Mesdames et messieurs les parlementaires, professeurs et docteurs, Chers amis, Permettez-moi tout d’abord de vous remercier très chaleureusement de m’avoir invité parmi vous aujourd’hui. Entendre chaque intervention est précieux pour notre propre travail. Et c’est un honneur pour moi de partager à mon tour devant vous une analyse de la situation française autour de notre loi « fin de vie » (qui date de 2005), alors que cette loi est en ce moment même au cœur du débat dans mon pays. Introduction Notre rencontre de ce jour atteste l’interdépendance entre nos législations pourtant si diverses. Nous constatons dans nos sociétés l’influence des lois et pratiques des autres pays. Ce qui se passe à l’étranger sert tour à tour de modèle ou de repoussoir. Deux exemples. Le mouvement anglo-saxon des hospices a heureusement « contaminé » la France depuis 1973, à partir du Saint Christopher’s hospice de Londres dont vient de parler le Professeur Radbroch… Le mouvement des soins palliatifs a ainsi pu naître et se développer en France, avec un certain retard qui est en train de se combler. J’étais présent à la mort de mon père dans un service de soins palliatifs et je peux attester que c’est un service de vie, où l’on vit intensément. Je veux aussi ajouter que le service des urgences où il avait été initialement adressé, vivait aussi de la culture palliative : choix par le patient de ses analgésiques selon sa propre évaluation, accueil de la famille, souci de soigner quand on ne peut plus guérir. C’est l’occasion de remercier ici les praticiens de soins palliatifs pour leur engagement. En sens inverse, ce qu’on a appelé « tourisme de la mort » conduit les citoyens de certains de nos pays à voyager « en aller-simple » vers un autre Etat où l’euthanasie ou le suicide assisté ont été légalisés (parfois en Belgique, plus souvent en Suisse)... La mort n’a pas de frontière. J’ai dialogué – dans le cadre du service SOS fin de vie qu’Alliance VITA a fondé en 2004 – avec plusieurs personnes qui préparaient ce dernier voyage avant d’y renoncer. L’une d’entre-elle avait découvert qu’elle pouvait être accompagnée tout près de chez elle par un service de soins palliatifs dont elle ignorait l’existence. Je dois préciser quelque chose de la situation française qui semble assez particulière sur un point : seulement 27% des personnes décèdent à domicile (contre 58% à l’hôpital et 12% en institutions d’hébergement). Nous avons tous conscience de travailler sur une question qui incite aux échanges, et au partage. La mort est pour ainsi dire notre point commun : elle est « source de fraternité universelle ». Elle invite à la solidarité : du « prendre soin » jusqu’à l’accompagnement du deuil. L’association que je dirige, Alliance VITA, a encore pu le constater en réalisant cette année une campagne intitulée « Parlons la mort » dans l’intention de libérer la parole sur un sujet trop souvent tabou. L’occultation assez récente de la mort, dans nos sociétés occidentales, l’effacement des signes et des rites du deuil, le fait même que les dépouilles mortelles sortent « par la petite porte »… tout cela alimente notre angoisse de la mort, et nous prive de forces de vie. Mais vous m’avez donc demandé de centrer mon intervention sur la loi fin de vie française. Et je vais m’y tenir, en adoptant toutefois un regard qui situe cette loi dans le contexte médical, médiatique, politique et judiciaire, tel que je l’analyse dans mon livre « La Bataille de l’euthanasie » à partir des « cas emblématiques » marquants que la France a connu comme tous les autres pays. Après avoir décrit le contexte législatif français, j’évoquerai son rapport paradoxal avec le réel. I/ Le Contexte législatif français Il a fallu attendre 1986 pour qu’une circulaire ministérielle soit publiée en France pour organiser les soins palliatifs et en faire une priorité. Depuis, trois lois majeures ont été votées. D’abord, la Loi de 1999 sur le droit d’accès aux soins palliatifs. Elle a précisé dans son article premier que « Toute personne malade dont l’état le requiert a le droit d’accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement. » L’article définit ensuite les soins palliatifs : « des soins actifs et continus pratiqués par une équipe interdisciplinaire en institution ou à domicile. Ils visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage. » Puis il est déjà indiqué que « La personne malade peut s’opposer à toute investigation ou thérapeutique. » On mesure déjà qu’entre l’affirmation d’un droit d’accès aux soins palliatifs aussi universel et sa mise en œuvre, il y aura toujours un décalage. C’est une magnifique loi d’orientation, qui pousse à l’exigence, mais elle peut aussi se traduire par des frustrations, faute de moyens. Car il y aura