HISTOIRE ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE DU XVIIIème SIÈCLE À

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE
DU XVIIIème SIÈCLE À NOS JOURS
Jean-Charles Asselain
TOME 1 : DE L’ANCIEN RÉGIME À LA PREMIÈRE
GUERRE MONDIALE
INTRODUCTION
- Le développement économique français présente un caractère intermédiaire en Europe : en retard par
rapport à la Grande-Bretagne, en avance par rapport au continent, persistance de l’agriculture,
industrialisation inégale selon les régions françaises.
- Un modèle de croissance original, entre le modèle britannique et celui des pays à industrialisation
tardive rattrapant leur retard initial. Industrialisation modérée, centrée sur l’industrie du textile, rôle
secondaire des banques, retard dans le processus de concentration (comme en Grande-Bretagne). Mais
dépendance technique et rôle majeur de l’État, comme dans les pays d’industrialisation tardive.
- On parle parfois d’ « étapes de la croissance », par exemple pour la révolution industrielle anglaise, à
partir de 1770 : transformation des structures, croissance des industries dominantes, « take-off » d’une
vingtaine d’années selon ROSTOW, progression du taux d’investissement, accélération de la
croissance, essor des secteurs produisant des biens de production… En France, rien de tout cela,
« croissance sans take-off », pas de réelle datte du décollage industriel : les trois décennies de l’Ancien
Régime (émergence de la croissance, naissance de l’industrie), la période napoléonienne
(modernisation industrielle), la monarchie de Juillet et le second Empire (accélération de la croissance
industrielle), 1895-1914 (essor de nouvelles industries, rattrapage de la France) ? Processus
d’industrialisation étalé sur très longue période, croissance progressive.
- Processus irrégulier, phases d’arrêt ou de ralentissement (Révolution de l’Empire, « grande
dépression » de la fin XIXème siècle…).
- Limite des comparaisons des « performances » économiques des pays au moment de leur décollage,
différences de « potentiel de croissance », démographie, divers facteurs d’infériorité. ROEHL (1976)
voit en la France la première nation industrielle du monde, et non pas la Grande-Bretagne : les
difficultés que la France a connues seraient celles des nations pionnières, le recul rapide de la natalité
témoignerait de l’avance française, l’ensemble de l’économie ne peut se réduire à l’industrie et à ses
progrès techniques, la France exportait relativement plus de produits manufacturés vers la GrandeBretagne que réciproquement.
- Selon O’BRIEN et KEYDER (1978), la France et la Grande-Bretagne ont suivi des chemins
différents, mais parallèle jusqu’au XXème siècle. Pas de retard donc, mais des différences (qualité des
produits, spécialisations différentes, « avantage comparatif » différent). On retrouve ce parallélisme de
la croissance dans la comparaison avec l’Allemagne, pourtant également jugée supérieure
industriellement.
- Relativité de la notion de croissance, et de la signification des taux de croissance du PIB au XIX ème
siècle (BAIROCH, le « mythe de la croissance »). Ambiguïté du terme de « crise », entre
« dépression » (chute brutale de la production) et simple « récession » (ralentissement de la
croissance).
PARTIE 1 : LE PREMIER ÉLAN DE LA CROISSANCE AU XVIIIème SIÈCLE
Introduction
- La Révolution Française est l’aboutissement d’une crise profonde de la société et de l’économie
française. Le XVIIIème siècle n’a pas été marqué par une révolution industrielle comme en GrandeBretagne, mais n’a pourtant pas été une période de stagnation. Difficulté d’apprécier le rythme et
l’intensité des progrès économiques.
- LABROUSSE, en observant le mouvement des prix et des revenus, conclut à une crise de longue
durée de l’économie française, impliquant une paupérisation durable des salariés et des masses
agricoles. La Révolution Française serait une « révolution de la misère ».
- Pour d’autres historiens, au contraire, « les années 1780-1786 marquent l’apogée de la croissance
économique sous l’Ancien Régime », et la crise de 1787 n’est que conjoncturelle, de sorte que les
changements politiques de 1789 portent la responsabilité de l’interruption du décollage économique
émergent.
1. LA « RÉVOLUTION AGRICOLE » EN FRANCE AU XVIIIème SIÈCLE : MYTHE OU
RÉALITÉ ?
- Importance de l’agriculture dans l’économie française (85% de la population totale), hiérarchie
sociale fondée sur la propriété foncière. Travaux de QUESNAY et des Physiocrates dans les années
1750-1760, selon lesquels la prospérité provient des progrès agricoles, rupture avec les mercantilistes.
- Pour BAIROCH, le progrès agricole est le facteur déterminant du démarrage de la croissance
moderne, comme en Grande-Bretagne, où la « révolution agricole » a précédé la « révolution
industrielle », par transmission : la hausse des revenus dans l’agriculture a stimulé la demande de
biens industriels, de consommation ou de production.
I. LES OBSTACLES AU PROGRÈS AGRICOLE SOUS L’ANCIEN RÉGIME
1) Le régime seigneurial
a) Le statut personnel des paysans
- Le servage subsiste de fait en France jusqu’en 1789. Néanmoins, la majorité des paysans sont
libres, non attachés à la terre, possèdent le droit de possession et de legs.
b) Le régime de la propriété
- Le régime féodal se caractérise par une superposition de droits de propriété. Le seigneur
exerce un droit de « propriété éminente » (il perçoit des redevances de tous les paysans. La
communauté villageoise détient des droits collectifs (terrains communaux…). Propriétés nobiliaires,
bourgeoises et de l’Église représentaient 60% de la propriété foncières, le reste étant possédé par des
paysans tenanciers (quasi-propriétaires, car ils payaient des droits seigneuriaux).
c) Le système de prélèvements
- Multitude de prélèvements et de « droits seigneuriaux », en nature et en travail, très rigides
(contrairement au fermage, qui s’ajuste à la valeur des récoltes). Poids de la dîme, assise sur la récolte
brute (et donc impôt plus lourds quand les révoltes sont mauvaises) ; impôts royaux (taille,
vingtièmes). Absence d’administration financière, crises financières.
- Ces charges viennent réduire les capacités de modernisation agricole.
d) Les modes d’exploitation
- Prédominance de la petite exploitation paysanne de métayers et fermiers travaillant sur les
domaines fonciers des nobles. Le progrès agricole ne peut donc venir que des « seigneurs éclairés »,
propriétaires bourgeois, gros fermiers, « laboureurs », tous suffisamment aisés et entreprenants pour
développer les exploitations.
- Clivage important entre exploitation traditionnelle et progressive ; entre régions de petite
culture et de grande culture.
2) Systèmes agraires, inégalités, cloisonnements régionaux
- Grande diversité régionale des systèmes agraires en France, par comparaison avec l’Angleterre. Dans
le Nord de la France, système de l’openfield (« champs ouverts »). Exploitation individuelle soumise à
des contraintes collectives (assolement triennal, division du terroir imposée…), mais bénéficiant de
droits collectifs (vaine pâture, utilisation des terrains communaux…). Les agronomes anglais
reprochaient à ce système sa faible productivité (problème des jachères) et sa faible progressivité (les
contraintes collectives freinent l’expérimentation et l’innovation), et préconisaient les enclosures
(constitution de propriétés individuelles d’un seul tenant et encloses), symbole de la révolution
agricole britannique. Cependant, l’openfield est facteur de cohésion de la communauté villageoise,
soutien pour les paysans les plus pauvres. En France, c’est le système des régions les plus développées
de « grande culture ».
- Dans le reste de la France, infinité de variantes, souvent plus extensives (assolement biennal, ou
même aucun assolement régulier). Mêmes différences régionales dans les techniques et l’outillage (la
faux ne s’utilise que dans les régions de grande culture, remplaçant la faucille encore très utilisée
ailleurs ; l’usage de la charrue est exceptionnel).
- Faiblesse de la productivité, seules l’Artois et la Flandre ont atteint le stade de l’agriculture intensive.
Difficile évaluation des rendements, « à la semence » (nombre de grains récoltés par grain semé), de
l’ordre de 4 ou 5 : la semence prélève donc une part importante des récoltes. Faible degré de
spécialisation régionale, la polyculture sert à atténuer les risques. Prédominance des exploitations
céréalières, peu de prairies, entraînant un manque de fourrage ; peu d’élevage, donc manque de
fumure, imposant une jachère abondante (« cercle vicieux de la jachère »).
- Fortes fluctuations de l’agriculture française, agriculture encore largement de subsistance : la
consommation paysanne subit directement les variations des niveaux de récolte, encore amplifiées par
les prélèvements fixes et les exigences de semence. Crises de subsistances, « mortalité de pointe » des
années 1739-1743.
- L’économie rurale est déjà monétarisée, et les prix réagissent très fortement aux variations des
récoltes, quantitatives et saisonnières (période de la « soudure », précédant les récoltes, marquant une
forte hausse des prix, des disettes). Cloisonnement régional de l’agriculture, faiblesse des moyens de
transport et coûts élevés, douanes intérieures faisant obstacle à la libre circulation des grains, régions
enclavées.
II. LES PREMIERS TÉMOIGNAGES D’UNE CROISSANCE AGRICOLE
1) L’agriculture française n’est plus au XVIIIème siècle une agriculture stagnante
- Succès du mouvement physiocrate, de l’agronomie.
- L’agriculture est encouragée par la monarchie. Amélioration des routes, Turgot souhaite instaurer la
libre circulation du grain, les grands propriétaires obtiennent un certains nombres d’ « édits de
clôture » mettant fin à l’openfield, des partages des terres communales. Mais mouvements de
résistance des paysans hostiles à ces « progrès agricoles ». Politique d’encouragement aux
défrichements, hausse des superficies cultivées, mais problème des rendements décroissants.
- Quelle évolution de la production ? Le montant des baux en témoigne indirectement, mais dépend à
la fois de l’évolution des rendements, des conditions de la demande et de la concurrence : sa hausse
peut traduire à la fois une prospérité agricole croissance et la pression démographique. Les
témoignages micro-économiques comme la comptabilité régulière de certaines exploitations sont de
même peu représentatives, car toutes les fermes n’étaient pas aussi bien gérées et donc sans doute
moins productives que celles tenant des comptes. Les estimations nationales faites par des
observateurs gomment ces différences, mais demeurent peu fiables et peu précises. Les enquêtes
annuelles de la monarchie présentent une certaine pertinence, mais l’estimation est relative car portant
sur « l’année commune » (la récolte est évaluée à « huit dixièmes d’année commune »). Néanmoins,
l’ensemble de ces sources imparfaites présente des convergences intéressantes.
- Il existe bien une progression des rendements importante au cours du XVIIIème siècle (environ 35%).
