L`IRRATIONNEL ET LA RAISON

publicité
L’IRRATIONNEL
&
LA RAISON
Pour essayer d’atteindre ce qu’est l’irrationnel, il convient d’abord d’étudier la raison.
I ] DEFINITIONS
A – LA RAISON
1) Etymologiquement
Le mot raison vient du latin ‘ratio’ qui signifie le calcul, la méthode ou encore la faculté de
bien raisonner.
- En grec, le mot raison renvoie à ‘logos’, qui signifie le langage, la parole.
On voit donc qu’on ne peut pas écarter de la notion de raison, une certaine puissance discursive.
-
2) Sens usuel
La raison est une puissance de bien juger, de bien combiner les jugements. En logique la raison
est à la source du raisonnement. Mais usuellement, elle est aussi ce qui permet de discerner le vrai du
faux.
La philosophie moderne la distingue de l’intelligence qu’elle considère comme l’aptitude de
s’adapter aux situations complexes.
B – L’IRRATIONNEL
De façon générale, est irrationnel ce qui dépourvu de raison, ce qui lui étranger ou contraire.
1) Philosophiquement
Il faut bien distinguer deux acceptions différentes :
- Tout ce qui n’est pas le produit d’une action consciente, tout ce qui n’est pas dirigé par la
raison (rêves, inconscient, etc…) [T2-p.409]. Il faut donc considérer l’irrationnel dans sa
dimension individuelle.
- Tout ce qui peut paraître absurde et non justifiable par le raisonnement. Il s’agit plus de
considérer l’irrationnel dans une dimension collective.
2) Sur le plan épistémologique
L’irrationnel désigne les limites permanentes à l’intelligibilité, rencontrées par la raison dans
ses efforts de déduction.
1
II ] PARCOURS HISTORIQUE
A – LA PENSEE CLASSIQUE
Sont ici considérés aussi bien les courants cartésiens que la pensée grecque, aristotélicienne et scolastique .
En effet, la philosophie contemporaine joint Descartes à la pensée classique. Mais il conviendra de considérer si
la position du philosophe français n’est finalement pas révolutionnaire.
1) La raison hellénique
-
-
Tout le monde admire le travail de la raison opérée chez les Grecs. Il s’agit presque d’un
miracle intellectuel. [A.1]
La raison est considérée très tôt comme une fonction de la pensée. Une fonction de l’activité
proprement intellectuelle.
Elle s’oppose à la connaissance illusoire, et présente un idéal. [T7-p.86]
Pour Aristote elle permet de définir l’homme qui est un ‘animal raisonnable’ [T15-p.115]. Il la
considère comme une faculté de discerner le vrai du faux et le bien du mal.
Comment un homme peut-il devenir vertueux, se demande-t-il. Par la nature, l’habitude et la
raison. Or constate-t-il, l’homme est le seul animal qui peut aller contre la nature et ses
habitudes par l’usage de sa raison [T1-p.147]. «Les animaux autres que l'homme vivent avant tout
suivant la nature, quelques-uns peu nombreux suivent aussi leurs habitudes, mais l'homme suit aussi la
raison. Car seul il a la raison. Si bien qu'il faut harmoniser ces facteurs entre eux. Car les hommes font
beaucoup de choses contre leurs habitudes et leur nature grâce à leur raison, s'ils sont persuadés qu'il vaut
mieux procéder autrement» (Aristote, Les Politiques.) D’où la puissance de celle-ci. Est-ce que suivre
la seule nature ou ses seules habitudes serait irrationnel ?
2) La raison cartésienne
-
Descartes associe le bon sens et la raison qui sont semblables pour lui. Il s’agit uniquement de
la puissance de bien juger entre le bien et le faux [T1-p.173].
Elle est détenue par tous les hommes. C’est d’ailleurs la seule chose qui nous rend vraiment
homme. Tout homme peut donc se définir grâce à elle, car elle est toute entière en chacun de
nous. «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée: car chacun pense en être si bien pourvu
que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en tout autre chose n'ont point coutume d'en désirer
plus qu'ils n'en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent, mais plutôt cela témoigne que
la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce que l'on nomme le bon
sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes » (Descartes, Discours de la méthode) [T2p.138]
-
Elle a été mise en nous par Dieu. C’est donc grâce à elle que nous sommes semblables à son
image.
