Les entreprises sont-elles le moteur de l`économie

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Dissertation d’économie
Les entreprises sont-elles le moteur de l’économie ?
Conférence de Fabrice Bittner
11 mars 2009
« Nous sommes en présence d’une crise d’une amplitude exceptionnelle, dont la
principale composante est un effondrement de la demande. Il est impératif de juguler cette
perte de confiance par une relance de la demande privée, si l’on veut éviter que la récession
ne se transforme en grande dépression », écrivait Olivier Blanchard, chef économiste du FMI
en décembre 2008. Vœu pieux, peu suivi d’effets. Si la crise actuelle a bien évidemment
d’autres causes qu’un effondrement de la demande, la mise en avant de l’acteur économique
qu’est le ménage-consommateur par opposition à l’entreprise-producteur fait de celui-là
l’acteur premier et de celle-ci un acteur subalterne dans l’économie de marché. Quand la
demande des ménages baissent, la croissance ralentit, peu importe l’offre des entreprises. Ne
pourrait-on pas néanmoins inverser la hiérarchie des acteurs et placer l’entreprise – le
producteur – au cœur du système économique ?
« L’entreprise, selon l’INSEE, est une unité économique, juridiquement autonome,
organisée pour produire des biens ou des services pour le marché ». On distingue
généralement l’entreprise individuelle (personne physique) qui ne possède pas de personnalité
juridique distincte de celle de la personne physique de son exploitant et l’entreprise sociétaire
(Société Anonyme ou Société à Responsabilité Limitée). La notion d’entreprise recouvre dès
lors des réalités aussi différentes que l’exploitant agricole, le médecin libéral, le commerçant
ou la multinationale forte de plusieurs milliers de salariés. Différences de tailles et de salariés,
mais également différences de capital, d’investissement, de bénéfice, de profit. C’est dire que
la notion d’entreprises est vaste, complexe, polysémique. Dans l’analyse microéconomique
traditionnelle, on désigne par « entreprise » plus principalement l’entreprise capitaliste dont
l’objectif principal reste la maximisation du profit. Nous suivrons ainsi plus intensément cette
définition.
La question qui se pose alors est celle de la place et du rôle de l’entreprise dans
l’économie, question qui peu ou prou recoupe celle de l’arbitrage théorique entre offre
(l’entreprise) et demande (le ménage). Alors que l’entreprise, sous couvert de mondialisation
et d’internationalisation des réseaux économiques, semble « dominer le monde » à l’image de
grands groupes comme Wal-Mart, ExxonMobil ou Microsoft, les situations de crise
économique rappellent que l’entreprise, aux côtés des ménages et de l’Etat, ne constitue qu’un
acteur parmi d’autres du système économique et, qu’in fine, l’offre des entreprises reste
tributaire de la demande des ménages.
Nous verrons ainsi dans un premier temps dans quelle mesure l’entreprise a acquis
aujourd’hui un rôle prédominant dans le système économique (I), celle-ci a besoin d’être
contrôlée face aux défaillances du marché et reste tributaire des inflexions de la demande (II).
Sylvain Piffeteau – Les entreprises sont-elles le moteur de l’économie ?
