A Tocqueville, les orphelins de la liberté, Richard Werly. Le Temps

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A Tocqueville, les orphelins de la liberté, Richard Werly. Le Temps
«La passion de l’égalité peut faire naître de mauvaises tendances…» écrit en 1839 Alexis de
Tocqueville à propos de la France. Son ouvrage majeur, «De la démocratie en Amérique», inspire
sa vision critique du pays qu’il retrouve, et où sa vocation politique se confirme. Liberté contre
égalité : «Le Temps» a enquêté sur ce vieux duel français, au cœur de la présidentielle de 2017
L’ouvrage attend le visiteur au fond de ce tiroir qu’Alexis de Tocqueville ouvrit sans doute tant de
fois. Premier étage du château de Tocqueville, dans la localité du même nom, à une vingtaine de
kilomètres de Cherbourg-en-Cotentin. C’est ici que l’auteur de « De la démocratie en Amérique »
couche sur le papier, au soir de sa vie et sous le Second Empire naissant, ses pensées sur «L’ancien
régime et la révolution», diagnostic implacable sur les risques de la démocratie «à la française»,
née de la tourmente de 1789 puis de l’hécatombe de la Terreur.
Le comte de Tocqueville, député de la Manche entre 1839 et 1851 et brièvement ministre des
Affaires étrangères de juin à octobre 1849, a vite identifié le dilemme qui, depuis l’avènement de la
République, a tant de fois paralysé l’Hexagone. Comment réformer ce pays «assoiffé d’égalité» et si
peu enclin à accepter la liberté d’entreprendre, de commercer et de préserver sa sphère privée?
«Tocqueville identifie très tôt le risque d’un État omniprésent, qui tuerait le développement
économique à trop vouloir agir à la place des entrepreneurs. Il diagnostique un mal français qui
perdure depuis», explique Jean-Louis Benoît, auteur du Dictionnaire Tocqueville (Ed. Nuvis).
Un débat piégé
Un soleil printanier ricoche sur les grandes fenêtres du bureau, où tout le mobilier d’époque est
demeuré en place. L’avocat parisien Jean-Guillaume de Tocqueville, héritier de la famille, invite
régulièrement en ces lieux les récipiendaires du prix qui porte son nom, présidé par… Valéry
Giscard d’Estaing. Le grand philosophe Raymond Aron, celui qui batailla tant contre Sartre et
publia le Suisse Herbert Lüthy, vint ici se ressourcer. La Fondation Tocqueville
(www.tocquevillefoundation.org) entend valoriser les initiatives démocratiques et
philanthropiques.
«La meilleure façon de défendre l’héritage intellectuel de ce fantastique observateur de terrain
qu’était Alexis de Tocqueville est de miser en France sur la société civile, les citoyens, les
entreprises», estime le juriste, spécialiste du droit des affaires et bancaire. «En politique, le débat
sur la liberté est piégé.»
L’historien Jean-Noël Jeanneney était présent ce week-end au festival Histoire et Cité, à Genève. Il
confirme : «Beaucoup de choses peuvent s’expliquer, en France, par ce duel historique entre la
liberté et l’égalité car, dans notre pays, l’égalité est à la base de la légitimité de l’État. Elle est la
condition de la nation face au fédéralisme. Elle respecte la diversité, mais unifie le peuple. Pour les
grands républicains comme Clemenceau, le libéralisme sera toujours «le renard libre dans le
poulailler libre». C’est-à-dire ce qui divise et peut anéantir.»
Retour à 2017, dans cette campagne présidentielle qui bat son plein. Dans la rade de Cherbourg
secouée par l’écume de l’Atlantique, Laurent Gouhier réfléchit à ce fameux dilemme. Le directeur
de La Presse de la Manche a assisté, deux jours avant notre rencontre, à la pose de la première
pierre de la future usine de pales pour éoliennes que prévoit d’ouvrir le géant américain General
Electric.
L’actuel premier ministre socialiste et ancien maire de la ville, Bernard Cazeneuve, était bien sûr
présent. Le symbole, dans ce département le plus nucléarisé de France, est a priori porteur d’un
autre avenir économique que celui de l’atome. Sauf que: «Le Cotentin montre bien que l’État, en
France, peut aussi bien être un handicap qu’un tremplin, détaille notre interlocuteur, familier de
l’élite politique locale assez bien répartie entre droite et gauche. D’un côté, l’État trace la voie de la
transition énergétique indispensable. De l’autre, rien ne change sur le plan des infrastructures
ferroviaires, capitales pour relier cette presqu’île au reste de la Normandie. A l’heure du TGV qui
met Bordeaux à deux heures de Paris, nous sommes toujours à plus de trois heures de train de la
capitale. Comme dans les années cinquante.»
Il faut transformer le pays
Liberté. Un seul présidentiable porte ce terme haut et fort lors de ses déplacements : François
Fillon. Le candidat de la droite a fait de son projet libéral la pierre angulaire de la rupture qu’il juge
indispensable pour «sortir la France de la faillite». Interrogeons donc sur ce sujet son bras droit
économique, l’ancien patron du premier assureur mondial Axa, Henri de Castries. Le décor, cette
fois, n’est pas le château XVIe-XVIIIe d’Alexis de Tocqueville et la côte de Barfleur qui se découpe
au loin. Nous sommes, avec quelques journalistes européens, attablés Chez Laurent, le restaurant
politique du Tout-Paris, à deux pas de l’Élysée.
