Les modifications du phénomène de Kant à Schopenhauer

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Les modifications du phénomène, de Kant à Schopenhauer.
Benjamin Douplat
Au sein de l’idéalisme allemand, la place qu’occupe Schopenhauer semble encore poser
problème, au point de vue de son intégration dans une période que domine la triade Fichte –
Schelling – Hegel. Si l’on a cessé d’évoquer l’auteur du Monde comme Volonté et représentation sous la
rubrique des épigones de Schelling ou comme un contempteur peu averti de Hegel, il n’en reste
pas moins que sa position dans la pensée allemande continue d’être floue. Il ne s’agit pas tant
toutefois de faire preuve d’acrimonie à l’instar de Schopenhauer, que de se demander, pour
singulière que soit la métaphysique de la Volonté, si celle-ci reste susceptible de s’inscrire dans
l’idéalisme allemand. À cet égard, vue de France, la pensée allemande n’est pas sans offrir une
certaine cohérence :
« Les disciples de Schopenhauer et de Hegel se croient aux antipodes parce qu’ils
représentent des tendances différentes d’une même époque, d’une même nation. Mais leurs
ressemblances apparaissent, dès qu’on les oppose en bloc à la pensée française par exemple.
Chez Schopenhauer comme chez Hegel le moi ne se pose qu’en s’opposant et le monde
n’existerait pas, sans la contradiction féconde qui lui donne la vie et le mouvement, sans cette
contradiction essentielle dont procède l’idéalisme guerrier des philosophes allemands. Tous deux ont
bénéficiés de la critique du Cogito par Kant, tous deux vivent sur l’Esthétique
transcendantale, sur la doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps. »1
Ainsi, évincer du 19ème siècle le coup de tonnerre philosophique qu’annonce le Monde comme
Volonté et représentation, dont les échos iront résonnant jusque chez Nietzsche et chez Freud, ce
n’est pas seulement faire l’aveu de la difficulté qu’il y a à circonscrire une pensée intempestive2,
mais c’est surtout accuser des différences qui ne vont pas forcément de soi. Louis Ducros dans
Les transformations de la chose en soi de Kant à Schopenhauer3, indique clairement le lien entre
métaphysique de la Volonté d’une part et pensée de la volonté, notamment chez Fichte, d’autre
part. Schopenhauer n’y est pas décrit comme le mièvre inspiré de la pensée fichtéenne qu’il ne fut
jamais, plutôt comme un interlocuteur philosophique à part entière.
Cependant, nous ne prendrons pas ici le parti de mettre uniquement à jour les liens entre
les diverses manifestations de l’idéalisme allemand. Nous essaierons plutôt de comprendre quels
furent les motifs philosophiques qui ont permis l’oubli partiel dont a souffert Schopenhauer.
Motifs philosophiques, car il en est d’autres qui ne nous intéresseront pas du fait de leur manque
de pertinence. En effet, pour une bonne part, la condescendance des philosophes (français) à
l’égard de Schopenhauer se joue dès sa réception en France à la fin du 19ème siècle. À l’époque se
sont les Parerga et Paralipomena qui lui valent une soudaine et tapageuse gloire, mais pour cette
raison même douteuse4. Flaubert et Maupassant y voient la consécration de leur misogynie et de
leur pessimisme de mauvais aloi ; même chez un Proust, où les thèmes schopenhaueriens
résonnent avec force, il n’en reste pas moins que l’aspect proprement philosophique de la pensée
FAUCONNET, L’Esthétique de Schopenhauer, 202, note 1.
Sur ce point, cf. NIETZSCHE et la troisième Considération intempestive : Schopenhauer als Erzieher.
3
Le titre complet est : Schopenhauer, les origines de sa métaphysique ou les transformations de la chose en soi
de Kant à Schopenhauer, 1883, Paris, Germer Baillière.
4
Cf. COLIN, Schopenhauer en France, Presses Universitaires de Lyon, 1979.
1
2
du maître ne ressort véritablement jamais. Même en Allemagne, ce sont les écrivains qui assurent
à la pensée de Schopenhauer un écho durable : que l’on songe à Thomas Mann. Seul Nietzsche
prendra à son compte l’héritage de la métaphysique de la Volonté et lui seul en fera le grand cas
que l’on sait.
Mais, ces motifs ne sont pas assez philosophiques pour qu’ils nous retiennent plus
longtemps qu’au détour d’un paragraphe. Que l’on ait pris Schopenhauer pour un moraliste à la
plume caustique et non pour le philosophe qu’il était n’a guère d’intérêt dans notre enquête. Il
s’agit pour nous de déterminer philosophiquement les motifs eux-mêmes philosophiques qui ont
permis de reléguer Schopenhauer au second plan. Le débat ne sourd donc pas de l’amertume de
voir une pensée négligée – ce qui est de plus en plus en passe d’être faux – mais de comprendre
ce qui, dans la réception du legs kantien, permet de discriminer les philosophes.
