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Les conditions aspectuelles de
l’interprétation événementielle des
nominalisations
L’objectif de ce texte est de montrer que les conditions auxquelles un prédicat
nominalisé peut arriver à faire référence à un événement, dérivent d’une propriété
essentielle du concept d’événement lui-même, sa ponctualité.
Précisons tout de suite que ce qu’on appelle ici « propriété du concept d’événement » est
une propriété ontologique, certes, mais qui se découvre dans, ou se dégage de, l’analyse
du fonctionnement du langage ordinaire, et qui appartient donc à ce qu’on peut appeler
l’ontologie « naturelle » commune à tous les locuteurs d’une langue, et peut-être au
moins partiellement commune à tous les locuteurs de toutes les langues.
1 Actions et événements
On parle couramment, dans la littérature linguistique, de « prédicats événementiels » en
entendant par les noms prédicatifs susceptibles de dénoter des événements. Or, cet
usage est assez peu rigoureux puisque les mêmes noms peuvent selon les contextes
dénoter des actions
1
, des événements, ou même des faits, si bien que le privilège accordé
à leur dénotation événementielle paraît injustifié. D’autre part, l’épithète
« événementiel » s’applique tout aussi couramment à des phrases, et il est parfois
difficile de déterminer ce qui distingue les phrases dites « d’action » de celles dites
« événementielles ». On commencera ici par essayer de clarifier ce dernier point.
1.1 Phrases d’action, phrases d’événement et nominalisations
Dans son célèbre sixième essai sur les actions et les événements, « The Logical Form of
Action Sentences », Donald Davidson propose d’attribuer à toutes les « phrases
d’action » une forme logique contenant une variable événementielle qui occupe une
place dans la structure argumentale de tout verbe d’action, ce qui implique que d’une
manière ou d’une autre toute action « est » un événement. Il n’est pas question de
revenir ici sur l’intérêt qu’il y a à poser une variable événementielle, mais de se
demander à quoi peuvent référer les phrases contenant un verbe d’action, pour autant
que le verbe « référer » soit pertinent s’agissant de phrases. Disons que nous nous
contenterons de justifier l’usage de ce verbe par l’anaphore, lorsque celle-ci reprend ce
qu’une phrase antécédente asserte.
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Seront ici appelés « d’action », dans un sens large qui ne suppose pas d’agent, tous les prédicats de
sémantisme dynamique, opposés aux prédicats statifs. Nous verrons cependant que le dynamisme ne
constitue pas une condition nécessaire pour qu’un prédicat puisse être interprété comme événementiel.
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Entre deux phrases successives d’un même discours, le sujet anaphorique de la seconde,
s’il est constitué par une variante de il ne peut avoir pour antécédent qu’un groupe
nominal classifiant le référent dans une catégorie déterminée (Corblin 1995), par
exemple celle des humains ou celle des artefacts respectivement en (1) et (2) :
1) Mon frère s’est acheté un vélo. Il en est très content
2) Mon frère s’est acheté un vélo. Il est déjà cassé
Lorsque le groupe nominal antécédent est constitué d’une suite de noms référant
globalement à une collection plus ou moins hétéroclite d’objets, c’est cela qui assure
l’anaphore, comme en (3) :
3) On a servi en même temps le poulet, les pâtes et la compote. Cela n’allait pas très
bien ensemble
Mais très souvent, aucun groupe nominal, même de ce genre, n’est disponible comme
antécédent de cela en fonction de sujet. Voici quelques exemples illustrant cette
situation :
4) Boris a signé son engagement à l’Opéra. Cela le rend heureux
5) Boris a signé son engagement à l’Opéra. Cela s’est produit hier
6) Boris a signé son engagement à l’Opéra. Cela lui a pris cinq minutes
Dans la seconde phrase de chacune des suites ci-dessus, l’interprétation de cela repose
sur une relation anaphorique, mais qui n’est jamais la même, seul le prédicat dont le
pronom est le sujet pouvant faire la différence. Ainsi, ce qui est susceptible de rendre
quelqu’un heureux, c’est-à-dire de constituer une cause, de bonheur ou d’autre chose, ne
peut être qu’un fait, et la suite (4) peut être remplacée par la phrase complexe suivante :
7) (Le fait) que Boris ait signé son engagement à l’Opéra le rend heureux
En revanche ce qui se produit à telle ou telle date est forcément un événement, si bien
qu’on peut réduire la suite (5) à :
8) L’événement qu’a constitué la signature par Boris de son engagement à l’Opéra s’est
produit hier
Enfin, ce qui prend plus ou moins de temps ne pouvant être que l’accomplissement
d’une action, on peut paraphraser (6) par :
9) Cela a pris à Boris cinq minutes, de signer son engagement à l’Opéra
-phrase dans laquelle cela est, cette fois, en relation cataphorique et intraphrastique
avec le groupe verbal à l’infinitif dénotant l’action accomplie.
