Envoyé par Sophie. Fable de La Fontaine : La Mort et le mourant – Commentaire. Ce que l'on nomme les fables de La Fontaine est en fait le regroupement d'environ 240 fables réparties dans 3 recueils eux-mêmes divisés en douze livres. Le premier recueil publié en 1668 est composé des livres I à VI, le second publié en 1678 est composé des livres VII à XI et le dernier publié en 1693, un an et demi avant la mort du poète, se compose du livre XII. À la lecture des titres des fables on pourrait croire à un rassemblement hétéroclite de morceaux choisis mais quand on y regarde de plus près en s'aperçoit que l'œuvre est construite dans un schéma où les thèmes se développent à l'intérieur d'un même livre et sont annoncés et repris d’un livre à l'autre. Ainsi en est-il pour la fable 1 du livre VIII intitulée la mort et le mourant que nous allons étudier plus en détail. Cette fable inaugure le thème de la mort et de l'illusion dont se nourrissent ce qui veulent lui échapper. Ce thème avait déjà été abordé au livre I dans les fables 15 et 16 respectivement intitulées la mort et le malheureux et la mort et le bûcheron. Dans ces deux fables la mort s’adresse particulièrement à un fait social, le malheur et à un corps de métier, le bûcheron alors qu'ici elle devient générique : le mourant ; elle englobe l'ensemble de l'humanité. Dans les deux fables précédemment citées ceci s’explique par le fait que ce sont les hommes qui l'ont appelée alors que dans celle-ci c'est elle qui vient de son propre chef. Ce thème de la mort se poursuivra tout au long du recueil. On trouvera des occurrences dans le livre VIII , fable 23 le torrent et la rivière où la mort est conçue comme un sommeil infini et nous rapproche du sage. Ce sage épicurien que l'on retrouve à la fin du recueil fable 8 du livre XI dans le vieillard et les trois jeunes hommes ou La Fontaine se confond avec le vieillard. La mort et le mourant est une de ces fables non animalière dans lesquelles La Fontaine s'adresse directement à l'homme sans détour. La fable se divise en trois parties distinctes. L’apologue à proprement parler est entouré par deux moralités. Des vers 1 à 19 nous avons une introduction sous forme de moralité . Des vers 20 à 50 nous avons l’apologue à proprement parler. Des vers 51 à 60 nous avons la moralité du poète. Après ces quelques mots introducteurs, nous allons lire l'extrait à commenter, puis nous étudierons la fable dans son ensemble avant d'entrer dans l'explication proprement dite. 1 Des vers 1 à 19 nous avons une introduction qui ressemble à une moralité. En effet ce passage énonce à l'aide d'un présent gnomique des généralités sur la mort telle que se la représente un sage. Elles peuvent se résumer ainsi : le sage se prépare à la mort, mort qui se décline ensuite comme inéluctable telle un torrent qui emporte tout sur son passage mais à laquelle l'homme ne peut se résoudre à se préparer. Mais si nous avons employé le verbe ressemble pour parler de cette moralité, ce n'est pas seulement à cause de la longueur de celleci, mais bien plutôt à cause de l’apparente objectivité qu'elle reflète. En effet, le poète ne peut s'empêcher de marquer de son empreinte son récit : Ce mot même de « passage » au vers 4 qui rime avec le " sage " du vers 1 et le « voyage » du vers 54 témoigne d'un trait du poète épicurien qui sera développé plus tard dans la fable. De plus La Fontaine ne peut s'empêcher d'introduire un " je" au vers 18 « Et puisqu’il faut que je le die » ce « je » est une marque de sa subjectivité, de sa présence dans le poème ; sans compter l’allusion à la mort des « enfants des rois » au vers 9, allusion historique et contemporaine au poète. Et pour finir avec cette première partie, on peut noter les vers17 à 19 "Il n’est rien de moins ignoré, Et puisqu’il faut que je le die, Rien où l’on soit moins préparé." Qui semble faire écho aux vers 18 à 20 de la fable 16 du livre I. " Mais nous ne bougeons d’où nous sommes : Plutôt souffrir que mourir, C’est la devise des hommes." Et qui montre que cette fable n'est pas isolée mais bien rattachée à un ensemble. Dans la seconde partie de la fable, La Fontaine développe un apologue des vers 20 à 50 dans lequel on voit qu’un mourant vieux de cent ans est appelé par la mort mais ne veut pas mourir. Cette seconde partie se divise en deux mouvements inégaux. 