toujours un décalage entre ce qu’il faut faire et ce qui est fait. Mettre en œuvre l’euthanasie demande moins de financement direct, moins de formation, et serait évidemment plus expéditif. Ensuite, la Loi de 2002 sur le droit des malades a complété ce dispositif en insistant sur le refus de ce qu’on nomme couramment « l’acharnement thérapeutique ». Elle n’a fait que rappeler ce qui est un élément clé de la déontologie médicale, en écho à la peur née de la médecine technicisée à outrance. La loi a par ailleurs précisé le droit du patient (dûment informé) de refuser un traitement. Insistant sur le droit du patient à être informé, cette loi a enfin instauré un droit à désigner une personne de confiance (parent, proche ou médecin) « qui sera consultée au cas où elle-même serait hors d’état d’exprimer sa volonté et de recevoir l’information nécessaire à cette fin. » La désignation d’une personne de confiance est proposée au malade « Lors de toute hospitalisation dans un établissement de santé ». Enfin, la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie du 22 avril 2005, dite loi fin de vie ou loi Leonetti (du nom de son auteur) est la pièce centrale du dispositif législatif dédié à la fin de vie. Elle est née en réaction à une affaire emblématique, l’affaire Vincent Humbert, du nom d’un jeune homme accidenté dont la mère a pris la France à témoin d’une volonté de mourir avant de passer elle-même à l’acte en 2003. Le jeune homme est finalement décédé par une double-injection administrée par un médecin. La loi de 2005 a été votée par consensus à l’Assemblée nationale française, à l’issue d’un travail de consultation et d’analyse très approfondi. Cette loi Leonetti a fait l’objet d’une mission d’évaluation en 2008, sous la pression d’une autre affaire qui a fait beaucoup de bruit en France. L’affaire Chantal Sébire, du nom d’une femme souffrant d’un esthesioneuroblastome (tumeur du sinus) qui avait réclamé en vain l’euthanasie, après avoir récusé les soins curatifs et la chirurgie puis les traitements antidouleur adaptés et les soins palliatifs. Les débats parlementaires qui ont abouti à la loi Leonetti sont clairs sur un point : cette loi renvoie dos à dos euthanasie et acharnement thérapeutique (ou obstination déraisonnable) et promeut les soins palliatifs. J’étais dans le public de l’Assemblée nationale française lorsqu’elle a été votée : pour s’assurer du vote de tous les députés, y compris de ceux qui suspectaient une dérive euthanasique, le ministre de la Santé de l’époque a garanti que cette loi validait une « troisième voie française » refusant à la fois acharnement thérapeutique et euthanasie. La loi de 2005 n’est pas fondamentalement novatrice. Elle est surtout « pédagogique » en mettant l’accent sur des éléments déjà anciens de déontologie médicale. Cette loi vient par exemple repréciser ce que l’on nomme l’acte à double effet qui légitime qu’on intensifie des traitements visant à soulager la douleur, en informant le malade que cela peut avoir comme effet secondaire non voulu la survenue de la mort. Elle vient préciser les modalités de directives anticipées qui peuvent être écrites par le malade et son choix d’un tiers de confiance. Elle vient aussi préciser les modalités de limitation ou d’arrêt de traitement selon un modèle de collégialité qui associe aux médecins, toute l’équipe soignante, le malade et sa famille, en prévoyant les cas où le patient est en incapacité de s’exprimer. Un médecin ne décide pas seul. C’est une loi qui oblige à la communication entre le personnel soignants, le malade et ses proches. Jean Leonetti a pu affirmer que sa loi permettait de « laisser mourir » et non pas de « faire mourir ». La loi de 2005 contient cependant une ambiguïté : le statut de l’alimentation et de l’hydratation. L’exposé des motifs de la loi affirme qu’alimentation et hydratation sont des « traitements » (alors que nous considérons quant à nous que ce sont des soins, toujours dus, qu’on doit toujours proposer). Une interprétation extensive de la loi fin de vie s’est alors développée selon laquelle il serait désormais légitime d’interrompre alimentation et hydratation de certains patients dès lors qu’ils n’ont pas (je cite la formule de la loi Leonetti invoquée) « d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ». Pour définir un acte médical relevant d’une obstination déraisonnable, la loi Leonetti a en effet dégagé trois critères : « inutile, disproportionné et n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie. » Cette troisième notion a révélé toute son ambigüité à l’occasion de l’affaire Vincent Lambert (à ne pas confondre avec Vincent Humbert) : ce patient est actuellement en état paucirelationnel ou neurovégétatif à la suite d’un accident. Il est le sujet d’un