1 Les deux sources de la polysémie des

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Les nominalisations et la cartographie de la phrase
Danièle VAN DE VELDE
L’idée de ce travail consiste à faire reposer les différentes interprétations possibles d’un même groupe nominal
ayant pour tête un nom dérivé, de verbe ou d’adjectif (mais nous ne nous occuperons ici que de verbes), sur différentes bases
syntaxiques correspondant chacune à une portion plus ou moins large de la structure phrastique.
1
1.1
Les deux sources de la polysémie des nominalisations
Questions de méthode
Les nominalisations en général, qu’elles soient « simples » ou « complexes », pour reprendre la terminologie de
Grimshaw 1990, présentent une forme de polysémie remarquable, qu’on peut soit attribuer aux unités lexicales non
analysées, le contexte seul décidant alors du sens, soit rapporter à la diversité des structures syntaxiques susceptibles d’être
insérées sous une tête nominale. C’est cette dernière solution qui sera adoptée, pour sa plus grande capacité à expliquer de
nombreux faits liés aux diverses interprétations qui sont au centre de cette étude.
Disons tout de suite ici qu’en parlant de polysémie nous ne parlons pas de la polysémie qui a fait l’objet des plus
nombreuses études, et qui oppose les event nominals aux result nominals, à la suite de Grimshaw : tout le monde est d’accord
désormais pour employer, quand on l’emploie encore, la dénomination de result nominal pour faire référence aux noms
dérivés ayant perdu leur structure argumentale ; mais il est évident que la plupart de ces noms peuvent aussi bien que les
autres dénoter encore des événements. Quant aux interprétations résultatives au sens tout à fait strict comme celles qui
apparaissent en (1) et (2), elles seront exclues de ce travail :
1)
2)
La construction s’est écroulée
La description des lieux occupe dix pages
Ces deux seuls exemples donnent d’ailleurs déjà une idée de la variété des cas d’interprétations résultatives, que l’on a à
peine commencé à explorer (mais voir Chiara Melloni).
Nous adopterons pour décrire la structure interne des prédicats verbaux l’idée développée chez Jackendoff 1990 puis
Levin 1999, très largement adoptée telle que formulée chez Levin, depuis, mais reprise et modifiée dans Van de Velde 20111,
que chaque prédicat est analysable en prédicats primitifs et arguments à l’intérieur d’une structure syntaxique de type
phrastique. Nous pensons aussi que les propriétés des racines verbales telles qu’elles sont exprimés dans les structures lexicoconceptuelles doivent pouvoir « rencontrer » des structures syntaxiques présentant avec elles une certaine homologie : cette
position combine une perspective « lexicaliste » avec une perspective « constructiviste »2, et il nous semble que dans le cadre
de l’hypothèse « split VP » de la grammaire générative, cette homologie peut être assurée à un degré suffisant.
La typologie aspectuelle des prédicats qui sera adoptée est celle de Vendler, suffisante dans le cadre d’un travail qui,
justement, n’est pas centré sur les variations sémantiques qui dépendent de la classe aspectuelle du prédicat de base, mais sur
celles qui dérivent, pour une même nominalisation, de la portion de la structure phrastique qu’elle recouvre.
Nous commencerons donc par distinguer deux types de polysémie des nominalisations – car, même en excluant
l’interprétation « résultative » des noms d’action, il reste encore deux types de variations sémantiques possibles. Les unes
dépendent des propriétés aspectuelles de la racine qui constitue la base de la dérivation, les autres de la structure logicoconceptuelle de la base et de la structure syntaxique qui l’accueille. Nous parlerons de « source aspectuelle » dans le premier
cas, et de « source syntaxique » dans l’autre.
1.2
La source syntaxique de la polysémie
On soutiendra que sur une base lexico-syntaxique il est possible de distinguer trois interprétations possibles des
nominalisations, en quelque sorte étagées les unes sur les autres, et que ceci est vrai quel que soit le type aspectuel auquel
appartient le prédicat de base.
1
L’une des principales modifications introduites est celle qui concerne la distinction radicale entre les primitifs « cause » et « act » qui
permet entre autres de déduire le rôle d’agent, comme tous les autres, du simple fait qu’il est l’argument externe du prédicat « act ».
2
Une approche constructiviste extrême (Borer 2003 par exemple, mais l’ancêtre de ces positions est certainement Weinreich1972), qui
dépouille les racines de toute information syntaxique et sémantique, bute tout de suite sur le fait qu’en dépit d’une certaine souplesse, les
léxèmes sont très loin de pouvoir s’insérer librement dans n’importe quel contexte syntaxique. Pour le même genre de raisons nous
n’adoptons pas non plus la position de Ramchand, qui engendre le sens en syntaxe mais reste encore obligée d’assortir les lexèmes de
certaines informations sémantiques.
1
L’interprétation la plus « haute », commune à toutes les nominalisations, est celle d’un fait, ou d’un objet abstrait
de même « niveau » : éventualité, proposition, ou autre. C’est aussi l’interprétation la plus large, correspondant, en gros à
l’extension de la phrase.
Les interprétations du niveau le plus bas, les plus « étroites » au sens où elles rassemblent le nombre le plus
restreint de constituants syntaxiques, sont celles dont on peut dire, en première approximation, qu’elles correspondent à la
signification propre du verbe ou de l’adjectif de base. Ainsi, de même qu’il y a des verbes et des adjectifs d’état, il y aura des
noms dénotant des états ; de même qu’il y a des verbes d’activité, il y aura des noms d’activités, et ainsi de suite.
Mais, pas plus qu’il n’existe de « noms de faits », il n’existe de « noms d’événements », ou de « noms de situations » : un
nom « nu » ne peut porter d’autre signification que celle du prédicat dont il est issu, et puisqu’il n’existe pas de prédicats de
situation ou d’événement, il n’y a pas non plus de noms correspondants.
Nous aurons donc pour chaque nom dérivé une triple interprétation :
interprétation de prédicat – ou, plus exactement, de rhème3(qualité, état, activité, accomplissement, achèvement);
interprétation de noyau propositionnel (situation, procès, événement) ;
interprétation de phrase (fait, éventualité, proposition…).
