Thierry LIBAERT LA GESTION DES CRISES, SIMPLE AFFAIRE DE COMMUNICATION ? A lire la plupart des manuels, ouvrages et articles sur le sujet, la gestion des crises s’assimile à la communication de crise. Il suffirait de respecter certains principes de base « Les 10 règles d’or », d’éviter certaines erreurs « les 5 écueils à éviter » et l’entreprise pourrait surmonter les difficultés, voire profiter de la crise pour accélérer ses inéluctables restructurations, voire gagner au passage quelques points d’image. A qui le crime de la gestion profite-t-il ? Ce n’est sans doute pas totalement l’effet du hasard si la plupart des écrits sur la communication de crise émanent de consultants en communication. L’écriture peut certes émaner d’une volonté pédagogique d’analyse, de recherche, d’enseignement, elle a également pour effet de positionner son auteur comme « le spécialiste » du sujet. Le démarchage de la clientèle s’effectuera plus aisément avec une relative notoriété que pourra améliorer l’indication de références « auteur de Comment surmonter la crise en 10 leçons ? » voire l’envoi généreux de son œuvre. L’opération est intrinsèquement non critiquable et répond à un intérêt commercial bien compris. Elle implique toutefois deux types d’inconvénients. La surreprésentation de la communication. Puisqu’il s’agit de leur discipline et qu’ils connaissent l’enjeu majeur d’une bonne réputation, les consultants en communication ont une propension naturelle à survaloriser la place de la communication dans la gestion des crises, voire à faire de celles-ci de simples problèmes de médiatisation. Définissant la crise comme « mauvaise publicité non envisagée » (Unexpected bad publicity), Michael Bland 1 définit clairement l’enjeu de sa mission. Selon Michel Ogrizek, reprenant les propos de Joseph Scanlon, « Qui ne maîtrise pas cette crise d’information ne maîtrisera pas la crise » 2. Ce serait donc par son entrée sur la scène médiatique que l’entreprise entrerait en crise, par conséquent ce sera par la parfaite gestion des relations avec la presse qu’elle réussira à la surmonter. La capacité à faire accepter une définition n’est pas neutre au regard de la puissance d’une discipline, il est vrai que les communicants maîtrisent l’importance de la précision du langage La sous représentation des échecs. La lecture des écrits relatifs aux crises traversées s’effectue fréquemment sous l’angle d’une histoire relatée sur le mode d’une success story. L’illustration la plus caricaturale est ici le cas Perrier. Présenté dans un grand nombre d’études comme une des meilleures réussites dans le domaine de la communication de crise, le cas Perrier est devenu exemplaire des possibilités du marketing de la 1 2 : Michael Bland, Communicating out of a crisis, MacMillan, 1998, p. 5 : Michel Ogrizek, La communication de crise, PUF Que Sais-Je ? 1997, p. 3 communication de crise. Selon Michel Ogrizek, « la crise exemplaire quant aux leçons à tirer, est incontestablement « la crise Perrier » 3. Dans l’ouvrage de Maud Tixier, La communication de crise 4, nous trouvons ainsi un happy end somptueux : « le retour de la bouteille Perrier fut un événement marketing brillant. Les distributeurs renouvelèrent leur confiance en Perrier, les consommateurs achetèrent comme par le passé et, en Bourse, l’action remonta. Perrier venait de remporter sa dernière victoire ... Le succès fut tel que des esprits chagrins virent dans la crise Perrier un excellent outil de promotion pour la société ». Comme à la fin des films hollywoodiens, le héros peut savourer sa victoire et repartir pour de nouvelles aventures. Après avoir constaté un fait non anodin (l’auteur présidait l’agence conseil de Perrier), il convient de revenir à quelques fondamentaux : une communication de crise s’évalue d’abord au regard des résultats effectifs sur l’activité de l’entreprise. Après une chute prolongée des cours de l’action, le départ du président Gustave Leven, ce n’est qu’en 2000, soit dix années après la crise que Perrier parvint à retrouver ses parts de marché. Avec une image durablement dégradée à l’international 5, et des traces psychologiques persistantes qu’illustre le fait que 44 % des français s’en souviennent 6 et qu’il suffise d’une crise comparable du type Coca-Cola en 1999 pour la faire resurgir, la crise Perrier semble loin du succès présenté. La seule réussite incontestable semble davantage résider dans celui de la communication sur la communication de crise. A la recherche de l’opinion publique Un nouvel