conflit familial, son épouse demandant l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation par gastrostomie contre l’avis des parents du patient. Le Conseil d’Etat français a pris parti dans le sens préconisé par l’épouse et le médecin chef du service où il est pris en charge, mais les parents ont saisi la Cour Européenne des Droits de l’homme qui devrait statuer en janvier 2015... Notre Comité consultatif national d’éthique a reconnu à l’occasion de cette affaire que de nombreux traitements ou soins appropriés n’ont d’autre but que de préserver la vie sans aucun espoir d’amélioration. Je le cite : « le seul fait de devoir irréversiblement et sans espoir d’amélioration dépendre d’une assistance nutritionnelle pour vivre, ne caractérise pas à soi seul (…) un maintien artificiel en vie et une obstination déraisonnable ». Notre président actuel, François Hollande, avait inscrit en 2012 dans son programme électoral une mesure 21 concernant la fin de vie : « Je proposerai que toute personne majeure en phase avancée ou terminale d’une maladie incurable, provoquant une souffrance physique ou psychique insupportable, et qui ne peut être apaisée, puisse demander, dans des conditions précises et strictes, à bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité. » Il a pris soin de ne jamais parler d’euthanasie, et s’est contenté, jusqu’à ce jour de confier à plusieurs personnalités ou institutions des missions successives. A titre personnel, il semble réservé sur ce sujet, insistant sur la promotion – en paroles – des soins palliatifs, bien que le plan de développement qu’il avait promis dans ce domaine n’ait pas été mis en œuvre. Nous estimons à 500 millions d’euros le besoin de financement sur 5 ans. La dernière initiative présidentielle a consisté à demander à Jean Leonetti (pourtant député UMP, donc de l’opposition) de coordonner avec Alain Claeys, du parti socialiste, qui avait déjà travaillé avec lui en 2005, une nouvelle mission pour proposer des aménagements à sa propre loi. Nous attendons leurs conclusions le 1er décembre 2014. Ils nous ont auditionnés. Deux axes se dessinent : rendre plus fermes – certains disent « opposables » – les directives anticipées et, surtout, instaurer un « droit à la sédation profonde jusqu’à la mort » ou « sédation terminale ». Il peut s’agir à nos yeux d’une « euthanasie masquée » dès lors qu’au contraire de la sédation en phase terminale, il s’agirait de provoquer délibérément la mort, surtout si on accompagne une sédation d’un arrêt d’alimentation et d’hydratation. Nous partageons l’analyse d’Emmanuel Hirsch – directeur de l’espace éthique des hôpitaux de Paris – qui estime qu’il n’y a pas nécessité de légiférer et que la notion de sédation terminale est ambigüe et dangereuse. Jean Leonetti tente à nos yeux d’éviter une légalisation explicite de l’euthanasie voire du suicide assisté, en tablant sur la sédation comme solution alternative. Ce qui permet de viser un nouveau consensus… C’est prendre un grand risque. Car, en matière de vie et de mort, toute exception ruine la règle : « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». II/ L’ambiguïté de la loi fin de vie et du débat permanent sur le « mal mourir » J’aborde ma seconde partie. Comment la loi fin de vie française s’articule-t-elle à la réalité ? L’ambiguïté de la loi fin de vie vient d’un débat permanent biaisé sur le « mal mourir ». Au regard de la réalité, cette loi souffre d’un vice initial : malgré son remarquable travail préparatoire et son contenu positif, elle est née d’un emballement médiatique ; le pouvoir s’est senti forcé de créer une mission parlementaire pour amortir l’onde de choc médiatique provoqué par la mort de Vincent Humbert. La mission a fait son lent travail, en tablant à juste titre sur le temps qui atténue l’émotion. Et la loi fin de vie s’est libérée de l’affaire Humbert. Même technique avec la mission d’évaluation de la loi, en 2008, née de l’affaire Sébire. Ce sont une succession d’affaires qui ont provoqué le politique, en France, à auditionner, expertiser, écrire… La question de la légalisation de l’euthanasie est comme un spectre qui hante tout travail sur le sujet de la fin de vie. Au risque de détourner l’énergie des vraies questions. L’adage « une forêt qui pousse fait moins de bruit qu’un seul arbre qui tombe » est un piège pour les soins palliatifs : médiatiquement, ils ne font pas le poids face à l’euthanasie. J’ai étudié en détail sept de ces affaires. Et j’ai pu montrer que face à l’emballement émotionnel audiovisuel, la presse écrite a d’abord aidé à prendre du recul, puis les responsables politiques (cf. On ne légifère pas sous le coup de l’émotion » du Premier ministre de 2008 Jean-Pierre Raffarin ou « On ne légifère pas sur un cas