GT Ethique&CG (collaboration IFFP et CREME) Pourquoi débattre ? Dans une société démocratique, l’éthique passe par le débat. Cela est vrai au niveau social car dans une société pluraliste tous ne partagent pas les mêmes convictions. Le débat est alors nécessaire pour confronter les arguments qui sous-tendent les convictions divergentes, et si possible convaincre. Cela est aussi vrai au niveau personnel car la confrontation aux autres déplace ou conforte nos positions. Philosophiquement, on fait ainsi la différence entre une société et une communauté. Une communauté tient par des conceptions partagées du bien ; elle est liée à des valeurs communes qui lui donnent sens. Une société, au contraire, regroupe des personnes qui ont des valeurs morales, religieuses, divergentes, voire opposées. La communauté est liée par un bien commun, une société par son attachement à la liberté. La société renonce à avoir des buts communs ou à défendre des causes communes. Elle s’abstient de se prononcer sur la manière dont chacun prend soin ou ne prend pas soin de son propre bonheur. Les valeurs « chaudes » – celles qui donnent sens à la vie des individus – sont renvoyées à leur sphère privée. Les Lumières mettent cependant la liberté en tension avec un autre principe : la raison publique, un principe explicité par Emmanuel Kant. Dans sa Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? parue en 1784 dans la Berlinische Monatsschrift1, Kant lie les précisément Lumières à la liberté et à la publicité qui en est le corollaire. Pour s’arracher à l’état de minorité, chacun doit pouvoir oser s’affirmer, en manifestant publiquement sa liberté. Tous sont alors libres d’exprimer ce qu’ils veulent dans l’espace public, au nom du principe libéral. Deux ans plus tard, Kant revient sur la question et publie en 1786 un nouvel article dans cette même revue : Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? A nouveau, il souligne que chacun doit pouvoir communiquer publiquement ses pensées sans qu’aucune contrainte ne soit exercée sur la conscience. Mais il développe aussi que le sujet n’est libre que lorsqu’il obéit à la loi qu’il s’est donnée à lui-même. Sans cette loi morale que le sujet se donne à lui-même en raison, la liberté est perdue car le sujet ne fait que subir ses pulsions, ses désirs, ses sentiments ou les lois d’un autre. « Amis de l’humanité et de ce qu’il y a de plus saint pour elle, […] ne contestez pas à la raison ce qui fait son souverain bien sur la terre, le privilège d’être la pierre de touche de la vérité. Autrement, indignes de cette liberté, vous ne pourrez manquer de la perdre, et vous entraînerez dans cette infortune tous ceux qui, sans ce malheur, Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, suivi de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique et de Réponse à la question : Qu’est-ce que les lumières ? Trad. Alexandre J.-L. DELAMARRE et. al., Paris, Gallimard. 2011, p. 497. 1 1 auraient assez bien pensé pour user régulièrement de leur liberté, et la faire servir en même temps au salut du monde ! »2 La raison publique veille alors à trois choses : que la liberté d’expression soit protégée ; que cette liberté soit celle de tous ; que la liberté permette l’expression de raisons et pas seulement de sentiments, d’opinions ou de convictions. Le débat n’est donc pas une discussion de café du commerce La raison publique crée un espace de délibération rationnel, avec la conviction que le dialogue est capable de dégager un sens commun de ce qui est juste en protégeant les libertés individuelles de façon équitable. La raison publique contraint à se mettre d'accord sur quelques principes de justice, pour fonctionner pacifiquement selon un régime pluraliste de désaccord. Son principe est que chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut du moment qu’il ne met pas la liberté d'un autre en danger. C’est pourquoi Kant en fait une forme d’émancipation du peuple formé à la raison. Dans la philosophie contemporaine, la valeur du débat a été particulièrement mise en avant par l’éthique procédurale de la discussion (Diskursethik) de Jürgen Habermas. Héritière de Kant dans sa volonté de penser l’éthique en référence à une procédure, à une règle du jeu (éthique formelle) et non à une définition partagée du bien, cette éthique met plus en avant encore que Kant la place de l’intersubjectivité. Elle propose alors de formuler l’exigence d’universalisation par le principe suivant : « seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique »3. Même si cela n’est pas précisé dans cette citation, il est clair que par discussion, on entend la discussion rationnelle entre tous les concernés par une décision. On retrouve ainsi la place accordée par Kant à la raison publique, ce qui renvoie à la fois à l’idée de publicité (espace public) et de rationalité. Autrement dit, le débat est soumis à des conditions : le respect mutuel de tous-tes les participant-(e)s ; la symétrie des participant-(e)s, c’est-à-dire l’égalité de leurs propos, de leurs compétences et de leur liberté dans la prise de parole ; la bonne foi, la sincérité et l’authenticité de chacun-e des participant-(e)s dans sa prise de parole ; l’effort d’expliquer et de justifier ses convictions dans un processus ouvert, qui les rendent compréhensibles par les autres parties prenantes de la discussion, ce qui suppose le plus souvent la rationalisation des convictions par des arguments4 ; l’ouverture à la contestation. Chaque position s’annonce comme faillible. Nul ne se pose en expert porteur d’une réponse définitive, ou déclare qu’il ne changera jamais d’opinion quelles que soient les raisons qu’on pourra lui objecter. Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », trad. Joseph Tissot, Mélanges de logique, Ladrange, 1862, p. 315-341. 3 Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1992, p. 17. 4 Le philosophe Jean-Marc Ferry propose d’élargir ce processus à d’autres registres de discours : la narration, l’interprétation, et même la reconstruction, « Narration, interprétation, argumentation, reconstruction ; les registres du discours et la normativité du monde social », in Alain Renaut (dir.), Histoire de la philosophie politique, Paris, Calmann-Levy, 1999. 2 2 Sous ces conditions, l’éthique de la discussion pose que la force intersubjective de l’argumentation permet de dégager l’argument le meilleur qui fera consensus en raison, pour l’ensemble de ceux qui participent à la discussion. Ce n’est que par défaut – lorsque les oppositions paraissent irréductibles - qu’intervient le vote pour établir la position qui paraît non la meilleure mais la plus juste. 3