Joël PLANTET - Prix Paroles de Patients

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HEP !
Un patient lambda atteint d’une hépatite C s’empare
de sa trithérapie (Interféron – Ribavirine – Incivo)
pour s’interroger sur ce corps furieusement agressé,
même si ces violences médicamenteuses sont infligées
pour éradiquer le virus. Étalé sur des semaines et des
mois, ce curieux pretium doloris prête à réflexion. Ces
quelques notes ont probablement aidé à supporter
l’insupportable.
Juin, juillet, août, mois de feu
Une hépatite m’habite. C comme cuisante
ou comme cauchemar. De fait, sans
traitement, la vie va, belle et vive. En
l’occurrence, ce sont les molécules, une
fois le traitement initié, qui la changent
radicalement, cette vie (ce qui surprend
d’emblée tous les porteurs de virus, voir à
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ce sujet le dossier du journal Libération
du 8 février 2012). Et, parmi celles-ci,
une des dernières importées, l’Incivo
(Télaprévir), dont l’efficacité pour venir à
bout de la charge virale n’a d’égale que
les dommages collatéraux épouvantables
qu’elle occasionne.
Incivo, apocalypse now
Ce dernier volet ajouté à une bithérapie
déjà lourde — Interféron et Ribavirine —
donne un triptyque implacable, en ordre
de marche triangulaire pour massacrer
l’ennemi.
On est tenté d’évoquer Apocalypse now,
film de Francis Ford Coppola, dans lequel
un ballet d’hélicoptères déjantés, sur une
musique wagnérienne allant crescendo,
s’apprête à déverser des tonnes de napalm
sur des terres jugées dangereuses.
Envoûté d’emblée par les accords des
Doors dans Opening : the end, le
spectateur/patient peut se sentir happé,
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voire envoûté par ces engins ivres de
violences, leurs explosions aveugles, et
au-delà, l’absurdité d’une guerre
considérée comme emblématique.
Pour régler radicalement le problème, cet
Incivo a pris lui aussi des moyens
tonitruants. Des vies de patients s’en
sont trouvées bousculées, déprimées,
compliquées. Des corps ont été maltraités
au-delà de toute mesure.
Éradiquer, bien sûr, et donc, à terme,
sauver. Prévenir, soutenir, accompagner
au plus près un processus de violences
inconnues et croissantes semble là, plus
que jamais, devoir faire l’objet d’une
attention particulière.
Hôpital de jour, bonjour
Dans cet hôpital-ville, le personnel
soignant m’installe dans une chambre
médicalisée, quelque part dans un 5ème
étage aux couloirs longs comme la
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souffrance.
L’établissement est tentaculaire et
paradoxal, chaleureux et impersonnel,
angoissant et rassurant, lui-même en
santé douteuse, voire parfois en
déshérence. Il fascine par ses compétences
et son pouvoir de réduire la maladie,
autant qu’il étonne par sa capacité de
vous muer en boule de caoutchouc projetée
d’étage en étage, de service en service,
d’information en admission, de
consultation en hôpital de jour.
C’est l’hôpital « de jour », comme on
pourrait entendre belle de jour, équipe de
jour ou crème de jour. Des infirmiers,
médecins, aides-soignants, assistantes
sociales, stagiaires, professeurs,
personnels administratifs, s’affairent en
tout sens.
Des bénévoles de l’association Aides
passent visiter les patients de chambre en
chambre ou dans la salle d’attente,
proposant chaleureusement préservatifs,
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réconfort, entretiens à bâtons rompus,
boissons chaudes et petits gâteaux. À cet
étage, les détenteurs d’une hépatite C
seule sont peu nombreux : la majorité des
personnes y viennent parce que souffrant
de l’association de celle-ci avec le VIH
Sida.
« Ce ne sera pas long », m’assure-t-on
gentiment. Une heure plus tard, un
infirmier empathique, jeune, pédagogique,
patient, amical, vient se préoccuper de ma
pesée, de ma tension, de mon urine, de ma
température, et me prélève en un
tournemain dix tubes de sang. Il me
délivre, avec le sourire, une ribambelle
d’informations.
