1 HEP ! Un patient lambda atteint d’une hépatite C s’empare de sa trithérapie (Interféron – Ribavirine – Incivo) pour s’interroger sur ce corps furieusement agressé, même si ces violences médicamenteuses sont infligées pour éradiquer le virus. Étalé sur des semaines et des mois, ce curieux pretium doloris prête à réflexion. Ces quelques notes ont probablement aidé à supporter l’insupportable. Juin, juillet, août, mois de feu Une hépatite m’habite. C comme cuisante ou comme cauchemar. De fait, sans traitement, la vie va, belle et vive. En l’occurrence, ce sont les molécules, une fois le traitement initié, qui la changent radicalement, cette vie (ce qui surprend d’emblée tous les porteurs de virus, voir à 2 ce sujet le dossier du journal Libération du 8 février 2012). Et, parmi celles-ci, une des dernières importées, l’Incivo (Télaprévir), dont l’efficacité pour venir à bout de la charge virale n’a d’égale que les dommages collatéraux épouvantables qu’elle occasionne. Incivo, apocalypse now Ce dernier volet ajouté à une bithérapie déjà lourde — Interféron et Ribavirine — donne un triptyque implacable, en ordre de marche triangulaire pour massacrer l’ennemi. On est tenté d’évoquer Apocalypse now, film de Francis Ford Coppola, dans lequel un ballet d’hélicoptères déjantés, sur une musique wagnérienne allant crescendo, s’apprête à déverser des tonnes de napalm sur des terres jugées dangereuses. Envoûté d’emblée par les accords des Doors dans Opening : the end, le spectateur/patient peut se sentir happé, 3 voire envoûté par ces engins ivres de violences, leurs explosions aveugles, et au-delà, l’absurdité d’une guerre considérée comme emblématique. Pour régler radicalement le problème, cet Incivo a pris lui aussi des moyens tonitruants. Des vies de patients s’en sont trouvées bousculées, déprimées, compliquées. Des corps ont été maltraités au-delà de toute mesure. Éradiquer, bien sûr, et donc, à terme, sauver. Prévenir, soutenir, accompagner au plus près un processus de violences inconnues et croissantes semble là, plus que jamais, devoir faire l’objet d’une attention particulière. Hôpital de jour, bonjour Dans cet hôpital-ville, le personnel soignant m’installe dans une chambre médicalisée, quelque part dans un 5ème étage aux couloirs longs comme la 4 souffrance. L’établissement est tentaculaire et paradoxal, chaleureux et impersonnel, angoissant et rassurant, lui-même en santé douteuse, voire parfois en déshérence. Il fascine par ses compétences et son pouvoir de réduire la maladie, autant qu’il étonne par sa capacité de vous muer en boule de caoutchouc projetée d’étage en étage, de service en service, d’information en admission, de consultation en hôpital de jour. C’est l’hôpital « de jour », comme on pourrait entendre belle de jour, équipe de jour ou crème de jour. Des infirmiers, médecins, aides-soignants, assistantes sociales, stagiaires, professeurs, personnels administratifs, s’affairent en tout sens. Des bénévoles de l’association Aides passent visiter les patients de chambre en chambre ou dans la salle d’attente, proposant chaleureusement préservatifs, 5 réconfort, entretiens à bâtons rompus, boissons chaudes et petits gâteaux. À cet étage, les détenteurs d’une hépatite C seule sont peu nombreux : la majorité des personnes y viennent parce que souffrant de l’association de celle-ci avec le VIH Sida. « Ce ne sera pas long », m’assure-t-on gentiment. Une heure plus tard, un infirmier empathique, jeune, pédagogique, patient, amical, vient se préoccuper de ma pesée, de ma tension, de mon urine, de ma température, et me prélève en un tournemain dix tubes de sang. Il me délivre, avec le sourire, une ribambelle d’informations. J’attends longuement une ordonnance avant de me diriger vers la pharmacie ambulatoire, poste stratégique situé cinq étages plus bas, à une autre extrémité de la ville-hôpital. L’endroit est bunkerisé ; deux box déprimants vous en interdisent (lumignon rouge) ou autorisent (lumignon vert) l’accès. Une fois dans la place, une 6 pharmacienne m’y livre divers produits pour une durée d’un mois, me dispensant aussi quelques conseils alimentaires. Ayant regagné — en m’égarant