1
1- LE MARCHÉ MONDIALISÉ DES BIENS ET SERVICES REPOSE SUR
L’OFFRE PROPOSÉE PAR LES ENTREPRISES
1.1- La polysémie de la notion d’entreprise fait que celle-ci peut englober la majeure partie
du système économique actuel
1.1.1- Les entreprises peuvent avoir des capitaux publics ou privés ce qui estompe la dichotomie
classique entre Etat et Entreprise
A vouloir déterminer qui joue le rôle de « moteur de l’économie », on se rend compte
que la distinction traditionnelle des acteurs de l’économie entre ménages, entreprises, Etat et
système financier est peu opérante. Une entreprise se distingue certes d’une administration
(qui peut être publique ou privée), laquelle produit des services non marchands, et d’une
association qui produit des buts non lucratifs. Mais la séparation introduite entre sphère de
l’entreprise et sphère de l’Etat est remise en cause par la présence d’entreprises publiques
(ainsi la SNCF). Par le biais des entreprises publiques, l’Etat agit sur le marché et devient
producteur de services, plus rarement de biens. A l’inverse, les capitaux d’une entreprise
peuvent être entièrement privés comme cela est le cas d’une quasi-totalité des entreprises. Le
faible nombre d’entreprises publiques ne rend pas pour autant celles-ci subalternes ; en effet,
les entreprises publiques opèrent généralement dans des secteurs-clés et constituent souvent
des « géants » susceptibles d’entrer en compétition avec les plus grands groupes mondiaux
(ainsi EDF, Thalès ou EADS). Cette distinction entre entreprises privées et entreprises
publiques est par ailleurs susceptible d’évolution. C’est ainsi qu’en 1981-1982 le
gouvernement Pierre Mauroy a procédé à une grande vague de nationalisations dans de
nombreux secteurs (l’industrie avec Thomson, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, RhônePoulenc, etc. ; la finance avec Paribas, Suez, CIC, Crédit du Nord, etc.), suivie en 1986 d’une
vague inverse de privatisations ou dénationalisations (Paribas, Saint-Gobain, Suez, TF1, etc.).
La porosité de la frontière entre sphère de l’entreprise et sphère de l’Etat rend donc difficile
l’analyse d’un acteur isolé que serait l’entreprise.
1.1.2- Entreprises individuelles et sociétés : la disparition de la frontière entre entreprises et ménages
On comprend ainsi que la notion d’« entreprise » soit strictement économique et non pas
juridique. Le juriste parlera d’« entreprise individuelle », de « société anonyme » ou encore de
« société à responsabilité limitée ». Dans le cas d’une entreprise individuelle, une même
personne assure la direction de l’entreprise, l’apport des capitaux (donc la propriété de
l’entreprise) et l’activité productive. Il n’y a ainsi pas de séparation, dans le cas par exemple
d’un médecin disposant de son propre cabinet médical, entre patrimoine privé et patrimoine
professionnel, et l’entreprise individuelle n’a pas de personnalité morale. Si, depuis plus de
quinze ans, le nombre d’entreprises individuelles ne cesse de baisser en France, elles sont
encore en 2005 plus d’un million1. A l’opposé, les sociétés de personnes ou de capitaux
désignent des structures crées par plusieurs personnes, des actionnaires où propriété et
responsabilité sont diluées. La distinction est fondamentale, car l’on comprend que par
« entreprise » on peut désigner dans l’économie des structures juridiques tout à fait
différentes. Dans le cas de l’entreprise individuelle, la séparation entre « entreprise » et
« ménage » reste floue. Ainsi, « en comptabilité nationale, les entreprises individuelles ne sont
pas dissociées des ménages qui les possèdent. Leurs opérations sont donc retracées dans les
comptes du secteur institutionnel des ménages »2. Comme entre entreprise et Etat, la frontière
entre entreprise et ménage est donc problématique, remettant en cause la typologie
microéconomique traditionnelle entre « acteurs de l’économie ».
1
2
Florent Favre, « Les revenus des entrepreneurs individuels en 2005 » in Insee Première, n°1175, février 2008
Définitions de l’INSEE, entrée « Entreprise individuelle (Comptabilité nationale) »
Sylvain Piffeteau – Les entreprises sont-elles le moteur de l’économie ?
2
1.1.3- Acteurs-clé de l’économie, les entreprises diffèrent selon leur taille et leurs profits
Si les statuts des entreprises sont multiples, la réalité économique de celles-ci est
également extrêmement variée. Il est courant de distinguer les entreprises selon leur taille,
selon trois catégories : les petites entreprises (et très petites entreprises) regroupant entre 0 et
49 salariés, les moyennes entreprises (entre 50 et 249 salariés) et les grandes entreprises (250
salariés et plus). Malgré cette dispersion concrète de l’objet « entreprise », on peut affirmer
que les entreprises, dans le cas de la France, représentent un acteur central dans l’économie.