2 Des vers 20 à 29 nous avons le refus du vieillard de suivre la mort qui se découpe ellemême en deux parties : du 2ème hémistiche du vers 21 au premier hémistiche du vers 24 nous avons un discours indirect libre suivi dans le 2e hémistiche du vers 24 au vers 29 par un discours direct où le vieillard s'adresse directement à la mort. Il exprime son refus dans une plainte où il expose ses griefs. La mort vient trop vite, il n’a pas eu le temps de s’y préparer et demande un délai. Ensuite des vers 30 à 50 nous avons la réponse de la mort que je ne développerai pas ici puisque c'est à cet endroit que débute le passage à commenter. La troisième partie de la fable débouche enfin sur la moralité du poète dans laquelle, en accord avec la mort, il développe sa vision épicurienne et s'emporte contre ceux qui refusent de quitter la vie sans se plaindre La mort et le mourant forment un couple générique par l'article défini " le " ; ils représentent un type lié par la dérivation qu’utilise La Fontaine. Ils sont à la fois deux et unité : ils sont deux par la répétition de l'article et unité car le vocable " mourant " dérive du vocable " la mort " qui est doublement représentée : à la fois dans sa totalité et dans un sousensemble que souligne la synecdoque. De ce fait, par sa complexité et sa redondance le titre lui-même montre la difficulté de l'approche de la mort pour l’homme. Ceci se renforce dès le vers 30 où le mourant disparaît au profit du " vieillard ", un vieillard qui se retrouve apostrophés par un vocatif. Un vocatif qui n'est lui-même pas banal puisqu'il est prononcée par la mort. Cette mort que La Fontaine fait parler par le procédé de la prosopopée reprend point par point le discours du mourant en le complétant et l’argumentant. Son discours est luimême caractérisé par le verbe " dit" au vers 30 qui est neutre et s'opposent à " se plaignait " du vers 21 et qu'elle reprend d'autre part au vers 31 " tu te plains". À partir de là, la mort commence une démonstration du grand âge de l’homme. Pour cela elle utilise l’exemple, l'observation autour de soi et l'observation de l'espace géographique. Au " Précipitamment " du vieillard vers 21 elle lui répond en lui montrant l'étendue de son âge par un système d'interrogation et d'injonction progressive. En effet dans un premier temps l'interrogation porte sur lui-même " n'as-tu pas cent ans " au vers 32 qui se situe dans le présent de 3 l’énonciation, le hic et nunc, puis elle étend le territoire à Paris où ils ne seraient que " deux " dans son cas au vers 33, puis à la France où ils ne seraient que " dix" toujours au vers 33. Cette gradation se retrouve dans les termes qu'elle utilise pour qualifier l'homme. Tout d'abord le vocatif « vieillard » suivi de l'interrogation négative « n’as-tu pas cent ans ? » et ensuite la qualification hyperbolique « aussi vieux » qui s'opposent à « mortel » comme un défi à la mort. Après ces premières mises au point, la mort reprend les phrases du vieillard dans un discours où se mêle une certaine irréalité marquée par l’imparfait « je devais » au vers 34, suivi du subjonctif « disposât » au vers 35, ainsi que du conditionnel passé « j'aurais trouvé » au vers 36 qui marque une certaine ironie. En effet, par l'utilisation de ces temps et modes elle montre qu'elle n'est pas dupe et renverse la réalité que sous-tendait le présent utilisé par le vieillard dans son discours. Ce procédé est renforcé par la construction en rythme ternaire soulignée d'une anaphore « ton » à l'initiale de chaque hexamètre et d’une allitération en « t » qui marque un certain martèlement ou peut-être la perte de la parole d'un homme qui ne peut plus articuler son discours. Ce phénomène est observé au vers 36,37: « J’aurais trouvé ton testament tout fait, ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ". Après ces quelques vers ou elle reprend les mots du vieillard, son discours reprend sous le mode interrogatoire mais une interrogation qui n’attend pas de réponse. La Fontaine a utilisé ici encore le lieu du questionnement. Le plaignant qui pourrait être le plaideur est mourant et de ce fait perd l’usage de sa parole si bien que de " sans raison " au vers 31, il devient " sans réplique " au vers 48. Mais la parole n’est pas la seule chose perdue et la mort utilise le procédé de la dissociation pour évoquer la décrépitude de l'homme " qui se plaignait" qu'elle venait le chercher " sans l'avertir " vers 24, " au pied levé " vers 25. En fait de " pied levé ", des " avis" ont été donnés. Ils s'articulent en trois mouvements rythmés par l’anaphore " quand ". Le premier mouvement touche le physique « Quand la cause Du marcher et du mouvement " vers39, 4 le second touche les esprits, le sentiment «quand les esprits, le sentiment » au vers 40 que viennent renforcer le « sans raison » du vers 31 qui pourrait bien être entendu par le poète comme une syllepse ce qui signifierait à la fois l'inanité de la plainte et la sénilité du vieil homme ; d'autant plus que le troisième