Heureux comme un Juif en Amérique

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Heureux comme un Juif en Amérique ?
Jean-Marc DREYFUS
Les Juifs américains forment aujourd’hui une communauté de 5, 2 millions de
personnes, soit 2, 5 % de la population. Au fil du temps, l’Amérique s’est largement
enrichie de leur culture, en même temps que le judaïsme s’est américanisé. Malgré la
persistance de l’antisémitisme, cette communauté ne se perçoit plus aujourd’hui comme
une minorité. Enquête sur la diversité et la vitalité du judaïsme américain.
Recensé : Françoise Ouzan, Histoire des Américains juifs, Bruxelles, André Versaille éditeur,
2008. 220 p., 19, 90 €.
Le titre du livre de Françoise Ouzan peut apparaître quelque peu trompeur au lecteur
qui vient d’en tourner la dernière page. En effet, il n’est que partiellement question d’histoire
dans ce petit volume, dont plus de la moitié constitue un tableau pertinent et novateur (en
langue française) de la situation des Juifs vivant en Amérique au début du XXIe siècle.
L’ouvrage certes utilise un éclairage largement historique pour expliquer l’extraordinaire
succès de ces immigrants, arrivés en quelques générations aux postes les plus importants de la
première puissance mondiale.
Le titre indique aussi qu’il s’agit de l’histoire des Américains juifs et Françoise Ouzan,
américaniste par ailleurs auteure d’un remarquable ouvrage sur la politique américaine envers
les personnes déplacées juives après la Seconde Guerre mondiale1, explicite bien son choix :
les Juifs américains sont pleinement devenus des Américains juifs, au point parfois de
symboliser l’Amérique, d’être considérés comme les Américains les plus représentatifs – mais
seulement depuis une vingtaine d’années, après un processus rapide d’ascension sociale qu’il
est difficile, dans le contexte des États-Unis, de nommer « intégration ». En effet, les Juifs
américains ont tout autant voulu se fondre dans la culture de leur nouveau pays qu’ils ont pu
contribuer, dès le début du XXe siècle, à la modeler.
Du « Mayflower juif » à l’afflux des Juifs d’Europe de l’Est
Françoise Ouzan n’hésite pas à traiter des questions difficiles, comme celle du pouvoir
réel du lobby pro-israélien à Washington ou celle de la persistance de l’antisémitisme
américain. Elle décrit les Américains juifs à la fois comme assurés de leur position et de leur
succès, mais aussi, en raison même de ce succès, comme inquiets des possibles menaces qui
pèsent sur eux.
Cette réussite est d’autant plus extraordinaire qu’elle a été rapide. En effet, les
communautés juives américaines sont restées longtemps de taille très modeste et les Juifs,
dans ce nouveau monde aussi, ont subi de nombreuses discriminations et même des violences
physiques. En 2004, ils ont célébré en grande pompe les 350 ans de la présence juive sur le
sol américain, mais les débuts ont été plus que modestes. Le mythe fondateur, le « Mayflower
juif », consiste dans l’arrivée en 1654 d’un groupe de vingt-quatre marranes chassés de
Recife, où ils ont tout perdu, et qui sont acceptés, avec de nombreuses restrictions, par le
gouverneur hollandais de la Nouvelle-Amsterdam (qui deviendra New York). Peter
Stuyvesant, antisémite, n’accepte le groupe qu’à contrecœur. Deux ans plus tard arrivent les
premiers Ashkénazes.
Aucune de ces communautés ne perdurera. À la fin du XVIIe siècle, il n’y a que 250
Juifs dans les colonies devenues britanniques. Mais les Anglais tolèrent l’installation de
colons juifs et leur accordent la liberté de culte, toujours avec de nombreuses restrictions : les
Juifs ne peuvent accéder à la plupart des charges et fonctions publiques. Cette situation
continuera dans certains États du Sud jusqu’au milieu du XIXe siècle. Certes, quelques
personnalités juives ont pu se hisser, à la faveur de la Révolution américaine pour laquelle ils
1
Ces Juifs dont l’Amérique ne voulait pas, 1945-1950, préface d’André Kaspi, Bruxelles, Complexe, 1995.
avaient combattu, à des postes de responsabilité ; mais il n’y avait à la fin du XVIIIe siècle
pas plus de 2 500 Juifs sur une population d’environ quatre millions de personnes. L’arrivée à
partir de 1836 de Juifs allemands modifie la physionomie d’une communauté restée jusque-là
largement séfarade. Puis c’est l’arrivée des Juifs d’Europe de l’Est, qui culmine entre 1892 et
1924. Les Juifs américains représentent alors une communauté importante, plus de 4 % de la
population du pays (on estime qu’ils sont aujourd’hui 5, 2 millions).
