L’empire des économistes. L’enseignement de ’’l’économie coloniale’’ sous la IIIe République Pierre Singaravélou, agrégé d’histoire, diplômé de l’IEP de Paris, ATER à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 et chercheur associé à l’IHMC (ENS-CNRS) et au CEMMC-Bordeaux 3 [[email protected]] « La question était formulée en ces termes par M. Jules Duval : ’’Les économistes n’ont-ils pas mal à propos confondu les colonies, le système colonial et la colonisation ?‘’ M. Jules Duval, directeur de L’Économiste français prend la parole pour motiver la question. Il expose que depuis un siècle les maîtres de la science économique professent contre les colonies des opinions très sévères, et qui lui paraissent dériver d’une fâcheuse confusion entre le système colonial et la colonisation. – Le système colonial était, et il est encore pour la part qui subsiste, une très mauvaise chose. La colonisation est au contraire une excellente chose. »1 « La colonisation est considérée d’ordinaire comme une annexe de l’économie politique »2 « On peut sans exagération, affirmer que la découverte du nouveau monde a singulièrement favorisé l’essor de l’économie politique »3 Parmi les savoirs coloniaux qui se développent et s’institutionnalisent dans l’enseignement supérieur français à la fin du XIXe siècle, « l’économie coloniale » - à savoir la science économique appliquée aux colonies - a été étrangement ignorée par les historiens de « l’idée coloniale » et de l’économie politique. Si l’on en croit leurs travaux, les économistes français de la seconde moitié du XIXe siècle auraient échappé à l’influence de ’’l’esprit économique impérial’’ : d’une part l’historiographie de l’idée coloniale considère généralement que les économistes français furent dans leur ensemble anticolonialistes4 ; d’autre part, les historiens de l’économie politique évitent soigneusement d’analyser la dimension coloniale des auteurs qu’ils étudient 5. Nous reviendrons dans un premier temps sur cette représentation enchantée des économistes libéraux, en tâchant de montrer qu’un grand nombre d’économistes – en particulier les universitaires – ont activement promu l’expansion coloniale. Cette implication des économistes dans les questions coloniales se traduit par un phénomène désormais connu, la création de nombreuses sociétés de géographie, de géographie commerciale et d’économie politique, sociétés qui souvent regroupent les milieux libéraux des grandes villes françaises6. L’intérêt des économistes pour Compte rendu du débat du 3 octobre 1864, Société d’économie politique de Paris, Journal des économistes, novembre 1864, 2e série, n°131, p. 264. 2 Charles Gide, « À quoi servent les colonies ? », in Revue de géographie, 1885, article réédité par C. Delagrave en 1886. 3 Paul Cayla, Les théories de Law, thèse de droit, faculté de Poitiers, Paris, Giard et Brière, 1909, p. 4. 4 Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table ronde, Paris, 1972 ; Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, PUF, 1978 ; Gilles Manceron, Marianne et les colonies, La découverte, Paris, 2005. 5 Lucette Le Van-Lemesle, Le Juste ou le Riche : l'enseignement de l'économie politique en France (1815-1950), La Documentation française, Paris, 2004. 6 Dominique Lejeune, Les sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. Yves Breton, « The Société d’économie politique of Paris (1842-1914) » in M. Augello & M. Guidi (dir.), The Spread of Political Economy and the Professionalisation of Economists. Economic societies in Europe, America and Japan in the Nineteenth Century, Londres, Routledge Studies in the History of Economics, 2001, pp. 531 2 l’empire se manifeste aussi par un phénomène méconnu : la création de nombreux enseignements d’« économie coloniale » dans les universités et les écoles supérieures de commerce métropolitaines. 1. « Achille » colonial face à « l’armée » libérale ? L’anticolonialisme des économistes en question Les historiens de la colonisation depuis Charles-Robert Ageron et Raoul Girardet ont souligné l’anticolonialisme des économistes français notamment au regard de l’impérialisme des géographes7. Ils se réfèrent systématiquement à la fameuse citation de Charles Gide qui écrit en 1885 à propos de l’attitude de ses pairs : « La politique coloniale est condamnée presque à l’unanimité. Je ne connais qu’une seule exception, considérable il est vrai, celle de M. Paul Leroy-Beaulieu ; […] le camp des économistes ne compte guère que lui et ce serait le cas de dire avec Racine : ‘Elle a pour elle Achille et contre elle l’armée’ ». Depuis la décolonisation, les manuels d’histoire nous servent presque toujours la même opposition entre une « armée » de libéraux anticolonialistes (composée de Frédéric Passy, Yves Guyot, Joseph Garnier, Charles Lavollée, des Belges Émile de Laveleye et Gustave de Molinari, etc…) regroupées au sein de la Société d’économie politique de Paris et du Journal des économistes, et « Achille », c’est-à-dire le trio isolé des économistes hétérodoxes et pro-coloniaux : Julien Duval, Paul Leroy-Beaulieu et Charles Gide. Ces trois savants occupent une place à part : ils partagent une approche scientifique de la colonisation. Jules Duval souhaite faire de la colonisation une science spécifique8. Paul LeroyBeaulieu considère qu’il faut théoriser les différents types de systèmes coloniaux. Enfin, Charles Gide pense que la colonisation est une annexe de l’économie politique. Ils créent tous les trois leurs revues en marge des réseaux classiques du libéralisme français. Jules Duval, disciple de Saint-Simon et de Fourier fonde l’Économiste français, organe des intérêts métropolitains et coloniaux. Paul Leroy-Beaulieu reprend le titre en transformant la ligne éditoriale. Tandis que Charles Gide, avec le soutien de Léon Walras, crée en 1887 la Revue d’économie politique pour s’opposer à la suprématie et au dogmatisme du Journal des économistes (1841), la plus ancienne publication de la presse économique française9. Nous devons réexaminer la réflexion de C.