1 2005TA Talcytaliques I Racine carrée Au ras des racines l'enfant dérive Fait des famillles sans père ni frère Royaumes d'abeilles La reine donne la vie éternelle Empires de fourmis L'une meurt et devient mur Océans de brins verts Nul n'a de jumeau Et l'enfant dit : Carré de silence Et le carré grandit Et le carré se creuse L'enfant suit les bêtes blanches Impatientes au pied de l'herbe L'enfant suit les boules noires Affamées au sommet des épis Traîne avec un limaçon Voltige avec un moucheron L'enfant se prend dans les fils de lumière Inventeurs de polygones Courbes dans le vent L'enfant dit : Pas de fleurs pas encore Le carré reste silencieux Loin des odeurs qui enivrent Des certitudes qui se plantent Des couleurs qui tranchent Des noms qui expliquent Et l'enfant dit : Aux arbres les feuilles feront tache d'herbe Au sol les feuilles feront tache de terre Au vent les feuilles seront pages envolées Qui tournent avec les saisons Il les recueille Au carré de silence 2 II Lignes d'ombre L'enfant trace la ligne du sens Jamais droite ni parallèle Entre le dessus et le dessous Ligne de l'à peine Frontière des apparences Ce qui griffe et sculpte l'invisible du dessous Change de couleur en franchissant la ligne de lumière Le temps d'être aperçu Le gris est brun le blanc est gris Au secret des fourmilières les fourmis sont plus claires Ligne accidentée du silence Dessous s'affairent les vies de l'ombre Sans nom ni nombre Les chambres n'ont pas de couleur Draps blancs peaux blêmes des corps endormis Plumes blanches qui caressent les feuilles Pages blanches des livres clos Candeur des secrets universels L'enfant plonge au dessous Nuit de tunnels et de masses Cousue de fils blancs Terminaisons dérivations contaminations Histoire de silence aux personnages blancs L'enfant dit : Livre blanc Ligne sans point Ordre sans règle Dessous tiges troncs fleuves Dessus la ligne fait ciel L'enfant dérive minutieux Pleins et déliés de runes et de tresses Crêtes crevasses promesses creusets Dans les nœuds de la ligne L'enfant déchiffre le livre sans dictionnaire Solitaire inventaire des signes et des ombres 3 III Ecritures Silence Assis Attente Temps Craquement crissement cri Un mot échappé d'une feuille Le raclement d'une pierre crayeuse sous la cheville Le halètement d'un orphelin exposé Le vrombissement d'un insecte corseté Le soupir des grands travaux Le ruissellement d'une rivière cachée L'enfant se tait suit du doigt Les chemins emmêlés de la voix Le jardin dessine ses poèmes Sur l'herbe irrégulière sur les signets rocailleux Aux points sans fuite des allées désertées Aux branches des naissances et des fidélités L'ombre de sa main trace l'italique du mystère Arc de mémoire et rêve Etrange langue de présages et reprises Immémoriales semences d'exils et de retours Talcytaliques IV Vert Au détour d'une reconnaissance Au hasard d'un faux-pas Au passage d'une ombre Explosion L'enfant s'éveille Etend son territoire sans carte Renaissance Vert Mon jardin tout en vert Ni cultivé ni fleuri Ni anglais ni français Vert Ciel vert à force de fixer l'herbe Brun noir gris sont verts Marcher sur la pointe des pieds pour ne pas écraser les invisibles 4 Sans cligner les yeux Forêt des lilas cailloux blancs langages tus Pattes de mouches runes brindilles lettres du hasard Mon ombre danse et se découd Invisible enfin me voilà plusieurs Vert blanc ombre brun VI Carré magique Carré magique Mes quatre saisons aux quatre vents Quadrille des amours et des adieux Pesée des silences Chants nocturnes de héros défunts Epopées muettes de peuples anonymes Carré magique Chacun demeure et revient au carré Basse opiniâtre d'un grain de terre séchée roulé par le vent Stridence des épis contre le vent Pétales frappant l'eau dormante Cymbales de pas étrangers Le carré orchestre la page Racine carrée de mon enfance Livre blanc enfoui sous la ligne de conscience L'immobilité réveille le secret des voix —Je suis le Roi Vert Debout sur ses étriers cheval arqué