INTRODUCTION - Institut international de Droit d`Expression et d

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L’interprétation des contrats en droit québécois
par François GENDRON
Professeur au Collège militaire royal du Canada
Courriel : [email protected]
En droit québécois, l’interprétation des contrats est avant tout un produit de
l'histoire et de la pratique judiciaire. Elle vise à obtenir une règle de décision permettant
d'arbitrer un différend dans le respect du droit, de la logique et de l'équité. Depuis peu,
elle s’inspire cependant d’une nouvelle philosophie.
Un contrat prête à interprétation lorsqu’il n’a pas de sens ou lorsqu’il en a
plusieurs. On dit, en pareil cas, qu’il est obscur ou qu’il est ambigu : les parties n’ont pas
correctement exprimé leur intention. Mais, pour quelle raison ? Et comment l’interprète
pourrait-il le faire à leur place, lui qui est étranger à la convention intervenue ? Faut-il,
malgré tout, qu’il s’en tienne à la formule du contrat ? Et si elle conduit à une absurdité,
ne doit-il pas s’appliquer à trouver dans le contrat autre chose que ce qu’on y a mis ?
S’agit-il là d’ailleurs d’un acte purement intellectuel de clarification dans lequel il
n’entrerait rien que de logique ? Ou faut-il y introduire aussi des considérations d’équité ?
Autant de questions – et bien d’autres – qui se posent à l’interprète lorsqu’il se trouve
confronté à un texte qui, par exemple, ne suffit plus à faire connaître les droits et les
obligations des parties parce que les situations qu’il devait régir ont évolué.
Le droit des contrats – Gérard Cornu l'a très bien dit – est fait d'un corps de règles,
d'un corps de jurisprudence et d'un corps de doctrine1. Les règles sont celles du Code
civil du Québec ; la jurisprudence est celle des décisions de justice ; la doctrine est celle
des auteurs qui ont étudié la question. En matière d'interprétation, toutefois, il semble que
le Code civil ne donne au juge que des conseils. De même, la doctrine peut avoir inspiré
bien des décisions et, à l'avenir, en inspirer encore bien d'autres, mais c'est tout. Elle n'a
évidemment pas force obligatoire. Il reste la jurisprudence. C’est la source principale.
Elle illustre concrètement la façon dont les tribunaux peuvent envisager et résoudre un
problème d'interprétation.
De la pratique judiciaire, je conclus que l'interprète procède (et doit procéder) en
trois étapes.
L'interprète interroge d'abord le texte. C'est dans la lettre qu'il doit chercher
l'esprit. Si le texte est clair et ne conduit pas à des mécomptes, il s'y tient.
L'interprète interroge ensuite l'intention des parties. Il doit préférer ce qui en
résulte à ce qui est dit expressément. Cependant, ce n'est pas toujours dans l'intention des
1
G. CORNU, Droit civil, introduction : les personnes, les biens, 9 e éd., Paris, Montchrestien, 1999, pp. 16,
107, 167, 174.
1
parties, non plus que dans les mots du texte, que réside l'essence du droit. Il arrive que la
volonté des parties soit muette ou contradictoire. Il arrive qu'en lieu et place de l'intention
commune on ne trouve que des intentions divergentes. Force est alors de chercher
ailleurs.
L'interprète interroge enfin les nécessités sociales. Il s'agit moins, en ce cas,
d'expliquer un texte que de résoudre un conflit d'intérêts, conformément à la justice. Si,
en effet, le texte du contrat est impuissant à révéler l'intention commune, c'est dans
l'examen des réalités et dans les exigences du problème à résoudre que l'interprète
trouvera la solution. Il faut avoir le courage de l'admettre : il ne s'agit plus de la vérité des
résultats – ils sont invérifiables – mais de leur opportunité sociale. En pareille occurrence,
l'interprète s'inspire de facteurs objectifs (la bonne foi, la nature du contrat, les usages,
l'équité et la loi) pour adapter le contrat aux besoins du moment, et dégager ce qui en
résulte pour que justice soit rendue. On objectera qu'alors cette méthode, censée dire la
volonté des parties, ne dit plus que celle de l'interprète. Je le concède. Parce que,
effectivement, il en est ainsi.