interlocuteur règne désormais en maître sur la communication de crise. Insaisissable, invisible mais incontournable, l’opinion publique est devenue la référence suprême de toute action de communication. La sauvegarde de l’image serait l’objectif ultime de toute stratégie d’entreprise. L’image de marque serait un « antidote à la crise » 7, elle serait le paramètre essentiel d’une politique d’anticipation des crises puisque celles-ci frapperaient préférentiellement les entreprises disposant d’une mauvaise réputation, elles permettraient de traverser la crise en rappelant ses messages et valeurs, enfin elle permettrait en aval de redresser l’image dégradée, voire de capitaliser sur les résultats acquis lors de la phase de gestion. Afin de mieux cerner le poids réel de l’opinion publique dans la gestion de crise, trois cas peuvent être réétudiés. Le 12 décembre 1999, l’Erika s’échoue au large des côtes bretonnes. De l’avis unanime, cette catastrophe, dont on découvre réellement l’ampleur le 3 : Michel Ogrizek, op. cit., p. 20 : Maud Tixier, La communication de crise, Mc GrawHill, 1991 5 : en ce sens, cf Jean-Marc Lehu, Alerte Produit, Editions d’Organisation, 1998, p. 85 6 : Alain Delcayre, « L’image de marque, un antitode à la crise », Stratégies, n° 1240, 7 juin 2002, p. 33 7 : sondage CSA / TMO pour Edelman, cf notamment Florence Amalou, « La communication n’efface pas totalement les crises », Le Monde, 7 décembre 1999 4 2 24 décembre lorsque les premières nappes de pétrole frappent les plages, se double d’un naufrage pour le groupe Total incapable d’une communication cohérente. Total communique tardivement, minimise sa responsabilité, « nous ne sommes pas juridiquement responsables », ne fait preuve d’aucune empathie, hésite à se rendre sur les lieux, se laisse piéger lors des interviews « Je suis prêt à donner une journée de mon salaire ». La crise de la communication supplante largement la communication de crise. A l’exemple de la crise Perrier, un élément doit toujours être considéré pour évaluer une action : l’impact économique et financier. A la suite de l’Erika, le groupe Total n’a perdu que 0,1 % de parts de marché, le cours de son action s’est accru de 40 % et les bénéfices 2000 se sont élevés à 60 Mds de F, le montant le plus élevé pour une entreprise française. L’image du groupe a certes fortement chuté puisque le groupe Total se retrouva aussitôt en dernière position au classement Ipsos / Nouvel Economiste 8. Dans le domaine des sciences de l’information, un des principes de base repose sur l’analyse de toute action de communication en fonction d’un enjeu, d’un objectif et d’une cible. Si l’on considère que l’objectif d’une entreprise est d’abord de réaliser des bénéfices, si l’on considère que l’enjeu d’une communication maladroite est limité s’agissant d’une entreprise réalisant les trois quarts de ses résultats à l’étranger 9 et que la cible principale n’est peut-être pas le grand public mais la communauté financière internationale, on peut comprendre que la communication grand public n’ait peut-être pas été privilégiée. L’exemple Total rejoint la longue liste d’exemples d’entreprises dont l’objectif économique et financier apparaît pleinement lorsque, à l’exemple du groupe Michelin le 21 septembre 1999, l’entreprise annonce le même jour une hausse de 20 % de ses bénéfices semestriels et, concomitamment, la suppression de 7.500 postes en Europe dont 1.880 en France. Comme auparavant pour le cas Renault-Vilvoorde, il s’agit vraisemblablement d’une maladresse. Toutefois, ici également, l’événement doit se resituer dans une logique de gestion économique et financière. Michelin réalise 85 % de son chiffre d’affaires à l’international, le risque sur le marché français est réduit, la cible n’est pas le grand public. Ici aussi, le groupe doit affronter une tempête médiatique, il n’empêche que la première conséquence de cette « erreur de communication » fut que le 21 septembre 1999, le titre Michelin gagna 12 % à la Bourse de Paris. Le cas Danone est également révélateur en ce qu’il ruine toute certitude sur l’effet bouclier de la bonne réputation. Lorsque le 11 janvier 2001, Le Monde annonce le plan de restructuration du groupe Danone, celui-ci bénéficiait d’une image solide. 