devons gagner l'assurance que ce qui nous échappe chez autrui n'est pas dû à quelque
puissance intrinsèque et mystérieuse. Et puis, plus fondamentalement peut-être, de
quel droit nous autoriserions-nous à nous considérer comme désintéressés alors qu'il
est trop clair que l'acte en apparence le plus altruiste aura au minimum cet intérêt
majeur de nous faire apparaître splendides à nos propres yeux comme à ceux des
autres ? L'A.I. bénéficie d'une évidence immédiate et aveuglante et qui ne requiert
aucune justification externe.
Son obscurité : Quelle est la nature de l'intérêt ? Est-elle de l'ordre des pulsions du
moi et/ou de l'instinct de conservation ? Quel est alors son rapport avec le désir ou
avec ce qu'on appelait au XVIIe siècle les passions ? Passions auxquelles, comme le
soutient A. O. Hirschman (Les Passions et les Intérêts, PUF, 1980), l'intérêt se serait
peu à peu substitué à l'instigation des États marchands naissants qui préféraient avoir
affaire à la logique prévisible et gérable du conflit des intérêts. L'intérêt est-il en son
fond de nature matérielle ou immatérielle, monétaire ou non monétaire, économique,
politique ou symbolique ? Est-il principalement inconscient ou conscient et,
simultanément, les calculs sont-ils principalement, et dans quelle mesure, implicites
ou explicites ? Est-il même légitime de parler de calcul lorsque les données de celui-
ci ne sont pas clairement connues, quantifiées ou quantifiables ? Et, si oui, qu'est-ce
qui définit et produit la sphère de la calculabilité et quel est le commun dénominateur
à des sphères d'intérêt différentes ? Quel est d'ailleurs le sujet du calcul intéressé,
l'individu, la famille, le groupe, la classe, la société ?
Somme toute, la "force" de la mécanique classique n'est pas une notion beaucoup
plus claire que celle de l'intérêt, ni même tellement plus explicative. A une différence
majeure toutefois. La force est un concept mesurable et donc immédiatement
homogène à un ensemble de formulations mathématiques et expérimentales. La
notion d'intérêt est infiniment plus ambiguë car sa mensurabilité fait problème
d'entrée de jeu. Contre R. Boudon il nous paraît guère possible de s'y référer à titre
purement méthodologique et d'éviter à son propos toute interprétation d'ordre
"ontologique" (Effets pervers et Ordre social, PUF, 1979, 2e éd., p.98). Parler
d'intérêt sans se prononcer sur sa nature serait ne rien dire. Soit l'A.I. est défini de
manière simplement formelle, comme un pur axiome arbitraire, et le discours est
impuissant à sortir de la tautologie. Soit on entreprend d'interpréter l'axiome, mais il
faut alors sortir du cadre de l'axiomatique, poser des questions de sens et d'ontologie,
si bien que le réel qu'on pensait saisir se dérobe et pointe vers ces autres dimensions
du rapport social qu'on avait cru pouvoir décréter illusoires et superstructurelles.
Il convient d'opérer des distinctions, et d'opposer une interprétation purement
formelle de l'axiomatique, celle de R. Boudon, à l'interprétation substantielle de P.
Bourdieu, M. Crozier occupant pour sa part une position plus ou moins intermédiaire.
L'interprétation formaliste de R. Boudon et l'extension des apories de l'économie
néo-classique : R. Boudon se réclame d'une axiomatique utilitariste. Il plaide pour un
"individualisme méthodologique" : aucun phénomène social n'est interprétable à
moins que d'être ramené, en dernière analyse, aux choix et calculs des sujets
individuels supposés dotés d'une rationalité limitée mais suffisante. Parce que
sociologue, il lui faut, plus que les économistes, se confronter au problème classique
en économie de l'agrégation des comportements individuels, savoir s'il est possible de
rendre compte d'actions (ou d'inactions) collectives en se fondant sur des postulats
individualistes et utilitaristes. La réponse est oui, mais à condition de prendre en
compte les effets de déformation qu'introduit l'agrégation dans la logique des intérêts
individuels de départ et que R. Boudon baptise "effets pervers" ou "effets de
composition". On peut alors analyser des phénomènes apparemment paradoxaux au
regard de l'A.I. et montrer, comment, si chacun veut toujours son bien, il est possible
que personne ne l'atteigne en raison de l'effet de composition. En s'appuyant sur
Mancur Olson (The Logic of Collective Action), R. Boudon étudie un cas de figure
dans lequel chaque sujet individuel aurait intérêt à ce que soit entreprise une action
collective, bénéfique pour tous, mais où personne n'a intérêt à l'entreprendre lui-
même, si bien qu'elle ne se réalise pas. Ce n'est pas le lieu ici d'interroger les raisons
pour lesquelles R. Boudon semble se refuser à envisager l'existence de classes
sociales, du pouvoir et de la domination. Indiscutablement est précisée la possibilité
qu'il existe des distorsions entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif, celui-ci fût-il
même interprété en termes simples comme une somme d'intérêts individuels à court
ou moyen terme. Tant qu'il n'est rien dit sur la nature de l'intérêt évoqué ni sur l'unité
de mesure à l'aide de laquelle sont supposés s'effectuer les calculs, toute proposition
reste indécidable ou purement tautologique. R. Boulon fait, en passant, la remarque
qu'il "existe peut-être des cas où les préférences des individus sont contraires à leur
intérêt". Il est dommage qu'il ne la développe pas car il ferait alors apparaître la
nécessité de distinguer entre un intérêt subjectif et un intérêt objectif et un intérêt à
court et à long terme, puis de poser la question de leur rapport. Les préférences ne
sont que la formulation visible de l'intérêt. A l'origine, on le sait, l'intérêt, que les
économistes appellent l'utilité, est supposé matériel et quantifiable de manière
cardinale. On sait également comment Pareto apure le concept en montrant qu'il suffit
de postuler que les individus savent ordonner leurs préférences (concept d'utilité
ordinale). Avec le néo-marginalisme de Von Mises et Von Strigl, dans les années
1920, l'économie politique va cesser définitivement de s'interroger sur la nature des
besoins et de l'utilité (et donc de l'intérêt) pour n'en plus retenir qu'une définition
simplement formelle et axiomatisée. L'utilité, c'est ce dont l'économiste postule
l'existence pour rendre compte des comportements observés. Même chose pour les
"attitudes" de la psychologie sociale ou pour "l'intelligence" des psychologues. C'était
s'enfermer définitivement dans le cercle vicieux de l'inversion méthodologique
signalée à propos de la démarche de R. Boulon. Ce qui sauve en partie l'économie
politique et lui conserve une apparence de réalisme, c'est que les phénomènes dont
elle traite sont effectivement quantifiables, pour la plupart, puisque monétarisés. Les
économistes parlent systématiquement de "rationalité" alors qu'ils ne définissent
jamais, sous ce terme, qu'une simple cohérence logique (fondée sur l'hypothèse de
transitivité des choix). Manière comme une autre d'écarter les problèmes
"ontologiques". Le sociologue ne peut éviter, s'il veut se conformer à l'A.I., d'avoir à
se prononcer sur la nature.
Michel Crozier et l'intérêt d'opportunité : De ce risque de circularité inhérent à
l'A.I., M. Crozier et E. Friedberg offrent une illustration involontaire en développant
les hypothèses coextensives à leur approche "stratégique" des organisations (L'Acteur
et le Système, Le Seuil, 1977). La "stratégie", écrivent-ils, "est le fondement inféré ex
post des régularités de comportement observées empiriquement" (p. 48). Dans la