Ces faits posent deux types de problèmes. En premier lieu, s’il est clair qu’en (4) et (5) le
pronom anaphorique a pour antécédent l’ensemble de la phrase, ce n’est pas exactement
le cas en (6). La paraphrase (9) fait apparaître que la reprise anaphorique concerne
alors le groupe verbal, à l’exclusion non seulement du sujet, mais aussi de toutes les
marques de temps et d’aspect, et donc en tant qu’il renvoie si on peut dire à l’action
« nue ». Que reste-t-il donc de commun aux trois pronoms cela de nos exemples ? C’est
que leur antécédent n’est pas de la nature d’une chose, qui serait dénotée par un groupe
nominal tel que Boris ou son engagement à l’Opéra. En effet, en tant qu’il peut être
paraphé, l’engagement dont il est question ici est non seulement le résultat d’un procès,
mais il est même le support matériel de ce résultat : un papier officiel. Mais même si ce
n’était pas le cas, par exemple dans
10) Boris a renoncé à son engagement à l’Opéra
où l’engagement est visé comme une action que le sujet renonce à accomplir, ce n’est pas
cette action « chosifiée » par la nominalisation qui fait de la phrase (10) ce que Davidson
appelle une « Action Sentence », mais bien le groupe verbal renoncer à son engagement
à l’Opéra : ce dont la phrase (10) asserte l’existence est un renoncement, non un
engagement.
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Hors contexte, l’interprétation des « phrases d’action » reste donc équivoque entre
interprétation actionnelle, événementielle ou factuelle. Puisque, comme on essaiera de
le montrer, l’interprétation événementielle est conditionnée par certaines propriétés du
prédicat verbal, il s’ensuit qu’un verbe d’action peut, mais ne doit pas, donner lieu à une
interprétation événementielle. Il n’y a donc pas de « verbes événementiels » à
proprement parler. Y a-t-il davantage de « noms événementiels » ? Non, car les
nominalisations de phrases d’action conservent le caractère équivoque des phrases
elles-mêmes, et s’interprètent selon le contexte, intra-phrastique cette fois, comme
dénotant des actions, des événements, ou des faits.
Dans les phrases suivantes, par exemple, le même nom, entrée, dénote successivement
un fait, une action et un événement :
11) L’entrée en scène du clown a suffi à calmer les enfants
12) L’entrée en scène du clown a été parfaite
13) L’entrée en scène du clown aura lieu à quatre heures
Les noms de ce type, dérivés de verbes de sémantisme actif, ont davantage de titres à
s’appeler « nom d’action », que « noms d’événement »
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, puisque les verbes
correspondants ne dénotent certainement pas, en eux-mêmes et par eux-mêmes, des
événements, mais toujours et seulement des actions. Ainsi un verbe à l’infinitif peut-il
entrer sans difficulté dans une structure dénominative le nom classifieur est action,
mais pas dans une structure où le même nom serait événement :
14) « Cet article analyse l’action de courir depuis son organisation motrice propre »
(Web)
15) *Cet article analyse l’événement de courir
Et l’événement qui s’érige en quelque sorte sur l’action correspondante ne peut, quant à
lui, être dénoté que par un nom comme dans :
16) « À les voir, on aurait pu penser que l‘événement d’une course devait décider du
destin de la république » (Gibbon, Web)
La comparaison entre phrases d’action et nominalisations correspondantes révèle donc
une parfaite homologie, au moins pour ce qui concerne la non-univocité de leur
interprétation.