au moins autant qu’à l’aller — mon 5ème étage, mon hôpital de jour, un efficace ballet s’organise. De manière inattendue (j’imaginais déjeuner ailleurs), une infirmière me livre un plateau-repas façon moyen-courrier (concombre / colombo de porc, riz / yaourt / banane). Plus tard, une médecin m’amène une (autre) ordonnance. Ensuite, l’infirmier charmant revient me briefer pour une première piqûre, au moyen d’un « stylo » piqueur, plutôt simple d’usage. On me libère enfin. Façon de parler : me voilà engagé, consentant, dans une trithérapie de longue haleine. De fait, cet hôpital est déroutant : lieu de chaleur humaine, d’empathie et de réponses adaptées, il est aussi millefeuille administratif, espace de 7 gestion de l’angoisse, et usine à malades à qui l’on n’accorde parfois qu’un temps… mesuré. D’importantes informations peuvent passer à l’as pour cause avérée de dilution d’interlocuteurs, notamment peut-être en période estivale. L’ambiance générale sent la vie à plein nez, le travail, la santé. Les relations humaines s’entrelacent, faites de confidences, de rigolades, de ragots, de projets de vacances, de goûts musicaux, de potins, d’amourettes, de problèmes de boulot, d’horaires, et où tu bouffes à midi ? Mille anecdotes de vie font vibrer le service, comme dans toute entreprise, parfois en une confidentialité relative. Le patient hépatant, angoissé mais distrait de son état, peut se trouver spectateur de minuscules tranches de vie dont il ne mesure pas toujours tous les aboutissants : micro engueulades, entreprises de séduction, négociations diverses, mini comptes à régler. 8 Anémie, EPO, déprime Sont venues ensuite — j’avais été prévenu par le mandarin ayant coordonné avec moi la mise en place du traitement — des kyrielles de désagréments : céphalées, démangeaisons et irritations pas toujours élégamment placées, troubles du sommeil, fatigues diverses, maux de cœur, pertes d’équilibre, irritabilité, manque de souffle, anémie galopante… Et pour cause : mon taux d’hémoglobine ne cesse de chuter, passant en quelques jours de 14 à 8.5 (seuil critique en-dessous de 10, me dit-on) et nécessitant par la suite une transfusion. En outre, mon nombre de globules blancs reste en limite basse, entraînant la première piqûre hebdomadaire d’EPO d’une longue série (il y en aura 48, autant que de semaines de traitement). Inconnues de moi jusqu’à présent, menaçantes et velues, de grosses déprimes vont faire leur apparition : ce 9 traitement de l’extrême est logiquement amplificateur de sentiments, d’angoisse(s), d’émotions. Les relations avec les proches, évidemment, s’en ressentent rapidement. La vie devient difficile partout. Il convient d’être archi vigilant, d’autant plus que le malaise peut aller crescendo. Peut-être pour la première fois, une véritable peur de disparaître — de mourir — m’étreint. Est-ce possible que toute force me quitte, comme j’en ai progressivement l’impression ? Comment survivre avec ce niveau d’angoisse, et dans quel état ? Peut-être est-ce le moment de préparer l’après ?… Et aussi de trouver des soutiens adéquats. Parfois facilement, les larmes affleurent, pas toujours désagréables, bloquant abruptement un mot difficile à prononcer ou accompagnant une image angoissante. C’est clair : après ce mois d’agressions, je ne voudrais pour rien au monde rester dans ce corps-là. J’aimerais être seul bien 1 0 plus souvent que je ne le suis. Je suis exsangue, tout me lessive et m’essore. Angoissé, aussi : la peur de cet inconfort permanent, celle de cet envahissement et de mes irritations — dans tous les sens du terme —, celle de mes rêves, celle aussi, plus ou moins fantasmée, d’un moral en berne qui empêcherait la réussite du traitement. Bénéficiaire de cette nouvelle formule, je sens l’attention vive et vigilante — parfois inquiète — portée par les professionnels : anxiolytiques, consultation(s) en psychiatrie, somnifères, entretiens en éducation thérapeutique peuvent, sur demande et ad libitum, être prescrits pour les patients incivistes. Évaluation La semaine suivante, une infirmière me demande d’évaluer ma souffrance en la situant sur une échelle allant de 0 à 10. 