Si nous possédons tous la raison, nous n'en usons pas tous correctement. D'où la nécessité de
la méthode [T2-p.173]. Ce que Descartes fonde, c'est l'idée d'une méthode rationnelle : d'une
route sûre permettant d'atteindre la vérité grâce aux seules forces de la raison, sans marcher au
hasard et de manière désordonnée. La raison doit s'armer de la méthode, ce chemin vers le
vrai, cet ensemble de règles rigoureuses permettant d'éviter les tâtonnements hasardeux. «Par
méthode j'entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement
ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles mais en
accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu'ils peuvent atteindre»
(Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle IV.) Ce qui distingue les hommes, ce n’est donc pas
la raison mais la méthode. Cette dernière permet d’actuer la raison. Quel est donc le plus
important : Raison ou méthode ? En réalité, Descartes répond que ces deux notions sont
fondamentales : la méthode rationnelle conduit vers la connaissance. Celle-ci est constituée de
l’évidence, l’analyse, la synthèse et le dénombrement.
B – LA PENSEE MODERNE
Chez les classiques la raison est le meilleur guide dans l’ordre du savoir. Elle a une dimension très individuelle.
2
1) Kant : Règle-t-elle l’action ?
-
Kant soulève la question de la raison pratique. Cf. ‘La Critique de la raison pure’ (Critique
ayant le sens de limite chez Kant) : « Tout intérêt de ma raison se ramène aux trois questions
suivantes : 1° Que puis-je connaître ? 2° Que dois-je faire ? 3° Qu’ai-je à espérer. »
-
-
Kant admet que la raison est à la fois théorique (donc portée sur la connaissance), et pratique.
Cette dernière légifère sur le plan moral. Elle contient en elle-même la règle de la moralité, et
s’étend au monde supra sensible [T20-p.294]
La raison pratique commande absolument. Il faut agir par devoir et sans autre considération.
Elle doit essayer de dégager une loi universelle.
Immortalité de l’âme, existence de Dieu, Liberté, ne peuvent pas être atteintes par la raison
théorique car elle ne peuvent pas résulter de quelque démonstration que ce soit (Pascal disait
quant à lui dans ses Pensées: « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la
foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison. ») Cependant elles sont toutes trois exigées par la raison
pratique qui les postule.
2) Hegel : Gouverne-t-elle le monde ?
-
-
Hegel est un des pères du rationalisme. C’est-à-dire que pour lui, hors de la raison pas de
salut ! Pour lui, la raison n’est pas une faculté individuelle ou subjective.
Elle est le seul et unique moyen pour régler le savoir et l’action. Elle peut rendre compte de
tout. Elle donne un sens au réel et à l’histoire.
Et pourtant pourrions nous rétorquer, il est bien des choses dont la raison ne peut pas rendre
compte. Dans ce cas affirme Hegel, c’est soit parce que la raison est encore embrumée, soit
parce que tout simplement cela n’existe pas : « Ce qui est réel est rationnel, et ce qui est
rationnel est réel. » En d’autres termes, ce qui est irrationnel soit n’existe pas, soit est intégré
dans la raison sans qu’on le sache [T17-p.324]
Tout est rationnel car c’est la Raison Universelle (à laquelle nous participons) qui gouverne le
monde [T16-p.323].
Celle-ci utilise les passions humaines pour réaliser ses fins. Il ne peut donc y avoir aucune
contradiction entre les passions humaines et la raison. On peut rendre compte de tout, est tout
doit interprété dans le sens de cette Raison, qui est en sans cesse en progrès.
III ] BREFS DEBATS
A – RATIONNEL ET RAISONNABLE
-
-
-
Il convient de distinguer le rationnel et le raisonnable. Le rationnel étant ce qui procède de
l’esprit, de la raison. Alors que le raisonnable est ce qui est conforme à la raison correcte, elle
implique la mise en jeu de valeurs morales.