1.2 Actions et événements : deux points de vue sur la même chose
S’il importe, comme on vient de le montrer, de distinguer actions et événements, pourra-
t-on au moins dire que les unes (les actions) sont des espèces du genre que constituent
les autres (les événements) ? Si c’était le cas, les actions devraient posséder toutes les
propriétés des événements, auxquelles s’en ajouteraient d’autres qui les distingueraient
d’autres espèces du même genre. Ainsi, la phrase (17) n’a pas pour implication (18),
laquelle ne fait d’ailleurs pas vraiment sens :
17) Le propre d’un événement est d’avoir lieu
18) ??Le propre d’une action est d’avoir lieu
Nous soutiendrons par la suite que la différence entre les deux est une question d’aspect.
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Il vaut la peine de noter qu’on ne parle jamais de « noms de faits », alors même que les nominalisations
événementielles peuvent aussi dénoter des faits. Peut-être est-ce parce que toute nominalisation, quelle
que soit sa base verbale ou adjectivale, et indépendamment de toute condition aspectuelle, est susceptible
de dénoter un fait.
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1.2.1 Les événements sont des entités ponctuelles
Le rapport des événements au temps, comme celui des choses à l’espace, tel du moins
qu’il peut se dégager de l’usage linguistique, est un rapport constitutif – au sens où il faut
des événements pour que se constitue le temps. La condition initiale de la situation des
événements dans le temps est en effet toujours un événement indéfiniment répété,
fondateur de la référence, à savoir l’énonciation, puisque les événements passés,
présents, futurs, ne sont tels qu’en vertu de leur relation avec cet événement, à chacune
de ses occurrences. On peut montrer (voir VDV) qu’ensuite l’élaboration d’un temps
objectif, moins labile que celui reposant sur la déixis, suppose elle aussi qu’on prenne
appui sur d’autres événements, d’une autre nature, cosmiques et historiques. Mais
indépendamment même de ces deux grands systèmes, déictique et objectif, de
localisation temporelle, nous utilisons couramment des événements connus dans notre
univers de discours pour en dater de nouveaux, comme lorsque nous disons :
19) Sa décision de partir date de la mort de sa mère
Les événements sont donc utilisés, à la lettre, comme points de repère, exactement
comme certaines choses appartenant à notre « archè-originaire Terre »
3
sont utilisées
pour en situer d’autres. Un tel usage, avec la géométrisation du temps qu’il suppose,
implique une visée ponctuelle de l’événement
4
.
La notion de visée est importante ici, car une entité dotée d’une extension temporelle ne
peut être constituée en événement que si elle est visée comme ponctuelle. À propos d’un
combat, événement pourtant basé sur un procès occupant du temps, on ne dira pas :
20) *Ce combat décisif fut un événement très long
Mais on pourra en revanche affirmer :
21) Ce fut l’événement qui marqua le début d’une nouvelle phase de la guerre
- et on sait bien que tout début est un point.
De même, il est impossible d’attribuer un prédicat événementiel, au sens il
sélectionne comme sujet un nom d’événement, comme se produire, ou avoir lieu, à un
procès envisagé dans sa durée comme dans l’exemple suivant :
22) *Trois heures d’orage viennent d’avoir lieu
Dans cette phrase, le nom orage au singulier a pour déterminant un groupe nominal
quantificateur, ce qui prouve qu’il est ici un nom massif dénotant une activité
atmosphérique, non bornée en elle-même, mais, surtout, considérée d’un point de vue
interne, et présentée dans son extension, d’où son incompatibilité avec le prédicat
événementiel, à la différence de ce qui se passe dans une autre phrase très proche
comme :
23) Un orage de trois heures vient d’avoir lieu
Ici, en effet, la mention de la durée est adjointe au nom, lequel est, cette fois, déterminé
par l’article un qui en fait un nom dénombrable, donc un nom d’action, si bien que le
prédicat peut sélectionner parmi les interprétations possibles du nom (actionnelle,
événementielle, factuelle), celle qui lui convient.