Cela dit, il semble que les tribunaux mettent en pratique une méthode nouvelle
d’interprétation. Cette méthode participe elle-même de la philosophie nouvelle qui régit
maintenant le droit des contrats.
Il apparaît en effet que les tribunaux sanctionnent la conduite abusive plus
rigoureusement qu'autrefois. Il apparaît aussi qu'ils appellent désormais les parties à une
collaboration plus étroite dans la poursuite des objectifs communs fixés par le contrat.
Naturellement, le contrat reste un compromis ponctuel entre des intérêts opposés, mais,
de plus en plus, les tribunaux y voient aussi « une convergence d'intérêts communs et
équilibrés ». Le point de vue s'est déplacé.
On sait qu'au terme de l'article 1434 du Code civil du Québec le contrat oblige
ceux qui l'ont conclu non seulement pour ce qu'ils y ont exprimé, mais aussi pour tout ce
qui en découle d'après sa nature et suivant les usages, l'équité ou la loi. Cet article, où
Trudel voyait « le principe premier de l'interprétation contractuelle2 », était jusqu'à
récemment resté lettre morte ou presque. Les tribunaux l'invoquaient rarement. Il est
maintenant devenu, au dire de Louise Poudrier-Lebel, une règle fondamentale
d'interprétation des contrats3. Ici aussi, le point de vue s'est déplacé.
Il en est de même pour la bonne foi. Trudel y voyait naguère « l'assise des
conventions4 », mais les tribunaux n'y faisaient pas référence, ou alors très peu.
Maintenant, de l'avis de Brigitte Lefebvre, la bonne foi est devenue aussi une règle
fondamentale d'interprétation des contrats5. Ici encore, le point de vue s'est déplacé.
2
G. TRUDEL, Traité de droit civil du Québec, t. VII, Montréal, Wilson & Lafleur ltée, 1946, p. 339. Voir
aussi P.-A. CRÉPEAU, « Le contenu obligationnel d'un contrat », (1965) 43 R. du B. can. 1.
3
L. POUDRIER-LEBEL, « L'interprétation des contrats et la morale judiciaire », (1993) 27 R.J.T. 581.
4
G. TRUDEL, Traité de droit civil du Québec, t. VII, précité, note 2, p. 338.
5
B. LEFEBVRE, « Liberté contractuelle et justice contractuelle : le rôle accru de la bonne foi comme norme
de comportement », Développements récents en droit des contrats, Cowansville, Les Éditions Yvon
Blais inc., 2000, p. 49.
2
Nouvelle par certains de ses principes, la méthode d'interprétation qu’adoptent
maintenant les tribunaux est également nouvelle par certaines de ses techniques. Ainsi,
les procédés de lecture purement grammaticaux ou strictement logiques qui, souvent,
servent à couvrir la mauvaise foi6, glissent dans le discrédit. Certes, le tribunal recherche
toujours une solution qui soit logiquement structurée et rationnellement déduite de
l'examen des réalités. Il recherche de même une solution qui concorde avec la formule du
contrat. Mais, à tout cela, il préfère encore la justice des résultats et c'est avec l'approche
téléologique qu'il y arrive le plus aisément. Les parties conçoivent toujours un contrat
comme le moyen d'atteindre un but. Or, dans les vicissitudes du commerce juridique, nul
n'a pour objectif de donner plus qu'il ne reçoit. C'est la raison pour laquelle un contrat
déséquilibré apparaît comme affecté d'un vice intrinsèque. Il appelle le redressement.
Fidèle à la lettre ou fidèle à l'esprit, il apparaît que l'interprétation d'un contrat est
d'abord un acte de justice, sinon un verdict d'équité.
Les règles d’interprétation des contrats consignées au Code civil du Québec sont,
en fait, des procédés de raisonnement commandés par un principe général : la recherche
de l’intention commune des parties. Le législateur pose d’abord que le contrat doit être
interprété d’après l’esprit qui a présidé à sa rédaction ; suivent ensuite un certain nombre
de techniques qui permettent d’y arriver.