-R. Ageron dans France coloniale ou parti colonial ? où il écrit de façon paradoxale, voire contradictoire : « À une époque où la colonisation restait considérée comme une annexe de l’économie politique, on ne saurait donc minimiser ce fait que les économistes ont, dans leur ensemble, condamné le colonialisme […]. Faut-il préciser qu’ils l’ont condamné avec continuité durant toute la période étudiée ? ». Comment peut-il affirmer que les économistes sont quasiment tous anticolonialistes tout en reprenant à son compte les propos de C. Gide qui a écrit en 1885 que « La colonisation est considérée d’ordinaire comme une annexe de l’économie politique » ? C.-R. Ageron et ses épigones, à trop vouloir se 69. 7 Selon C.-R. Ageron « Cette doctrine anticoloniale, si vivante en France à la fin du dixhuitième siècle, allait continuer à régner à travers tout le dix-neuvième siècle, pour se survivre encore au début du vingtième siècle » (L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, 1973, PUF, p. 5). 8 J. Duval, Les colonies et la politique coloniale de la France, Paris, 1864. 9 Evelyne Laurent et Luc Marco, « Le Journal des économistes ou l’apologie du libéralisme (1841-1940), in Luc Marco (dir.), Les Revues d’économie en France. Genèse et actualité (1751-1994), Paris, L’Harmattan, 1996 3 départir de la propagande du « parti colonial », se seront focalisés à l’excès sur un discours minoritaire, celui des libéraux anticolonialistes, au risque d’oublier le reste de la communauté des économistes10. Cette vision enchantée de « l’économiste » de la fin du XIXe siècle, forcément libre-échangiste et anticolonialiste, incarnant la modernité libérale face à l’archaïsme colonial, a dominé l’historiographie française jusqu’à nos jours. Dans la pensée libérale de la première moitié du XIXe siècle, la colonisation est synonyme de « protectionnisme » et « d’étatisme », dans le cadre d’une politique mercantiliste qui associe « monopole » et « compagnies à charte » sur le modèle de l’Ancien Régime. Cet amalgame entre la colonisation en général et le Pacte colonial en particulier a conduit nombre d’historiens à accréditer l’anticolonialisme des économistes libéraux, d’Adam Smith à Gustave de Molinari. Il convient donc de revenir dans un premier temps sur la position des économistes libéraux à l’égard de la colonisation. Abondamment cité par les adversaires de la colonisation, Adam Smith n’est pourtant pas anticolonialiste : « Gardons-nous bien cependant de confondre les effets du commerce des colonies avec les effets du monopole de ce commerce. Les premiers sont nécessairement, et, dans tous les cas, bienfaisants ; les autres sont nécessairement et, dans tous les cas nuisibles; mais les premiers sont tellement bienfaisants, que le commerce des colonies, quoique assujetti à un monopole, et malgré tous les effets nuisibles de ce monopole, est encore, au total, avantageux et grandement avantageux, quoiqu'il le soit beaucoup moins qu'il ne l'aurait été sans cela. »11 Si Smith critique le monopole et prône un commerce colonial dans son « état libre et naturel », il affirme que le commerce colonial en dépit des monopoles ouvre de nouveaux marchés et crée de nombreux emplois, y compris en métropole. Certes, au XIXe siècle, quelques théoriciens libéraux ont exprimé de virulentes critiques à l’endroit de la colonisation en actualisant la critique de Jean-Baptiste Say à l’égard de l’Empire selon laquelle les colonies, véritable « fardeau », entraînent trop de dépenses publiques – frais d’aménagement et d’administration – qui induisent une augmentation de la fiscalité, une diminution de la compétitivité sur le marché international et donc entravent le développement économique métropolitain. « Il est impossible que les peuples d'Europe ne comprennent pas bientôt combien leurs colonies leur sont à charge. Ils supportent une partie des frais de leur administration militaire, civile et judiciaire, une partie de l'entretien de leurs établissements publics, et notamment de leurs fortifications ; ils tiennent sur pied pour leur conservation une marine dispendieuse qui n'empêchera pas qu'à la première guerre maritime elles ne deviennent indépendantes ou conquises ; mais ce qui leur est encore bien plus défavorable, elles leur accordent, à leurs dépens, des privilèges commerciaux, qui sont une véritable duperie […] Les Anciens se faisaient, par leurs colonies, des amis par tout le monde alors connu : les peuples modernes n'ont su y faire que des sujets, c'est-à-dire des ennemis. Les gouverneurs envoyés par la métropole, ne regardant pas C.