avis se résume dans un " tout " « quand tout faillit en toi ? » vers 41 qui rassemble les premiers, mais en même temps lève l'illusion d'un quelconque espoir d’autant qu’il est sujet d'un verbe à forte valeur aspectuelle: " faillit ". Ceci est renforcé par le pronom " toi " utilisé comme complément circonstanciel de lieux. Ce lieu qui se dégrade n’est pas extérieur à l’homme. il en est l’élément constitutif. Cette décrépitude est mise en relief par le passage de l’alexandrin à l’octosyllabe. De même qu'à l'intérieur de ces vers une amplification se fait sentir par le truchement d’une nouvelle synecdoque comme pour mieux mettre en évidence la déchéance physique: « marcher » contient deux syllabes et de fait « marcher » n'est qu'une partie du « mouvement » qui lui contient trois syllabes ; on peut faire la même remarque pour esprit et sentiments. Après ces crescendo où les allitérations en « m » et en « en » s ‘allient comme pour souligner un ronronnement, un ralentissement de l'activité humaine, le premier hémistiche de l'alexandrin 41 marque une rupture par le jaillissement du « faillit » qui par ses consonances et sa signification ôte toute illusion. L’anaphore « plus de » renforce la décrépitude par la perte de deux sens le goût et l’ouie mis en parallèle avec une autre anaphore « pour toi ». Ce « pour toi » est un complément d'attribution auquel on n’attribue plus grand-chose " toute chose pour toi semble être évanouies " vers 42 Le terme même « évanoui » montre un sommeil proche de la mort. Le corps du vieillard est donc plus proche de la mort que de « l'astre du jour » qui « prend des soins superflus » au vers 43. Ces soins ne sont plus nécessaires. De même que nous avons vu une syllepse dans « sans raison » au vers 31 pourrait-on voir dans la métaphore « l'astre du jour » à la fois le soleil mais aussi la vie qui s'oppose à la mort comme pour renforcer l’idée des 5 soins superflus. Cet vie en plus qui ne sert plus à rien puisque le vieillard de part sa sénilité et son impotence « regrette des biens qui ne (le) touchent plus » au vers 44. Après avoir mis sous les yeux le long processus du vieillissement du vieillard, la mort finit d’ illustrer son propos en utilisant le seul sens qui reste à celui-ci: la vue. Cette vision est elle aussi dégradante par le sujet même de son regard: les camarades du vieillard que la mort énumère dans une gradation inversée: elle lui montre d'abord les morts qui sont les plus nombreux, les mourants puis les malades. Ces malades qui sont placés à la fin de l'énumération sont ceux qui se rapprochent le plus de la vie mais ils sont eux-mêmes loin du pronom C.O.I « te » c'est-à-dire très éloignés du vieillard. Ils sont d'autant plus loin que la mort utilise un verbe au passé composé qui véhicule l'ambiguïté révélant un présent mais un présent du passé. Dans les deux octosyllabes, vers 45,46 « Je t’ai fait voir tes camarades, Ou morts, ou mourants, ou malades. » on retrouve un groupe de phonèmes (mar,mor,mour,mal) qui rappelle un murmure, un bruit sourd ou assourdi comme pour une fin prochaine. De plus, on peut noter que, tout comme dans l’énumération des sens disparus, vers 39,40 La Fontaine utilise l’octosyllabe pour mettre en relief et en relation ces deux groupes de vers. À la fin de sa péroraison, la mort résume son discours dans un questionnement oratoire à laquelle elle ne répond pas et qui sert de récapitulatif à ce qu’elle a précédemment évoqué comme le ferait un orateur. Vers 47 « qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ? » Cette question se détache et semble plutôt s'adresser au lecteur et être le précurseur d'une question plus claire " Que te semble, lecteur ? " au vers 24 de la fable 11 les deux amis de ce même livre. Un clin d’œil du poète. La conclusion de la mort ne se fait pas attendre. À l'aide d'un double vocatif « Allons, vieillard », elle lui ôte le dernier sens qui lui restait et le reliait au monde en lui enjoignant de se taire 6 « sans réplique » et en lui ôtant tout espoir quant à son utilité. La république n'a plus besoin de lui ni de son témoignage. Cf. Les vers 49,50. « Il n’importe à la République Que tu fasses ton testament. » Comme nous avons vu, la mort a utilisé un procédé rhétorique digne des plus grands orateurs antiques pour démontrer au vieillard l’inanité de son discours et la mauvaise foi quant à son approche de la mort. Mais la fable ne s'arrête pas là. La Fontaine après avoir donné la parole à la mort, reprend les propos de celle-ci pour son compte dans sa moralité. Tout comme au vers 1, il commence sa réflexion par la mort. " la mort avait raison ".vers 51 Cette phrase simple a ceci d'étonnant que La