"Souffrance" Mini symposium à l'occasion du départ de M.J.J.F Visser Ministère de la Santé, du Bien-être et des Sports Index "On ne peut quand même pas laisser une personne mourir comme ça !" Hans Van Delden 2 "Docteur, puis-je compter sur vous quand..." Marian Verkerk Cette publication réunit les textes des interventions prononcées lors du mini symposium à l'occasion du départ de Jaap Visser, le 22 janvier 2004. "On ne peut quand même pas laisser une personne mourir comme ça !" Plaidoyer en faveur d'une réévaluation de la fin de vie dans le débat sur l'euthanasie Hans Van Delden1 1. Introduction La décision de recourir à l'euthanasie est normalement précédée d'un processus intense où le temps joue un rôle essentiel. En effet, d'un côté nous souhaitons que la prise de décision ne soit pas précipitée, garantissant tout le soin que le médecin y a apporté et le caractère mûrement réfléchi du souhait du patient. Mais de l'autre, il peut arriver que l'on se retrouve dans une situation d'urgence où l'action s'impose. Non seulement il existe une conception (généralement implicite) du timing idéal dans le processus d'euthanasie, mais également de la place de ce processus dans la vie du patient. Force est de constater que l'interruption de la vie et l'aide au suicide sont des phénomènes qui interviennent surtout en fin de vie quand il ne reste au patient relativement peu de temps à vivre. Et pourtant, la fin de vie n'a jamais été acceptée comme critère moral pertinent, du moins pas dans le cadre du débat public sur l'euthanasie aux Pays-Bas. En Belgique, ce critère est en revanche pris en compte dans la loi sur l'interruption de la vie. Ma contribution à ce symposium porte donc sur ce point : la fin de vie ne devrait-elle pas être considérée comme un critère moral pertinent ? Quelles en seraient les conséquences pour les Commissions régionales de contrôle de l'euthanasie dans l'exercice de leur contrôle ? 2. Deux cadres décisionnels pour l'euthanasie Avant d'étudier le processus décisionnel menant à l'acte d'interruption de la vie du point de vue normatif, intéressons-nous aux cadres décisionnels existants. Une des justifications morales de l'euthanasie généralement invoquée est la notion d'autodétermination. J'entends par là la dignité que l'homme attache à la possibilité de prendre lui-même les décisions importantes le concernant en accord avec ses propres conceptions d'une bonne vie et la possibilité d'agir en accord avec ces décisions. La mise en œuvre de cette notion permet aux hommes de vivre selon leurs conceptions de la bonne vie/goede leven dans le respect de règles juridiques naturellement et dans la mesure où leur liberté n'empiète pas sur la liberté d'autrui. Ce faisant, les hommes assument la responsabilité de leur vie et de la personne qu'ils sont devenus. Dans cette conception, c'est là un élément important de dignité humaine. On est en droit de se demander si le droit à l'autodétermination englobe également le droit de choisir de mourir. L'importance que l'on attache au droit de disposer de soi-même tel que nous l'avons brièvement entrevu ci-dessus, n'entraîne pas nécessairement que l'on ait la liberté d'abandonner cette liberté en choisissant de mourir. Ce sujet pourrait sans doute faire l'objet de profondes spéculations philosophiques mais qu'il suffise, dans le cadre de cette intervention, de constater que de nombreuses personnes ressentent le besoin de contrôler et de préserver leur dignité dans les derniers temps de leur vie. Pour ces personnes, la garantie d'une certaine qualité de vie est devenue plus importante que la prolongation de leur existence. Il est impossible de déterminer objectivement le moment où la qualité de vie se dégrade à ce point que la personne décide de mourir. C'est précisément parce que le droit à l'autodétermination est une valeur fondamentale et que le moment de la décision 1 Hans van Delden est professeur d'éthique médicale au Centre Julius au Centre Universitaire Médical d'Utrecht. Il est également praticien hospitalier à l'hôpital longs séjours de Rosendael. Il a participé à la toute première étude nationale empirique sur les décisions médicales sur les cas de fin de vie pour la commission Remmelink. Il est membre de la commission régionale de vérification pour l'euthanasie d'Arnhem. diffère pour chaque individu qu'il est primordial que le choix d'interrompre la vie revienne à l'individu souffrant. Les deux raisons majeures de considérer que l'euthanasie est justifiée sont le souhait librement exprimé du patient de mourir et le fait qu'il ait jugé que ses souffrances sont devenues insupportables. A ce stade, il faut accepter que le médecin ne soit qu'un exécutant. On peut également estimer que la seule demande d'interruption de la vie du patient ne suffit pas à justifier (moralement) l'euthanasie. Dans cette vision l'euthanasie ne peut être justifiée qu'en empruntant des arguments au principe de charité/weldoen (Van Delden, 1999). En d'autres termes : si le souhait de continuer de vivre émis librement est une condition suffisante pour honorer la demande, Il n'en est pas de même pour le souhait de mourir. C'est alors tout au plus une condition nécessaire. Il n'existe pas de "droit à mourir" contraignant qui serait fondé sur le droit à l'autodétermination. Dans le même sens, Kuitert estime que les raisons qui poussent un médecin à respecter le souhait de mourir d'un patient est à rechercher dans son évaluation professionnelle de la situation (Kuitert, 1993). C'est sur cette base qu'il lui est possible de comprendre le patient et d'accéder à sa demande. Un médecin n'ampute jamais un membre parce qu'un patient le lui demande mais parce qu'il y a une nécessité médicale. A cet égard une phrase du rapport de la Commission Remmelink (1991, p.32) mérite d'être citée : [aussi bien dans le cas de l'interruption de la vie sur demande ou sans demande] la justification ultime de l'acte est une souffrance intolérable". On peut même penser que l'existence des critères de rigueur implique que le droit à l'autodétermination ne peut pas être le seul fondement de l'euthanasie. Une des caractéristiques d'un droit est que son exercice n'est pas subordonné à un contrôle : mes décisions sont valables non pas parce qu'elles sont justes mais simplement parce que je les ai prises. Aucun critère supplémentaire d'appréciation n'est requis. Au contraire dans le cas d'une demande d'euthanasie, il existe des critères supplémentaires. Un médecin ne peut accepter une demande d'euthanasie, même sérieuse et constante, que si les souffrances du patient sont insupportables et sans perspectives d'amélioration. Le médecin ne peut donc en aucun cas se limiter à l'invocation du droit à l'autodétermination du patient. On lui demande de porter un jugement professionnel sur le caractère insupportable des souffrances du patient mais surtout sur les perspectives d'amélioration des souffrances. Selon moi, ce second cadre de référence décisionnel se caractérise par un double fondement (les principes de liberté de choix et de charité) et par le fait qu'il implique un jugement professionnel de la part du médecin. C'est pourquoi je parlerai ici de vision médicalisée, sans que le terme "médicalisée" ne soit en rien péjoratif. Si l'on observe la relation entre euthanasie et temps à partir de ce cadre médicalisé, force est de constater que le facteur temps ne joue plus uniquement un rôle dans le jugement par le médecin du caractère mûrement réfléchi de la demande du patient mais également lors de l'appréciation professionnelle de la situation par le médecin. Il est possible que le médecin estime que les souffrances du patient peuvent encore être traitées, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas encore sans perspective d'amélioration. Il dira alors à son patient que "ce n'est pas encore le moment de parler d'euthanasie". Les études montrent d'ailleurs que c'est le motif souvent invoqué par les médecins en pratique pour refuser une demande d'euthanasie (Haverkate, 1991). Il peut également arriver qu'un traitement alternatif soit envisageable mais le délai dans lequel il pourrait produire des effets est tellement long qu'il s'agit en fait d'une solution déraisonnable. Il peut même arriver que le médecin estime que l'urgence de la situation nécessite une intervention immédiate. En tout cas, la décision du médecin est motivée par un jugement professionnel qui le conduit à penser que les souffrances du patient ont atteint le seuil de l'intolérable et ne doivent donc pas être prolongées. Le protocole d'euthanasie du Centre Universitaire Médical d'Utrecht exige en outre que le médecin prenne sa décision dans les 24 heures. Quoi qu'il en soit, dans cette vision de l'euthanasie, le degré de la souffrance du patient et l'impossibilité d'y remédier joue un rôle important. Il appartient au médecin de porter un jugement professionnel sur ces facteurs et le facteur temps joue un rôle indéniable dans ce processus. Dans la conception médicalisée de l'euthanasie, le médecin doit non seulement porter un jugement sur la souffrance mais également sur le moyen d'y mettre un terme : l'interruption active de la vie. L'acte doit être proportionnel, c'est-à-dire qu'il doit y avoir un équilibre entre les moyens choisis et le but. Le facteur temps joue une fois encore un rôle important dans l'appréciation de cette proportionnalité. Il est possible que le médecin en soit venu à la conclusion que le temps de l'euthanasie est passé. Imaginons le cas d'un patient dont les souffrances ne justifient pas une intervention immédiate et à qui il reste si peu de temps à vivre qu'une mort naturelle est prévue très rapidement. L'interruption active de la vie peut dans ce cas paraître tout à fait disproportionnée. Une complication peut survenir du fait que le patient ou sa famille comptaient sur l'interruption de la vie alors que le médecin juge qu'il y a moins de raisons au vu de la nouvelle situation. Si le médecin s'était auparavant engagé vis-à-vis du patient, il aura alors l'impression de manquer à sa parole en refusant l'euthanasie alors même que d'après son jugement professionnel, cela n'est plus nécessaire. Afin d'éviter ce genre de problèmes, il est souhaitable que les médecins aient une idée plus claire du cadre médicalisé décisionnel et ne fassent pas des promesses qui leur retirent la latitude de décision que ce cadre leur confère justement. 