Ainsi une action peut-elle être rationnelle mais totalement déraisonnable. Il semble bien que ce
soit cette nuance qu’Hegel n’a pris en compte (une distinction à laquelle s’est attaché le très
rationaliste Spinoza.) Ainsi, s’il considère que toute réalité est intelligible, il sera en accord
avec nombre de philosophes contemporains. Mais s’il entend que tout ce qui est, est
raisonnable alors il se heurtera à ceux-ci, pour qui beaucoup d’atrocités ne peuvent être
justifiées par le progrès d’une quelconque Raison Universelle.
Hegel objecte que le vrai philosophe n’est pas celui qui juge et qui condamne, mais celui qui
s’efforce de tout comprendre, même ce qui semble opposé à la raison : telle la religion par
exemple. Aussi accuse-t-il les philosophes du 18ème et 19ème siècle de trop se moquer de la
religion au nom de la raison. Faut-il y voir un début de philosophie du soupçon ?
B – LES FAUX IRRATIONNELS
Est-ce qu’est irrationnel tout ce que la raison ne peut pas expliquer ?
3
Il est bien des choses qui semblent s’échapper au pouvoir explicatif de la raison. Miracles,
fantômes et autres phénomènes surnaturels ou paranormaux montrent-ils les limites de
l’intelligibilité ?
- Aucunement répond Spinoza. Tous les hommes sont par nature sujets à la superstition. Une
espèce de religiosité qui prendrait le relais dès que notre raison s’avère impuissante. Ainsi,
Spinoza (et à sa suite Renan et Freud), attribue-t-il à certains phénomènes irrationnels une
explication très rationnelle [A.2].
- Parmi les faux irrationnels, notons le cas du hasard. Celui-ci est en effet réputé irrationnel car
personne n’est capable de le prévoir. Mais existe-t-il foncièrement ? N’est-ce pas plutôt la
rencontre de deux séries causales indépendantes, de deux chaînes de causes à effets. Une chose
est sûre, ce qui produit par le hasard ne l’est jamais hors des lois de la nature. Donc n’est pas si
irrationnel que cela [A.3].
Le fait que nous soyons incapables de tout expliquer ne nous permet nullement de conclure à l’irrationalité
foncière du monde.
-
C – PEUT-ON PENSER L’IRRATIONNEL ?
Cette question de problématique en guise de titre doit nous conduire à la question : « Qu’est ce l’irrationnel
précisément ? »
1) Est-ce ce qui est incompréhensible ?
-
-
-
C’est un fait : l’incompréhensible existe. Dès lors, l’intelligence, désespérée, se résigne et
admet à ses côtés l’existence d’un domaine qui lui est fermé à tout jamais.
L’irrationnel se constate (parce qu’un certain nombres de questions demeurent sans réponses.)
Il s’éprouve, il se sent.
Faut-il considérer que cet état soit permanent ou seulement provisoire. Est-il un résidu
provisoirement rebelle à l’explication ? Ou une limite permanente à l’intelligibilité ? Dès lors
il faut bien reconnaître que l’assertion de Hegel est loin d’être juste.
Connaissant maintenant la différence entre l’explication et la compréhension, peut-être
conviendrait-il de préciser la question : Est irrationnel ce que l’on ne comprend pas ou ce que
l’on explique pas ?
Que ce soit l’un ou l’autre, l’irrationnel appartient à notre expérience la plus quotidienne. Tel
le cas par exemple d’aimer telle chose ou telle personne.
De toute façon n’est-ce pas reconnaître qu’au-dessus de la raison, dans la foi, dans les
sentiments, l’homme rencontre des réalités qu’il ne peut que vivre sans pouvoir les analyser,
qu’il ne peut qu’éprouver sans jamais prouver ?
2) Est-ce ce qui n’est pas encore connu ?
-
-
L’irrationnel est-il si authentique que cela ? Ce qui est incompréhensible peut fort bien se
révéler compréhensible un jour. L’irrationnel ne serait dès lors que du provisoire… les limites
de la raison n’étant alors que des limites temporelles.
