La problématique rationaliste de Pierre Bourdieu et la fondation du constructivisme dans Le sens pratique. A / Introduction. Ce texte s’adresse à mes collègues qui ont en responsabilité la préparation d’un cours sur La raison et le réel. Il cherche à exposer des axes possibles de travail en développant un cours initialement conçu pour une classe de TES. Son point de départ était une réflexion sur le « réalisme spontané » des élèves. Pour caractériser ce « réalisme », on pourrait montrer ce qui est en question de la façon suivante : dire que le sens des faits s’impose de lui-même semble être une évidence pour qui doit « affronter la réalité » ; il n’y aurait pas matière à interroger le donné, à forger d’hypothèses quand les faits « parlent d’eux-mêmes ». Cette évidence serait flagrante dans le domaine des « faits sociaux », en tant que leur logique serait celle d’une culture, de représentations collectives dont il suffirait d’être imprégné pour les bien comprendre. Mais un tel « réalisme spontané » empêche de comprendre que ce que l’on tient pour évident peut aussi exprimer la façon dont on perçoit les choses, ce que l’on projette sur elles, c’est à dire la façon dont on les imagine ; l’idée selon laquelle il n’y a pas de connaissance objective possible sans médiation théorique qui permette d’objectiver le contenu des représentations de façon méthodique lui est par là même étrangère. Prendre concience de l’inadéquation de la certitude intuitive de l’évidence aux exigences de la connaissance objective peut alors être formateur pour nos élèves en rendant sensible l’idée selon laquelle la rectitude du jugement portant sur les réalités sociales n’existe que sous des conditions précises. Nous voudrions montrer ici comment l’on peut susciter cette nécessaire prise de conscience critique en prenant appui sur le concept de connaissance sociologique dont le livre I du Sens pratique de Bourdieu, « Critique de la raison théorique » constitue l’exposition. Notre hypothèse de travail pour analyser ce concept sera que Bourdieu applique la méthode de construction de l’objet de la connaissance développée dans Le métier de sociologue (1). Avant de montrer en quoi le texte lui-même peut être mis en perspective sur la base de cette hypothèse, nous commencerons par caractériser les orientations du Métier de sociologue qui font apparaître la fonction essentielle le la médiation théorique dans la construction de la connaissance. Sur les orientations méthodologiques du Métier de sociologue. Le métier de sociologue a pour destinataire le sociologue de métier (p.72) qu’il faut prémunir contre les dangers d’une pratique professionnelle dont la technicisation fait obstacle à la construction du savoir objectif : la valorisation de la méthodologie inhérente au « rigorisme technologique » peut en effet engendrer un « déplacement de la vigilance épistémologique » en direction d’une « casuistique » de la « faute technique » (p.22) ; l’absence de formation adéquate conduit alors le « néophyte fasciné » à être inconsciemment partie prenante d’une dérive bureaucratique du métier de sociologue du type de celle que Mills avait mise en évidence dans le contexte américain de l’après guerre (p.99). Il s’agit donc de donner au sociologue une formation qui lui permette de s’approprier les exigences du travail de recherche authentiquement scientifique ; alors que la valorisation de la 1 méthodologie débouche sur un « ars probandi » impuissant à penser les conditions réelles de production de la connaissance objective, il faut faire le pari qu’une formation bien conçue peut faire mûrir un « ars inveniendi » contribuant à la « rationalisation de l’apprentissage de l’aptitude à inventer » (p.17). Mais la portée du Métier de sociologue ne se limite pas à cette conjoncture. L’intervention de ses auteurs se fonde en effet sur l’épistémologie bachelardienne dont les « axiomes » sont ainsi formulés dans un texte de Georges Canguilhem : « le premier axiome est relatif au primat théorique de l’erreur. « La vérité n’a son plein sens qu’au terme d’une polémique. Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n’y a que des erreurs premières » … Le deuxième axiome est relatif à la dépréciation spéculative de l’intuition. « Les intuitions sont très utiles : elles servent à être détruites. » « Cet axiome est converti en norme de confirmation selon deux formules. « En toutes circonstances, l’immédiat doit céder le pas au construit. » « Toute donnée doit être retrouvée comme un résultat. » Le troisième axiome est relatif à la position de l’objet comme perspective des idées. « Nous comprenons le réel dans la mesure même où la nécessité l’organise … Notre pensée va au réel, elle n’en part pas » » (2). Les deux premiers de ces axiomes mettent en garde contre les illusions de l’évidence immédiate ; ils justifient une épistémologie de la rupture ; ils concernent « l’obstacle épistémologique de l’expérience première » (3) en soulignant que la connaissance scientifique est une construction qui met en œuvre des médiations théoriques et non une appréhension immédiate du sens des phénomènes. Le troisième axiome suggère une théorie de la connaissance proche de ce qu’il est convenu d’appeler « l’idéalisme discursif » (4). L’usage cardinal que Le métier de sociologue fait de l’épistémologie bachelardienne apparaît dans le plan de l’ouvrage : « Le fait est conquis contre les illusions du savoir immédiat » (chap.1 : « la rupture ») ; il est « construit » (chap.2 : « la construction de l’objet ») ; l’appréhension objective ne vient qu’après la médiation théorique : « le fait est conquis, construit, constaté » (chap. 3 : « Le rationalisme appliqué »). Selon le premier de ces trois aspects il apparaît que la justesse du regard sociologique sur la réalité sociale, la correction de la connaissance sociologique, sont conditionnées par la critique des présupposés implicites du sujet connaissant, le préalable d’une nécessaire rupture épistémologique. Selon le second, c’est l’idée de démarche heuristique dans l’élaboration des hypothèses explicatives qui est mise en avant, en particulier la fonction du modèle théorique (5). Selon le troisième, le concret reçoit le statut du concret de pensée en tant que le donné est assimilé aux cadres de la raison : « La plus élémentaire des opérations, l’observation que le positivisme décrit comme un enregistrement d’autant plus fidèle qu’il engage moins de présupposés théoriques, est d’autant plus scientifique que les principes théoriques dont elle s’arme sont plus conscients et plus systématiques » (6). Ces trois aspects du travail du sociologue ne représentent pas trois étapes qui se succèderaient dans le temps, mais les trois moments logiques du concept de connaissance sociologique : « Le principe de l’erreur empiriste, formaliste ou intuitionniste réside dans la dissociation des actes épistémologiques et dans une représentation mutilée des opérations techniques dont chacune suppose les actes de coupure, de construction et de constat » (7). Orientations de ce travail. Nous chercherons à montrer comment l’épistémologie du Métier de sociologue présente dans les orientations méthodologiques du Sens pratique conduit Bourdieu à prendre position à partir du débat qui oppose le structuralisme lévi-straussien à la raison dialectique sartrienne en étayant sa position propre : celle d’un « constructivisme structuraliste ». Nous ferons apparaître trois moments dans la construction du concept de connaissance sociologique : le premier est celui de la rupture épistémologique, il permet d’argumenter une critique du 2 « réalisme spontané » ; le second est celui d’une rupture avec cette rupture justifié par la nécessité de critiquer l’objectivisme sur lequel elle débouche. Nous verrons alors, dans un troisième temps, comment la conception bourdieusienne de la connaissance sociologique suppose une objectivation du subjectif, une conception non subjectiviste du sujet. En réfléchissant les conditions de sa fondation le « constructivisme structuraliste » de Bourdieu définit les conditions de la justesse du regard sociologique, de l’objectivité en sociologie : toute « l’entreprise » de Bourdieu a en effet son « principe » dans la recherche d’une « définition plus rigoureuse, moins livrée au hasard des dispositions individuelles, du rapport juste à l’objet qui est l’une des conditions les plus déterminantes d’une pratique proprement scientifique en sciences sociales » (8). B / Le structuralisme de Lévi-Strauss comme moment de la rupture. A propos du chapitre I du Sens pratique : « objectiver l’objectivation ». On peut d’abord indiquer, ou rappeler, que Bourdieu a initialement cherché à appliquer la méthode structurale dans le domaine des sciences sociales (9). C’est seulement ensuite, en raison des difficultés de sa mise en pratique, qu’il entreprend de la critiquer. Avant d’analyser les raisons de ce revirement – qui nous le verrons n’est pas un reniement – il faut donc commencer par montrer quels sont selon lui la nature et les apports de la