La résistance des femmes tunisiennes, un combat face au projet

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LNA#63 / cycle la méditerranée
La résistance des femmes tunisiennes, un combat
face au projet hégémonique islamiste
Par Faouzia Farida CHARFI
Professeur à l’Université de Tunis
En conférence le 30 avril
Deux années après la révolution de la dignité et de la liberté, l’attente et l’inquiétude sont partagées par l’ensemble
des Tunisiens. Les habitants des régions déshéritées et oubliées du centre ouest n’ont pas obtenu les améliorations
attendues. La Tunisie n’est toujours pas dotée de la nouvelle Constitution et deux projets de société s’affrontent.
Au cœur de ces deux projets, le statut des femmes. L’un moderniste, celui de l’État tunisien depuis l’indépendance,
l’autre se référant à la charia, défendue par le parti Ennahdha au pouvoir depuis les élections du 23 octobre 2011.
L
a Tunisie indépendante a été dotée, le 13 août 1956, du
Code du statut personnel, soit quelques mois après la
proclamation de l’indépendance, avant même l’abolition de
la monarchie et la proclamation de la République. Ce code,
qui a placé la Tunisie dans une position d’avant-garde par
rapport à tous les autres pays arabes, interdit la polygamie
et la répudiation, institue le divorce judiciaire aux mêmes
conditions et avec les mêmes effets pour les femmes et les
maris, fixant l’âge minimum du mariage à 17 ans pour la
fille, et exige le consentement de la femme pour la validité de
son mariage. Ce choix résolument moderne était inspiré par
les penseurs musulmans, dont le Tunisien Tahar Haddad
qui publiait, en 1929, Notre femme dans la Charia et dans la
société. Pour ce théologien et juriste, diplômé de l’Université
de la Zitouna, certaines dispositions juridiques constituaient,
à l’époque de la Révélation coranique, une avancée des droits
civiques et sociaux des femmes et devaient être rénovées pour
poursuivre l’évolution vers une égalité entre les femmes et les
hommes dans tous les domaines, y compris celui du droit
successoral. Ses idées révolutionnaires à l’époque séduisirent
les Tunisiens formés dans le système sadikien ouvert sur le
monde et imprégnés de la philosophie des Lumières, mais
elles suscitèrent la colère des théologiens conservateurs de
l’Université de la Zitouna qui décidèrent de lui retirer son
diplôme.
Aujourd’hui, les femmes tunisiennes sont présentes dans
tous les secteurs d’activité et font partie des acteurs de la
révolution du 14 janvier 2011. Elles sont présentes et très
engagées dans le combat contre le projet d’islamisation de
la société, contre la remise en cause de l’État républicain
et contre la volonté d’instaurer un État théocratique par le
parti Ennahdha.
Le projet politique des islamistes, déjà présents en Tunisie
depuis les années 1970 en particulier à l’université, a pour
cible essentielle la femme dont « le rôle social doit être limité
à la tenue de la maison » et à propos de laquelle un discours
de haine était déjà développé dans leur revue Al Maarifa
(autorisée en 1972) dirigée par Rached Ghanouchi, président
du parti Ennahdha. La revue cite quelques hadith attribués
6
au Prophète selon lesquels il aurait dit : « la seule source de
conflits et de désordres (fitna) que je laisse après moi, pour
les hommes, ce sont les femmes… On m’a montré l’Enfer,
j’y ai trouvé une majorité de femmes… Vous pouvez faire
du bien à une femme toute votre vie mais si, un jour, vous
faites quelque chose qui lui déplaît, elle vous dira que vous
n’avez jamais été bon avec elle » 1.
Les dirigeants du parti Ennahdha ne se sont pas écartés de
ces positions en tentant d’imposer, dans la nouvelle Constitution, la Charia comme source de la législation, ce qui
a pour conséquence la remise en cause du Code du statut
personnel, en substituant au principe d’égalité entre les
femmes et les hommes celui de la « complémentarité de la
femme avec l’homme au sein de la famille et en tant que
véritable partenaire de l’homme dans la construction de la
nation ». La résistance de la société tunisienne a abouti au
retrait de ce projet. Mais, comme le déclare son président,
Ennahdha n’a pas pour autant abandonné l’objectif de
déconstruction de l’État républicain : « Ce projet (celui
d’Ennahdha) se caractérise par le fait qu’il donne la priorité à
la société par rapport à l’État. Notre capital le plus important,
c’est la société, ce n’est pas l’État […] Le projet bourguibien
a accordé à l’État la plus grande importance : c’est l’État
qui est la locomotive et il tire la société, par ses lois, ses
institutions, un type d’enseignement [...] Bourguiba avait
un projet pour la modernité et il réquisitionnait les organes
de l’État afin de l’imposer 2 ». On comprend l’opposition
de deux visions de la société, l’une reconnaissant les droits
individuels et collectifs tels que définis par la Déclaration
universelle, l’autre prônant un « projet social » soumis à un
dogme autoritaire et voulant dès à présent, sans scrupule,
façonner la petite enfance. On compte actuellement plus de
deux cents « jardins d’enfants » coraniques créés en toute
impunité par des associations « religieuses » et échappant
à tout contrôle et inspection de la part du Ministère de la
Femme et de la Famille. Ces « jardins d’enfants » n’offrent
1
Al Maarifa, 1ère année, n° 4, p. 2 et 2e année n° 7, p. 47.