-R. Ageron, dans L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, affirme : « C’est pourtant une idée reçue, mais une idée fausse, qu’en France les économistes auraient tourné casaque dans les années 1860 à 1875 et se seraient mis à célébrer l’expansion coloniale. Cette erreur, accréditée d’abord par les théoriciens du parti colonial et reprise ensuite par les adversaires du libéralisme, repose essentiellement sur deux ou trois cas individuels, et la célébrité de Paul Leroy-Beaulieu. » 11 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, chapitre VII, « Des colonies », livre IV, 1776, p. 173. 10 4 le pays qu'ils administrent comme celui où ils doivent passer leur vie entière, goûter le repos et jouir de la considération publique, n'ont aucun intérêt à y faire germer le bonheur et la vraie richesse. Ils savent qu'ils seront considérés dans la métropole en proportion de la fortune qu'ils y rapporteront, et non en raison de la conduite qu'ils auront tenue dans la colonie. Qu'on y ajoute le pouvoir presque discrétionnaire qu'on est obligé d'accorder à qui va gouverner à de grandes distances, et l'on aura tous les principes dont se composent en général les plus mauvaises administrations. »12 Selon Say, le commerce international ne se développe qu’entre pays indépendants. Les colonies, en raison de l’absence de « marché indigène » et du prix élevé des produits exportés, offrent des débouchés insignifiants. En outre l’émigration coloniale affaiblit la métropole sans véritablement peupler les colonies. Au total, l’économie coloniale ne bénéficierait qu’à une infime minorité de privilégiés : quelques planteurs et négociants, soldats et fonctionnaires. Jusqu’à la fin du Second Empire, l’influence de Say ainsi que l’absence ou la faiblesse de renseignements statistiques sur la situation économique des colonies françaises paraissent susciter la défiance des économistes métropolitains à l’égard de l’empire. En 1860, la Société d’économie politique se divise entre une majorité de libéraux critiques à l’égard de la politique coloniale française autour de Joseph Garnier et une minorité de colonialistes derrière Jules Duval. Il faut en outre adjoindre une minorité d’anticolonialistes, qui à l’instar de Victor Borie remettent en question la colonisation elle-même. Ainsi au nom des droits de l’homme et de la morale universelle, le rédacteur en chef de l’Écho agricole, stigmatise la colonisation qui « n’est possible qu’à la condition de substituer complètement la race colonisante à la race colonisée »13. Il est épaulé par M. Garré, ancien préfet d’Oran : « Il faut donc proscrire tout envahissement du territoire d’autrui, qui n’aurait d’autre prétexte que d’imposer aux possesseurs antérieurs un régime nouveau, dût-on colorer cette invasion des apparences les plus philanthropiques. » À l’instar de Clément Juglar, ils condamnent l’usage de la violence et du droit de conquête : « Quand, au contraire, intervient l’esprit de conquête d’un pays déjà peuplé, il faut toujours en arriver à l’asservissement et à l’anéantissement de la race : c’est ce qu’on a vu au Mexique et aux États-Unis ; nous continuons l’expérience en Afrique, sans vouloir imiter de pareils précédents, et cependant, combien souvent, à notre regret, nous nous rapprochons des mêmes procédés. »14 Toutefois, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le conformisme colonial gagne du terrain, y compris dans le temple de l’orthodoxie libérale que représente la Société d’économie politique de Paris15. Les colonies y font régulièrement l’objet de débats. Sur les 402 thèmes abordés entre 1850 et 1940, il y a eu officiellement 35 discussions sur les questions coloniales, principalement entre 1883 et 1903 (dix débats) et dans les années 1930 (onze débats). La plupart de ces débats concernent la politique coloniale. En outre, le Journal des économistes publie de nombreux articles sur ces Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, livre I, 1826, p. 201-205 Victor Borie, Journal des économistes, novembre 1864, 2e série, n°131, p. 269. 14 Clément Juglar, Journal des économistes, 3e série, t. XV, 15 juillet 1869, « La colonisation et l’émigration », p. 131. 15 Autour de la Société d’économie politique de Paris (1842) s’est structuré un réseau de sociétés provinciales à Bordeaux (1880), Lyon (1866) et au Havre (1898). Il existe aussi la Société catholique d’économie politique créée à l’École catholique en 1891 par Mgr Freppel, évêque d’Angers et la Société d’économie politique nationale fondée en 1897 par Edmond Théry qui regroupe les adversaires de l’école libérale. 12 13 5 questions. Les sujets des 111 articles dénombrés permettent d’esquisser une géographie de l’intérêt des économistes libéraux où figurent la politique coloniale (21), l’Algérie (seize), les Indes (treize), le canal de Suez (neuf), le Maroc (neuf), l’Afrique subsaharienne (neuf), l’Indochine (huit), les banques coloniales (sept), Madagascar (cinq) la Tunisie (quatre) tandis que le Levant (un) et les Antilles (un) sont délaissés16. Il convient néanmoins de nuancer cet intérêt colonial par l’attrait du Journal pour l’étranger en général et notamment la Chine (27). À partir de 1900, près d’un quart des articles sont consacrés aux pays étrangers et aux colonies. Il existe en outre depuis 1894 une chronique dédiée à la vie économique de l’empire, intitulée « Mouvement colonial » rédigée par le Dr Meyners d’Estrey. Cette rubrique révèle le credo de la rédaction de la revue : il faut promouvoir la colonisation libre en luttant contre la colonisation d’état sous toutes ses formes17. Ainsi la pensée économique libérale n’est pas figée dans l’anticolonialisme. Au contraire, elle semble subir une inflexion dans les années 1860-7018. Plusieurs économistes