Comment pourrait progresser la connaissance humaine en acceptant l’irrationnel de façon
irrémédiable ?
3) Est-ce ce que l’on ne peut pas exprimer ?
-
-
Telle est la position de Hegel qui assimile l’irrationnel à l’ineffable, c’est-à-dire à la pensée
obscure. Finalement ce serait un problème de langage. L’irrationnel ne serait qu’une existence
bâtarde et appauvrie qui trouverait sa valeur à travers la richesse du langage.
Dans ce cas l’irrationnel n’existe pas vraiment en soi. Ne serait-ce pas une réaction de la raison
dominatrice ?
Ce type d’irrationnel existe aussi dans les sciences comme le montre l’exemple des nombres
irrationnels (tel le célèbre « racine de deux » de Pythagore.) Les limites de la raison se
montrent clairement exprimées, mais on n’a pas affaire à de l’irrationnel en soi. Celui-ci fait
partie d’une démonstration rationnelle.
4
-
Il en est de même si l’on considère la réflexion sur l’infini. L’entendement humain
nécessairement fini, ne peut pas rendre compte de cette notion. Le témoignage de
Pascal explicite cette impuissance de la raison : « Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa
nature comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis. Donc il est vrai qu’il y a un infini en
nombres, mais nous ne savons ce qu’il est. Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair » ( Pascal,
Pensées.) De l’infini nous ne savons qu’une chose : il existe. Mais cette certitude, la raison ne
-
-
peut l’exprimer.
De fait la science invente sans cesse de nouveaux modèles d’intelligibilité pour rendre compte
de faits rebelles et annexer de nouveaux territoires. La défaite d’un instrument intellectuel
quelconque n’est donc pas la défaite de la raison elle-même. De par sa puissance inventive et
sa souplesse, elle manifeste au contraire une certaine victoire. Bachelard s’est attaché à
évoquer le caractère dynamique et conquérant de la raison. Ses principes explique-t-il évoluent
dans le dialogue.
Pour finir il faut reconnaître que l’irrationnel est nécessaire au développement de la rationalité.
C’est là ce qui permet à celle-ci de progresser. La raison ne doit-elle pas accepter d’intégrer
ce qui à première vue lui apparaît irrationnel ?
4) Finalement, n’est-ce pas l’être lui-même ?
-
-
-
Comment expliquer cet accord entre nos constructions mentales et le réel ? Il y a là comme un
mystère. Ce qui faisait dire à Einstein : « Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que le monde
soit compréhensible. »
Mais le fait que le monde soit, n’est-il pas déjà irrationnel ? Le fait même de l’être, le fait qu’il
y ait quelque chose plutôt que rien, n’est-ce pas irrationnel. Ainsi Wittgenstein confiait-il :
« Ce qui est mystérieux ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. »
Sartre repris ce thème dans la ‘Nausée’. Parce que l’existence ne peut se déduire, elle est
absurde, contingente, donc irrationnelle [T1-p.500]. Certes ce qui est prochain et immédiat peut
nous paraître rationnel, mais ce qui est réel n’est pas pour autant rationnel en soi. (Nietzsche
[T8-p.389] et Kierkegaard furent eux aussi célèbres pour avoir travaillé ce point de vue [T2p.362])
On peut constater que l’irrationnel n’est pas tant le contraire du rationnel que ses limites. L’irrationnel
est toujours approché par rapport à ce qui est rationnel. Définir l’irrationnel nécessite que l’on en parle du point
de vue de la raison. Toute connaissance se voulant une connaissance rationnelle, il n’y a pas de connaissance
possible de l’irrationnel en tant que tel.
L’homme est-il un être égaré dans un monde privé de sens et de raison [T7-p.206] ? Au contraire tout
peut-il s’expliquer ? Force est de constater que la raison doit savoir demeurer raisonnable, c’est-à-dire modeste.
Elle doit reconnaître ses limites et se méfier de ses ambitions excessives, même si elle est ce qui constitue ce
qu’il y a de plus noble en l’homme ; et à ce titre, elle ne peut se laisser porter vers l’absurde, ou vers ce qu’il est
opposé à elle-même.
