- La différenciation du produit: les acheteurs sont habitués à une marque déterminée à laquelle ils sont fidèles,
parce qu'ils sont persuadés, à tort ou à raison, qu'elle leur procure un rapport qualité/prix meilleur que tout autre
achat concurrent. Bien entendu, cette fidélité résulte d'une action commerciale souvent longue et coûteuse
(publicité, constance de la qualité, service après-vente, etc.). Pour parvenir à rompre ce lien parfois quasi affectif
"un Ricard, sinon rien", le nouveau venu doit parvenir à convaincre les acheteurs, ou une partie d'entre eux, que
son produit présente au moins d'aussi bonnes caractéristiques: ce qui, là encore, requiert des investissements en
publicité, en notoriété et en qualité très coûteux.
- Les désavantages de coût indépendants de l'échelle de production, enfin. Sous cette dénomination fourre-tout,
Michaël Porter range aussi bien l'existence de brevets (qui restreignent l'accès aux technologies performantes ou
aux produits intéressants à produire: le Lycra est produit par Du Pont, et par lui seul, le Tranxène par Roche, etc.)
que celle des réductions de coût dues à l'expérience (un journaliste chevronné peine moins pour écrire un article
qu'un journaliste débutant). Mais il peut s'agir aussi de conséquences de l'action publique (n'importe qui ne peut
pas ouvrir une pharmacie ou s'installer comme taxi), du nombre limité d'emplacements favorables (le nombre
d'agglomérations où il demeure intéressant d'installer un nouvel hypermarché diminue de jour en jour), etc.
La liste est impressionnante: on en déduit qu'en dehors de quelques activités de faible importance (restauration,
brocante, courses...) il faut être particulièrement riche et téméraire pour venir marcher sur les plates-bandes de
concurrents déjà bien installés et connus. Encore ne s'agit-il que des obstacles à l'entrée. D'autres obstacles existent
à la sortie. Les firmes pétrolières installées en mer du Nord, par exemple, ont bravement continué à extraire du
pétrole entre 1985 et 1990, bien que ce soit à perte. L'explication: l'essentiel de leurs coûts était déjà supporté et ces
coûts passés (recherche, forage, matériel d'extraction, formation du personnel, terminal d'expédition...) auraient
engendré un déficit plus lourd si la production avait dû s'arrêter.
Inutile de poursuivre l'énumération: il est clair que, dans une branche donnée, bien rares sont les cas où une
activité rentable attire de nouveaux producteurs. Il faut qu'il s'agisse d'une activité nouvelle, où les nouveaux
venus n'ont pas à relever tous ces défis, pour qu'ils aient quelque chance de percer. Or, même si le tissu productif
se renouvelle assez rapidement, il est composé très majoritairement d'activités relativement anciennes où des
firmes connues occupent le terrain et où il est illusoire de penser que l'on puisse parler de concurrence pure et
parfaite.
Il suffit d'ailleurs de constater le degré de concentration de nombre de branches (industrielles, mais aussi certaines
branches de services: transport aérien, banque, assurance) pour en arriver à la conclusion que, s'il existe
évidemment une forte concurrence entre les firmes, elle n'a pas grand-chose à voir avec la liberté d'aller et de venir
de la concurrence pure et parfaite.
Les parades: l'intervention publique et la concurrence potentielle
Conséquence: le marché n'est pas optimal. Comme c'est gênant, on a trouvé deux parades: l'intervention publique
et la concurrence potentielle. Le premier cas est illustré dès 1890 par le Sherman Act aux Etats-Unis, législation qui
s'est ensuite considérablement enrichie et dont on trouve des répliques en Europe. Il s'agit de veiller à maintenir un
minimum de concurrence et d'interdire les fusions qui risqueraient de donner à certaines entreprises une position
dominante dont elles pourraient abuser. C'est en vertu du Sherman Act que la Standard Oil de John D. Rockfeller
dut être démantelée à la fin du siècle dernier. Aux Etats-Unis mêmes, la division anti trust du ministère de la
Justice élabora une jurisprudence très détaillée dans les années 50: étaient interdits toute fusion dont le résultat
serait de donner à un seul groupe une part de marché supérieure à un pourcentage déterminé ou tout ce qui
pourrait être considéré comme érection de barrières à l'entrée. C'est au nom de cette jurisprudence que IBM fut
suspecté d'abus de position dominante dans les années 60.
Cette solution, pourtant, n'était pas sans poser de problèmes: elle signifiait que, sans pouvoir de tutelle, le marché
n'était pas une instance capable d'autorégulation. Comme les enfants, il avait besoin d'être surveillé, et parfois
puni, et qu'il fallait reconnaître au pouvoir politique une capacité d'intervention préalable en matière économique.
Cela revenait, au fond, à apporter de l'eau au moulin socialiste: le capitalisme engendre des abus et des excès que
l'Etat seul peut empêcher.
Aussi ne faut-il pas s'étonner que le renouveau du courant libéral se traduise dans les années 70 par une nouvelle
approche en matière de concurrence. C'est bien sûr à l'université de Chicago, haut lieu de la pensée libérale, que ce
renouveau vit le jour, sous l'impulsion notamment de Harold Demsetz (2). Si, dans un domaine donné, une seule
firme - en situation de monopole - subsiste, c'est qu'elle s'est montrée plus efficace que les autres: la sanctionner
parce qu'elle demeure seule en lice reviendrait à sanctionner les plus efficaces, un peu comme si, l'homo sapiens
ayant éliminé tous ses concurrents, il fallait le punir d'avoir été plus performant que les autres espèces
hominiennes...