Les « Juifs d’Hollywood »
On connaît la rapide, presque légendaire, réussite des Juifs américains. Tous ne font
pas fortune dès leur arrivée et l’ascension sociale passe par des modèles assez traditionnels,
en deux générations. Il est notable que les Juifs américains, dès la seconde génération, ont un
fort niveau d’éducation, beaucoup plus élevé que celui de la population globale. La réussite
passe par les études, même si la plupart des grandes universités de l’Ivy League sont réticentes
à les accueillir. Des numerus clausus non officiels existent dans l’entre-deux-guerres, tout
particulièrement à Harvard. Quant aux dernières restrictions à l’entrée des positions sociales
les plus prestigieuses, les clubs privés de la société WASP, les postes dans la haute
administration et l’armée et la diplomatie, elles ne disparaissent que dans les années 1970.
Dans les années 1960 encore, alors que les Juifs américains semblent déjà complètement
acculturés et prospères, une ségrégation spatiale perdure, même dans des villes aussi
« libérales » que Boston : les agents immobiliers savent qu’ils ne peuvent pas vendre à une
famille juive une maison située dans un quartier blanc et protestant.
Pour Françoise Ouzan, le tournant dans l’histoire du judaïsme américain date de 1945.
Cela peut apparaître paradoxal, puisque les Juifs américains se sont révélés impuissants à
influencer la politique américaine envers les Juifs d’Europe, à faire ouvrir les portes du pays
aux victimes des persécutions et à obtenir le bombardement des voies de chemin de fer
menant à Auschwitz. Le choc de la découverte de la Shoah fut immédiatement traduit par un
soutien au mouvement sioniste, soutien qui avait été particulièrement faible jusque-là, les
États-Unis incarnant la nouvelle terre promise. L’alya (la « montée ») des Juifs américains
vers la Palestine mandataire, puis vers l’État d’Israël, a été et est encore de faible dimension
au regard de l’importance de la communauté.
Mais, en 1945, peut-être aussi parce qu’ils ont été nombreux à combattre dans l’armée
américaine, les Juifs prennent une assurance nouvelle : ils continuent à combattre pour
l’ouverture des frontières, cette fois aux survivants de la Shoah, ouverture obtenu à l’été 1948.
Deux faits symbolisent cette nouvelle ère : en 1945, Bess Myerson, née dans une famille juive
traditionaliste de New York, est élue Miss America. Au cours de sa longue carrière, elle
s’illustrera dans la vie juive américaine, militant pour la reconnaissance de la culture et de
l’éducation. Deux ans plus tard, l’oscar du meilleur film est accordé à Gentlemen’s Agreement
(en français Le mur invisible, d’Elia Kazan), adaptation d’un roman de Laura Hobson. Or le
film, avec Gregory Peck, traite de l’antisémitisme en Amérique, et c’est une première : en
effet – c’est l’un des paradoxes les plus forts de la réussite des Juifs américains –, si le
système des grands studios à Hollywood a été inventé par des entrepreneurs juifs, qui ont
largement dominé une économie de la culture déjà globale, et si l’antisémitisme américain
accusait les Juifs d’Hollywood de tous les maux, les grands studios ont soigneusement évité
les thèmes juifs, voire les personnages juifs. L’affirmation de leur pouvoir sur la formation
d’une culture populaire, dès cette époque largement exportée, devait passer par l’invisibilité
des Juifs à l’écran.
Il a fallu atteindre les années 1970 pour que les films « juifs », aujourd’hui un genre à
part entière du cinéma américain, se multiplient. L’assimilation accélérée des Juifs dans la
société américaine s’est accompagnée – et c’est là l’argument le plus fort du livre de
Françoise Ouzan – d’une constante crise d’identité. L’intégration s’est faite au prix d’une
perte de repères culturels et, lorsque celle-ci a été jugée achevée, la société américaine avait
changé au point qu’elle réclamait de ses communautés des différentiels identitaires que les
Juifs étaient bien en peine de fournir, parce qu’ils s’étaient justement trop éloignés de la
religion de leurs pères et des traditions apportées d’Europe.
L’américanisation du judaïsme
Cette crise identitaire était et est encore portée par la crainte d’une dilution. Il est vrai
que les mariages mixtes ont été en constante augmentation, jusqu’à atteindre la moitié des
unions, dès les années 1970. Il est vrai aussi que la population juive n’a pas continué à croître
– faute d’une nouvelle immigration de masse et faute d’un taux de natalité élevé –, alors que
la population américaine globale augmentait rapidement. Conséquence de cela, les Juifs
représentaient 3, 7 % de la population des États-Unis en 1937 et 2, 5 % seulement en 2004.