libéraux de la Société d’économie politique d’abord très critiques à l’égard de la colonisation de Paris incarnent cette conversion au colonialisme de raison. Gustave de Molinari, professeur d’histoire du commerce à l’Institut supérieur du commerce d’Anvers et rédacteur en chef du Journal des économistes (1881-1909), présenté comme le porte-parole de l’anticolonialisme et l’inventeur du terme « colonialisme », évolue vers un impérialisme modéré : en 1853 dans l’article « Colonies, colonisation, système colonial » du Dictionnaire de l’économie politique de Charles Coquelin et Gilbert Guillaumin, il invoque la loi des débouchés de Say pour stigmatiser l’économie coloniale : l’investissement dans les colonies dépouille les branches les plus dynamiques et favorise des activités moins productives. Yves Charbit a remarqué que la loi de Say a empêché nombre d’économistes de comprendre la fonction économique de l’Empire, notamment le rôle des marchés coloniaux dans la résolution des crises de surproduction19. Dix ans plus tard, dans son Cours d’économie politique, Molinari considère l’empire comme un vecteur du libre-échange, comme une nouvelle étape vers la constitution d’un marché mondial unifié notamment grâce aux transferts de populations, des colons comme des esclaves. De même, Clément Juglar, professeur à l’École libre des sciences politiques Luc Marco & Évelyne Laurent, Le Journal des économistes, 1841-1940 (Historique et tables résumées), éditions de l’Association nationale des docteurs ès sciences économiques, 1990. 17 « Pour faire prospérer une colonie il faut, avant, la facilité la plus grande et la liberté la plus absolue pour les colonies et les commerçants qui désirent s’y établir et la faire produire. Les Anglais qui – il faut bien le reconnaître –, sont jusqu’à présent nos maîtres en l’art de coloniser, l’ont si bien compris qu’ils ont organisé la décentralisation la plus complète dans leurs colonies. Or, qu’arrive-t-il chez nous ? Un ministre ou un soussecrétaire d’État, confortablement installé dans son cabinet à Paris, tranche les questions les plus compliquées, qui se présentent dans un pays situé aux antipodes, peuplé d’hommes ayant des mœurs et des coutumes complètement différentes des notres et qu’il n’a jamais vus, ni connus. » Dr Meyners d’Estrey, « Mouvement colonial », 1895, avril-juin 1895, 5e série, t. XXII, p. 39 18 Marie-Hélène Gilman, « L’Empire colonial et la longue stagnation » dans Yves Breton, Albert Broder & Michel Lutfalla (dir.), La longue stagnation en France. L’autre grande dépression 1873-1897, Paris, Économica, 1997. 19 Yves Charbit, « La population, la dépopulation et la colonisation en France », in Yves Breton & Michel Luftalla (dir.), L’économie politique au XIXe siècle, Paris, Économica, 1991 p. 478. 16 6 et critique vigoureux de la politique coloniale française, incapable d’encourager l’émigration et de promouvoir la colonisation agricole, évolue vers la défense d’un Empire où métropole et colonies échangeraient librement. Joseph Garnier, rédacteur en chef du Journal des économistes, professeur à l’École supérieure de commerce de Paris et à l’École des Ponts et chaussées, devient aussi un colonialiste du lendemain. Après s’être opposé à la colonisation dans son œuvre malthusienne Du principe de population publiée en 1857, J. Garnier reconnaît progressivement l’utilité de l’expansion coloniale pour l’économie nationale. Enfin il faut évoquer la figure d’Émile Levasseur, libéral classique et président de la Société d’économie politique, qui fut un propagandiste de l’œuvre coloniale française : il publie notamment en 1868 un ouvrage de référence sur l’Empire colonial intitulé La France et ses colonies (géographie et statistique). Cette inflexion des économistes libéraux s’explique en partie par le retournement de la conjoncture économique : à partir de 1873, la France est frappée par une longue phase de stagnation économique tandis que recommence l’expansion coloniale20. En période de crises économique et financière, l’Empire semble offrir de nouveaux débouchés. Les libéraux adhérent alors au principe de la « colonisation libre » tout en condamnant les travers de la « colonisation d’état ». Ces nombreux exemples prouvent que sous la IIIe République le libre-échangisme n’est pas contraire au colonialisme. Cela a bien été démontré s’agissant des patrons et des hommes politiques libre-échangistes21. Parmi les grands économistes français de la seconde moitié du XIXe siècle, nombreux sont à la fois libre-échangistes et fervents militants de la cause impériale à l’image de Paul Leroy-Beaulieu, Emile Levasseur, Léon Say, Joseph Chailley-Bert et Emile Boutmy qui enseignent tous à l’École libre des sciences politiques. Ils sont tour à tour théoriciens et dirigeants d’entreprises22. Ils fréquentent les administrateurs et les patrons coloniaux Rue Saint Guillaume ou au sein du Comité de l’Afrique française et de l’Union coloniale23. Toutefois cette présentation des relations entre les économistes libéraux et le fait colonial élude une nouvelle catégorie de savants professionnels : les universitaires. 2. L’essor de ’’l’économie coloniale’’ dans l’enseignement supérieur en France au tournant du siècle Face aux quelques économistes libéraux anticolonialistes décrits par C.