Car l’essentiel se joue là : l’idéalisme allemand fonde et annonce la métaphysique qu’avait
ruiné Kant en ses possibilités. Le phénix métaphysique renaît ici des cendres de la Critique de la
Raison pure, sous l’espèce du postkantisme, dont le problème reste de savoir qui, au sein de cette
tendance, a le mieux compris Kant. L’étude des modifications du phénomène, qui chez
Schopenhauer devient représentation (Vorstellung), ne nous permettront sans doute pas de
décider de manière définitive qui de Fichte, de Schopenhauer ou de Hegel, peut être dit
continuateur authentique de Kant. L’idée n’est pas de trancher le nœud gordien de l’héritage
kantien ; plutôt de comprendre ce que Schopenhauer en a fait, pour quelles raisons et en quoi
cela a semblé constituer un motif philosophique suffisant pour écarter Schopenhauer de la scène
philosophique et ce de manière durable.
I. L’héritage kantien
Tous les penseurs de l’idéalisme allemand revendiquent, à divers degrés, l’héritage kantien.
La postérité les a d’ailleurs consacrés sous le titre de post-kantiens, au même titre qu’il y aura plus
tard des néo-kantiens. Avant que de discuter la manière dont cet héritage est repris par chacun de
ces penseurs, évoquons les diverses figures du postkantisme : nous retiendrons ici d’une part,
Fichte, Schelling et Hegel et, d’autre part, Schopenhauer5. Évoquer ces penseurs de manière
séparée indique d’emblée les prises de position divergentes qu’ils annoncent.
En effet, suivant la critique initiale de Jacobi, Fichte, Schelling et Hegel considèrent la
chose en soi comme une monstruosité théorique, qu’un Kant acculé à la fin de la Critique de la
Raison pure aurait dû bon gré mal gré intégré à son système. Jacobi nous dit qu’ « il est impossible
d’entrer dans la philosophie critique sans la chose en soi, il est impossible d’y rester et d’y faire un
pas avec la chose en soi. » Ce dilemme se laisse résumer ainsi :
« L’affection par laquelle nous recevons la matière empiriquement donnée de nos
perceptions provient nécessairement ou bien des phénomènes ou bien des choses en soi. La
première explication est absurde, parce que les phénomènes, dans le sens kantien, ne sont
que des représentations ; il faudrait donc qu’avant toute représentation il y eût déjà d’autres
représentations. La deuxième explication, Kant l’a adoptée, mais la doctrine critique
repousse cette seconde explication. En effet, le rapport de cause à effet n’a de valeur que
dans le monde des phénomènes et n’a rien à voir avec [la chose en soi]. »6
5
Sur ce point, nous renvoyons à Ernst CASSIRER: Les systèmes post-kantiens, le problème de la connaissance
dans la philosophie et la science des temps modernes, 1907, Presses universitaires de Lille 3 (1983). Nous
laissons sciemment de côté des penseurs tels que Herbart et Fries, tenants de la lecture réaliste de Kant.
6
DUCROS, Schopenhauer, les origines de sa métaphysique ou les transformations de la chose en soi de Kant à
Schopenhauer, 88.
2
La chose en soi laisse ainsi s’empêtrer le système dans des contradictions telles qu’il s’avère
nécessaire de l’évacuer. Mais à l’inverse, Schopenhauer considère la distinction entre phénomène
et chose en soi comme la découverte qui mérite à elle seule tous les honneurs à Kant :
« Le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi. »7
Inutile de préciser que c’est cette lecture de Kant qui passera pour proprement dissidente dans
l’idéalisme allemand, malgré quelques faits pour le moins étrange. En effet, le premier postkantien est sans aucun doute Fichte ; or celui-ci se targue d’avoir compris Kant de la bonne
manière : « Ich allein habe Kant richtig verstanden »8, en dépit de ce Kant lui-même a pu dire
concernant son système. L’on sait que parmi tous ses héritiers, Kant n’a eu véritablement
connaissance que des travaux de Fichte ; il est vrai que celui-ci fut d’abord subjugué par le talent
du jeune philosophe :
« Fichte […] se rendit […], durant l’été 1791, à Königsberg pour rendre visite au grand
philosophe. […] Dans un premier temps, Kant le renvoya chez lui comme les autres
visiteurs [...]. Fichte se retira pour trente cinq jours et rédigea fiévreusement un écrit avec
lequel il voulait se recommander au maître : Essai d’une critique de toute révélation. Kant fut
tellement impressionné par cet ouvrage que non seulement il invita son auteur à déjeuner,
mais que, bien plus, il lui trouva un éditeur. »9
Mais une fois la surprise passée, Kant en viendra à désavouer les travaux ultérieurs de Fichte qui,
selon lui, ne prennent pas acte du criticisme. C’est donc contre l’avis explicite de Kant que l’on
considère Fichte comme un post-kantien. Fort heureusement, il n’est pas possible de réduire à
l’assentiment de Kant l’authenticité de l’appellation « post-kantien », car serait alors dite postkantienne toute doctrine s’inscrivant dans l’héritage kantien, c’est-à-dire tendant non pas à
prolonger le kantisme ou à le débarrasser de ses scories et autres contradictions, mais au sens où
elle en reproduirait la stricte orthodoxie. Si tel était le cas, il n’est pas de doute qu’aucun postkantien trouverait grâce aux yeux de Kant.