J’attends longuement une ordonnance
avant de me diriger vers la pharmacie
ambulatoire, poste stratégique situé cinq
étages plus bas, à une autre extrémité de
la ville-hôpital. L’endroit est bunkerisé ;
deux box déprimants vous en interdisent
(lumignon rouge) ou autorisent (lumignon
vert) l’accès. Une fois dans la place, une
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pharmacienne m’y livre divers produits
pour une durée d’un mois, me dispensant
aussi quelques conseils alimentaires.
Ayant regagné — en m’égarant au moins
autant qu’à l’aller — mon 5ème étage, mon
hôpital de jour, un efficace ballet
s’organise. De manière inattendue
(j’imaginais déjeuner ailleurs), une
infirmière me livre un plateau-repas façon
moyen-courrier (concombre / colombo de
porc, riz / yaourt / banane). Plus tard,
une médecin m’amène une (autre)
ordonnance. Ensuite, l’infirmier
charmant revient me briefer pour une
première piqûre, au moyen d’un « stylo »
piqueur, plutôt simple d’usage.
On me libère enfin. Façon de parler : me
voilà engagé, consentant, dans une
trithérapie de longue haleine.
De fait, cet hôpital est déroutant : lieu de
chaleur humaine, d’empathie et de
réponses adaptées, il est aussi
millefeuille administratif, espace de
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gestion de l’angoisse, et usine à malades
à qui l’on n’accorde parfois qu’un temps…
mesuré. D’importantes informations
peuvent passer à l’as pour cause avérée de
dilution d’interlocuteurs, notamment
peut-être en période estivale.
L’ambiance générale sent la vie à plein
nez, le travail, la santé. Les relations
humaines s’entrelacent, faites de
confidences, de rigolades, de ragots, de
projets de vacances, de goûts musicaux, de
potins, d’amourettes, de problèmes de
boulot, d’horaires, et où tu bouffes à
midi ? Mille anecdotes de vie font vibrer
le service, comme dans toute entreprise,
parfois en une confidentialité relative. Le
patient hépatant, angoissé mais distrait
de son état, peut se trouver spectateur de
minuscules tranches de vie dont il ne
mesure pas toujours tous les
aboutissants : micro engueulades,
entreprises de séduction, négociations
diverses, mini comptes à régler.
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Anémie, EPO, déprime
Sont venues ensuite — j’avais été prévenu
par le mandarin ayant coordonné avec moi
la mise en place du traitement — des
kyrielles de désagréments : céphalées,
démangeaisons et irritations pas toujours
élégamment placées, troubles du sommeil,
fatigues diverses, maux de cœur, pertes
d’équilibre, irritabilité, manque de
souffle, anémie galopante… Et pour
cause : mon taux d’hémoglobine ne cesse
de chuter, passant en quelques jours de 14
à 8.5 (seuil critique en-dessous de 10, me
dit-on) et nécessitant par la suite une
transfusion. En outre, mon nombre de
globules blancs reste en limite basse,
entraînant la première piqûre
hebdomadaire d’EPO d’une longue série (il
y en aura 48, autant que de semaines de
traitement).
Inconnues de moi jusqu’à
présent, menaçantes et velues, de grosses
déprimes vont faire leur apparition : ce
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traitement de l’extrême est logiquement
amplificateur de sentiments,
d’angoisse(s), d’émotions. Les relations
avec les proches, évidemment, s’en
ressentent rapidement. La vie devient
difficile partout. Il convient d’être archi
vigilant, d’autant plus que le malaise
peut aller crescendo.
Peut-être pour la première fois, une
véritable peur de disparaître — de mourir
— m’étreint. Est-ce possible que toute
force me quitte, comme j’en ai
progressivement l’impression ? Comment
survivre avec ce niveau d’angoisse, et
dans quel état ? Peut-être est-ce le
moment de préparer l’après ?… Et aussi de
trouver des soutiens adéquats.
