Photo synthèse. 1 sur 3
PHOTO SYNTHESE
« Savez-vous que les arbres parlent ? Ils le font pourtant ! Ils se parlent entre eux et vous
parlent si vous écoutez. L’ennui avec les Blancs, c’est qu’ils n’écoutent pas ! Ils n’ont jamais
écouté les Indiens, aussi je suppose qu’ils n’écouteront pas non plus les autres voix de la
nature. »
« Je pense même que si un jour ils nous écoutent, nous les arbres, le vent, la pluie et tous les
animaux, il sera trop tard.
En tous cas, pour moi, c’est déjà trop tard.
Je ne comprends pas pourquoi mes souvenirs les plus anciens sont les plus nets. Je revois
encore Tilda escalader mon tronc et se lover à ma plus haute fourche. Elle mettait ses mains
en visière et me racontait ce qu’elle voyait. La forme des nuages, les troupeaux de chevaux
sauvages galopant vers l’ouest. Elle était si légère et sa voix était si chantante que parfois je la
prenais pour un oiseau.
Et puis un jour, comme à son habitude, elle grimpa dans mes branches mais elle ne dit rien.
J’ai senti les muscles de ses cuisses se contracter contre mon écorce. J’ai essayé de la rassurer
mais sa peur était trop forte pour qu’elle m’écoute. En deux bonds, elle était au sol, comme un
petit écureuil affolé. Elle a couru vers sa tribu en criant des mots rauques.
Le soleil était bas quand ils ont arrivés. Depuis midi, je sentais la terre vibrer. Ils étaient
nombreux, lents, décidés. Ils voulaient que la tribu parte plus à l’Ouest. Ils voulaient posséder
cette terre. Ils voulaient faire fortune. Vouloir était leur verbe. Le chef a accepté sans discuter
pour épargner les siens et la petite Tilda.
Je me souviens de l’odeur de la tribu quand elle a préparé son départ. Une odeur âcre, d’effroi
et de tristesse mêlés. Je devais avoir la même car tous sont venus me saluer et ont posé leur
front contre mon écorce. Puis ils sont partis, Tilda avec eux.
A partir de ce jour, mes souvenirs sont flous mais je suis toujours vivant. La preuve, ce récit
que je répète chaque jour aux hommes qui m’entourent. Mais je sens bien qu’ils ne
m’entendent pas.
Lorsque j’étais jeune, la lumière qui traversait mes feuilles et qui les colorait comme de la
chair d’avocat me donnait l’énergie de me hisser vers le haut. Mais depuis l’arrivée des
Blancs, le jour et la nuit me sont indifférents et la lumière ne joue plus dans mon feuillage.
En octobre de cette année, il a beaucoup plu. La pluie était torrentielle. Je percevais sa
violence au bruit qu’elle faisait en s’abattant sur moi. Les gouttes auraient dû ricocher de
feuilles en feuilles, me laver de la poussière de la plaine. Mais je n’ai rien senti de la sorte.
Juste son poids écrasant, comme une masse d’eau stagnante.
Alors j’ai compris. Je ne suis donc plus qu’un tronc scié à sa base. Les Blancs m’ont coupé le
jour de leur arrivée pour faire place nette. Depuis, je sers de siège au beau milieu d’un parc de
loisirs, sur lequel les petits Blancs nourris aux frites et au soda viennent assoir leurs fesses
adipeuses pour se reposer. Ils ont finit par rendre la surface de mon billot, concave comme
une cuvette. L’eau s’y accumule et pénètre insidieusement jusqu’à mes racines. Je pourris
lentement et c’est une bonne chose. Quand les insectes qui m’habitent déjà auront entièrement
dévoré ma chair, je ne serai plus qu’humus et je rejoindrai la terre qui m’a nourri.
En attendant de disparaître, je subis les humiliations avec résignation. Les petits Blancs ont
pris l’habitude de tailler mon aubier à coups de canifs. Ils y gravent des cœurs et des
obscénités. Jamais du temps de Tilda, les Indiens ne m’avaient fait endurer la moindre