La Presse, 31 juillet 2012, propos recueillis par Olfa Belhassine et Raouf Seddik.
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pas des fleurs et de la joie aux tous jeunes enfants mais une
prison conçue pour les embrigader. Une prison qui fait de
nos enfants des victimes d’un projet politique qui ne conçoit
l’islam que dans le refus de l’autre, l’exclusion et l’extrême
violence antinomiques à une foi sereine. Que proposent
ces institutions au service des partis politiques islamistes à
nos petits de trois à cinq ans ? Tout d’abord, la séparation
entre les filles et les garçons : on inculque déjà à la petite
fille qu’elle représente le péché, qu’elle doit être voilée et que
son corps doit être caché sous des robes amples et longues,
on veut la convaincre qu’elle est coupable. Quant au programme des activités proposées, il est entièrement consacré
à l’enseignement du Coran et à sa récitation : réciter, rien
que réciter les versets coraniques. L’enfant n’a pas la possibilité de s’exprimer par des activités créatrices comme la
peinture, ni d’interagir à travers les jeux avec ses camarades,
ni de chanter ou danser et, à aucun moment, il ne peut dire
« pourquoi ? ». Leurs aînés à l’Université affrontent aussi
la violence de la part de mouvements extrémistes utilisant
la religion à des fins politiques. Cette violence se manifeste sous plusieurs formes, physique, intellectuellement
insoutenable et inacceptable comme l’acte de substituer au
drapeau tunisien celui de l’islam radical dans l’indifférence
des forces de l’ordre. Inacceptables, les violations de l’espace
du savoir comme le projet de s’emparer de la Grande mosquée
de la Zitouna pour en faire une université qui puisera sa
source dans l’idéologie wahhabite. Inacceptable, l’occupation
de la tribune d’un amphithéâtre de la Faculté des lettres
de Kairouan par un prédicateur saoudien wahhabite, invité
par deux associations proches du parti Ennahdha, dont le
cours d’ « islam radical » appelle à frapper les femmes et
met en garde contre le péché de laisser seule une fille en
présence de son père « au risque de céder aux tentations
démoniaques » 3.
lement « l’égalité des chances entre la femme et l’homme
pour assumer les différentes responsabilités ». L’article premier 4 de la Constitution de 1959 est maintenu mais il perd
l’ambiguïté – voulue par Bourguiba – sur la question de
l’islam, religion de la Tunisie ou religion de l’État : le chapitre
portant sur la révision de la Constitution comporte une
disposition impliquant qu’aucune révision constitutionnelle
ne peut porter atteinte à « l’islam en tant que religion de
l’État ». Un autre point préoccupant est celui des droits des
minorités qui doivent être inscrits dans la Constitution afin
que soient explicitement proscrites toutes les formes de
discrimination quelles qu’elles soient. Toutes ces questions
cruciales pour la définition de la deuxième République
tunisienne sont, depuis le 23 décembre 2012, l’objet d’une
discussion à l’échelle nationale organisée par l’Assemblée
nationale constituante. Ces débats mobilisent les citoyennes
et citoyens, nombre de représentants d’associations, de partis
politiques, de syndicalistes, portés par la volonté de résister
à un projet de société imposant une morale dictée par la
norme religieuse incompatible avec l’instauration d’un État
démocratique.
Aujourd’hui, la dernière version du texte de la Constitution
que veulent faire passer les députés de la majorité à l’Assemblée
nationale constituante introduit, en faveur de l’ordre
religieux qui devra gouverner, la protection du sacré, ne fait
pas référence au caractère universel « des droits de l’Homme
et de ses libertés » sous prétexte qu’il est un legs de l’Occident
et, plutôt que de défendre l’égalité pleine et effective, sans
aucune réserve, entre les femmes et les hommes dans tous
les domaines, elle en définit les limites en garantissant seu « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain. Sa religion est l’ islam, sa
langue l’arabe, et son régime la République ».
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