses centres de décisions, qui semblaient lui filer entre les mains, et le mouvement puissante machine ayant
servi à conquérir le pouvoir qui n'est plus en mesure de relever les défis posés par l'exercice de ce même
pouvoir.
Le parti islamiste commençait à donner effectivement des signes d'essoufflement en raison, primo du
processus archiconnu de gentrification, inhérent à toute transition, d'une force politique de l'étape de la lutte
pour le pouvoir à celle de sa conquête; secundo en raison de l'apathie qui commença à gagner ses rangs par le
recrutement massif dans la fonction publique, par les indemnisations mirobolantes accordées aux «victimes»
qui ont mis à genoux les finances publiques, par les opportunités nouvelles d'enrichissement grâce au partage
du butin, la corruption, le trafic et le pillage des biens confisqués par l'Etat et enfin par le chantage
systématique juteux exercé sur les hommes d'affaires proches de l'ancienne dictature(2).
La tentative de Jebali de s'affranchir de la tutelle politique de son mouvement, en s'abstenant de consulter ses
instances dirigeantes, quand il a annonça sa décision de dissoudre son gouvernement, a fait indirectement
prendre conscience à Ghannouchi de la fragilité de sa posture.
Attaqué de toutes parts comme étant l'instigateur du meurtre de Belaid, les bureaux régionaux de son parti
incendiés, son autorité mise à mal par la transgression de Jebali, il riposta par battre le rappel des franges les
plus radicales(3), de ses alliés, le Congrès pour la république (CpR) et Ettakattol, mais aussi de son armée de
réserve, Hizb Ettahrir, Ansâr Charia et les milices violentes et les masses islamistes fanatisées par la
propagande religieuse, pour prouver qu'il est toujours le maître à bord. Sonner toutefois l'heure du
rassemblement ne suffisait pas, encore faut-il que ses ennemis et adversaires le sachent et en mesurent surtout
l'ampleur.
La condamnation par Manuel Valls, ministre français de l'Intérieur, de l'assassinat de Belaid en termes peu
amènes pour les islamistes tunisiens, tombait à pic pour lui fournir un prétexte pour compter ses troupes et
faire une démonstration de force.
Au moment même où les yeux du monde entier restaient braqués sur l'évolution dangereuse de la situation
politique dans notre pays après l'assassinat de Belaid, Ghannouchi décide d'envahir, le 9 février, avec ses
partisans épaulés par le magma salafiste, l'avenue Bourguiba, pour pourfendre Valls et la France(4) et
prétendument rejeter «toute ingérence étrangère».
C'était un subterfuge coup classique du machiavélisme islamiste , il lui importait que les gens pensent qu'il
était en total décalage par rapport à la dynamique du moment. L'essentiel pour lui était de faire oublier le
million et demi des tunisien-ne-s démocrates rassemblés la veille pour faire leurs adieux au martyr Chokri
Belaid.
A la fin, il n'a rassemblé que quelques milliers, un bide total, malgré la manipulation des chiffres par Ali
Larayedh, alors ministre de l'Intérieur. Les manifestants, pour la plupart des barbus surexcités, venus dénoncer
les propos accusateurs de Valls, ont lancé des menaces contre Jebali et appelé à l'application de la charia et à la
défense de la «légitimité»...
Hamadi Jebali confiera, trois ans plus tard, qu'avant même l'assassinat de Belaid, face aux tergiversations
d'Ennahdha et ses alliés faisant traîner en longueur les négociations sur la sortie de la crise gouvernementale, il
dût sommer la Troïka (coalition tripartite dominée par les islamistes) de lui répondre par oui ou par non à sa
proposition de dissoudre le gouvernement et de nommer à sa place une équipe de compétences indépendante.
La réponse lui est parvenue le 6 février... et c'était un non sanglant.
C'était le soir du meurtre qu'il prononça pour la première fois au milieu de son intervention télévisée, cette
phrase énigmatique qui n'a cessé, depuis, de susciter des interrogations: «Nous avons bien reçu le message et
notre réponse est claire.» (5) A qui Jebali s'adressait-il en particulier? Quand bien même nous connaissons à
l'avance sa réponse la formation d'un gouvernement de compétences indépendant ou la démission la
question ou la réponse c'est selon sur le contenu véritable du message auquel il faisait allusion, reste toute
entière?
Quatre années sont passées depuis cette journée tragique et on n'a pas avancé d'un pouce dans la découverte de
la vérité.
Ennahdha entre crise interne et violence externe
Evoqué plus haut, ce paradoxe inédit vécu par Ennahdha comme une rébellion/trahison de l'un de ses
membres - créé par la tentative de Jebali, à la fois chef de gouvernement islamiste et secrétaire général du
mouvement Ennahdha, de la «débrancher» du gouvernement a eu l'effet d'une véritable secousse tellurique,
menaçant de faire imploser de l'intérieur un parti islamiste, bâti sur l'obéissance aveugle de ses membres au
credo théologique et sur une architecture organisationnelle verticale, calquée sur le modèle des partis
totalitaires(6), théoriquement en mesure de l'immuniser contre tout éventualité de dispersion ou de clivage(7).