Parfois facilement, les larmes affleurent,
pas toujours désagréables, bloquant
abruptement un mot difficile à prononcer
ou accompagnant une image angoissante.
C’est clair : après ce mois d’agressions, je
ne voudrais pour rien au monde rester
dans ce corps-là. J’aimerais être seul bien
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plus souvent que je ne le suis. Je suis
exsangue, tout me lessive et m’essore.
Angoissé, aussi : la peur de cet inconfort
permanent, celle de cet envahissement et
de mes irritations — dans tous les sens du
terme —, celle de mes rêves, celle aussi,
plus ou moins fantasmée, d’un moral en
berne qui empêcherait la réussite du
traitement.
Bénéficiaire de cette nouvelle formule,
je sens l’attention vive et vigilante —
parfois inquiète
— portée par les
professionnels :
anxiolytiques,
consultation(s) en psychiatrie,
somnifères, entretiens en éducation
thérapeutique peuvent, sur demande et ad
libitum, être prescrits pour les patients
incivistes.
Évaluation
La semaine suivante, une infirmière me
demande d’évaluer ma souffrance en la
situant sur une échelle allant de 0 à 10.
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Pratiquée dans les centres antidouleur, la
statistique me semble hasardeuse, car
quelle grille de critères retenir ?
Coopératif, je finis par décréter (plutôt
modestement) « entre 6 et 7 ».
Longues attentes entre mes différents
interlocuteurs dans mon hôpital de jour
devenu maintenant plutôt familier. Parmi
eux, une heure ¼ d’entretien avec une
chargée d’éducation thérapeutique. Parler
de prurit anal, d’éruptions à l’aine avec
une jeune et jolie docteur en pharmacie
n’a rien de confortable ni de valorisant.
La professionnelle — cette éducation
thérapeutique est née de la demande
insistante des diabétiques, réclamant une
autre information — reste disponible et
répond volontiers à tout. C’est elle qui, la
première, m’indique que si le prurit
n’atteint pas au moins 50% de la surface
du corps, le traitement ne sera pas
arrêté. Charmante épée de Damoclès.
Vacances hépatantes
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L’été se pointe, avec un certain nombre de
retrouvailles prévues avec famille et
ami(e)s ; pour l’heure, j’ai envie de tout
annuler. Trop mal, trop vulnérable, trop
faible, trop peu confiant.
Peu à peu, je me protège et mets en place
quelques pare-feux : première annulation
de cette grande fête chez ces amis du
Rhône qui me tenait tant à cœur ; prise de
contact avec un groupe de parole via SOS
Hépatites ; prise de rendez-vous pour miaoût avec une consultation lyonnaise
spécialisée allo et homéopathique, unique
en son genre. Autant de balises de
protection.
Nous sommes début juillet, au bout déjà
d’un mois pénible de traitement.
Les médecins tournent en ballet estival.
Aucun référent unique, ni infirmier, ni
médical, ne m’est attribué, ce qui me
paraît dommageable. Dans ces quelques
semaines, j’ai tour à tour rencontré
quatre (sympathiques, disponibles)
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médecins.
Parole de groupe, groupe de parole
C’est dans ce contexte corporel détérioré
que j’intègre pour la première fois un
groupe de parole géré par l’association
SOS Hépatites. Un samedi, une séance
d’une durée de trois heures, réunit cinq
hommes et trois femmes, dont l’une est
atteinte d’hépatite B, tous les autres
étant concernés par la C. Nous sommes
deux nouveaux participants. Les trois
animateurs ont connu, ou connaissent la
fin d’un traitement. Conviviaux,
attentifs, accueillants, ils font circuler
la parole. Pendant cet après-midi-là, des
moments évidemment intenses, des prises
d’avis, des interrogations avec éléments
de réponses, des sourires prennent parfois
le pas sur le désespoir, en mettant en
valeur des parcours toujours douloureux.
Nous ne sommes plus seuls à souffrir.
