
L’interprétation la plus « haute », commune à toutes les nominalisations, est celle d’un fait, ou d’un objet abstrait
de même « niveau » : éventualité, proposition, ou autre. C’est aussi l’interprétation la plus large, correspondant, en gros à
l’extension de la phrase.
Les interprétations du niveau le plus bas, les plus « étroites » au sens où elles rassemblent le nombre le plus
restreint de constituants syntaxiques, sont celles dont on peut dire, en première approximation, qu’elles correspondent à la
signification propre du verbe ou de l’adjectif de base. Ainsi, de même qu’il y a des verbes et des adjectifs d’état, il y aura des
noms dénotant des états ; de même qu’il y a des verbes d’activité, il y aura des noms d’activités, et ainsi de suite.
Mais, pas plus qu’il n’existe de « noms de faits », il n’existe de « noms d’événements », ou de « noms de situations » : un
nom « nu » ne peut porter d’autre signification que celle du prédicat dont il est issu, et puisqu’il n’existe pas de prédicats de
situation ou d’événement, il n’y a pas non plus de noms correspondants.
Nous aurons donc pour chaque nom dérivé une triple interprétation :
- interprétation de prédicat – ou, plus exactement, de rhème
(qualité, état, activité, accomplissement, achèvement);
- interprétation de noyau propositionnel (situation, procès, événement) ;
- interprétation de phrase (fait, éventualité, proposition…).
Ainsi, un nom tel que saut, issu d’un verbe appartenant à la classe aspectuelle des achèvements, pourra recevoir l’une ou
l’autre des trois interprétations :
- action,
- événement,
- fait,
Ces trois possibilités interprétatives sont illustrées dans les exemples suivants :
3) Un parachutiste a effectué un saut courageux
4) Le dernier saut du parachutiste a eu lieu en novembre 1944
5) Personne jusqu’ici n’était au courant du saut de ce parachutiste en novembre 1944
L’exemple (3) illustre l’interprétation la plus étroite que la nominalisation en question puisse recevoir : celle d’une action. En
(4) on passe au niveau supérieur : la portion de structure syntaxique impliquée dans la nominalisation s’élargit au noyau
propositionnel, sujet compris, et, comme l’indique le contexte, l’interprétation est celle d’un événement. En (3), enfin, on a
atteint le niveau le plus haut et l’amplitude syntaxique maximale, celle d’une phrase (elle-même non forcément à son degré
maximal de complétude, comme on le verra). Avant d’examiner en détail les trois interprétations ainsi distinguées, nous
dirons quelques mots du type de polysémie auquel nous avons assigné une source aspectuelle.
1.3 La source aspectuelle
Ce type de polysémie a déjà fait l’objet de nombreuses études, et je ne ferai ici que préciser la position que j’adopte
sur quelques points. Il s’agit d’une polysémie essentiellement liée aux variations aspectuelles qu’un même prédicat peut
connaître, et elle peut être appelée « horizontale » dans le sens suivant : à un même niveau, correspondant à une seule et
même des trois assises syntaxiques que nous avons distinguées, une nominalisation construite autour du même nom tête peut
avoir plus d’une signification. Par exemple, au niveau où la nominalisation ne repose que sur la partie rhématique de la
phrase, un nom comme marche peut prendre la signification d’une activité (dans faire de la marche) ou celle d’un
accomplissement (dans faire une marche).
Au niveau supérieur, où la nominalisation inclut le sujet de prédication, et recouvre tout le noyau propositionnel de la
phrase, nous trouvons, entre autres, les événements. La position la plus répandue concernant les événements est que certains
noms, appelés « noms d’événements » peuvent avoir une interprétation durative et une autre ponctuelle, tout en demeurant
« noms d’événements ». J’ai déjà suggéré que la notion même de « nom d’événement » est infondée. Tout aussi infondée me
paraît l’idée qu’il y a des événements duratifs. Prenons construction : une construction, dans le sens non résultatif du terme,
peut, il est vrai, d’un côté prendre un certain temps, et de l’autre avoir lieu à une certaine date, si bien que le même nom peut
se rencontrer dans les deux types de contextes suivants :
6) La construction d’un nouvel hôpital peut durer trois ans
7) La construction du premier hôpital date de 1950
Quoique la différence sémantique entre les deux acceptions illustrées par ces exemples soit bien en effet de nature
aspectuelle, ce qu’on soutient ici c’est que cette différence est conceptuelle, et que c’est seulement en (7) que construction a
pour signification un certain type d’événement, tandis qu’en (6) le même nom est porteur d’un concept de procès,
incompatible avec le précédent. Comme j’ai essayé de l’établir ailleurs, l’événement en tant que tel est réduit à (visé comme)
un point, et ceci quelle que soit la durée « réelle » de son accomplissement. C’est pourquoi il est impossible d’avoir des
phrases telles que (8) :
8) *Ce terrible événement a eu lieu en trois heures
De même, les noms classifiants compatibles avec le même nom accouchement, qui lui aussi peut signifier soit un procès
soit un événement, ne se combinent pas avec les mêmes prédicats comme on le voit en comparant les phrases suivantes :
On appelle ici « rhème » la partie du SV qui « s’oppose » au sujet, et correspond au prédicat au sens ancien.