Mais la « croissance » de ce siècle n’est-elle pas qu’une récupération après le déclin de la fin du règne
de Louis XIV ? La production aurait augmenté en volume de 60% entre les périodes 1701-1710 et
1781-1790, avec une accélération significative (+0.3% par an au début du siècle, +1.4% dans les trente
dernières année). La production semble même avoir pris de l’avance sur la croissance de la population,
augmentant les disponibilités agricoles par habitant, sans doute à l’origine de la croissance
démographique. Le produit agricole par habitant continue à augmenter, le niveau de vie progresse, et
la demande de biens manufacturés s’accroît et se diversifie. On retrouve la thèse du rôle précurseur de
la révolution agricole dans le progrès industriel.
2) Fragilité et limites du progrès agricole au XVIIIème
- MORINEAU réfute méthodiquement la thèse d’une révolution agricole en France au XVIIIème siècle.
Lacunes et incertitudes des données de l’époque. Document de 1840 de statistique agricole affichant
des rendements agricoles équivalents à ceux de 1750 en Grande-Bretagne. Raisonner sur une moyenne
nationale n’a pas de sens dans un pays comme la France présentant des disparités régionales fortes.
L’analyse par région montre les lacunes des supputations des historiens, certaines d’entre elles
présentant même des chutes importantes de la production dans la seconde moitié du XVIIIème siècle.
- L’agriculture n’est plus stagnante, mais le seul changement significatif concerne le développement
des cultures secondaires (maïs, sarrasin, présentant de forts rendements à la semence mais de faibles
rendements à l’hectare et une faible valeur calorique) ; apparition de la pomme de terre, notamment
cultivée dans les régions pauvres soumises aux périodes de disette : aliment qui dégrade
qualitativement l’alimentation des classes populaires, « régression du pain blanc au pain bis, puis au
pain noir, aux galettes, aux bouillies et aux pommes de terre… ». Vision pessimiste d’un déclin du
niveau de vie.
3) L’amorce de la croissance démographique
- Premier dénombrement de la population à la fin du règne de Louis XIV, puis multiplication des
enquêtes démographiques, gagnant peu à peu en exhaustivité.
- La population française serait passée de 21 millions de personnes au début du siècle à 28 millions
vers 1790, soit une croissance assez lente. Les dernières années du règne de Louis XIV sont marquées
par la conjoncture de guerres, disettes, grands froids et épidémies, et on assiste à des reculs brutaux de
la population. Vers le milieu du XVIIIème siècle, la population française amorce une croissance
soutenue, plus stable.
- La natalité est très élevée (35 %o), mais non stable et uniforme. Mariage tardif, naissances illégitimes
rares. Chez certaines catégories, restriction volontaire des naissances dans le mariage. Le démarrage
de la croissance démographique est donc dû au recul de la mortalité, pourtant toujours élevée (30 %o)
et variante selon les régions. Allongement de la durée de vie adulte, baisse de la mortalité infantile.
Pyramide des âges à base large dans les années 1780, témoin d’une population en voie d’expansion
accélérée.
- La baisse de la mortalité s’explique par les progrès de l’hygiène (les progrès de la médecine étant
secondaires), de l’hygiène alimentaire, diminution des périodes de disette (mais fortes fluctuations des
prix, amélioration des soins aux enfants. La peste frappe une dernière fois à Marseille en 1720.
Atténuation des ravages de la guerre sur les populations civiles.
- BOSERUP : rôle déterminant de la pression démographique comme stimulant des innovations
agricoles, pour compenser les rendements décroissants dans les sociétés rurales surpeuplées.
- Approche « malthusienne » opposée : correspondance de long terme entre le niveau des subsistances
et le maximum de population, dans des conditions techniques données. L’avance prise par la GrandeBretagne et ses surplus céréaliers précoces pourraient ainsi expliquer le démarrage ultérieur de la
croissance démographique et l’élargissement progressif de la demande de biens manufacturés,
corollaire de l’élévation du niveau de vie et facteur déterminant du démarrage industriel.
- Quel schéma explicatif pour la France ? On ne peut pas parler en France au XVIIIème siècle, de
« révolution agricole ». Pourtant, il existe bien un progrès agricole, un progrès des techniques peu
spectaculaire mais irréversible et qui, par somme, marque un changement majeur dans l’histoire
agricole. Il faut encore tenir compte de la diversité régionale française. Si les défrichements à l’origine
de l’intensification agricole sous l’impulsion d’un marché en expansion peuvent expliquer en partie la
croissance démographique dans les régions dynamiques, celle des campagnes les plus pauvres pourrait
ne correspondre qu’à une phase ascendante des mouvements cycliques traditionnels (climat,
épidémie…), minimisant le rôle du progrès agricole. Dans les régions agricoles motrices, la croissance
de la production agricole a devancé la courbe démographique durant la première moitié du XVIIIème
siècle.
- Les effets de la croissance agricole sont aussi différenciés selon les catégories sociales. Les dernières
années de l’Ancien Régime sont des années de crise difficiles pour les plus pauvres, et l’amélioration
des techniques agricoles, accessibles seulement pour certains exploitants aisés, a accru les inégalités
sociales. Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, les inégalités se creusent encore, car les prix
autrefois bas augmentent de manière accélérée sous l’impulsion de la demande croissante, au bénéfice
des propriétaires : l’ « effet de répartition » induit par le dynamisme agricole n’est pas à négliger.
2. L’ESSOR DU COMMERCE EXTÉRIEUR
- Le commerce extérieur reste au XVIIIème siècle encore inférieur au commerce intérieur, mais il est
statistiquement mieux connu, et a fait la prospérité et la croissance démographique de grandes villes
portuaires. Le commerce extérieur est un stimulant capable d’entraîner l’ensemble de l’économie
nationale, et peut être considéré comme un des facteurs de la révolution industrielle.
I. PROSPÉRITÉ COMMERCIALE OU PROSPÉRITÉ COLONIALE ?
1) Le dynamisme global du commerce extérieur
a) L’expansion globale
- Entre 1715 et 1790, la valeur commerce extérieur a été multiplié par 5 ; le niveau des prix a
doublé, de sorte que le volume du commerce extérieur ait également doublé sur la période.
- Nuances : rupture du rythme vers 1750 : le taux de croissance fléchit de 3% par an entre
1720 à environ 1% par an entre 1750 et 1780 (la progression initiale soutenue ne serait alors qu’une
récupération d’une dépression précédente profonde). De plus, la croissance des importations dépasse
nettement celle des exportations et un déficit commercial apparaît à la fin de l’Ancien Régime.
b) La France dans le commerce mondial
- Le commerce extérieur français progresse plus rapidement que la moyenne du commerce
mondial. Il ne représentait que 50% du commerce britannique en 1720, pour atteindre un niveau
équivalent en 1780, en terme de parts dans le commerce mondial. Néanmoins, le commerce français
apparaît plus fragile en temps de guerre, et compte tenu de la population respective des deux pays,
largement plus faible que celui de la Grande-Bretagne. La France dépasse l’Allemagne, la Russie et
l’Espagne en ce qui concerne le volume total du commerce extérieur.
c) Le degré d’ouverture de l’économie française.
- L’intensité de la participation au commerce mondial peut se mesure en rapportant le montant
des exportations ou des importations au produit national. Le coefficient d’ouverture reste très faible
par rapport à son niveau actuel (insuffisance des transports). Il progresse jusqu’en 1750, pour ensuite
ralentir et ne retrouver ce taux de 12% qu’en 1840.
d) La structure du commerce extérieur.
- Accroissement de la part des articles manufacturés aux exportations et des matières
premières aux importations. La France apparaît comme relativement industrialisée, les textiles
représentant 30% des exportations. La spécialisation manufacturière est toutefois moins accentuée
qu’en Grande-Bretagne. La structure des exportations est globalement restée inchangée à travers le
XVIIIème siècle.
2) Les échanges avec l’Europe et le Levant
- La France réalise la plus grande partie de ses échanges commerciaux avec l’Europe et le Levant
(60%), mais ils sont moins dynamiques que le commerce colonial. Le commerce avec l’Europe est
avant tout maritime.
- Le commerce franco-britannique est faible, dominé par des conceptions mercantilistes : chacun des
deux pays voit dans le commerce extérieur un moyen d’assurer une balance excédentaire, tout en
protégeant son marché intérieur et en se réservant le commerce avec ses colonies ainsi que le trafic
maritime. La Paix d’Utrecht (1713) prévoit de réduire les droits de douanes et d’introduire la clause de
la notion la plus favorisée (extension automatique de tout avantage tarifaire accordé à un pays tiers),
mais ces dispositions commerciales ne sont pas ratifiées, l’Angleterre voulant renforcer sa position
dominante.
- Le commerce avec les pays du Nord est le plus dynamique pour la France, qui importe du blé, des
fournitures et matières premières, et exporte des vins et des denrées coloniales, en réalisant un
excédent commercial.
- Le commerce du Sud est actif et dominé par les négociants français, installés à l’étranger. La France
exporte ses produits manufacturés en Espagne et dans ses colonies, de sorte que la France, réalisant
avec eux des excédents, draine une partie des métaux précieux du Nouveau Monde. Marseille est un
port très dynamique dans le commerce avec le Sud, commerce qui connaît un ralentissement à la fin
du XVIIIème siècle et se tourne de plus en plus vers l’atlantique.
3) L’apogée du commerce colonial
- Il progresse jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, multiplié par 10 de 1720 à 1790, et sa part dans le
commerce total double durant cette période. Contrairement au commerce avec l’Atlantique Nord, celui
avec les Antilles et mêmes les Indes est très dynamique.
- Cet essor du grand commerce est dû à la supériorité des transports maritimes, à son organisation, à
l’assurance maritime qui se développe. La baisse du coût du fret est remarquable, tout comme celle du
coût de transport exprimé en pourcentage de la valeur de la marchandise. Quasi-exonération douanière
dans le commerce colonial
- Rôle de l’expansion des économies coloniales dont la production trouve des débouchés illimités sur
le continent (sucre, café, indigo, coton…). Le nombre d’esclaves explose également…
- Les ports français participent au commerce de la traite qui prend de l’ampleur, dominé par les
Anglais et les Portugais. Commerce triangulaire (pacotilles contre esclaves, dont la production est
ensuite revendue en Europe.
- Les colonies sont également importatrices des productions métropolitaines, et réexportent de
nombreux produits. Leur balance commerciale est structurellement déficitaire, et ce commerce est une
source majeure de profit pour les pays d’Europe.
II. IMPULSION GÉNÉRALE OU ENCLAVE DE PROSPÉRITÉ ?
1) Le rayonnement commercial
- La prospérité commerciale française au XVIIIème siècle repose essentiellement sur l’exploitation de
ses colonies, et non sur une progression générale de l’économie comme pour l’Angleterre, nettement
supérieure grâce à sa force maritime.
- La prospérité commerciale est très localisée, notamment dans quatre grands ports français :
Bordeaux, Nantes, Marseille et Rouen-Le Havre, qui concentrent 90% du grand commerce atlantique.
Ils profitent des débouchés maritimes des quatre grands fleuves, mais le développement des canaux
reste limité pour irriguer une plus large partie du territoire, et les coûts de péage sont élevés.
- La prospérité du commerce d’entrepôt s’explique finalement en partie par la faiblesse de la demande
intérieure, et la France réexporte beaucoup.