Hegel reproduit cette attitude lorsqu’il considère que le criticisme n’est pas en soi
philosophique et qu’il ergote sans fin sur des conditions de possibilité dont seule « l’épreuve du
feu » – pour ainsi dire – peut réellement attester l’efficace. Hegel convoque ainsi la figure de ce
scolastique qui, mimant hors de l’eau les gestes de la nage, n’osait entrer dans l’eau et nager pour
de bon. Qui plus est, le hégélianisme blâme sévèrement une critique de la raison où celle-ci, seule
et sûre de son bon droit, en vient, dans son propre procès, à être juge et parti ; car c’est tour à
tour que la raison mène le réquisitoire (Critique de la raison pure) et s’attèle ensuite au plaidoyer
(Critique de la raison pratique et Critique de la faculté de juger). Cette schizophrénie pathologique de la
raison lui fait oublier qu’elle est alors l’instrument de mesure et la mesure elle-même.
De son côté, Schopenhauer ne conçoit pas que sa critique (Critique de la philosophie
kantienne) puisse être autre chose qu’une polémique serrée contre Kant :
« Il ne faut donc pas attendre de moi que le profond respect que j’ai pour Kant s’étende
jusqu’à ses faiblesses et à ses défauts ; je ne me crois pas obligé à envelopper ma réfutation
d’artifices et de restrictions ; je ne veux point, à force de faux-fuyants, ôter à mon
argumentation toute force, toute relief. »10
7
Monde, Critique de la philosophie kantienne, 522, Schopenhauer souligne lui-même.
FICHTE, Doctrine de la science, deuxième introduction.
9
SAFRANSKI, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, 160.
10
Monde, Critique de la philosophie kantienne, 521.
8
3
Dès lors, il serait presque juste de dire que tout philosophe venant immédiatement après Kant est
post-kantien, sans égard à l’orthodoxie de sa doctrine. Cela se conçoit si l’on entend par « venir
immédiatement après Kant » « subir l’influence de la pensée kantienne » et non « reproduire
obséquieusement celui-ci ». De ce point de vue-là aussi bien Fichte, Schelling, Hegel, que
Schopenhauer subissent de plein fouet cette influence et la revendique malgré des modifications
d’importance dans l’économie générale du kantisme. Le post-kantisme reste donc fondamentalement une
pensée qui vit sur les acquis du kantisme, tout en en remodelant la perspective générale selon l’interrogation:
comment est-il possible après Kant de fonder une nouvelle métaphysique ?
II. L’unité de l’idéalisme allemand
L’idéalisme allemand se rassemble donc sous la bannière d’une critique post-kantienne du
kantisme. En termes hégéliens, cela signifie que le post-kantisme dépasse (Aufhebt) le criticisme et
cela ne va pas sans une certaine unité de pensée. Quoi qu’en dise Schopenhauer, sa doctrine n’est
pas aussi éloignée qu’il veut bien le croire de celle d’un Fichte. Il ne s’agit pas de minimiser
l’originalité de Schopenhauer ou de le réduire au statut de disciple ; plutôt d’indiquer qu’une
certaine Stimmung est sans doute à l’œuvre et qu’elle réunit autour de certains points communs les
penseurs allemands du début du 19ème siècle.
Remarquons d’abord que Schopenhauer quitta Göttingen pour Berlin au cours de l’été
1811 afin d’y suivre, entre autres, les cours de Fichte et de Schleiermacher. De cette université
récente, fondée en 1809, Fichte vient d’être nommé recteur :
« En 1811, je m’installai à Berlin dans l’espoir d’apprendre à connaître, en Fichte, un grand
philosophe et un grand esprit. »11
Fichte se trouve alors à l’apogée de sa gloire. Révélé en 1792 par un opuscule d’inspiration
kantienne : L’essai d’une critique de toute révélation, dont Kant lui-même a permis l’édition et que l’on
soupçonne d’en être l’auteur, sa renommée a crû soudainement à travers toute l’Allemagne une
fois l’auteur identifié. Dans son ouvrage, Fichte prolonge le subjectivisme kantien en matière de
religion. Il pose la question de savoir si on peut encore penser la révélation suivant les principes
de la philosophie critique. À celle-ci, il répond par oui, à condition que ce ne soit pas la révélation
qui fonde la moralité, mais inversement la moralité qui fonde la révélation.
Dès cet écrit, l’on comprend que ce qui importe à Fichte, c’est la doctrine de la liberté et
de l’autonomie du moi créateur du monde. Du « Je pense » de l’aperception transcendantale
kantienne, Fichte tire le concept d’un moi tout puissant et celui complémentaire d’un monde
comme simple produit des actions de ce moi. Son influence s’étend prodigieusement à l’époque
et c’est sous son impulsion, qu’à la fin du 18ème siècle, l’emphase du moi fichtéen est reprise par
Schelling, Hegel et Hölderlin qui formuleront, en guise de procès-verbal d’une soirée arrosée, Le
programme du système le plus ancien de l’idéalisme allemand. C’est donc tout naturellement qu’à l’époque
Schopenhauer en vient à attendre de Fichte une philosophie de grand style.
Cependant, dès l’automne 1811, les premiers cours que professent Fichte sur les faits de
conscience, lui paraissent abscons. En marge de ses notes, Schopenhauer écrit :
« Je dois avouer que tout ce qui se dit ici m’est très obscur, mais il est possible que je n’ai
pas compris convenablement. »12
Entre agacement et incertitude, le jeune philosophe ne désespère cependant pas. Ce n’est que
quelques semaines plus tard que sa colère explose :
11
12
RÜDIGER SAFRANSKY, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, 155.