Ainsi, un nom tel que saut, issu d’un verbe appartenant à la classe aspectuelle des achèvements, pourra recevoir l’une ou
l’autre des trois interprétations :
action,
événement,
fait,
Ces trois possibilités interprétatives sont illustrées dans les exemples suivants :
3) Un parachutiste a effectué un saut courageux
4) Le dernier saut du parachutiste a eu lieu en novembre 1944
5) Personne jusqu’ici n’était au courant du saut de ce parachutiste en novembre 1944
L’exemple (3) illustre l’interprétation la plus étroite que la nominalisation en question puisse recevoir : celle d’une action. En
(4) on passe au niveau supérieur : la portion de structure syntaxique impliquée dans la nominalisation s’élargit au noyau
propositionnel, sujet compris, et, comme l’indique le contexte, l’interprétation est celle d’un événement. En (3), enfin, on a
atteint le niveau le plus haut et l’amplitude syntaxique maximale, celle d’une phrase (elle-même non forcément à son degré
maximal de complétude, comme on le verra). Avant d’examiner en détail les trois interprétations ainsi distinguées, nous
dirons quelques mots du type de polysémie auquel nous avons assigné une source aspectuelle.
1.3
La source aspectuelle
Ce type de polysémie a déjà fait l’objet de nombreuses études, et je ne ferai ici que préciser la position que j’adopte
sur quelques points. Il s’agit d’une polysémie essentiellement liée aux variations aspectuelles qu’un même prédicat peut
connaître, et elle peut être appelée « horizontale » dans le sens suivant : à un même niveau, correspondant à une seule et
même des trois assises syntaxiques que nous avons distinguées, une nominalisation construite autour du même nom tête peut
avoir plus d’une signification. Par exemple, au niveau où la nominalisation ne repose que sur la partie rhématique de la
phrase, un nom comme marche peut prendre la signification d’une activité (dans faire de la marche) ou celle d’un
accomplissement (dans faire une marche).
Au niveau supérieur, où la nominalisation inclut le sujet de prédication, et recouvre tout le noyau propositionnel de la
phrase, nous trouvons, entre autres, les événements. La position la plus répandue concernant les événements est que certains
noms, appelés « noms d’événements » peuvent avoir une interprétation durative et une autre ponctuelle, tout en demeurant
« noms d’événements ». J’ai déjà suggéré que la notion même de « nom d’événement » est infondée. Tout aussi infondée me
paraît l’idée qu’il y a des événements duratifs. Prenons construction : une construction, dans le sens non résultatif du terme,
peut, il est vrai, d’un côté prendre un certain temps, et de l’autre avoir lieu à une certaine date, si bien que le même nom peut
se rencontrer dans les deux types de contextes suivants :
6)
7)
La construction d’un nouvel hôpital peut durer trois ans
La construction du premier hôpital date de 1950
Quoique la différence sémantique entre les deux acceptions illustrées par ces exemples soit bien en effet de nature
aspectuelle, ce qu’on soutient ici c’est que cette différence est conceptuelle, et que c’est seulement en (7) que construction a
pour signification un certain type d’événement, tandis qu’en (6) le même nom est porteur d’un concept de procès,
incompatible avec le précédent. Comme j’ai essayé de l’établir ailleurs, l’événement en tant que tel est réduit à (visé comme)
un point, et ceci quelle que soit la durée « réelle » de son accomplissement. C’est pourquoi il est impossible d’avoir des
phrases telles que (8) :
8) *Ce terrible événement a eu lieu en trois heures
De même, les noms classifiants compatibles avec le même nom accouchement, qui lui aussi peut signifier soit un procès
soit un événement, ne se combinent pas avec les mêmes prédicats comme on le voit en comparant les phrases suivantes :
3
On appelle ici « rhème » la partie du SV qui « s’oppose » au sujet, et correspond au prédicat au sens ancien.
2
9)
Le processus de l’accouchement prend rarement moins de trois heures / * a rarement lieu après plus de neuf mois
de grossesse
10) L’événement de l’accouchement a souvent lieu avant la fin des neufs mois de grossesse /*en plus de vingt-quatre
heures
Dans le cas de l’accouchement comme dans celui de la construction d’un hôpital, les deux concepts, de processus et
d’événement, sont donc bien distincts, même si leur distinction n’est finalement qu’une affaire de point de vue, interne ou
externe, sur la même réalité. Cette réalité est, dans les deux cas, intrinsèquement bornée : ni la construction d’un hôpital ni un
accouchement ne peuvent se prolonger indéfiniment.
Mais l’activité de marcher, en elle-même non bornée, peut constituer la base soit d’une situation dynamique non bornée
comme en (11), où les armées sont en train de marcher, ou en marche, soit d’un événement, comme en (12) :
11) La marche des armées vers le Nord se poursuivait
12) La marche de Jésus sur les eaux survient après la multiplication des pains
C’est encore une différence de point de vue – ou, ce qui revient au même, d’aspect, qui sépare les deux interprétations
du nom sécheresse dans les phrases suivantes :
13) La sécheresse des surfaces agricoles durait depuis des mois
14) Les sécheresses se produisent en moyenne tous les onze ans
Dérivé d’un adjectif d’état, le nom sécheresse est proprement un nom d’état, non borné par définition. Il peut cependant, non
seulement recevoir des bornes, mais se pluraliser (le bornage étant une condition préalable à la pluralisation). En (13) le sujet
de la prédication « durait depuis des mois » dénote une situation non bornée, en (14) il dénote une pluralité d’événements. Ici
encore, l’usage de noms classifieurs, illustré dans les deux exemples suivants, témoigne de ce qu’on a bien affaire à deux
concepts distincts :
15) La situation de sécheresse du département persiste
16) Plusieurs provinces ont été également touchées par l’événement d’une sécheresse grave
De son usage en (13) et (15) à son usage en (14) et (16), l’aspect propre au nom sécheresse, aspect statif non borné, a fait
place à un aspect non seulement borné mais ponctuel, caractéristique de tout événement. Entre les deux interprétations
correspondantes, de situation stative et non bornée, et d’événement, se trouve une lecture intermédiaire dans laquelle la
situation est déjà bornée, mais n’a pas encore été vidée de sa durée. La situation devient, comme il est dit en (17), cidessous, un épisode :
17) La (situation de) sécheresse du département n’a été qu’un épisode passager
Aussi bien les situations, qui sont statives, que les processus, qui sont dynamiques, peuvent donc être convertis en
événements.
