savons que Montesquieu développe déjà cette contrainte d’un impôt proportionné à la richesse
nationale. Malgré son caractère vague, cette contrainte nous invite néanmoins à penser
l’insensibilité de l’impôt au-delà de sa seule médiocrité. Il suffira de rappeler à cet effet
l’importance que Hume accorde à la stimulation de l’industrie (et donc à l’accroissement de la
richesse globale) sous l’aiguillon de l’impôt
. Sous le second aspect, l’impôt légitime serait
l’impôt qui n’introduit pas d’inégalités sensibles entre les contribuables. En ce sens, encore,
l’impôt insensible n’est pas l’impôt médiocre, mais plus simplement l’impôt également
réparti.
Sans qu’il s’agisse de nous avancer plus avant sur ce terrain de la technique fiscale,
nous apercevons là une raison pour laquelle le souci d’insensibilité de l’impôt réclama
toujours plus le développement d’une saisie analytique, quantifiée et individualiste de la
société qu’on peut résumer par le terme de statistique
. Cette dernière est la condition concrète
du caractère juste et égal, adapté et proportionnel, d’un impôt qui ne devint l’objet d’un
questionnement construit que lorsqu’on perçut qu’il devait épouser à la fois le tout et le
« détail » de la nation dans laquelle il est perçu. Cette saisie du détail et cette nécessité
d’entrer dans « le secret des maisons » (Montchrétien) et des patrimoines furent longtemps
l’enjeu central de la question fiscale. En effet, bien plus concrètement que dans le face à face
intranchable entre la souveraineté et la propriété, c’est là que la violence de l’impôt devient un
enjeu palpable de gouvernement : à la fois violence sur la vie la plus privée et négation du
caractère premièrement politique de la personne
. L’attention apportée à l’insensibilité de
l’impôt s’avère ainsi condamnée à tomber dans l’abîme d’un second manque de sensibilité,
d’une seconde violence : l’intrusion dans la vie privée des taxés qui ne seraient plus qu’une
grandeur, des patrimoines recensés et non des citoyens.
La justification de cette violence potentielle put sembler imparable dans la mesure où
elle mettait en avant une morale de la transparence et de la lumière : celui qui n’a rien à se
reprocher ne doit pas craindre le regard statistique. De la sorte, c’est avant tout dans son
déploiement technique, dans la dimension statistique qui doit accompagner tout projet fiscal
au point de risquer de l’englober, que ce dernier se verra légitimé du point de vue de celui qui
le subit. Mais le caractère moralement acceptable de la saisie statistique du tout et du détail
masque la question politique de la nécessité de projeter une relation entre les existences
singulières et la création du commun. Seule la face technique de cette relation est posée
comme un problème, lequel est résolu, et une fois de plus insensibilisé, de manière morale. Et
paradoxalement, si l’idéal d’insensibilité de l’impôt rend urgente une telle approche technique
et analytique, et que celle-ci, dans sa propre violence, est à son tour insensibilisée dans une
morale générale de la transparence, on ne peut que noter la lourdeur des sanctions qui
porteront précisément et exclusivement à cet endroit, sur celui qui se dérobe au regard
statistique.
Enfin, nous devons aussi noter combien la pensée politique, philosophique, juridique
et économique ouvre communément la question de l’impôt comme si la richesse préexistait de
manière « pure », et dans son sens le plus patrimonial, au geste fiscal ; celui-ci se pensera dès
lors toujours comme une atteinte, au mieux consentie, à quelque chose d’autonome et
d’objectivable. A cet égard, vu le caractère massif de ce donné patrimonial, l’exigence
d’insensibilité semble couler de source. De la sorte, l’idée d’un Etat sans impôt, qui était
encore vive durant la seconde moitié du XVIe siècle, ne peut que subsister de manière larvée
Cf. Spiros Tegos. Il convient de voir que la nécessité d’un bon niveau de rendement de l’impôt n’est pas
envisagée seulement dans la perspective de l’industrie, mais aussi dans celle de la moralité des peuples. Sur ce
point, nous pouvons renvoyer aux discussions doctrinales en France et en Allemagne évoquées dans ce volume.
Voir Thomas Berns et Catherine Larrère dans ce volume.
Ce qui, nous rappelle Catherine Larrère, inquiétait encore Montesquieu.