Carapaçonné Brillant comme un scarabée neuf Statues madrigaux panaches je caracole En tête du cortège des héros —Je suis la dame blanche qui disparaît au coin de l'allée Je me regarde au miroir de l'air Le pan d'une robe qui se dérobe Le long cheveu sans fin au bec d'un oiseau Le baiser sacré d'un doigt sur la bouche Le murmure clandestin auprès d'une fontaine —Je suis l'inquiète demoiselle au jardin Yeux sur la fenêtre de la chambre Petits pas sous la haie Frissons au moindre bruit Ceinture de serments carquois de nuit Arc infini des amours interrompues 5 Je garde au creux de mes mains la promesse du poète Jours et fruits je cueille et perds Triste demoiselle au jardin —Je suis le poète ensanglanté L'imprononçable Agrippa du jour de sa mort Mes pas dans les pas de mes princes Mes poèmes dans les poèmes du maître Mes mains dans ses mains Hécatombe de mes jeunesses et de mes espoirs Le Seigneur sera mon berger Mon âme gît au verger V Pluie Mille brindilles brisées Mille éclats claquant sur la ligne La terre s'ouvre en ruisseaux lacs estuaires mers Invisible l'enfant respire la senteur des recommencements L'ébriété de l'herbe mouillée L'hésitation des colimaçons Le sommeil des abeilles Goutte à goutte il s'enfonce Dans les plis humides où la ligne se perd Mystères la racine monte au jour Le pétale retourne à la nuit L'enfant hume l'éternité et récolte les vapeurs VI Errances Puis c'est la saison des villes et des cercles De l'autre côté Bal des flammes et falbalas Palabres pâtisseries dîners livres toilettes Mots mots mots Bouquets anthologies sonnets fleurs Paysages parterres promenades Le jardin gît épaté ouvert séché Au carré des conversations Pavées de bons mots striées de points de vues Au récital des prés sans herbe Ils font rimer rose et morose Terrassent les crêtes del'invisible 6 Broient pistils dards et arômes Au livre d'or du jardin S'étend la chanson des villes Bien tournée bien polie On héliotrope le tournesol On asphodèle l'étoile On ignore le soleil des pissenlits Et méprise l'herbe verte Cordeaux tuteurs greffes encore fraîches Etêtages repiquages Géométries de la bêche L'enfant ne dit rien Sur la dernière page blanche La neige étouffe les rumeurs du monde VI Trous Sans fond ni forme. Dans le fond, là où les allées ne vont pas, dans l’impasse de la fin du jardin, terre remuée, plants gelés, tiges nouées et séchées, rebuts. Le tas et le trou se tiennent ensemble, aveugles, derrière. Les jardiniers ne jettent pas un regard en renversant les brouettes, c’est déjà la garenne. Les petites herbes folles y courent, sans parterres ni hauteur. Elles couvrent les couches, voilent la noirceur des décompositions fourmillantes, enfouissent les bruissements du terreau et des fermentations, cachent les voies souterraines de l’après. La ligne de l'ombre ouvre la porte du dessous. Là, par un jour sans vent, à la fin de l’été, un jardinier allume le grand feu de la fin des herbes. Devant la flambée, les mains devant les yeux, un linge sur la bouche, il remue d’un long bois vert les gerbes aussitôt cendres. Il revient au soir et écrase de sa botte les lueurs attardées. Un jour, un iris. Ou une jonquille. Ou un chêne. Qui apparaissent sans prévenir dans le tournant de l’allée, sous le figuier bleu entre les vignes. Ou encore une fleur que nul ne reconnaît, dressée sur une motte soudain surgie dans la pelouse. On arrache, on jette au tas. Une autre fois, il faut trancher : on attaque en profondeur, sous les lames des bêches et des pelles, la terre se creuse et devient mur. De la paroi de terre à vif, pointent les terminaisons blanches de proliférations muettes ; elles croisent les obscures percées de trajets et repaires sans nom. La pelle sonne, métal contre métal, métal contre pierre, blesse les racines, clôt les tunnels, force le passage. Le jardinier part, le temps comble la fosse, les ténèbres demeurent et germinent. VII Guette précis le moment du brin qui paraît au jour Vert le blanc pique vers le ciel Maintenant