De cette rencontre je sortirai enrichi,
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puissamment aidé : les échanges ont été
forts, directs, sincères et délicats,
intimes et intelligents, respectueux. C’est
d’une manière interactive que nous nous
aidons, et l’humour soutient parfois avec
efficacité la conversation. Ceux des
participants qui la connaissent me
confirment l’exceptionnelle violence de
l’Incivo —
vraiment une sombre brute —,
me rassurent sur la transfusion de sang
que je dois subir (au moins aussi efficace,
m’assure un participant, que la prise
d’EPO…), me mettent clairement en garde
contre les nombreux effets secondaires
angoissants : de l’ordre de
l’hypersensibilité, paranoïa, irritabilité,
pulsions de mort… Les histoires et la
mobilisation de chacun sont différentes,
mais le langage reste commun, même s’il
est admis par tous qu’ « à chaque corps,
correspond une réponse ».
Éclairant : le coût de ce traitement
annuel a été évoqué au cours de ce groupe
de parole, chiffré par un animateur…
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entre 40 000 et 50 000 € annuels tout
compris. Chiffre probablement variable,
voire approximatif… Quoi qu’il en soit,
prenons l’exemple de deux des
médicaments du triptyque : une boîte de
quatre seringues pré remplies d’interféron
coûte 750, 22 € ; une boîte de 140 gélules
de Ribavirine (j’en consomme six par jour)
200 mg revient à 489, 60 €…
Impressionnante addition, sans compter la
globalité de la prise en charge par les
nombreux professionnels pendant une
durée allant aux alentours d’une année…
l’hospitalisation de jour, les médecines de
confort censées atténuer l’angoisse ou
l’insomnie, etc…
Au final, ce groupe de parole m’a fait un
bien fou. Le soulagement que je cherchais
passe clairement par ce genre de réponse.
J’en sors bien moins troublé.Et je m’y
suis senti aidé, mais aussi aidant.
Re hôpital. À ma surprise, le pôle
infirmier ne semble pas connaître cet
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outil — le groupe de parole — alors qu’il
exerce dans le même quartier.
Ma charge virale est passée, en quatre
semaines de traitement, de 6 logs à 1.3
logs, « pas loin de l’indétectabilité »
m’annonce la médecin, satisfaite de
l’évolution du traitement, allant jusqu’à
prédire son succès. Dans la foulée, la
transfusion sanguine se déroule presque
banalement, en deux poches successives,
puis on me relâche en ville.
Un été à gémir
Mi juillet, fraîchement transfusé donc, je
pars avec joie, quoique faiblard, dans le
Sud chez des amis, avec famille, dans une
première partie d’été que je peux encore
qualifier, malgré tout, de vacances. Alcool
zéro, café zéro, et forme moyenne. Mais
goût de l’autre, plaisir des amis et des
personnes aimées. Moments certes
fatigués, mais détendus, près d’Avignon,
puis remontée à Paris pour une fiesta
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familiale incontournable. Jusqu’ici, tout
va encore à peu près bien.
Or, le pire était sournoisement à venir,
alors que je l’aurais volontiers pensé
derrière moi. Fin juillet, à environ deux
mois d’Incivo, apparaissent sans vergogne
sur mon corps de larges plaques
inflammatoires, en une succession
d’éruptions, occasionnant des irritations
insoutenables que l’exposition au soleil
ou à la lumière, même au travers de
vêtements, ne fait qu’aggraver.Toutes les
parties de mon corps sont plus ou moins
concernées, et certaines éruptions
s’approchent dangereusement du visage…
Que faire ? Peu à peu, désespéré et
obsédé, je regarde mon corps devenir
prurit. Les 50 % ? On y était
probablement, voire au-delà.
Le paysage redevint ipso facto autrement
cruel. Toute petite forme, nuits quasi
blanches, démangeaisons incontrôlables,
applications répétées d’eau froide,
somnifères, anxiolytiques parfois, rien n’y
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a fait, me semble-t-il… Hormis un trajet
familial Paris-Orly particulièrement
important — larmes aux yeux, corps
tenant —, je ne supporte même plus les
légères saccades de la voiture.