2. La fin de vie Armé de l'analyse que nous avons faite au paragraphe précédent, nous pouvons désormais nous intéresser de plus près à la notion de "fin de vie". Cette notion joue un rôle essentiel si l'on estime que l'euthanasie doit rester limitée à une certaine période de la vie, à savoir celle où la mort est imminente. Cette notion joue également un rôle important dans les débats sur l'admissibilité de l'euthanasie au niveau international. En passant, je viens de donner une description un peu plus précise de ce qu'est la fin de vie, "une période où la mort est imminente". Bien sûr cela n'est pas suffisant et c'est pourquoi je vais tenter de définir cette notion avant de commencer la discussion normative. Et de fait ce n'est pas chose aisée car la notion est floue. Le Manuel des Soins Palliatifs emploie un concept assez proche, celui de "phase terminale", dont il donne une définition : en phase terminale, les signes de la mort sont visibles et inéluctables. En général, ajoute le manuel, cela couvre une période de six semaines au maximum (Spreeuwenberg, 2002). Toujours selon ce manuel, il s'agit de l'ultime étape de la phase palliative. En Grande-Bretagne, on définit le terme "terminal illness" comme "an illness which is invevitably progressive (...) and which will invevitably result in death within a few monthes at most2" (rapport de la Chambre des Lords, cite in Keown, 1995 :100). Il serait intéressant de pouvoir quelle est la pratique de l'euthanasie par rapport à cette définition. Malheureusement, les rapports annuels des Commissions régionales de contrôle de l'euthanasie ne nous fournissent pas de renseignements sur la mesure de l'abrégement de la durée de la vie. Par contre nous disposons des données issues de trois grandes études nationales réalisées autour de l'euthanasie et des autres décisions médicales autour de la fin de vie (Van der Maas 1991, Van der Wal 1996, 2003). Dans chacune de ces études on a demandé aux médecins participants de combien de temps leur décision a écourté la vie du patient. Le tableau de la page suivante présente les résultats en pourcentage (emprunté à Van der Wal, 1996, 2003). 2 Traduction : la "phase terminale" est "la maladie incurable (...) qui va inéluctablement entraîner la mort du patient en quelques mois tout au plus". Tableau 1 Abrègement de la durée de vie dans les cas d'interruption de la vie et d'aide au suicide aux Pays-Bas Durée de vie abrégée Aucune ou < 24 h 1 à 7 jours 1à4 semaines > 1 mois Euthanasie 2001 10 Aide au suicide 2001 7 Euthanasie 1995 18 Aide au suicide 1955 9 Euthanasie 1990 21 Aide au suicide 1990 14 36 41 38 16 44 31 16 45 39 26 32 14 13 40 7 30 13 40 Ce qui ressort de ce tableau, ce sont les différences de fréquence entre l'interruption de la vie et l'aide au suicide d'un côté et les recoupements entre les trois études. Sur le premier point, il apparaît clairement que l'abrégement de la vie est plus important dans les cas de suicide assisté que dans les cas d'euthanasie. Cela indique que les personnes qui ont recours à l'aide au suicide se trouvent à un stade moins avancé de leur maladie. Nous pouvons désormais affirmer qu'environ 90% des patients qui subissent une euthanasie et 60 à 70% des patients qui reçoivent une aide au suicide se trouvent en phase terminale telle que définie par le Manuel de Soins Palliatifs. Il est donc indéniable que l'euthanasie, telle qu'elle est pratiquée aux Pays-Bas, et ce malgré le refus d'utiliser la fin de vie comme critère de décision, est un phénomène qui a lieu au cours de cette période. Au niveau du débat international sur l'admissibilité de l'euthanasie, on constate que la notion de fin de vie est plus utilisée comme critère de contrôle du médecin ayant pratiqué l'euthanasie que comme critère permettant la description de la situation du patient qui demande l'euthanasie. Aux Etats-Unis par exemple, une loi de l'Etat de l'Oregon aux limite le suicide assisté par un médecin aux cas de patients se trouvant en phase terminale ("terminally ill patients"). Aux Pays-Bas également des voix s'élèvent dans le débat public pour limiter l'euthanasie à cette période. Dans son avis sur l'euthanasie de 1982, le Conseil de la Santé citait deux cas de traitement "médical vain". L'un de ces cas concernait les patients "qui se trouvent en phase terminale et pour lesquels il est vain de prolonger encore la vie" (Conseil de la Santé, 1982 : 13). Les travaux préparatoires du gouvernement Lubbers (1986) sur une loi régissant l'euthanasie utilisaient le terme "prévision concrète de survenance de la mort". La Commission Remmelink (à ne pas confondre avec les experts qui ont mené des recherches pour son compte) employait dans son rapport également (une variante) de la fin de vie. Elle était prête à accepter l'acte d'interruption volontaire de la vie sans demande expresse, voire même à le qualifier d'acte médical normal, dès lors que les fonctions vitales du patient commençaient à défaillir (Commission Remmelink, 1991). Si, parvenu à un tel stade, le patient souffre énormément, l'interruption de la vie doit être considéré comme une aide à la mort. La Commission concluait que dans de pareils cas, la procédure de signalement n'avait pas à être suivie. Enfin, dans les années 1990 la politique du ministre de la Justice de l'époque, M.Hirsch Ballin, visait à procéder à un contrôle approfondi de toutes les euthanasies qui, au vu du formulaire de signalement, avaient écourté la vie du patient de plus de 6 mois. L'emploi normatif de la fin de vie est également le sujet de nombreux débats dans la littérature médico-éthique. On s'intéresse non seulement à l'euthanasie mais également tout acte ou omission d'acte susceptible d'accélérer le décès du patient. Ramsey, par exemple, estime qu'un médecin ne peut renoncer à soigner qu'une personne mourante (Ramsey, 1978). Dans un article qui fait autorité sur le sujet, Wanzer et al. Affirment que face à un patient en phase terminal ("hopelessly ill patients"), la priorité du médecin doit être de soulager ses