Der handschriftliche Nachlass, II, 37.
4
« Durant ce cours, dit-il, il a dit des choses qui me donnent envie de pouvoir lui mettre un
pistolet sous la gorge et de lui dire : « Tu dois mourir maintenant sans pitié ; mais pour
l’amour de ta petite âme, dis-moi si tu as pensé quelque chose de clair dans ce charabia, ou
si tu t’es simplement moqué de nous ? » »13
Schopenhauer ne s’en laisse alors plus conter par le jeu de concepts que propose Fichte à ses
étudiants. Toutefois, l’attaque porte d’abord et essentiellement sur la langue ; si l’on a pu dire que
Schopenhauer a formé le vœu d’écrire en Allemand comme Hume avait écrit en Anglais, il n’est
pas étonnant que Fichte et plus tard Hegel le désappointeront sur ce point précis. Kafka ne
louait-il pas d’ailleurs le talent littéraire de Schopenhauer :
« Schopenhauer ist ein Sprachkünstler. Wegen seiner Sprache allein muss man ihn
unbedingt lesen. »
Mais la fureur de Schopenhauer ne se cantonne pas uniquement à la forme de la pensée
fichtéenne. Le fond est sans doute atteint lui aussi par la critique du jeune philosophe. Il n’en
demeure pas moins possible de rapprocher le système de Fichte de celui qu’expose le Monde.
Bryan Magee se propose un tel rapprochement des points cruciaux des deux doctrines :
« 1. Ce qui est premier et fondamental dans le monde est décrit en termes de volonté, bien
qu’évidemment les deux philosophes entendent par là deux choses différentes. 2. Le monde
des phénomènes en son entier est compris comme étant une création de cette volonté. 3.
Cet acte de création implique qu’il soit « libre » du point de vue de la volonté au sens où il
ne ressortit pas au domaine du principe de raison suffisante. 4. Comme ce domaine de la
causalité naturelle est coextensif à celui de la connaissance naturelle, de l’entendement et de
la raison, et partant de l’intellect, il en découle que l’intellect est un produit de la volonté et
qu’il vient à l’être pour en remplir les desseins. 5. L’homme n’est pas primitivement une
créature raisonnable ; ce qui est premier en l’homme ce n’est pas la raison, mais la volonté.
6. Il est dans la nature du monde des phénomènes et constitutif de son être d’empêcher si
ce n’est de s’opposer à l’activité volontaire des individus. 7. La morale et l’ontologie sont
comme l’avers et l’envers d’une même pièce, c’est-à-dire liées, contrairement à ce qu’en
disait Kant : l’unité morale du monde ainsi que son unité épistémologique et ontologique
proviennent d’une source unique de telle manière que l’existence elle-même du monde
possède une signification morale. 8. La philosophie ainsi esquissée apparaît comme le
prolongement naturel du kantisme et le parachèvement des œuvres de Kant : sont ainsi
développées les conséquences de sa pensée qu’il n’avait pas perçu et là où l’on s’écarte de
lui, on y voit précisément une rectification de ses erreurs, plutôt qu’un rejet de sa
philosophie. »14
Un tel compte-rendu reste évidemment sommaire et ne porte au premier plan que les points de
contact entre les deux pensées, indépendamment des différences qui les hantent. De même, ce
que Fichte et Schopenhauer entendent par « volonté » n’est pas la même chose. Toutefois, on
peut qu’être frappé par une similitude troublante entre les deux doctrines. Cette similitude se
fonde sur l’héritage kantien commun au deux penseurs.
Il serait également possible de rapprocher la philosophie volontaire de la Naturphilosophie
schellingienne. D’une part, Schopenhauer est plus disponible à l’égard de son enseignement ;
13
Der handschriftliche Nachlass, II, 41.
BRYAN MAGEE, Schopenhauer and the Idealists, in The philosophy of Schopenhauer, 279-280, nous
traduisons.
14
5
d’autre part, il lui arrive de le citer, preuve que des thèmes communs les rapprochent. Dans l’Âme
du monde, Schelling envisageant la nature comme un tout parle de :
« [Ce principe commun] fluctuant entre la nature inorganique et la nature organique, […]
principe qui, parce qu’il est présent partout, n’est nulle part et, parce qu’il est le tout, ne
saurait être rien de déterminé, ni de particulier ; c’est pourquoi la langue n’a pour lui aucune
caractérisation propre et l’idée ne nous en a été transmise par la plus ancienne philosophie
[…] qu’à travers des représentations poétiques. » 15
Si Schopenhauer récuse le terme d’âme – auquel il préfère le terme sanskrit d’Atman16 – s’il choisit
un nom pour ce principe de la nature organique et inorganique, la parenté n’en reste pas moins
patente. Certes Schelling établira son système selon des paradigmes scientifiques, qu’ils soient
physique ou chimique, cependant la Naturphilosophie compose un programme philosophique pour
le romantisme, auquel l’intuition de la Volonté n’est pas étrangère.