Les 2.25 millions d’entreprises recensées en 2003 par l’INSEE en France emploient 14
millions de salariés et dégagent un chiffre d’affaires de 2.700 milliards d’euros. Les effectifs
ont alors progressé de 5% sur un an. Au 1er janvier 2007, on dénombre 3.4 millions
d’entreprises. Parallèlement, le nombre de salariés a considérablement augmenté alors que le
travail indépendant a régressé (moins 20% dans la décennie 1990). Si les groupes industriels
ou « multinationales » contrôlent en France deux tiers des entreprises de plus de 100 salariés,
emploient la moitié des salariés industriels et détiennent 80% des actifs, la grande majorité
des unités restent des petites entreprises : près d’une entreprise sur deux n’a pas de salariés et
90% en emploient moins de 10.
Se demander si les entreprises constituent le moteur de l’économie revient alors à
dépasser le clivage topique entre « acteurs de l’économie ». Tant l’Etat que les ménages, et
bien entendu les entreprises elles-mêmes, peuvent devenir « entreprises », c'est-à-dire unités
de production. Cette notion nervurant l’ensemble du système économique moderne, il semble
alors évident que l’entreprise doit être le moteur de l’économie.
1.2- L’entreprise, un acteur central dans l’économie
1.2.1- L’entreprise, postulat de départ de la théorie néoclassique de l’équilibre sur le marché des biens et
services
La théorie classique et néoclassique ne s’interroge pas directement sur l’entreprise mais
postule plutôt son existence comme élément a priori de l’analyse. L’entreprise opère dans un
environnement de concurrence parfaite où les prix sont imposés par le marché et gère ainsi le
processus d’équilibre du marché. Pionnier de l’école néoclassique, Jean-Baptiste Say observe
que les individus n’offrent des biens et services qu’en vue d’acquérir le pouvoir d’achat
nécessaire à l’acquisition d’autres biens et services : « les produits s’échangent contre les
produits ». Ainsi, « la monnaie n’est qu’un voile » ; autrement dit, elle n’est qu’un simple
intermédiaire dans les échanges et aucun agent rationnel ne détient sous forme d’encaisses
inutilisées une partie du revenu acquis par la vente de biens et services. La demande globale
est donc égale à l’offre globale. L’ensemble de la théorie néoclassique se fonde sur le postulat
selon lequel « l’offre crée sa propre demande ». Walras reprend la même idée lorsqu’il énonce
la loi selon laquelle la valeur totale des offres est identiquement égale à la valeur totale des
demandes. Si l’offre crée la demande, on comprend que l’entreprise occupe une place centrale
dans le système néoclassique : celle-ci est seule apte à réguler et, à plus long terme, équilibrer,
le marché. C’est pourquoi, toujours dans une logique néoclassique et plus tard néolibérale,
l’intervention de l’Etat par le biais des réglementations ou de la fiscalité (impôt sur les
sociétés par exemple, de 33% en France pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires
inférieur à 7.630.000 € HT) nuit au bon fonctionnement du marché. On pourrait toutefois
arguer que l’offre créant sa propre demande, la demande appelle également son offre :
l’entreprise, au lieu de créer sa demande, serait tributaire d’une demande donnée tout comme
elle l’est du prix fixé par le marché. A cet égard, les entreprises ne seraient pas « moteurs de
l’économie », mais rouages centraux d’un système en équilibre.
Sylvain Piffeteau – Les entreprises sont-elles le moteur de l’économie ?