Mais la surreprésentation des Juifs est aujourd’hui flagrante dans les « filières d’excellence ».
Sur les cinquante prix Nobel attribués à des Américains en 1989, dix-sept l’ont été à
des Américains juifs. Les Juifs sont représentés à 300 % dans les professions médicales, à
200 % dans les autres professions libérales. Ils sont 5 % des employés dans les grands médias,
mais beaucoup plus dans les places de direction où les fonctions de journalistes les plus
visibles, d’où le mythe de la puissance des Juifs dans les médias américains. Or, si les
personnalités juives fortunées et/ou puissantes sont effectivement nombreuses, leur identité
juive et leur engagement dans la communauté ou dans le soutien à Israël n’est pas toujours
fort. Et les Juifs sont restés très longtemps à l’écart de nombreux centres de pouvoir
américains. Ainsi du complexe militaro-industriel tel qu’il s’est développé pendant la guerre
froide : les financiers juifs n’y ont joué aucun rôle. Aux banques juives de Wall Street, les
établissement protestants laissaient, jusque dans les années 1980 et la libéralisation massive
des services financiers, que les secteurs les moins nobles : pas l’industrie automobile, mais le
commerce de détail.
Les années 1960 ont donc vu la continuation de la réussite sociale des Juifs
américains, qui commençaient à proposer une culture juive proprement américaine (et « non
américanisée »), avec, par exemple, l’émergence de grands romanciers juifs, depuis Saül
Bellow jusqu’à Philip Roth. En même temps, le judaïsme, dans un constant mouvement
d’échange, s’américanisait. Les courants modernistes du judaïsme sont présents aux ÉtatsUnis dès le XIXe siècle, apportés par les Juifs allemands, mais ils ont pris une importance
plus grande après 1945. L’ascension sociale a souvent exigé une fuite de l’orthodoxie, alors
que la société américaine réclamait largement l’affiliation à un groupe ethnique. Les
synagogues « conservative » et « réformées » se sont modifiées pour répondre à ces nouvelles
demandes, se transformant en « centres communautaires » avec club du troisième âge, piscine
et salles de réunions, tout en gommant de plus en plus les aspects traditionnels du culte.
L’une des modalités de l’adaptation de la pratique religieuse est passée aux États-Unis
par de nombreuses expérimentations, comme c’est le cas pour toutes les autres religions. À
côté des grands courants religieux, le courant reconstructionniste est spécifique. Fondé par le
rabbin Mordecaï Kaplan, il veut rénover le culte juif en soumettant l’ensemble disparate des
traditions et des pratiques à un choix rationnel. Mais l’impact le plus grand de la société
américaine sur le judaïsme a concerné le rôle dévolu aux femmes. Le féminisme a eu des
conséquences jusque dans certaines congrégations les plus traditionalistes. Le mouvement
réformé a intronisé ses premières femmes rabbins en 1972, les reconstructionnistes en 1974 et
les « conservative » en 1985. « Dans le mouvement orthodoxe, la vague américaine de
féminisme a des répercussions sur l’enseignement, écrit Françoise Ouzan. En 1979, le Stern
College for Women, qui appartient à la Yeshiva University, ajoute à son programme d’études
un cours de Talmud » (normalement réservé aux hommes).
Les Juifs entre les Afro-Américains, les Arabes et les Latinos
Ces innovations ont démultiplié la manière d’être juif, mais, en même temps, la
multiplicité des choix a aggravé la crise identitaire. Si le judaïsme américain a pu être menacé
d’une séparation (le terme de schisme n’a pas de sens dans le judaïsme, faute d’un organe
religieux centralisé), particulièrement entre le courant orthodoxe et le courant réformé,
François Ouzan décrit un mouvement récent de rapprochement : les secteurs les plus
« modernes » de l’orthodoxie acceptent de plus en plus le rôle des femmes et la diversité du
judaïsme, quand les secteurs les plus réformés reviennent vers une pratique traditionnelle
minimale, ne convertissant plus aussi facilement qu’auparavant et refusant qu’un enfant soit
élevé dans plusieurs pratiques religieuses à la fois.
Ces Américains juifs, finalement, forment une population éclatée, diverse, mouvante
aussi, comme le montre la constante évolution des forces en présence dans les organismes
juifs, recomposées régulièrement, en concurrence les unes avec les autres, arrivant
difficilement à se rassembler dans quelques « conférences » de présidents d’associations ou
bien au sein de l’Appel juif unifié. Quels sont leurs traits communs ? Certains des marqueurs
identitaires ont disparu, comme le soutien à la cause des droits civiques des Afro-Américains.