souffrances (Wanzer 1984). Pellegrino et Thomasna estiment que l'utilisation de considérations sur "la qualité de la vie" n'est acceptable qu'en fin de vie (Pellegrino, 1988). Globalement, la jurisprudence américaine n'accepte l'abstention de soins à un patient incapable d'exprimer sa volonté que s'il se trouve en phase terminale (Emanuel 1988). Toujours d'après cette jurisprudence, le terme "terminally ill" doit se comprendre de patients dont l'espérance de vie est réduite à moins d'une année. Pranger, enfin, estime qu'il faut considérer les patients se trouvant dans un état végétatif durable comme décédés et que par conséquent, leur alimentation artificielle peut être stoppée (Pranger 1992). Et pourtant la fin de vie en tant que critère s'est heurtée régulièrement à de nombreuses critiques (par ex Van Berkestijn 1986, Leenen 1994, Legemaate 1998). La fixation de la durée correspondant à la fin de vie est une chose très arbitraire. A cela s'ajoute le fait que la distinction entre mourant et non mourant ne recouvre pas la distinction entre souffrances supportables et souffrances insupportables ni celle entre l'existence ou l'absence d'un souhait explicite d'accélérer la fin de vie. La conception prédominante parmi les spécialistes de l'éthique est que cette notion n'est de toute façon pas opérationnelle, du moins pas en tant que critère déterminant. Ce critère a également une valeur juridique assez limitée. Il est significatif que le juge du tribunal de Leeuwarden, dans l'affaire Postma de 1973 (le premier procès en euthanasie qui est à l'origine des débats actuels), avait suivi l'avis de l'inspecteur de la santé sur tous les points sauf un, l'utilisation de la fin de vie comme critère (Leenen 1994). La Cour de Cassation a explicitement affirmé dans l'arrêt Chabot (1994) que la présence de la fin de vie n'était pas une condition de l'euthanasie. Dans la loi néerlandaise sur la pratique de l'interruption de la vie, la notion n'apparaît pas. Tout au plus demande-t-on aux médecins dans le formulaire de signalement d'euthanasie d'estimer la durée de vie perdue d'un patient mais c'est surtout une question à titre informatif. L'article 2 des critères de rigueur ne mentionne pas non plus la notion. Nous avons vu comment quelles sont les positions vis-à-vis de la notion de fin de vie et je pense qu'il est temps que je formule ma propre conception. Commençons par admettre que le choix du nombre de semaines (jours ? mois ?) par lesquels on désigne la fin de vie est un choix arbitraire. Et même si l'on parvenait à se mettre d'accord sur ce point, il reste très difficile de prévoir combien de temps il reste à vivre à un patient donné. Il n'en reste pas point que dans un certain nombre de cas, on peut raisonnablement penser que le patient n'a plus longtemps à vivre (par ex. une à deux semaines). Imaginons que nous trouvions dans une telle situation, quel impact cela aurait-il sur l'évaluation morale de la situation par le médecin ? Revenons un instant sur la distinction entre les deux cadres décisionnels que nous avons vue dans le paragraphe précédent. Pour la personne qui se base sur le droit à l'autodétermination, le fait que le patient soit ou pas en fin de vie n'a que peu d'importance puisque l'essentiel est alors l'évaluation des souffrances par le patient et le caractère mûrement réfléchi et libre de sa décision. Ces facteurs sont indépendants de la fin de vie. Par contre l'absence de la fin de vie pourrait constituer un problème dans le cadre médicalisé, et ce pour deux raisons. Dans le cadre médicalisé, ce qui est fondamental c'est la possibilité de juger le niveau des souffrances par une autre personne que le patient, le but demeurant bien sûr d'atténuer ces souffrances. Or, il me semble que ces possibilités sont généralement plus réduites en fin de vie. Le médecin n'a tout simplement pas l'occasion de d'attendre et de juger de l'effet de son traitement. Parvenu à ce stade de la maladie d'un patient, toute nouvelle tentative d'alléger les souffrances, l'épuisement et le mal être a toutes les chances de ne pas être une solution raisonnable. En revanche, en dehors de la fin de vie, il existe encore une chance que le patient aille mieux ou développe une nouvelle relation par rapport à ses souffrances. La seconde raison qui, selon moi, justifie d'accorder un statut spécial à la fin de vie est la conception médicale de la bonne mort. La mort douce est un concept éthique moderne. Je dis moderne car cela ne fait que deux cent ans que la relation au mourant a trouvé une place dans la médecine (Meerman 1991). Tous les médecins, qu'ils soient pour ou contre l'euthanasie, s'accordent sur la notion de mort douce. Les soins palliatifs visent également à permettre un passage de la vie à la mort aussi doux que possible. Aucun médecin n'acceptera une agonie douloureuse sans rien faire. C'est ce qui me fait penser que ces médecins seront moins enclins à accepter un certain degré de souffrance chez un patient en fin de vie et qu'ils seraient plus enclins à intervenir pour y mettre un terme. Pour un nombre important de médecins aux Pays-Bas, cela inclut le recours à l'euthanasie si nécessaire. Je souhaiterais que les considérations théoriques sur la fin de vie soient réévaluées à la lumière de cette analyse. Certes l'utilisation généralisée de notion de fin de vie se heurte encore à l'impossibilité d'en donner une définition adéquate, mais on pourrait lui reconnaître un poids moral. Au demeurant, ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas la quantité de temps "perdu". Certes, le patient dont la mort est proche est "privé" de moins de temps qu'un autre. Toutefois je ne souscris pas à l'idée que ce n'est pas si grave si un médecin lui donne alors "un petit coup de pouce". D'un point de vue éthique, l'accélération de la fin de vie demeure un acte de mort et ce, même si la mort naturelle du patient était proche. La différence de situation entre un patient mourant et un patient non mourant ne se trouve donc pas dans le traitement accélérant la fin de la vie en lui-même mais dans les possibilités dont dispose le médecin pour rendre les souffrances du patient encore supportables. 