BACON (chancelier F.) BACON (chancelier Francis) 1560 (ou 1561

BACON (chancelier F.)
BACON (chancelier Francis) 1560 (ou 1561)-1626
La philosophie de Bacon représente une des grandes ruptures avec la
scolastique. Après Thomas More et Montaigne, qu’il admire, avant Descartes qui le
lira et reprendra plusieurs de ses idées, Bacon cherche à dégager la connaissance
humaine de l’autorité accordée à Aristote par les universités: «Le savoir dérivé
d’Aristote, s’il est soustrait au libre examen, ne montera pas plus haut que le savoir
qu’Aristote avait.» Il reproche aux hommes de l’École de s’être enfermés à la fois
dans des cellules de monastères et dans l’étude d’un tout petit nombre d’auteurs, en
tout état de cause, dans un savoir livresque, au lieu d’explorer et étudier la nature.
à Londres dans une famille qui a déjà fourni à la Couronne anglaise
quelques grands serviteurs mais qui n’appartient pas à la noblesse terrienne, Bacon
fut élève de Trinity College (Cambridge) et étudia le droit à Gray’s Inn (Londres). Il
séjourna en France de 1576 à 1578 (ou 1579) auprès de l’ambassadeur de la reine
Élisabeth à Paris.
Bacon a combiune carrière politique et une vie de philosophe: membre du
Parlement à partir de 1584, il publie en 1597 un premier petit volume contenant
notamment des «Essais moraux et politiques». Après la mort de la reine (1603), se
croyant écarté des charges publiques, il entreprend de rédiger Du progrès et de la
promotion des savoirs , mais le nouveau roi, Jacques Ier, lui aura confié des tâches
importantes avant que le livre ne paraisse (1605). Dans les années qui suivent,
malgré ses fonctions de juriste et d’homme politique, il trouve le loisir d’écrire des
opuscules philosophiques qui circuleront en manuscrit et un traité d’interprétation
des fables antiques, le De la sagesse des Anciens (1609). Il devient garde des
Sceaux en 1617, puis lord Chancellor en 1618, avant de publier, en 1620, le Novum
Organum . Fait chevalier en 1603 (sir Francis Bacon), il sera créé baron de Verulam
en 1618 et vicomte de Saint-Alban en 1620 (ou 1621). Une accusation de corruption
dans un contexte politique difficile met en 1621 un terme brutal à sa carrière
publique.
Bacon consacrera ses cinq dernières années à composer divers ouvrages,
notamment une Histoire du règne d’Henri VII , La Nouvelle Atlantide et une Sylva
Sylvarum ou «Histoire naturelle» qui exigeait quelques travaux pratiques. C’est en
faisant une expérience destinée à établir si le froid ralentit le processus de
putréfaction (sur une volaille) qu’il contracte une bronchite et meurt (avril 1626), mais
«l’expérience elle-même a réussi excellemment», dicte-t-il sur son lit de mort.
Bacon s’écarte en même temps du scepticisme qui, à l’époque, pouvait être
une manière de rejeter Aristote, et il rompt avec l’engouement de la Renaissance
pour une imitation de la rhétorique cicéronienne. La philosophie de Bacon est un
réalisme expérimentaliste: les choses de la nature sont, et elles sont définies par le
fait qu’elles sont elles-mêmes, mais elles ne sont pas connues directement, au
contraire. L’esprit humain est un miroir inégal et infidèle; sa relation à la nature est de
l’ordre de la méconnaissance. Francis Bacon reprend et développe une théorie de
son vieil homonyme, Roger Bacon. Celui-ci considérait que la connaissance
rencontre des «obstacles» (offendicula ); Francis parle de fallacies («distorsions»)
et, quand il écrit en latin, d’idola . Il en distingue quatre espèces: les «idoles de la
tribu» sont communes au genre humain entier; par exemple, l’esprit humain
suppose toujours plus d’ordre dans les choses qu’il n’y en a. Les «idoles de la
caverne» sont au contraire individuelles; ce sont les particularités intellectuelles de
chacun. Les «idoles de la place publique» sont liées au langage, lui-même tributaire
des représentations populaires. Enfin, les «idoles du théâtre» sont des illusions
constituées par les artifices de présentation: on a le grand tort de mettre en forme le
savoir, de sorte qu’il paraisse plus complet ou plus solide qu’il n’est. La systématicité
est toujours fallacieuse. Il vaut mieux présenter le résultat de ses travaux en
aphorismes ou en fragments.
