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Studia Theologica IV, 1/2006, 53 - 63
L’entendement humain dans la Somme théologique de S. Thomas d’Aquin
Alin Tat
La présente étude propose une synthèse théorique de certains passages de la
Prima pars de la Somme théologique thomasienne traitant le thème de l’entendement
humain.
La connaissance de l’homme en cette vie ne peut se faire, selon S. Thomas, par
la contemplation directe de l’intelligible : l’union de l’âme et du corps exige un passage
par le phantasme (conversio ad phantasmata) qui est l’oppode la connaissance per
influentiam specierum a Deo. L’assujettissement au sensible n’est pas un manque de
finitude, c’est le trait constitutif d’une nature.
Si, en effet, « ce n’est pas par accident que l’âme humaine est unie à un corps, si
elle est unie au corps par la raison même de sa nature », si, par conséquent, elle lui est
unie pour son propre bien, c’est à dire pour réaliser sa nature, « le mode d’intellection
par conversion au phantasme » qui est le sien en tant qu’elle est unie au corps, est
« aussi naturel à l’âme que d’être unie à un corps », alors que le mode d’intellection
« simplement par conversion au intelligibles » qui caractérise les substances séparées
des corps, est « contraire à sa nature, préternaturel »
1
.
L’intellect désigne deux sortes de saisies : 1. l’appréhension des quiddités et 2.
l’intellection de ce qui est connu à l’intellect aussitôt qu’il connaît les quiddités des
choses.
L’intellection des simples suppose deux éléments : 1. l’information de l’intellect
possible par une espèce intelligible, résultant de l’abstraction opérée par l’intellect agent
et 2. la formation sur cette base du « verbe mental » (Augustin) ou « concept » ou
« verbe conçu ». Le « verbe conçu » est ce que l’intellect forme en lui-même et par lui-
même en vue du jugement.
L’âme humaine, en tant que principe d’intellection, est une forme immatérielle,
capable de subsister en dehors du corps ; mais sa condition naturelle est d’être unie à un
corps.
1
Cf. A. D. Sertillanges, La philosophie de St. Thomas d’Aquin, Paris,1940.
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Si le propre de l’intelligence humaine c’est de connaître la forme existante dans
une matière corporelle elle s’individualise, elle ne la considère cependant selon les
caractères particuliers dont la revêt cette matière. (Somme théologique, abrégée Sth I, q.
85, a. 1)
L’objet de notre intelligence c’est une chose corporelle considérée dans sa nature
même, ce qu’il y a de commun en toutes ses réalisations particulières. Or, ce sont
toujours des choses particulières qui se présentent à nos sens ou qui sont représentées à
notre imagination. (Sth I, q. 84, a. 7) Afin donc que notre intellect puisse saisir
effectivement son objet, apercevoir la nature ou essence de chaque chose, il est
nécessaire qu’il se tourne vers les images (conversio ad phantasmata).
Les données sensibles sont conservées sous forme d’images dans le sens
commun, qui non seulement les recueille, mais qui en opère la synthèse. Les images
sensibles, en effet, sont déjà les espèces intentionnelles, non des choses prises dans leur
être réel, mais des ressemblances des choses : « il faut dire que notre intellect par
abstraction tire des images les espèces intelligibles, dans la mesure il considère les
natures des choses en ce que chacune a d’universel ; et cependant c’est dans les images
qu’il en a l’intelligence, car il ne peut avoir l’intelligence des objet dont il considère
abstraitement la nature spécifique, sans se tourner vers les images. » (Sth I, q. 85, a. 1)
Une fois tirée par abstraction des images sensibles, l’espèce intelligible est reçue
par l’intellect possible ; elle actualise en nous la puissance intellective, nous procurant
ainsi l’intellection de la chose.