C’est à la croisée des chemins entre post-kantisme et romantisme que s’annonce l’unité de
la pensée allemande et l’idéalisme allemand n’est pas cette nébuleuse que l’on veut bien croire
qu’il est. Toutefois, des éléments ont joué en faveur de la mise au ban de cette période de la
philosophie de Schopenhauer. D’une part, le conditionnement absolu par la Volonté, qui
annonce quand même une rupture d’importance avec Kant, car :
« La véritable originalité de Schopenhauer, [c’est d’être] le premier philosophe à avoir
rompu avec Kant. Rupture essentielle, à la différence des critiques de Fichte et de Schelling,
et surtout de la critique de Hegel, qui gardent toutes ceci de commun avec Kant qu'elles
accordent la primauté à l'intelligence par rapport aux instincts, alors que Schopenhauer,
privilégiant les forces inconscientes aux dépens de la représentation consciente, se dissocie
d'une tradition idéaliste issue de Platon, et préfigure toutes les philosophies de type
généalogique (Nietzsche, Freud, Marx). »17
Mais, si l’on considère que la rupture reste en un sens effective pour tous les post-kantiens – bien
qu’ils s’en défendent en chœur – il faut chercher du côté du phénomène un motif de
discrimination proprement philosophique. En effet, c’est d’abord par là que Schopenhauer se
détache par une option philosophique spéciale : considérer la chose en soi comme la découverte kantienne
par excellence. Cependant, à l’instar de Jacobi et de Schulze, Schopenhauer critiquera d’abord la
forme kantienne de la chose en soi avant de l’intégrer à son système. C’est proprement cette
critique qui le conduira à modifier la notion de phénomène.
II. Le problème de la chose en soi
Dans son opuscule pré-critique Sur l’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence
de Dieu, Kant introduit le concept de la pure existence inconditionnée, qui ne peut pas être pensée
comme conséquence ou prédicat d’autre chose, mais qui ne peut être saisie qu’à partir d’ellemême, comme position absolue d’une chose. Selon Kant, cette existence n’appartient pas à Dieu,
mais elle est Dieu.
Jacobi voit dans cette ouvrage le dévoilement propre de l’existence, qu’il revient au savant
d’opérer. En effet, pour celui-ci, l’existence consiste en une Annonce et la vraie certitude ne se
15
IDEM, Ibid., préface, cité dans ibid. Notons que pour Schopenhauer la découverte de ce principe se faisant via
l’expérience intime de la Volonté, le terme même de Volonté est le plus approprié à rendre compte de cette âme
du monde.
16
Terme qui renvoie à la fois au soi individué et au Soi cosmique.
17
ROSSET, Ecrits sur Schopenhauer.
6
loge jamais que là où nous abandonnons les chaînes de nos déductions. L’entendement qui
fonctionne selon le principe de raison et d’identité, nous suspend en quelque sorte dans le vide,
sans que jamais il ne soit possible pour la pensée de trouver un site originaire ou se reposer.
L’alternative s’énonce ainsi : ou bien l’exigence d’un élément originaire tel que l’existence doit être niée, ou bien
il faut trouver une autre voie pour l’atteindre que celle logique des déductions et des raisonnements.
La distinction que Kant opère entre jugements synthétique et analytique renforce cette
idée : nous ne pouvons connaître des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. Il ne peut
donc y avoir que deux sciences au sens strict : la mathématique, en ce que nous produisons hors
de nous des mouvements et des combinaisons de mouvements, et la logique, en ce que nous
produisons en nous des concepts et des combinaisons de concepts. C’est ainsi que réclamer un
savoir de l’être est une contradictio in adjecto, car cela équivaudrait à transposer l’être réel en un être
mathématique et logique et par là à le volatiliser en un pur pensé.
Pour Jacobi, il y a donc un lien impossible de la représentation à l’être. Essentiellement, la
problématique kantienne ne part pas de l’être, mais du problème de la synthèse dans le jugement
et de la validité des fondements a priori de cette synthèse. Or, la synthèse renvoie à la relation
entre deux termes, entre deux objets ; l’être que la synthèse fournit est désigné par la copule
« est », mais ce que chaque terme, abstraction faite de toute ces formes de liaison et détaché du
système de ces formes, serait en soi, c’est là une question qui ne peut être posée sans franchir les
limites de la méthode du jugement.
Si Kant pose alors un Absolu, c’est-à-dire s’il lui faut pour penser le phénomène
(Erscheinung) poser quelque chose qui apparaît, c’est un lien mystique qui s’établit entre la
représentation et l’irreprésentable, lien dont ne peuvent rendre compte les catégories dont
dispose la Critique de la Raison pure. Le cœur de l’ouvrage est en fait hantée par une tension entre
une tendance idéaliste et une tendance réaliste. L’ironie étant qu’aucune de ces deux dimensions
n’est superflue pour la construction de l’univers intellectuel kantien, alors que chacune contredit
immédiatement l’autre18.