4. Conclusion Nous avons discuté de la relation de l'euthanasie et du temps. Le choix d'un cadre de référence décisionnel moral est fondamental; on distingue le cadre médicalisé et le cadre se fondant sur le droit à l'autodétermination. Nous avons constaté que de très nombreuses voix s'élèvent contre l'utilisation de "la fin de vie" comme critère. Je soutiens ce point de vue dans la mesure où il s'agit de limiter l'euthanasie à la phase d'agonie mais j'ai voulu montré dans cette intervention qu'il existe une nécessité de reconnaître un certain poids moral à la situation où la mort est proche. Ce poids moral dépend surtout des possibilités qu'il reste au médecin de rendre les souffrances du patient encore supportables. C'est, à mon avis, ce que font les Commissions régionales de contrôle quand elles interprètent les critères d'insupportabilité des souffrances et d'absence de perspective d'amélioration plus souplement quand la mort du patient est imminente. Références bibliographiques : A faire ! "Docteur, puis-je compter sur vous quand..." Marian Verkerk3 La mort selon de Rilke "O Herr, gieb jedem seinen eignen Tod Das Sterben, das aus jenem Leben geht, darin er Liebe hatte, Sinn und Not."4 Dans ces vers tirés du Livre d'heures, le poète allemand Rainer Maria Rilke aspirait à une mort ayant les mêmes traits que la vie même, l'amour, le pêché et le besoin qui rendent l'existence de chacun unique. Il aspirait en d'autres termes à une mort qui soit une expérience intime liée à la vie de chacun.5 Rilke plaidait pour un droit de mourir et un droit de mourir dans la dignité, c'est-à-dire de mourir de façon à exprimer ce que cela signifie d'être un homme. La personne qui meurt est la personne qui a conscience de sa propre identité, avec son monde d'expériences personnelles, sa propre volonté, cette capacité à faire ses propres choix. Pour Rilke, cette mort est la "grande mort", la mort qui a mûri. Il y oppose la "petite mort", de plus en plus courante, qui se présente plutôt comme une mort stéréotypée et standardisée : "Man stirbt, wie es gerade kommt; man stirbt den Tod, der zu der Krankheit gehört, die man hat (denn seit man alle Krankheiten kennt, weiss man auch, dass die verschiedenen letalen Abschlusse zu den Krankheiten gehören und nicht zu den Menschen; und der Kranke hat sozusagen nichts zu tun)". 6 Les mots de Rilke sont tout à fait d'actualité. Aux Pays-Bas, presque la moitié des décès sont liés d'une manière ou d'une autre à un traitement médical, depuis l'euthanasie jusqu'à l'abandon ou l'abstention de soins. Cela semble confirmer que la "petite mort" est la conséquence de la maladie et que le malade a disparu de la scène de sa propre mort. Y-a-t-il encore aujourd'hui une place pour la "grande mort" de Rilke ? Dans un article provocateur," Een plastic dood: asymmetrie in de zorgrelatie", Annelies van Heijst avance que l'euthanasie est une pratique juridiquement tolérée où le malade est clientalisé : le patient est un consommateur particulier qui a droit à une mort que le médecin lui fournit.7 Les concepts de droit à disposer de soi-même et de d'autodétermination, tellement présents dans l'éthique médicale, sont étendus à la mort : "J'ai le droit de choisir de mourir, docteur, et vous, vous devez vous en charger." Toute la question est de savoir si l'on peut mettre sur le même plan le droit à l'autodétermination et le droit de mourir dont Rilke parle. Ma réponse à cette question, cela ne vous étonnera pas, est négative. Ce n'est pas parce que je penserais que la liberté de choisir et la mort n'ont rien à voir ensemble, loin de là. Je partage l'avis de Rilke quand il dit que la mort d'une personne doit être avant tout quelque chose qui reflète la vie et l'identité de la personne qui s'en va. Mais il s'agit là d'un autre type 3 Marian Verkerk est professeur d'éthique à la Faculté des Sciences Médicales de Groningue. "Ô mon Dieu, Donne à chacun sa propre mort La mort née de sa propre vie, où il connut l'amour, le pêché et la misère." 5 G.A van der Wal cite dans son article "Bestaat er een recht op sterven" le poète Rilke . (Euthanasie – Knelpunten in een discusse, Ambo, 1987) 6 Rainer Maria Rilke, "Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge", in "Werke in drei Banden, Insel, Frankfurt a. M., 1996, III, p.114. 7 Van Heijst A., in M. Pijneneburg et F. Vosman, "Tegendraadse levensvisies", Assen, 1996. 