- Bien que l’essor du commercial n’ait pas directement influencé le développement des structures
financières, il aura permis l’accroissement du stock de métaux précieux et de la circulation monétaire,
facteurs de dynamisme économique.
2) L’effet industrialisant
- BAIROCH dégage cinq façons différentes pour le commerce de favoriser l’industrialisation : la
demande directement liée à l’activité commerciale et à la navigation ; l’ouverture de débouchés
extérieurs pour la production industrielle nationale ; l’investissement dans l’industrie des profits
d’origine commerciale ; le développement d’infrastructure bancaire ; et les emprunts techniques.
Pourtant, il n’y a pas eu de grand développement du secteur bancaire grâce au commerce, qui n’a joué,
comme en Angleterre, qu’un rôle minime dans les premiers stades de l’accumulation du capital
industriel.
- Les régions portuaires ont profité de la progression de la demande extérieure : essor de la
construction navale, développement d’industries d’exportation, d’industries coloniales (importation de
matières premières). L’effet « industrialisant » du commerce est non négligeable, et les provinces
maritimes sont les plus en avance dans l’industrialisation en France. Cependant, il ne saurait être
considéré comme un facteur entraînant essentiel, et sa croissance ralentit même dès le milieu du
XVIIIème siècle.
3. LES INDUSTRIES TRADITIONNELLES ET LA NAISSANCE DE L’INDUSTRIE
MODERNE
- L’économie française au XVIIIème siècle n’est plus purement agricole, et le produit industriel (qui
inclut la production artisanale domestique en vue de la consommation familiale) n’est pas loin
d’équilibrer le produit agricole. Il y aurait donc un écart considérable entre la part du secteur industriel
dans le « produit matériel » et sa part dans la population active correspondante. Cela peut s’expliquer
par le fait que le produit industriel comporte les activités de transformation de produits alimentaires,
proches de l’agriculture, mais aussi par l’influence des prix relatifs, élevés pour les produits
manufacturés.
- Le clivage industrie-agriculture ne recouvre pas le clivage villes-campagnes. On reconnaît
généralement l’importance décisive de la phase de développement préindustrielle (« protoindustrielle ») pour expliquer les conditions de démarrage de l’industrie moderne.
I. LE TISSU INDUSTRIEL ANCIEN
- Aucune branche de l’industrie ou de l’artisanat ne détient une prépondérance comparable à celle de
l’industrie lainière en Angleterre jusqu’au début du XVIIIème siècle. En France, le textile est en tête
(laine, soie, lin…), le bâtiment et l’alimentaire le talonnent, alors que la métallurgie ne connaît encore
qu’un développement restreint en terme quantitatif (emploi, valeur de la production) durant tout le
XVIIIème siècle.
- La plupart de ces industries se caractérisent par une forte dispersion géographique, et il n’existe pas
encore de véritable bassin métallurgique. Seule l’industrie textile présente quelque densité. On ne peut
dégager que la prééminence des provinces maritimes dans la concentration du tissu industriel français.
1) L’artisanat urbain
- Il est essentiellement organisé en corporations (les « jurandes »), qui réunissent l’ensemble des
artisans pratiquant le même métier dans une même ville, au sein d’une organisation hiérarchisée
(maîtres jurés, maîtres, compagnons, apprentis). Elles assurent le respect de la qualité et des prix pour
protéger la consommation, mais surtout à défendre les privilèges de ses membres contre la
concurrence extérieure. Elles n’existent pourtant pas dans tous les centres urbains.
- Au XVIIIème siècle, ces corporations sont encore puissantes mais en déclin. La monarchie y voit un
instrument commode de prélèvement fiscal, et depuis Colbert l’État tente de réglementer les
corporations. Bien qu’elles soient une contrainte, ces réglementations sont également une protection
pour les membres de la corporation, qui lutte constamment contre le développement du capitalisme
marchand et l’industrie moderne. Leur mouvement fait échouer la tentative de suppression des
corporations par Turgot en 1776.
2) Les manufactures
- Dès le début du XVIIIème siècle, elles réunissent souvent plusieurs centaines d’ouvriers. Les
manufactures les plus célèbres sont celles d’État datant de Colbert : la tapisserie des Gobelins, les
glaces de Saint-Gobain. Il existe aussi des manufactures royales privées qui bénéficient de nombreux
privilèges.
- Les manufactures ne s’imposent pas encore à l’ensemble de la production, pour plusieurs raisons :
étroitesse des marchés, regroupement insuffisant de la main-d’œuvre, production encore largement
manuelle, et la concentration de l’activité n’est réellement avantageuse que pour certaines catégories
d’opérations. Elles sont, également depuis Colbert, extrêmement réglementées, et en lutte contre les
corporations. Peu à peu pourtant, le progrès technique prend le dessus sur les méthodes de production
traditionnelles.
3) L’activité industrielle rurale
- L’artisanat local a toujours apporté une contribution déterminante à l’approvisionnement des régions
rurales en biens de consommation courante, et la petite industrie rurale prend une place de plus en plus
importante dans la vente de plus longue distante. Figure centrale de l’ « entrepreneur », qui bénéficie
d’une main-d’œuvre abondante et bon marché et peu largement échapper aux réglementations et
contrôles.
- L’implantation rurale est contrainte pour des raisons techniques (proximité des matières premières) et
l’on assiste à l’essor de la production textile rurale. L’industrie satellite rurale devient complémentaire
et non plus concurrente de la production manufacturière urbaine.
- Ainsi, la naissance de l’industrie moderne en France n’a rien à voir avec une création ex nihilo ; elle
s’insère dans un milieu préindustriel complexe et évolué. Des formes d’industries très différentes sont
appelées à coexister pendant une longue période, et les progrès de l’industrialisation durant toute cette
phase dépendent tout autant du comportement des activités traditionnelles que de la « percée » de
l’industrie moderne dans quelques branches.
II. LES DÉBUTS DE L’INDUSTRIE MODERNE
1) L’impulsion gouvernementale et le modèle anglais
a) Une réaction libérale contre l’excès de réglementation
- Ensemble d’avancées libérales traduisant un nouvel état d’esprit : 1762, principe de liberté
totale du travail dans les campagnes ; 1776, Turgot échoue face aux corporations ; 1779, un édit de
Necker vient assouplir la réglementation en vigueur ; 1791, suppression du système des corporations
par la Constituante.
- Les inspecteurs des manufactures occupent désormais un rôle d’impulsion, et l’État crée des
sociétés d’encouragement, verse des subventions et des primes à l’innovation.
b) La prise de conscience de l’importance de la révolution industrielle anglaise
-Assez faible en France, reposant essentiellement sur l’assimilation des techniques anglaises,
facilitée par l’installation d’ingénieurs et de techniciens britanniques. Des industriels français
effectuent des missions plus ou moins secrètes en Angleterre, et le gouvernement s’intéresse d’un
point de vue militaire au potentiel de l’industrie métallurgique.
- Cette reproduction des méthodes britanniques s’intensifie à partir des années 1760-1770, et
prend un caractère officiel. Accord en 1779 avec Boulton et Watt pour l’introduction de la machine à
vapeur en France.
2) Les premiers signes d’une révolution industrielle
- Comme en Angleterre, trois branches donnent l’impulsion : l’industrie textile, la métallurgie et les
mines. Les progrès français demeurent tardifs et très partiels avant la Révolution Française (mise à
part la navette volante de Kay).
a) L’industrie textile
- L’industrie cotonnière, comme en Grande-Bretagne, annonce la révolution industrielle. La
modernisation progresse d’abord aux stades extrêmes (initial et terminal) de la production :
introduction de la jenny, machine de filature simple et individuelle, de la waterframe, qui utilise la
force motrice des cours d’eau, de la mule, une machine hybride combinant les avancées
technologiques ; et en fin de production, l’impression et la teinture des étoffes progressent.
- La révolution industrielle dans le textile est pourtant loin d’être achevée vers 1789.
b) La métallurgie
- En 1782, des métallurgistes lorrains, les Wendel, créent l’entreprise géante du Creusot,
profitant de conditions exceptionnelles : qualité du site, direction technique par l’Anglais Wilkinson,
société par actions à fort capital (10 millions de livres). C’est la première usine à fabriquer de la coke
et de la fonte en France à partir de 1785.
- Le Creusot comme l’ensemble du secteur de la métallurgie souffre du manque de maind’œuvre française qualifiée et disciplinée, de l’étroitesse du marché et d’une gestion financière
précaire.
- C’est dans les mines de houille que les progrès sont les plus avancés en 1789, les grandes
sociétés sont déjà développées comme la Compagnie des mines d’Anzin, fondée en 1756, qui fait
travailler 3000 ouvriers à la veille de la Révolution.
- Ainsi, la révolution industrielle française débute, avec une quinzaine d’année de retard, comme en
Angleterre, et l’on assiste même à un certain rattrapage. Mais les progrès sont lents, et le caractère
économiquement prématuré de l’introduction des techniques anglaises ne permet pas sa diffusion
rapide.
III. BILAN : LA CROISSANCE INDUSTRIELLE AU XVIIIème SIÈCLE
1) Croissances sectorielles
- La croissance de l’industrie cotonnière française au XVIIIème siècle est finalement comparable à celle
en Angleterre. L’industrie lainière « traditionnelle » a rénové ses méthodes de production, et domine le
secteur textile. Les inégalités régionales sont fortes, le dynamisme de la spécialisation entraînant une
forte spécialisation régionale, indépendamment de toute révolution technique.
- L’accroissement de la production est sensiblement le même dans les mines de charbon et dans
l’industrie métallurgique. La première s’est fortement améliorée grâce au développement des grandes
sociétés modernes, la seconde par l’augmentation de l’échelle de la production (augmentation du
nombre de hauts fourneaux traditionnels).
2) Croissance industrielle globale
- Le produit brut industriel et artisanal français aurait été multiplié par 4.5 entre 1700 et 1790. L’indice
de la production anglaise n’aurait été multiplié que par 3.9 entre 1700 et 1800, avec même un rythme
de croissance séculier fortement relevé entre 1780 et 1800. La croissance industrielle française n’est
donc pas, selon MARCZEWSKI, inférieure à celle en Angleterre.
- La périodisation de la croissance au XVIIIème siècle est très difficile. Le plus pertinent est de
caractériser la nature de cette croissance. L’industrie moderne naît à la fin de l’Ancien Régime grâce à
une volonté politique volontariste d’assimilation des techniques anglaises, mais il manque encore les
effets d’interaction d’entraînement mutuel entre les branches industrielles, ainsi que la disparition des
formes productives traditionnelles. Les relations de l’industrie moderne émergeante et l’ancien secteur
manufacturier sont primordiales, et les acquis de la phase « proto-industrielle » apparaissent, selon les
régions, soit comme des points d’appui essentiels à l’industrialisation, soit au contraire comme facteur
de freinage.