Je me trouve alors à la campagne, mais
suffisamment inquiet pour appeler mon
hôpital à l’aide. Rendez-vous en urgence,
nouvelle prise de sang en vue, retour à
Paris.
C’est confirmé : je suis réellement passé
de Charybde en Scylla.
Des amis nous attendent en Bretagne :
j’explique par ce courriel mon obligatoire
d é f e c t i o n . « Côté souffrance et inconfort, les choses ont encore
empiré, le traitement étant entré dans une folle phase encore plus
agressive, éruptions cutanées violentes, démangeaisons constantes
difficiles à calmer, plaques rouges immondes sur le corps (je suis
absolument irregardable sur une plage, ne même pas y penser), et
rendez-vous en urgence par ci par là à l’hôpital... dont je ne m'éloigne
pas trop. Au fait, quel était ce Saint ou ce moine qui hurlait dans la
nuit vêtu d'une seule ceinture d'orties électrisantes ? Je me fais penser
à lui, mais en pire. »
Force est de le constater : à la fin de la première semaine d’août, les
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manifestations cutanées douloureuses n’ont cessé de s’aggraver.
Physiquement, psychologiquement, je n’en peux plus. J’appelle
longuement à l’aide une permanente de SOS Hépatites, qui confirme
la pertinence de la consultation homéo / allopathique lyonnaise, la
décision possible de l’arrêt de l’Incivo, et la grande attention à porter à
ces symptômes… Pour en rajouter un peu, une mauvaise canicule
s’installe sur le pays.
Si certains effets, et non des moindres, ont tendance à s’estomper
momentanément (irritation anale, affaiblissement général…), le
terrain est maintenant complètement occupé, surinvesti par ces
éruptions (en permanence insupportables).
Rendez-vous en urgence à l’hôpital parisien : un des médecins évalue
l’envahissement de mon corps comme limite, border line, me conseille
de tenir le coup pour aller au bout des douze semaines d’Incivo (à
savoir jusqu’au 24 août), d’autant plus que mes résultats d’examens de
sang ne sont pas mauvais.
Espoirs fous et désespoir profond ne cessent de s’entrechoquer sans
jamais réellement se démêler franchement dans la gestion de cette
épreuve. D’une part, j’attends évidemment du mieux — et quel mieux :
l’éradication du virus — de ce traitement brutal. J’ai entendu la baisse
rapide et spectaculaire de la charge virale, et me sens archi motivé
pour aller au plus loin, même en souffrant — mais jusqu’où ?
D’autre part, obnubilé en permanence par une image dégradée de mon
corps et par les douleurs qui s’en irradient, je continue, quoi qu’il en
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soit, à brûler vaillamment comme une Jeanne d’Arc hépatoïde. Mon
stoïcisme est plus relatif que celui de la Pucelle : si de légères
accalmies apparaissent parfois ici et là, globalement les nuits restent
éprouvantes, et la souffrance croît. Il m’est arrivé de penser « mais
qu’attend-t-on pour me mettre sous morphine ? » Corps en flammes, de
drôle de pensées fugaces et impertinentes, restant cyniquement dans
la rubrique, ont pu surgir, genre « qu’est-ce qui pourrait stopper ça ?
Une immolation ? »,. Trop de moments aiguillonnés, transpercés de
pointes de fer et de feu / monstrueuse somme de piqûres de fourmis
rouges, de guêpes, de frelons, d’orties, et de décharges électriques. On
ne pourrait pas me fournir momentanément en opium, en shit, que
sais-je, pour ne pas côtoyer, au moins la nuit, ces douleurs affolantes ?
Et le cannabis thérapeutique, utilisé au Canada, en Allemagne ou en
Italie ? Je suis à deux doigts de me procurer de l’herbe ou du hasch,
mais sans énergie pour en chercher…
Misère et ricanements ! Pour parfaire le tableau, les irritations anales
reviennent en force. Misère, misère.