En fait, la plupart des nominalisations événementielles ont pour base un prédicat non intrinsèquement ponctuel, souvent
même non borné, dynamique ou statif, et qui peut être (plus ou moins facilement néanmoins4) « ponctualisé ». Mais il n’y a
guère que les nominalisations basées sur un prédicat verbal intrinsèquement ponctuel qui aient vocation à recevoir, sans
modification de leur aspect propre, une interprétation d’événement, ce qui ne veut pas dire, pourtant, que la polysémie des
noms dérivés de prédicats d’achèvement soit exclue. Ces noms ont vocation à dénoter des noms d’événements, mais ils
peuvent aussi dénoter des procès. C’est alors l’inverse d’une réduction à un point qui se produit : la « dilatation » d’un point
de passage comme la mort permet par exemple de lui attribuer au moins une durée interne (mais pas d’en abolir les bornes),
comme c’est le cas dans la phrase :
18) La mort d’Ivan Ilytch a été longue et pénible
Au niveau le plus haut, où l’assise syntaxique de la nominalisation a son extension maximale, celle d’un CP plus ou
moins « complet », les variations d’interprétation ne sont plus de nature aspectuelle, mais ont à voir avec le type de phrase
insérée sous la tête nominale, plus exactement avec le type de subordination que le contexte sélectionne.
2
Polysémie syntaxique
4
Dans beaucoup de cas, le bornage du nom ne peut pas lui être imposé par le seul usage de l’article indéfini un ou du pluriel, il faut en
quelque sorte un opérateur de discontinuité plus puissant : un nom comme séance, par exemple, s’impose pour borner de nombreux noms
d’activité et les rendre aptes à constituer la tête d’une nominalisation événementielle. Ainsi, on ne dira pas *le dernier travail a eu lieu hier
mais la dernière séance de travail a eu lieu hier. Des noms tels que crise sont parfois requis pour imposer des bornes à un état, d’où le
contraste suivant : sa première dépression s’est produite quand il avait vingt ans / sa première *(crise d’) angoisse s’est produite quand il
avait vingt ans.
3
A un seul des trois niveaux que nous avons distingués, un même nom dérivé peut donc déjà être la tête d’un groupe
susceptible d’interprétations diverses. Nous abordons maintenant la polysémie qu’on peut appeler « verticale », qui constitue
l’objet principal de ce travail. Il s’agira de comparer les interprétations d’un même nom prédicatif selon qu’il construit une
nominalisation de niveau 1, 2, ou 3. Les différences de sens ainsi envisagées dépendent de l’extension de la portion de la
structure syntaxique dont nous supposons qu’elle est rassemblée dans la nominalisation.
Dans le cadre de ce travail, nous ne ferons qu’établir la réalité de cette polysémie et nous le ferons principalement,
pour des raisons de place, à partir d’exemples comportant des prédicats de sémantisme actif.
2.1
Nominalisation d’un rhème
La nominalisation minimale, en termes de structure, n’est pas celle d’un verbe ou d’un adjectif, mais d’un verbe ou
d’un adjectif accompagnés (de manière explicite ou non) de leurs arguments internes s’ils en ont, et, éventuellement, d’un
certain nombre d’autres constituants (modifieurs de manière ou d’intensité par exemple)5. C’est ce que nous choisissons ici
d’appeler rhème, et qu’on a longtemps appelé « prédicat », suivant la tradition aristotélicienne, en conservant à « prédicat »
son sens moderne, où il s’oppose non au sujet mais à l’argument.
La façon la plus simple de faire apparaître qu’une nominalisation peut reposer sur le seul rhème, à l’exclusion du sujet
de prédication, est l’usage de verbes supports. On en a donné un exemple en (3), repris ici :
19) Un parachutiste a effectué un saut courageux
L’argument externe du prédicat de sens actif sauter : un parachutiste, figure ici hors de la nominalisation, dans le spécifieur
du verbe effectuer. A l’intérieur de la nominalisation figure, en revanche, un modifieur de manière qui aurait été réalisé
comme adverbe si la racine √saut avait été réalisée sous un constituant verbal.
On note que la réalisation d’un prédicat sous la forme analytique de la combinaison verbe support + nominalisation rend
clairement compte de la double interprétation des adverbes de manière avec les verbes de sémantisme actif. Prenons la
différence d’interprétation entre les deux phrases suivantes :
20) a-Pierre m’a gentiment souri
b-Pierre m’a souri gentiment
Si on se contente de dire que l’adverbe de manière gentiment n’a pas la même portée dans l’un et l’autre cas6, on dit quelque
chose de juste, mais on ne dit pas quel élément de sémantisme actif il modifie en (20a). Cette question se résout très
naturellement lorsque le prédicat est analysé comme en (21) :
21) a-Pierre m’a gentiment fait un sourire
b-Pierre m’a fait un gentil sourire
Cette version analytique de (20) contient deux constituants de nature verbale : le verbe support faire et la nominalisation
sourire, chacun des deux étant susceptible d’une modification séparée. En gros, et informellement, la modification peut
qualifier soit la manière d’agir, (en (21a)), soit la manière de sourire (en (22b)) : dans un cas Pierre a agi gentiment en me
souriant, dans l’autre il a accompli l’action de me sourire gentiment.
Une autre forme d’analyse, encore plus poussée, des nominalisations rhématiques, se trouve illustrée dans les phrases
suivantes :
22) Pierre a accompli l’acte de plonger dans la Néva attaché à un ours
Ici, un adjectif comme stupide aurait sa place comme modifieur qualifiant le nom acte – mais c’est la seule possibilité,
puisque l’adverbe stupidement peut difficilement qualifier une manière de plonger.
En passant de plonger à accomplir un plongeon puis à accomplir l’acte de plonger, on a en quelque sorte mis en lumière
successivement un constituant « verbalisateur » (accomplir) et un constituant « nominalisateur » (acte), susceptible de
convertir en nom le verbe plonger. 7
5
Il est selon moi assez probable que cette structure minimale soit aussi à la base des nominalisations interprétées comme dénotant le
« produit » ou « résultat » de l’action.
6
Il existe une très abondante littérature sur cette question de la portée de l’adverbe de manière. Pour le français, on peut consulter Guimier
(1996) et Van de Velde (2009).
