Guigue raisons esclavage Les relations qu'entretint le christianisme avec l'héritage esclavagiste des sociétés antiques ne sont sans poser pas un sérieux problème. Comment une religion qui postule la création effective de chaque homme à l'image de Dieu et l'égalité des âmes dans la rédemption a-t-elle pu justifier la domination de l'homme par l'homme? Comment l'affirmation d'une parenté commune à tous les descendants d'Adam et Eve a-t-elle pu se transformer en son opposé, à savoir la différence de nature, posée comme irréductible, entre diverses catégories d'êtres humains? Certes, c'est la théologie elle-même qui se charge de nous fournir une partie de la réponse : le salut des âmes étant le seul souci de la religion chrétienne, la dévolution des pouvoirs ici-bas ne l'intéresse pas. Parce qu'il considère uniquement l'égalité devant Dieu, le christianisme s'accommode fort bien des inégalités terrestres «Rendez à César ce qui est à César », car «mon Royaume n'est pas de ce monde ». La seule affaire qui ait de l'importance, c'est celle du salut éternel des âmes, et les contingences de la vie qui se déroule ici-bas n'en ont aucune. L'égalité métaphysique des êtres humains en tant qu'enfants de Dieu n'est donc d'aucune conséquence pour l'accomplissement de leur destin, durant cette infime fraction de temps intra-mondain qui est, à proprement parler, de mesure nulle devant l'éternité. Mieux encore, c'est la soumission aux autorités durant l'existence terrestre qui garantit le salut éternel en préservant les mortels du péché qui les guette : en assignant chaque être humain à sa juste place dans la hiérarchie sociale, elle le met à l'abri de l'influence corruptrice du Malin. En le prémunissant ici-bas contre ses propres débordements, elle l'empêche de dévier de la voie qui mène à la rédemption dans l'au-delà ; et si elle l'inscrit dans un ordre voulu par Dieu, c'est uniquement pour lui offrir une chance d'accéder à la vie éternelle. Ainsi est-ce une véritable anthropologie du salut qui fonde la prescription d'obéissance. Diffusée sans relâche par le christianisme, l'injonction à obéir fut d'autant mieux entendue qu'elle faisait corps avec la foi religieuse, la soumission à Dieu se vérifiant sans cesse dans l'obéissance à ses représentants ici-bas. C'est pourquoi les Pères de l'Eglise s'efforcèrent, en faisant l'exégèse du récit biblique de la malédiction de Canaan, de justifier théologiquement l'esclavage comme châtiment divin. «C'est avec justice que la condition de l'esclavage a été imposée au pécheur. Nulle part dans l 'Ecriture ne se lit l'expression d'esclave avant que le juste Noé n'eût flétri de ce nom le crime de son fils. Ce nom, c'est donc la faute qui l'encourt, et non la nature... La peine de la servitude est ordonnée par cette loi qui veille au maintien et défend l'infraction de l'ordre naturel; s'il n'eût été jamais attenté contre cette loi, il n'y aurait point de répression à exercer par le châtiment de l'esclavage. » C'est dans cet horizon doctrinal, en tout cas, que les Eglises chrétiennes s'employèrent à légitimer les pouvoirs établis, comme en témoignent plusieurs siècles d'Empire romain (la collusion entre l'Eglise et l'Empire commença avec Constantin et s'accomplit avec Théodose qui imposa l'obligation du christianisme), ainsi qu'un millénaire de Byzance et six cents ans de monarchies européennes fondées sur le droit divin. La controverse de Valladolid Nul ne sait qui fut le véritable vainqueur de la controverse de Valladolid. La dispute avait pour enjeu l'autorisation demandée par Sépulveda, un chanoine de Cordoue réputé pour ses traductions d'Aristote, d'éditer un traité justifiant la conquête des Indes occidentales, par les Espagno1s. Les Dominicains ayant refusé de lui accorder l'imprimatur, le philosophe provoqua une rencontre devant un jury de sages et de théologiens, et Las Casas se proposa pour la partie adverse. Au terme de la discussion, l'autorité religieuse maintint finalement sa décision et refusa l'imprimatur. Formellement vaincu sur le plan juridique puisqu'il n'obtint pas gain de cause, Sépulveda fut loin d'être battu sur le plan intellectuel, car le jury se dispersa sans avoir clairement pris parti en faveur de l'un ou de l'autre. Mais surtout, il pouvait savourer son triomphe sur le plan politique, car la domination espagnole ne fut nullement affectée par la controverse: comment aurait-il pu en être autrement puisque la conquête, en 1550, était déjà achevée? L'inéluctable défaite de Las Casas face à son adversaire était inscrite, en somme, dans une histoire déjà faite. Mais cela n'enlève rien à l'intérêt d'une discussion où s'exprima de façon contradictoire la pensée de l'esclavage