Le corps persécuté, depuis si longtemps
Dans l’entrée de l’appartement familial de
mon enfance, j’ai dû passer des milliers
de fois (rarement sans y jeter un rapide
coup d’œil, j’imagine) devant le tableau
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d’un Saint Sébastien transpercé de flèches
comme un hérisson.
Dans les histoires de corps martyrisés
dont la mythologie et la religion ont
abreuvé mon enfance, non seulement
certaines font écho avec ma posture
actuelle, mais elles font aussi l’objet
d’une sorte d’attirance esthétique :
Sébastien, donc, m’a fasciné par la
proximité imposée pendant des années, la
cohabitation que je dus avoir avec lui ;
une autre aussi m’avait séduit, Blandine,
épargnée dans un premier temps par les
lions, avant d’être soumise au gril, puis
au taureau, puis égorgée…
Mais mon préféré, de loin, a toujours été
le supplice appliqué à Prométhée qui,
pour avoir insolemment dérobé du feu aux
Dieux, se vit enchaîner sur un rocher et
quotidiennement becqueter le foie (le
foie !) — qui chaque nuit repoussait… —
par un aigle géant.
Qu’ont ces histoires fascinantes à nous
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dire depuis l’Antiquité ? Suis-je, à m’en
repaître, dans une version ricanante du
syndrome de Stockholm ?
Une peau de varan
Des chevilles aux lobes d’oreilles, outre les plaques éruptives, une
peau d’iguane prend possession de mon corps. À SOS Hépatites, on me
conseille utilement de « tenir bon », de « rester le plus fort », de « tenir
le choc ». Furieusement d’accord avec cette posture — la dimension
psychologique est de toute évidence essentielle à prendre en compte —
, il m’arrive tout de même de perdre pied : ce mal de feu me consume
et torture un max, m’ôtant presque parfois une partie de la conscience,
de la raison, organisant en tout cas toute mon existence autour de
cette seule péripétie hépatique. C’est philosophiquement
insupportable. Que je le veuille ou non, je ne vis exclusivement qu’avec
elle, que pour elle. Où peuvent nous mener de telles relations ? Trop
exclusives.
Qu’inventer alors pour partager ? Écrire ? Pourquoi pas ? Ayant
probablement envie de dispatcher quelque chose de ma condition avec
les quelques centaines d’abonnés de mon compte Twitter, j’envoie, par
jeu, peut-être par désir de soulagement virtuel, à une tweet line
suroccupée par les Jeux olympiques les 140 signes suivants, que je
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veux plaisants : « Je connais un mec, il en est à sa 7ème piqûre d'EPO
depuis juin ; pourtant il ne touche pas au vélo ni à la compèt. Il a juste
une hépatite. ». C’est un test : y aura-t-il une réaction, un
encouragement quelconque, un message privé, un rebond ou un
« retweet » m’indiquant un semblant d’intérêt sur le sujet ? (réponse :
rien).
Pourtant, on pourrait y voir du sens : très peu de lignes de discussion
sur ce sujet (sur le même réseau social), si ce n’est en brésilien ou en
espagnol… Une amie me proposait même d’ouvrir un autre compte
anonyme et exclusivement consacré à la Reine Hépatite : pourquoi
pas en effet ?
Re visite impromptue à l’hôpital parisien. Une de mes médecins prend
en considération à son tour l’étendue des dégâts (la nuit dernière, pas
fermé l’œil avant 6 h du mat), m’ordonne un onguent, une préparation
à base de cortisone censée apaiser la peau malade. Me conseille elle
aussi d’aller au bout du traitement, de m’appuyer sur les deux piliers
anti histaminiques Xyzall et Atarax pour les démangeaisons, même,
précise-t-elle, après l’arrêt d’Incivo. Et toujours l’EPO.
Rien n’y fait… Mes soirées, nuits, parfois journées sont de plus en plus
douloureuses. Le soleil (la chaleur ?) amplifie les douleurs. L’éruption
gagne sournoisement, rampe doucement en direction de mon visage.