1 1 Pratiquée dans les centres antidouleur, la statistique me semble hasardeuse, car quelle grille de critères retenir ? Coopératif, je finis par décréter (plutôt modestement) « entre 6 et 7 ». Longues attentes entre mes différents interlocuteurs dans mon hôpital de jour devenu maintenant plutôt familier. Parmi eux, une heure ¼ d’entretien avec une chargée d’éducation thérapeutique. Parler de prurit anal, d’éruptions à l’aine avec une jeune et jolie docteur en pharmacie n’a rien de confortable ni de valorisant. La professionnelle — cette éducation thérapeutique est née de la demande insistante des diabétiques, réclamant une autre information — reste disponible et répond volontiers à tout. C’est elle qui, la première, m’indique que si le prurit n’atteint pas au moins 50% de la surface du corps, le traitement ne sera pas arrêté. Charmante épée de Damoclès. Vacances hépatantes 1 2 L’été se pointe, avec un certain nombre de retrouvailles prévues avec famille et ami(e)s ; pour l’heure, j’ai envie de tout annuler. Trop mal, trop vulnérable, trop faible, trop peu confiant. Peu à peu, je me protège et mets en place quelques pare-feux : première annulation de cette grande fête chez ces amis du Rhône qui me tenait tant à cœur ; prise de contact avec un groupe de parole via SOS Hépatites ; prise de rendez-vous pour miaoût avec une consultation lyonnaise spécialisée allo et homéopathique, unique en son genre. Autant de balises de protection. Nous sommes début juillet, au bout déjà d’un mois pénible de traitement. Les médecins tournent en ballet estival. Aucun référent unique, ni infirmier, ni médical, ne m’est attribué, ce qui me paraît dommageable. Dans ces quelques semaines, j’ai tour à tour rencontré quatre (sympathiques, disponibles) 1 3 médecins. Parole de groupe, groupe de parole C’est dans ce contexte corporel détérioré que j’intègre pour la première fois un groupe de parole géré par l’association SOS Hépatites. Un samedi, une séance d’une durée de trois heures, réunit cinq hommes et trois femmes, dont l’une est atteinte d’hépatite B, tous les autres étant concernés par la C. Nous sommes deux nouveaux participants. Les trois animateurs ont connu, ou connaissent la fin d’un traitement. Conviviaux, attentifs, accueillants, ils font circuler la parole. Pendant cet après-midi-là, des moments évidemment intenses, des prises d’avis, des interrogations avec éléments de réponses, des sourires prennent parfois le pas sur le désespoir, en mettant en valeur des parcours toujours douloureux. Nous ne sommes plus seuls à souffrir. De cette rencontre je sortirai enrichi, 1 4 puissamment aidé : les échanges ont été forts, directs, sincères et délicats, intimes et intelligents, respectueux. C’est d’une manière interactive que nous nous aidons, et l’humour soutient parfois avec efficacité la conversation. Ceux des participants qui la connaissent me confirment l’exceptionnelle violence de l’Incivo — vraiment une sombre brute —, me rassurent sur la transfusion de sang que je dois subir (au moins aussi efficace, m’assure un participant, que la prise d’EPO…), me mettent clairement en garde contre les nombreux effets secondaires angoissants : de l’ordre de l’hypersensibilité, paranoïa, irritabilité, pulsions de mort… Les histoires et la mobilisation de chacun sont différentes, mais le langage reste commun, même s’il est admis par tous qu’ « à chaque corps, correspond une réponse ». Éclairant : le coût de ce traitement annuel a été évoqué au cours de ce groupe de parole, chiffré par un animateur… 1 5 entre 40 000 et 50 000 € annuels tout compris. Chiffre probablement variable, voire approximatif… Quoi qu’il en soit, prenons l’exemple de deux des médicaments du triptyque : une boîte de quatre seringues pré remplies d’interféron coûte 750, 22 € ; une boîte de 140 gélules de Ribavirine (j’en consomme six par jour) 200 mg revient à 489, 60 €… Impressionnante addition, sans compter la globalité de la prise en charge par les nombreux professionnels pendant une durée allant aux alentours d’une année… l’hospitalisation de jour, les médecines de confort censées atténuer l’angoisse ou l’insomnie, etc… Au final, ce groupe de parole m’a fait un