4. L’ÉCONOMIE FRANÇAISE À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
- La France est, à la fin du XVIIIème siècle, la première puissance européenne. La précocité de son
unification nationale la favorise par rapports aux pays allemands ; comme la taille de son territoire et
de sa population par rapport à l’Angleterre, et la valeur globale de son économie est nettement
supérieure. La France est aussi la première puissance militaire terrestre européenne.
- Les comparaisons relatives au niveau de développement (revenu par habitant) ou du dynamisme de la
croissance lui sont moins favorables, particulièrement durant les années 1780-1800, lorsque la
révolution industrielle anglaise prend un avantage décisif sur tous les pays concurrents, y compris la
France : l’industrie française apparaît rapidement surclassée, ne possédant pas l’aptitude à amorcer par
elle-même les transformations structurelles entraînantes, en dépit des efforts entrepris pour répondre à
cette menace anglaise et moderniser l’industrie. La crise des dernières années de l’Ancien Régime est
d’autant plus violente que l’économie française cumule la fragilité des économies agricoles
traditionnelles et l’instabilité d’une économie en voie d’industrialisation.
I. CROISSANCES COMPARÉES DES ÉCONOMIES ANGLAISES ET FRANÇAISES AU XVIIIème
SIÈCLE
1) L’écart des niveaux de développement vers 1789
- Le revenu par habitant est nettement supérieur en Angleterre, mais cet indicateur est incertain. Le
retard français dans le taux d’urbanisation (20% contre 15%), mais aussi dans la proportion bien moins
élevée de la population active industrielle (40% contre 25%) traduisent plus pertinemment ce retard.
- L’Angleterre bénéficie d’une indiscutable supériorité agricole sur la France, ce qui peut paraître
paradoxal. Les témoignages de YOUNG évoquent un retard important des méthodes de production et
des techniques françaises ; se qu’exprime un fort décalage de niveau de productivité et de rendement.
L’élevage est bien plus développé en Angleterre.
- Dans le domaine des transports, l’effort de modernisation routière français supporte la comparaison
avec l’Angleterre. 1747 : création de l’École nationale des Ponts et Chaussés, amélioration du réseau
routier, mais voies navigables encore limitées.
- Comparable en volume global à celui de l’Angleterre, le commerce extérieur français est nettement
plus faible par habitant, notamment en ce qui concerne les produits manufacturés, et la pénétration du
marché américain.
2) Similitudes des rythmes de croissance et différence de nature
- La croissance du commerce extérieur et celle de la production industrielle sont à peu près parallèles
dans les deux pays sur l’ensemble du XVIIIème siècle, due principalement au fort retard économique
initial de la France remontant aux guerres de Louis XIV. L’écart entre la France et l’Angleterre se
stabilise durant ce siècle.
- La révolution industrielle anglaise est unique : apparition au sein de l’économie de l’aptitude à
engendrer un flux croissant d’innovations, ayant pour foyer un groupe de branches motrices qui
s’ouvrent réciproquement des débouchés et s’entraînent les unes les autres. On assiste au
raccourcissement du délai séparant l’invention de l’innovation (son application industrielle).
- La croissance française, elle, reste typiquement extensive et correspond à une augmentation forte des
volumes produits avec des méthodes de productions peu changée. Les transformations de structure
sont lentes en France (progression de la concentration, partage des tâches entre manufacture et
industrie rurale, spécialisation dans des productions de qualité…) mais quelques régions s’avèrent
dynamiques.
3) Facteurs explicatifs de l’évolution divergente des économies française et anglaise
a) Les conditions intellectuelles, sociales et institutionnelles
- Rôle décisif du vaste mouvement scientifique et philosophique du XVIIIème siècle, académies
scientifiques et techniques, Encyclopédie.
- La mobilité sociale est légèrement plus élevée en Angleterre. La noblesse française joue un
rôle relatif dans l’investissement industriel.
- Certain retard de l’institution bancaire française.
- Les institutions anciennes de l’Ancien Régime freinent le développement économique : les
corporations ainsi que la petite propriété paysanne se sont maintenus bien plus longtemps qu’en
Angleterre, qui a connu des transformations sociales beaucoup plus brutales en raison du mouvement
des enclosures et de la révolution industrielle.
b) La différence des conditions économiques générales, offre et demande
- La révolution industrielle anglaise consiste en un ensemble d’efforts systématiques pour
répondre aux goulets d’étranglement et permettre la poursuite de la croissance (les matières rares et
chères ont été remplacées par des biens importés bon marché). La France n’a pas connu ces pénuries,
et les matières premières traditionnelles demeurent longtemps moins coûteuses.
- Il existe également un effet de la demande : la France dispose de vastes réserves de maind’œuvre, alors qu’en Angleterre, son insuffisance a permis la progression des salaires nominaux, et
donc l’amélioration de la consommation.
- L’élément essentiel pourrait donc être le décalage entre le démarrage de la croissance
agricole et l’amorce de la croissance démographique (décalage inexistant en France). Selon
CROUZET, ce décalage explique l’augmentation des salaires, du niveau de vie de l’ensemble de
la population, et un renchérissement du coût de la main-d’œuvre, tout ces éléments stimulant le
progrès technique.
- La spécialisation industrielle de chacun des pays est inégalement avantageuse. Elle se
caractérise en France par une polarisation aux deux extrémités de la gamme (industrie de luxe, mais
aussi une production plus grossière pour la consommation paysanne et les colonies). La production de
biens moyens est freinée par la faible taille du marché français. L’extraction du charbon en France est
naturellement beaucoup plus coûteuse qu’en Angleterre.
II. VULNÉRABILITÉ DE L’ÉCONOMIE FRANÇAISE
1) Vulnérabilité extérieure – le traité de 1786
- Les guerres, nombreuses en France, ont eu des conséquences bien plus lourdes que pour la GrandeBretagne : effondrement des exportations et des importations (pas de maîtrise de la mer).
- Le traité de commerce franco-britannique de 1786 (traité Eden-Rayneval) traduit la volonté française
de libéralisation unilatérale, de rapprochement avec l’Angleterre, d’augmentation des recettes
douanières, bref, de prendre un risque pour hâter le développement de l’industrie moderne en
s’exposant à la concurrence anglaise. La France n’a pas obtenu l’ensemble de ses revendications, mais
les droits de douane sur les produits manufacturés ont été réduits. On reprocha en Angleterre à ce traité
de laisser à la France une opportunité de se développer, mais celui-ci est aussi vu comme un moyen
d’exprimer la supériorité manufacturière anglaise. Un mémorandum en France récapitule les avantages
de l’industrie anglaise. Ce traité, appliqué pendant 10 ans, a permis l’accroissement sensible des
échanges entre les deux pays, mais surtout en faveur de l’Angleterre. Les industriels français le
critiquent fortement, qui creuse le déséquilibre commercial.
2) La crise agricole et industrielle des dernières années de l’Ancien Régime
- Crise de subsistance, les récoltes sont mauvaises, nombreuses autres crises sectorielles qui affectent
l’approvisionnement de la population et celui de l’industrie en matières premières. Le pain absorbe
90% du revenu du travailleur en 1789, contre 50% en temps normal, ce qui a des répercussions sur la
demande d’articles manufacturés, la crise se propage au textile, qui concentre énormément de maind’œuvre. Le chômage est certainement massif.
- Il s’agit bien d’une crise d’origine agricole mais qui a déjà les caractéristiques d’une crise industrielle
et urbaine, et la misère explose. « 89 est aussi bien une Révolution de la faim populaire que de la
prospérité bourgeoise », selon l’expression de SOBOUL.
PARTIE 2 : LES INCERTITUDES DE L’INDUSTRIALISATION FRANÇAISE JUSQU’EN
1914
1. LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE
- La Révolution française est une mutation structurelle décisive, marquant la destruction du féodalisme
et ouvrant la voie à la croissance moderne, au capitalisme. C’est le point de vue de RIPERT. Elle a
pourtant provoqué une complète désorganisation de l’activité économique, et l’écart avec l’Angleterre
se creuse très fortement durant ces années de guerre.
- La phase napoléonienne est de même fortement instable, contrairement à ce que l’on pense parfois.
I. LES MUTATIONS SECTORIELLES
1) L’œuvre agraire de la Révolution
- Importantes transformations juridiques et sociales, imposées par la révolution paysanne
accompagnant le « programme » bourgeois. Les droits féodaux les plus vexatoires (la corvée…) sont
abolis immédiatement, pour le reste, l’Assemblée établissait une distinction entre abolition totale des
droits personnels et le rachat des droits réels (propriété de la terre). La révolution jacobine de juillet
1993 proclama sans indemnité l’abolition de l’ensemble des droits féodaux. De nombreux paysans
tenanciers deviennent propriétaires, mais le transfert de propriété ne concerne que les biens nationaux.
Les biens de l’Église et de la noblesse émigrée sont confisqués. Les bourgeois et paysans aisés
profitent des ventes des grandes parcelles de « biens nationaux », les miens placées et les plus riches ;
la petite paysannerie acquérant plus tard des propriétés de tailles modestes. La propriété nobiliaire ne
disparaît pas pour autant.
- La bourgeoisie est favorable à la liberté d’entreprendre, mais les mesures prises sont limitées,
l’assolement triennal ne recule que très lentement en France, rien de comparable avec les enclosures
anglaises. Caractère conservateur de l’œuvre agraire de la Révolution française, consolidant même les
structures agricoles traditionnelles ; l’émigration rurale ralentit, tout comme la croissance
démographique (réduction des naissances pour protéger la propriété) et la croissance de la production
agricole est freinée. La paysannerie, très nombreuse, est garante de l’équilibre social.
2) La législation économique de la Révolution dans le domaine industriel et commercial
- Affirmation de l’idéologie libérale. 1791 : le décret d’Allarde supprime les corporations au nom de la
liberté d’entreprise ; 1791 : la loi Le Chapelier, obtenue par pression patronale, interdit toute
association de salariés ou d’employeurs, ce qui constituerait un retour vers le corporatisme.
Instauration et libéralisation maximale du marché du travail. Le contrat de travail renforce
l’individualisme ouvrier. En 1803, l’institution du livret ouvrier permet aux employeurs d’être
renseignés sur le passé des travailleurs.
- Suppression de la réglementation de l’Ancien Régime, des douanes extérieures ; le système fiscal est
réorganisé et simplifié, mais présente des limites ; l’impôt est allégé pour l’industrie.
- 1792 : certaines dispositions du traité de 1786 sont annulées, retour d’un certain niveau de
protectionnisme.
- Problème d’inflation des assignats qui perturbe l’économie. La Convention intervient directement.
On retient également les œuvres libérales et individualistes de l’Assemblée Constituante, ce que
consacre le Code civil de 1804.
II. LES À-COUPS DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE JUSQU’EN 1815
- La période révolutionnaire marque un effondrement économique (guerres civiles et extérieures,
inflation…), la campagne est moins touchée. La situation se normalise avec le Directoire, la France se
redresse dans le commerce extérieur, mais la spéculation et l’inflation posent encore problème.
L’industrie n’a en 1800 que 60% de son potentiel d’avant la Révolution.
