- Il en est de même si l’on considère la réflexion sur l’infini. L’entendement humain
nécessairement fini, ne peut pas rendre compte de cette notion. Le témoignage de
Pascal explicite cette impuissance de la raison : « Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa
nature comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis. Donc il est vrai qu’il y a un infini en
nombres, mais nous ne savons ce qu’il est. Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair » ( Pascal,
Pensées.) De l’infini nous ne savons qu’une chose : il existe. Mais cette certitude, la raison ne
peut l’exprimer.
- De fait la science invente sans cesse de nouveaux modèles d’intelligibilité pour rendre compte
de faits rebelles et annexer de nouveaux territoires. La défaite d’un instrument intellectuel
quelconque n’est donc pas la défaite de la raison elle-même. De par sa puissance inventive et
sa souplesse, elle manifeste au contraire une certaine victoire. Bachelard s’est attaché à
évoquer le caractère dynamique et conquérant de la raison. Ses principes explique-t-il évoluent
dans le dialogue.
- Pour finir il faut reconnaître que l’irrationnel est nécessaire au développement de la rationalité.
C’est là ce qui permet à celle-ci de progresser. La raison ne doit-elle pas accepter d’intégrer
ce qui à première vue lui apparaît irrationnel ?
4) Finalement, n’est-ce pas l’être lui-même ?
- Comment expliquer cet accord entre nos constructions mentales et le réel ? Il y a là comme un
mystère. Ce qui faisait dire à Einstein : « Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que le monde
soit compréhensible. »
- Mais le fait que le monde soit, n’est-il pas déjà irrationnel ? Le fait même de l’être, le fait qu’il
y ait quelque chose plutôt que rien, n’est-ce pas irrationnel. Ainsi Wittgenstein confiait-il :
« Ce qui est mystérieux ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. »
- Sartre repris ce thème dans la ‘Nausée’. Parce que l’existence ne peut se déduire, elle est
absurde, contingente, donc irrationnelle [T1-p.500]. Certes ce qui est prochain et immédiat peut
nous paraître rationnel, mais ce qui est réel n’est pas pour autant rationnel en soi. (Nietzsche
[T8-p.389] et Kierkegaard furent eux aussi célèbres pour avoir travaillé ce point de vue [T2-
p.362])
On peut constater que l’irrationnel n’est pas tant le contraire du rationnel que ses limites. L’irrationnel
est toujours approché par rapport à ce qui est rationnel. Définir l’irrationnel nécessite que l’on en parle du point
de vue de la raison. Toute connaissance se voulant une connaissance rationnelle, il n’y a pas de connaissance
possible de l’irrationnel en tant que tel.
L’homme est-il un être égaré dans un monde privé de sens et de raison [T7-p.206] ? Au contraire tout
peut-il s’expliquer ? Force est de constater que la raison doit savoir demeurer raisonnable, c’est-à-dire modeste.
Elle doit reconnaître ses limites et se méfier de ses ambitions excessives, même si elle est ce qui constitue ce
qu’il y a de plus noble en l’homme ; et à ce titre, elle ne peut se laisser porter vers l’absurde, ou vers ce qu’il est
opposé à elle-même. TEXTES EN ANNEXE
ANNEXE 1 : Les Grecs, peuple choisi de la raison
La Grèce est le seul point du monde antique où la sagesse de l'homme ait trouvé sa voie, et où, par l'effet d'un heureux équilibre des
forces de l'âme, et d'un long travail pour acquérir la mesure et la discipline de l'esprit, la raison humaine soit parvenue à l'âge de sa force et de
sa maturité. Aussi bien le petit peuple grec apparaît-il à cause de cela, parmi les grands Empires de l'Orient, comme un homme au milieu de
géants enfants ; et peut-on dire de lui qu'il est à la raison, et au verbe de l'homme, ce que le peuple juif est à la Révélation, et à la Parole de
Dieu.
C'est en Grèce seulement que la philosophie acquit une existence autonome, en se distinguant explicitement de la religion. Ainsi, du
moins à l'époque, la plus pure et la plus glorieuse de l'esprit hellénique, elle reconnaissait ses bornes et s'assignait un champ strictement
limité, - investigation scientifique des vérités purement rationnelles, - tandis que la religion grecque, déjà très dégradée au temps d'Homère,
devenait de plus en plus incapable de satisfaire aux besoins de l'intelligence et se corrompait chaque jour davantage.
Lorsque les Grecs, abusant avec orgueil de la philosophie et de la raison, voudront enfermer les choses divines dans les bornes de leur
sagesse, et « s’évanouiront dans leurs pensées, » ils mériteront la condamnation portée par saint Paul contre la sagesse de ce monde. Mais la
philosophie elle-même, née de leur esprit, est pure de leurs souillures, n’ayant pour objet que la vérité.
J. MARITAIN, Eléments de philosophie, T.1.