7
Un fait certainement intéressant et significatif mériterait d’être expliqué : lorsque la nominalisation est celle du rhème seul, le nom
classifieur (acte, action), qui est comparable dans l’ordre nominal à ce que sont les « light verbs » dans l’ordre verbal, est suivi de la forme
verbale à l’infinitif (acte de plonger vs *acte de plongeon) si le prédicat est de sémantisme actif. Avec les prédicats de qualité de type IL, on
a le choix en tre être à l’infinitif suivi d’un adjectif (la propriété d’être poreux / la propriété de porosité). Aux niveaux supérieurs, les
structures dénominatives correspondantes ont toujours en français un second constituant nominal (l’événement de son couronnement). Mais
dans les langues comme l’italien, où on peut insérer un VP à l’infinitif dans une structure nominale, on pourra dire des choses comme :
l’evento del suo apparire
4
Lorsque la nominalisation est de type « passif », c’est-à-dire lorsqu’elle a projeté en position de sujet de prédication
l’argument interne d’un verbe transitif direct, le verbe support pourra être de nature à fonder l’attribution à cet argument d’un
rôle de patient, come c’est le cas de subir dans l’exemple suivant :
23) Le Timor oriental a subi une agression / un acte d’agression de la part de l’Indonésie8
Les mêmes choses pourraient être montrées sur des prédicats de sémantisme statif, qui peuvent être isolés de leur sujet
de prédication par l’usage d’une structure à verbe support prenant pour complément une nominalisation, comme c’est le cas
dans quand on passe de (24a) à (24b) dans l’exemple suivant :
24) a-Cet animal est très sensible à la lumière
b-Cet animal a une grande sensibilité à la lumière
L’étape suivante, celle d’une expression plus analytique, dans laquelle le nominalisateur du prédicat apparaît lexicalement
réalisé est illustrée dans la phrase (25), dont la structure est strictement parallèle à celle de (24b), mais avec une analyse
poussée à un degré supérieur :
25) Cet animal a la propriété d’être très sensible à la lumière
Les nominalisations rhématiques reposent donc sur une projection syntaxique minimale : celle d’un VP ou AP, ne
contenant que les éventuels arguments internes du prédicat, et ceux des modifieurs adverbiaux ou adjectivaux strictement
internes eux aussi, mais excluant v ainsi que Spec vP. Dans le cas d’une nominalisation de verbe transitif actif, si v est réalisé
comme verbe support ne projetant pas d’agent, VP lui-même doit pouvoir contenir une forme passive qui permettra
l’introduction d’adjoints agentifs, comme celui introduit par de la part de en (23). Dans le cas contraire, c’est-à-dire si v est
réalisé comme faire ou un verbe équivalent, le VP contiendra une forme verbale active, excluant tout adjoint agentif. La
distinction entre nominalisations actives et passives existe donc dès ce premier niveau.
2.2
Nominalisation d’un noyau propositionnel
La nominalisation d’un noyau propositionnel correspond, selon la classe aspectuelle d’origine du prédicat, à une
interprétation qui, dans le cas d’un verbe de sémantisme actif pour nous en tenir à ceux-là, peut être de processus ou
d’événement, et qui se distingue des interprétations précédentes en ce que sa base syntaxique n’est plus un simple rhème,
mais un rhème rapporté à un sujet de prédication.
Pour dire les choses en termes syntaxiques, en nominalisant un noyau propositionnel, on nominalise la totalité du
vP, argument externe compris s’il y en a un. Mais, comme on le verra, aucune prédication secondaire, ou de niveau supérieur,
n’est possible. Sont admis en revanche tous les arguments du prédicat verbal ou adjectival, et les modifieurs, de manière et
d’intensité en particulier, qui lui sont directement rattachés, et qui pouvaient déjà figurer dans les nominalisations
rhématiques. La grande différence avec ces dernières est donc dans la présence, interne à la nominalisation, de v et de
l’éventuel argument externe qu’il projette.
L’exclusion de prédicats de niveau supérieur, prenant le vP dans leur portée, se traduit par le fait que les prédicats
appropriés respectivement aux procès et aux événements, prédicats aspectuels (de durée, de commencement et de fin
également) pour les uns, et prédicats spatio-temporels (de datation et de localisation) pour les autres, s’attribuent de
l’extérieur, mais ne peuvent pas, sans changement de sens notable de la nominalisation, y être intégrés. Prenons la phrase
suivante :
26) La signature du traité le jour de Pâques *eut lieu en terrain neutre
Si l’adverbial de datation le jour de Pâques est intégré dans la nominalisation (ce qui se marque par l’absence des pauses qui
en feraient une incise), elle est inacceptable : une nominalisation d’événement peut recevoir une date mais ne peut pas en
contenir. Il en va de même avec la nominalisation de procès dans l’exemple suivant :
27) L’occupation du territoire par les Alliés en quelques jours *commença bien
Les deux phrases redeviennent grammaticales si les adverbiaux temporels redeviennent extérieurs aux nominalisations
qu’elles contiennent, comme c’est le cas dans :
28) La signature du traité eut lieu le jour de Pâques en terrain neutre
29) L’occupation du territoire par les Alliés se déroula en quelques jours
8
Un examen approfondi du fonctionnement des verbes de ce type nous apprendrait certainement beaucoup sur les rôles sémantiques, si on
veut que ceux-ci ne soient pas attribués à l’aveugle à des mots lexicaux non analysés, mais déduits de leur relation avec des primitifs
sémantiques bien déterminés.
5
Ce n’est pas qu’une nominalisation processuelle ou temporelle ne puisse pas contenir d’adverbiaux d’aspect ou de
temps, mais si elle en contient elle reçoit, comme on le verra, une toute autre interprétation : celle d’un fait ou d’une entité
apparentée9.
La propriété commune à toutes les nominalisations de ce même niveau, c’est qu’elles réfèrent à des entités de nature
essentiellement temporelle, qui peuvent être visées dans leur temporalité interne, en leur attribuant une durée (et cela non
seulement quand elles en ont une réellement, mais aussi quand on « fait comme si » elles en avaient une, comme dans
l’exemple de la mort), ou de l’extérieur, en les situant dans le temps.