Mes cheveux, un poil trop longs, me gênent terriblement, je les fais
couper archi courts, là aussi en urgence.
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L’angoisse m’étreint. Mon RV à la consultation gastro homéo lyonnaise
est prévue pour demain. Peur folle de cette journée, dans quel état
vais-je en revenir ? Ce matin encore, le fait de me recoucher une petite
heure avait réveillé toutes mes démangeaisons, m’avait enflammé
terriblement.
Au secours. Cet Incivo est un Léviathan monstrueux, fait d’un poison
infernal et salvateur, faisant muter les peaux et les corps (les âmes ?),
et censé rencontrer toute notre adhésion.
Virée lyonnaise
Enfin, j’y suis. Dans le bureau d’un des médecins — compétent,
attentif, disponible — gérant cette fameuse consultation de l’hôpital de
la Croix-Rousse. Celui-ci distingue l’attaque due au traitement,
inévitable, et le stade de toxicité qui s’ensuit (qui aurait dans mon cas,
à cette hauteur, pu (dû ?) entraîner ici l’arrêt du traitement Incivo…
Toujours cette frontière, si difficile à définir…). Il m’examine
longuement, détecte une fissure anale. Prend en compte la lourdeur de
cette affaire (et encore ! J’ai, paraît-il, échappé aux aphtes), et en
même temps de la courte durée restante de prise d’Incivo (huit jours).
Si les effets cutanés peuvent perdurer après cette date, un processus
d’arrêt, quoi qu’il en soit, devrait s’enclencher.
Il valide les choix de l’hôpital parisien, Cortisone mais pas trop,
Artarax et Xyzall, préparation pharmaceutique, Titanoréine…
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Rassurant.
Le médecin me propose un solide traitement homéopathique, à
poursuivre après arrêt Incivo si démangeaisons perdurent. Constate
aussi que ma peau est « bien graissée, bien hydratée », à continuer
ainsi.
Cette consultation, unique en France, existe depuis 20 ans, et m’a
convaincu par sa pertinence et son utilité. Elle est gérée par trois
médecins… dont l’un vient de partir à la retraite. Journée épuisante,
mais belle étape dans le processus. Pourquoi les hôpitaux ne
travaillent-ils pas davantage en lien avec ce genre de lieu ?
24 août, 9ème piqûre d’EPO, 13ème de Pegasys (Interféron). Mais ce 24
août est avant tout la date fatidique, magique, tant espérée, d’arrêt de
toute prise d’Incivo. Quid, maintenant ? Mon corps, en manque, va-t-il
me réclamer son poison ? Quel miracle à venir ? Un rendez-vous
prochain à l’hôpital devrait m’en dire davantage, y compris sur la
baisse de la charge virale, et la suite du traitement en bi-thérapie.
Une semaine après l’arrêt de l’Incivo, aucune révolution significative à
signaler encore, loin de là, quant aux irritations cutanées ou à la
souffrance globale. Je veux croire tout de même à l’amorce d’une
amélioration. C’est pour quand, le changement ? L’assurance m’est
énergiquement donnée — de la part du pôle infirmier, comme des
médecins — que les effets de l’Incivo vont se résorber « dans les jours
qui viennent ». Je serai alors sauvé de l’Incivo, qui m’aura sauvé.
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Arrêt maladie d’un mois, il faut que je respire un peu. Je file en
Bretagne.
3 septembre 2012 : Yes ! Aux dernières analyses concernant la baisse
de la charge virale, mon virus est « indétectable ». Toutefois, me
prévient la médecin, mon traitement s’étalera sur une durée globale de
48 semaines — vérification de non résurgence, solidité de
l’éradication… —, alors que j’aurais espéré qu’il fût réduit, comme il
l’est parfois à 36, voire 24 semaines.
Côté anémie (entraînée certes par feu l’Incivo, mais aussi par
l’Interféron…), mon taux a légèrement remonté depuis une semaine
(9, 1 au lieu de 8, 2). Je n’échapperai pas à une autre transfusion de
sang la semaine prochaine.