L'assassinat du secrétaire général du Watad, à propos duquel on ignore s'il existe un lien causal avec la crise
interne provoquée par la guerre entre les factions rivales du mouvement islamiste, a confirmé a posteriori les
visions prémonitoires sur les liens inextricables entre la gestion des islamistes de leurs crises et déboires
internes, et le recours à la violence en externe(8).
Belaid a plus d'une fois démontré, au cours de ses interventions publiques, ce lien étroit entre l'usage indistinct
de la violence contre les mouvements sociaux et les guerres silencieuses à laquelle se livraient les chefferies
islamistes.
Camoufler les conflits internes ne constitue pas l'unique objectif derrière l'exercice de la violence, il vise
également à déstabiliser le pays et à pousser la société à la division en deux camps pour ensuite les dresser l'un
contre l'autre.
Le but derrière l'assassinat de Belaid était d'attiser la polarisation du pays jusqu'à l'extrême limite et l'incitation
du camp démocrate/progressiste à tomber dans le piège classique : répondre aux armes par les armes. Il ne
s'agit guère d'un bricolage de quelques extrémistes illuminés de chez-nous mais bel et bien d'une théorie
conspirative basée sur ce que les fascistes italiens appelaient «la stratégie de la tension».
Cette théorie fut mise en application par les ultras franquistes(9) justement au cours de la période de transition
politique en Espagne (1975-1981). Elle consiste à provoquer différents groupes sociaux par des attentats
sanglants ou par des meurtres : ouvriers, jeunes, étudiants, avocats, journalistes, députés, forces de l'ordre,
armée, afin que l'un des ces groupes réponde par la violence, fournissant un prétexte à l'embrasement général
du pays, à la guerre civile ou à l'appel à l'armée pour sauver le pays ! Dans le cas qui nous occupe, ce sera
plutôt «al-tamkîn», dérivé islamiste du putschisme fasciste.
Au lendemain de l'assassinat, la polarisation politique était telle que dans les heures qui l'ont suivi, le pays
semblait tanguer comme un bateau ivre. La jeune nation surgie des torpeurs des siècles passées et du
colonialisme s'acheminait à la vitesse grand V vers une rupture historique en deux camps irréductibles. Le 6
février au matin personne ne savait de quoi demain sera-t-il fait?
Les alliés des islamistes au sein de la Troïka, Ettakattol de Mustapha Ben Jaafar et le CpR de Moncef
Marzouki, voyaient leur marge de ma
suites de l'assassinat. Simples comparses servant de décor, ils se retrouvent contraints et forcés de partager
avec les islamistes, solidarité gouvernementale oblige, la responsabilité intellectuelle de l'homicide, et l'unique
choix qui leur restait était de se coucher s'ils tenaient à garder leurs strapontins au sein du gouvernement. Les
rares voix qui se sont timidement élevées ça et là dans leurs rangs, ou les gesticulations chaplinesques du faux
prophète Marzouki (10), jouant en permanence la partition de «l'Etat profond» («al-dawla al-amîqa») et le
refus névrotique de la démission, ont été soit inaudibles soit franchement ringardes pour qu'on en puisse tenir
compte.
Sûr de lui, Jebali ne se doutait pas blindé qu'il était par son statut de secrétaire général du mouvement
islamiste et de chef du gouvernement , que Rached Ghannouchi ne lui pardonnera jamais son écart de
comportement. La riposte du président Ennahdha sera effectivement sans merci et il n'abandonnera la partie
qu'une fois il l'aura littéralement broyé sous son rouleau compresseur, comme il l'avait fait déjà dans le passé
d'autres «récalcitrant(11).
Agitant le spectre du retour à la case prison, le président du bureau politique d'Ennahdha mobilisa l'ensemble
du mouvement pour contraindre Jebali à la démission. Il réussit à unir autour de lui tous les chefs de file de la
frange jihadiste : Sadok Chourou, Habib Ellouze, les frères Larayedh (Ali et Ameur), Noureddine B'hiri, Fathi
Ayadi, Abdellatif Mekki, Moncef Ben Salem, et le provocateur ministre de l'Agriculture Mohamed Ben Salem,
qui a menacé d'étriper Belaid en direct à la télévision, Abdelkrim Harouni publiquement responsable du bureau
de la jeunesse islamiste, mais qui, dans une autre vie, occupait la fonction de commandant en chef d'une armée
de communicants nahdhaouis sur les réseaux sociaux avant d'être nommé en 2011 ministre de Transport, et
Sahbi Atig, Riadh Bettaieb, Houcine Jaziri, Abderraouf Najjar, Ridha Idriss. Tous montent au créneau pour
dénoncer la mollesse du secrétaire général, et son refus de solliciter l'avis de son parti.
Pour bien prouver leur intention de se maintenir au pouvoir, une manifestation baptisée «milyûniyya», qui n'a
drainé en fin de compte que quelques 10.000 manifestants, fut convoquée à la hâte, le 16 février 2016,
Ghannouchi marchait en tête du cortège, mot d'ordre central : «abattre» Jebali.