Il y a donc chez Bacon une critique de la raison innée comme des habitudes
intellectuelles et l’indication de la nécessité d’une «purgation de l’intellect». Mais il
ne suffit pas de mettre l’esprit en garde contre lui-même, il faut aussi construire une
technique d’exploration de la nature qui soit à l’esprit ce que la règle et le compas
sont à la main. Bacon propose des protocoles d’exploration rigoureuse: une
induction qui procède par exclusion et rejets, afin de dégager par la négative la
«forme» exacte de la chose (la chaleur, par exemple), et «l’expérience instruite»
(experientia literata ), qui est comme un art de battre méthodiquement les buissons,
en variant une expérience, en la prolongeant, etc., et surtout en notant par écrit les
étapes de l’expérimentation. Il faut reconnaître à Bacon le mérite d’avoir insisté sur
le fait que l’expérience scientifique est indissociable du compte rendu d’expérience,
d’abord parce qu’on expérimente une plume à la main, sous peine de se perdre dans
le labyrinthe de la nature, ensuite parce que l’expérience doit être communiquée à la
communauté savante, avec une honnête description de son montage, et non sous
forme seulement de résultat. Un des grands apports de Bacon à la constitution de
l’esprit scientifique moderne est là: l’expérience est destinée à être exécutée par
quelqu’un d’autre commencer par le lecteur de ses livres) et, de plus, la recherche
de chacun prend place et sens dans une répartition collective du travail: il est donc
essentiel qu’elle soit transmise sincèrement et méticuleusement.
Bacon a pensé la division du travail de recherche à la fois comme une
distribution de domaines, ou «partition des sciences», ce qui permet de repérer les
champs négligés ou insuffisamment travails, et comme différenciation et
coordination de modes de travail (en particulier dans La Nouvelle Atlantide ). Mais il
a aussi introduit et développé l’idée que les sciences ne se constituent pas en un
seul siècle, mais au cours des siècles: on considère aujourd’hui que c’est lui qui a
inventé le concept de «progrès des sciences». De plus, il montre que c’est la
responsabilité de l’État ou de la nation de créer les institutions correspondantes, de
réformer les universités pour qu’elles donnent toute leur place aux recherches
scientifiques, de salarier des chercheurs, de créer des chaires, de doter les lieux de
recherche en instruments, etc.; il convient en outre de veiller à ce que des honneurs
reviennent à ceux qui s’adonnent aux sciences. Bacon justifie tout cela en disant que
les découvertes sont utiles au bien-être de l’humanité, ou doivent le devenir. Le plus
lourd reproche qu’il formule à l’égard des pratiques philosophiques courantes, c’est
qu’elles sont stériles et vaines, alors que la recherche doit toujours avoir en vue le
bien du genre humain. Sur ce point, la philosophie de Bacon trouve une résonance
de type mythico-religieux: le progrès est une restauration d’un temps archaïque,
celui de Salomon, ou des retrouvailles avec un temps adamique; la nature, c’est au
fond le jardin qu’il faut cultiver à la sueur du front. Bacon rapporte d’ailleurs la
vocation de savant à un élan de charité et d’espérance.
Cette caractérisation de l’effort scientifique lui permet, paradoxalement, de
distinguer soigneusement celui-ci de la problématique de la foi, des controverses
religieuses, et de l’autorité des Écritures. Selon Bacon, Dieu a écrit deux livres, la
nature et la Bible. Ces deux livres sont égaux en dignité et en importance; ils sont
aussi distincts, et il est catastrophique de les mêler, donc de faire intervenir des
passages de la Bible pour discuter de questions concernant la connaissance de la
nature. Il est fort possible que Galilée ait eu connaissance de cette grande idée
assez tôt, et qu’il l’ait donc non réinventée mais reprise. Il est certain, en tout cas,
qu’il y a eu des contacts sympathiques entre les deux hommes et des échanges sur
fond de désaccord concernant la théorie des marées.
