Howard Becker, Outsiders, 1963 : LE DOUBLE SENS
D’OUTSIDER
Howard S. Becker est né le 18 avril 1928 à Chicago, dans l’Illinois. Il étudie la sociologie à
l’Université de Chicago où il aura comme professeurs la première génération de penseur de
« L’Ecole de Chicago » tels Ernest Burgess, Louis Wirth, Everett Hugues ou encore Herbert
Blumer. Il a publié plusieures études de sociologie de l'éducation et du travail, ainsi que des
essais influents sur l'usage de la méthode ethnographique. Il a été aussi rédacteur en chef de
la revue Social Problems en 1961. Pianiste de jazz et photographe, il renouvelle la sociologie
de l'art dans son dernier livre Art World (1982). Aujourd’hui retraité, Howard Becker est
notamment Docteur Honoris Causa des universités Paris-VIII et Pierre Mendès-France de
Grenoble.
I ) Le double sens d’Outsider :
Le premier sens que H.Becker donne au mot Outsider est qu’un individu appartenant à un
groupe et qui en transgresse les normes ou les règles établies est considéré comme déviant. Le
groupe considère le transgresseur comme un individu dangereux pour son équilibre, et
l’individu devient alors étranger au groupe, Outsider en Anglais. Un exemple pourrait être le
suivant : Le fait de griller un feu nous vaut une rétribution, une amende donnée par la police
qui veille au respect d’un code de morale, ici le code de la route. Ce rappel à l’ordre nous
rappelle que, vivant dans une société, nous somme obligés d’en respecter les règles. Toutefois
cette infraction ne sera pas jugée comme grave, on ne sera pas mis à l’écart de la société pour
autant, mais juste rappelés à l’ordre. Dans le cas d’un assassin, une fois mis en prison il sera
définitivement mis à l’écart de la société, et entrera dans un autre groupe, celui de la prison,
peuplé d’autres individus ayant commis des actes qui les ont aussi conduit à l’isolement.
Le deuxième sens donné à Outsider est plus subtil à saisir. La façon de voir se place du côté
du transgresseur, pouvant décider de son propre chef que le groupe cherchant à l’exclure n’est
pas apte à juger son cas. Il ne reconnaît alors pas la valeur des normes établies et juge que ce
sont les autres les étrangers, qu’ils ne font pas partie de son monde. Un homosexuel, par
exemple, peut ne pas penser que les normes actuelles, tacitement en vigueur, voulant que
l’hétérosexualité soit la sexualité la plus normale, soient justes. Il peut ne pas reconnaître ces
lois et s’en affranchir, sa norme à lui étant l’homosexualité. Il considère alors que ce sont les
autres qui sont trangers à lui.
Le fait de considérer quelqu’un comme étranger résulte donc de l’interaction entre les
individus essayant de se mouvoir dans un cosmos de normes façonnant la plus grande partie
d’entre eux. En effet, s’il n’existait pas de normes, personne ne pourrait juger quelqu’un
comme étant déviant.
Nous verrons plus tard les mécanismes qui aboutissent à la création de ces normes. Le terme
de déviant ayant été lancé, il convient maintenant de le définir.
II ) Définition de la déviance :
Tout au long du texte, Becker définit plusieurs fois la déviance. Il en dégage alors différentes
définitions.
Tout d’abord, il parle de définition statisticienne (citation page 28) « est déviant celui qui
s’écarte trop de la moyenne ». Toutefois, cette définition ne peut pas être satisfaisante. En
effet, si ce qui est le plus commun est d’être brun et droitier, les roux gaucher seraient alors
considérés comme déviants, ce qui n’a aucun sens.
Il faut, selon Becker, voir un côté plus médical à la chose, il définit alors la déviance comme,
citation page 29, « quelque chose d’essentiellement pathologique, qui révèle la présence d’un
« mal » ». Le problème de cette définition est de savoir quelle pathologie peut être considérée
comme mal.
Becker propose alors une troisième tentative de définir la déviance, de façon plus
sociologique (citation page 31) « La déviance serait le défaut d’obéissance aux normes du
groupe ». Ici, le problème n’est pas dans la définition elle-même, mais dans la manière de
l’appliquer. En effet, comment choisir objectivement les normes d’un groupe pouvant, rien
que par leur existence, créer la déviance. La société n’est pas un seul groupe, mais bien le
produit de plusieurs groupes vivants chacun avec leurs propres normes. Ce qui peut alors être
considéré comme mauvais pour un groupe ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Becker se
contentera pourtant de cette définition qu’il redéfinira plus tard. Avant cela, il tentera de
comprendre ce qu’est la déviance par rapport aux autres.
