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auraient assez bien pensé pour user régulièrement de leur liberté, et la faire servir en
même temps au salut du monde ! »
La raison publique veille alors à trois choses :
que la liberté d’expression soit protégée ;
que cette liberté soit celle de tous ;
que la liberté permette l’expression de raisons et pas seulement de sentiments, d’opinions
ou de convictions. Le débat n’est donc pas une discussion de café du commerce
La raison publique crée un espace de délibération rationnel, avec la conviction que le
dialogue est capable de dégager un sens commun de ce qui est juste en protégeant les
libertés individuelles de façon équitable. La raison publique contraint à se mettre d'accord
sur quelques principes de justice, pour fonctionner pacifiquement selon un régime pluraliste
de désaccord. Son principe est que chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut du moment qu’il ne
met pas la liberté d'un autre en danger. C’est pourquoi Kant en fait une forme d’émancipation
du peuple formé à la raison.
Dans la philosophie contemporaine, la valeur du débat a été particulièrement mise en avant
par l’éthique procédurale de la discussion (Diskursethik) de Jürgen Habermas. Héritière de
Kant dans sa volonté de penser l’éthique en référence à une procédure, à une règle du jeu
(éthique formelle) et non à une définition partagée du bien, cette éthique met plus en avant
encore que Kant la place de l’intersubjectivité. Elle propose alors de formuler l’exigence
d’universalisation par le principe suivant : « seules peuvent prétendre à la validité les normes
qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une
discussion pratique »
.
Même si cela n’est pas précisé dans cette citation, il est clair que par discussion, on entend la
discussion rationnelle entre tous les concernés par une décision. On retrouve ainsi la place
accordée par Kant à la raison publique, ce qui renvoie à la fois à l’idée de publicité (espace
public) et de rationalité. Autrement dit, le débat est soumis à des conditions :
le respect mutuel de tous-tes les participant-(e)s ;
la symétrie des participant-(e)s, c’est-à-dire l’égalité de leurs propos, de leurs
compétences et de leur liberté dans la prise de parole ;
la bonne foi, la sincérité et l’authenticité de chacun-e des participant-(e)s dans sa prise de
parole ;
l’effort d’expliquer et de justifier ses convictions dans un processus ouvert, qui les rendent
compréhensibles par les autres parties prenantes de la discussion, ce qui suppose le plus
souvent la rationalisation des convictions par des arguments
;
l’ouverture à la contestation. Chaque position s’annonce comme faillible. Nul ne se pose
en expert porteur d’une réponse définitive, ou déclare qu’il ne changera jamais d’opinion
quelles que soient les raisons qu’on pourra lui objecter.
Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », trad. Joseph Tissot, Mélanges de
logique, Ladrange, 1862, p. 315-341.
Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1992, p. 17.
Le philosophe Jean-Marc Ferry propose d’élargir ce processus à d’autres registres de discours : la narration,
l’interprétation, et même la reconstruction, « Narration, interprétation, argumentation, reconstruction ; les
registres du discours et la normativité du monde social », in Alain Renaut (dir.), Histoire de la philosophie
politique, Paris, Calmann-Levy, 1999.