3
Husserl. Expression empruntée à un manuscrit de 1934 traduit en français et publié en 1989 (ed. de
Minuit), dont le titre complet est : Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la
vision habituelle du monde. L’archè-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine
phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences de la nature.
4
L’usage de représenter schématiquement le fonctionnement des temps verbaux au moyen d’une ligne
orientée sur laquelle figure comme « point de repère » le « moment de l’énonciation », prouve d’ailleurs
que tous les linguistes acceptent sans discussion cette duction originaire à un point de l’acte sur lequel
repose l’événement fondateur du temps « subjectif ».
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On notera, enfin, que pour dater un événement, il est possible de choisir entre une visée
processive-actionnelle et une visée événementielle de la même réalité. Comparons par
exemple les deux phrases suivantes :
24) Il est mort pendant / lors de ma dernière visite à l’hôpital
25) Il est mort à ma dernière visite à l’hôpital
La phrase (24) illustre la visée de la visite comme procès : l’événement à dater, une
mort, est situé de manière imprécise « à un moment » durant le procès de ma visite.
Dans la phrase (25), les deux événements coïncident, ce qui suppose que ma visite soit,
comme la mort dont il est question, visée comme un achèvement, et donc vue de
l’extérieur, et réduite à un point
5
.
1.2.2 Les achèvements existent, et ils ont un lien privilégié avec les événements
Si la ponctualité est bien le trait aspectuel dominant des événements, et si les
nominalisations événementielles doivent avoir un lien privilégié avec un certain type de
verbe, on s’attend à ce que ce soit avec les verbes dits « d’achèvement » dans la
classification Vendlérienne.
Je dirai ici un mot en défense de la notion d’ « achèvement » comme idée d’un passage
ponctuel d’une situation à une autre, qui me semble d’ailleurs valoir comme définition
de l’événement lui-même. La pertinence de la catégorie verbale des achèvements est
souvent remise en cause pour plusieurs raisons.
Le premier argument linguistique déjà envisagé par Vendler contre l’existence d’actions
ponctuelles est l’usage non seulement possible mais fréquent des formes progressives
avec les verbes signifiant ce type d’actions. Or, la forme progressive suppose une
extension temporelle que les achèvements sont censés ne pas avoir. Mais selon Vendler
la forme progressive dans une phrase telle que :
26) I am reaching the top
est en quelque sorte « déplacée » de l’achèvement proprement dit (l’atteinte du sommet)
sur le procès préalable, et la phrase (24) doit s’interpréter comme :
27) Je suis en train de grimper pour atteindre le sommet
Le problème, c’est que ce que le verbe signifie, ce n’est pas « grimper pour atteindre »,
mais « atteindre ». Prenons le cas un peu plus simple de arriver : quelle différence
resterait-il entre aller (ou n’importe quel autre verbe de simple déplacement) et arriver
s’il fallait donner à ce dernier le sens de « se déplacer vers un point final » ? Et quel
verbe faudrait-il supposer pour donner à mourir le sens d’un achèvement ? Si on prend
pour modèle le cas de l’ascension de la montagne, dont l’arrivée au sommet marque le
point final, mourir devrait signifier quelque chose comme « aller vers la fin de sa vie »,
définition assez peu satisfaisante il faut bien l’avouer.
Il me semble au contraire qu’on peut soutenir que les emplois progressifs des verbes
d’achèvements reposent précisément sur leur caractère ponctuel, et sur une figure qui
consiste à « dilater » le point qu’ils signifient : cela, en premier lieu, expliquerait bien que
ces emplois soient restreints aux derniers moments avant le passage. Par exemple, on ne
dira pas d’un malade incurable mais encore valide, et dont la mort, si elle est inévitable
dans un avenir assez proche, n’est pas imminente :
28) Ce malade est en train de mourir
5
L’usage qui est fait ici de la préposition à, l’une des plus abstraites des prépositions locatives, dont
l’usage, souvent, « déréalise » le nom qu’elle introduit, est caractéristique de la datation : on la retrouve
avec les noms propres, propres ou communs, de temps, comme dans à Noël, À Pâques, à midi, à l’aube, avec
les noms de limites en général : au début, à la fin de, et avec les noms d’événements chaque fois qu’il sont
utilisés pour en dater d’autres.
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