Il n’y a donc pas à s’étonner que les seuls noms à ne pas figurer du tout à ce niveau soient les noms dérivés de prédicats
de type « individual level », qui ne peuvent avoir d’autres interprétations que celles qui correspondent aux niveaux 1 et 3,
comme c’est le cas respectivement pour le nom patience dans les deux exemples suivants :
30) Ta mère a une grande patience
31) Je reconnais la patience de ta mère
En (30), le groupe nominal qui a patience pour tête dénote une qualité, en (31) il dénote un fait – en dehors de ces deux
interprétations, aucune autre n’est possible, puisque par définition la possession par un sujet d’une propriété de type IL ne
constitue pas un état de choses doté de son propre rapport au temps. Dans le contexte d’un prédicat non factif, un groupe
comme la patience de ta mère est un trope, et dénote une propriété instanciée dans un individu. Il peut donc recevoir des
prédicats appropriés à qualifier une propriété, comme en (32) :
32) La patience de ta mère est grande
Mais on ne peut traiter la patience d’un sujet comme un état de choses et dire par exemple :
33) *La patience de ta mère a duré toute sa vie
Un dernier fait important à noter concernant les nominalisations de noyaux propositionnels, et qui les différenciera
fortement des nominalisations du niveau supérieur, factuelles en particulier, est qu’elles ne peuvent pas prendre la forme
d’une subordonnée conjonctive, appuyée ou non sur un nom « nominalisateur » :
34) * (L’événement) que la France ait conquis l’Algérie a eu lieu au 19ème siècle
35) L’événement de la conquête de l’Algérie par la France a eu lieu au 19 ème siècle
Ce fait confirme ce qu’indique déjà l’absence, dans les nominalisation de ce deuxième niveau, de compléments
circonstanciels : la relation de prédication qui s’y trouve instituée est en quelque sorte « nue » : non seulement elle n’est dans
la portée d’aucun prédicat de niveau supérieur, mais elle échappe aussi à l’effet des constituants de « force », spécifiant
l’attitude du locuteur à son égard. Il s’agit bien, en ce sens, de la forme nominale non d’une phrase mais d’un noyau
propositionnel, qui n’établit rien d’autre que des relations sémantiques entre un prédicat et des arguments – la projection,
encore hors temps et espace, et qui n’est encore soumise à aucune force illocutoire, de la structure lexico-conceptuelle d’un
prédicat.
2.3
Nominalisation d’une phrase
Au niveau supérieur, où nous trouvons des nominalisations de CP, les différences interprétatives « horizontales » –
différences essentiellement aspectuelles entre nominalisations ayant pour base une structure syntaxique de même ampleur -,
ne sont plus affaire d’aspect, mais plutôt de force illocutoire, et dépendent donc de la périphérie gauche de la phrase. Ainsi
faut-il rapporter au fait que les deux verbes apprendre et ordonner sélectionnent des constituants de « force » différents, la
différence d’interprétation entre les nominalisations contenues dans les exemples suivants :
36) On vient d’apprendre l’invasion de la Lybie par des troupes aéroportées
37) La Président a ordonné l’invasion de la Lybie par des troupes aéroportées
Dans ce qui suit, nous prendrons comme exemples de préférence des nominalisations d’interprétation factuelle,
dépendant de prédicats factifs.
Les différences interprétatives entre les nominalisations de ce type et celles des deux niveaux inférieurs sont de celles
qui ne peuvent être fondées que syntaxiquement. De même que la différence entre une interprétation actionnelle et une
interprétation événementielle tient à ce que l’une « recouvre » seulement un VP, alors que la seconde a pour base un vP
entier, la différence entre l’interprétation d’événement et l’interprétation factuelle tient à ce que cette dernière correspond à
un CP.
9
C’est là un des points sur lesquels je me sépare de Alexiadou 2002, qui attribue également une extension syntaxique différente aux bases
des nominaux d’événements et de résultat, mais qui confond interprétations événementielles et factuelles, en attribuant par exemple aux
premières la possibilité d’intégrer un constituant d’aspect, et même de temps.
6
La première preuve qu’on peut en donner est que le groupe hôte du nom dérivé peut être remplacé par une subordonnée
conjonctive sans que cela entraîne de changement de sens, comme on le voit si on compare respectivement (36) et (37) avec
les phrases suivantes :
38) On vient d’apprendre que la Lybie avait été envahie par des troupes aéroportées
39) Le président a ordonné que la Lybie soit envahie par des troupes aéroportées
L’interprétation de la nominalisation sujet de (36) est celle d’un fait, comme celle de la conjonctive sujet de (38), laquelle
peut d’ailleurs apparaître comme second terme d’une structure nominale équative – en (40) par exemple :
40) Le fait que la Lybie ait été envahie par des troupes aéroportées n’a étonné personne
Le deuxième terme d’une telle structure peut lui aussi consister dans une nominalisation, comme c’est le cas dans l’exemple
suivant :
41) Le seul fait de son départ a plongé sa mère dans la détresse
Il peut être également, du moins en surface, un groupe à l’infinitif – lequel constitue en réalité une phrase, dotée d’un sujet
sous-jacent : les nominalisations du type phrastique, quand elles sont effectuées par un nominalisateur comme fait, et qu’elles
sont à l’infinitif, comportent en effet des constituants de temps et d’aspect, l’infinitif pouvant apparaître à la forme composée,
comme dans :
42) Le fait d’avoir pris cette décision l’a soulagé
L’infinitif qui apparaît en (42) est donc bien le verbe d’une phrase réduite, à la différence de celui de (22), répété en(43), qui
est, comme on l’a vu plus haut, un rhème « nu » :
43) Pierre a accompli l’acte de plonger dans la Néva attaché à un ours
Une autre différence syntaxique cruciale entre les nominalisations du second et du troisième niveau est que tous les
adverbiaux aspectuels et temporels qui ne peuvent pas figurer à l’intérieur d’une nominalisation de noyau propositionnel à
interprétation événementielle en particulier, et ne peuvent qu’en être prédiqués « de l’extérieur », peuvent au contraire être
intégrés à une nominalisation de phrase, comme le montre le contraste entre (26), répété ici sous (44) et la phrase suivante :
44) *La signature du traité le jour de Pâques eut lieu en terrain neutre
45) La signature du traité le jour de Pâques parut de bon augure
En (45), l’adverbial de datation le jour de Pâques constitue un prédicat de second degré rapporté à la signature du traité, ce
qui correspond à l’interprétation dans laquelle c’est le fait que le traité ait été signé précisément ce jour-là qui est considéré
de bon augure10.