En prononçant la séparation des sciences et de la religion, Bacon a contribué à
constituer l’espace des sciences, qu’il a dotées d’une juridiction autonome. En outre,
il a fondé la recherche scientifique sur l’idée que la nature est régie par des lois, lois
qui existent antérieurement à et indépendamment des fictions que l’esprit peut
inventer à leur sujet. Bacon doit être vu comme le premier des Modernes, et sa
philosophie est le vrai creuset du XVIIe siècle: la fondation des compagnies savantes
nationales (Royal Society, Académie des sciences de Paris) se recommande d’elle;
l’affaire Galilée est déjà comprise dans Du progrès , Descartes et Spinoza
s’inspirent de lui sans toujours le dire, Leibniz s’identifie longtemps au projet
baconien, et des savants célèbres ou mineurs trouveront dans sa philosophie une
sorte de «conscience de soi» fort précieuse. On a même pu rapprocher les courants
rosicruciens des œuvres de Bacon.
Sa pensée politique, voire le personnage politique qu’il campe ont connu très
tôt une renommée internationale. Dès 1619, il y a en France une vogue baconienne,
qui touche la marquise de Rambouillet, Richelieu, Sully, Châteauneuf (futur rival de
Mazarin). On trouve en effet chez Bacon un ensemble de vues historiquement fort
pertinentes concernant la tolérance et la prudence politique. Jeune homme, il était
arrivé à Paris peu après la Saint-Barthélemy; en 1605, il fut un témoin direct de la
Conspiration des poudres. On trouve dans son œuvre des références horrifiées à
ces querelles religieuses sanglantes et une théorisation morale, philosophique et
théologico-politique de la tolérance: il expose que l’uniformité religieuse n’est pas
chose nécessaire; les pouvoirs temporels doivent observer la plus grande
circonspection avant d’intervenir dans les affaires spirituelles, et les souverains ne
doivent pas exiger de leurs sujets trop de conformité, ce qui pourrait les désespérer
et donc les conduire à des actes tout aussi désespérés. Dieu peut considérer
comme relevant de la même intention des croyances qui, à nous, semblent
contradictoires; «forcer les consciences par des persécutions sanguinaires» revient
à briser l’une contre l’autre les deux Tables de la Loi, celle qui énonce les devoirs
vis-à-vis de Dieu et celle qui énonce les devoirs vis-à-vis des personnes humaines.
Les excès de zèle religieux («superstition») sont plus désastreux que l’athéisme, car
l’athéisme au moins ne perturbe jamais les États; au contraire, les époques enclines
à l’athéisme ont été de bonnes époques pour la vie civile. Cette idée, qui sera reprise
par Bayle, et, globalement, l’apologie de l’athéisme jouent un rôle stratégique chez
Bacon: si l’athéisme vaut mieux que l’excès superstitieux, par ailleurs il est
préférable de croire à «la Légende dorée, au Talmud ou au Coran» que d’être athée.
La Nouvelle Atlantide , malgré ses limites, est un texte progressiste, qui plaide pour
le retour de la communauté juive en Angleterre. Tout au long de son œuvre, Bacon
considère que la Bible et l’Évangile, le judaïsme et le christianisme, sont en
continuité. Il se montrera très tolérant aussi vis-à-vis des catholiques romains, du
moment qu’ils n’attentent pas à la sûreté de l’État.
Quand un contemporain français écrit qu’il a été l’artisan du «repos» de
l’Angleterre, il prononce un éloge conforme à l’idéal de Bacon: l’absence de troubles
et de séditions est un des objectifs du politique qui, en corollaire, doit ne pas irriter le
peuple et veiller, en revanche, à l’accroissement du bien-être, la pénurie étant cause
ordinaire de conflits. Le progrès des sciences permettant d’espérer un
accroissement des richesses utiles à la vie (et notamment alimentaires), la réforme
intellectuelle préconisée par Bacon est donc aussi un moyen d’une politique visant la
paix sociale.
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