
 
 
défendre de l'anarchie en se défendant lui-même." (II, 360) 
  Voilà comment, en favorisant l'individualisme, la démocratie risque de 
faire  le  lit  du  despotisme.  Avant  Tocqueville,  il  était  entendu  qu'en  se 
corrompant la démocratie engendrait son contraire : Aristote avait révélé le rôle 
joué par les démagogues dans cette dégénérescence; Montesquieu avait mis 
l'accent sur la responsabilité de "I'esprit d'égalité extrême" dans l'installation du 
despote. L'auteur de La Démocratie qui connaît ses classiques incrimine avant 
tout l'aveugle désir de sécurité et, en cela, il éveiIIe sans doute plus d'un écho 
dans notre contemporanéité souvent frileuse. En tous cas, il n'a pas son pareil 
pour  décrire  l'apparition  insidieuse  du  despotisme  au  sein  des  démocraties 
sans  ressort  coIIectif  ni  volonté  de  s'auto-instituer.  Citons  par  exemple  le 
portrait  qu'il  propose,  dans  L'Ancien  Régime  et  la  Révolution  (I, 213),  des 
enfants  de  1789  :  "Un  peuple  composé  d'individus  presque  semblables  et 
entièrement  égaux,  cette  masse  confuse  reconnue  pour  le  seul  souverain 
légitime, mais, soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui 
permettre de diriger et de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus 
d'elle,  un  mandataire  unique,  chargé  de  tout  faire  en  son  nom  sans  la 
consulter." De là à l'avènement de l'État absolutiste ou policier, il n'y a qu'un 
pas : franchi dès lors que  "les occasions d'agir ensemble" ont disparu et que 
dominent l'isolement et l'indifférence entre les hommes (cf. II, 131-132). 
  Au fond, c'est peut-être que l'homme des démocraties attend de l'État 
qu'il  le  désigne  comme  individu.  Peut-être  l'État  apparaît-il,  dans  les 
démocraties,  comme  la  dernière  transcendance  qui  puisse  conférer  une 
identité... Si tel est le cas, il n'y a jamais trop d'État. Ainsi que l'écrit Marcel 
Gauchet; "L'État est le miroir dans lequel l'individu a pu se reconnaître dans 
son  indépendance  et  sa  suffisance,  en  se  dégageant  de  son  insertion 
contraignante  dans  les  groupes  réels."
  Bref,  dans  cette  logique, 
I'individualisme  s'alimenterait  aux  efforts  tentaculaires  déployés  par  l'Etat 
 
  M. Gauchet, « Tocqueville, l’Amérique et nous », in Libre, 80-7, éditions Payot., p. 106