TEXTES EN ANNEXE
ANNEXE 1 : Les Grecs, peuple choisi de la raison
La Grèce est le seul point du monde antique où la sagesse de l'homme ait trouvé sa voie, et où, par l'effet d'un heureux équilibre des
forces de l'âme, et d'un long travail pour acquérir la mesure et la discipline de l'esprit, la raison humaine soit parvenue à l'âge de sa force et de
sa maturité. Aussi bien le petit peuple grec apparaît-il à cause de cela, parmi les grands Empires de l'Orient, comme un homme au milieu de
géants enfants ; et peut-on dire de lui qu'il est à la raison, et au verbe de l'homme, ce que le peuple juif est à la Révélation, et à la Parole de
Dieu.
C'est en Grèce seulement que la philosophie acquit une existence autonome, en se distinguant explicitement de la religion. Ainsi, du
moins à l'époque, la plus pure et la plus glorieuse de l'esprit hellénique, elle reconnaissait ses bornes et s'assignait un champ strictement
limité, - investigation scientifique des vérités purement rationnelles, - tandis que la religion grecque, déjà très dégradée au temps d'Homère,
devenait de plus en plus incapable de satisfaire aux besoins de l'intelligence et se corrompait chaque jour davantage.
Lorsque les Grecs, abusant avec orgueil de la philosophie et de la raison, voudront enfermer les choses divines dans les bornes de leur
sagesse, et « s’évanouiront dans leurs pensées, » ils mériteront la condamnation portée par saint Paul contre la sagesse de ce monde. Mais la
philosophie elle-même, née de leur esprit, est pure de leurs souillures, n’ayant pour objet que la vérité.
J. MARITAIN, Eléments de philosophie, T.1.
5
ANNEXE 2 : L’origine de la superstition
Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne
seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par
leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l'espérance et la crainte, ils ont très naturellement
l'âme encline à la plus extrême crédulité ; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l'autre, et sa
mobilité s'accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l'espoir, tandis qu'à ses moments d'assurance elle se remplit de jactance
et s'enfle d'orgueil. Cela, j'estime que nul ne l'ignore, tout en croyant que la plupart s'ignorent eux-mêmes. Personne en effet n'a vécu parmi
les hommes sans avoir observé qu'aux jours de prospérité presque tous, si grande que soit leur inexpérience, sont pleins de sagesse, à ce point
qu'on leur fait injure en se permettant de leur donner un conseil; que dans l'adversité, par contre, ils ne savent plus où se tourner, demandent
en suppliant conseil à tous et sont prêts à suivre tout avis qu'on leur donnera, quelque inepte, absurde ou inefficace qu'il puisse être. On
remarque en outre que les plus légers motifs leur suffisent pour espérer un retour de fortune, ou retomber dans les pires craintes. Si en effet,
pendant qu'ils sont dans l'état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c'est l'annonce
d'une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l'appellent un présage favorable ou funeste.
SPINOZA, Traité théologico-politique.
ANNEXE 3 : L’idée du hasard
Nous croyons avoir défini, plus exactement que ne l'avaient fait nos devanciers, l'idée du hasard, en montrant que ce n'est point,
comme on l'a tant répété, un fantôme créé pour nous déguiser à nous-mêmes notre ignorance, ni une idée relative à l'état variable et toujours
imparfait de nos connaissances, mais bien au contraire la notion d'un fait vrai en lui-même, et dont la vérité peut être dans certains cas établie
par le raisonnement, ou plus ordinairement constatée par l'observation, comme celle de tout autre fait naturel. Le fait naturel ainsi établi ou
constaté consiste dans l'indépendance mutuelle de plusieurs séries de causes et d'effets qui concourent accidentellement à produire tel
phénomène, à amener telle rencontre, à déterminer tel événement, lequel pour cette raison est qualifié de fortuit et cette indépendance entre
des chaînons particuliers n'exclut nullement l'idée d'une suspension commune de tous les chaînons à un même anneau primordial, par-delà les
limites, ou même en-deçà des limites où nos raisonnements et nos observations peuvent atteindre. De ce que la Nature agite sans cesse et
partout le cornet du hasard, et de ce que le croisement continuel des chaînes de conditions et de causes secondes, indépendantes les unes des
autres, donne perpétuellement lieu à ce que nous nommons des chances ou des combinaisons fortuites, il ne s'ensuit pas que Dieu ne tienne
point dans sa main les unes et les autres, et qu'il n'ait pu les faire sortir toutes d'un même décret initial. On ne manque pas plus de respect à
Dieu en étudiant les lois du hasard (car le hasard même a ses lois que met en évidence la multiplicité des épreuves), qu'en étudiant les lois de
l'astronomie ou de la physique. La raison même nous impose l'idée du hasard; et le tort imputable à notre ignorance consiste, non à nous
forger cette idée, mais à la mal appliquer, ce dont il n'y a que trop d'exemples les même chez les lus habiles.
