Changements de perspectives dans la lutte contre le virus du sida • LE MONDE | 11.07.02 | 12h39 • MIS A JOUR LE 11.07.02 | 14h48 Barcelone de notre envoyé spécial A défaut de grandes nouveautés dans les médicaments anti-VIH, les modalités de traitement des personnes infectées par le virus du sida évoluent sensiblement. La quatorzième Conférence internationale sur le sida (7-12 juillet à Barcelone) confirme le passage récent d'une époque où l'on traitait vite et fort par les médicaments antirétroviraux à une approche où l'on diffère, autant que faire se peut, la prise de molécules aux effets secondaires notables. Dans les pays du Nord, où les trithérapies ont transformé le sida en une maladie chronique qu'il s'agit de gérer sur le long terme, l'attitude privilégiée répond à une logique d'"épargne". Comme l'a rappelé le professeur Robert Siliciano (université John-Hopkins, Baltimore), le VIH s'intègre dans une population de cellules immunitaires (les lymphocytes T CD4 +) retournées à l'état de repos. Ces cellules, qui jouent un rôle essentiel dans la mémoire immunitaire et qui "ont pour fonction biologique de survivre pendant des années", abritent donc une forme silencieuse du virus, alors même que le VIH a pu devenir indétectable dans le sang. Or, poursuit Robert Siliciano, "il n'y a pas de décroissance significative du réservoir latent après 5 à 7 années chez les patients qui ont la meilleure réponse possible aux traitements antirétroviraux hautement . Même si le réservoir ne consiste qu'en un million de cellules, il faudrait, estime-t-il, 73 ans pour qu'il soit vidangé." Et le scientifique américain de conclure : "Le réservoir latent que constituent pour le VIH les lymphocytes T CD4 + garantit une persistance à vie du virus et rend la maladie intrinsèquement incurable par les seuls traitements antirétroviraux." Malgré cet obstacle à l'éradication du VIH, il est avéré qu'un traitement antirétroviral bien conduit permet de restaurer des fonctions immunitaires même chez les personnes profondément immunodéprimées. Or, on sait l'importance des effets secondaires liés à ces médicaments : intolérance, effets préoccupants sur le métabolisme des graisses (modification de leur répartition, augmentation du risque cardio-vasculaire). TREIZE ÉTUDES PROSPECTIVES Au cours de la session consacrée à ce thème, Geneviève Chêne (Inserm U330, université Victor- Segalen, Bordeaux) a présenté les résultats de l'analyse conjointe de treize études prospectives menées en Europe et en Amérique du Nord. Regroupant les données de 12 574 patients chez lesquels une trithérapie était débutée, cette étude "ART" qui doit paraître vendredi 12 juillet dans la revue britannique The Lancet examine l'évolution vers le sida et les décès en fonction du taux sanguin de CD4 et d'autres paramètres comme l'âge, le mode d'infection, etc. La probabilité de progresser jusqu'au stade sida ou de décéder au bout de trois ans de traitement allait de 3,4 %, chez des patients de moins de 50 ans, non consommateurs de drogue par voie intraveineuse et ayant au moins 350 CD4 par mm3 et une charge virale inférieure à 100 000 copies par ml au commencement de leur traitement, à 50 %, chez ceux de plus de 50 ans, usagers de drogue par voie intraveineuse et ayant moins de 50 CD4 et une charge virale (le nombre de copies du virus, qui s'est multiplié, dans le sang) supérieure à 100 000. Le taux de CD4 au début du traitement apparaît être le meilleur facteur pronostique, la limite se situant à 200 CD4 par mm3. S'il s'agit toujours de traiter fort avec un traitement "hautement actif" afin d'abaisser la charge virale jusqu'à la rendre indétectable, ce critère de la charge virale est cependant de moins en moins retenu dans la décision de démarrer pour la première fois un traitement anti-VIH. En revanche, le nombre des lymphocytes spécialisés CD4 l'est lui de plus en plus, comme sont retenues aussi les éventuelles manifestations cliniques de la maladie, pour que soit mis en route le traitement antirétroviral. C'est le cas dans les recommandations françaises sur la prise en charge des personnes infectées par le VIH que le professeur Jean-François Delfraissy (chef du service d'immunologie clinique, hôpital de Bicêtre, Kremlin-Bicêtre) a présentées à Barcelone. "Il faut, a-t-il dit, s'inscrire dans la durée. A l'heure actuelle dans les pays du Nord, le problème est moins celui de l'efficacité que celui des effets secondaires, car ils sont source de mauvaise observance du traitement et donc de résistances. La période optimale pour débuter le