D’abord, une considération d’ordre biographique : il nous explique comment, dans le cadre
d’enquêtes qui donneront lieu aux Etudes d’ethnologie kabyle, il avait entrepris de construire
un modèle structural, un « schéma synoptique » des différents aspects de la pratique, rites
agraires, cuisine, activités féminines, périodes du cycle de vie, moments de la journée, etc »
(24). Mais, ajoute-t-il, aucun schéma n’épuisait la réalité : « je me heurtais à d’innombrables
contradictions dès que je m’efforçais de fixer simultanément plus d’un certain nombre
d’oppositions fondamentales, quelles qu’elles fussent » ; N’aurait il pas alors été pertinent de
s’interroger sur les limites de la méthode structuraliste dont les contradictions qu’elles
généraient dans l’interprétation du réel auraient dû être le symptôme ? C’est là cependant ce
que Bourdieu ne pensait pas à faire : il travaillait à « essayer de résoudre ces contradictions au
lieu d’en prendre acte d’emblée et d’y apercevoir les limites inhérentes à la logique pratique,
qui n’est jamais cohérente qu’en gros, jusqu’à un certain point ». les raisons de ce manque de
perspicacité sont pour lui rétrospectivement essentielles, en tant qu’elles tiennent à l’usage
social qui était fait du structuralisme à cette époque. Ce qui fascine en effet dans le
structuralisme (alors que Lévi-Strauss a toujours été « attaché à rappeler l’existence de
décalages entre les différents aspects de la réalité sociale (mythe, rituel ou art et morphologie
et économie »), c’est qu’il serait un « panlogisme » selon un glissement qui fait passer du
« modèle de la réalité » à la « réalité du modèle » (p. 67). Or cette croyance est socialement
déterminée ; le sentiment de maîtriser la réalité par la pensée présuppose une extériorité de
l’observateur par rapport à l’objet observé, une position de surplomb qui n’est possible que si
l’on occupe une position socialement dominante dont le corollaire est l’ignorance de ce fait :
« la rupture épistémologique est aussi une rupture sociale » (p. 46). L’objectivisme représente
un usage socialement dévoyé de la méthode structurale d’objectivation de la réalité qui
empêche d’en penser la portée effective, c’est à dire aussi les limites éventuelles et les
conditions de son dépassement. Il faut « objectiver l’objectivation » (25), en faire, au sens
nietzchéen, la généalogie, c’est à dire expliciter « l’intérêt à l’universel » (26) qui la sous tend
socialement.
Ensuite, une seconde considération permet également de mettre en évidence la limite du
structuralisme ; elle tient à son origine dans l’acte inaugural saussurien. Le principe
structuraliste de la dimension symbolique de la culture est une conséquence du projet
sémiologique, qui suppose la théorie du signe et le primat de la langue entendue comme
condition de la parole. Or ce primat fait que la parole comme acte de parler, comme
énonciation (27), est extérieure au domaine de la linguistique. Saussure élimine « « le coté
exécutif », c’est à dire la parole en tant qu’objet construit, défini par opposition à la langue
comme l’actualisation d’un certain sens dans une combinaison particulière de sons » (28).
L’extériorité de l’observateur par rapport à la réalité observée dont nous venons de voir
qu’elle a pour corollaire l’objectivisme est donc déjà présente dans la décision saussurienne.
Charles Bally « insistait en particulier sur la tendance à l’intellectualisation qu’implique le fait
d’appréhender la langue du point de vue du sujet entendant plutôt que du point de vue du sujet
parlant, c’est à dire comme instrument de déchiffrement plutôt que comme « moyen d’action
et d’expression » » (29).
Ainsi la sémiologie saussurienne représente-t-elle l’impensé du structuralisme qui tend à
devenir un objectivisme dans la mesure où il oublie que la distinction langue / parole ne doit
être justifiée que du point de vue méthodologique de l’objectivation.
Portée de l’analyse précédente : l’objectivisme en question.
Mais cette dérive objectiviste n’est pas sans avoir de répercussions sur la possibilité même
d’une connaissance ethnologique. L’ethnologue qui « prend pour objet des sociétés très
éloignées et très différentes de la sienne n’est il pas condamné à les saisir du dehors, à les