COURNOT, Considérations sur la marche des idées.
DOCUMENTS JOINTS
DOCUMENT : Raison et raisonnement
I ] DESCRIPTION DE L'INFÉRENCE
La logique n'étudie pas plus le raisonnement que le jugement, ais la proposition, où s'exprime le jugement, et l'argumentation ou s
exprime le raisonnement.
1. - Si l'on considère, selon le point de vue propre de la psychologie, l'acte mental de raisonner, l'inférence, il apparaît à première vue
comme une suite ou une succession de jugements. De là vient le nom de « discours », discursus, qu'on lui donne souvent. Mais à s'en tenir
là on laisserait échapper l'essentiel.
En effet, une simple succession de jugements ne constitue pas un raisonnement. Les jugements peuvent être sans suite, quoiqu'ils
se succèdent, comme cela arrive souvent dans la pensée spontanée : « C’est beau… mais j’ai froid et j’ai faim. » Ou bien les jugements
peuvent se suivre dans un ordre chronologique, comme chaque fois qu'on relate une histoire, le déroulement des événements : « Veni, vidi,
vici ».
Pour qu'il y ait raisonnement, il faut que les jugements dépendent les uns des autres, et non pas en vertu des dispositions du sujet, mais en
vertu de ce qui est affirmé par chacun. Cette dépendance objective est appelée logique ; elle s'exprime en général dans le langage par les
6
conjonctions : or, car, puisque, donc, etc. C'est par un abus des mots qu'on parle de la « logique des passions », selon le titre d'un ouvrage
classique de Ribot. Car si la suite des jugements est commandée par une passion et non pas par la nécessité objective, toute logique est
évacuée, et il ne reste qu 1 une apparence de raisonnement.
Ainsi l'acte de raisonner consiste, non pas à poser des jugements, prémisses ou conclusion, ni même à passer de l'un à l'autre, mais
à les ordonner de telle sorte qu'ils s’enchaînent, ou à les rattacher par un lien nécessaire, ou même simplement à voir leur dépendance. De là
suit qu' à prendre les choses strictement, le raisonnement est indifférent à la vérité. Et en effet, un raisonnement peut être correct, rigoureux,
même si ses prémisses et sa conclusion sont fausses. « Dieu n'existe pas, donc le monde est absurde » est un raisonnement correct.
Cependant, si l'on considère, non plus le raisonnement en lui-même, mais l'intention de celui qui raisonne, le raisonnement a pour but de
prouver, démontrer une vérité. Psychologiquement donc, on peut dire que tout raisonnement est une démonstration, il est fait dans cette
intention.
2. - Il est clair que le raisonnement n'a pas sa fin en lui-même. On ne raisonne pas pour raisonner, mais pour conclure. La fin du
raisonnement est donc sa conclusion. Celle-ci est ordinairement connue d'avance, car on raisonne rarement sans savoir ce qu'on a l'intention
de démontrer ; mais sa vérité n'apparaît pas, de sorte qu'elle est seulement possible, vraisemblable ou probable. Le raisonnement a pour but
de la vérifier, c'est-à-dire de la voir comme dépendante de jugements déjà tenus pour vrais ; elle est ainsi rendue participante de leur
évidence. Si elle était évidente par elle-même, il n'y aurait aucun motif de raisonner.
