Friedrich Nietzsche : Le Crépuscule des idoles ou comment philosopher en maniant le marteau - Trad. de
Patrick Wotling modifiée. Edition GF-Flammarion 2005.
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différences minimes de mouvement que même le spectroscope
ne constate pas. Nous
possédons aujourd'hui la science dans la mesure exacte où nous nous sommes décidés à accepter
le témoignage des sens, ─ où nous continuons à les aiguiser, à les armer, où nous avons appris à
les penser à fond. Le reste est avorté et pas-encore-science : je veux dire métaphysique,
théologie, psychologie, théorie de la connaissance. Ou bien science formelle, symbolique :
comme la logique et cette logique appliquée, les mathématiques. On n'y rencontre pas la réalité,
pas même comme problème ; et pas davantage l'interrogation sur la valeur que possède de
manière générale une convention symbolique comme la logique. ─
§ 4.
L'autre idiosyncrasie
des philosophes n'est pas moins dangereuse, elle tient à la confusion
du dernier et du premier. Ils posent ce qui vient à la fin ─ malheureusement ! car cela devrait ne
pas venir du tout ! ─, les « concepts les plus hauts », c'est-à-dire les concepts les plus généraux,
les plus vides, la dernière fumée de la réalité en train de s'évaporer, au commencement, comme
commencement. Une nouvelle fois, ceci n'est que l'expression de leur manière de vénérer : le
plus haut ne peut absolument pas être issu du plus bas, ne peut être issu tout court... Moralité :
tout ce qui est de premier ordre doit nécessairement être causa sui
. Provenir de quelque chose
d'autre est tenu pour une objection, une mise en doute affectant la valeur. Toutes les valeurs
suprêmes sont de premier ordre, tous les concepts les plus hauts, l'étant, l'inconditionné, le bien,
le vrai, le parfait ─ tout ceci ne peut avoir eu un devenir, par conséquent doit de toute nécessité
être causa sui. Mais tout cela ne peut pas non plus être mutuellement discordant, ne peut pas être
en contradiction avec soi-même... C'est ainsi qu'ils arrivent à leur effarant concept de « Dieu » ...
Le dernier, le plus maigre, le plus vide est posé comme premier, comme cause en soi, comme ens
realissimum
... Et dire qu'il a fallu que l'humanité prenne au sérieux les déraillements mentaux
de malades tissant leurs toiles d'araignée ! ─ Et elle l'a payé cher !...
§ 5.
─ Opposons enfin la manière différente dont nous (─ je dis nous par politesse) concevons
le problème de l'erreur et de l'apparence. Autrefois, on tenait la modification, le changement, le
devenir pour une preuve d'apparence, pour signe qu'il devait exister quelque chose qui nous
induisait en erreur. Aujourd'hui à l'inverse, c'est précisément dans la mesure où le préjugé de la
raison nous contraint à poser l'unité, l'identité, la durée, la substance, la cause, la choséité que
nous nous voyons en quelque sorte empêtrés dans l'erreur, nécessités à l'erreur ; certains que
nous sommes, sur la base d'une rigoureuse vérification sur nous-mêmes, que c'est ici que se
trouve l'erreur. Il n'en va pas autrement en cela qu'avec les mouvements du grand astre : dans
leur cas l'erreur a pour avocat permanent notre oeil, ici, notre langage. De par sa naissance, le
langage appartient à l'époque de la forme la plus rudimentaire de psychologie : nous pénétrons
dans un grossier fétichisme
lorsque nous prenons conscience des présupposés fondamentaux de
spectroscope : appareil utilisé en physique, en particulier en optique, pour étudier le spectre lumineux : il permet
d’examiner, d’abord, comment se répartissent les sept couleurs fondamentales de l’arc-en-ciel à partir de la
décomposition de la lumière blanche, pour pouvoir, ensuite, voir comment se composent l’ensemble des couleurs à
partir d’un dosage de ces sept tons primitifs.
idiosyncrasie : Voir la note n°6.
causa sui : expression latine : « cause de soi ».
ens realissimum : formule latine qu’on peut traduire par : « l’être le plus réel ». Dans la théologie du Moyen Âge,
cette formule désignait en particulier Dieu.
fétichisme : dans un sens premier, le fétichisme renvoie à une forme de religion « primitive » qui consiste à adorer
des fétiches : c’est à dire des êtres naturels [animaux etc.] ou des objets fabriqués [morceaux de bois, statuettes ou
autres objets artisanaux : Cf : les « gris-gris » d’Afrique centrale] que l’on croit investis par la présence d’un esprit
surnaturel qui leur donnerait à la fois la vie et un certaine puissance. C’est ce qui explique qu’on puisse, dans cette
religion, attribuer aux fétiches un pouvoir magique : par exemple, celui de protéger le détenteur du fétiche
d’influences maléfiques.
Dans un sens plus figuré, celui qu’envisage ici le texte, le fétichisme désigne l’espèce de naïveté psychologique
consistant à accorder une certaine confiance superstitieuse au langage au point d’attribuer aux représentations