1) Les conditions de l’activité économique sous le Consulat et l’Empire
- L’inflation est maîtrisée durant le Consulat, grâce en partie à la création de la Banque de France
durant les années 1800-1802, et l’établissement d’une nouvelle unité monétaire, le franc, défini par un
poids d’argent. La Banque de France est un consortium de banquiers privés, peut émettre de la
monnaie fiduciaire. En 1806 est nommé un gouverneur, responsable devant le gouvernement. C’est
une institution extrêmement stable qui a assuré durablement la stabilité du franc.
- Période de guerres, pertes humaines sans précédent, gonflement des dépenses publiques, impôts et
emprunts d’État, détournant les capitaux des emplois productifs. Blocus maritime, effondrement du
grand commerce à partir de 1806, problème de débouchés, malgré le renforcement du protectionnisme.
Échanges coloniaux coupés par l’Angleterre. L’industrie manque de matières premières, l’assimilation
des techniques anglaises se ralentie, isolement technologique de la France. L’Empire s’efforce de
développer les relations économiques européennes et d’étendre l’espace économique français.
Politique d’encouragement officiel de l’industrialisation : Jacquard, l’inventeur du métier mécanique à
tisser la soie, est subventionné par le gouvernement. Le ministre de l’Industrie, Chaptal, favorise
l’implantation en France d’industriels britanniques. L’élevage est aussi soutenu pour accroître la
production de laine, alors que l’industrie cotonnière est pénalisée par le protectionnisme napoléonien.
2) Les résultats
- Sur la période 1789-1815, les progrès de l’agriculture sont médiocres. La pomme de terre,
« nourriture du pauvre », se diffuse ; apparition de la betterave, développement du fourrage, mais
faible croissance agricole, moindre que la croissance démographique.
- Dans l’industrie, certaines branches comme l’industrie lourde, l’armement, ont été favorisées. La
Belgique a également profité de cette demande française. Faible progression de la modernisation de la
métallurgie. La production de sucre de betterave illustre un type nouveau d’industrialisation de
substitution pour compenser l’interruption des importations de canne à sucre. Le secteur cotonnier
profite de l’élimination temporaire de la concurrence anglaise, mais sa croissance est lente et parsemée
de crises, malgré quelques révolutions techniques, notamment dans la filature (large diffusion de la
mule). Début de modernisation des industries de la laine et de la soie, relative prospérité ;
développement de l’industrie chimique (procédé Leblanc de fabrication de la soude).
- On assiste globalement à un ralentissement de la croissance industrielle, et l’Angleterre a encore
accru son avance de productivité.
- L’axe de l’industrialisation en France se déplace vers le Nord-est, marquant le déclin des régions de
l’Ouest et du Sud-ouest. Les régions motrices sont dotées, à la fin de l’Empire, d’un noyau
d’industries modernes capables d’exercer un effet d’entraînement (filature mécanique du coton, de la
laine, construction de machines…).
- Les industries qui se sont développées à l’abri du protectionnisme se trouvent fragilisées par le retour
à des conditions de concurrence normales sous la Restauration. Le dynamisme français repose sur des
branches où l’Angleterre est nettement en avance, et l’expansion du début du XIX ème siècle découle
essentiellement du marché intérieur. C’est une opposition majeure entre l’industrialisation anglaise au
XIXème siècle, mais aussi avec les conditions du XVIIIème siècle. La Révolution et l’Empire marquent
donc une inflexion durable des orientations de la croissance.
2. L’ACCÉLÉRATION DE L’ESSOR INDUSTRIEL (1815-1860)
- 1815-1914 : « le grand XIXème siècle ». Société bourgeoise, libéralisme économique des
gouvernements, siècle de paix relative, stabilité monétaire sans précédent. Irrégularité de la croissance,
crise cyclique de court terme ; à plus long terme se succèdent des phases d’accélération et de
ralentissement, à la fois en termes absolus et relatifs, par rapport aux autres pays. Interpénétration
croissance des économies nationales, facteurs d’amplification des cycles.
- CROUZET propose cette périodisation de court terme :
- 1815-1840 : croissance irrégulière mais forte
- 1840-1860 : croissance forte
- 1860-1882 : ralentissement
- 1882-1896 : stagnation
- 1896-1913 : croissance forte
- Ce siècle présente une certaine continuité, pas de ruptures nettes.
- 1860 : traité du commerce franco-britannique, qui inaugure la brève période libérale du XIXème
siècle, alors que le protectionnisme se rétablit dans les années 1890.
- Périodisation traditionnelle des « cycles KONDRATIEFF » (mouvement de longue durée des prix) :
- 1815-1848 : phase de baisse de longue durée des prix
- 1848-1873 : phase de hausse de longue durée des prix
- 1873-1896 : phase de baisse des prix
- 1896- 1914 (et au-delà) : phase de hausse de longue durée des prix
- Cette périodisation ne correspond pas exactement à la réalité française, et il y a aussi eu croissance de
l’activité durant certaines phases (1815-1848) de baisse des prix.
I. L’ÉCONOMIE FRANÇAISE FACE À SES HANDICAPS
1) Les conditions intérieures
- La situation économique est critique au lendemain de la chute de l’Empire, mais les handicaps ont
aussi un caractère permanent. La dotation factorielle française est relativement désavantageuse,
l’industrie est surclassée par la technologie anglaise, et moins bien placée que l’Allemagne pour
surmonter son retard. La France manque de charbon, alors que c’est l’énergie incontournable de la
croissance industrielle au XIXème siècle et que sa demande explose. Les coûts d’extraction son trop
élevés en France par rapport au prix de l’importation. Mais le problème du charbon tient surtout de sa
localisation et des coûts de transports. Cela pèse sur le développement de la métallurgie de base. Un
effort d’investissement apparaît au XIXème siècle pour répondre à ces problèmes d’approvisionnement.
- Autre handicap, le manque de main-d’œuvre ? Croissance démographique modérée, inférieure aux
autres pays européens. Si l’industrialisation se heurte parfois à cette insuffisance de main-d’œuvre,
l’explication réside plutôt dans l’influence des structures de propriété agraire, qui ont contribué à fixer
dans l’agriculture une paysannerie nombreuse et dont l’effectif continue à augmenter à travers toute
cette période.
- Il n’y a pas de manque réel de capitaux, malgré le retard du développement bancaire. L’expansion
industrielle repose encore beaucoup sur l’autofinancement, en particulier dans le textile où les profits
sont considérables et le coût des investissements encore relativement modeste. Importance de l’afflux
de capitaux étrangers. À partir de 1852 avec le Crédit Mobilier, la contribution des capitaux français à
l’industrialisation s’améliore, et vers 1862, les investissements étrangers français représentent même
plus du tiers des flux mondiaux (proportion jamais retrouvée).
2) Les conditions extérieures
- Durant la première moitié du XIXème siècle, fort protectionnisme, à l’image du tarif de 1816-1818,
prohibitif pour les importations. La monarchie de Juillet apporte quelques assouplissements, mais les
« droits spécifiques » instaurent un accroissement automatique de la taxe douanière quand le prix d’un
produit baisse. Efficacité de ce protectionnisme.
- La France est tributaire de l’extérieur pour son approvisionnement en charbon, en capitaux (pour les
chemins de fer notamment), l’assimilation des technologies anglaises, encore forte malgré
l’interdiction d’exporter des machines anglaises, supprimée seulement en 1843. Le France commence
à se doter de sa propre industrie de construction mécanique.
- La France est devancée sur les marchés d’exportations, son coefficient d’ouverture ne retrouve pas sa
valeur de 1780 avant 1850. La croissance de ses exportations industrielles est faible jusqu’en 1850,
sans commune mesure avec le dynamisme britannique. Seul le secteur industriel traditionnel, basé sur
la qualité de fabrication française fait face à la concurrence anglaise ; et la croissance industrielle
dépend surtout de la demande intérieure.
II. LES FORCES D’IMPULSION
1) La croissance agricole
- La France du début du XIXème siècle reste à dominante rurale et agricole, faible progression de
l’urbanisation, croissance de la population active agricole représente encore en 1860 le double de celle
de l’industrie, alors que le produit de ces deux secteurs est assimilable. Les termes de l’échange de
l’agriculture vis-à-vis de l’industrie (prix relatifs) compensent la croissance supérieure de la
production industrielle.
- La première moitié du XIXème siècle, modernisation faible de l’agriculture ? Quelques progrès isolés
de l’outillage (les batteuses, la faucille est remplacée par la faux) et des produits (pomme de terre,
betterave à sucre). Pourtant, l’agriculture connaît entre 1820 et 1870 sa croissance la plus forte du
siècle (+1,2% de croissance annuelle, niveau jamais dépassé avant la Seconde Guerre Mondiale).
Amélioration plus forte des rendements français qu’en Angleterre. Extension de la superficie cultivée
(maximum historique vers 1860), recul de la jachère, assolement triennal.
- Une révolution agricole ? Progression générale mais disparités régionales (dynamisme des régions
autour du bassin parisien). Diffusion sur tout le territoire des formes modernes de l’agriculture mixte,
développement de l’élevage, spécialisation et modernisation des transports. Amélioration du pouvoir
d’achat moyen des Français. Répercussion forte des crises agricoles sur l’ensemble de l’activité (à
l’image de la crise d’origine agricole de 1846-1848, dernière crise « intermédiaire », qui s’étend à
l’industrie).
2) La rénovation des transports
a) La modernisation des transports traditionnels (1815-années 1840)
- Effort de développement des canaux, notamment sous la monarchie de Juillet ; le réseau
triple entre 1815 et 1848, motiver par les besoins du transport de la houille.
- Amélioration du réseau routier, accélération analogue. La monarchie de Juillet accomplit un
progrès remarquable dans les routes départementales et les chemins vicinaux (loi de 1826) qui
désenclavent fortement les campagnes. Réduction du coût du transport routier.
b) La révolution des chemins de fer (dès 1842)
- Retard par rapport à l’Angleterre et l’Allemagne.
- Loi de 1842, qui prévoit un réseau en étoile rayonnant à partir de Paris, l’État prenant en
charge les dépenses d’infrastructures. Après la crise de 1848, accélération de la construction
ferroviaire, les grandes lignes sont achevées vers 1860. Forte impulsion sur l’activité économique,
effet d’amont (demande de produits métallurgiques) et d’aval (amélioration des conditions et des coûts
de transport). Développement voulu basé sur la production industrielle française, pas nécessairement
aux meilleurs prix du marché (stratégie adoptée par l’Allemagne).
III. LES ÉTAPES DE L’INDUSTRIALISATION
1) Industrialisation et croissance intensive (1815-1848)
- Taux de croissance industrielle les plus élevés du XIXème siècle. Accélération de l’emploi industriel
(il double en trente ans), mais progression lente de la productivité moyenne par travailleur de
l’industrie, coexistence des méthodes de production nouvelles et anciennes.