Cette méthode s’inscrit dans la tradition juridique occidentale et remonte au droit
romain. Elle codifie des principes qui sont de tous les temps et elle semble en cela avoir
quelque chose d’impérissable. Mais c’est aussi et surtout, dans sa conception, la méthode
de la société libérale issue de la Révolution française. Il est naturel que, depuis lors, avec
le mouvement social, elle se soit enrichie d’éléments nouveaux.
La société libérale du XIXe siècle considérait que les obligations d’un contrat
tiennent essentiellement à la volonté des parties ; on estime aujourd’hui qu’elles relèvent
également, et pour une grande part, de la justice et de l’utilité sociale. La loi impose le
respect de la parole donnée, mais elle impose également le respect de la justice. Et c’est
dans la mesure où la parole donnée respecte elle-même la justice qu’elle garde sa force
obligatoire.
Le contrat n’est donc plus la seule affaire des parties ; de chose privée, il est à
certains égards devenu chose sociale. La jurisprudence est de plus en plus abondante où
le tribunal se réfère toujours à la volonté des parties, bien sûr, mais aussi à des
considérations de bonne foi et d’équité. L’interprétation enregistre ainsi un recul des
intérêts individuels au profit des valeurs sociales.
6
« On cite un chef d'armée qui, après être convenu avec l'ennemi d'une trève de trente jours, ravageait de
nuit son territoire parce que, disait-il, le pacte conclu s'appliquait aux jours, non aux nuits. » (CICÉRON,
Traité des devoirs, livre I, chap. X, dans De la vieillesse, de l'amitié, des devoirs, traduction, notices et
notes de Charles Appuhn, Paris, Garnier Flammarion, 1967, p. 123.)
3
L’interprétation d’un contrat prend d’abord appui sur un écrit. C’est toutefois par
l’esprit du texte plus que par sa teneur littérale que l’interprète arrive à le saisir et qu’il en
trouve la raison intime.
4
Cette approche, qu’on a appelée l’approche spirituelle du contrat, est bien sûr une
affaire de logique : le tribunal constate les faits de l’espèce, énonce la règle de droit qui
s’y applique, et de cela il tire sa décision. Il procède par syllogisme, et la logique
constitue l’armature de son raisonnement.
C’est aussi une affaire de droit. On sait que, par leur contrat, les parties se sont
donné une loi particulière. Cette loi les régit, naturellement, mais, en règle générale et
réserve faite de l’ordre public, le tribunal lui doit de même obéissance. C’est en effet en
regard de la loi des parties qu’il doit arbitrer leur différend. Et cette loi ne réside pas dans
ce qu’en dit le tribunal. Elle préexiste au contraire à sa décision et doit en constituer le
fondement, la ratio decidendi.
C’est encore une affaire de bonne foi. La bonne foi est devenue le principe
directeur de toute interprétation. Elle a transformé la conception classique du contrat. On
y voyait un compromis ponctuel entre des intérêts opposés ; on y voit maintenant aussi
« une convergence d’intérêts communs et équilibrés ». D’où, par exemple, le devoir
positif de collaboration que la jurisprudence a découvert aux parties dans la réalisation
des objectifs qu’elles se sont fixés.
C’est enfin une affaire d’équité. Le tribunal doit rendre son dû à chacun. C’est la
grandeur de son ministère. Or il s’en faut de beaucoup que seuls la logique et le droit y
suffisent. La logique peut conduire à la déraison et le droit se nier lui-même. Ainsi,
lorsque la formule du contrat conduit à une absurdité, ou encore lorsqu’elle consacre un
déséquilibre inacceptable, le tribunal, ministre d’équité, trouve généralement le moyen de
s’en affranchir. D’où le recul des procédés d’interprétation purement grammaticaux ou
strictement logiques ; d’où, aussi, les atteintes de plus en plus nombreuses à la force
obligatoire du contrat. Le contrat n’est plus, en effet, la chose intangible qu’il était. Le
contrat d’adhésion notamment. Lorsqu’il constate des abus, le tribunal peut en effet
intervenir jusque dans son économie, en modifier le principe d’organisation, voire le
mettre à néant. C'est une révolution.
Techniquement, le tribunal a le choix des méthodes qui donnent le sens du
contrat; il peut aussi les combiner.