bien fou. Le soulagement que je cherchais passe clairement par ce genre de réponse. J’en sors bien moins troublé.Et je m’y suis senti aidé, mais aussi aidant. Re hôpital. À ma surprise, le pôle infirmier ne semble pas connaître cet 1 6 outil — le groupe de parole — alors qu’il exerce dans le même quartier. Ma charge virale est passée, en quatre semaines de traitement, de 6 logs à 1.3 logs, « pas loin de l’indétectabilité » m’annonce la médecin, satisfaite de l’évolution du traitement, allant jusqu’à prédire son succès. Dans la foulée, la transfusion sanguine se déroule presque banalement, en deux poches successives, puis on me relâche en ville. Un été à gémir Mi juillet, fraîchement transfusé donc, je pars avec joie, quoique faiblard, dans le Sud chez des amis, avec famille, dans une première partie d’été que je peux encore qualifier, malgré tout, de vacances. Alcool zéro, café zéro, et forme moyenne. Mais goût de l’autre, plaisir des amis et des personnes aimées. Moments certes fatigués, mais détendus, près d’Avignon, puis remontée à Paris pour une fiesta 1 7 familiale incontournable. Jusqu’ici, tout va encore à peu près bien. Or, le pire était sournoisement à venir, alors que je l’aurais volontiers pensé derrière moi. Fin juillet, à environ deux mois d’Incivo, apparaissent sans vergogne sur mon corps de larges plaques inflammatoires, en une succession d’éruptions, occasionnant des irritations insoutenables que l’exposition au soleil ou à la lumière, même au travers de vêtements, ne fait qu’aggraver.Toutes les parties de mon corps sont plus ou moins concernées, et certaines éruptions s’approchent dangereusement du visage… Que faire ? Peu à peu, désespéré et obsédé, je regarde mon corps devenir prurit. Les 50 % ? On y était probablement, voire au-delà. Le paysage redevint ipso facto autrement cruel. Toute petite forme, nuits quasi blanches, démangeaisons incontrôlables, applications répétées d’eau froide, somnifères, anxiolytiques parfois, rien n’y 1 8 a fait, me semble-t-il… Hormis un trajet familial Paris-Orly particulièrement important — larmes aux yeux, corps tenant —, je ne supporte même plus les légères saccades de la voiture. Je me trouve alors à la campagne, mais suffisamment inquiet pour appeler mon hôpital à l’aide. Rendez-vous en urgence, nouvelle prise de sang en vue, retour à Paris. C’est confirmé : je suis réellement passé de Charybde en Scylla. Des amis nous attendent en Bretagne : j’explique par ce courriel mon obligatoire d é f e c t i o n . « Côté souffrance et inconfort, les choses ont encore empiré, le traitement étant entré dans une folle phase encore plus agressive, éruptions cutanées violentes, démangeaisons constantes difficiles à calmer, plaques rouges immondes sur le corps (je suis absolument irregardable sur une plage, ne même pas y penser), et rendez-vous en urgence par ci par là à l’hôpital... dont je ne m'éloigne pas trop. Au fait, quel était ce Saint ou ce moine qui hurlait dans la nuit vêtu d'une seule ceinture d'orties électrisantes ? Je me fais penser à lui, mais en pire. » Force est de le constater : à la fin de la première semaine d’août, les 1 9 manifestations cutanées douloureuses n’ont cessé de s’aggraver. Physiquement, psychologiquement, je n’en peux plus. J’appelle longuement à l’aide une permanente de SOS Hépatites, qui confirme la pertinence de la consultation homéo / allopathique lyonnaise, la décision possible de l’arrêt de l’Incivo, et la grande attention à porter à ces symptômes… Pour en rajouter un peu, une mauvaise canicule s’installe sur le pays. Si certains effets, et non des moindres, ont tendance à s’estomper momentanément (irritation anale, affaiblissement général…), le terrain est maintenant complètement occupé, surinvesti par ces éruptions (en permanence insupportables). Rendez-vous en urgence à l’hôpital parisien : un des médecins évalue l’envahissement de mon corps comme limite, border line, me conseille de tenir le coup pour aller au bout des douze semaines d’Incivo (à savoir jusqu’au 24 août), d’autant plus que mes résultats d’examens de sang ne sont pas mauvais. Espoirs fous et désespoir profond ne cessent de s’entrechoquer sans