La solution que propose Jacobi consiste en un saut du savoir, c’est-à-dire une manière de
rendre certain ce qui n’est médié par aucune déduction ni démonstration. Ce saut est désigné
successivement par les termes de « sentiment », de « croyance », de « révélation », voire de
« raison ». Il faut donc croire en l’existence, d’une manière simple et presque naïve. Cette position
soulève évidemment de nombreux problèmes et Schopenhauer n’aura pas assez de sarcasmes
pour elle. Dans la préface à la première édition du Monde comme Volonté et représentation, celui-ci
évoque Jacobi comme « l’auteur de livres attendrissants, mais qui a une seule petite faiblesse :
c’est de prendre toutes les idées qu’il a apprises et reçues dans son esprit avant l’âge de quinze
ans, comme autant de pensées fondamentales et innées de l’esprit humain. »19
Cependant, en un sens, la critique de Jacobi prépare celle ce Schopenhauer, même si celle
de Schulze, dans son Ænésidème, sera pour lui décisive. En effet, celle-ci prend en défaut Kant
lorsqu’il introduit un lien entre chose en soi et phénomène. Comme chez Jacobi, Schopenhauer
se rend compte qu’un tel lien n’est pas possible. En effet, il est impossible d’invoquer la chose en
soi comme cause de l’intuition empirique à la manière d’un objet qui nous affecterait de
l’extérieur, si tant est que la loi de causalité est subjective et ne s’applique pas à la chose en soi. De
même l’espace où l’on situerait la cause de notre impression est de source subjective. La chose en
soi diffère toto genere du phénomène et celui-ci n’est pas le duplicata d’une réalité extérieure :
18
Pour tous ses aspects de la pensée de Jacobi, cf. CASSIRER, Les systèmes post-kantiens, 25-37. Schopenhauer
est plus proche au demeurant de la critique de Schulze, cependant il n’est pas éloigné de Jacobi non plus, si ce
n’est leur réponse finale au problème de l’être : pour l’un, il s’agit d’un saut du savoir, pour l’autre, la découverte
de la Volonté fait office de solution.
19
Monde, 6.
7
« Il faut être délaissé par tous les dieux pour nourrir l’illusion que ce monde sensible, là
dehors, remplissant l’espace de ses trois dimensions, se mouvant selon le cours
inexorablement strict du temps, réglé à chaque pas par la loi qui ne connaît pas d’exception,
de la causalité, se conformant sur tous ces points aux seules lois que nous pouvons énoncer
avant d’en avoir une expérience quelconque, – qu’un tel monde, dis-je, existe là dehors, tout
objectif et réel, sans notre collaboration, lequel pénétrerait ensuite par simple sensation
dans notre tête où il se présenterait une seconde fois, comme à l’extérieur. Quelle pauvre
chose, en effet, que la simple sensation ! »20
Schopenhauer privilégie ainsi une lecture de Kant selon un idéalisme strict, l’idéalisme
transcendantal. Que le monde n’existe pas de manière objective hors de la conscience laisse à
penser que la représentation absorbe en elle toute objectivité. Afin de se découvrir la chose en
soi, Schopenhauer réduira la raison à une faculté de former des concepts et privilégiera une voie
intérieure. À l’inverse, un Hegel réduira l’entendement à une faculté d’abstraction, investissant la
raison du pouvoir de réunir en une synthèse dialectique les opposés, tels que chose en soi et
phénomène. Au demeurant, Schopenhauer propose une lecture qui incline le phénoménalisme kantien vers un
phénoménisme pur.
IV. Du phénomène comme illusion
Comme tous les post-kantiens, Schopenhauer revendique expressément l’influence du
kantisme. Celle-ci s’atteste dans le vaste appendice qui complète le Monde comme Volonté et
représentation, savoir la Critique de la philosophie kantienne. Or, nous l’avons dit, Schopenhauer retient
de Kant la distinction fondamentale entre chose en soi et phénomène. Dans son propre système,
Schopenhauer livre cependant une compréhension particulière du phénomène. Hormis le fait
qu’il le nomme désormais représentation, il va insister sur son caractère illusoire. À l’opposé du
monde vrai ou authentique21 – le monde comme Volonté – se trouve le monde comme
représentation. Les références philosophiques que Schopenhauer met en bonne place aux côtés
de la philosophie kantienne signalent cette lecture.
En effet, tandis qu’il met l’accent sur la filiation qu’il y a de Kant jusqu’à lui,
Schopenhauer se réclame de deux autres sources d’importance : la philosophie platonicienne et
les livres sacrés des Hindous. En effet, dans la préface de la première édition du Monde, hormis
quelques conseils préalables de lecture (lire deux fois le maître ouvrage, avoir pris connaissance de
la thèse sur La quadruple racine du principe de raison suffisante), notre auteur insiste sur trois lectures
essentielles à la compréhension de son œuvre : il s’agit là des ouvrages principaux de Kant ainsi
que de Platon et des Védas :
« Si cependant le lecteur se trouvait en outre avoir fréquenté l’école du divin Platon, il serait
d’autant mieux en état de recevoir mes idées et de s’en laisser pénétrer. – Maintenant
supposez qu’il ait reçu le bienfait de la connaissance des Védas, de ce livre dont l’accès nous
a été révélé par les Oupanishads […] supposez un tel lecteur, qui ait reçu les leçons de
l’antique sagesse hindoue, et qui se les soit assimilées, alors il sera au plus haut point préparé
à entendre ce que j’ai à lui enseigner. »22
20
De la quadruple racine du principe de raison suffisante, § 21. Voir également le § 19.