dans l'horizon du christianisme. Nul doute, en effet, qu'à travers le droit de conquête, c'est le droit d'asservissement qui constitue le véritable objet de la discussion Or, que nous en dit Sepulveda? Il n'y a pas lieu de s'émouvoir du sort qui est réservé aux Indiens, dit-il, car ils l'ont mérité. Leurs péchés (sacrifices humains, lubricité, idolâtrie) sont une offense à Dieu. Sans doute at-il tenté, dans son infinie bonté, de les ramener sur le droit chemin, mais ils ont persévéré dans leurs crimes. Aussi le Seigneur a-t-il décidé en fin de compte de les punir. Cette punition, c'est la conquête, pour laquelle les Espagnols ont reçu mandat de Dieu : ils en sont le bras séculier, comme ils l'ont été contre les Maures. Mais ce qui condamne les Indiens à la servitude, ce n'est pas seulement l'immensité de leurs fautes : ils sont aussi exclus de la bonne nouvelle. L'absence du Christ sur ces terres, affirme le théologien, fournit la preuve que ses habitants n'ont aucune place dans les desseins du Seigneur. L'histoire humaine est menée par Dieu, et il faut deviner sa main invisible quand elle s'exerce. Les épidémies, les suicides, l'esclavage qui frappent les Indiens, voilà la preuve qu'ils n'appartiennent pas au peuple de Dieu. Ces créatures à l'apparence humaine ne sont pas comprises dans la vision universelle ; elles relèvent d'une infra-humanité que Dieu a proscrite, à l'instar des peuples que Yahvé voue à la destruction dans le livre de Josué. Si les Indiens sont projetés hors de la communauté des croyants, aux yeux du théologien, c'est donc parce qu'ils font exception à l'uniyersalité de l'amour divin. C'est leur imperméabilité radicale à la parole du Christ, en définitive, qui les fixe sans espoir de rémission au degré zéro de l'humanité. Le paradigme aristotélicien C'est là, sans nul doute, le point focal de la polémique. Au double argument de l'expiation des péchés et du dessein de Dieu, Las Casas répond en accusant son adversaire de choisir les signes qui lui conviennent et de les plier aux caprices de sa propre interprétation il se donne d'avance une connaissance de l'histoire pour en répartir les rôles à sa guise, et confond les errements de sa subjectivité avec les intentions du Seigneur. Mais surtout, face au réquisitoire de son adversaire contre les Indiens, Las Casas rétorque que la différence entre les hommes n'exclut pas leur commune appartenance à l'humanité, et que la meilleure façon de combattre l'idolâtrie réside dans la prédication. Il partage avec Sepulveda la conviction que la religion chrétienne est la religion vraie, mais sa connaissance des Indiens lui fait croire en leur perfectibilité. «Les Indiens sont nos frères et le Christ a donné sa vie pour eux. Pourquoi les persécutons-nous avec une cruauté inhumaine, sans qu'ils aient rien fait pour le mériter? » C'est pourquoi, quand son adversaire justifie la violence des Conquistadors, il lui oppose le modèle d'une colonisation pacifique et dépourvue de contrainte. L'idolâtrie des Indiens ne saurait nous faire désespérer de leur humanité, affirmet-il, et notre mission consiste à les accueillir dans la communauté chrétienne. Ainsi la question centrale que soulève la polémique est-elle, avant toutes choses, la question de l'universalité humaine: les Indiens y font-ils exception? Si tel est le cas, il n'y a rien à attendre de telles créatures; mais si tel n'est pas le cas, c'est qu'ils sont issus de la descendance d'Adam et Eve, et ils doivent alors recevoir la communion. C'est le souci de leur âme qui conduit le Dominicain à reconnaître ses semblables chez les Indiens, tandis que Sepulveda leur dénie la pleine humanité au nom d'une exclusion originelle de la communauté chrétienne. Mais il est significatif que ce dernier, toutefois, ne s'en tienne pas à l'argumentaire théologique. Lorsqu'il affirme la prédestination des Indiens pour la servitude ou la destruction, il invoque non seulement l'Ancien Testament et l'impitoyable rigueur de Yahvé, mais aussi le patronage philosophique de la pensée grecque. L'aristotélisme, le Moyen Age chrétien en fut littéralement imprégné depuis que Thomas d'Aquin en fit l'ossature intellectuelle de la Somme Théologique. Avec ses catégories hiérarchisantes, la doctrine aristotélicienne préside inlassablement aux classifications qu'impose, à ses yeux, la nature des différents êtres qui composent le réel. Ainsi l'âme, siège de la rationalité, impose-t-elle son autorité au corps, cloaque des passions, de la même manière que la forme s'impose à la matière, le père commande aux enfants, l'homme à la femme et le maître à l'esclave. C'est pourquoi, à la suite d'Aristote, Sepulveda convoque à témoin l'ensemble de l'univers