traitement chez un patient infecté par le VIH se situe lorsque son taux de lymphocytes T CD4 est descendu en dessous de 350 par mm3 sans atteindre 200 par mm3." Le deuxième point important est la confirmation qu'il est envisageable d'interrompre complètement de manière concertée la trithérapie chez les personnes ayant peu de symptômes, un taux de CD4 supérieur à 400 par mm3 et souffrant d'effets secondaires du traitement. "Cette interruption doit bien être expliquée et doit donner lieu à une surveillance et à un suivi très régulier", insiste Jean-François Delfraissy. En tout cas, affirme-t-il, "il faut absolument intégrer la prévention des échecs dans la conduite du traitement, liés en particulier à des problèmes d'adhésion au traitement". Paul Benkimoun La nouveauté du T-20 C'est l'une des rares nouveautés des médicaments anti-VIH. Les résultats de l'étude de phase III (premières évaluations de l'efficacité chez l'homme) avec l'enfuvirtide, baptisé T-20 (laboratoire Roche), ont été présentés, lundi 8 juillet, à Barcelone. Cette étude, dite TORO, comparait l'addition du T-20 à la trithérapie la mieux adaptée aux effets de la seule trithérapie chez des patients ayant déjà reçu des traitements antirétroviraux à haute dose. Le T-20 a ceci d'original qu'il est le premier antirétroviral de la famille des inhibiteurs de fusion, qui bloquent le VIH avant qu'il ne pénètre dans la cellule. Dans la branche de l'étude menée en Europe, 37 % des patients du groupe T-20 ont vu leur charge virale descendre jusqu'à un niveau jugé indétectable à 24 semaines, contre 16 % dans le groupe qui n'en recevait pas. Dans la partie américaine (Etats-Unis et Brésil), 28 % des patients du groupe T-20 avaient une charge virale indétectable, contre 14 % dans l'autre groupe. La longue marche vers un vaccin anti-VIH C'est, selon le professeur Michel Kazatchkine, président de l'Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS, France) le grand oublié de la conférence de Barcelone : le vaccin anti-VIH. Actuellement, plus de quatre-vingt-dix essais sont en cours de phase préliminaire (phase I et II, chez des volontaires sains) et différentes stratégies vaccinales ont été évoquées lors de la conférence de Barcelone sur le sida. Celle du laboratoire Merck utilise une combinaison d'ADN codant les protéines du VIH et d'un adénovirus servant de vecteur. Une réponse cellulaire au vaccin est obtenue dans un peu plus de la moitié des cas, mais une difficulté tient à ce qu'à peu près tout le monde possède des anticorps dirigés contre les adénovirus. Glaxo-SmithKline a quelque succès avec un cocktail de protéines du VIH lors d'essais chez le singe. Les premiers essais chez l'homme devraient débuter fin 2002 ou en 2003. La Thaïlande a annoncé "le lancement du plus grand essai de vaccin préventif contre le VIH au monde". Mené en partenariat avec les Etats-Unis, ce premier essai de phase III (évaluation de l'efficacité) chez 16 000 volontaires non infectés par le VIH sera mené en double aveugle contre placebo sur plus de cinq ans. Il vise à apprécier la protection conférée par un vaccin préparé par Aventis-Pasteur, avec comme vecteur un virus canarypox stimulant l'immunité cellulaire et un rappel par un autre vaccin, de la firme VaxGen, stimulant l'autre voie du système immunitaire, l'immunité humorale. Tous les volontaires recevront également une information détaillée sur la prévention de l'infection par le VIH. "UNE EFFICACITÉ PARTIELLE" L'ANRS, elle, teste un programme utilisant un vecteur viral et des lipopeptides, en l'occurrence "des séquences protéiques-clés du VIH auxquelles ont été rajoutées des queues lipidiques, ce qui leur permet d'être mieux captées par les cellules présentatrices d'antigènes", explique Michel Kazatchkine. Douze essais ont été menés jusqu'à présent et trois sont en cours, dont un enrôlant plus de 400 personnes qui sera conduit aux Etats-Unis. "Tous ces vaccins de première génération n'auront qu'une efficacité partielle et ne suffiront pas à empêcher l'infection, reconnaît Michel Kazatchkine, mais ils peuvent permettre une épargne thérapeutique et auront peutêtre un impact sur la transmission." Par ailleurs, VaxGen a beaucoup communiqué sur les résultats à venir (fin 2002 aux Etats-Unis et mi-2003 en Thaïlande) d'un essai de phase III de son vaccin "Aidsvax B/E". Enfin, l'essai "Oxford-Nairobi", du nom des deux villes où sera menée la phase I (innocuité), fait appel à un vaccin à base d'ADN viral combiné au vecteur viral MVA. • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12.07.02