Chapitre 5
157
D’après le tableau 5-2 ci-dessus, nous constatons que les études menées sur la base
d’une analyse de « niveau 1 », c’est-à-dire les études qui portent sur le mode de dynamique
intrajournalière propre à la microstructure du marché des changes, sont essentiellement de
nature empirique. Cependant, rares sont celles qui analysent les flux d’échanges réels que
gèrent les cambistes interbancaires sur le marché, à l’exception des études de Lyons (1995,
1996, 1998), et de Yao (1997a, 1997b). Ces deux auteurs suivent chacun, pendant plusieurs
jours, l’évolution continuelle de la position rée par un grand (en termes de volume de
transactions réalisées) cambiste interbancaire à New York sur le « sous-marché » du dollar-
mark. Ce type d’étude « personnalisée » est pourtant confrontée à une limite essentielle : en
effet, si nous soulignons de nouveau la présence d’une hétérogénéité entre cambistes sur le
marché des changes, les résultats obtenus à partir de ces études s’avèrent spécifiques, et ne
peuvent être généralisés sur l’ensemble du marché.
A cet égard, les résultats issus des autres études intrajournalières semblent plus
légitimes au regard de leur « représentativité » vis-à-vis des résultats de Lyons et de Yao. En
effet, ces études s’appuient essentiellement sur trois catégories de données tirées des
activités enregistrées sur les réseaux électroniques de Reuters, données pour l’instant les plus
accessibles aux chercheurs. La première catégorie de données concerne les prix cotés du
marché communiqués sur les pages FXFX de Reuters. La seconde est représentée par une
compilation des chaînes de cotations entreprises directement entre cambistes interbancaires
sur le réseau R2000-1. Quant à la troisième, elle relève les informations relatives aux
transactions réalisées sur le réseau R2000-2, un système récent de courtage électronique qui
commence à prendre la place des courtiers traditionnels sur le marché des changes. Comme
ces réseaux de Reuters sont largement utilisés par les cambistes interbancaires sur le marché,
le recours aux données tirées de ces réseaux peut être considéré comme une collection
implicite des informations recensant toutes les activités qui ont lieu, au cours d’une certaine
période, sur un certain segment du marché interbancaire des changes. Ces informations ne
reflètent pas, certes, l’ensemble des activités opérées sur le marché des changes. Mais elles
s’avèrent beaucoup plus représentatives au niveau du marché, que les données relatives aux
transactions réalisées par un seul cambiste, données utilisées par Lyons et par Yao.
Cependant, la présence de deux problèmes liés à la qualité des données de Reuters
discrédite en partie la pertinence des résultats de ces études en termes de représentativité. Le
premier problème repose sur la nature approximative de ces données. Comme nous l’avons
déjà souligné dans la sous-section VI-3 du chapitre 4, la nature des cotations communiquées
sur le réseau électronique de télécommunications a tendance à être référentielle plutôt que
Chapitre 5
158
ferme, en raison de leur rapidité et de leur fréquence au regard aux cotations traditionnelles
réalisées via le réseau vocal téléphonique. En conséquence, les données de Reuters ne sont
pas des informations reflétant les transactions réelles réalisées sur le segment du marché
concerné. Quant au second problème, il s’agit du fait que seules les données en termes de prix
sont disponibles dans ces bases de données. Aussi, leurs utilisateurs sont-ils obligés de
chercher des substituts adéquats pour mesurer le volume des transactions réalisées, afin de
pouvoir analyser correctement le processus intrajournalier d’échange sur un sous-marché des
changes. Toutes ces lacunes méthodologiques montrent que les analyses microstructurelles du
marché des changes au « niveau 1», malgré leur abondance relative, par rapport aux études
menées aux deux autres « niveaux », restent encore à approfondir, sans parler de leur faiblesse
sur la plan théorique.