méthode structurale. Nature et apports de la méthode structurale. Bourdieu développe sur ce point des vues qui correspondent à la «doxa » philosophique des années soixante soixante-dix (nous ne voulons pas dire par là qu’elles correspondraient à une forme de conformisme suiviste chez les philosophes de profession, nous voulons dire seulement que l’accent est plutôt mis aujourd’hui sur d’autres types de problèmes perçus comme légitimement plus essentiels, ceux, par exemple, qui relèvent de la pragmatique du langage). Le métier de sociologue (10) et à sa suite Le sens pratique (11) voient dans la distinction saussurienne de la langue et de la parole l’acte inaugural le la méthode structurale en linguistique et en anthropologie. L’apport de Saussure, en linguistique, a consisté à « opérer un renversement complet des apparences en subordonnant à un pur constructum, dont il n’est pas d’expérience sensible, la matière même de la communication, ce qui se donne comme le plus visible et le plus réel ». « De ce point de vue, la langue, en tant que medium qui assure l’identité des associations de sons et de sens opérées par les interlocuteurs, et par là la compréhension mutuelle, est première en tant que condition d’intelligibilité de la parole. » La langue est «forme » et non « substance » (12), elle est « système » et non « nomenclature » (13). Le structuralisme en linguistique est une construction qui a son point départ dans le concept saussurien de langue (14). Le structuralisme en anthropologie repose sur l’application de la méthode structurale définie en linguistique à la construction de modèles destinés à rendre compte de la réalité sociale (15). Du point de vue de Bourdieu, c’est dans le principe de cette application qu’il faut chercher « l’apport » du structuralisme de Lévi-Strauss. « L’apport majeur de ce qu’il faut bien appeler la révolution structuraliste a consisté à appliquer au monde social un mode de pensée relationnel, qui est celui de la mathématique et de la physique modernes et qui identifie le réel non à des substances mais à des relations » (16). Or, dans un tel mode de pensée relationnel en sciences humaines, il n’y a pas place pour une compréhension immédiate de l’objet humain étudié, pour une appréhension intuitive de sa signification. Ainsi, « certains signes mythiques semblent plus «motivés » dans leur apparence sensible et dans leurs résonances psychologiques ». On est donc porté à croire qu’on peut en « dégager directement la 3 signification (par opposition à la valeur) ». Mais c’est oublier que, pour Saussure, «arbitraire et différentiel sont deux qualités corrélatives ». « Pour rendre raison complètement du moindre rite … il faudrait ainsi resituer chacun des actes et des symboles qu’il met en jeu dans le système des différences qui le déterminent le plus directement et ainsi, de proche en proche, dans le système mythico-rituel dans son entier » (17). En disqualifiant la possibilité de la compréhension immédiate, le recours à l’explication structurale implique que le fait social ne peut pas « parler » de lui-même. Il y a là matière à faire réfléchir nos élèves sur leur « réalisme spontané ». On reconnaît ici la thèse, confirmée de façon exemplaire, du caractère illusoire de l’expérience première ; la méthode structuraliste d’objectivation de la réalité sociale procure aux sciences humaines – et aux sciences sociales – un instrument fécond de rupture épistémologique, conforme au premier précepte avancé dans Le métier de sociologue. Ainsi, si l’on suit l’hypothèse de lecture que nous avons avancée, la méthode structuraliste d’objectivation de la réalité sociale fonctionne comme une « technique de rupture » (18) ; le rejet de la compréhension intuitive par Lévi-Strauss est une application du « principe de non conscience » thématisé dans Le métier de sociologue (19). Corrélativement, le statut du modèle théorique et de la structure chez Lévi-Strauss ainsi que leur fonction dans la construction de la connaissance du social sont théorisés par Le métier de sociologue dont les conclusions sur ce point sont à l’horizon du Sens pratique. Le premier de ces ouvrages oppose en effet à la conception positiviste de l’hypothèse qu’il rejette le rôle de l’imagination, le nécessaire recours au modèle analogique dans la construction des hypothèses (p. 71). Mais cette démarche « reste exposée aux facilités de l’intuitionnisme, du formalisme, ou de la pure spéculation » (p.72). Le premier de ces travers consiste en l’utilisation de « modèles