80 % des français en avaient une bonne opinion et chacun s’accordait à considérer que son image basée sur des valeurs de responsabilité, de citoyenneté et d’avancée sociale le protégeait 8 : cf notamment Le Nouvel Economiste, n° 1148, 24 mars 2000, p. 50-51 : Sylvie Hattemer-Lefèvre, « Ces entreprises qui se moquent de la France », Le Nouvel Economiste, n° 1153, 31 mai 2000, p. 52 9 3 de toute crise majeure. Fin janvier, l’entreprise passe de la 5ème à la 25ème place des baromètres d’opinion pour se retrouver au dernier rang en avril 2001. Loin de l’effet bouclier, la réputation amplifierait la crise et un mauvais paramètre intervient alors ; la déception. Le consommateur se sent victime d’une manipulation en s’apercevant de la réalité de l’entreprise derrière l’image. La chute est alors plus rapide. La médiation de la presse peut également accélérer ce processus. Il est, selon l’angle journalistique, plus intéressant d’attaquer une entreprise à forte réputation puisque les révélations disposeront ainsi de l’effet surprise. Comme le remarquait Lise Chartier à propos de la gestion de la crise du verglas du Québec en 1998, l’entreprise « était une société suffisamment grande, forte, organisée et responsable pour ce faire, les médias n’en ont que redoublé d’ardeur pour la piéger, commenter son manque de transparence et accorder une place prépondérante durant tout le reste de l’année à ceux qui la contestaient » 10. La réputation ne protège pas de la crise, elle peut permettre une sortie de crise plus rapide mais rien n’a pu à ce jour être démontré. Au début des années 1990 aux Etats-Unis, la chaîne de restauration Denny’s fut l’objet d’une large campagne basée sur des discriminations raciales opérées par des membres de l’entreprise. Des centaines de plaintes et un nombre croissant de procès portaient sur une différence de traitement, les personnes de couleur se voyaient devoir attendre trop longuement avant de pouvoir commander ou être servies, et provocation suprême, l’être souvent après des clients arrivés ultérieurement. Le groupe aurait certes pu respecter les principes de la communication de crise, voire lancer une campagne de reconquête de l’opinion. En l’occurrence, il préféra quelques actions tangibles 11 : l’obligation pour tout employé de la chaîne de signer un engagement de non discrimination, le recrutement d’un directeur de couleur, l’accélération des franchises confiées aux minorités, un partenariat avec le NAACP 12. Il y eut certes des actions de communication (effectuées avec une agence détenue par une minorité) mais il est évident que la crise n’aurait pu être surmontée sans un engagement à long terme basé sur une succession d’avancées sociales et non sur un dispositif de communication, aussi performant fut-il. Les limites de la communication Il est d’abord nécessaire de considérer que face à l’ampleur de certains événements, la communication est impuissante. Une communication de crise optimale n’aurait eu aucune efficacité face à des événements comme 10 : Lise Chartier, « Hydro Québec et les médias », in Danielle Maisonneuve et al., Communication en temps de crise, Presses de l’Université du Québec, 1999, p. 133 11 : Jim Adamson, The Denny’s story, Wiley, 2000 12 : National Association for the Advancement of Coloured People 4 Tchernobyl ou Bhopal. L’événement est trop fort, il se grave directement dans nos esprits et aucune communication ne peut en atténuer l’impact. La communication de crise est un domaine d’étude qui reste embryonnaire et sur lequel les certitudes sont infimes. Certaines procédures et stratégies fonctionnent dans certaines organisations, échouent ailleurs. Au sein même de certaines structures, les résultats sont parfois aléatoires. Elf a parfaitement géré l’affaire des avions renifleurs en 1983 mais échoué face à celle des frégates. EDF a parfaitement conduit la crise tempête en 1999 mais a donné le sentiment d’hésiter lors de l’inondation de certaines installations de la centrale nucléaire du Blayais. Air France a remarquablement géré la crise sociale à la veille de la coupe du monde de football en 1998 et échoué à comprendre la campagne médiatique après avoir refusé le 9 juillet 1998 l’embarquement d’un adulte trisomique. La communication de crise semble obéir à des modes. Durant longtemps, l’école technicienne pour laquelle il est préférable de communiquer sur des faits concrets, précis et rationnels prévalut. Actuellement, l’école symboliste apparaît dominante. Sa vision repose sur l’idée que lors d’une crise, la perception se déplace sur un registre affectif, émotionnel, visuel. Il faudrait ainsi communiquer sur un sentiment d’empathie, sur une attitude responsable, sur une volonté de transparence. Il est probable que l’habitude d’entendre les chefs d’entreprise