Il en irait de même avec un adverbial aspectuel comme dans les phrases :
46) La destruction de la ville en quelques heures provoqua la stupeur et l’indignation
47) La présence de Pierre auprès de sa mère pendant sa maladie l’a beaucoup aidée
Si on s’en tient aux interprétations factuelles, on peut remarquer qu’à la différence de celles de niveau inférieur, elles
peuvent même accueillir la négation, sous la forme de préfixe négatif attaché au nom dérivé, comme dans l’exemple suivant :
48) Le non-respect par la direction de l’entreprise des normes de sécurité a eu de très graves conséquences
Mais il semble que cela soit aussi le cas de toutes les nominalisations de CP puisqu’on peut aussi avoir :
49) On craint la non-reconnaissance de ce droit par la puissance occupante
50) La non–acceptation des termes du traité par une partie entraînerait la rupture des pourparlers
Le CP nominalisé ne semble cependant pas pouvoir être complet : ainsi, l’un des constituants importants de la périphérie
gauche de la phrase, qui peut demeurer présent dans une conjonctive d’interprétation factuelle, la topicalisation, ne peut pas
figurer dans la nominalisation correspondante comme le montre le contraste suivant :
51) Nous avons appris que Jean a renvoyé brutalement cet employé /que cet employé, Jean l’a renvoyé brutalement
52) Nous avons appris le renvoi brutal de cet employé par Jean / *cet employé, son renvoi brutal par Jean
10 Naturellement, si cet adverbial figurait entre deux pauses, constituant ainsi une apposition, il ne serait rien d’autre qu’une adjonction
explicative qui, ne faisant pas à proprement partie de la nominalisation, serait compatible avec une interprétation d’événement. On pourrait
donc avoir : La signature du traité, (qui fut) le jour de Pâques, eut lieu en terrain neutre.
7
Un autre exemple de l’absence du constituant TOP dans les CP nominalisés est fourni par les compléments temporels qui
peuvent bien être intégrés au nominal, mais pas en position topicalisée, d’où le contraste :
53) Nous avons appris l’arrivée du bateau lundi dernier
54) *Nous avons appris la lundi dernier arrivée du bateau
Le premier stade de la nominalisation que représente la conjonctive semble donc recouvrir une base syntaxique plus large
que celle de la nominalisation morphologique, même s’il se trouve très souvent que l’une et l’autre soient substituables dans
le même contexte.
Pour décrire la mutation de sens qui s’opère quand on passe du niveau des situations, procès et événements, au
niveau supérieur, on peut faire recours à la notion de modalité. Être un fait, par exemple, est une manière d’être d’un
événement, d’une situation ou d’un procès : son « être réel ». Être une éventualité, sera l’être possible des mêmes entités.
Si on prend une situation ou un procès, et qu’on lui attribue une durée, ou un événement, et qu’on lui donne une date, on leur
donne ipso facto une réalité. Dans les exemples suivants :
55) La dépendance de Pierre à l’alcool a duré de longues années
56) Le départ du voilier a eu lieu à l’aube
la nominalisation en position de sujet ne signifie évidemment pas un fait ni rien de semblable : les faits, comme les
possibilités et autres semblables sont hors du temps, et n’ont donc ni durée ni date. Mais chacune d’entre elles peut devenir
un fait, dans un contexte approprié, si elle intègre un complément temporel, comme c’est le cas dans :
57) La dépendance de Pierre à l’alcool pendant de longues années a fini par avoir de graves conséquences
En effet, la présence du circonstanciel à l’intérieur de la nominalisation, quoiqu’elle ne soit pas nécessaire à une
interprétation factuelle, ou autre de même niveau, est le signe certain que ce qui est nominalisé est un CP, et que
l’interprétation correspondante se trouve reliée au réel (comme simplement réelle, possiblement réelle, nécessairement,
(souhaitablement) réelle, etc.) par le biais d’un constituant de la périphérie gauche de la phrase.
3
Nominalisations simples et complexes
Nous voudrions dans cette dernière partie montrer comment les propositions présentées ici permettent de rendre compte
de façon assez simple d’un certain nombre de faits concernant ces deux types de nominalisations, et restées jusqu’à présent, à
notre connaissance, sans explication satisfaisante. On tentera donc de répondre aux questions suivantes :
pourquoi existe-t-il deux types de nominalisations en quelque sorte concurrentes, puisqu’un même nom, attaque
par exemple, peut, avec la même interprétation événementielle, être la tête d’une structure simple ou d’une
structure complexe ?
quel est le principe de répartition des noms entre les deux structures, puisque certains admettent les deux, d’autres
seulement l’une des deux, et pas tous la même ?
3.1
Les données
L’idée de distinguer entre nominalisations simples et complexes, caractérisées par la disparition ou la permanence de la
structure argumentale de la base remonte à Grimshaw. Mais dans ce travail inaugural, rien n’est dit sur les raisons
syntaxiques, ou lexico-conceptuelles, s’il en existe, de cet apparent redoublement du lexique – et peu sur les éventuelles
conséquences, au plan sémantique, de la disparition ou du maintien de la structure argumentale : en apparence en tout cas, ce
que Grimshaw appelle tantôt result nominal tantôt simple event est susceptible d’interpétation processive ou événementielle,
comme les autres. Mais en réalité la double possibilité d’avoir ou non une structure argumentale n’existe que pour un très
petit nombre de nominalisations : certaines racines verbales ne peuvent produire que des nominalisations complexes, d’autres
que des nominalisations simples, d’autres enfin les unes et les autres, en fonction du type lexico-conceptuel auquel elles
appartiennent. Les tests sur lequel je m’appuierai pour distinguer les deux types, AS et non-AS, respectivement avec et sans
structure argumentale, sont :
la possibilité d’avoir un nominal événementiel comportant un modifieur de fréquence, mais restant au singulier, test
emprunté à Grimshaw ;
la possibilité d’avoir avec un nominal de ce type un article défini au singulier mais sans présupposition d’existence
comme dans la phrase suivante où l’événement n’a pas été réalisé, quoiqu’il soit dénoté par un groupe défini
impliquant normalement l’existence11 :
58) La signature du traité aurait réglé la question
11 Les fondements de ce test seraient trop longs à exposer dans le cadre de ce travail , je renvoie donc à VDV. Les deux propriétés choisies
ici comme tests n’en font en réalité qu’une : un événement dénoté par une nominalisation AS est unique et répétable, d’où les modifieurs de
fréquence associés au singulier ; étant unique, il est distinct de toutes ses instanciations, et n’est donc pas « réel » d’où la possibilité des
contextes contrefactuels.