mimétiques qui ne saisissent que des ressemblances extérieures » (p.72) (20). Le second consisterait à construire une théorie qui tirerait son contenu de sa propre forme, du développement de son argumentation. Lévi-Strauss conteste le bien fondé de cette critique : « A l’inverse du formalisme, le structuralisme refuse d’opposer le concret à l’abstrait, et de reconnaître au second une valeur privilégiée. La forme se définit par opposition à une matière qui lui est étrangère ; mais la structure n’a pas de contenu distinct : elle est le contenu même, appréhendé dans une organisation logique conçue comme une propriété du réel » (21) ; la troisième critique consiste à faire du modèle une « pure fiction obtenue par passage à la limite et « accentuation unilatérale » des propriétés pertinentes », ou « un objet réellement observable et présentant au plus haut degré le plus grand nombre des propriétés de l’objet construit », c’est à dire une représentation imaginaire de la réalité étudiée, sans valeur pour la connaissance objective, puisque le modèle doit être envisagé de façon relationnelle « comme élément d’un groupe de transformations en le référant à tous les cas de la famille dont il est un cas privilégié » (p. 73). Il nous semble donc que l’on peut mettre en évidence la faiblesse du « réalisme spontané » dans les termes suivants : la « structure sociale » n’est pas une réalité empirique (22). Son statut est celui d’un concept théorique qui est construit à partir de modèles analogiques, de modèles liés dans un groupe de transformations. Ce groupe remplit une fonction heuristique pour la mise en évidence du concept de structure qui fonctionne en tant qu’hypothèse pour la construction de la connaissance objective (23). L’usage dévoyé de la méthode structurale, c’est à dire l’objectivisme. Mais, justifié en tant que méthode d’objectivation de la réalité sociale, le structuralisme atteint ses limites en tant qu’il fonctionne comme un objectivisme incapable de conceptualiser les dimensions subjectives de la pratique. Bourdieu développe ce point à partir de deux types de considérations. 4 D’abord, une considération d’ordre biographique : il nous explique comment, dans le cadre d’enquêtes qui donneront lieu aux Etudes d’ethnologie kabyle, il avait entrepris de construire un modèle structural, un « schéma synoptique » des différents aspects de la pratique, rites agraires, cuisine, activités féminines, périodes du cycle de vie, moments de la journée, etc » (24). Mais, ajoute-t-il, aucun schéma n’épuisait la réalité : « je me heurtais à d’innombrables contradictions dès que je m’efforçais de fixer simultanément plus d’un certain nombre d’oppositions fondamentales, quelles qu’elles fussent » ; N’aurait il pas alors été pertinent de s’interroger sur les limites de la méthode structuraliste dont les contradictions qu’elles généraient dans l’interprétation du réel auraient dû être le symptôme ? C’est là cependant ce que Bourdieu ne pensait pas à faire : il travaillait à « essayer de résoudre ces contradictions au lieu d’en prendre acte d’emblée et d’y apercevoir les limites inhérentes à la logique pratique, qui n’est jamais cohérente qu’en gros, jusqu’à un certain point ». les raisons de ce manque de perspicacité sont pour lui rétrospectivement essentielles, en tant qu’elles tiennent à l’usage social qui était fait du structuralisme à cette époque. Ce qui fascine en effet dans le structuralisme (alors que Lévi-Strauss a toujours été « attaché à rappeler l’existence de décalages entre les différents aspects de la réalité sociale (mythe, rituel ou art et morphologie et économie »), c’est qu’il serait un « panlogisme » selon un glissement qui fait passer du « modèle de la réalité » à la « réalité du modèle » (p. 67). Or cette croyance est socialement déterminée ; le sentiment de maîtriser la réalité par la pensée présuppose une extériorité de l’observateur par rapport à l’objet observé, une position de surplomb qui n’est possible que si l’on occupe une position socialement dominante dont le corollaire est l’ignorance de ce fait : « la rupture épistémologique est aussi une rupture sociale » (p. 46). L’objectivisme représente un usage socialement dévoyé de la méthode structurale d’objectivation de la réalité qui empêche d’en penser la portée effective, c’est à dire aussi les limites éventuelles et les conditions de son dépassement. Il faut « objectiver l’objectivation » (25), en faire, au sens nietzchéen, la généalogie, c’est à dire expliciter « l’intérêt à l’universel » (26) qui la sous tend socialement. Ensuite, une seconde considération permet également de mettre en évidence la limite du structuralisme ; elle tient à son origine dans l’acte inaugural saussurien. Le principe structuraliste de la dimension symbolique de la culture est une conséquence du projet sémiologique, qui suppose la théorie du signe et le primat de la langue entendue comme condition de la parole. Or ce primat fait que la parole comme acte de parler, comme énonciation (27), est extérieure au domaine de la linguistique. Saussure élimine « « le coté exécutif », c’est à dire la parole en tant qu’objet construit, défini par opposition à la langue comme l’actualisation d’un certain sens dans une combinaison particulière de sons » (28). L’extériorité de l’observateur par rapport à la réalité observée dont nous venons de voir qu’elle a pour corollaire l’objectivisme est donc déjà présente dans la décision saussurienne. Charles Bally « insistait en particulier sur la tendance à l’intellectualisation qu’implique le fait d’appréhender la langue du point de vue du sujet entendant plutôt que du point de vue du sujet parlant, c’est à dire comme instrument de déchiffrement plutôt que comme « moyen d’action et d’expression » » (29). Ainsi la sémiologie saussurienne représente-t-elle l’impensé du structuralisme qui tend à devenir un objectivisme dans la mesure où il oublie que la distinction langue / parole ne doit être justifiée que du point de vue méthodologique de l’objectivation. Portée de l’analyse précédente : l’objectivisme en question. Mais cette dérive objectiviste n’est pas sans avoir de répercussions sur la possibilité même d’une connaissance ethnologique. L’ethnologue qui « prend pour objet des sociétés très éloignées et très différentes de la sienne n’est il pas condamné à les saisir du dehors, à les 5 appréhender de façon purement subjective » ? Or il doit « appréhender totalement » le fait social, c’est à dire : « du dehors comme une chose, mais comme une chose dont fait cependant partie l’appréhension subjective (consciente ou inconsciente) que nous prendrions si, inéluctablement hommes, nous vivions le fait comme indigène au lieu de l’observer comme ethnographe » (30). L’objectivisme, en se refusant à prendre en compte la subjectivité, empêche l’ethnologie d’avoir une dimension compréhensive, ce qui, semble-t-il, est nécessaire puisqu’elle doit rendre compte du fait social total. Ce défaut est visible quand l’ethnologie prend pour objet d’étude les règles du jeu social, par exemple les règles de l’échange matrimonial. Il faut en effet distinguer trois sens du concept de règle : la « régularité », qui correspond à une « fréquence statistiquement mesurable » ; le « règlement », c’est à dire la norme dont les agents ont conscience ; la « régulation inconsciente », c’est à dire les déterminations par lesquelles les agents sont manipulés malgré eux (31). Or , la pensée de Lévi- Strauss a évolué sur ce point entre la première édition des Structures élémentaires de la parenté et Anthropologie structurale, d’une part, et la seconde édition des Structures élémentaires de la parenté, d’autre part. Dans le premier cas il soutient la thèse d’une régulation, d’une détermination stricte des conduites par les contraintes structurales : « Les systèmes de parenté comme les systèmes phonologiques sont élaborés à l’étage de la pensée inconsciente » (32). Dans le second cas, l’approche lévi-straussienne, contrainte de mieux prendre en compte la réalité, substitue au discours de la régulation celui du règlement eu de la norme. Elle oppose aux « systèmes prescriptifs » dans lesquels la régulation serait exactement réalisée les « systèmes préférentiels » où on observe que « la conscience de la règle infléchit tant soit peu le choix dans le sens prescrit » (33). Il semblerait bien alors que la connaissance ethnologique, qui est objectiviste, n’a pas les instruments théoriques nécessaires pour comprendre ce rapport conscient à la règle. « L’indétermination où est laissée la relation entre le point de vue de l’observateur et le point de vue des agents se reflète dans l’indétermination du rapport entre les constructions (schémas ou discours) que l’observateur produit pour rendre raison des pratiques et ces pratiques mêmes, incertitude que viennent redoubler les interférences du discours indigène visant à exprimer ou à régler la pratique, …, et les effets du mode de pensée qui s’y exprime » (34). La solution pour sauver l’objectivisme est d’invoquer ce « deus ex