Certes, il n’est pas faux de décrire le monde de la Volonté comme vrai, mais il semble plus pertinent de le dire
« authentique ». L’idée pour Schopenhauer que la musique exprime au plus près la Volonté permettrait de penser
celle-ci selon le concept de « justesse ». La musique serait (sonnerait) juste dès lors qu’elle exprimerait
adéquatement la Volonté. Accéder à l’intuition du monde comme Volonté ne serait donc pas accéder au vrai,
mais parvenir à une compréhension plus authentique, plus juste, du monde en son essence.
22
Monde, 5.
21
8
Qu’indiquent de telles recommandations de la part de Schopenhauer ? Rien moins qu’une parenté
entre Kant, Platon et les Védas. C’est donc là que s’annonce le punctum pruriens de la lecture de
Schopenhauer. En effet, le lien est explicitement tissé entre ce que les Védas appellent le voile de
la Maya – illusion recouvrant le monde en son essence une – le monde sensible comme ombre du
monde intelligible pour Platon et le phénomène comme manifestation de la chose en soi pour
Kant. En filigrane, le statut même du phénomène se trouve engagé dans ces rapprochements
entre doctrines :
« La distinction kantienne, établie entre le phénomène et la chose en soi, et que
Schopenhauer exalte si haut, reproduit simplement, selon lui, la grande vérité proclamé jadis
par Platon, « à savoir que le monde sensible n’a aucune réalité, aucun être véritable : il est et
il n’est pas car il devient sans cesse, et ce que nous en savons constitue moins une
connaissance qu’une illusion (Wahn) ». La même vérité se retrouve, avec d’autres
expressions, dans la doctrine principale des Védas et des Puranas, dans la doctrine de la
Maïa : « La Maïa, n’est autre chose au fond que le phénomène kantien en opposition avec la
chose en soi. L’œuvre de la Maïa, c’est-à-dire le monde sensible, nous est décrit comme un
charme magique et trompeur (ein Zauber), une apparence (Schein) sans consistance et sans
fondement, un rêve et une illusion d’optique, un je ne sais quoi enfin dont on peut dire
également qu’il est et qu’il n’est pas. »23
L’idée principale est celle d’une illusion. Le platonisme ne fournit pas seulement à Schopenhauer
les Idées comme objectivation de la Volonté, mais renforce l’idée d’un monde sensible
évanescent, fuyant et en définitive trompeur. Les Védas sont encore plus proches de la lettre
schopenhauerienne et la quête du Nirvana présente de troublantes affinités avec la morale
ascétique préconisée par Schopenhauer.
On le voit bien, c’est l’infléchissement de la doctrine kantienne vers un idéalisme pur, où
le phénomène n’aurait aucune consistance, qui fait de Schopenhauer ce lecteur maladroit de Kant
que l’on a stigmatisé. En tous les cas, il s’agit encore pour Schopenhauer de parfaire le kantisme
et de l’amener à sa plus adéquate efflorescence ; fait décisif dans cette entreprise, c’est dans
l’intervalle entre les deux versions de la Critique de la Raison pure que Schopenhauer se situe, car
c’est là selon lui, entre 1781 et 1787, que Kant modifie sa doctrine et biffe les éléments que lui
met au premier plan. En effet, Schopenhauer montre précisément comment Kant autorise une
lecture aussi hardie que celle qu’il propose. Sa référence majeure reste la première version de la
Critique de la raison pure, où l’on trouve des assertions telles que :
« Il est clairement établi que, si j’écarte le sujet pensant, tout le monde des corps doit
disparaître, comme n’étant rien que le phénomène dans la sensibilité de notre sujet et un
mode de représentation de ce sujet (die ganze Körperwelt wegfallen muss, als die nichts ist,
als die Erscheinung in der Sinnlichkeit unseres Subjects und eine Art Vorstellungen
desselben.) »24
Dès les premières pages du Monde, Schopenhauer revendique cet aspect du kantisme. Il formule
ainsi sa lecture à partir de la critique de l’idéalisme et du réalisme. Ce que nous dit Kant des corps
doit nous conduire à les penser comme étant les produits de l’action réciproque du sujet et de
l’objet. Point d’objet sans sujet et inversement, nous dit Schopenhauer. L’écueil a donc consisté
pour l’idéalisme a attribuer toute causalité au sujet et de faire de l’objet l’effet même du sujet,
tandis que le réalisme posait l’objet comme cause agissant sur le sujet. Ces deux versions
23
DUCROS, Schopenhauer, les origines de sa métaphysique ou les transformations de la chose en soi de Kant à
Schopenhauer, 72-73, nous soulignons.
24
Critique de la raison pure, Barni, II, 400.
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sombrent inexorablement sous le coup de la critique sceptique. Par exemple, pour le réalisme, la
représentation n’est qu’un effet qui se distingue de l’objet, nous n’atteignons donc jamais la cause
de la représentation, c’est-à-dire l’être lui-même.
Pour Schopenhauer, la solution consiste à soustraire le sujet au principe de causalité.