8
Nous distinguerons dans ce qui suit les prédicats projetant des structures inergatives, inaccusatives, et transitives et
parmi ces dernières les structures simples et complexes.
Les prédicats inergatifs, ayant un sujet en position « externe », quel que soit le rôle thématique que v lui attribue – mais
qui n’ont pas d’argument interne, ne donnent lieu qu’à des nominalisations non-AS comme on peut le vérifier à travers les
exemples suivants :
59) *La marche rapide de l’armée sur ce terrain serait trop fatigante /ok Une marche rapide de l’armée sur ce terrain
serait trop fatigante
60) *La marche répétée de l’armée sur ce terrain est très fatigante / okLes marches répétées de l’armée sur ce terrain
sont très fatigantes
Les prédicats inaccusatifs en revanche passent parfaitement les deux tests comme on le voit en (61) et (62) :
61) L’apparition d’un nouveau scandale serait mal venue
62) L’apparition répétée de nouveaux scandales a fini par blaser tout le monde
Ce sont les verbes pourvus d’un argument interne mais ayant un sujet en position externe, les verbes transitifs, qui
représentent le cas le plus complexe : certains d’entre eux fournissent la base de dérivés nominaux aussi bien AS que non-AS
comme ceux qui ont pour tête le nom attaque dans les deux phrases :
63) L’attaque de la forteresse par l’armée a été inopinée
64) L’attaque de l’armée contre la forteresse a été inopinée
L’ordre des constituants en (63), où l’argument interne de la racine verbale figure en position de premier complément,
correspond à une structure AS. Celui de (64) où le sujet de la base figure comme complément possessif, à une structure nonAS.
D’autres bases verbales ne fournissent que des nominaux dont la tête est AS, comme le montre le contraste suivant :
65) La destruction de la ville par les troupes ennemies a fait de nombreux morts
66) *La destruction des troupes ennemies de la ville a fait de nombreux morts12
La situation est donc la suivante :
les bases verbales sans argument interne fournissent des nominalisations non-As ;
les bases verbales qui n’ont qu’un argument interne fournissent des nominalisations AS ;
Les bases verbales qui ont un argument interne et un externe (à tout le moins un sujet) fournissent les deux – à
l’exception cependant d’une importante sous-classe.
La répartition des verbes des deux sous-classes de cette dernière classe correspond à la distinction bien connue établie par
Levin (1999) entre structures lexico-conceptuelles (SLC) mono-événementielles et bi-événementielles.
3.2
Quelques hypothèses convergentes
Je me propose pour finir de tenter une explication de ces faits dans le cadre des propositions exposées auparavant, en
supposant, donc, que les nominalisations à interprétation événementielle reposent sur une base syntaxique constituée par un
vP entier. Cette explication suppose qu’on fasse converger les hypothèses suivantes :
le vP nominalisé doit contenir la racine ;
le vP nominalisé des verbes à structure mono-événementielle peut être actif ou passif ;
le sujet en position externe, appelé « argument externe », s’il y en a un, n’est pas un véritable argument de la base
verbale ;
Cette dernière hypothèse, déjà avancée par des auteurs comme Williams (1980) et Maranz (1984) a beaucoup gagné en force
avec l’introduction dans les structures syntaxiques, par Kratzer (1996) d’un constituant v (voice). En effet, si l’argument
externe est projeté par v, il n’entretient plus aucune relation directe avec V – telle est la thèse défendue par Kratzer, et
adoptée ici.
L’hypothèse selon laquelle les verbes transitifs à SLC mono-événementielle peuvent figurer à l’actif comme au
passif dans le vP nominalisé, trouve une confirmation dans le parallélisme entre phrases passives et nominalisations AS,
phrases actives et nominalisations non-AS. Elle se reflète également dans la possibilité, lorsque seul le VP est nominalisé, de
réaliser v soit comme DO soit comme BE 13 , comme il est montré plus haut.
12
Ce fait a été relevé par Alexiadou (2002) qui en donne une explication assez proche de celle que j’adopte, à ceci près qu’elle n’y attribue
aucun rôle à la SLC qui pour moi joue un rôle essentiel.
13
Ces termes en majuscules et en anglais pour indiquer qu’il s’agit de primitifs, et non de léxèmes.
9
Enfin, l’hypothèse que le vP nominalisé est celui qui contient la racine est proposée comme la seule qui puisse
rendre compte, conjointement avec les précédentes, de la grande différence de comportement entre les deux classes de bases
verbales transitives.
Nous adoptons pour les verbes à LCS mono-événementielle la représentation proposée par Levin, mais modifions celle
qu’elle propose pour ceux à LCS complexe. Nous supposons donc les deux représentations suivantes :
67) attaquer : (x ACT MAN<attaquer> y)
68) détruire : (x ACT MAN < SO THAT> y (BECOME STATE <détruire>, y) )
Nous ne pouvons pas ici, faute de place, justifier entièrement les changements apportés aux représentations de Levin. Disons
seulement que si, comme elle, nous adoptons le primitif ACT (variante de DO), ici dans sa variante transitive, supposant un
« agir-sur », et pas un « agir » tout court, nous faisons découler directement le résultat de l’action de la manière
indéterminée, et non lexicalisée, de l’action : il n’y a donc pas de primitif CAUSE dans notre représentation, et à sa place,
nous proposons une corrélation entre la manière d’agir et le résultat de l’action. Le résultat lui-même prend la forme d’une
proposition comportant un prédicat à un seul argument (qui dans cette proposition est le thème, en tant que siège du
changement d’état, mais qui dans la proposition matrice est le patient, en tant qu’argument interne d’un prédicat ACT). Cette
proposition peut être considérée, dans l’esprit de Hale et Keiser, reprise par Rappaport 1995 comme une « small clause »,
ayant la forme syntaxique d’un vP.
Si nous revenons à la question de la répartition des deux types de nominalisations, AS et non-AS, entre classes de
prédicats verbaux, nous la voyons découler simplement de l’union des hypothèses proposées.
Les nominalisations dont la tête est un prédicat inergatif comme marcher, ne peuvent être que non-AS s’il est vrai
que l’argument externe n’est pas un argument de leur base verbale : occupant la position de spécifieur de vP, il est interprété
comme possesseur.