pour justifier la domination qu'exerce naturellement le supérieur sur l'inférieur: car c'est bien son inscription dans la nature qui fonde et justifie cette domination. Si les Indiens n'ont d'autre alternative que la soumission ou la mort, c'est donc en vertu d'une nature irréductiblement serve: c'est en raison de leur être même. Cette prédestination à la servitude inscrite dans la structure de l'être sauvage coïncide, ainsi, avec son exclusion des fins universelles. S'il occupe le dernier étage de la condition humaine, il s'exclut simultanément du plan de Dieu et s'exonère du bénéfice de sa bienveillance. Vulgaire outil animé, l'esclave indigène n'est donc susceptible d'aucun amendement : il est doublement figé, dans son infériorité radicale, par la rigueur du jugement divin et par l'irréversibilité de sa génétique. L'unité rompue du genre humain C'est ce paradigme aristotélicien, support théorique d'une anthropologie normative, qui devait régir pour des siècles (et jusqu'à l'époque contemporaine) la pensée occidentale de l'esclavage. Les catégories du supérieur et de l'inférieur, transcendant la diversité des races et des nations, gouvernent implacablement leurs relations inégales. La hiérarchie qui assigne à chacun sa juste place n'est pas une construction de l'esprit, mais la structure même du réel ; l'inégalité n'est pas dans la pensée, elle est dans l'être, et elle l'est de toute éternité. Car la nature entière, l'aristotélisme la déchiffre comme un immense réseau de relations hiérarchiques; elle obéit à un principe universel de subordination dont la relation du maître à l'esclave, parmi d'autres, n'est jamais qu'un cas particulier. Ainsi le paradigme aristotélicien fonde-t-il la justification de l'esclavage sur une ontologie sélective : celle-ci classe la diversité infinie du réel à raison du degré de perfection dont chaque réalité est capable, et ce degré de perfection se laisse voir dans l'accomplissement de son essence, c'est-à-dire de sa finalité, de son télos. La finalité du barbare pour Aristote, c'est de servir les Hellènes, dont il se distingue objectivement par son évidente infériorité. Mais pour Ernest Renan, sommité universitaire du XlXème siècle français, ce sera à peu près la même chose : la vocation des races inférieures est de servir les maîtres européens. Dans un univers hiérarchisé de toute éternité où chacun accomplit sa destination, l'ordonnancement des choses ne souffre pas la contestation. Car cet ordonnancement, c'est l'expression irrécusable d'un rapport de forces dont il serait absurde de s'offusquer: n'est-il pas, en effet, le langage même de la réalité? Parce qu'il lie dans l'identité immuable de l'être la relation du maître et de l'esclave, l'aristotélisme ne lui offre aucun autre horizon que sa propre répétition. Il n'y a pas d'échappatoire dans un monde que régit le finalisme. Si le maître est le maître, et l'esclave est l'esclave, ce n'est pas en vertu d'une juste rétribution des mérites, mais au prorata du degré de réalité dont chacun peut légitimement se prévaloir: le droit, ici, coïncide sans nuance avec le fait, et l'être avec le devoir-être. Regard naïf sur le monde qui fait la singularité de la pensée grecque, et qui en marque aussi les limites? Assurément, mais le drame est que cette naturalisation des hiérarchies instituées aura la vie dure, et qu'elle alimentera sans répit, pendant des siècles, la bonne conscience des colonisateurs. Car le fil conducteur qui relie Aristote à Sepulveda et ce dernier à Renan, c'est la sacralisation d'un rapport de forces entre les hommes ce qui n'est jamais qu'un rapport de fait devient un rapport naturel, intangible et normatif. On peut, à bon droit, parler ici d'une idéologie, et au sens fort : celui d'une construction intellectuelle visant à présenter comme une manifestation de la Nature le résultat, qui n'est ni vraiment nécessaire, ni totalement contingent, d'un processus historique. Ce qui caractérise cette idéologie, c'est l'imposition des catégories ontologiques du supérieur et de l'inférieur au monde des relations humaines entre le maître et l'esclave, la différence ne saurait se réduire à une simple différence de degré, elle est forcément une différence de nature. Si l'aristotélisme inscrit la relation du maître et de l'esclave dans un ordre intangible, c'est donc parce qu'il postule la coïncidence entre la division de l'être et la division de l'humanité. Aussi, pour déduire une anthropologie normative d'une ontologie sélective, la tradition aristotélicienne n'a-t-elle pas hésité à rompre l'unité du genre humain ; et elle a fait de cette rupture (imaginaire, mais efficace) le fondement même de l'esclavagisme occidental.