Ainsi, la représentation est comme le premier fait de conscience dont la forme essentielle est la
double face sujet/objet. Dans la représentation, seul l’objet est soumis au principe de raison, le
sujet lui échappe complètement : la représentation est donc de par le sujet qu’elle renferme
antérieure et supérieure au principe de raison. En définitive, l’objet est la représentation ellemême. Représentation ne signifie pas copie ou effet de l’objet et les objets-représentations sont
alors ce qui se meut selon le principe de raison. C’est pour cela que le phénomène s’identifie à
une illusion. Il n’est pas la copie conforme de l’objet que nous connaîtrions ainsi. Le phénomène
est l’objet lui-même, c’est-à-dire la visibilité (Sichtbarkeit) d’une Volonté par essence invisible. Mais
c’est justement en tant que visibilité, c’est-à-dire objet totalement étranger à la Volonté en son
essence qu’il est possible de dire que la représentation ne dévoile pas tant l’être qu’elle le voile.
La première phrase du Monde comme Volonté et représentation : « Le monde est ma
représentation » indique donc bien que celui-ci n’est pas la représentation de quelque chose, au
sens où il en est l’effet ou la copie conforme, mais qu’il se donne dans toute son épaisseur sous
l’espèce de la représentation. Le monde est ma représentation signifie donc que la représentation à elle seule
épuise ce qu’est le monde.
V. Conclusion
On comprend maintenant pourquoi il est si difficile de déterminer qui dans l’idéalisme
allemand peut être dit post-kantien. Si l’on entend par là le maintien de l’orthodoxie kantienne
dans la tradition philosophique, aucun penseur après n’est post-kantien. Plutôt, aucun n’est
véritablement kantien. Cependant, ils subissent tous son influence et en propose des lectures qui
les rattachent au post-kantisme, au sens d’une tendance philosophique émergeant après Kant et
ayant pour objectif d’en prolonger les intuitions les plus fondamentales tout en rectifiant les
erreurs décelées dans le système critique.
Or, l’on ne doit pas conclure de ce que Schopenhauer prend acte de la distinction entre
chose en soi qu’il serait un post-kantien étranger à l’idéalisme allemand. Certes, Fichte, Schelling
et Hegel récuse la possibilité d’une existence indépendante du sujet. Concernant la chose en soi,
Schopenhauer fait donc preuve d’un certain réalisme empirique. Toutefois, sa doctrine de la
représentation dégage les aspects principaux de l’idéalisme transcendantal ; la maxime « Point
d’objet sans sujet », qu’il ramène directement à Berkeley, lie son destin à celui de l’idéalisme. En
cela, Schopenhauer est un post-kantien doublé d’un idéaliste.
Paradoxalement, c’est pour cette même raison que l’on a pu faire de Schopenhauer un
penseur maladroit. L’accusation de phénoménisme, c’est-à-dire la réduction du phénomène à une
illusion, a joué contre lui. Il n’est pas sans dire que son attitude à l’égard des autres post-kantiens
a pu se surimposer à ces motifs. N’oublions pas que Heidegger n’a jamais pardonné à
Schopenhauer d’avoir agoni d’insultes Hegel. Or, le dialogue entre les deux aurait pu être fécond,
de même que celui de Schopenhauer avec ses contemporains.
Tout cela ne doit pas en définitive nous faire oublier la radicale originalité de
Schopenhauer, qui en siècle où Raison, Progrès et Liberté étaient les maîtres-mots, a promu au
rang de valeur philosophique la Volonté, le Pessimisme et le Conditionnement de l’homme.
Entendu en un sens vulgaire ces thèmes ont pris un écho douteux et il a fallu attendre au moins
Nietzsche et Freud pour leur redonner force et vigueur. Schopenhauer, romantique en un sens,
produit de son époque, reste tout de même la figure même de l’intempestif que brossait
Nietzsche : il est d’hier, il est de demain, mais pas encore d’aujourd’hui.
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Bibliographie
Le Monde comme Volonté et représentation.
De la quadruple racine du principe de raison suffisante.
Der handschriftliche Nachlass.
CASSIRER ERNST : Les systèmes post-kantiens, le problème de la connaissance dans la
philosophie et la science des temps modernes, 1907, Presses universitaires de Lille 3 (1983).
COLIN RENÉ-PIERRE: Schopenhauer en France, Presses Universitaires de Lyon, 1979.
DUCROS LOUIS : Schopenhauer, les origines de sa métaphysique ou les transformations de
la chose en soi de Kant à Schopenhauer, 1883, Paris, Germer Baillière.
FAUCONNET, ANDRÉ : L’Esthétique de Schopenhauer.
FICHTE : Doctrine de la science.
NIETZSCHE FRIEDRICH: Considérations intempestives.
MAGEE, BRYAN: The philosophy of Schopenhauer.
ROSSET, CLÉMENT : Ecrits sur Schopenhauer.
SAFRANSKI, RÜDIGER : Schopenhauer et les années folles de la philosophie.
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TABLE DES MATIÈRES
Liminaires .................................................................................................................... 1
I. L’héritage kantien .................................................................................................... 2
II. L’unité de l’idéalisme allemand .............................................................................. 4
III. Le problème de la chose en soi ............................................................................. 6
IV. Du phénomène comme illusion ............................................................................ 8
V. Conclusion ............................................................................................................. 10
Bibliographie.............................................................................................................. 11
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