Celles dont la tête est un prédicat à deux arguments, interne et externe, et à LCS simple, comme attaquer, ont les
deux nominalisations, selon que le vP nominalisé est actif ou passif. S’il est passif, l’argument externe disparaît (ou est
repoussé en position d’adjoint) ; l’argument interne reste alors adjacent à V, conservant ainsi son statut d’argument : ce qui
est nominalisé est donc un vP dont la racine verbale a conservé une structure argumentale. S’il est actif, l’argument externe
reste en place et, puisque c’est un vP complet qui fournit la base de la nominalisation, l’argument externe doit y être intégré,
comme complément du nom tête. Sa position de spécifieur de vP en fait un complément possesseur, et du coup l’argument
interne perd sa position adjacente au prédicat, et avec elle son statut d’argument.
Le cas le plus difficile, celui des verbes à SLC double, se résout simplement si on prend en compte l’hypothèse
selon laquelle c’est toujours sur le vP contenant la racine de la base verbale que s’appuie la nominalisation. Cette hypothèse
n’a pas eu à être mobilisée dans les cas précédents où la SLC ne requiert, pour s’intégrer en syntaxe, qu’un seul vP. Mais la
SLC d’un verbe comme détruire comporte une structure subordonnée, corrélée au constituant indéterminé man, et qui,
n’étant pas un CP, ne peut être qu’un vP enchâssé. Il y a donc deux candidats à la nominalisation, mais un seul contient la
racine, l’autre ne contenant que des primitifs non lexicalisés (sauf dans le cas du recours à un « light verb », mais alors on
quitte le niveau des interprétations événementielles-processuelles). Cela explique que la nominalisation des verbes concernés
élimine complètement la « couche causative » et produit forcément des nominalisations événementielles AS.
Du coup, ces nominalisations sont exactement du même type que celles des bases inaccusatives, pour lesquelles il
n’existe pas de « couche causative », et qui sont de ce fait toutes AS. L’existence de ces deux types de nominalisations est par
ailleurs loin de constituer une redondance, puisque les unes dénotent ce que j’ai appelé ailleurs des événements libres, les
autres des événements liés : en gros, d’un côté ce qui arrive, tout court, de l’autre ce qui arrive-à (une entité quelconque).
On retrouve bien, ici comme partout, une corrélation très claire entre syntaxe et sens.
Nos hypothèses semblent donc cohérentes avec certains faits concernant la répartition des bases verbales de sémantisme
actif entre différents types de nominalisations. Il existe certainement d’autres faits qui pourraient être expliqués dans le même
cadre. Nous en donnerons un à titre d’exemple, pour conclure. Il s’agit d’un fait lié à l’anaphore lexicale et illustré dans les
phrases suivantes :
69) Le capitaine a abandonné son navire. Le fait n’a été connu que longtemps après.
70) Le capitaine a abandonné son navire. L’événement s’est produit en pleine tempête
71) Le capitaine a abandonné son navire. Cet acte sera sévèrement puni
Il est clair que la première phrase de ces couples, prise comme un tout, énonce un fait. Mais la possibilité d’une anaphore
lexicale par des noms autres que fait, à savoir événement ou acte, reçoit une explication très simple si on admet que
l’anaphore peut aussi avoir comme antécédent soit le vP soit le VP.
Il a été souvent supposé, aussi bien dans les premières grammaires génératives que plus tard, chez un auteur comme
Langacker (1991) par exemple, que les nominalisations reposaient sur des phrases entières. De fait, elles reposent parfois sur
des phrases entières, quoique non complètes, et elles sont alors interprétées comme référant à des faits (ou objets abstraits de
même niveau). Mais nous faisons l’hypothèse que cela n’est qu’une des possibilités structurales, et qu’il en existe deux
10
autres, qui correspondent respectivement aux interprétations d’événement (ou de procès), et d’acte (dans le cas d’une base de
sens actionnel). Disons cependant que les conséquences de cette hypothèse restent largement à explorer, en particulier du
côté des différentes interprétations de type phrastique, justement.
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Résumé
Le principal objectif de cet article est de fonder sur la syntaxe l’un des deux types de polysémie des nominalisations à base
verbale. On soutient en effet que, outre la polysémie de source aspectuelle, qui fait que par exemple un même nom peut,
selon le contexte, signifier une situation ou un événement (comme le nom dépression selon que le prédicat qui lui est attribué
est durer ou avoir lieu), il en existe une autre, de source syntaxique. Selon l’extension de la portion de structure syntaxique
impliquée dans la nominalisation, celle-ci peut avoir la simple signification du prédicat de base (état, activité,
accomplissement, achèvement), ou celle d’une situation, d’un procès ou d’un événement, enfin celui d’un fait ou d’une entité
abstraite de même niveau (proposition, éventualité). Les trois structures ou sous-structures correspondant à ces trois niveaux
d’interprétation sont le VP, le vP, et le CP. On explique ainsi, entre autres choses, que le pronom anaphorique cela puisse
avoir pour antécédent la phrase entière qui le précède (avec une interprétation factuelle), son vP seul, (avec une interprétation
de situation/ événement), enfin son VP (avec une interprétation de simple prédicat).
Mots clés : polysémie aspectuelle, polysémie syntaxique, actions, événements, faits
11
Abstract
The starting point of this article is the idea that one can assign two kinds of sources (at least) for the polysemy of verbal
nominalizations. The first one is aspectual: the same noun depression, for instance, may refer to a situation or an event,
depending on whether the predicate it receives means to last or to occur. The other one (our main subject matter here) is
syntactic: we assume that every nominalization implies, as its basis, a more or less extended part of the syntactic structure of
a full sentence, respectively VP, vP, or CP (not necessarily a complete CP). According to this hypothesis, one and the same
noun may have the meaning of an action, an event, or a fact. If we consider the interpretation of the anaphoric pronoun cela,
it can mean, after a full assertive sentence, « this action », « this event » or « this fact ». This triple possibility is at the same
time an argument supporting our hypothesis, and a fact that our hypothesis contributes to explain.
Key words : aspectual polysemy, syntactic polysemy, actions, events, facts.
Danièle Van de Velde
Université Lille3 – CNRS UMR 8163
Pont de Bois BP 60149
59653 Villeneuve d’Ascq
2, rue des Fossés Saint-Jacques
75005 Paris
[email protected]
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