Par conséquent, la prétention ou le désir de tout démontrer sont absurdes. La démonstration suppose des principes évidents ; elle n'est
possible qu'en s'appuyant sur eux. Ces évidences ne sont pas toujours posées comme prémisses du raisonnement, en fait on se donne
rarement la peine de les expliciter ; mais elles sont impliquées dans le raisonnement même. Ainsi le raisonnement-type des mathématiques :
A = B, B = C, donc A = C, suppose le principe : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles. On pourrait mettre en relief le
principe en formulant le raisonnement de la façon suivante : Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, or A et C sont
égales à B, donc A et C sont égales.
II ] LES SENS DU TERME « RAISON »
La faculté de raisonner est la raison. Mais le terme a des sens si nombreux et si divers qu'il ne sera pas inutile d'en faire une revue sommaire.
1)
Sens étymologique
Raison vient de reor : croire, penser, calculer. Ratus signifie arrêté, fixé, assuré. Et ratio : compte, raisonnement, justification.
2)
Sens objectif
Le terme de raison, tout en gardant une relation à l'acte mental et à la faculté, peut signifier l'objet et non pas l'acte : le
rapport d'une chose à une autre, une proportion entre deux termes, par exemple en mathématiques la « raison » d'une progression,
- ou l'aspect d ' une chose, par exemple en métaphysique la ratio entis qui signifie non pas la « raison d'être » d'une chose, mais
son être en tant que tel, formellement pris, - ou enfin un principe d’explication, en particulier la cause, ratio essendi, ratio
cognoscendi, la « raison suffisante » de Leibniz.
3)
Sens subjectif
C'est le sens le plus courant et qui nous intéresse principalement ici. Il s'agît en général d'une faculté de connaissance,
mais les nuances sont nombreuses.
a.
b.
c.
d.
e.
La raison peut être d'abord la connaissance naturelle, englobant toutes les facultés, même les sens. Dans cette
acception, la raison s'oppose à la foi, connaissance surnaturelle portant sur des vérités inaccessibles à la raison.
La raison peut désigner aussi la faculté de bien juger, elle équivaut alors au bon sens, à l'intelligence ou au jugement
(avoir du jugement). C'est le sens cartésien : « la raison, ou faculté de distinguer le vrai d'avec le faux... »
La raison désigne encore parfois la faculté de l’absolu, par opposition à la sensibilité qui reste cantonnée dans le plan
des phénomènes, et à l'entendement qui fait la science. C'est le sens kantien, avec cette réserve que Kant n'admet pas
que la raison puisse connaître son objet.
Dans son sens le plus strict, la raison est la faculté de raisonner, la fonction « discursive ». Elle s'oppose alors à
l'intelligence, faculté de comprendre, de saisir intuitivement l'essence. C'est le sens thomiste.
Enfin par extension on peut appeler raison la faculté qui saisit les principes premiers, évidents pair eux-mêmes et
bases du raisonnement. En langage thomiste, cette fonction intuitive est appelée intellectus principiorum. Elle
s'oppose, d'une part à l’expérience, et d'autre part à la raison comme fonction discursive.
III ] NATURE DE LA RAISON
Si l'on prend le terme de raison au sens thomiste, comme faculté de raisonner, on pourrait croire qu'elle est différente de l'intelligence,
faculté de comprendre et de juger, puisque les facultés sont spécifiées par leurs actes. Et pourtant ce serait une erreur (S. 1, 79, 8). Entre
l'intelligence et la raison, il y a seulement la différence du repos au mouvement, du parfait à l'imparfait. L'intelligence est une fonction
intuitive qui saisit la vérité, la raison est une fonction discursive qui passe d'une vérité déjà connue à une autre vérité. Dans les deux cas
l’objet formel est le même : la vérité ; la différence réside seulement dans la manière d'atteindre la vérité.