III ) La déviance et les réactions des autres :
Pour Becker, la déviance est créée par la société. On ne naît pas déviant, on le devient
(citation page 32-33) :
« Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression
constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant
comme des déviant. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis
par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et
de sanctions à un « transgresseur ». Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée
avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette
étiquette. »
Pour illustrer ceci, il cite Malinowski dans son étude des îles Trobriand. Un homme s’est
suicidé en sautant d’un cocotier. Lors de son enterrement, deux villages sont réunis et une
certaine animosité est palpable entre les deux groupes. Plus tard, Malinowski compris ce qu’il
s’était passé. Le suicidé avait eu une relation avec sa propre cousine. Jusque là, pas de
problème pour lui. Mais lorsque l’amoureux auquel la cousine était promise a appris cette
relation, il a voulu se venger. Pour cela, il est allé accuser publiquement le futur suicidé
d’inceste sur sa cousine. Le lendemain, il se suicida en demandant aux membres de son
groupe de le venger. Le problème ici n’est pas le fait qu’il y a eu inceste entre deux membres
d’un même groupe. De l’avis des Trobriandais, cela arrive souvent. Le problème a été
l’accusation publique de l’acte, qui a conduit le jeune à ce suicider. En conclusion, si
personne n’est au courant « officiellement », il n’y aura pas de représailles. Si la révélation est
faite au public, le suicide est la seule solution pour ne pas vivre avec une réputation néfaste et
déshonorante à lui et à son village. La déviance est donc bien la résultante de l’interprétation
de nos actes par les autres membres du groupe d’appartenance.
Les exemples sont alors nombreux. Il existe souvent des campagnes d’information contre une
déviance particulière (alcoolisme, toxicomanie). Durant une de ces campagnes, le déviant sera
plus facilement réprimandé, l’attention ayant été attiré sur lui dans l’inconscient collectif,
alors que le reste du temps il sera toléré, traité avec plus d’indulgence.
Il existe aussi des normes que l’on fait appliquer qu’en fonction de certaines conséquences.
Le cas des mères célibataires est similaire, car quand deux jeunes sortent ensemble et
couchent ensemble avant le mariage, la société les conspue rarement. Mais dès lors que la
femme tombe enceinte, les remontrances se feront plus nombreuses et plus sévères.
C.Vincent, qui a mené cette étude, note par ailleurs que les pères célibataires se font
nettement moins réprimander que les mères.
Le caractère déviant est donc le résultat de deux choses : d’une part la règle qui a été
transgressée, d’autre part la relation qu’aura le groupe vis à vis du transgresseur. Nous
sommes donc en plein interactionnisme. Becker en dira même, page 38, que « la déviance est
une propriété non du comportement lui même, mais de l’interaction entre la personne qui
commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte ».
Il reste alors à savoir comment définir ces normes pouvant créer la déviance, et c’est ce dont
Becker traite dans la dernière partie du texte intitulée :
IV ) Qui impose les normes ?
Les exemples précédemment cités montrent la plupart du temps que c’est l’individu qui
commet un acte déviant qui devient étranger au groupe. Mais du point de vue de la personne
déviante, ce peuvent être les gens qui instituent ces normes qui sont étrangers (comme nous
l’avons vu précédemment avec le deuxième sens d’outsider). il nous faut donc savoir qui crée
et qui applique lesdites normes.
Il existe deux cas. Le premier cas est à l’échelle du groupe. L’exemple cité page 40
concernant les juifs orthodoxes est très parlant. Si un juif orthodoxe ne mange pas casher, ses
semblables y verront une sorte de déviance car il n’aura pas respecté les règles de sa religion.
Mais si un chrétien remarque cette déviance, il n’en pensera rien et n’interviendra pas car ça
ne les regarde pas.
Dans le deuxième cas, un groupe comme le gouvernement par exemple, pense que pour vivre
en communauté, il faut un ensemble de lois applicables à tout le monde sans distinction
(l’exemple du code de la route précédemment cité s’applique à tous ceux qui conduisent une
voiture, sans distinction de religion ou de profession). La notion des « entrepreneurs de
morale » sera ainsi développée dans le huitième chapitre de l’ouvrage et Becker distinguera
ainsi deux catégories. Ceux qui créent les normes afin de réformer les mœurs et ceux qui les
appliquent (institutions, police).
Becker conclura alors que les groupes qui, la plupart du temps, créent et font appliquer une
norme sont ceux à qui la position sociale donne le pouvoir et les moyens de le faire. Les lois
étant loin d’être unanimement acceptées font l’objet de désaccords révélant bien un processus
de type politique dans la manière de les élaborer, comme dit à la fin de la page 41, il peut
même y avoir risque de conflit.
En conclusion, nous retiendrons donc que la déviance est ce par quoi un individu transgresse
une règle établie par un groupe, transgression qui entraîne la mise à l’écart de l’individu vis à
vis du groupe. Mais étant donné que les règles instituées ne peuvent être acceptées par tout le
monde, il se peut que ce soit l’individu incriminé qui considère le reste de la société comme
étrangère à lui même. C’est ce en quoi Outsider possède bien un double sens.
Quelques références bibliographiques
En français :
Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales,
1ère éd. 1998, Paris, La Découverte, coll. « Guides Repères », 2002, préf.
Howard Becker et Henri Peretz
Les mondes de l’art, 1ère éd. 1982, Paris, Flammarion, 1988
Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1ère éd. 1963, Paris, Métailié,
coll. « Observations », 1985, préf. J.-M. Chapoulie
En anglais :
Art Worlds, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1982
Doing Things Together, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 1986
Writing for Social Scientists, Chicago, University of Chicago Press, 1986
Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher (Ph. D.,
1951), New York, Arno Press, 1980
Sociological Work.Method and Substance, Chicago, Aldine, 1970
Making the Grade. The Academic Side of College Life (with Blanche Geer and
Everett C. Hugues) [1968], New Brunswick, N.J., Transaction Publishers, 1994
Boys in White : Student Culture in Medical School (with Blanche Geer, Everett
C. Huhgues and Anselm A. Strauss) [1961], New Brunswick, N.J., Transaction
Publishers, 1977
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