-R. Ageron, de nombreux économistes partisans de l’Empire prennent position dans les universités et les grandes écoles françaises (doc. 1). Ils s’appuient sur une nouvelle discipline, l’«économie coloniale », qui s’institutionnalise, dans un premier temps à l’École libre des sciences politiques, où Émile Boutmy, suivant les recommandations de Paul Marie-Hélène Gilman, « L’empire colonial et la longue stagnation » in Yves Breton, Albert Broder & Michel Lutfalla (dir.), La longue stagnation en France. L’autre grande dépression 1873-1897, Paris, Économica, 1997. 21 Jean Garrigues, La république des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1997. 22 Paul Leroy-Beaulieu, auteur du best seller intitulé L’Art de placer et de gérer sa fortune (1906), administrateur de plusieurs sociétés (société d’assurance La Foncière, société de phosphate en Tunisie, de la Compagnie des chemins de fer portugais, président de la Compagnie de chemin de fer sous-marin entre la France et la Grande-Bretagne), est aussi propriétaire en Tunisie. Jules Duval a créé une coopérative agricole en Algérie. 23 L’Union coloniale, véritable syndicat du commerce colonial, est financée par les plus grandes entreprises françaises, la Compagnie des chemins de fer du Nord, dont le viceprésident est Léon Say, la banque Rothschild, le Crédit lyonnais ou encore la Société Le Nickel. 20 7 Leroy-Beaulieu, ouvre une section coloniale en 1886. L’École libre, qui expérimente en permanence de nouveaux types d’enseignement, joue un rôle pionnier en matière d’enseignement colonial. Selon les souhaits de Boutmy, l’École recrute ses enseignants parmi les praticiens plutôt que dans le corps des agrégés. La section coloniale doit préparer les élèves aux examens et concours de l’administration coloniale et aux carrières dans les « grandes compagnies industrielles et financières ». À la fin des années 1880 presque un cinquième des cours de l’École est consacré aux études coloniales. Les enseignants, Paul Leroy-Beaulieu, Joseph Chailley-Bert et Henri Pigeonneau étudient en priorité la dimension économique du fait colonial. Huit membres du Conseil d’administration de l’École entre 1871 et 1914, dont le Prince d’Arenberg et Charles Jonnart, sont des dirigeants du « parti colonial »24 qui défendent les intérêts des diplômés de l’École libre auprès des administrations coloniales. La section coloniale est supprimée en 1892 après la création de l’École coloniale et les « cours coloniaux » sont refondus en 1928 pour prendre la forme d’un certificat d’études coloniales dont les enseignements sont très fréquentés, notamment ceux consacrés au Maroc assurés par Georges Hardy, l’influent directeur de l’École coloniale25. L’« économie coloniale » dans l’enseignement supérieur français sous la IIIe République Écoles et instituts Date de fondation Création « section coloniale » École libre des sciences politiques 1871 1887 (Paris) Facultés de droit 1891 « législation et économie coloniales » École coloniale (Paris) 1889 1893 « section commerciale » Sorbonne / Union coloniale 1893 1896 « cours libres coloniaux » 1898 « Office colonial » Faculté de droit (Paris) - 1872 1898 Première chaire de « législation coloniale » (P. Leseur) 1899 1923 1900 École coloniale de Lyon devient École de préparation coloniale École supérieure de commerce de Marseille École supérieure de commerce Bordeaux/Faculté des lettres École supérieure de commerce Nantes Institut agricole de Nancy 1899 1874 1901 1900 1902 1900 1902 HEC (Paris) École pratique du Havre Faculté de droit (Paris) 1881 1879 - École supérieure de commerce Mulhouse École supérieure de commerce de Paris École supérieure de commerce 1865 / 1920 1905 1908 1909 Première chaire d’« économie politique et législation coloniale » ( C. Perreau) 1920 1819 1913 - 1920 Ils sont notamment des membres actifs du Comité de l’Afrique française. Le Maroc attire beaucoup les étudiants : il s’agit souvent de la première destination coloniale des ingénieurs et des diplômés d’école de commerce. Il a aussi la faveur des doctorants en géographie. 24 25 8 Nancy École supérieure de commerce 1919 Clermont-Ferrand École de législation professionnelle 1905 (Paris) École supérieure de commerce Alger École supérieure de commerce / Institut colonial de Montpellier 1920 1900 1925 École de législation professionnelle et de pratique coloniale 1931 1897/1931 1931 Le certificat d’études coloniales à l’École libre des sciences politiques Cours professés pendant l’année scolaire 1929-1930 L’assiduité moyenne (nombre d’étudiants) Le Maroc : étude générale et colonisation comparée (G. Hardy) 300 Le Maroc : étude générale et colonisation comparée (G. Hardy) 200 L’Indochine française, l’Extrême-Orient et le Pacifique (H. Gourdon) Les problèmes économiques aux colonies (H. Gourdon) L’Islam (M. Ladreit de Lacharrière) La politique internationale dans ses rapports avec la colonisation (A. Duchêne) Questions algériennes (A. Bernard) Questions tunisiennes (P. Gauthier) Madagascar et les colonies de l’Océan indien. Les colonies américaines (G.H. Julien) Le Maroc : l’administration et les conditions économiques (A. Terrier) L’Afrique noire (H. Labouret) 140 120 80 50 50 50 50 50 50 Dès 1889, Sciences Po est concurrencée par l’École coloniale. Les amis de l’École libre et les dirigeants des chambres de commerce de Province ne cessent alors de demander le rétablissement du libre concours et la suppression du quasi monopole de « Colo » sur les places dans l’administration coloniale. Sous la pression de ces milieux économiques libéraux, l’École coloniale ouvre une « section commerciale » en 1893 qui, par