IV. La dynamique du spread interbancaire à court terme : analyse théorique
Dans la section précédente, nous avons établi un bilan concernant les études
microstructurelles du marché des changes dans la littérature économique. Comme nous
l’avons constaté dans ce bilan, ces études microstructurelles se réalisent essentiellement dans
une optique de court terme, voire de très court terme, c’est-à-dire dans un cadre d’analyse au
« niveau 2 » et au « niveau 1 ». Contrastant avec les analyses au « niveau 1 », les analyses au
« niveau 2 » semblent avoir témoigné d’une « stagnation », en particulier depuis le milieu des
années 90. C’est dans cet esprit que nous visons, dans cette section et la section suivante, à
développer une étude microstructurelle à base du « niveau 2 », à la fois théorique (section IV)
et empirique (section V), du marché des changes. Cette étude met au point, dans son analyse,
essentiellement la dynamique journalière du processus de formation des prix, et son résultat,
sur un sous-marché (où s’échangent un couple spécifique de devises) interbancaire des
changes. Elle nous permettra de mieux appréhender les facteurs clés dans la détermination
du spread interbancaire à court terme sur ce marché, ainsi que les liens entre eux.
IV-1. La gestion des flux d’ordres : question centrale de l’analyse microstructurelle
Sur la plan théorique, nous avons, dans la première section du présent chapitre, mis en
évidence que la question relative à la gestion des flux stochastiques d’ordres, détaillants et
interbancaires, constitue le « noyau dur » d’une étude théorique de la microstructure du
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159
marché des changes. C’est la raison pour laquelle nous commençons notre analyse, en nous
intéressant à cette question fondamentale.
Pour un cambiste interbancaire typique qui travaille sur un sous-marché des changes,
l’évolution journalière de sa gestion des flux d’ordres peut être résumée par le biais de la
figure 5-2 ci-dessous. Commençant sa « journée » par un solde de zéro
1
(I = 0 dans la figure)
de ses « inventaires » sous forme de devises, le cambiste est confronté, tout au long de la
journée, aux flux d’ordres de nature aléatoire. Ces derniers, quelle que soit leur caractéristique
(achat ou vente de devises, ordre donné par un client ou par un confrère), sont représentés,
dans cette figure, par les flèches noires. Comme l’objectif primordial du cambiste consiste à
servir d’intermédiaire sur le marché, sans courir un risque de change trop important, il doit,
non seulement rééquilibrer le niveau de ses inventaires à zéro à la fin de la journée, mais
également revoir l’encours actualisé de ses réserves de devises, au bout d’un certain temps au
sein de la journée, afin d’éviter qu’une importante position ouverte dure trop longtemps. En
d’autres termes, la gestion journalière des flux d’ordres par un cambiste est caractérisée par
des « cycles » qui décomposent une journée typique en plusieurs périodes (les T périodes dans
la figure ci-dessous).
Figure 5-2 : La gestion journalière des flux d’ordres par un cambiste interbancaire
1
Rappelons que ce solde s’apparente à la définition de la « position couverte » qui peut se différer d’un
cambiste à l’autre.
p = 1, 2, 3, …
t, …
p = T
achat de devises
I = 0
I < 0
I > 0
vente de devises
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Au sein de chaque période p, le cambiste réajuste son niveau d’inventaires (I), en
achetant ou vendant des devises sur le marché interbancaire. Ces achats ou ventes sont, dans
la figure 5-2, représentés par les flèches grises. Si nous nous référons de nouveau au schéma
5-1, lequel a montré que l’ordre de transaction reçu par un cambiste interbancaire vient, soit
du marché clientèle (les demandeurs ou les offreurs initiaux de devises), soit du marché
interbancaire (les autres cambistes qui jouent le rôle de « client » sur ce marché), ces achats
et ventes qui ont pour objectif de rééquilibrage de la position peuvent alors être considérés
comme des mesures « anti-choc » face aux flux aléatoires d’ordres en provenance de ces
deux marchés, se génèrent des « chocs » qui affectent la « gestion de position » d’un
cambiste. Cependant, ces « chocs » sont non seulement aléatoires, mais également
hétérogènes. En conséquence, le cambiste doit choisir une stratégie adéquate au moment de
chaque « choc ». Selon la circonstance, il a le choix entre cinq stratégies « anti-choc »
possibles, résumées dans le tableau 5-3 ci-dessous.
