le fait que l’expérience scientifique est indissociable du compte rendu d’expérience,
d’abord parce qu’on expérimente une plume à la main, sous peine de se perdre dans
le labyrinthe de la nature, ensuite parce que l’expérience doit être communiquée à la
communauté savante, avec une honnête description de son montage, et non sous
forme seulement de résultat. Un des grands apports de Bacon à la constitution de
l’esprit scientifique moderne est là: l’expérience est destinée à être exécutée par
quelqu’un d’autre (à commencer par le lecteur de ses livres) et, de plus, la recherche
de chacun prend place et sens dans une répartition collective du travail: il est donc
essentiel qu’elle soit transmise sincèrement et méticuleusement.
Bacon a pensé la division du travail de recherche à la fois comme une
distribution de domaines, ou «partition des sciences», ce qui permet de repérer les
champs négligés ou insuffisamment travaillés, et comme différenciation et
coordination de modes de travail (en particulier dans La Nouvelle Atlantide ). Mais il
a aussi introduit et développé l’idée que les sciences ne se constituent pas en un
seul siècle, mais au cours des siècles: on considère aujourd’hui que c’est lui qui a
inventé le concept de «progrès des sciences». De plus, il montre que c’est la
responsabilité de l’État ou de la nation de créer les institutions correspondantes, de
réformer les universités pour qu’elles donnent toute leur place aux recherches
scientifiques, de salarier des chercheurs, de créer des chaires, de doter les lieux de
recherche en instruments, etc.; il convient en outre de veiller à ce que des honneurs
reviennent à ceux qui s’adonnent aux sciences. Bacon justifie tout cela en disant que
les découvertes sont utiles au bien-être de l’humanité, ou doivent le devenir. Le plus
lourd reproche qu’il formule à l’égard des pratiques philosophiques courantes, c’est
qu’elles sont stériles et vaines, alors que la recherche doit toujours avoir en vue le
bien du genre humain. Sur ce point, la philosophie de Bacon trouve une résonance
de type mythico-religieux: le progrès est une restauration d’un temps archaïque,
celui de Salomon, ou des retrouvailles avec un temps adamique; la nature, c’est au
fond le jardin qu’il faut cultiver à la sueur du front. Bacon rapporte d’ailleurs la
vocation de savant à un élan de charité et d’espérance.
Cette caractérisation de l’effort scientifique lui permet, paradoxalement, de
distinguer soigneusement celui-ci de la problématique de la foi, des controverses
religieuses, et de l’autorité des Écritures. Selon Bacon, Dieu a écrit deux livres, la
nature et la Bible. Ces deux livres sont égaux en dignité et en importance; ils sont