Je reçois des coups de fil ou des courriels de collègues ou amis, dont
certains me troublent : l’un me parle de phytothérapie ( ?) ; un autre
me fait part d’un livre récent (L’Esprit de combat. Lutte contre
l’hépatite C, Laure A., éd. L’Harmattan) dans lequel le traitement
d’une patiente souffrant d’hépatite C lui a permis… la réminiscence
d’une agression sexuelle vécue pendant l’enfance. B., ancien directeur
de structure d’accueil pour personnes atteintes de VHC et de VIH,
m’envoie des documents, dont canadiens, passionnants, sur les effets
des produits.
Des forces de déprime violemment en marche
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Je vais m’en tirer, c’est clair. Mais comment survivre, alors, pendant
cet infernal passage ? On ne peut laisser personne vivre une telle
aventure sans soutien appuyé. L’importance de l’entourage — ici
volontairement laissé dans l’ombre, tout cela étant suffisamment
intime… — est plus que central. La patience, l’intelligence, les soins et
l’accompagnement quotidiens d’une compagne ont fait en l’occurrence
autant que Ribavirine, Interféron et Incivo, j’en suis persuadé.
Dans cette passe terrible, où l’on ne reconnaît plus son corps, où celuici ne vous appartient plus, où les forces de déprime sont violemment
en marche, l'écriture m'a largement accompagné. J'ai ainsi décidé de
soumettre ce texte témoin à plusieurs des aidants que j’ai croisés…
Cet écrit, en forme subjective de témoignage de patient, peut présenter
l’intérêt éventuel (à confirmer) de faire partager une expérience qui
pour moi s’est révélée hors normes.
L’humour, le partage, la parole d’un groupe ont également été
essentiels, d’autant plus que cette affaire a une tendance exacerbée à
obnubiler, obséder, posséder le patient de l’alpha jusqu’à son oméga.
Cette obsession ajoute au malaise, comme si une partie centrale de soimême avait été confisquée, aliénée par des forces obscures. Rien
d’autre n’existe.
Mais, dans cet océan de souffrance, la qualité de la prise en compte de
ma parole par les différents professionnels d’une part, et les bénévoles
de santé d’autre part, m’a été essentielle. Par exemple la réflexion
fine, pour les premiers, sur les symptômes présentés, la prise en
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compte des angoisses du patient, parfois les hésitations devant une
décision difficile à prendre, la certitude inébranlable (et rassurante) de
l’efficacité de l’Incivo… ; pour les seconds, cet efficace sentiment
d’appartenance à un groupe d’aidés / aidants, dont l’intérêt s’est
rapidement vérifié.
Au bout d’un mois d’arrêt de travail, la reprise de mes activités
professionnelles m’a semble-t-il dynamisé, même si je ne dispose pas
encore de mon énergie habituelle, et je ne dois pas oublier, sous
prétexte d’une violence exceptionnelle de l’Incivo en voie de résorption,
les désagréments du binôme Interféron / Ribavirine. Me reste à vivre
maintenant une trentaine de semaines de traitement « allégé », de RVs
à l’hôpital pour contrôle et surveillance. La vie reprend.
Dernière piqûre d’Interféron (S48). Fin du traitement. Je me crois tiré
d’affaire, même si une part de moi s’attend au pire (un blip très
passager — une brève réapparition de la charge virale — a eu lieu
quelques semaines auparavant). J’apprendrai début juin la résurgence
du virus. Un peu comme dans Apocalypse now, les grands moyens ont
été plus spectaculaires qu’efficaces, et mes 48 semaines de traitement
n’ont servi à rien, si ce n’est à me faire comprendre que cette affaire
est bien plus compliquée que je ne le croyais, avec un génotype, A1,
qui n’est pas des plus tendres. À suivre donc. La recherche a un
boulevard devant elle, des protocoles se profilent, attendent leurs ATU
et leurs AMM…
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Garder l’espoir.
Joël Plantet
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