jamais réellement se démêler franchement dans la gestion de cette épreuve. D’une part, j’attends évidemment du mieux — et quel mieux : l’éradication du virus — de ce traitement brutal. J’ai entendu la baisse rapide et spectaculaire de la charge virale, et me sens archi motivé pour aller au plus loin, même en souffrant — mais jusqu’où ? D’autre part, obnubilé en permanence par une image dégradée de mon corps et par les douleurs qui s’en irradient, je continue, quoi qu’il en 2 0 soit, à brûler vaillamment comme une Jeanne d’Arc hépatoïde. Mon stoïcisme est plus relatif que celui de la Pucelle : si de légères accalmies apparaissent parfois ici et là, globalement les nuits restent éprouvantes, et la souffrance croît. Il m’est arrivé de penser « mais qu’attend-t-on pour me mettre sous morphine ? » Corps en flammes, de drôle de pensées fugaces et impertinentes, restant cyniquement dans la rubrique, ont pu surgir, genre « qu’est-ce qui pourrait stopper ça ? Une immolation ? »,. Trop de moments aiguillonnés, transpercés de pointes de fer et de feu / monstrueuse somme de piqûres de fourmis rouges, de guêpes, de frelons, d’orties, et de décharges électriques. On ne pourrait pas me fournir momentanément en opium, en shit, que sais-je, pour ne pas côtoyer, au moins la nuit, ces douleurs affolantes ? Et le cannabis thérapeutique, utilisé au Canada, en Allemagne ou en Italie ? Je suis à deux doigts de me procurer de l’herbe ou du hasch, mais sans énergie pour en chercher… Misère et ricanements ! Pour parfaire le tableau, les irritations anales reviennent en force. Misère, misère. Le corps persécuté, depuis si longtemps Dans l’entrée de l’appartement familial de mon enfance, j’ai dû passer des milliers de fois (rarement sans y jeter un rapide coup d’œil, j’imagine) devant le tableau 2 1 d’un Saint Sébastien transpercé de flèches comme un hérisson. Dans les histoires de corps martyrisés dont la mythologie et la religion ont abreuvé mon enfance, non seulement certaines font écho avec ma posture actuelle, mais elles font aussi l’objet d’une sorte d’attirance esthétique : Sébastien, donc, m’a fasciné par la proximité imposée pendant des années, la cohabitation que je dus avoir avec lui ; une autre aussi m’avait séduit, Blandine, épargnée dans un premier temps par les lions, avant d’être soumise au gril, puis au taureau, puis égorgée… Mais mon préféré, de loin, a toujours été le supplice appliqué à Prométhée qui, pour avoir insolemment dérobé du feu aux Dieux, se vit enchaîner sur un rocher et quotidiennement becqueter le foie (le foie !) — qui chaque nuit repoussait… — par un aigle géant. Qu’ont ces histoires fascinantes à nous 2 2 dire depuis l’Antiquité ? Suis-je, à m’en repaître, dans une version ricanante du syndrome de Stockholm ? Une peau de varan Des chevilles aux lobes d’oreilles, outre les plaques éruptives, une peau d’iguane prend possession de mon corps. À SOS Hépatites, on me conseille utilement de « tenir bon », de « rester le plus fort », de « tenir le choc ». Furieusement d’accord avec cette posture — la dimension psychologique est de toute évidence essentielle à prendre en compte — , il m’arrive tout de même de perdre pied : ce mal de feu me consume et torture un max, m’ôtant presque parfois une partie de la conscience, de la raison, organisant en tout cas toute mon existence autour de cette seule péripétie hépatique. C’est philosophiquement insupportable. Que je le veuille ou non, je ne vis exclusivement qu’avec elle, que pour elle. Où peuvent nous mener de telles relations ? Trop exclusives. Qu’inventer alors pour partager ? Écrire ? Pourquoi pas ? Ayant probablement envie de dispatcher quelque chose de ma condition avec les quelques centaines d’abonnés de mon compte Twitter, j’envoie, par jeu, peut-être par désir de soulagement virtuel, à une tweet line suroccupée par les Jeux olympiques les 140 signes suivants, que je 2 3 veux plaisants : « Je connais un mec, il en est à sa 7ème piqûre d'EPO depuis juin ; pourtant il ne touche pas au vélo ni à la compèt. Il a juste une hépatite. ». C’est un test : y aura-t-il une réaction, un encouragement quelconque, un message privé, un rebond ou un « retweet » m’indiquant un semblant d’intérêt sur le sujet ? (réponse : rien). Pourtant, on pourrait y voir du sens : très peu de lignes de discussion sur ce sujet (sur le même réseau social), si ce n’est en brésilien ou en espagnol… Une amie me proposait même d’ouvrir un autre compte anonyme et exclusivement consacré à la Reine Hépatite : pourquoi pas en effet ? Re visite impromptue à l’hôpital parisien. Une de mes médecins prend en considération à son tour l’étendue des dégâts (la nuit dernière, pas fermé l’œil avant 6 h du mat), m’ordonne un onguent, une préparation à base de cortisone censée apaiser la peau malade. Me conseille elle aussi d’aller au bout du traitement, de m’appuyer sur les deux piliers anti histaminiques Xyzall et Atarax pour les démangeaisons, même, précise-t-elle, après l’arrêt d’Incivo. Et toujours l’EPO. Rien n’y fait… Mes soirées, nuits, parfois journées sont de plus en plus douloureuses. Le soleil (la chaleur ?) amplifie les douleurs. L’éruption gagne sournoisement, rampe doucement en direction de mon visage. Mes cheveux, un poil trop longs, me gênent terriblement, je les fais couper archi courts, là aussi en urgence. 2 4 L’angoisse m’étreint. Mon RV à la consultation gastro homéo lyonnaise est prévue pour demain. Peur folle de cette journée, dans quel état vais-je en revenir ? Ce matin encore, le fait de me recoucher une petite heure avait réveillé toutes mes démangeaisons, m’avait enflammé terriblement. Au secours. Cet Incivo est un Léviathan monstrueux, fait d’un poison infernal et salvateur, faisant muter les peaux et les corps (les âmes ?), et censé rencontrer toute notre adhésion. Virée lyonnaise Enfin, j’y suis. Dans le bureau d’un des médecins — compétent, attentif, disponible — gérant cette fameuse consultation de l’hôpital de la Croix-Rousse. Celui-ci distingue l’attaque due au traitement, inévitable, et le stade de toxicité qui s’ensuit (qui aurait dans mon cas, à cette hauteur, pu (dû ?) entraîner ici l’arrêt du traitement Incivo… Toujours cette frontière, si difficile à définir…). Il m’examine longuement, détecte une fissure anale. Prend en compte la lourdeur de cette affaire (et encore ! J’ai, paraît-il, échappé aux aphtes), et en même temps de la courte durée restante de prise d’Incivo (huit jours). Si les effets cutanés peuvent perdurer après cette date, un processus d’arrêt, quoi qu’il en soit, devrait s’enclencher. Il valide les choix de l’hôpital parisien, Cortisone mais pas trop, Artarax et Xyzall, préparation pharmaceutique, Titanoréine… 2 5 Rassurant. Le médecin me propose un solide traitement homéopathique, à poursuivre après arrêt Incivo si démangeaisons perdurent. Constate aussi que ma peau est « bien graissée, bien hydratée », à continuer ainsi. Cette consultation, unique en France, existe depuis 20 ans, et m’a convaincu par sa pertinence et son utilité. Elle est gérée par trois médecins… dont l’un vient de partir à la retraite. Journée épuisante, mais belle étape dans le processus. Pourquoi les hôpitaux ne travaillent-ils pas davantage en lien avec ce genre de lieu ? 24 août, 9ème piqûre d’EPO, 13ème de Pegasys (Interféron). Mais ce 24 août est avant tout la date fatidique, magique, tant espérée, d’arrêt de toute prise d’Incivo. Quid, maintenant ? Mon corps, en manque, va-t-il me réclamer son poison ? Quel miracle à venir ? Un rendez-vous prochain à l’hôpital devrait m’en dire davantage, y compris sur la baisse de la charge virale, et la suite du traitement en bi-thérapie. Une semaine après l’arrêt de l’Incivo, aucune révolution significative à signaler encore, loin de là, quant aux irritations cutanées ou à la souffrance globale. Je veux croire tout de même à l’amorce d’une amélioration. C’est pour quand, le changement ? L’assurance m’est énergiquement donnée — de la part du pôle infirmier, comme des médecins — que les effets de l’Incivo vont se résorber « dans les jours qui viennent ». Je serai alors sauvé de l’Incivo, qui m’aura sauvé. 2 6 Arrêt maladie d’un mois, il faut que je respire un peu. Je file en Bretagne. 