Dans l’intellection en acte l’objet intelligible coïncide avec le sujet intelligent à
tel point que si l’intellect et l’intelligible, ainsi que le sens et le sensible, restent distincts
dans leur corrélation, c’est pour autant qu’ils sont encore en puissance. (Sth I, q. 14, a.
2)
C’est seulement dans l’intellection que Dieu a de lui-même que s’effectue
parfaitement cette coïncidence. (Sth I, q. 14, a. 2)
Déjà dans la connaissance angélique l’espèce intelligible est distincte du sujet
intelligent, sauf dans le cas où c’est lui-même que l’ange connaît.
La connaissance que Dieu a des choses autres que lui, dont il aperçoit les raisons
en lui, puisqu’elles ne sont que des participations de ses perfections infinies, n’a
cependant pas le même caractère que la connaissance qu’il a de lui-même, de sa propre
essence : « Dieu ne voit lui-même en lui-même, par sa propre essence, intelligible en
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elle-même et identique à son intellect toujours en acte ; mais les choses autres que lui, il
les voit non en elles-mêmes, mais en lui, en tant que son essence contient les
ressemblences des choses autres que lui. » (Sth I, q. 14, a. 5)
Dans la connaissance le sujet s’unit à l’objet ; il subit l’impression de la chose,
mais il n’accueille en lui que la forme sans la matière. Cette forme reçue en lui est une
similitude de la chose, une espèce intentionnelle qui lui représente la chose ou par
laquelle la chose lui est présentée selon son être intentionnel.
L’intellect agent et les facultés discursives sont exclues de l’intelligence
angélique, qui bénéficie de la plénitude de l’illumination naturelle, qui est informée
directement des raisons éternelles des choses et qui aperçoit immédiatement dans
l’essence intelligible d’une chose toutes ses propriétés.
Mais l’intellect humain n’est pas naturellement informé par les intelligibles ; il
est à leur égard simple possibilité réceptive ou intellect possible ; et vue qu’elle ne les
reçoit pas, comme l’ange, par impression divine, c’est à partir des impressions sensibles,
à travers les images ou phantasmes, qu’elle doit élaborer l’espèce intelligible capable
d’informer l’intellect possible, pour aboutir à l’intellect en acte. (Sth I, q. 85, a. 1)
Les opérations discursives sont donc pour notre intelligence le moyen de
suppléer à l’appréhension intellectuelle immédiate, qui est le privilège de l’ange ; mais
du moins supposent-elles une lumière participée, celle de l’intellect agent. (Sth I, q. 58,
a. 4)
Le jugement est une opération de l’entendement discursif ; il relie un attribut à
un sujet; mais il entend par exprimer une vérité ; il se fonde sur l’analyse d’une
essence intelligible et peut être regardé à ce titre comme un acte de l’intellect :
« L’intellect comporte deux actes, celui de percevoir et celui de juger. » (Sth II2, q. 45,
a. 2)
J. Maritain écrit : « Par les sens la chose est connue telle quelle, avec toutes ses
conditions d’existence actuelles et toutes les notes qu’il tient hic et nunc de sa
matérialité. Par l’intelligence elle est connue dans ce qu’elle comporte d’intemporel et
de nécessaire, secret caché aux sens. »
2
Dans l’intelligence, la chose n’est plus chose, mais essence ou quiddité. C’est
l’effet de l’opération abstractive, par laquelle notre intelligence tire son objet du donné
2
J. Maritain, Réflexions sur l’intelligence et sa vie propre, Paris, 1924, p. 18.
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sensible et, produisant de lui un concept qu’elle se dit à elle-même, le voit dans ce
concept.
L’universel existe dans le réel quant à l’essence ou nature nommée universelle,
mais n’existe que dans l’esprit quant à l’universalité elle-même
3
Le terme immédiatement atteint par l’intelligence au moyen du concept ce n’est
pas une image ou un portrait de la chose, ni une forme vide, c’est la chose même, c’est
la nature même qui est à la fois dans la chose pour exister et dans le concept pour être
perçue.