4 de liberté que la liberté de choix et de contrôle. Parlons plutôt "de liberté socratique"8 à la suite de Manschot, ou d'authenticité. Mais pour parvenir à cette liberté socratique, il faut un élément supplémentaire, la confiance. Les soins de fin de vie, et c'est ce que je me propose ici de démontrer, sont avant tout une pratique basée sur la confiance qui s'appuie sur certaines attentes normatives, telles que "la bonne mort", la place de la souffrance dans la vie, de l'indépendance de l'individu et de sa vulnérabilité. Ces notions font partie de la liberté de chacun, une liberté qui ne peut cependant s'épanouir que dans une relation de confiance. Mais commençons par l'histoire de Mme van Dooren. Madame van Dooren Je connaissais Mme van Dooren depuis un bon nombre d'années. Elle avait été une des premières personnes à venir me consulter lorsque j'ai ouvert mon cabinet dans le village. Plus par curiosité d'ailleurs que pour autre chose. Elle m'avait alors dit : "Je viens voir comment va le docteur." C'était une femme active, en fait c'est elle qui régentait toute la vie de leur famille. Elle tenait la maison, aidait son mari à gérer leur ferme et mener ses deux fils à la baguette. Peu de temps après avoir fêté son 54eme anniversaire, elle est venue me consulter. Elle ne se sentait pas bien depuis un bout de temps. Elle avait perdu beaucoup de poids au cours des deux derniers mois et elle n'avait plus d'appétit. Après plusieurs examens à l'hôpital régional, le diagnostic est finalement tombé : elle souffrait d'une tumeur inopérable au foie. Presque immédiatement, elle a exprimé son souhait d'être euthanasiée. "Docteur, quand le moment sera venu, est-ce que je peux compter sur vous ?", me demanda-t-elle. Je lui ai répondu qu'elle pouvait compter sur moi mais que le temps n'était sûrement pas encore venu. La maladie a progressé très rapidement et un soir, son mari m'a appelé. Je devais venir immédiatement. Ca ne pouvait plus continuer comme ça. Lorsque je suis entré dans sa chambre, elle a dit immédiatement : "Docteur, il faut que ça arrive maintenant." Je lui ai alors demandé : "Que voulez-vous dire ?" "Vous savez bien, faites-moi cette petite injection". Je lui ai expliqué que cela ne fonctionnait pas ainsi. Je trouvais qu'elle allait encore raisonnablement bien, elle réagissait bien au traitement anti-douleur et elle était encore suffisamment autonome chez elle. Je lui expliqué qu'un second avis médical était nécessaire et que je doutais qu'un second médecin indépendant trouverais que sa demande était suffisamment fondée."Vous me laissez tomber, docteur", a-t-elle alors dit, "Je vous faisais confiance". Ce genre de situation n'est pas rare. C'est le genre de problème auquel un médecin de famille normal peut être confronté. On pourrait réagir en disant :"De toute évidence ce médecin n'avait pas suffisamment la dame. Une demande d'euthanasie ne peut pas tomber des nues et doit être discutée très sérieusement auparavant. Le médecin s'est mis lui-même dans le pétrin." On peut également considérer que cet exemple illustre le cas typique du patient qui revendique et fait pression/insistant, commandant sur le médecin. Un patient insistant est un patient qui ne laisse au médecin aucune latitude de décision et qui vous met au pied du mur. Dans les deux cas, le droit à disposer de soi-même est la notion centrale. Dans le premier cas, on n'accorde pas suffisamment d'attention à ce droit tandis que dans le second cas, on peut parler d'un droit à disposer de soi-même doorgeschoten. En tout cas, le médecin doit avoir informé suffisamment le patient sur sa situation et ses perspectives. On parlera de droit à disposer de soi-même doorgeschoten dans le sens où le patient s'impose comme un Manschot H.A.M, "Kwetsbare autonomie", in Manschot H.A.M & M.A. Verkerk, Ethiek van de Zorg – een discussie , Amsterdam, 1994. 8 consommateur qui exige : "J'en fait la demande, et c'est pourquoi vous allez faire en sorte que je l'obtienne." Dans le premier cas le médecin aura tout intérêt à mieux informer ses patients à l'avenir et dans le second cas, il faudra clairement affirmer que les soins en général et les soins en fin de vie ne sont pas une question de consommation où le client est roi. Mais n'y a-t-il pas autre chose ? Mme Van Dooren avait quand même ajouté : "Vous me laissez tomber, docteur" et "Je vous avais fait confiance." Mme Van Dooren comptait sur son médecin pour qu'il soit là quand elle en aurait besoin. Et ce n'est que lorsque le médecin a semblé briser la confiance que Mme Van Dooren et sa famille avait mis en lui que la panique et la colère ont pris le dessus. Le médecin quant à lui se sentait impuissant face à la nouvelle situation et pris au piège. Mme Van Dooren lui fait confiance et compte sur lui. De son côté, il a des obligations vis-à-vis d'autres personnes et vis-à-vis de lui-même. Le médecin doit agir professionnellement en respectant les critères de rigueur que la législation impose en cas d'interruption volontaire de la vie. Et sans doute doitil rendre des comptes à sa conscience. En tout cas, il lui est impossible de pratiquer une euthanasie qu'il estime prématurée. Il est sans doute également déçu par la réaction de Mme Van Dooren et de sa famille car il croyait qu'eux aussi avaient conscience de la responsabilité professionnelle qui est la sienne. Il pensait qu'ils tiendraient compte de sa vulnérabilité dans la situation présente et du fait qu'il était lié à certains critères et prescriptions légales. Il croyait peut-être qu'ils comprendraient que pour lui aussi, honorer une demande d'euthanasie, était une quelque chose de difficile. Après tout, les médecins ne tuent pas leurs patients de gaieté de cœur ! Confiance et liberté : un couple problématique "Certes", diront les cyniques parmi nous, "mais ce n'est pas avec de la confiance que le monde tourne !" Le temps de la