LES JUIFS, LES JUSTES ET LA MÉMOIRE NATIONALE La longue mémoire du « délaissement » des juifs de France Paul Thibaud* P OUR éclairer et même aider à surmonter le malaise entre la France et les juifs de France qui, depuis 1967, se manifeste en crises à répétition (Copernic, Carpentras, l’intervention d’Israël au Liban en 1982, la seconde intifada) à l’occasion desquelles une non-confiance ravivée fait face à une incompréhension agacée, on essaie ici moins de décrire1 l’installation de cette mésentente, d’en énumérer les raisons, que d’interroger ce qu’elle a de paradoxal, en partant de ce qui aurait dû le plus contribuer à soulager l’amertume des juifs de France et qui n’a pas suffi à le faire : l’aide dont beaucoup d’entre eux ont bénéficié pendant la Shoah de la part de leurs compatriotes. On sait que 75 % des 330 000 juifs qui résidaient en France en 1940 ont échappé à Hitler, soit environ 250 000, les 80 000 autres sont morts, soit déportés victimes du génocide, soit du fait de la guerre, dans la Résistance notamment. Parmi les survivants, environ 50 000 ont pu quitter le territoire français, par l’Espagne ou la Suisse le plus souvent. Sur les 200 000 autres, on estime qu’un petit tiers vivaient à la fin de la guerre en situation régulière, qu’ils fussent prisonniers de guerre (15 000), et à ce titre non déportables2 ou bien, à Paris surtout, juifs recensés et n’ayant pas changé d’identité, souvent non français de nationalité et manquant de relations pour les accueillir ou couvrir leur clandestinité. Près de 150 000 juifs ont pu se cacher dans une France occupée entièrement depuis la fin de 1942. * Président de l’Amitié judéo-chrétienne. 1. Sur ce point, voir Paul Thibaud, « La question juive et la crise française », Le Débat, septembre-octobre 2004. 2. À la suite d’une intervention de Georges Scapini, « chef du service diplomatique des prisonniers de guerre », voir Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette, 1994, p. 451. Mai 2007 112