Le jugement consiste essentiellement à déclarer que deux concepts divers en tant
que concepts s’identifient dans la chose. Le jugement est l’affirmation de l’existence
(actuelle ou possible) d’une même chose en laquelle se réalisent à la fois deux concepts
divers : « la vérité est la conformité de l’acte de l’esprit unifiant deux concepts dans un
jugement avec l’existence (actuelle ou possible) d’une même chose en qui se réalisent
ces deux concepts. »
4
La faculté de connaître est un organe de préhension, de saisi, facultas
apprehensiva, moyennant lequel l’esprit s’empare de la réalité.
Dieu crée la réalité des choses ; il fait être la réalité en le pensant, tandis que
l’homme reçoit la vérité du dehors, et que ses pensées, pour être exactes, doivent se
conformer à une réalité indépendante.
Dictio est interpretatio interioris apprehensionis. Le jugement n’est qu’un
interprète ; il interprète l’acte d’appréhension qui le précède.
Le jugement est aussi un assentiment. Or, un assentiment n’est pas une
connaissance. C’est un consentement de l’esprit à la vérité proposée, l’acceptation, la
promulgation intérieure de cette vérité.
L’acte de connaissance peut avoir lieu de trois façons :
1. l’objet lui-même se trouve présent et uni au sujet (la lumière qui pénètre l’oeil).
2. sans être présent par lui-même dans le sujet, l’objet imprime en lui-même sa forme,
son espèce (eidos, species).
3. par similitude (per speculum), indirecte (Dieu par ses oeuvres).
L’objet n’est pas seulement l’objet, mais encore achèvement et complément du
sujet. (Sth I, q. 14, a. 2) Il n’est pas seulement posé devant lui, opposé à lui, comme un
3
Ibidem, p. 19.
4
Ibidem, p. 25.
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erme au terme corrélatif, comme in but que la connaissance aurait à rejoindre ; il se tient
aussi du côté du sujet, pour le perfectionner, pour achever en lui l’aptitude à connaître.
(CG IV, c. 11) Tout ce qui est connu par l’esprit (intellectum), en tant qu’il est connu,
doit être dans l’esprit, car le mot connaître (intelligere) signifie la saisi par l’esprit de ce
qui est connu ; aussi notre esprit, en tant qu’il se connaît, est présent en lui-même (est in
se ipso).
La connaissance sensible
Le sens ne crée, ni ne modifie son objet ; il se borne à le percevoir, à le saisir.
L’objet sensible existe en lui-même, avec toutes se caractères, avant la sensation et
qu’elle se produise ou non
5
.
Les trois catégories d’objets de la sensation sont :
1. les sensibles propres, qui sont les objets particuliers des cinq sens. Il sont appelés
propres parce qu’il y a entre eux des différences spécifiques et parce que les facultés
sont spécifiées par leurs objets.
2. les sensibles communs, qui peuvent être appréhendés par plusieurs sens (la grandeur,
la figuration, le nombre, le mouvement et le repos)
3. les sensibles par accident, qui n’affectent pas l’organe en aucune façon, mais il arrive
accidit (symbebeka) que ce qui tombe sous le sens leur soit identique.
Pour qu’il puisse avoir connaissance directe il faut que l’objet soit présent, en
quelque manière, au sujet et s’il n’est pas en lui par son essence, qu’il l’atteigne au
moins par son action.
L’espèce impresse c’est une influence physique exercée par un corps, à travers
un milieu matériel sur un organe matériel. Et elle a le même genre d’existence dans le
milieu insensible et dans l’organe sentant.
Le caractère propre et spécifique de la forme impresse est exclusivement de
présenter au sens la forme de l’objet et de lui fournir ainsi le moyen et l’instrument de sa
perception.
La sensation suppose la présence et l’influence actuelle de l’objet sur le sens qui
saisit l’objet par un acte direct.
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