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1.2.2- L’Etat a paradoxalement pour mission de garantir le rôle moteur des entreprises dans l’économie
Plus intéressante est alors la question des relations entre l’entreprise et l’Etat. Si l’on a
pu voir que dans la réalité ces deux acteurs pouvaient parfois se recouper, l’approche
théorique laisse apercevoir une contradiction interne au principe de concurrence pure et
parfaite qui structure la théorie néoclassique. Si, en effet, le marché et la libre-concurrence
sont efficaces, la concurrence n’aboutit-elle pas dans la réalité à un processus de
concentration des offreurs qui est la négation de ce marché libre et concurrentiel ? Un
paradoxe voit alors le jour, celui d’un Etat garantissant la libre-concurrence d’un marché dont
l’Etat lui-même est exclu par respect de ce dit principe de concurrence. Est ainsi apparu un
droit de la concurrence, qui remonte, pour les Etats-Unis, au XIX° siècle avec le Sherman
Antitrust Act de 1890. En France a été institué un Conseil de la concurrence, devenu le 13
janvier 2009 « Autorité de la concurrence ». L’Etat intervient également dans la régulation du
marché par la protection des brevets. La législation à ce sujet vise à empêcher ou du moins
encadrer la copie ou l’imitation de produits brevetés, et complètent ainsi les politiques de
concurrence en maintenant l’équilibre du marché. Tout en assurant le principe de libreconcurrence, l’Etat protège également les créateurs et les entreprises innovantes 3. Dernier
exemple d’intervention de l’Etat dans le marché des biens et services, la création de marchés
par l’Etat, et notamment celui, récent, des droits à polluer : encore appelé marché de permis
négociables, ce marché est un instrument économique de politique environnementale qui vise
à limiter le niveau global de rejets polluants en répartissant les coûts à supporter pour
respecter cette contrainte de manière efficace.
1.2.3- L’entreprise est un mode de coordination alternatif au marché
Il convient toutefois de dépasser les problématisations ouvertes par la théorie
néoclassique. A partir des années 1930, des économistes ont repensé la notion d’entreprise en
essayant de dépasser son opposition fondamentale à l’Etat. Dans The Nature of the Firm,
Ronald Coase (1937) pose ainsi la question de l’existence de l’entreprise que les économistes
néoclassiques avaient négligée. Selon R. Coase, la firme offre un mode de coordination
économique alternatif au marché, par la hiérarchie plutôt que par le système de prix. En effet,
dans l’entreprise, le salarié fait ce que son supérieur lui demande de faire – il n’est ainsi pas
nécessaire de renégocier le contrat de travail à chaque acte de production – alors que sur le
marché, le travailleur indépendant suit les incitations du système de prix. Quand les coûts de
transaction relatifs au recours au contrat marchand deviennent trop élevés, l’entreprise devient
moins coûteuse. Le marché, avec ses mécanismes d’incitation, s’oppose donc à l’entreprise
avec ses mécanismes de contrôle. Dépassant le cadre néoclassique qui ne fournit aucune
explication sur l’existence même de l’entreprise et qui en fait une « boîte noire » où des
choses entrent, d’autres en sortent, sans que l’on ne sache ce qui se passe à l’intérieur si ce
n’est que les objets qui entrent sont combinés entre eux pour donner ceux qui sortent 4, Ronald
Coase et d’autres économistes à sa suite, comme Oliver Williamson dans les années 1970,
légitiment et justifient l’existence et la fonction centrale de l’entreprise dans l’économie.
Oubliée puis réhabilitée dans les nouvelles théories de la firme et la nouvelle pensée
stratégique, l’entreprise voit ainsi son rôle central dans l’économie légitimé à partir du début
du XX° siècle. Les récents mouvements de déréglementation et de dérégulation pratiqués par
les Etats et l’ouverture à la concurrence des industries de réseaux ont en outre donné aux
firmes multinationales un poids considérable, tant économiquement que financièrement,
“Antitrust Enforcement and Intellectual Property Rights : Promoting Innovation and Competition”, rapport du
Département de Justice américain, avril 2007. Disponible sur www.ftc.gov
4
Bernard Guerrien, in « L’entreprise, une boîte noire », Alternatives économiques, n°237, juin 2005
3
Sylvain Piffeteau – Les entreprises sont-elles le moteur de l’économie ?