confiance est révolu, nous en sommes au temps de la liberté. Et pourtant pendant longtemps, la confiance a été une notion fondamentale dans le cadre des soins aux personnes. La relation médecin-patient était considérée avant tout comme une relation de confiance entre deux personnes. Le patient avait conscience que le médecin était lié par le serment d'Hippocrate et que son devoir était d'aider le malade, et c'est sur cette base qu'il faisait confiance au médecin. Des comportements paternalistes traduisaient en partie cette relation : "Ne vous faites pas de souci. La seule chose dont vous deviez vous préoccuper, c'est d'aller mieux et nous nous occupons du reste". Au cours des dernières décennies, on a assisté à un glissement dans la relation patientthérapeute. Le psychiatre Pols9 parle lui d'un glissement de terrain à cause du caractère fondamental et intense des transformations intervenues et des processus de changement en cours. Pols cite trois changements majeurs : (1) l'évolution de la législation concernant la relation médecin-patient dans le secteur de la santé publique, (2) le passage d'une culture de la relation à une culture de la connaissance et (3) la mutation d'une culture du contenu à une culture du management. A l'origine les deux premiers cas visaient à rendre les soins plus transparents pour le patient et par là même renforcent la position (de pouvoir) du patient. Ces évolutions confirment que le droit à l'autodétermination du patient est le fondement moral principal de la médecine. L'ancienne notion morale de la confiance cède sa place à la nouvelle notion morale du respect de la liberté individuelle du patient. On ne peut encore parler de concept moral de confiance que sous réserve du respect de la liberté individuelle. Si le patient fait confiance au médecin, c'est parce qu'il sait que ce dernier peut être appelé à répondre de ses actes devant la loi. L'exercice d'un contrôle par le patient est d'ailleurs favorisée par l'amélioration de la compréhension qu'il a des possibilités 9 Pols J., "Macht en dwang in psychiatrische hulpverlening", in Graste, J. & D. Bauduin "Waardevol werk", Assen, 2000.s et des limites des traitements, compréhension qu'il acquiert à travers des protocoles et des directives de soin. Le paternalisme ("le docteur sait ce qu'il fait") et la confiance en het goede doen en het kwade nalaten du médecin qui l'accompagne , ont été remplacés par une confiance limitée qui n'exclut pas qu'en cas de besoin le patient rappelle le médecin à l'ordre en se fondant sur ses droits. Mais avoir une confiance limitée en quelqu'un, ce n'est pas la même chose que de lui faire confiance tout court. Ceux qui estiment que le droit à l'autodétermination comme droit de choisir librement et de contrôle, est premier, trouveront que la notion de confiance n'a que peu d'intérêt. Mais avons-nous raison de limiter le sens de la liberté à ces critères ? Le philosophe anglais Onora O'Neill estime que limiter la signification de la liberté au libre choix et au contrôle revient à s'inscrire dans une logique de consommation où les soins seraient des produits sur le marché des soins et du bien-être10. Les décisions en matière de soins sont considérées comme des choix de consommation. Mais elle précise par la suite que la comparaison ne peut être que partielle car le patient ne se comporte pas comme un consommateur critique qui est à la recherche du produit qui lui convienne. En général la maladie bouleverse l'existence. La situation du malade est surtout caractérisée par le désarroi et la vulnérabilité. Un bon thérapeute doit faire plus que dispenser des informations objectives. Le traitement vu sous l'angle du processus implique une dialogue entre le soignant et le soigné au cours duquel les deux acteurs cherchent ensemble une solution à la situation de vulnérabilité du patient. Dans le cadre de soins médicaux, le respect de la liberté de l'individu va plus loin que la liberté de choix et de contrôle. Cela peut également impliquer d'aider le patient à (re)trouver le sens de sa propre existence, souvent si fragile. Une liberté relationnelle Le respect de la liberté d'un client ne se limite pas seulement à garantir sa liberté de choix et de contrôle mais il y a plus. Cela implique de respecter ce client particulier, en étant à l'écoute de son histoire, de sa situation et de ses besoins, de faire preuve d'empathie. Le respect de la liberté implique d'aider le patient à (re)trouver le sens de sa propre existence, souvent si fragile. La littérature a introduit le concept de liberté relationnelle. Le concept de liberté relationnelle cherche plus à atteindre la liberté qu'à l'utiliser comme fondement d'un raisonnement. Etre libre cela signifie être à même de faire l'expérience de sa propre vie. Le moi libre n'est pas une donnée statistique mais un quelque chose vers lequel on tend. Le moi est dynamique, en évolution perpétuelle, ce qui entraîne une remise en question permanente de ses choix et décisions. En retour les choix modifient le moi. En ce sens, la réalisation de la liberté, la compréhension de soi-même, est également un processus. Le rôle d'autrui dans ce processus est incontournable car ce n'est que dans ma relation à autrui et à mon environnement que je peux découvrir ce que je veux vraiment. Le respect de la liberté d'autrui passe également par la création et le maintien d'environnements où l'individu se sait respecté et où on lui fait confiance11. La liberté est le concept relationnel par excellence où le respect (de soi même) et la confiance (en soi même) sont des conditions de son exercice. Le respect de la liberté des patients implique de donner du sens à leurs sentiments et émotions sans toutefois perdre de vue les ambivalences attachées à ces considérations : les interrogations sur l'identification et le sens sont essentielles. L'histoire personnelle du patient joue un rôle déterminant. Il faut donc insister sur les aspects communicationnels lors des soins ainsi que sur les aspects d'assistance au patient. Le thérapeute doit être vigilant et surveiller les effets (positifs ou négatifs) que les soins peuvent avoir sur la liberté du patient. 