L’alliance objective, explique l’auteure, a été rejetée dès 1963, alors que les Juifs étaient les
principaux militants blancs à soutenir l’égalité, certains le payant de leur vie. Les Juifs ont vu
comme de l’ingratitude dans la montée de Nation of Islam, de Louis Farrrakhan, mouvement
de masse musulman qui affiche ouvertement son antisémitisme. Aujourd’hui, les relations
entre les Juifs et les Noirs américains demeurent conflictuelles.
Le multiculturalisme tel qu’il a émergé aux États-Unis dans les années 1960 réclame
des communautés qu’elles affichent leur différence ; la fidélité à un autre pays, au pays
d’origine par exemple, n’est pas vu, comme cela pourrait être le cas ailleurs, comme une
double allégeance. C’est dans ce cadre que le soutien des Américains juifs à l’État d’Israël
peut se comprendre. Ils sont peu nombreux à avoir des liens directs, familiaux par exemple,
avec Israël, beaucoup moins en tout cas que les Juifs français. Bien que lointain et bien que
beaucoup d’Américains juifs n’y aient jamais voyagé, Israël fournit un marqueur identitaire
fort, d’où la vigilance constante sur la politique étrangère de Washington au Moyen-Orient.
Cela passe par une hypersensibilité, qui refuse toute critique d’Israël dans la presse ou sur les
campus. Curieusement, les Juifs américains considèrent que la couverture médiatique des
grands médias de leur pays est constamment défavorable à Israël. Les critiques parfois
virulentes de la politique israélienne envers les Palestiniens, qui ont culminé entre 2001 et
2003 (tout en restant largement restreintes aux campus), ont conduit à une mobilisation de
militants sionistes.
Plus que l’aveu d’une impuissance (les sondages montrent que la population
américaine soutient pour une large majorité l’État juif face aux pays arabes), cette sensibilité
témoigne d’une insécurité. Françoise Ouzan analyse la montée en influence des Arabes
américains, liant le poids démographique des communautés respectives aux orientations de la
politique étrangère américaine – et on la suivra moins dans ce développement. Plus
intéressante est sa description des relations récemment institutionnalisées des leaders juifs
avec des représentants des communautés latinos. Ces accords de travail, sur des points précis,
veulent lutter contre l’antisémitisme de certains hispaniques. Les préjugés contre les Juifs sont
particulièrement élevés chez les immigrés récents, mais tombent rapidement à la deuxième
génération pour se maintenir juste au-dessus de la moyenne nationale. Les sondages,
nombreux, diligentés par la puissante organisation juive « Anti-Diffamation League »,
montrent un plancher plutôt élevé – à 17 % environ – d’Américains antisémites, ultime
paradoxe de l’intégration si complète des Américains juifs.
Ces derniers sont loin d’être apaisés. Ils expriment leur crainte pour l’avenir, un
changement toujours possible de la politique de leur pays face à Israël, la remontée de
l’antisémitisme, la mise en cause de leur propre place dans une société en constant
changement. Leur principale angoisse est celle de la délimitation de la communauté, alors que
beaucoup parmi eux se montrent indifférents à leur origine, tandis que beaucoup
d’Américains non juifs frappent à la porte des communautés. La question posée par les
mariages mixtes et par l’acceptation des enfants issus de couples mixtes dans les écoles juives
reste ouverte. « Au sein de ce laboratoire d’expériences qu’est l’Amérique, conclut Françoise
Ouzan, le judaïsme se trouve revitalisé selon les uns, trahi selon les autres. En tout cas, son
empreinte est bien celle de l’Amérique et de sa modernité ».
Le recensement de 3 727 synagogues en 2001 témoigne à la fois de l’aspect avantgardiste du judaïsme américain, de sa diversité et de sa vitalité. Un programme national
intitulé « Synagogue 2000 » s’est efforcé de faire des lieux de culte un endroit plus
accueillant, avec une fonction sociale plus développée. En ciblant les groupes requérant un
soutien particulier comme les parents célibataires ou les couples sans enfants, les célibataires
et les homosexuels, ces institutions juives se sont adaptées aux exigences de la réalité sociale
américaine. Ce « modèle bipolaire » fait dire à l’historien Jonathan Sarna que le judaïsme aux
États-Unis « rayonne d’optimisme concernant le futur de la vie juive américaine en même
temps qu’il répand un sombre pessimisme ».
Publié dans laviedesidees.fr, le 18 juin 2009
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