particulier »), enfin la Justice. La Justice a d’ailleurs plusieurs fois abouti à des retournements spectaculaires, parfois en deux temps. Ainsi, nous attendons actuellement le procès en appel du Dr. Bonnemaison qui a été provisoirement acquitté en cour d’Assises après avoir été accusé de sept empoisonnements de patients âgés en marge du service d’urgences de l’hôpital de Bayonne. Il est fort possible qu’à distance de cette région, les jurés seront plus libres… Et donneront au moins une peine symbolique. Nous avons systématiquement découvert que chaque affaire était manipulée, qu’on avait ignoré ou méprisé les soins palliatifs. Jamais l’euthanasie ou le suicide n’avaient été la solution qui s’imposait. Toutefois, l’empreinte émotionnelle des affaires – même de celles que les Français ont oubliées – marque l’inconscient collectif, des usagers de la santé comme des médecins. Il flotte en France le soupçon du « mal mourir », lié davantage au débat qu’à la réalité. Certaines conclusions d’un récent rapport du Comité consultatif national d’éthique ont choqué : il va jusqu’à affirmer qu’ « une très grande majorité » de Français meurt dans « des conditions insupportables ». Alors que la culture palliative, toujours insuffisante, a fait d’énormes progrès… Il y a donc dans un tel constat quelque chose de subjectif qui nous interroge. Tout se passe comme si mourir était devenu impossible, impensable. La médecine fait figure de bouc-émissaire d’une angoisse collective, largement déconnectée de la réalité. Du coup, les sondages d’opinion affichent un soutien quasi unanime des Français à l’euthanasie. Celle-ci est présentée sous la forme d’un choix truqué : « Endurer une maladie incurable dans des souffrances insupportables » ou « mourir sans souffrir ». 96% des sondés ont récemment préféré ce « mourir sans souffrir » qui prétend définir l’euthanasie. Peut-on espérer d’autres taux quand il s’agit d’accepter ou de refuser « l’insupportable » ? Heureusement, des éthiciens ont commencé d’étudier la réalité de l’opinion d’une façon moins caricaturale et plus professionnelle. L’Espace de réflexion éthique régional de Picardie (dans le nord de la France) a analysé les ressentis de la population vis-à-vis de la fin de vie, selon une méthodologie approfondie issue d’une technique de démocratie participative. Publiée en février 2014, la note de synthèse fait l’effet d’un retour au réel. Il s’agissait d’étudier la façon dont les personnes, en se mettant tour à tour dans la peau de patients en fin de vie, de proches ou de soignants envisageait la fin de vie à domicile. Les préoccupations exprimées en 1530 verbatim sont très riches. Mais le thème de « l’aide à mourir » qui est central sur le plan médiatique se révèle marginal dans la réalité des préoccupations : 92 expressions seulement le contiennent. Quand il est évoqué, c’est essentiellement comme une tentation (dans 81 verbatim), voire une peur (dans 8 cas). Seulement 3 cas le présentent comme un « attrait ». Cette analyse est confirmée par le sondage (Opinion Way) réalisé à la demande de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) en janvier 2011. Il indique que les Français sont plus préoccupés par un meilleur accompagnement de la fin de vie que par la légalisation de l’euthanasie : 60% des Français préfèrent le développement des soins palliatifs à la légalisation de l’euthanasie ; 68% ne savent pas qu’il existe une loi interdisant l’acharnement thérapeutique ; 52% soulignent l’existence de risques de dérives liées à la légalisation de l’euthanasie et 63% des Français préfèrent qu’un de leur proche gravement malade bénéficie de soins palliatifs plutôt que de subir une injection mortelle. J’insiste sur le constat surprenant : près de 7 français sur 10 ne savent pas que l’acharnement thérapeutique est illégal. Encore une fois, le piège du choix truqué entre euthanasie et acharnement thérapeutique fonctionne à plein. Deux constats obsessionnels corrélés se sont répandus depuis quelques années qu’il nous faut discuter : Premier constat : la loi Leonetti est mal connue et mal appliquée. Second constat : on meurt mal en France. Si la loi semble mal connue des Français, c’est essentiellement parce qu’ils pensent qu’elle ne les concerne pas directement, du moins pour la plupart. L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » a quelque chose d’irréaliste dans bien des domaines. Du coup les experts se désolent de constater que très peu de Français ont rédigé leurs directives anticipés ou désigné leur personne de confiance. Mais il suffit de se poser la question pour soi-même : on conclut vite que nous entendons, le moment venu, faire confiance au médecin et à nos proches en étant – toujours à ce moment-là – correctement informés de notre