Ainsi la raison est l'intelligence même en tant qu'elle se meut, passe d'un jugement à un autre, découvre une vérité à l'aide d'une autre. La
nécessité où nous sommes de raisonner pour établir des vérités est le signe de l'imperfection de notre esprit qui n'est pas capable de saisir
toute vérité au premier coup d'œil. Dieu n'a pas soin de raisonner parce que toute vérité est présente à son regard. Mais par ailleurs, le
raisonnement est pour nous un instrument de progrès puisque, grâce à lui, nous découvrons des vérités nouvelles.
La raison reçoit encore d'autres noms selon les objets auxquels elle s’applique.
On peut distinguer avec Kant la raison théorique et la raison pratique. Chez Kant la, raison pratique est la volonté. Chez Saint Thomas
la distinction est celle de l'intellect spéculatif et de l'intellect pratique. Ce sont deux fonctions de connaissance. L'intellect est dit spéculatif
7
quand il ne cherche qu'à savoir, comprendre, contempler la vérité ; c'est la fonction de science pure ou désintéressée ; son objet est la vérité
en elle-même et pour elle-même. L'intellect est dit pratique quand il vise à diriger l’action (sciences appliquées, art, morale). Son objet est le
bien. Mais il ne se confond pas avec la volonté, car son objet est le bien en tant que connaissable, sub ratione veri, non pas le bien en tant
que désirable ou aimable, ut appetibile, qui est l'objet de la volonté.
Saint Augustin distinguait la raison supérieure et la raison inférieure. La première a pour objet les choses éternelles, la seconde les
choses temporelles. Saint Thomas remarque que ce ne sont pas là deux facultés distinctes, mais deux domaines d'application de la même
faculté. Dans son propre vocabulaire, la première correspond à la sagesse qui considère toutes choses par leurs causes et raisons dernières, et
la seconde à la science qui déduit des vérités particulières à partir des principes.
La raison ne peut se suffire à elle-même ; elle s'enracine dans l'intuition des premiers principes, qui sont indémontrables parce qu’ils sont
premiers, mais n’ont pas besoin d'être démontrés parce qu ils sont évidents. L'intellectus principiorum consiste, non pas à concevoir les
termes, ce qui se fait par la simple appréhension, mais à percevoir le rapport des deux termes, c'est-à-dire la vérité des propositions. Ce n'est
pas là une faculté autre que l'intelligence, mais c'est, dans l'intelligence, une aptitude innée, l'habitus principiorum.
Dans le cas des principes premiers de la pratique, l'intellectus principiorum s'appelle la syndérèse. Elle consiste, par exemple, à saisir le
principe suprême de la morale : bonum est faciendum, qui est une proposition évidente par elle-même.
Roger VERNEAUX, Philosophie de l’homme.
FICHE TECHNIQUE
1) Définitions
* Contingent : N° 27
* Déterminisme : N° 37
* Croyance : N° 30
* Raison : N° 98
2) Citations
1 – « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. »
Descartes, Discours de la méthode, 1637.
2 – « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. »
Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821.
3 – « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. »
Pascal, Pensées, 1670.
4 – « Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. »
Einstein.
5 – « Ce qui est mystérieux ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. »
Wittgenstein.
3) Table d’orientation
Folie
Histoire
Irrationnel
Passions
Art
4) Références
a.
Philosophiques :
- Descartes, Discours de la méthode.
- Kant, Critique de la Raison pure.
- Pascal, Pensées.
- Hegel, Phénoménologie de l’esprit.
b.
Littéraires :
- Gogol, Journal d’un fou.
- Diderot, Le neveu de Rameau.
- Kafka, Le Procès.
- Maupassant, Le Horla.
- Poe, Histoires grotesque et sérieuses
- Ainsi que toute la littérature du merveilleux dans son ensemble.
c.
Cinématographiques :
8
- Bergmann, L’heure du loup ; Personna.
- Von Stroheim, Les Rapaces.
- Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou.
- Kubrick, Schining.
- O. Wells, Le Procès.
d.
Générales :
- Goya, Le préau des fous.
- Tous les tableaux de Van Gogh.
- Cf. Le monde de l’irrationnel qui attire tant aujourd’hui.
9
Téléchargement