Fontaine ici, prend une position ferme. À partir de cette assertion, il va développer en quoi il est d'accord avec elle, mais sur un mode différent de celle-ci. En effet lui ne prétend pas répondre au vieillard. Sa réponse au vieillard il a laissé une autre que lui la faire. Lui, profite de cet apologue pour nous exposer sa propre philosophie de la mort c'est-à-dire celle d'un aimable épicurien qui ignore les tourments et les repentirs du chrétien. Ceci s’illustre dans les termes " banquet, paquet, voyage " qui marquent la rime des vers 52, 53 et 54 « On sortit de la vie ainsi que d’un banquet, Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet ; Car de combien peut-on retarder le voyage ? » et qui renvoient au terme " passage " du vers 4. Dans ces vers inspirés du de rerum natura, livre III de Lucrèce, vers 938, 939 « pourquoi ne pas t’en aller, tel un convive repu, et ne pas prendre, pauvre fou, calmement le repos ? » La Fontaine prône une sagesse pleine de quiétude ou la mort n'est qu'un accident de la vie et face à laquelle il faut se présenter comme un ami. Cette idée est d'autant plus forte 7 qu'elle est illustrée par une métaphore motivée " on sortit de la vie de " au vers 52 toute droite issue du de senectute de Cicéron " Je sors de la vie comme d'un lieu de passage, non comme de ma demeure ". Ceci montre que la vie n'est pas une fin en soi et qui faut profiter du temps présent, sans dramatiser. Après ces considérations épicuriennes, La Fontaine interpelle le vieillard " tu murmures vieillard » au vers 55. La plainte adressée à la mort, est devenu murmure chez La Fontaine ce murmure qui transparaissait comme nous l'avons déjà remarqué dans les allitérations tout au long de la plaidoirie de la mort. Dans cette phrase brève on perçoit la colère sourde du poète qui va exploser dans les impératifs qui vont suivre. Ces impératifs anaphoriques sont presque des présentatifs." Vois ces ; vois-les ; vois les" au vers 55,56. « vois ces jeunes mourir, Vois-les marcher, vois-les courir » Le verbe voir perd sa dimension de sens et prend celle d'une banalisation cruelle de la mort propre à faire réagir. Cette présentation, peut-être mis en parallèle avec le vers 46 où l'on nous donne d'abord à voir des morts, des mourants puis des malades. Ici La Fontaine nous donne à voir des " jeunes mourir " puis " marcher " puis « courir ». L'emploi sylleptique du verbe courir dramatise la mort. On passe du concret qui donne à voir un jeune soldat plein d’entrain et de vie vers l'abstrait « courir à des morts » qui donne un ton plein de gravité mais permet de remettre en place le vieillard. La cruauté est ainsi renforcée par l'enjambement qui laisse un espoir à la fin du vers 56, un espoir bien vite détruit. Mais le ton de La Fontaine n'est pas triste ; la mort si elle est là pour ces jeunes leur est semblable puisqu’il nous dit qu’elle est « glorieuses et belles » au vers 57. Ceci nous renvoie au tétramètre du vers 15 « Alléguer la beauté, la vertu, la jeunesse, " ou jeunesse, beauté et vertu sont associées. Non, il n’est pas triste, il est simplement en colère après un vieillard contre qui il crie. Mais au moment même où il crie il se rend compte de l’inanité de son cri : " mon zèle est indiscret " nous dit-il au vers 59. "Ce vieillard est désigné par une épithète homérique hyperbolique dans le dernier vers " le plus semblable aux morts » 8 qui fait écho au vers 20 " Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie ". La place de ce vers et sa construction en chiasme redondante offre de manière insistante le regret du poète devant le manque de sagesse de l'homme. Le poème se termine comme il avait commencé par un procédé de dérivation." mort / meurent ". Ce passage du « mourant » participe présent substantivé au « meurt » verbe performatif au présent, montre que de toute façon l’homme n'est rien face à la mort et que quoi qu'il dise ou face c’est elle qui a le dernier mot. Comme nous avons pu le voir tout au long de ce passage, La Fontaine nous présente deux mondes qui s'affrontent face à la mort. Celui du vieillard qui est animé par la crainte et le refus d'accepter la mort et celui du sage que rejoint La Fontaine. Ce sage a accepté la mort comme il a accepté la vie avec une philosophie épicurienne. Comme nous le faisions remarquer en introduction, cette sagesse se retrouvera plus tard tout au long du recueil et sera de plus en plus présente au fur et à mesure que La Fontaine avancera en âge. On peut se référer au songe d’ un habitant du mongol, fable 4 du livre XI, vers 39, 40 « Quand le moment viendra d’aller trouver les morts, J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords. » 9