Comprendre les élections législatives tunisiennes : QUATRE COURANTS DE PENSEE DISTINCTS Des modernistes socio-libéraux Ils ont une orientation foncièrement moderniste, s'inscrivant dans l'action réformatrice initiée par les pères fondateurs de la Tunisie moderne, allant de Kheireddine Pacha, réformateur et grand vizir de la Régence de Tunis, à Habib Bourguiba, en passant par Abdelaziz Thaalbi, fondateur du Destour et Tahar Haddad, penseur, syndicaliste, défenseur de la femme tunisienne et partisan de l’abolition de la polygamie, s'enrichissant des récents acquis de l'humanité en matière des droits de l'homme, de justice sociale et de libertés individuelles et collectives. L'un de ses objectifs et non le moindre est la restauration de l'autorité de l'Etat civil et la stricte application de la loi. Au plan économique, le modèle proposé est de type socio-libéraux. Ce courant est porté par de nombreux partis, de coalitions (Union pour la Tunisie, Front du Salut...), voire de candidats indépendants dont le positionnement sur l'échiquier politique est toutefois malaisé à cerner tant ils sont hétéroclites, avec des militants venus de divers horizons. Nidaa Tounes en est l'illustration la plus édifiante. De plus, même si une plate-forme commune existe, ce courant est fragile, victime de l'inévitable dispersion des voix que leur accorderaient leurs électeurs potentiels. Les islamistes, entre conservatisme et mercantilisme C’est le deuxième courant avec une orientation assez conservatrice, se réclamant de l'islam «modéré», prônée par un groupe de partis plus ou moins proches d'Ennahdha qui en est incontestablement le leader. A l'inverse de la plupart des autres partis, ce dernier est bien connu des Tunisiens pour avoir gouverné le pays avec 2 alliés de fortune 3 années durant. Il s’agit d’Ettakatol, parti socialdémocrate et du Congrès Pour la République de l’actuel président de la République Moncef Marzouki. Ils gardent en mémoire à la fois les promesses électoralistes non tenues et l'héritage qu'il a légué à ses successeurs. Ennahdha n’a pas présenté son propre candidat à la présidentielle, car il dit ne pas souhaiter monopoliser toutes les sphères du pouvoir ! Le mouvement part ainsi sur une base d’une victoire aux législatives, le dotant d’une majorité parlementaire. Pourtant Ennahdha et ses alliés continuent de proposer un programme dont les grandes lignes ne diffèrent guère de celui annoncé à la veille des élections de 2011, avec cependant quelques nuances. En particulier l'insistance sur le respect des différentes dispositions de la Constitution d'une part et la compatibilité de l’Islam avec les valeurs universelles y compris démocratiques d'autre part. Ils persistent à préconiser une approche qui leur est propre pour traiter l'extrémisme religieux et venir à bout du terrorisme. Au plan économique, fidèles à leur idéologie, les tenants de ce courant de pensée privilégient l'initiative privée selon la formule célèbre «Enrichissez-vous!» L'inégalité sociale grandissante qui en résulterait serait atténuée, voire compensée par une assistance accrue, apportée aux couches sociales les plus défavorisées. La gauche : pour réconcilier le couple capital-travail Le troisième courant est une orientation «gauchisante» portée par une coalition de petits partis formant le Front populaire, situé à gauche de l'échiquier politique, avec toutefois la recherche d'un terrain d'entente, d'une synergie au sein du couple capital-travail. Comme en témoigne l'appel répété des responsables de cette coalition à l'investissement local, de préférence à l'endettement extérieur, évoquant en cela le concept de développement autocentré des années 70. D'ailleurs, pour eux, emprunter, pour payer des dettes surtout celles contractées sous l'ancien régime serait un non sens, une aberration. Mieux vaut allouer le peu de moyens disponibles à la relance des projets de développement. Pour renflouer les caisses de l'Etat, la solution résiderait dans la lutte contre l'évasion fiscale, véritable cheval de bataille. C'est par le recouvrement des impôts auxquels sont assujettis les entreprises et les citoyens imposables, en particulier les professions libérales (sous entendu que celles-ci ne s'acquittent presque pas de leurs obligations fiscales) que l'Etat serait en mesure de répondre aux attentes du peuple, en termes de création d'emplois, d’atténuation de l’impact des disparités régionales, d'amélioration des conditions de vie des plus démunis. Une autre priorité retenue par le Front populaire est celle relative à l'éradication du terrorisme avec l'engagement de faire la lumière sur les commanditaires de l'assassinat des deux martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. L'islam radical Il faut voir dans le quatrième courant une orientation exprimée par l'islam radical dont les tenants n'hésitent pas à dénoncer la légitimité des urnes et les termes de la nouvelle constitution. Selon eux, la référence doit être le Coran dont ils font une lecture littérale. Pour constituer une sorte de secte assez marginale, ils n'en sont pas moins actifs. Ils se font entendre dans les médias et à travers des meetings organisés avec l'autorisation de la puissance publique. C'est parmi eux, ou dans leurs marges, que des voix se sont élevées pour faire allégeance à l'Etat islamique (Daêch). Conclusion On a pu résumer, en quatre courants, les idées forces que les candidats aux prochaines échéances électorales ont jusqu'ici développées. Alors pourquoi 160 partis environ, pourquoi ne pas se fédérer pour former des partis en nombre restreint, aux contours assez bien définis ? Le regroupement aurait permis la lisibilité et la facilité le choix des électeurs le jour venu. Et la démocratie en serait sortie gagnante, avec des forces politiques plus ou moins équilibrées et en perspective une alternance pacifique au pouvoir. Faute de quoi, et en présence de cette multitude de candidatures, le paysage politique risque d'être embrouillé et l'électeur en serait quelque peu désorienté. De plus sa voix risque fort de ne pas être représentée comme ce fut le cas lors des élections de 2011 où plus de 1,5 millions de voix n'ont pu être représentées au sein de l'Assemblée nationale constituante (ANC). Mais en fait, c'est le modèle démocratique à venir qui est en jeu. Et au-delà de l'issue des prochaines élections, les gagnants devront vraisemblablement essayer de relever les défis auxquels est confronté le pays, saigné à blanc par des décennies de dictature et par la voracité des pouvoirs qui se sont succédé. Finis les débats, les querelles intestines à propos de l'identité nationale, de la place de la religion dans la conduite de l'Etat, du modèle sociétal à préconiser, du rôle de la femme... Le pays est désormais doté d'une constitution qui doit le mettre à l'abri de tentations d'un autre âge et d’un autre lieu. Les nouveaux élus auront certainement du pain sur la planche. Ils n'auront cependant pas une baguette magique pour répondre à toutes les attentes, satisfaire toutes les requêtes. L'essentiel est qu'ils soient à la hauteur de la tâche colossale qui les attend, qu'ils soient animés d'une volonté de servir et non de se servir, qu'ils fassent preuve d'une moralité au-dessus de tout soupçon et en un mot qu'ils soient exemplaires.