se déclarer « bouleversés » lors de chaque catastrophe réduira la crédibilité de cette approche. Le recours au concept de transparence n’a jamais été autant utilisé que par les groupes Enron et Vivendi. Le temps des paradoxes La communication de crise vit sur un certain nombre de principes intangibles, règles de bon sens dont l’application scrupuleuse permettrait d’émerger de la crise sans dommage. Une analyse approfondie indique toutefois que leurs applications sont irréalistes voire contradictoires entre elles. Tarte à la crème des communicants de crise, l’un des premiers devoirs de l’entreprise en crise serait « d’obéir au principe de la transparence de l’information » 13. La formule incantatoire se heurte aussitôt à l’observation que la logique industrielle est parfois fondamentalement opposée à la transparence pure et parfaite. Le secret industriel gouverne amplement l’économie de marché et il n’est pas certain qu’une communication d’entreprise sur les risques potentiels et les incertitudes soit le meilleur outil de rassurance. La désignation d’un porte-parole unique et entraîné à la prise de parole figure en bonne place dans les modalités de communication de crise. La recette serait excellente si elle n’oubliait un interlocuteur de taille, le journaliste. Ceux-ci étaient près d’un millier à Toulouse au lendemain de 13 : Michèle Gabay, « La nouvelle communication de crise », Stratégies, 2001, p. 167 5 l’explosion de l’usine AZF, le 21 septembre 2001, ils étaient 1.500 à Cap Canaveral après l’explosion de la navette Challenger le 28 janvier 1986. Peut-on imaginer un millier de journalistes attendant sagement de recevoir de manière commune la voix officielle de l’entreprise ? Chaque journaliste luttera pour obtenir l’information exclusive, il interrogera les salariés à la sortie des bureaux, sollicitera les syndicats, les acteurs du drame, les témoins. Loin de minimiser sa responsabilité, l’entreprise doit désormais assumer directement et totalement, et si possible par la voix du plus haut niveau de l’entreprise. Ici également c’est oublier que les responsabilités sont souvent diluées, qu’une reconnaissance peut entraîner des conséquences financières et juridiques et qu’il est souvent préférable de sauvegarder l’image du top management de l’entreprise. Les plus grands stratèges ont toujours préféré la discrétion à une exposition publique risquant de les fragiliser. « The sooner the better » 14, ou comme l’affirme Michel Ogrizek « Incontestablement, la rapidité est un facteur déterminant dans la réussite d’une communication de crise » 15. Toutefois, ces mêmes auteurs écrivent généralement une ou deux pages plus loin qu’il est nécessaire d’ « être une source d’information crédible » et d’apporter des réponses « précises, assez complètes, cohérentes et crédibles » 16. Les rares auteurs qui eurent l’occasion de travailler au sein même des entreprises semblent éprouver quelques difficultés à résoudre une contradiction pourtant évidente : toute prise de parole hâtive entraîne le risque d’être ultérieurement démenti par les faits. Une entreprise qui suivrait le principe de rapidité de la prise de parole s’expose à perdre toute crédibilité ultérieure pour cause d’inexactitude des informations transmises. Bien entendu, nous ne plaidons pas pour l’enterrement de la communication de crise, celle-ci a largement démontré son efficacité au travers de cas d’école (tylénol 1982, Lyonnaise des Eaux 1998, EDF 1999, ...). Nous plaidons seulement contre une tendance récente à ne considérer la gestion de crise que sous l’angle de la communication et sur la base de principes intangibles. A moins d’estimer que « tout est communication » et que l’activité de gestion s’inscrit dans celle de la communication, force est de constater que la communication de crise n’engendre que des effets limités et qu’elle repose souvent sur un pari et des rapports de force au sein de l’entreprise. Il semble toutefois acquis que si la communication ne peut à elle seule résoudre une problématique de crise, son absence totale l’en empêchera inéluctablement. Pour pasticher une citation faite par un chef d’entreprise américain il y a presque une centaine d’années à propos de ses dépenses publicitaires ; « Je sais que la moitié de mes activités de communication de crise sont pur gaspillage, le problème est que je ne sais pas de quelle moitié il s’agit ». 14 : Robin Cohn, The PR Crisis bible, T&T, 2000, p. 185 : Michel Ogrizek, op. cit. p. 78 16 : Michel Ogrizek, op. cit. p. 81 15 6