Malgré les flops répétitifs de ces marches, Ghannouchi parviendra par l'intimidation et le chantage à la terreur
à atteindre son but: éviter l'éclatement d'Ennahdha et retarder de quelques mois le projet mort-né de dissolution
du gouvernement, de nomination d'un nouveau au mandat limité à la gestion des affaires courantes, et de
convocation d'élections. A la place, il proposera d'amorcer avec l'opposition un dialogue sur un remaniement
ministériel partiel.
La violence au service du projet islamiste
Chokri Belaid s'intéressait de près aux querelles intestines, opposant, dans le huis-clos de la secte islamiste, ses
factions rivales(12). Il savait que rien ne les différenciait, sinon la question du timing et le mode opératoire de
la concrétisation du projet islamiste intégral et, par voie de conséquence, l'outil, autrement dit le bras armé qu'il
fallait mettre sur pied sous le faux prétexte de défense du processus révolutionnaire.
En tant que section locale de la Confrérie internationale des Frères musulmans, Ennahdha n'eut aucun mal à se
doter tout au long de son histoire d'une branche militaire conformément aux enseignements du fondateur
Hassan Al-Banna pour qui «la force est le chemin le plus sûr pour réaliser la justice, celui qui ne cède pas par
la persuasion, cédera par la force».
La question militaire, autrement dit l'usage de la violence armée, en tant qu'élément essentiel mais occulté, du
mécanisme de «gestion du projet islamiste» est indissociable du binôme prédication/action politique, il
constitue l'angle mort de leur vision idéologique et morale. Une espèce de doctrine absolue, qu'on pourrait
appeler le «dogme profond» ou «al-aqîda al-amîqa», tant elle est dissimulée dans les plis et replis de
l'idéologie mortifère de l'islam politique.
Même lorsque les islamistes n'ont pas la possibilité de l'exercer eux-mêmes parce que la dynamique propre à
leur pays ne le permettait pas, ils le revendiquent, l'appuient et en légitiment l'usage chez les autres. Quelques
jours avant de recevoir à Calcutta, en 2016, l'un des innombrables prix célébrant le pacifisme du Mahatma
Gandhi, Rached Ghannouchi n'a-t-il pas qualifié, sans états d'âme, la barbarie de l'organisation terroriste de
l'Etat islamique autoproclamé, de manifestation d'un «islam furieux»?
Dès sa création, en effet, le Mouvement de la tendance islamique (MTI), ancêtre d'Ennahdha, enjoignait à ses
membres de s'abstenir de fumer et de pratiquer les arts martiaux. La première formation paramilitaire Front
islamique tunisien voit le jour en 1986, le terroriste Seifallah Ben Hassine, alias Abou Iyadh, actuel chef de
l'organisation terroriste Ansar Charia, comptait alors parmi ses dirigeants les plus en vue, avant de prendre ses
distances.
Vint ensuite le Groupe islamique armé suivi par Groupe sécuritaire (1986-1987) qui a tenté de renverser le
régime d'Habib Bourguiba.
Ce très bref rappel historique prend une résonnance particulière, aujourd'hui, après les déclarations
surprenantes de Sadok Ghodhbane, chef de «l'unité technique et planification» du commando cantonné à la
base de la garde nationale de Laouina, qui a été chargée par Ben Ali d'investir, dans la nuit du 7 novembre
1987, le palais de Carthage, première étape du coup d'Etat.
Ce que Ben Ali ignorait, ce soir-là, nous l'apprîmes 29 ans plus tard, en 2016, par la bouche même de ce
Ghodhbane, qui a révélé, au cours d'une intervention sur une chaîne privée, son affiliation secrète au Groupe
sécuritaire d'Ennahdha, tout en précisant que la garde rapprochée de Ben Ali, présente ce soir-là dans la salle
de commandement du ministère de l'Intérieur, était presque exclusivement composée d'agents infiltrés
appartenant au dit Groupe sécuritaire, qui s'apprêtait lui aussi à renverser le régime, dès le lendemain, le 8
novembre 1987.(13)
Les chefs responsables de ce groupe étaient alors Mohamed Chammam, Moncef Ben Salem, Salah Karkar,
Hamadi Jebali, Mohamed Ben Salem, qui avait pour mission, comme on le saura plus tard, de supprimer
physiquement les dirigeants politiques de l'époque(14).
Les nombreuses cellules appelées «groupes de combat», qui ont tenté de renverser en 1991 le régime de Ben
Ali à travers un putsch militaire, combiné à un «soulèvement armé» destiné, dans l'hypothèse d'un soulèvement
d'une partie de la population contre un éventuel coup de force islamiste, à réprimer les citoyens récalcitrants
qui refuseraient d'accepter le fait accompli.
On notera que le recours à la violence armée a été réaffirmé dans les motions défendues au cours du congrès
du mouvement en 1988, malgré l'échec cuisant du coup d'Etat du 8 novembre.
Des années plus tard, Rached Ghannouchi joua un rôle politique clef dans la conversion du FIS à la lutte armée
sous l'appellation de Groupe islamique armé (GIA), suite à la suspension du processus électoral en 1992.
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