«Dire que la France a besoin de plus de liberté ne signifie pas que nous voulons cliver davantage la
société», assène l’ex-PDG, dont on murmure qu’il pourrait se retrouver ministre des Finances dans
l’équipe gouvernementale resserrée (un «commando» de quinze ministres compétents) que
François Fillon a promis de nommer s’il accède à l’Élysée le 7 mai prochain. «Il s’agit de se donner
les moyens de transformer la France d’ici à la fin du prochain quinquennat. La liberté, c’est aussi
dire la vérité sur le niveau des déficits et des dépenses publiques dont crève notre économie. C’est
dire aux Français: nous allons cesser de vous déresponsabiliser.»
L’exemple de la Sécurité sociale
Aucun autre débat n’illustre mieux ce duel entre la liberté et l’égalité en France que celui sur
l’avenir de la Sécurité sociale. Près de 80% des Français, selon les sondages, sont viscéralement
attachés au remboursement des soins et au système de retraites par répartition mis en place au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Laurent Hébert est un des délégués syndicaux du
constructeur naval public DCNS qui, à Cherbourg, produit dans l’arsenal sous haute sécurité les
coques des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin. Le premier d’entre eux, Le Redoutable, sorti
de l’arsenal en 1967 en présence du général de Gaulle puis retiré du service actif en 1991, est
d’ailleurs depuis l’an 2000 la vedette de la Cité de la mer, où parents et enfants peuvent visiter ses
entrailles mystérieuses.
La Sécu ? Le syndicaliste éructe aussitôt : «Vouloir, au nom de la liberté, revenir sans cesse sur les
acquis sociaux et les démanteler est une atteinte à l’égalité fondatrice de notre contrat social. Cela
suffit que les réformes signifient toujours moins pour le plus grand nombre», s’énervait-il
récemment dans Ouest-France, le grand quotidien régional, propriétaire de La Presse de la
Manche, que concurrence son édition locale.
L’historien Jean-Noël Jeanneney, héritier d’une grande famille d’intellectuels républicains (son
grand-père, Jules Jeanneney, fut président du Sénat entre 1932 et 1942, son père fut ministre de
l’Industrie du général de Gaulle), apporte des nuances: «Il ne faut jamais oublier, dans le débat
politique en France, la place du troisième mot de la devise républicaine qu’est la fraternité,
synonyme ici de solidarité. La Sécurité sociale, c’est la fraternité chargée de compenser les…
inégalités.»
Moins de morcellement
Comment réformer dès lors ? Comment réconcilier la France, à partir de cette élection
présidentielle de 2017, avec cette liberté indispensable à l’innovation, à l’esprit d’entreprise, à la
création d’emplois dans un pays gangrené par le chômage de masse ? La Manche chère à Alexis de
Tocqueville donne un début d’exemple.
Sur le plan de l’organisation territoriale, le département (9% de demandeurs d’emploi contre 10,5%
au niveau national) est un pionnier de la «révolution silencieuse» qui conduit au regroupement
volontaire des communes. Huit grandes agglomérations vont bientôt remplacer les 27
intercommunalités. Moins de morcellement. Plus d’autonomie budgétaire, et donc de liberté
d’action. Donnant-donnant. Au pays du bocage, où le sentier des douaniers qui surplombe la mer
sillonne les pâturages des vaches laitières les plus prolifiques d’Europe, La France change par àcoups. Modérément. Par le bas.
Bousculée par le libéral-conservateur Fillon ? Rassurée par le centriste Macron ? Réinventée par le
socialiste Hamon ? Refermée sur elle-même par Le Pen ou Mélenchon ? Les noms des deux
premiers candidats résonnent dans les couloirs du château de Tocqueville, où Jean-Guillaume
prévoit, à l’automne 2017, d’organiser une conférence sur la démocratie. En 2012, 50,1% des
électeurs de la Manche avaient voté Nicolas Sarkozy, contre 49,9% François Hollande au second
tour.
«Alexis voterait peut-être pour Macron. Son côté américain. Son côté refondateur. Plus sa
réprobation constante de la corruption et de «l’affaiblissement des âmes», sourit un retraité devant
la tombe de l’écrivain, au pied de l’église de Tocqueville.
Discours du 27 janvier 1848
Une réprobation contenue, au nom de la liberté, dans son fameux discours à l’Assemblée du
27 janvier 1848, au seuil de la révolution qui chassa Louis-Philippe et sa monarchie bourgeoise
pour rétablir – brièvement – la République : «Je jette, Messieurs, un regard attentif sur la classe
qui gouverne, sur la classe qui a des droits et sur celle qui est gouvernée. Et ce qui s’y passe
m’effraie et m’inquiète […]. Les mœurs publiques s’y altèrent […]. Croyez-vous que ce spectacle
étrange de l’adresse et du savoir-faire, donné publiquement pendant de longues années, sur un
vaste théâtre, à toute la nation qui vous regarde, croyez-vous qu’un tel spectacle ait été de nature à
améliorer les mœurs publiques?»
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