La chose en soi laisse ainsi s’empêtrer le système dans des contradictions telles qu’il s’avère
nécessaire de l’évacuer. Mais à l’inverse, Schopenhauer considère la distinction entre phénomène
et chose en soi comme la découverte qui mérite à elle seule tous les honneurs à Kant :
« Le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi. »
Inutile de préciser que c’est cette lecture de Kant qui passera pour proprement dissidente dans
l’idéalisme allemand, malgré quelques faits pour le moins étrange. En effet, le premier post-
kantien est sans aucun doute Fichte ; or celui-ci se targue d’avoir compris Kant de la bonne
manière : « Ich allein habe Kant richtig verstanden »
, en dépit de ce Kant lui-même a pu dire
concernant son système. L’on sait que parmi tous ses héritiers, Kant n’a eu véritablement
connaissance que des travaux de Fichte ; il est vrai que celui-ci fut d’abord subjugué par le talent
du jeune philosophe :
« Fichte […] se rendit […], durant l’été 1791, à Königsberg pour rendre visite au grand
philosophe. […] Dans un premier temps, Kant le renvoya chez lui comme les autres
visiteurs [...]. Fichte se retira pour trente cinq jours et rédigea fiévreusement un écrit avec
lequel il voulait se recommander au maître : Essai d’une critique de toute révélation. Kant fut
tellement impressionné par cet ouvrage que non seulement il invita son auteur à déjeuner,
mais que, bien plus, il lui trouva un éditeur. »
Mais une fois la surprise passée, Kant en viendra à désavouer les travaux ultérieurs de Fichte qui,
selon lui, ne prennent pas acte du criticisme. C’est donc contre l’avis explicite de Kant que l’on
considère Fichte comme un post-kantien. Fort heureusement, il n’est pas possible de réduire à
l’assentiment de Kant l’authenticité de l’appellation « post-kantien », car serait alors dite post-
kantienne toute doctrine s’inscrivant dans l’héritage kantien, c’est-à-dire tendant non pas à
prolonger le kantisme ou à le débarrasser de ses scories et autres contradictions, mais au sens où
elle en reproduirait la stricte orthodoxie. Si tel était le cas, il n’est pas de doute qu’aucun post-
kantien trouverait grâce aux yeux de Kant.
Hegel reproduit cette attitude lorsqu’il considère que le criticisme n’est pas en soi
philosophique et qu’il ergote sans fin sur des conditions de possibilité dont seule « l’épreuve du
feu » – pour ainsi dire – peut réellement attester l’efficace. Hegel convoque ainsi la figure de ce
scolastique qui, mimant hors de l’eau les gestes de la nage, n’osait entrer dans l’eau et nager pour
de bon. Qui plus est, le hégélianisme blâme sévèrement une critique de la raison où celle-ci, seule
et sûre de son bon droit, en vient, dans son propre procès, à être juge et parti ; car c’est tour à
tour que la raison mène le réquisitoire (Critique de la raison pure) et s’attèle ensuite au plaidoyer
(Critique de la raison pratique et Critique de la faculté de juger). Cette schizophrénie pathologique de la
raison lui fait oublier qu’elle est alors l’instrument de mesure et la mesure elle-même.
De son côté, Schopenhauer ne conçoit pas que sa critique (Critique de la philosophie
kantienne) puisse être autre chose qu’une polémique serrée contre Kant :
« Il ne faut donc pas attendre de moi que le profond respect que j’ai pour Kant s’étende
jusqu’à ses faiblesses et à ses défauts ; je ne me crois pas obligé à envelopper ma réfutation
d’artifices et de restrictions ; je ne veux point, à force de faux-fuyants, ôter à mon
argumentation toute force, toute relief. »
Monde, Critique de la philosophie kantienne, 522, Schopenhauer souligne lui-même.
FICHTE, Doctrine de la science, deuxième introduction.
SAFRANSKI, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, 160.
Monde, Critique de la philosophie kantienne, 521.