J'ai même vu parmi les invités les dirigeants de petits partis socio-démocrates, qui se rangent sous l'enseigne
lumineuse de l'opposition et qui se distinguent par une incohérence notoire : un coup à gauche, un coup à
droite. Ils accusent le gouvernement et Ennahdha, qui en fait partie, de tous les maux, mais n'hésitent pas à
accourir dans les réunions du parti islamiste, mondanité oblige et pour être, eux aussi, sous les feux de la
rampe.
Il y a aussi les revenants : ceux qui sont redevables au «consensus», à «la réconciliation» et bien entendu à la
sacro-sainte «unité nationale» (envoyez la sauce !), fruit incontestable du fameux «himar watani», le dialogue
national qui nous a valu un inespéré Prix Nobel de la Paix..., affublés d'une nouvelle virginité, venus se
dédouaner de toute responsabilité dans les abus de l'ancien régime, et revenus, comme si de rien n'était, sur les
devants de la scène politique, recouvrer, sans le moindre scrupule, le droit de renouer avec la vie publique.
Bref, toute la smala était réunie pour la photo de famille : les destouriens et les néo-destouriens, les rcdistes et
les néo-rcdistes, les mutants, les anciens ministres de Ben Ali, les icônes de la classe politique post-révolution,
et j'en passe. Les familles des martyrs peuvent enterrer leurs morts.
Une nouveauté tout de même, d'une part, l'émouvante étreinte, en apothéose, à l'instar des mélodrames
hollywoodiens des années soixante, entre les frères ennemis d'hier, les deux héros de la réconciliation nationale
: Béji Caïd Essebsi et, son alter ego, Rached Ghannouchi, et, d'autre part, les bouffonneries flatteuses de
Abdelfattah Mourou en transe, souhaitant la bienvenue au président de la république dans plusieurs langues
sous les applaudissements d'un parterre hystérique. Cela m'a rappelé le sketch de feu Nasreddine Ben Mokhtar
: «Belarbi ennhibbek, bissouri je t'aime…» (En arabe je t'aime, en français je t'aime…)
D'ailleurs, sur les réseaux sociaux, les vannes et les boutades abondent. La plus pertinente est celle lancée par
un ami qui a dit : «En suivant la cérémonie d'ouverture du 10e congrès d'Ennahdha, ce qui a le plus attiré mon
attention c'est que le discours des responsables est dans un monde et les réactions de la salle dans un autre :
un discours presque laïque devant un public foncièrement salafiste.» Je suis tenté de renchérir : un spectacle de
french cancan dans une mosquée!
Plus sérieusement, ce qui m'interpelle dans ce congrès c'est moins la présence du président de la république en
tant qu'invité d'honneur que l'allocution qu'il a prononcée devant un public conquis d'avance, qui, pourtant, lui
était, pendant de longues années, indécemment hostile. Allocution qui s'articule autour de la question centrale
de la séparation entre le domaine politique et celui de la prédication, seul gage, semble-t-il, de l'évolution
d'Ennahdha et de sa mutation de parti religieux en un parti civil et démocratique. Qu'à cela ne tienne.
Sans entrer dans une polémique stérile sur la faisabilité d'un tel projet, ce que je ne comprends pas c'est que
cette question devienne l'objet d'un débat national alors qu'il s'agit, à mon sens, d'une question qui engage la
responsabilité du parti concerné, le seul habilité à trancher sur ce sujet qui se rapporte à ses références
identitaires et à son devenir.
Ce qui est grave c'est qu'on nous présente implicitement l'évolution d'Ennahdha et, par ricochet, l'alliance entre
ce parti devenu soudain fréquentable et Nidaa Tounes et familles alliées, comme la seule alternative pour
mener à terme le processus démocratique et sortir le pays du marasme économique et social dans lequel il s'est
enlisé depuis cinq ans.
Mon malaise provient non pas du double langage qui caractérise le discours d'Ennahdha ni des manœuvres
politiciennes de son chef qui défend sa paroisse, au sens propre comme au figuré, mais de l'allocution du
président de la république sur laquelle il est indispensable de s'arrêter.
M. Caïd Essebsi a d'abord généreusement distribué des satisfécits, des certificats de bonnes mœurs et des titres
de noblesse, comme s'il était dans une cérémonie des oscars. Ensuite, il s'est porté garant, avec une certitude
déconcertante, sur une simple profession de foi et une appréciation a priori subjective, de l'évolution politique