manque d’étudiants, doit fermer en 191326. Les élèves administrateurs suivent le cours de « Régime économique et colonisation française » en 1ère et 3e année. Parmi les quinze enseignants en économie de « Colo » entre 1889 et 1960 figurent de grands coloniaux comme Charles Regismanset, chef de bureau au ministère des colonies puis directeur de l’Agence générale des colonies qui enseigne la « mise en valeur » mais aussi de grands chercheurs comme François Perroux et Édouard Dolléans qui professent l’économie politique, André Siegfried la géographie économique, Jean Fourastié l’histoire économique. Outre les cours d’économie, la géographie enseignée à « Colo » est une géographie économique, d’inspiration saint-simonienne comme en témoignent les mémoires de recherches des étudiants consacrés en grande partie à l’étude des transports et à l’aménagement des colonies. Parallèlement à cette institutionnalisation des sciences coloniales, l’enseignement de l’économie politique se professionnalise dans les facultés de droit selon une modalité contraire aux souhaits des savants de la Société d’économie politique de Paris. Ces Les chambres de commerce parviennent à obtenir par un décret de 1893 que les élèves des écoles supérieures de commerce puissent intégrer l’École coloniale sans le baccalauréat. 26 9 derniers, à l’initiative de Joseph Garnier et à partir de 1845, avaient demandé au ministère de l’instruction publique la création d’un enseignement d’économie politique. En 1864 sont instaurés les premiers cours libres et à partir de 1877 l’économie politique fait l’objet d’un cours obligatoire destiné aux étudiants de deuxième année des facultés de droit27. Il restait à déterminer le profil des enseignants : fallait-il recruter des économistes non professionnels bien représentés par la Société d’économie politique ou des universitaires dotés d’un doctorat et de l’agrégation de droit ? Les professeurs de droit optent logiquement pour la seconde solution. Sous l’impulsion de Jules Léveillé, professeur à la faculté de droit de Paris, un enseignement optionnel de « législation et d’économie coloniale » est introduit en 1889 dans le programme de la troisième année de licence en droit28. Faute de crédit et de personnel compétent, seules les universités de Paris, Aix, Bordeaux, Lyon, Poitiers, Rennes et l’École d’Alger accueillent ce cours dès 1891 parmi les quatorze facultés de droit françaises. Les premiers manuels spécialisés paraissent en 189429. Ce cours est intégré en 1895 dans le nouveau doctorat en sciences politiques et économiques. L’enseignement connaît d’abord un succès d’estime, Paul Rougier enseigne cette matière à une soixantaine d’étudiants lyonnais30. Un concours spécial est même organisé par la Société d'économie politique et d'économie sociale de Lyon destiné à récompenser les meilleurs étudiants. Au cours de ses premières années d’existence, le contenu de cet enseignement semble assez flou. Les enseignants se réfèrent principalement à l’ouvrage de Paul Leroy-Beaulieu sur la Colonisation chez les Peuples modernes. Ainsi en 1895, Paul Rougier conçoit cet enseignement comme un cours général de « science de la colonisation » fondé principalement sur l’œuvre du professeur du Collège de France mais puisant aussi dans l’histoire des idées économiques. « Il y a aujourd’hui une science de la colonisation. Elle s’est lentement formée par les recherches et les travaux de tous ceux qui en ont abordé l’étude depuis Adam Smith jusqu’à M. Paul Leroy-Beaulieu dont le livre, sur la Colonisation des peuples modernes, peut être considéré comme le traité le plus complet sur la matière. Nous ferons différents emprunts à ces auteurs au point de vue de l’histoire, des lois et des faits. Pour se rendre un compte exact de ce qu’a été de ce qu’est actuellement, et peut être la colonisation dans notre pays, il faut en effet, en retracer l’histoire, et en examiner l’organisation légale et économique. »31 Yves Breton & Luc Marco, « Naissance du doctorat d’économie politique. Le 30 avril 1895, les économistes universitaires obtiennent leur premier diplôme », Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1996, n°17, pp. 34-44. 28 Jules Léveillé, spécialiste du droit criminel s’est intéressé à l’empire au travers du problème de la « colonisation pénale ». Il regrette que les études de droit soient quasiment uniquement consacrées à l’apprentissage du droit romain et du droit privé. 29 En 1894 paraissent le Précis de législation économique et économie coloniales de Paul Rougier qui saisit l’occasion de la préparation de la section coloniale de l’Exposition universelle de Lyon, pour publier son cours à la faculté de droit de Lyon et surtout les Principes de colonisation et de législation coloniale, publiés par Arthur Girault, réédité à six reprises jusqu’en 1943. Ce livre, transcription de ses cours trimestriels à la faculté de droit de Poitiers, devient rapidement la « bible » des étudiants en « sciences coloniales ». 30 Jean-François Klein, « La création de l’École coloniale de Lyon. Au cœur des polémiques du Parti colonial », Outre-Mers. Revue d’histoire, n°352-353, 2e semestre 2006, p. 156. 