10 11 O'Neill, "Autonomy and Trust in Bioethics", Cambridge, 2002. Voir par exemple Govier T., "Self-Trust, Autonomy and Self-Esteem", Hypatia, 1993, pp.99-120. Certaines formes de soins entraînent trop souvent une perte de confiance (du patient en lui même) et donc de liberté. Le couple liberté-confiance n'est absolument pas problématique vu sous l'angle relationnel. Confiance et liberté se supposent pour ainsi dire l'une l'autre et sont toutes les deux des notions relationnelles. Attentes normatives et responsabilité La relation de confiance existe entre personnes qui ont des attentes réciproques sur les réactions et les responsabilités de l'autre. Toute relation (morale) contient en ce sens une histoire qui raconte ce que nous attendons des autres et de nous-même. Ces attentes se fondent sur les normes et des valeurs que l'on pense partagées. Pourtant la plupart du temps, nous nous trouvons dans des situations de default trust, selon les termes du philosophe Margaret Walker. La situation est alors la suivante : deux individus ont des attentes réciproques fondées (consciemment ou inconsciemment) sur des valeurs qu'ils supposent communes, mais cette confiance est mal fondée. La question de la confiance ne se pose au grand jour qu'après que quelque chose arrive qui remet en question ces attentes normatives. C'est ainsi que Mme Van Dooren et son médecin traitant se trouvaient dès le départ de leur relation dans une situation biaisée. Tous deux partaient du principe qu'ils s'étaient compris quand Mme Van Dooren avait demandé au médecin si elle pouvait lui faire confiance quand le temps serait venu. Ce à quoi le médecin avait répondu qu'elle pouvait lui faire confiance. Mais quand le moment crucial fut venu, il ne fut plus question d'une compréhension mutuelle. Tous deux avaient manifestement une conception différente du "quand ça ne peut plus durer". En fait, il encore plus probable que le médecin et son patient n'avaient pas discuté du tout de ce "quand ça ne peut plus durer" ou "de ce que devrait être une bonne mort". En d'autres termes, il n'a jamais été question de la "grande mort" de Rilke entre Mme Van Dooren et son médecin traitant. On peut tirer au moins deux enseignements de cette histoire. Le premier est que le patient a besoin d'être assisté dans ses efforts de formulation de ce que signifie pour lui un bon processus de fin de vie. Les histoires des patients en phase terminale diffèrent énormément les unes des autres, que ce soit au niveau du langage qu'au niveau de l'approche de la mort. Le médecin ne doit pas perdre de vue cette spécificité et considérer chaque cas individuellement12. C'est, comme je l'ai dit plutôt, ce que le respect de la liberté relationnelle nous commande de faire. Mais il y a plus. L'accompagnement de fin de vie exige aussi bien du thérapeute que du patient qu'ils trouvent les mots pour dire ce que cela signifie de mourir. Le rôle du thérapeute est ici essentiel. Il me semble que tant que le thérapeute ne s'est pas posé ces questions de sens, il n'est pas en état de reconnaître ces mêmes interrogations chez le patient. "Tout le monde le remarque. Mais remarquer quoi ? Et bien, que je suis si maigre" C'est vrai qu'elle est très pâle et son nez devient de plus en plus saillant. Ses yeux brillent comme deux perles de jais dans son visage livide. Hors de chez elle, elle sent les regards des autres peser sur elle. Elle croit que tout le monde peut voir les signes de cette bataille humiliante que l'homme doit mener au bord de la tombe pour pouvoir se coucher dignement. Et je crois qu'elle avait raison. Moi aussi, j'ai regardé des mourants avec ce regard. Le tout premier patient en phase terminale que j'ai suivi éveillait en moi de la peur et de la curiosité. Quand j'emploie des expressions comme mort de fatigue, ennuyeux comme la mort ou on 12 Goldsteen M. & R. Houtepen, "Een goede dood. Terminale patienten over hun verhouding tot het onvermijdelijke einde", in Verkerk, Hartoungh, "Ethiek en Palliatieve zorg", Assen, 2003. crève d'ennui ici, je ne peux m'empêcher d'y voir trop faibles artifices censés nous protéger d'un réalité cruelle et qui nous menace tous. Car nous mourons tous. Moi aussi, j'ai dû regarder ce patient avec ce regard13. La belle mort de Rilke, celle qui arrive après avoir été mûrie, n'est pas chose aisée. Cela demande du courage, de la pratique et un langage. L'épouvantail de la pratique de l'euthanasie comme une mort plastique mais tolérée par la loi, ressurgira à chaque fois que nous oublierons les normes et valeurs qui se cachent derrière le bonne mort. Si nous sommes incapables d'en parler, alors effectivement il ne pourra pas y avoir de confiance, seulement le recours à des droits acquis en apparence. 13 Bert Keizer, "Het refrein is Hein", Sun, 1994, p.165.