4
socialement, voire politiquement5. Certains Etats ont ainsi quasiment « disparu », du moins
économiquement, pour laisser le champ libre aux entreprises (cas de Hong-Kong,
Singapour…). Le modèle de déréglementation bute néanmoins aujourd’hui, de façon
évidente, sur la crise économique et les réponses politiques apportées par la plupart des Etats.
2- IL EXISTE NEANMOINS DES FORMES LIMITES DE DEVELOPPEMENT
ECONOMIQUE OÙ L’ENTREPRISE COMME ACTEUR ECONOMIQUE
N’APPARAÎT PLUS PERTINENTE
2.1- Les défaillances du marché sont des obstacles à l’implantation et au développement
d’entreprises dans certains secteurs
Avant même d’envisager la redéfinition de la notion d’entreprise induite par la crise
économique et financière actuelle, plusieurs apories théoriques, mais également souvent
concrètes, entourent le libre déploiement des entreprises dans le marché des biens et services.
2.1.1- Les situations de monopole naturel : nécessité d’une intervention de l’Etat
Dans certains cas, une entreprise ne peut assurer son rôle de producteur de biens et
services et ne peut donc être moteur de l’économie. En effet, le seuil de rentabilité pour une
entreprise se situe au moment où le coût moyen commence à croître, c'est-à-dire quand les
rendements moyens commencent à décroître. Dans cette phase, seul un monopole qui
pratiquerait un prix nettement supérieur au coût marginal pourrait subsister. L’Etat a alors
pour mission de se substituer à de telles entreprises, comme c’est le cas pour l’hydroélectricité
par exemple où le poids considérable des coûts fixes fait que le coût moyen reste très
longtemps décroissant, ou le service postal pour les lettres (le service postal est ainsi géré par
une entreprise publique en Suisse, en Belgique, en Italie, au Royaume-Uni… et en France).
Ainsi, pour reprendre la formule de Jacques Généreux, « dans une économie de marché, le
nombre d’entreprises sur un marché ne dépend pas du bon vouloir des entrepreneurs ou des
pouvoirs publics ; il dépend du rapport entre la taille du marché à satisfaire et l’échelle
minimum efficace »6. Les entreprises demeurent alors moteur de l’économie sur les marchés
propices au développement des entreprises, mais ne peuvent avoir prise sur des marchés où le
coût des infrastructures de départ reste très important (cas du chemin de fer…). Les
entreprises sont donc des moteurs de l’économie sur une portion restreinte du marché total des
biens et services.
2.1.2- L’oligopole, le cartel, la concurrence monopolistique : l’entreprise n’a pas vocation à respecter la
forme concurrentielle du marché parfait
Pour autant, dans les secteurs favorables au développement des entreprises et de la libreconcurrence, celles-ci ne respectent pas toujours le schéma de concurrence pure et parfaite.
Plus encore, les entreprises n’ont pas vocation à respecter la forme concurrentielle telle que
décrite par les théories néoclassiques. En effet, dans une recherche de maximisation du profit,
une entreprise a intérêt à attirer des parts de marché plutôt qu’à respecter un modèle
économique parfait qui reste fondamentalement extérieur à sa stratégie personnelle. C’est le
5
6
P. Bauchet, Concentration des multinationales et mutation des pouvoirs de l’Etat, CNRS Editions, 2003
Jacques Généreux. Economie politique, tome 2 « Microéconomie », Hachette, 2008, p.113
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cas de la concurrence monopolistique, situation où un certain nombre d’entreprises obtiennent
temporairement une situation de monopole en raison d’une différenciation de leurs produits,
grâce à l’environnement du produit (service après-vente…), sa différenciation objective
(esthétique…) ou sa différenciation subjective (produit « à la mode »). Les secteurs de
l’habillement, entre autres, illustre ce phénomène. De manière plus aboutie, l’oligopole, et sa
forme extrême qu’est le cartel, constitue un cas de dévoiement assumé du principe de
concurrence. Dans le cas du cartel, les entreprises s’entendent, sur un marché donné, pour
réduire la quantité produite et / ou faire monter le prix de vente. Ces pratiques, sanctionnées
par la loi, sont certes peu fréquentes mais peuvent intervenir sur des marchés déterminants.