- La métallurgie est en croissance rapide, favorisée par une demande intense (machines pour
l’industrie textile) et qui se diversifie. Diffusion du procédé de puddlage (affinement de la fonte en
fer). L’industrialisation reste axée sur les biens de consommation dont la part dans la valeur totale de
la production industrielle atteint un maximum absolu de 65% sur cette période.
- Dynamique supérieure de l’industrie textile, la diffusion des méthodes de production mécaniques se
poursuit, spécialisation dans la qualité (le coton d’alsace). Les industries textiles non-cotonnières sont
technologiquement moins avancées mais détiennent pourtant les positions exportatrices plus fortes,
grâce à une spécialisation plus poussée dans la qualité ou le luxe, fortement demandée par les pays
plus avancés.
2) Mutations décisives et intensification de la croissance (1850-1860)
- C’est la décennie de l’apogée de la prospérité agricole, mais aussi celle de la naissance du système
bancaire moderne, des grands travaux de rénovation urbaine et de la phase décisive de la révolution
ferroviaire. Changement de nature de la croissance industrielle.
- Les industries productrices de biens de production tournées vers l’accumulation sont désormais
prépondérantes ; la métallurgie devient la principale branche, ses méthodes de production se
renouvellent rapidement. Crise de 1847 : arrêt de l’accroissement de la production entraînant le déclin
décisif des hauts fourneaux à charbon de bois, largement remplacés par ceux au coke. La production
française de fonte dépasse en 1860 celle de tous les états allemands réunis, alors que l’ère de l’acier
approche (le « convertisseur », inventé par Bessemer en 1856 est introduit en France dès 1858).
- Croissance très rapide de la construction de matériel ferroviaire, mais aussi des machines à vapeur,
dont la puissance augmente extrêmement rapidement sur cette période. L’amélioration des moyens de
transports est, pour PRICE (1981), « l’élément nouveau déterminant » de la croissance, de la
constitution d’un marché national, et de la spécialisation régionale. Cette fièvre de construction
ferroviaire a même peut-être freiné la modernisation des autres branches en drainant l’essentiel de
l’épargne et en ruinant certaines activités traditionnelles.
- L’industrie française semble avoir acquis la capacité d’innover par elle-même, les dépôts de brevets
progressent. La croissance est fondée sur la productivité, qui progresse grandement, alors que l’emploi
industriel ralentit et sa part dans la population active stabilisée. Le taux d’investissement le plus élevé
de tout le siècle est atteint vers 1860, substitution du capital au travail. (« augmentation organique du
capital » pour MARX, intensification capitalistique et augmentation du « coefficient de capital » plus
généralement).
- Évolution du partage de la valeur ajoutée industrielle largement en faveur du captal au détriment du
travail (accroissement du « taux d’exploitation » en termes marxistes), le décollage des salaires réels
est encore incertain. Les profits sont massivement réinvestis.
- Pourtant, l’industrialisation est loin d’être complète en 1860, mais l’économie est désormais en voie
d’industrialisation rapide.
3. RALENTISSEMENT, CRISE ET DÉPRESSION (1860-1890)
- On désignait parfois cette période sous le nom de « grande dépression du capitalisme », elle
correspond à la phase de longue durée des cycles KONDRATIEV entre 1873 et 1896.
- Particularités de la dépression en France, selon LÉVY-LEBOYER (1971) : fléchissement plus
précoce qu’ailleurs, et exceptionnelle intensité.
- Le PNB par habitant chute pour la première fois sous le niveau de l’Allemagne (qui ne souffre que
très peu de la crise). Cinq critères retenus par BAIROCH : productivité par actif agricole,
consommation industrielle de coton brut et de fonte, consommation de houille ; force mécanique
utilisée par l’industrie. Dans tous ces domaines la France est distancée par l’Allemagne, notamment
dans l’industrie lourde, mais aussi dans l’agriculture, alors que la France est encore largement semiagricole. La France perd du terrain par rapport à la Grande-Bretagne, pourtant elle aussi affectée par
cette crise.
I. LES ORIGINES DU FLÉCHISSEMENT
- Premiers signes de ralentissement dès 1860, pas de rupture pourtant : facteurs circonstanciels comme
la guerre de Sécession, apparition de la pébrine (maladie du ver à soie), crise du phylloxéra,
essoufflement des constructions de chemin de fer…
1) Du traité de 1860 (traité Chevalier/Cobden) à l’accentuation des déséquilibres extérieurs
- Vers 1860, la France est la seconde puissance commerciale et financière mondiale, balance
commerciale excédentaire de 1851 à 1860, force des exportations industrielles. La France importe
même d’Angleterre essentiellement des produits peu élaborés, et exporte des objets manufacturés à
forte valeur ajoutée (soieries, « articles de Paris »). Cependant, résistance des milieux industriels
contre l’ouverture libre-échangiste. Le traité est très critiqué, c’est « un nouveau coup d’État » ; il
contient la clause de la nation la plus favorisée, annonçant toute une série de traité de ce type signés
avec les autres pays européens (Allemagne en 1862).
- Trois effets sont attendus du libre-échange : améliorer l’avantage comparatif en développant les
spécialisations, produire dans de meilleures conditions grâce à l’élargissement des marchés, et stimuler
l’innovation, sous la pression de la concurrence. Aucun ne s’est réellement réalisé, le libre-échange
est-il pour autant responsable ?
- L’industrie française n’a pas été surclassée par l’industrie britannique, qui absorbe de plus une
proportion croissance des exportations françaises. Entre 1861 et 1870, la balance devient déficitaire, la
croissance des exportations industrielles diminue, essentiellement hors Angleterre, trop forte
progression des importations de produits industriels, accroissement du déficit agricole (1860 :
suppression de l’ « échelle mobile » des droits sur les blés), notamment dû aux importations agricoles
issues des pays neufs. Plafonnement des exportations industrielles, qui diminuent relativement à partir
des années 1870.
- Recul des positions commerciales de la France. L’apparition de la pébrine et la crise du phylloxéra
pénalisent les deux secteurs clefs de l’exportation française (soie et vin).
2) Les conséquences économiques de la défaite de 1870
- Au-delà des pertes humaines et des destructions physiques, du versement de l’indemnité de 5
milliards de francs-or à l’Allemagne (qui n’a entraîné que peu de tensions financières), la France
souffre économiquement surtout de la perte de l’Alsace-Lorraine, deux de ses provinces les plus
industrialisées.
3) Dépression agricole et déclin démographique
- Le déclin agricole est la cause principale de la dépression de l’économie française, puisqu’il stagne
durant deux décennies (1870-1890), soit un ralentissement beaucoup plus grave que dans l’industrie.
Crise de sous-production due à la crise du phylloxéra notamment, la France importe du vin en 1880.
La crise céréalière est engendrée par la baisse tendancielle des prix due à la concurrence. Lente
réaction des pouvoirs publics : 1885 le droit sur les blés est porté à 3 francs par quintal, mesure
protectionniste insuffisante même, mais qui freine tout de même la baisse des prix. Faible capacité
d’adaptation de l’économie française, pas de reconversion vers l’élevage comme en Grande-Bretagne.
Concentration de la production sur les meilleures terres, recul de la superficie des terres cultivées dans
les régions défavorisées. Pas d’accélération de l’urbanisation. Renforcement même de la structure
agraire, des petits paysans se replient sur un mode de vie semi-autarcique plutôt que de baisse les
prix : LÉVY-LEBOYER parle de « renforcement dans les campagnes d’une classe de petits
propriétaires, attachés à des exploitations récemment et difficilement acquises ». Ralentissement de la
modernisation.
- Alors que les autres pays européens connaissent une croissance démographique maximale, le déclin
français s’accentue. La baisse de la natalité s’accélère à la fin des années 1870, taux de croissance de
la population insuffisant, modification de la pyramide des âges, vieillissement de la population
aggravé par la rétention de main-d’œuvre dans les campagnes.
II. FREINAGE ET RÉORIENTATION DE LA CROISSANCE INDUSTRIELLE
- On peut dégager deux tendances de l’évolution de la production industrielle : essor rapide entre 1875
et 1882, encadrée par la défaite de 1871, et dépression dans les années 1880.
1) Décélération industrielle : ampleur et limites
- La dépression agricole tend à la fois à freiner les migrations de main-d’œuvre vers l’industrie, et à
réduire la demande de produits industriels. La population active hors agriculture a continué
d’augmenter malgré tout à travers l’ensemble de la période en valeur absolue, grâce en particulier à
deux facteurs compensateurs : l’immigration (qui se poursuit au XXème siècle) ; et l’accroissement du
taux d’activité, notamment en raison d’une augmentation de la population active féminine hors
agriculture.
- Les conditions du marché du travail, conjointement avec l’organisation et le renforcement du
syndicalisme, expliquent la progression soutenue des salaires réels à travers toute la dépression. Cela
implique pour les entreprises un renchérissement du coût réel de la main-d’œuvre, mais ce facteur, loin
de perturber l’industrie, semble avoir joué un rôle de stimulant du progrès technique, sans provoquer
pour autant de chômage massif. L’industrialisation pâti surtout de la stagnation du pouvoir d’achat des
agriculteurs et du freinage de la demande de produits industriels. La France devient, pour les plus
grands produits agricoles, importatrice nette entre 1860 et 1890 : la simple stabilisation du taux
d’importation dans la période postérieure suffira à rétablir des conditions nettement plus favorables à
l’expansion industrielle.
- Le plafonnement de la demande extérieure de produits industriels à partir de la fin des années 1870
est facteur de décélération de l’industrie. Déclin de l’exportation française de locomotive.
- L’accroissement des dépenses publiques vient jouer un rôle compensateur ; elles progressent
rapidement au cours des années 1870 avec un maximum au début des années 1880, puis une
stabilisation d’une trentaine d’années. Les dépenses économiques et sociales progressent dans le total
des dépenses de l’État. Programme de grands travaux publics lancé en 1879 par le ministre Freycinet :
plus de 5 Milliards de francs sont affectés à l’aménagement des ports et voies navigables, et surtout à
la construction de 17 000 km de lignes nouvelles de chemin de fer, développant des axes secondaires.
Ce soutien est temporaire et prend fin en 1882. Cette politique a sans doute évité un effondrement
durable de la métallurgie, mais elle ne fait finalement qu’étaler dans le temps la dépression. Les
années 1880 sont marquées par la chute des profits et l’augmentation du nombre des faillites. Une loi
de 1889, instituant le régime des liquidations judiciaires, témoigne d’une sorte de « banalisation » des
faillites, le failli cesse d’être traité en coupable.
2) L’adaptation de l’industrie française
- La métallurgie est gravement amputées en 1871 et se reconstituent à travers le développement de
nouveaux centres industriels. À partir de 1880, le bassin lorrain affirme sa suprématie, sous l’égide de
la famille des Wendel qui a racheté le procédé Thomas (déphosphoration). L’industrie textile connaît
aussi une « migration » géographique. La compétitivité de l’industrie de la laine est favorisée par la
baisse du coût de la matière première, désormais presque intégralement importée, et le tissage
mécanique supplante le tissage manuel.
