Cromwell et les Actes de navigation
Pierre Bezbakh, Le Monde, 21.06.05 (Le Monde économie, rubrique "Les
acteurs de l’économie")
Avec le vote des lois sur le blé, le protectionnisme anglais visait à protéger
l’agriculture en taxant lourdement les importations de céréales.
Les pays européens prônent une économie où règne une "concurrence libre
et non faussée", mais s’offusquent de la concurrence chinoise ; les Etats-Unis,
chantres de la libéralisation des échanges dans le cadre de l’Organisation mon-
diale du commerce (OMC), sont tout aussi prompts à relever leurs droits de
douane sur l’acier.
Cette attitude a priori contradictoire n’est pas nouvelle : l’Angleterre a
donné l’exemple, en devenant à la fois la patrie du libéralisme et de l’impérialisme
économique lorsque, au milieu du XV IIesiècle, Oliver Cromwell (1599-1658)
s’empara du pouvoir après la guerre civile (1643-1648). Puritain intransigeant,
persuadé d’être inspiré par la volonté divine, il exerça une véritable dictature
politique, soumit les îles Britanniques à l’hégémonie anglaise dans le cadre d’un
premier Commonwealth, imposa par la violence la colonisation anglo-protestante
en Irlande, et promulgua en 1651 le premier Acte de navigation ouvrant la voie
à une sorte de "protectionnisme agressif" qui a caractérisé par la suite la poli-
tique anglaise. Il s’agissait d’assurer aux navires britanniques le quasi-monopole
des échanges extérieurs, en imposant que les produits importés le soient par des
bateaux des pays d’où étaient originaires ces marchandises. Cette mesure visait
essentiellement les Provinces-Unies (à peu près les Pays-Bas actuels), dont la
flotte était à l’époque la plus importante du monde occidental. Cette décision
de Cromwell provoqua une première guerre navale entre les deux pays (1652-
1654), qui fut suivie de deux autres conflits du même type (en 1665-1667 et en
1672-1674). A l’issue de ces guerres, l’Angleterre avait affirmé sa maîtrise des
mers.
Deux autres Actes de navigation renforcèrent par la suite la position britan-
nique. En 1660, la notion de navire d’origine fut précisée : un bateau anglais
devait comprendre trois quarts de marins britanniques en plus du capitaine lui-
même ; puis, en 1663, le Staple Act réservait le monopole du commerce avec
les colonies anglaises à la flotte britannique, dans le cadre du pacte colonial qui
interdisait à ces colonies de commercer avec un autre pays que la métropole.
L’Angleterre prit alors la tête du "commerce triangulaire" qui mit en relation
les ports anglais, d’où partaient diverses marchandises (produits textiles, armes,
pacotille...), avec l’Afrique occidentale ; celles-ci y étaient échangées contre des
esclaves, lesquels étaient ensuite entassés sur des navires négriers allant vendre ce
"bois d’ébène" dans les Antilles, au Brésil et aux colonies anglaises d’Amérique
du Nord. Enfin, les produits tropicaux cultivés grâce à cette main-d’oeuvre
(sucre, café, coton, cacao, tabac...) étaient acheminés vers l’Angleterre.
Ce trafic explique le formidable essor du commerce extérieur anglais au
XV I I I esiècle, les exportations étant multipliées par environ 5,5 entre 1700
et 1770, alors que la production intérieure n’augmentait que de 50 %. Parmi
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