L’on songe entre autres à l’OPEP sur le marché de la production de pétrole ou à la
condamnation des trois grands opérateurs de téléphonie portable français à une amende 534
millions d’euros en 2005.
2.1.3- Le cas des biens collectifs purs
De façon plus dichotomique, on peut avancer l’idée que les entreprises n’ont vocation à
exister que pour une certaine catégorie de biens : les biens privés, c'est-à-dire des biens dont
la consommation par un individu est exclusive de la consommation par un autre. Mais il
existe des biens collectifs, qui peuvent être utilisés simultanément par plusieurs individus sans
que la consommation de l’un ne réduise la consommation des autres, et notamment des biens
collectifs purs pour lesquels aucun agent privé ne peut exclure les utilisateurs qui ne sont pas
disposés à payer. C’est le cas d’un phare, de l’éclairage public, de la justice, de la défense
nationale, des routes nationales (et non des autoroutes qui sont payantes). Ainsi, si la société
et chaque individu bénéficient de ces services collectifs purs, aucun n’a intérêt à révéler sa
disposition à payer ces services ; en conséquence, des entreprises privées ne seront pas en
mesure d’assurer leur production. Seule une institution qui dispose du pouvoir de contrainte
par la force, l’Etat, peut produire ce type de services, en levant des impôts. Les entreprises se
trouvent alors exclues de l’ensemble du marché des biens publics purs, non pas par
interdiction de la part des législateurs nationaux, mais par la difficulté voire l’impossibilité
(du moins théorique) de dégager des profits, raison d’être de l’entreprise.
Ainsi, à la différence des deux autres acteurs de l’économie que sont le consommateur et
l’Etat, l’entreprise n’a pas vocation et n’a pas intérêt à se déployer dans l’ensemble du marché
des biens et services. Certains marchés ne sont pas favorables à l’entrée d’entreprises et
certains biens et services ne sont pas rentables à l’exploitation par une entreprise. Il convient à
présent d’éclairer plus précisément le rôle des entreprises à l’intérieur des marchés qui lui sont
favorables.
2.2- Le rétablissement du rôle de la demande face à celui de l’offre
2.2.1- Le client est roi : la souveraineté du consommateur
Le concept de souveraineté du consommateur tel que développé dans l’approche
néoclassique comporte quatre caractéristiques : la recherche d’une satisfaction optimale ; le
choix du consommateur qui guide la production des firmes ; la loi de la demande qui fixe les
prix ; et un détour par la philosophie utilitariste selon laquelle chaque individu dans sa quête
du bonheur ne peut que faire le bonheur de tout le monde. Dans les années 1960, de nouvelles
approches ont renversé le débat et nous sommes passés de la théorie de la souveraineté du
consommateur à celle du consommateur aliéné. Les nouvelles caractéristiques du concept
insistent sur l’omnipotence du producteur, l’importance de la technostructure et l’aliénation
du consommateur. Plus récemment, de nouvelles lectures du consommateur ont vu le jour
comme celles sur « l’effet snob » par lequel la consommation d’un bien par un consommateur
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est positivement corrélée avec le prix et avec la demande de ce bien par les catégories sociales
élevées ou les « effets boule de neige », où la consommation d’un bien par un consommateur
dépend de la consommation de ce bien par d’autres, nouvelles lectures elles-mêmes
contrebalancées par des théorisations actuelles sur le « consommateur citoyen ». Les théories
sur l’autonomie du consommateur face à la firme évoluent donc rapidement, probablement au
gré du climat de confiance de l’opinion dans les entreprises – il n’est que de penser aux émois
provoqués par les « parachutes dorés » ou les licenciements opérés par des multinationales
dégageant des profits ressentis par la population comme excessifs. Face aux entreprises, le
consommateur peut donc être considéré comme déterminant dans le processus d’échanges de
biens et services.