31 Paul Rougier, Précis de législation et d’économie coloniale, Librairie du recueil général des lois et des arrêts et du journal du Palais, Larose, 1895, p. 5 27 10 Toutefois, l’auditoire de ces enseignements se restreint dès 1895, lorsque ces cours sont supprimés du cursus de la licence et intégrés au programme du nouveau doctorat en « sciences politiques et économiques »32. Arthur Girault et les promoteurs de l’enseignement supérieur colonial interviennent auprès du directeur de l’enseignement supérieur, Louis Liard et du ministre de l’Instruction publique Bienvenu-Martin pour qu’ils réintègrent cet enseignement au programme de la licence. À partir de 1905, la législation et l’économie coloniales sont enseignées en licence et en doctorat dans les facultés de droit de Bordeaux, Lyon, Paris, Poitiers, Rennes, Strasbourg et Toulouse. Plusieurs générations d’économistes français ont assuré cet enseignement colonial. Ainsi, à la faculté de droit de Bordeaux où, après le départ de Charles Gide, de jeunes et brillants agrégés de sciences économiques sont chargés à partir de 1892 du cours de « législation et d’économie coloniales » : Joseph Benzacar qui fut vice-président de l’Institut colonial de Bordeaux, François SauvaireJourdan qui enseigne aussi à l’Institut colonial, René Maunier, l’un des grands théoricien de la « sociologie coloniale », Gaëtan Pirou, André Mounier et André Garrigou-Lagrange. Ajoutons que l’Union coloniale de Chailley-Bert organise à partir de 1896 à la Sorbonne des cours libres, en grande partie consacrés à l’économie coloniale, qui sont assurés entre autres par le géographe Marcel Dubois et Jules Charles-Roux. L’Union ouvre en outre un Office colonial d’informations à la Sorbonne en 1898. De nombreux doctorants dans toute la France se sont consacrés à l’étude de l’économie coloniale. La loi de 1889 qui dispense du service militaire les titulaires du doctorat a en effet considérablement augmenté le nombre de doctorants. Entre 1886 et 1950, nous avons dénombré 637 docteurs en sciences juridiques, économiques et politiques ayant consacré leur thèse à un sujet colonial dont 351 à l’économie coloniale33. Ces docteurs en économie sont favorables à l’expansion coloniale mais s’opposent sur les méthodes à adopter : ils participent largement aux grands débats publics sur les « compagnies à charte », le « pacte colonial » ou « les banques coloniales ». Sciences Po, l’École coloniale comme les facultés de droit ne sont pas parvenues à développer un enseignement commercial colonial. Les milieux économiques provinciaux prennent l’initiative de l’instituer à la fin du XIXe siècle : Jules CharlesRoux à Marseille, Édouard Aynard et Ulysse Pila à Lyon, Jules Siegfried au Havre et Émile Maurel à Bordeaux jouent un rôle décisif. Ces hommes d’affaires cultivent la compagnie des savants tandis que les économistes libéraux sont parfaitement intégrés dans les réseaux politico-économiques de la IIIe République à l’instar de Léon Say, Emile Boutmy, Paul Leroy-Beaulieu, Joseph Chailley-Bert qui deviennent députés aux côtés de Siegfried, Charles-Roux, et Aynard34. Ils appartiennent tous au Centre gauche et au groupe colonial de la Chambre ou du Sénat 35. Les membres de cette nébuleuse libérale encouragent les chambres de commerce à doter leur école supérieure d’une « section coloniale ». L’École coloniale de Lyon est fondée en 1899, des sections coloniales sont ouvertes dans les écoles de commerce de Marseille Les facultés d’Aix et d’Alger suppriment alors cet enseignement. Plus de 60 % des thèses sont soutenues à Paris (393). Les facultés d’Alger (56), Toulouse (27), Montpellier (26), Bordeaux (25), Lyon (24), Poitiers (21), Nancy (18), Aix (16), Rennes (16), Dijon (7), Caen (4) et Grenoble (2) constituent les autres pôles de production. 34 Yves Breton, « The French Economists in Parliament (1848-1929 » in M. Augello & M. Guidi (dir.), The Economists in Parliament in the Liberal Age (1848-1929), London, Ashgate Publishing Ltd, Aldershot, 2005. 35 Ainsi Charles-Roux, Leroy-Beaulieu, Boutmy, Aynard et son gendre Charles Jonnart sont élus de l’Union libérale. 32 33 11 (1900), de Bordeaux (1901), de Nantes et Nancy (1902). L’École supérieure de commerce de Clermont-Ferrand, ville dont les intérêts coloniaux ne sont pas évidents, se dote d’une section coloniale dès 1920. Cette création résulte de la demande du préfet, ancien chef de cabinet du Gouverneur général de l’Indochine. Il faut ajouter les sections coloniales de l’École de commerce de Mulhouse créée en 1920, de Montpellier et d’Alger en 1931. La formation proposée par ces sections coloniales se fonde sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie économiques associé à des cours sur les productions et les cultures coloniales ; elle répond à un même souhait de former une élite économique adaptée aux besoins coloniaux régionaux. Généralement ces sections possèdent un « musée colonial et commercial » ainsi qu’un « jardin colonial ». Les écoles de commerce qui ne possèdent pas de sections coloniales accueillent des cours d’économie et de législation coloniales comme à Toulouse et à Rouen. Il est intéressant de noter le retard des grandes écoles de commerce parisiennes dont les sections coloniales créées tardivement connaissent néanmoins un grand succès. L’école des hautes études commerciales accueille à la fin du XIXe siècle un cours de « colonisation française ». La réforme de 1904 tente de remédier au caractère excessivement théorique et généraliste de l’enseignement en instituant de nouvelles filières dont la « section coloniale ». La section coloniale est très demandée par les étudiants. À la fin des années 1930 elle devient même la section la plus importante par le nombre de ses étudiants. Les diplômés