machina » qu’est « l’inconscient structural » en tant qu’« opérateur mécanique de finalité » (35). « C’est, à travers l’homme, l’inconscient structural, impersonnel, et intemporel qui pense et qui parle : « La linguistique nous met en présence d’un être dialectique et totalisant, mais extérieur (ou inférieur) à la conscience et à la volonté. Totalisation non réflexive, la langue a ses raisons que l’homme ne connaît pas » (Lévi-Strauss, 1962, p.334) (36) ; avec la médiation de cet inconscient, la communication et la compréhension deviennent possibles : l’étrangeté de « l’indigène » aux yeux de l’ethnologue peut être surmontée sur un terrain qui est aussi celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent », celui de l’inconscient : « D’une part, en effet, les lois de l’activité inconsciente sont toujours en dehors de l’appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l’autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension » (37). Mais si « l’inconscient structural » est un « deus ex machina » (38), c’est à dire une « hypothèse ad hoc », c’est qu’il repose sur une pétition de principe. Ce concept se fonde en effet sur le matérialisme de Lévi-strauss à propos duquel Bourdieu partage le point de vue selon lequel il s’agit, ce qui entre en contradiction avec la notion de matérialisme, d’une « forme d’idéalisme » (39) qui ignore la « dialectique des structures sociales et des dispositions structurées et structurantes dans lesquelles se forment et transforment les schèmes de pensée ». Ce matérialisme repose sur un double postulat non critiqué : l’assimilation de la culture à la nature (40), l’assimilation de l’esprit à la matière (41). 6 C / Le moment de la rupture avec la rupture : 1 / Limites de l’anthropologie sartrienne : à propos du chapitre 2 : « l’anthropologie imaginaire du subjectivisme ». L’apport de l’anthropologie structuraliste réside, nous l’avons vu, dans sa méthode d’objectivation de la réalité sociale en tant qu’elle rend possible la rupture avec l’intuition, avec l’illusion de l’expérience première. Le modèle structural permet en effet de construire la connaissance. Mais la limite de la méthode structurale vient de l’usage objectiviste qui est fait du modèle, du glissement qui conduit de passer du « modèle de la réalité » à la « réalité du modèle » : l’objectivisme fait abstraction de la dimension subjective de l’expérience, et empêche par là d’« appréhender totalement » le fait social. Pour qu’une science de l’homme concrète – c’est à dire qui n’écarte aucune dimension de la réalité dont la connaissance objective doit produire le concept – soit possible, il faut donc circonscrire la fonction de la rupture à un rôle méthodologique et heuristique, et articuler le moment de la rupture à une approche qui permette d’objectiver le subjectif. Apport de la phénoménologie descriptive. Il faut à cet égard souligner l’apport de la phénoménologie descriptive, de l’analyse eidétique. Bourdieu fait référence à la distinction sartrienne du « certain » et du « probable » développée dans L’imaginaire : « Le mode de connaissance que l’on peut appeler phénoménologique se donne pour objet de réfléchir une expérience qui, par définition, ne se réfléchit pas, la relation première de familiarité avec l’environnement familier, et de porter au jour la vérité de cette expérience qui, pour si illusoire qu’elle puisse paraître d’un point de vue « objectif », reste parfaitement certaine en tant qu’expérience » (42). L’intérêt de la phénoménologie descriptive est qu’elle permet de rompre avec l’objectivisme en légitimant la réintroduction de la conscience, de l’expérience subjective : le « probable » opposé au certain est ici caractéristique de la « connaissance objective » (43) conçue selon le paradigme relationnel des sciences de la nature dont nous avons vu qu’il était celui de l’anthropologie structurale. La phénoménologie descriptive devrait, du point de vue du problème du rapport des individus aux règles, permettre d’espérer découvrir une solution satisfaisante, autre que celle fournie par l’artificialisme de l’inconscient structural. L’analyse eidétique du rapport des individus aux règles devrait en effet permettre une élucidation préalable de sens nécessaire, ainsi que la phénoménologie l’enseigne, à ce qu’un problème soit bien posé et puisse par conséquent être résolu (44). Mais cette fécondité de la phénoménologie descriptive ne peut pas être trouvée dans la philosophie de Sartre. C’est ce qui apparaît si on lit, comme Bourdieu