- Fait nouveau de la croissance industrielle, la progression sans précédent des salaires réels (2% par
an), et alors que les prix baissent, les profits subissent un lourd recul entre 1862 et 1892. Les dépendes
d’équipement industriel commence à remplacer les investissements de base. L’héritage du Second
Empire, notamment le développement du système bancaire, la modernisation du statut juridique des
sociétés anonymes (loi de 1863 et 1867), favorise cette progression de l’investissement productif. Les
principales créations bancaires remontent aux années 1860, se poursuivrent après la guerre de 1870 (la
Banque de Paris et des Pays-Bas est créée en 1872), et accélèrent, dès 1880, le mouvement des
affaires. La demande de crédits pour l’investissement est stimulée par la baisse des taux d’intérêt, par
la baisse des prix moyens des facteurs de productions, et la hausse des salaires, qui motive encore la
substitution du capital au travail. Cela compense l’influence dépressive de la faiblesse de la demande
et des profits sur l’investissement. Souvent même l’excès d’investissement a entraîné la formation de
« surcapacités » jusqu’au reflux des années 1884-1888.
- Le secteur urbain et industriel semble avoir acquis l’aptitude à une croissance autonome.
4. IMPULSIONS NOUVELLES ET DYNAMISME DE LA CROISSANCE À L’ORÉE DU
XXème SIÈCLE
- Le nouvel élan de la fin du XIXème siècle a pour originalité d’intervenir en pleine paix, et c’est le seul
exemple jusqu’à maintenant d’une reprise qui ne soit pas à la suite d’une guerre. Un mélange de
continuité et de rupture forme la difficulté d’interprétation de la période.
I. VUE D’ENSEMBLE
1) L’insaisissable retournement
- Le mouvement des prix permet très simplement de dater le point tournant du retour de la croissance :
1896. Ceux-ci progressent jusqu’en 1914 et au-delà. Pourtant BAIROCH adopte comme point de
départ l’année 1892 en référence au rétablissement du protectionnisme ; MARKOVITCH choisit
également cette date en ayant observé le mouvement de la production industrielle. CROUZET situe
l’accélération de la croissance entre 1906 et 1907 seulement. 1896 est la date charnière traditionnelle,
celle retenue par CARRÉ, DUBOIS et MALINVAUD.
- L’évolution de la population active employée dans l’industrie passe de 4,5 millions en 1891 à 5,6
millions en 1896, soit un bond sans précédent. LÉVY-LEBOYER évoque aussi l’amorce du
redressement de l’investissement industriel, des produits industriel et agricole dès 1890. La courbe
créations de sociétés par actions présente deux flèches : 1902 et 1912, avec dans l’intervalle un creux
profond.
2) Les traits distinctifs de la période 1890-1913
- Période d’expansion monétaire et de prospérité financière, apogée du capitalisme. Conjoncture
inflationniste qui efface la baisse de longue durée de la plus grande partie du XIX ème siècle, ramenant
le niveau général des prix vers 1914 à son niveau de 1815. La hausse des prix n’est pas anticipée par
les agents économiques, provoquant un arrêt de la croissance des salaires réels, celle des salaires
nominaux compensant à peine la hausse du coût de la vie. La hausse des profits prend des proportions
exceptionnelles, le sommet est atteint vers 1913, dépassant tous les maximums précédents. Les
émissions d’actions et obligations ont plus que triplé en quinze ans.
- La croissance d’avant 1914 reste irrégulière, elle est plus nette en termes de productivité qu’en
termes de production, notamment dans l’industrie. Les bases de la croissance se modifient. La part des
dépenses publique dans le produit national tend à diminuer, les dépenses d’infrastructures de l’État
enregistrent une baisse absolue, tout comme l’ensemble des investissements de base. Les
investissements industriels jouent de plus en plus un rôle de premier ordre, et l’intensité capitalistique
des combinaisons productives industrielles progresse grandement.
- Le moteur à explosion et l’électricité succèdent au chemin de fer, les industries métallurgiques,
chimiques, électriques viennent en tête des industries motrices avec en fin de période un taux de
croissance compris entre 6% et 8% par an pour la métallurgie. Percée exceptionnelle des produits
nouveaux, issus de l’innovation : aluminium, caoutchouc, automobile, cinéma… L’agriculture ne
retrouve pas son rôle d’impulsion qu’elle pouvait avoir dans les années 1820-1860, elle a du moins
cessé d’être un facteur de freinage de la croissance industrielle.
II. LES CONDITIONS EXTÉRIEURES
1) Le rétablissement du protectionnisme
- Le nouveau tarif de 1881 amorce le retour du protectionnisme, en relevant légèrement les droits sur
les produits finis. La clause de la nation la plus favorisée se généralise peu à peu dans la plupart des
traités commerciaux européens, de sorte que le taux moyen de prélèvement sur les importations passe
seulement de 6,5% en 1880 à 7,1% vers 1884. La France est le dernier grand pays d’Europe, hormis la
Grande-Bretagne, à remettre en cause le libre-échange.
- Méline regroupe dans une « Association de l’industrie et de l’agriculture françaises » les oppositions
au libre-échange. La coalition protectionniste gagne les élections et, peu après, une loi de 1892
autorise le gouvernement à dénoncer tous les traités de commerce en vigueur.
- Le nouveau tarif de 1892 (« tarif Méline ») correspond à un protectionnisme encore modéré ; il
innove en distinguant un tarif général (applicable aux pays avec lesquels il n’existe pas d’accord) et un
tarif minimum (pour les partenaires commerciaux). C’est donc avant tout un instrument de
négociation, car les tarifs minimums sont peu élevés, suffisamment pour permettre le redressement des
cours dans l’agriculture.
- De nouvelles mesures ont par la suite renforcé le « tarif Méline ». En 1897, la « loi du cadenas »
autorise le gouvernement, en cas de surproduction, à augmenter immédiatement les droits sur les
céréales et la viande, ce qui aura lieu à plusieurs reprises. Vers 1910 sont promulgués de nouveaux
tarifs au barème plus élevé, surtout en ce qui concerne le tarif général, afin d’accroître la marge de
manœuvre du gouvernement dans les négociations internationales.
2) Le dynamisme des échanges extérieurs
- L’accentuation du protectionnisme n’a pas empêché un nouvel essor du commerce international. Il a
été indiscutablement favorable à l’économie française. L’agriculture est fortement soulagée, sa balance
commerciale se stabilise, les importations se diversifient.
- Le solde de l’économie française pour les produits manufacturés s’améliore, les exportations
absorbent une partie croissance de la production nationale, rôle moteur nouveau de la demande
extérieure.
III. LE NOUVEL ÉLAN DE L’INDUSTRIALISATION
1) Les industries nouvelles
- L’apparition de l’industrie automobile remonte aux années 1890. La France est devenue le second
producteur mondial, derrière les États-Unis, et le premier exportateur mondial. Peugeot est passé de la
production d’articles métalliques divers à la production d’automobiles : cette industrie est à l’origine
un monde de petits ateliers secoués par des faillites mais constamment renouvelés par de nouveaux
entrants, qui tentent leur chance au moment où l’originalité de conception des modèles apparaît
comme un déterminant essentiel du succès. Renault passe de 6 ouvriers en 1898 à 4000 en 1913, sa
production de 6 véhicules par an à 4500, et les bénéfices bruts sont très élevés, massivement
réinvestis. La diffusion de l’automobile est favorisée par l’inégalité des revenus et des fortunes dans la
France de la « Belle Époque », mais les immatriculations rurales progressent également.
Développement des services de transports automobiles (taxis, transports en commun…). Ce secteur
exerce une impulsion d’ensemble sur le développement industriel, il entraîne la demande, influe les
méthodes de productions (apparition de l’usine de montage en grande série).
- Construction aéronautique. La France est mieux placée pour ces industries nouvelles que trente ans
plus taux avec les industries électriques. Amélioration des techniques dans la métallurgie, richesse des
gisements français de bauxite, procédés nouveaux (Solvay pour la soude, Bayer pour l’alumine,
l’électrolyse pour l’aluminium). Forts gains de productivité.
2) L’avance générale de l’industrialisation
- L’innovation n’est déjà « plus seulement fortuite, mais structurelle, c’est-à-dire recherchée de
manière permanente » (CARON). Les branches à croissance rapide sont celles qui investissent le plus,
interaction dans les innovations.
- Le contraste entre les industries récentes et les industries plus traditionnelles est moins marqué pour
les gains de productivité que pour les taux de croissance de la production, à l’image de l’industrie
textile et cotonnière, qui enregistrent des gains de productivité considérables. Le redressement de la
métallurgie et la diversification de sa production sont spectaculaires, alors que l’ère de l’acier succède
à l’ère de la fonte et du fer, naissance de la métallurgie lorraine. Construction du métro parisien à
partir de 1898, débuts de l’aviation.
5. FORCES ET FAIBLESSES DE L’ÉCONOMIE FRANÇAISE À LA VEILLE DE LA
GUERRE DE 1914
- La période précédente est trop courte pour que l’économie française ait pu résorber complètement le
retard accumulé, des handicaps permanents, des facteurs structurels de freinage n’ont pas totalement
disparu. Existe-t-il un modèle français de développement ?
I. RETARD OU SPÉCIFICITÉ DU DÉVELOPPEMENT FRANÇAIS ?
- On dit traditionnellement que la France n’est encore vers 1914 q’un pays semi-industrialisé, semidéveloppé. Le poids de l’agriculture reste relativement élevé, le taux d’urbanisation faible, tout comme
le niveau de salarisation de la population active. Pourtant la France doit faire face à des problèmes
communs aux nations de la « première génération industrielle » : prépondérance relative des industries
anciennes en perte de vitesse, retard de concentration industrielle, forte exportation de capitaux, que
l’on peut interpréter comme le manque d’occasion d’investissement rentables en France même ou de
l’insuffisance de l’esprit d’entreprise. Elle apparaît comme une économie aux structures vieillies avant
même d’avoir atteint le stade d’une véritable maturité industrielle ; la population également semble en
proie à un vieillissement précoce. Les clivages régionaux se creusent encore.
1) Vieillissement précoce et dominante rurale
- Le fléchissement démographique de la France se confirme au début du XX ème siècle : baisse précoce
de la natalité, en milieu rural comme en milieu urbain. Malgré le recul de la mortalité infantile, la
proportion des moins de 20 ans dans la population totale est plus faible que jamais auparavant. Le
renouvellement des générations n’est pas assuré depuis la fin du XIX ème siècle ; la population
n’augmente que par vieillissement, même si les progrès de l’espérance de vie sont assez lents.
- Ce vieillissement est précoce, par rapport aux autres pays européens, mais aussi par rapport au stade
d’évolution des structures de la population française. La population reste majoritairement rurale (56%
en 1911) : la France a un siècle de retard dans l’urbanisation par rapport à l’Angleterre ; le recul de la
population rurale est plus lent qu’en Allemagne. Les modes de vie traditionnels persistent dans les
communes rurales françaises, peu intégrées au reste de la société.