de l’École bénéficient de dispositions spéciales pour intégrer l’administration coloniale36. La géographie économique et la « colonisation comparée » sont les disciplines reines enseignées notamment par les géographes Augustin Bernard et Edmond Chassigneux37. En réalité, il ne faut pas surestimer l’importance de cette section coloniale : la formation dans les sections spécialisées représente moins de 10 % des heures totales de cours et le choix d’une section ne détermine pas la future carrière. En outre selon Catherine Hodeir, très peu de diplômés d’HEC deviennent grands patrons coloniaux38. Fort de ce relatif succès, la chambre de commerce de Paris décide de créer en octobre 1913, une section coloniale à l’École supérieure de commerce de Paris sur le modèle de la section coloniale d’HEC. La « section coloniale » de l’École des Hautes études commerciales (% du nombre d’étudiants) 1907-1942 1943-1957 « Commerce et industrie » 44 « Commerce et industrie » % 25 % « Commerce et banque » « Commerce et banque » 26 % 20 % Par exemple, à partir de 1910, ils peuvent être nommés directement adjoint de 2e classe dans les services civils de l’AEF. 37 Les enseignants d’HEC collaborent avec les agences économiques coloniales qui prêtent des films et de la documentation. L’agence économique de l’Indochine accueille notamment les étudiants dans son Musée des produits de l’Indochine 38 Selon C. Hodeir, seuls 5 % des patrons coloniaux ont suivi un enseignement commercial dont les deux tiers sont diplômés d’HEC (Stratégies d’Empire : le grand patronat colonial français face à la décolonisation, Paris, Belin, 2003). 36 12 « Commerce et colonie » « Commerce et colonie » 21 % 30 % « Section consulaire » (1910-1928) « Comptabilité et administration financière » 9% 25 % Extrait de Marc Meuleau, Histoire d’une grande école, HEC, Dunod, 1981, p.158 tab. XXIII. Certaines de ces sections coloniales font preuve d’un grand dynamisme comme celle d’HEC, d’autres sont rapidement fermées faute de candidats telle Montpellier. De plus en plus d’étudiants sont sensibles aux attraits de la carrière coloniale, exposés par un dirigeant de la Chambre de commerce de Paris, Paul Templier en ces termes : « Les postes, même de débutants, dans nos entreprises coloniales, seront toujours des postes de chefs, la besogne ordinaire étant confiée aux indigènes. »39 Dans l’entredeux-guerres, l’offre de diplômés coloniaux est supérieure à la demande des entreprises. En 1922, lors du Congrès de la formation commerciale à Marseille, les enseignants et directeurs d’écoles déplorent la « crise économique » et sont très préoccupés par la question du placement de leurs diplômés. Ils regrettent en outre l’absence de communication entre les entreprises coloniales, le ministère des colonies, les agences économiques et les instituts coloniaux. Henri Gourdon fait remarquer dans son rapport que les diplômés métropolitains sont concurrencés sur le terrain colonial par « les jeunes Français nés dans la colonie qui sont déjà acclimatés et qui connaissent la langue »40. C’est pourquoi il faut selon lui attirer dans les écoles françaises ces jeunes issus des colonies. Conclusion « L’économie coloniale » doit répondre à une demande sociale multiforme et recouvre par conséquent une grande variété de savoirs. Elle est aussi bien convoquée pour enseigner les « cultures et produits coloniaux » que pour analyser le système économique de la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Cette sousdiscipline éphémère et hybride ne se fonde donc pas sur un socle épistémologique homogène, mais puise ses savoirs et ses méthodes dans l’économie politique, l’histoire et la géographie économiques, l’agronomie et ce qu’on dénomme la « colonisation comparée ». Son enseignement est en outre lié institutionnellement à la science juridique dans les facultés de droit et les écoles de commerce. Jusqu’à leur disparition entre 1945 et 1960, les enseignements d’économie coloniale se caractérisent par une tension permanente entre la volonté de former des fonctionnaires coloniaux et la nécessité de dispenser une formation pratique aux colons. Cette tension se traduit dans le débat intellectuel par de nouvelles lignes de fracture. Depuis les années 1870-1880, les économistes ne se divisent plus entre colonialistes et anticolonialistes mais ne divergent plus que sur les modalités de la colonisation. Désormais, la colonisation fait consensus et les débats opposent partisans de la « colonisation libre » et défenseurs de la « colonisation Paul Templier, « L’enseignement colonial à l’Ecole supérieure de commerce de Paris », Congrès de l’enseignement colonial (28-29 septembre 1931), 1931. 40 Henri Gourdon, « L’enseignement colonial », compte rendu des débats de la séance du 8 juin 1922, Congrès de la formation commerciale organisé par l’association française pour le développement de l’enseignement, 1922, p. 84. 39 13 d’état » mais aussi adeptes de la « petite colonisation » des colons et les propagandistes de la « grande colonisation » par les compagnies à charte41. Pierre Singaravélou« ‘Un enfant difforme, de père étranger, de mère centenaire…’. L’impossible « accouchement » de la loi sur le rétablissement des compagnies à charte (18891899) », colloque La société civile entre savoirs et pouvoirs : économie politique et histoire en France et en Grande-Bretagne de la fin du XVIIIe siècle au XXe siècle, IHMC-ENS, Paris, 2728 octobre 2006, à paraître en 2008. 41