Tableau 5-3 : Les cinq stratégies « anti-choc » pour un cambiste interbancaire
stratégies
inconvénients
contact direct avec un autre
cambiste interbancaire pour
donner un ordre
payer la moitié du spread ; prix éven-
tuellement défavorable ; révélation
implicite des informations privées
recours aux courtiers
exécution relativement longue et
incertaine de l’ordre posé ; payer les
commissions aux courtiers
ajustement parallèle du prix
« bid » et du prix « ask »
rééquilibrage de la position
révélation explicite de la position ;
risque d’une position non désirée
recours à d’autres marchés
tels que celui des swaps de
change
dans une optique « dynamique » ;
utile en cas de manque de liquidité du
marché à court terme
payer les frais supplémentaires
pour l’opération de change réalisée
spéculation
cas de tendance favorable des prix
augmenter le risque de position
pour le cambiste interbancaire
Les éléments dans le tableau 5-3 montrent, en fait, un troisième aspect concernant
l’hétérogénéité (les deux premiers ont été abordés dans la première section du présent
chapitre) dans la gestion de position par cambistes interbancaires. En effet, ces agents
peuvent, au gré de la nature de chaque « choc » auquel ils sont confrontés, avoir les divers
modes d’arbitrage en termes d’avantages et d’inconvénients, entre ces cinq stratégies « anti-
choc ». En ce qui concerne la première stratégie, elle consiste à donner un ordre d’achat (de
vente) à un confrère, suite à la réception d’un ordre d’achat (de vente) donné par un client ou
Chapitre 5
161
un cambiste jouant le rôle de client. En d’autres termes, il s’agit d’une transmission
immédiate du « choc » à un confrère sur le marché interbancaire. C’est pourquoi, dans la
littérature économique, cette stratégie est également caractérisée par le terme « hot-potato
trading » (ou transaction de nature « hot-potato ») pour mettre en valeur sa nature liée à une
situation l’on est impatient de se débarrasser des problèmes épineux. Il faut souligner que
parmi les cinq stratégies « anti-choc », cette stratégie s’avère la moins risquée, car, grâce à
une obligation implicite de la cotation réciproque imposée aux cambistes sur le marché,
l’ordre donné à un confrère sur le marché interbancaire est toujours exécutable par
anticipation. En conséquence, le « risque de position » résultant du choc sous la forme de flux
d’ordres est éliminé par le biais de cette stratégie. Cependant, le cambiste doit payer la moitié
du spread
1
au confrère qu’il contacte, d’autant que cette opération est susceptible de révéler
ses informations privées, si elles existent, via l’ordre qu’il passe.
C’est pourquoi, lorsqu’un cambiste est confronté à un « choc » qui lui apporte des
informations importantes sur la tendance du marché, il a intérêt à privilégier la seconde
stratégie « anti-choc » par rapport à la première, pour éviter de perdre les avantages
informationnels dont il peut profiter sur le marché. En effet, le recours au service offert par les
courtiers sur le marché garantit la discrétion de la transaction « anti-choc » destinée à
rééquilibrer la position du cambiste. Il ne peut garantir, en revanche, l’exécution de cette
transaction. Même si cette dernière est réalisée, la procédure entière peut s’avérer beaucoup
plus longue que celle qu’implique la première stratégie.
La troisième stratégie, l’ajustement parallèle des prix (la hausse ou la baisse
synchronisée des prix « bid » et « ask » côtés), fonctionne essentiellement sur la base d’une
logique
2
de rééquilibrage en termes de quantité, par le prix. Il faut souligner que cet
ajustement des prix n’affecte pas le niveau du spread : les prix sont modifiés, mais l’écart
entre eux reste inchangé. Pourtant, en cas d’ajustement des prix trop radical (forte hausse ou
baisse des prix) par rapport au niveau des prix proposés sur le marché, cette stratégie risque de
produire deux incidences défavorables pour le cambiste concerné. D’une part, via la cotation
des prix réajustés, les autres cambistes sur le marché peuvent aisément détecter l’existence
ainsi que le contenu des informations qu’implique la position « anormale » de ce cambiste. A
1
Du fait que le spread est défini comme l’écart entre le prix « ask » et le prix « bid », le « coût » pour une
opération (achat ou vente de devises) de nature « hot-potato » est seulement la moitié de cet élément, à savoir
l’écart entre le prix « ask » et le prix « central » ou entre le prix « central » et le prix « bid ».
2
Cette logique a déjà été éclairée, dans la section III du chapitre précédent, lorsque nous présentions les
principales conclusions obtenues de l’étude d’Amihud & Mendelson (1980).
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