fit l'ossature intellectuelle de la Somme Théologique. Avec ses catégories hiérarchisantes, la doctrine
aristotélicienne préside inlassablement aux classifications qu'impose, à ses yeux, la nature des différents êtres
qui composent le réel. Ainsi l'âme, siège de la rationalité, impose-t-elle son autorité au corps, cloaque des
passions, de la même manière que la forme s'impose à la matière, le père commande aux enfants, l'homme à
la femme et le maître à l'esclave. C'est pourquoi, à la suite d'Aristote, Sepulveda convoque à témoin l'ensemble
de l'univers pour justifier la domination qu'exerce naturellement le supérieur sur l'inférieur: car c'est bien son
inscription dans la nature qui fonde et justifie cette domination. Si les Indiens n'ont d'autre alternative que la
soumission ou la mort, c'est donc en vertu d'une nature irréductiblement serve: c'est en raison de leur être
même. Cette prédestination à la servitude inscrite dans la structure de l'être sauvage coïncide, ainsi, avec son
exclusion des fins universelles. S'il occupe le dernier étage de la condition humaine, il s'exclut simultanément
du plan de Dieu et s'exonère du bénéfice de sa bienveillance. Vulgaire outil animé, l'esclave indigène n'est donc
susceptible d'aucun amendement : il est doublement figé, dans son infériorité radicale, par la rigueur du
jugement divin et par l'irréversibilité de sa génétique.
L'unité rompue du genre humain
C'est ce paradigme aristotélicien, support théorique d'une anthropologie normative, qui devait régir
pour des siècles (et jusqu'à l'époque contemporaine) la pensée occidentale de l'esclavage. Les catégories du
supérieur et de l'inférieur, transcendant la diversité des races et des nations, gouvernent implacablement leurs
relations inégales. La hiérarchie qui assigne à chacun sa juste place n'est pas une construction de l'esprit, mais
la structure même du réel ; l'inégalité n'est pas dans la pensée, elle est dans l'être, et elle l'est de toute
éternité. Car la nature entière, l'aristotélisme la déchiffre comme un immense réseau de relations
hiérarchiques; elle obéit à un principe universel de subordination dont la relation du maître à l'esclave, parmi
d'autres, n'est jamais qu'un cas particulier. Ainsi le paradigme aristotélicien fonde-t-il la justification de
l'esclavage sur une ontologie sélective : celle-ci classe la diversité infinie du réel à raison du degré de perfection
dont chaque réalité est capable, et ce degré de perfection se laisse voir dans l'accomplissement de son
essence, c'est-à-dire de sa finalité, de son télos. La finalité du barbare pour Aristote, c'est de servir les Hellènes,
dont il se distingue objectivement par son évidente infériorité. Mais pour Ernest Renan, sommité universitaire
du XlXème siècle français, ce sera à peu près la même chose : la vocation des races inférieures est de servir les
maîtres européens.
Dans un univers hiérarchisé de toute éternité où chacun accomplit sa destination, l'ordonnancement
des choses ne souffre pas la contestation. Car cet ordonnancement, c'est l'expression irrécusable d'un rapport
de forces dont il serait absurde de s'offusquer: n'est-il pas, en effet, le langage même de la réalité? Parce qu'il
lie dans l'identité immuable de l'être la relation du maître et de l'esclave, l'aristotélisme ne lui offre aucun
autre horizon que sa propre répétition. Il n'y a pas d'échappatoire dans un monde que régit le finalisme. Si le
maître est le
maître, et l'esclave est l'esclave, ce n'est pas en vertu d'une juste rétribution des mérites, mais au prorata du
degré de réalité dont chacun peut légitimement se prévaloir: le droit, ici, coïncide sans nuance avec le fait, et
l'être avec le devoir-être.
Regard naïf sur le monde qui fait la singularité de la pensée grecque, et qui en marque aussi les
limites? Assurément, mais le drame est que cette naturalisation des hiérarchies instituées aura la vie dure, et
qu'elle alimentera sans répit, pendant des siècles, la bonne conscience des colonisateurs. Car le fil conducteur
qui relie Aristote à Sepulveda et ce dernier à Renan, c'est la sacralisation d'un rapport de forces entre les
hommes ce qui n'est jamais qu'un rapport de fait devient un rapport naturel, intangible et normatif. On peut, à
bon droit, parler ici d'une idéologie, et au sens fort : celui d'une construction intellectuelle visant à présenter
comme une manifestation de la Nature le résultat, qui n'est ni vraiment nécessaire, ni totalement contingent,