situation. Il y a quelque chose d’irréaliste à demander à quelqu’un de détailler s’il accepterait ou non une trachéotomie voire une gastrostomie en cas d’accident… Alliance VITA travaille actuellement à un système de directives anticipées modulables en plusieurs temps : respect de principes généraux quand on est en bonne santé, et ajustement à des situations particulières quand se déclenche une maladie spécifique qui permet de faire des hypothèses réalistes. L’idée d’une méconnaissance de la loi Leonetti – y compris par les soignants sert d’exutoire facile au sentiment d’impuissance provoqué par la relance systématique du débat sur l’euthanasie. Pour notre part, tout en souhaitant une formation plus poussée aux soins palliatifs et des moyens à la hauteur des enjeux, nous serions plutôt préoccupés par la surinterprétation de la loi, en matière d’arrêt d’alimentation et d’hydratation, comme si elle avait validé des protocoles de fin de vie que nous qualifions d’euthanasiques. Il est tout aussi nécessaire d’interroger ce syndrome du « mal mourir ». Est-il lucide ? Est-ce un fantasme ? Les progrès dans la lutte contre la douleur sont indéniables. La culture palliative s’est largement étendue, au-delà même des lits ou structures dédiées. Les hôpitaux, malgré la pression budgétaire, ont fait d’énormes progrès dans l’accueil des patients, de leurs familles, dans leur information, leur accompagnement etc. Alors d’où vient ce sentiment d’échec collectif ? Il est patent pour les personnes très âgées. Faute d’infirmière de nuit, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) n’ont souvent d’autre solution que l’envoi aux urgences des résidents dont l’état s’aggrave, ce qui entraîne chaque année 18.000 journées d’hospitalisation qui devraient être évitées. Stigmatiser ce qu’il reste de manque d’humanité dans certains services, le déficit de prise en compte de la douleur, le manque de formation en soins palliatifs est nécessaire. Mais on ne peut se limiter à dénoncer les failles du système médical pour expliquer le sentiment d’échec. Un premier élément peut-être cherché pour la France dans le décalage entre le désir de mourir à domicile exprimé par 70 à 80% des Français (en bonne santé) et la réalité presqu’inverse observée. Techniquement mieux prise en charge, la fin de vie est externalisée à l’hôpital, et trop souvent aux urgences, même, on l’a vu, pour des personnes âgées vivant dans les établissements médicalisés d’hébergement. La quête d’une « sécurité médicale » en toute fin de vie s’accompagne paradoxalement de la perte du sens de la mort. Car elle est au prix d’un isolement relationnel qui ne permet plus de lui donner sa valeur sociale, familiale et collective. C’est largement la thèse de Damien Le Gay, philosophe et expert de ce sujet qui vient de publier un essai sous-titré « Contre le mal mourir en France ». Sous-traiter aux soignants une fonction relationnelle, fondée sur la parole, que seuls les proches peuvent assurer, provoque un dessèchement de la vie ultime. Il faut donc à la fois saluer l’immense progrès, et le dévouement magnifique des soignants, sans leur faire peser toute la responsabilité, et oser reconnaitre que la réponse à inventer est sociale, humanitaire et culturelle plus que médicale. Si la naissance a été externalisée à l’hôpital, au moins est-ce (par obligation) sans séparer la mère de l’enfant, et en essayant de faire une place au père… La mort, elle, nous arrache avant l’heure à ceux qui peuvent l’accompagner en profondeur. Sans trop compter sur la loi, l’enjeu est de réinventer de quoi faire de la mort un évènement social, en actes, en larmes et en paroles. Sans négliger ensuite les rites de deuil. La communauté ne peut pas compter sur les seuls spécialistes car d’une part, ils ne peuvent pas répondre seuls aux besoins de ceux qui vont mourir et d’autre part, nous avons nous-mêmes besoin d’être confrontés à la mort pour (mieux) vivre. La mort naturelle échappe à toute idée de « protocolisation » et de planification ; nous le savons bien quand nous sommes contraints de respecter le temps de fin de vie d’une personne malade qui n’en finit pas de vivre jusqu’à ce que son heure soit venue. Capable toujours de nous surprendre. Elle ose jusqu’au bout, en dérangeant ses proches et ses soignants, nous donner sa leçon de vie. Elle nous demande de consentir à l’imprévisible. Et c’est cela, je pense, qui explique une bonne part de la colère sociale qui monte contre le mal mourir dans nos sociétés : parce qu’à l’heure du projet tout puissant, nous finirions presque par souffrir de n’être pas les robots dont la science nous fait miroiter la perspective : omniscients, maîtres de leur affectivité, immortels. Alors que la mort nous appelle à être vulnérables, à rester humains.