3 septembre 2012 : Yes ! Aux dernières analyses concernant la baisse de la charge virale, mon virus est « indétectable ». Toutefois, me prévient la médecin, mon traitement s’étalera sur une durée globale de 48 semaines — vérification de non résurgence, solidité de l’éradication… —, alors que j’aurais espéré qu’il fût réduit, comme il l’est parfois à 36, voire 24 semaines. Côté anémie (entraînée certes par feu l’Incivo, mais aussi par l’Interféron…), mon taux a légèrement remonté depuis une semaine (9, 1 au lieu de 8, 2). Je n’échapperai pas à une autre transfusion de sang la semaine prochaine. Je reçois des coups de fil ou des courriels de collègues ou amis, dont certains me troublent : l’un me parle de phytothérapie ( ?) ; un autre me fait part d’un livre récent (L’Esprit de combat. Lutte contre l’hépatite C, Laure A., éd. L’Harmattan) dans lequel le traitement d’une patiente souffrant d’hépatite C lui a permis… la réminiscence d’une agression sexuelle vécue pendant l’enfance. B., ancien directeur de structure d’accueil pour personnes atteintes de VHC et de VIH, m’envoie des documents, dont canadiens, passionnants, sur les effets des produits. Des forces de déprime violemment en marche 2 7 Je vais m’en tirer, c’est clair. Mais comment survivre, alors, pendant cet infernal passage ? On ne peut laisser personne vivre une telle aventure sans soutien appuyé. L’importance de l’entourage — ici volontairement laissé dans l’ombre, tout cela étant suffisamment intime… — est plus que central. La patience, l’intelligence, les soins et l’accompagnement quotidiens d’une compagne ont fait en l’occurrence autant que Ribavirine, Interféron et Incivo, j’en suis persuadé. Dans cette passe terrible, où l’on ne reconnaît plus son corps, où celuici ne vous appartient plus, où les forces de déprime sont violemment en marche, l'écriture m'a largement accompagné. J'ai ainsi décidé de soumettre ce texte témoin à plusieurs des aidants que j’ai croisés… Cet écrit, en forme subjective de témoignage de patient, peut présenter l’intérêt éventuel (à confirmer) de faire partager une expérience qui pour moi s’est révélée hors normes. L’humour, le partage, la parole d’un groupe ont également été essentiels, d’autant plus que cette affaire a une tendance exacerbée à obnubiler, obséder, posséder le patient de l’alpha jusqu’à son oméga. Cette obsession ajoute au malaise, comme si une partie centrale de soimême avait été confisquée, aliénée par des forces obscures. Rien d’autre n’existe. Mais, dans cet océan de souffrance, la qualité de la prise en compte de ma parole par les différents professionnels d’une part, et les bénévoles de santé d’autre part, m’a été essentielle. Par exemple la réflexion fine, pour les premiers, sur les symptômes présentés, la prise en 2 8 compte des angoisses du patient, parfois les hésitations devant une décision difficile à prendre, la certitude inébranlable (et rassurante) de l’efficacité de l’Incivo… ; pour les seconds, cet efficace sentiment d’appartenance à un groupe d’aidés / aidants, dont l’intérêt s’est rapidement vérifié. Au bout d’un mois d’arrêt de travail, la reprise de mes activités professionnelles m’a semble-t-il dynamisé, même si je ne dispose pas encore de mon énergie habituelle, et je ne dois pas oublier, sous prétexte d’une violence exceptionnelle de l’Incivo en voie de résorption, les désagréments du binôme Interféron / Ribavirine. Me reste à vivre maintenant une trentaine de semaines de traitement « allégé », de RVs à l’hôpital pour contrôle et surveillance. La vie reprend. Dernière piqûre d’Interféron (S48). Fin du traitement. Je me crois tiré d’affaire, même si une part de moi s’attend au pire (un blip très passager — une brève réapparition de la charge virale — a eu lieu quelques semaines auparavant). J’apprendrai début juin la résurgence du virus. Un peu comme dans Apocalypse now, les grands moyens ont été plus spectaculaires qu’efficaces, et mes 48 semaines de traitement n’ont servi à rien, si ce n’est à me faire comprendre que cette affaire est bien plus compliquée que je ne le croyais, avec un génotype, A1, qui n’est pas des plus tendres. À suivre donc. La recherche a un boulevard devant elle, des protocoles se profilent, attendent leurs ATU et leurs AMM… 2 9 Garder l’espoir. Joël Plantet