2.2.2- La place de la demande des ménages dans le marché des biens et services
L’idée classique que la demande est liée à l’offre bute en outre sur certaines apories
révélées depuis le début du XX° siècle. Que penser en effet des crises de surproduction
comme celle des années 1930 aux Etats-Unis ou en Europe ? Pour Karl Marx, la crise de
surproduction est cyclique et inhérente au système capitaliste : elle en est à la fois une
conséquence et une condition de fonctionnement. C’est ainsi le cas de la PAC qui entraîne des
crises de surproduction fréquentes, en subventionnant les exploitations non-rentables et en
encourageant l’agriculture intensive. Le cas de la surproduction révèle le rôle central des
ménages dans l’économie : lors d’une contraction de la demande, les entreprises sont victimes
des incertitudes et des aléas du marché. La concurrence entre les entreprises entraîne une
baisse des prix, la fermeture des centres de production les moins compétitifs, une
augmentation du chômage et donc une baisse des salaires si ceux-ci ne sont pas rigides à la
baisse.
La question de l’arbitrage consommation / épargne est également cruciale pour
comprendre la place des entreprises dans l’économie. Dans l’approche néoclassique, il existe
un mécanisme équilibrant automatiquement l’épargne et l’investissement : les fluctuations du
taux d’intérêt. Dans l’approche keynésienne, ce mécanisme ne joue plus puisque l’épargne ne
dépend pas du taux d’intérêt mais du revenu. En situation d’incertitude keynésienne, les
ménages auront tendance à épargner plutôt qu’à consommer, avec en ligne de mire le
phénomène de trappe à liquidités qui condamne à l’échec toute politique de relance par l’Etat.
Les aléas économiques (situations de crise…) et les politiques de relance par la demande
influent donc directement sur la consommation des ménages, ce sur quoi les entreprises n’ont
aucun impact.
2.2.3- De la gestion efficace du marché des biens et services
Demeure ainsi la question de la gestion du marché des biens et services. Celui-ci
remplit-il sa fonction de manière optimale ? Ce marché semble être un mécanisme
d’allocation des ressources plus efficace que le Plan : les entreprises produisent en fonction
des besoins sinon elles ne vendent pas et ne peuvent faire des bénéfices. Mais on peut
remettre en question la pertinence de l’entreprise dans cette gestion du marché, dans la mesure
où la recherche du profit à court terme handicape la croissance à long terme par
l’investissement qui peut s’apparenter à un détour de production douteux. Les crises
fréquentes que le capitalisme moderne a connues en seraient le signe.
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Parmi les acteurs macroéconomiques traditionnels, l’entreprise occupe donc une place
centrale. Cette place doit néanmoins être tempérée par l’entremêlement que nous avons pu
apercevoir entre ces différents acteurs. Unité de l’offre, l’entreprise ne peut que composer
avec les ménages qui consomment les biens offerts, mais également avec l’Etat qui peut être à
la fois consommateur et producteur. Les entreprises évoluent donc dans une sphère
réglementée où certes la libre-concurrence est protégée par les Etats régulateurs mais où
certaines pratiques sont condamnées et certains secteurs délaissés.
Affirmer que les entreprises sont le moteur de l’économie apparaît donc réducteur et
quelque peu paradoxal en raison de la conjoncture économique actuelle où les entreprises
semblent subir directement la baisse de la demande. C’est seulement dans un contexte de
croissance économique et de plein-emploi que les entreprises retrouveraient leur rôle de
moteur.
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