La méthode textuelle pose que le texte se suffit à lui-même. L’interprète peut donc
en extraire la substance par exégèse grammaticale et d’après le sens objectif des mots.
Mais il ne saurait lui faire dire autre chose que ce qu’il dit.
La méthode logique pose que le contrat est un tout cohérent et qu’il faut lui
donner un effet utile. La conduite des parties peut en révéler le sens autant que le texte. Il
s’agit bien encore de ce que le contrat dit, mais parfois aussi de ce qu’il ne dit pas.
La méthode objective pose que l’interprète ne saurait trouver dans le contrat la
solution d’une difficulté qui n’y a pas été prévue. Force est donc de chercher ailleurs.
5
L’interprète ajoute alors au contrat de quoi le rendre juste et utile en s’inspirant des
nécessités sociales.
L’interprète ne réussit pas toujours à tirer la substance du contrat de son seul
texte. Les réalités évoluent, le texte du contrat reste le même. Et le texte ne saurait tout
dire ni tout prévoir. Il ne donne parfois du contrat qu’une idée partielle ; c’est au tribunal
de suppléer le reste. Le cas échéant, l’interprète assouplit le texte pour le faire évoluer à
la mesure des événements qu’il doit régir. Est-ce à dire que le contrat contient – soit par
lui-même, soit par extension analogique – la solution à tous les problèmes qui peuvent en
découler ? Certes non. Il peut survenir une difficulté que les parties n’avaient absolument
pas envisagée, et pour la solution de laquelle le texte ne soit d’aucun secours.
L’interprète, alors, complète la formule du contrat et en détermine la substance
obligatoire en empruntant à l’équité et en s’inspirant de la nature des choses.
Méthode textuelle, méthode logique, méthode objective... au vrai, il n’y a rien qui
oblige le tribunal à adopter une méthode d’interprétation plutôt qu’une autre. Le choix se
fait en fonction du résultat recherché et celui-ci, en définitive, dépend de la philosophie
sociale de l’interprète et de son époque. Le tribunal choisit ainsi la méthode qui lui
permet le plus facilement d’arriver à une décision juste, étant donné qu’une décision est
juste lorsqu’il y a un consensus suffisant pour la considérer comme telle. Quant à la
justice contractuelle, le tribunal en a d’abord, semble-t-il, une connaissance intuitive et ce
n’est qu’ensuite qu’il assoit sa conviction dans un cadre logique. Mais le jugement qui en
résulte n’est pas une création discrétionnaire pour autant. Le tribunal reste à la fois lié par
le contrat et par les nécessités sociales.
À certains égards, l’interprétation des contrats reste ce qu’elle a toujours été : un
discours d’exactitude présenté avec méthode, où le tribunal applique aux parties la loi
qu’elles se sont donnée. De plus en plus, cependant, ce discours prend appui sur des
considérations morales de bonne foi et d’équité pour consacrer, au-delà de la lettre du
contrat, une solution qui soit d’abord juste et utile. Le fait est clair : l’interprétation des
contrats s’inspire maintenant d’une nouvelle philosophie qui, par-delà la Révolution
française, renoue avec la tradition des moralistes inaugurée dans l’Antiquité par Cicéron,
et perpétuée par les glossateurs et les canonistes au Moyen Âge. Cette philosophie
qu’Emmanuel Gounot a bien caractérisée, pose que le contrat n’est juridiquement
efficace que s’il est juste. Elle s’inspire en cela du principe commutatif qui veut, pour
toute obligation, une contrepartie qui l’explique et la justifie. Le contrat est en effet une
commutatio, et c’est ce qu’illustrait l’adage des romanistes : Do ut des ; do ut facias ;
facio ut des ; facio ut facias, c’est-à-dire : je donne pour que tu donnes ; je donne pour
que tu fasses ; je fais pour que tu donnes ; je fais pour que tu fasses. Illustration, donc, du
principe de l’équivalence des prestations, qui reflète l’équilibre des intérêts en présence.
Cette nouvelle philosophie fait du tribunal non plus seulement l’arbitre des volontés
privées, mais le délégué de la loi qui, dans les contrats, fait respecter la justice.
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