- Le secteur tertiaire (30% de la population active) a connu un accroissement assez précoce,
assimilable à ce que vivent les pays du Tiers Monde actuellement. Ce secteur est alors fortement
hétérogène.
- L’industrie (30%) est en progression régulière mais modérée.
- En 1911, la proportion de salariés dans la population active n’est que de 46%, contre près de 90% en
Grande-Bretagne : un tel écart donne à penser que la France a connu un modèle de développement
différent, témoignant d’une très forte résistance au changement, que l’on peut qualifier de stabilité
sociale ou de rigidité.
- Le taux d’activité passe de 39% en 1861 à 53% en 1911, alors qu’en Grande-Bretagne il est stable
autour de 45%. La proportion des tranches d’âges médianes tend de nouveau à s’accroître. L’emploi
féminin connaît un développement rapide, surtout dans l’industrie, le taux d’activité féminin atteint un
maximum retrouvé seulement après la Seconde Guerre Mondiale. L’immigration, après un
ralentissement, a repris une cadence rapide. La population rurale diminue et engendre un flux assez
régulier de migrations vers les villes.
2) Déséquilibres régionaux et pôles de croissance
- On ne peu pas parler « du » développement économique français, tant les écarts régionaux sont
importants et croissants au XIXème siècle ; fort dualisme régional. On peut diviser la France en deux
selon une ligne Cherbourg-Marseille. Le Nord-est concentre les régions agricoles à hauts rendements
céréaliers, les ressources énergétiques, les centres commerciaux, financiers, et de consommation. La
France du Sud-ouest est sous-industrialisée, et même parfois en voie de désindustrialisation.
- Le pôle parisien détient, en 1913, une prééminence absolue d’ordre politique, administratif, culturel
et économique, ce qui n’est pas le cas en Angleterre ou en Allemagne. Les banques parisiennes,
dominent sur tout le territoire, la bourse de Paris regroupe 90% de l’activité boursière française. Le
département de la Seine concentre un sixième de l’emploi industriel français.
- Trois autres foyers dynamiques en France : le Nord, la Lorraine, et la région lyonnaise.
3) Concentration et productivité
- L’industrie française de 1913 passe pour faiblement concentrée. La concentration géographique est
pourtant très forte, source de cartellisation, de partage des marchés et d’élimination de la concurrence
par les prix, de domination de firmes géantes. La formation de groupement d’intérêts de caractère
défensif bénéficie à la fois du protectionnisme et de l’évolution favorable de la jurisprudence. Cette
cartellisation n’est pourtant pas si négative qu’elle parait pour l’industrialisation.
- En ce que concerne la concentration de l’appareil productif, on observe une corrélation inverse entre
la taille moyenne des établissements et la valeur moyenne ajoutée par travailleur de la branche. Par
exemple, les petits établissements d’artisanat ou d’industrie de luxe à Paris ont une très forte
productivité en valeur.
- La comparaison avec les États-Unis met en évidence la nette supériorité à la fois de la taille des
établissements américains et de la productivité de l’industrie américaine, mais la dimension supérieure
n’est pas directement la cause de la productivité supérieure : on constate la même corrélation inverse
entre les écarts de dimension et les écarts de productivité des branches.
- L’industrie française est largement distancée par l’industrie anglaise en terme de productivité dans
des branches qui apparaissent moins concentrées qu’en France (mines et métallurgie de base). La
France a un avantage pour les industries jeunes (caoutchouc, pétrole, électricité…), les industries de
transformation en général, et un lourd désavantage dans les industries de base. La spécialisation
française semble plus adaptée à son avantage comparatif que l’Angleterre (les trois quarts des actifs
industriels sont dans des branches ou la productivité est au moins aussi élevée qu’en Grande-Bretagne,
ce qui est faux pour cette dernière). L’économie française semble avoir mieux vieilli que l’économie
anglaise.
II. L’ÉCONOMIE FRANÇAISE DANS LE MONDE
1) France – Grande-Bretagne – Allemagne : niveaux de développement comparés
- Le PNB français en 1913 est inférieur à celui de l’Allemagne (plus peuplée de moitié environ) mais
voisin de celui de la Grande-Bretagne. Les comparaisons fondées sur les indicateurs sectoriels de
développement sont plus défavorables à la France, devancée même dans l’agriculture. L’infériorité de
l’industrie française est plus accentuée à l’égard de la Grande-Bretagne en ce qui concerne les
industries anciennes, et par rapport à l’Allemagne dans les industries récentes, les nouvelles énergies.
Néanmoins, le retard de l’industrie française a cessé de s’accentuer au début du XX ème siècle, il se
réduit très nettement par rapport à la Grande-Bretagne, plus faiblement par rapport à l’Allemagne.
2) Les structures du commerce extérieur
- Le taux d’ouverture des trois économies est voisin, comme la valeur du commerce par habitant. Tout
trois ont un déficit commercial (très élevé dans le cas de la Grande-Bretagne, moins pour la France,
faible pour l’Allemagne), et une balance des paiements excédentaires. Les matières premières forment
leur principal poste d’importations, les produits industriels dominent leurs exportations (bon indicateur
de niveau d’industrialisation). La part des produits industriels dans les exportations est plus faible en
France, et stagne de manière préoccupante. La France est dépendante de l’importation pour les biens
d’équipements. Caractéristique intermédiaire entre Angleterre et Allemagne : part de l’Empire colonial
dans le commerce extérieur.
- Quelques points positifs pour les exportations industrielles françaises : essor des exportations
automobiles, produits manufacturés de luxe et demi luxe (« articles de Paris »), deux secteurs qui
incorporent un fort contenu de travail qualifié et bénéficient de la demande croissante de la part des
pays à revenus élevés. L’industrie ferroviaire est quant à elle préoccupante.
- Les échanges avec l’Allemagne sont déficitaires pour la France, et mettent en relief l’écart
d’industrialisation. Le bassin de Normandie est même, par exemple, en grande partie sous contrôle
d’un Konzern allemand, le groupe Thyssen. La France réalise un excédent commercial avec
l’Angleterre, grâce à sa spécialisation avantageuse.
3) Les exportations de capitaux et l’équilibre extérieur de l’économie française
- Le déficit de la balance commercial est plus que compensé par l’excédent sur les frets et assurances,
le tourisme et surtout les revenus des capitaux placés à l’extérieur. L’Europe est alors le créancier du
monde, même des États-Unis. Les investissements français sont très différenciés, entre investissement
de portefeuille (qui implique ni contrôle ni participation à la gestion) et les investissements directs
(achat, création, développement d’entreprises contrôlées par des capitaux français. En effet, les
investissements de portefeuille sont largement prépondérants, ce qui confirme l’image traditionnelle
du capitalisme français comme un « capitalisme rentier ».
- La répartition géographique des investissements extérieurs révèle l’importance réduite des
investissements coloniaux, les investissements français étant centrés sur l’Europe, et notamment sur la
Russie, qui en reçoit à elle seule 50%. Ces capitaux n’ont que peu de retombées positives sur
l’économie française.
- Cependant, les phases d’accélération des sorties de capitaux (1840-1860 ; 1900-1913) concordent
parfaitement avec les phases de forte expansion de l’activité économique et des investissements
intérieurs. La faiblesse persistante des taux d’intérêt en France durant toute la seconde moitié du
XIXème siècle ne suggère pas non plus un freinage de la croissance économique par une insuffisance de
l’offre de capitaux.
CONCLUSION
- La France, en tête des puissances économiques mondiales vers la fin du XVIIIème siècle, est vers
1913 largement distancée. CARON : « La France est devenue insensiblement… une petite nation ».
- L’originalité de la France est davantage marquée démographiquement qu’économiquement : aucun
pays n’a connu aussi près du début du XXème siècle une baisse de la fécondité aussi précoce et
profonde ; aucun n’est aussi près d’avoir une population stationnaire. Conséquences sur le niveau
économique par habitant ? Les thèses populationnistes, ou malthusiennes sont peu pertinentes.
- Rôle sans doute important de la forte part de l’épargne nationale dirigée vers l’étranger, tout comme
le développement tardif des structures bancaires pourtant nécessaire au financement de
l’investissement, manifestement trop faible en France. On reproche aussi à la Banque de France sa
politique restrictive, le maintien d’une couverture-or excessive et le maniement conjoncturel du taux
d’escompte sous le Second Empire, aboutissant en période de difficultés à défendre l’encaisse
métallique au prix du freinage de l’activité économique. Le comportement bancaire a globalement
manqué d’audace en France, avec une trop forte préférence pour les profits immédiats. Le
développement progressif du système bancaire, bien qu’il n’ait pas joué le rôle d’impulsion qu’il
aurait pu avoir, a tout de même réussi son adaptation aux exigences d’une économie moderne.
Expansion constante de la masse monétaire, essor de la monnaie scripturale, des dépôts à vue, des
crédits bancaires à l’économie, la baisse de son coût, certes, mais manque de liaisons fortes entre
banques et industrie.
- Carences de la politique gouvernementale ? Intervention et forte préoccupation économique de
l’État : expositions universelles, création de l’Office national du commerce extérieur en 1898, pression
sur le développement bancaire, rôle moteur dans la construction des chemins de fer dès 1840,
subventions permanentes aux réseaux déficitaires, droit de regard sur la fixation des prix, importance
des grands travaux de Freycinet vers 1880 (un demi-siècle avant la révolution keynésienne), fortes
dépenses publiques, rôle contracyclique majeur.
- Question surtout de l’orientation des dépenses de l’État. Fondements de l’expansion coloniale
(« impérialisme de drapeau »), justification du protectionnisme ?
- Faiblesse des explications traditionnelles du « retard français ». La croissance française se classe à un
rang mondial honorable ; elle se distingue surtout par l’intensité de ses fluctuations à moyen terme, par
l’alternance entre phase de déclin relatif et redressement inespéré.
- Les phénomènes de répartitions sont mal connus, question des inégalités. Aucune politique
redistributive, impôt proportionnel voté seulement en 1914 et effectif en 1917, très faible
indemnisation du chômage. Concentration croissante des fortunes, du patrimoine.
- Dynamique des inégalités régionales et sectorielles frein à la croissance ? Peu certain.
- Émergence du capitalisme industriel. Le mouvement des profits suit remarquablement les cycles
KONDRATIEFF, avec un rôle procyclique indéniable à travers ses répercussions sur l’investissement.
- Les deux moitiés du XIXème siècle s’opposent clairement dans le mouvement des salaires, opposition
que traduit bien le passage de la théorie classique du salaire de subsistance à la théorie néo-classique
fondée sur la productivité marginale. À une stagnation de longue période succède en effet une
progression soutenue des salaires qui se confirme dans les années 1870-1880. Facteurs explicatifs de
cette rupture ? Épuisement des réserves de main-d’œuvre, répercussion tardive des gains de
productivité accumulés, baisse des prix agricoles, progrès du syndicalisme, sont parfois évoqués.
Quelles répercussions alors sur la demande ?
- Apparition, avant 1914 d’une croissance de type inflationniste caractérisé.
Mathieu Claro
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