le fait, la partie de son œuvre où il cherche à penser la pratique – c’est à dire la Critique de la raison dialectique et Questions de méthode – dans la continuité de l’ontologie phénoménologique de L’Etre et le néant qui la fonde (45). Sartre est en effet, selon Bourdieu, celui qui a « donné une formulation ultra-conséquente de la philosophie de l’action qu’acceptent, presque toujours implicitement, ceux qui décrivent les pratiques comme des stratégies explicitement orientées par référence à des fins explicitement posées par un libre projet ou même, chez certains interactionnistes, par référence aux réactions anticipées des agents » (46). La conscience, qui est négativité, est fondement de son propre néant : « la liberté humaine précède l’essence de l’homme et la rend possible, l’essence de l’être est en suspens dans la liberté » (47). Aussi le choix ne peut il pas être analysé comme se réduisant aux raisons qui le motivent. Le projet d’agir suppose la constatation d’un « néant secret » : il est projet d’être et il pose librement le sens des possibles 7 par rapport auxquels il se détermine sans que la facticité de la situation ne puisse le déterminer à quoi que ce soit de ce point de vue. Cette conception de l’action individuelle est transposée dans celle de l’action collective. Sartre refuse de voir dans la classe comme « classe de conditions et de conditionnements » (48) la « classe en soi » des marxistes ( ), le sujet possible des mobilisations sociales. De même que le choix suppose la négativité, de même la mobilisation ne peut elle exister que dans «« le groupe totalisant dans une praxis » né de la classe chose mais contre elle ». c’est seulement en fonction de fins librement posées – et qui ne sont pas des possibles objectivement appréhendés à partir de l’être classe – que le collectif peut s’arracher à la sérialité et se constituer en sujet acteur (49). Le défaut de cette conception de l’action collective est alors manifeste si l’on se place au point de vue du sociologue, estime Bourdieu. Sartre est certes fondé à prendre ses distances par rapport à une certaine « sociologie objective », « objectiviste » … « qui ne peut saisir qu’une socialité d’inertie ». Mais il n’y a pas place dans sa théorisation pour un concept de monde social, pour une objectivité du social. Chaque individu est certes confronté à la réalité du social, il y a bien une « transcendance » du social pour la conscience, mais il faut en rendre compte sur la base d’une « genèse transcendantale de la société », ce qui renvoie au concept husserlien de constitution, de sujet constituant. Bourdieu fait la citation suivante de Sartre : « Pour finir, dans la mesure où il (l’individu) se reconnaît dans le dépassement de ses besoins, il reconnaît la loi que lui imposent les autres en dépassant les leurs (il la reconnaît : cela ne veut pas dire qu’il s’y soumette), il reconnaît sa propre autonomie (en tant qu’elle peut être utilisée par l’autre et qu’elle l’est chaque jour, feintes, manœuvres, etc) comme puissance étrangère et l’autonomie des autres comme la loi inexorable qui permet de les contraindre » (50). L’individu est pensé comme sujet transcendantal. Autrui existe pour lui comme alterego, c’est à dire à la fois comme autre conscience, ce qui implique un rapport de réciprocité, et comme autre origine, c’est à dire comme autre que lui. La réduction du sens de l’être de l’autre à un acte de position du sujet constituant aboutit à ce que ce dernier se met en question comme conscience du monde. Mais il n’y a pas place pour une fondation du rapport à autrui sur une reconnaissance de la spécificité d’une intersubjectivité originaire comme c’est le cas chez Merleau-Ponty ; l’intersubjectivité est pensée sur la base de la réduction phénoménologique, en prenant pour origine la réduction monadique à la sphère d’appartenance du sujet. On peut donc dire à propos de la conception de l’intersubjectivité ce que R. Toulemont écrit à propos de celle de Husserl : « En quoi consiste essentiellement le dépassement de la subjectivité ? Ce n’est pas tant un passage de l’illusoire à l’authentique, aspect incontestable, mais secondaire, qu’un passage du valable pour moi au valable pour tous. Les vues du sujet solipsiste comportent un grand nombre d’éléments authentiques, mais il est le seul à les connaître et à les justifier. Lorsque survient l’expérience d’autrui, il s’aperçoit que parmi les contenus de sa sphère primordiale, il en est qui peuvent être connus et justifiés par tous les sujets possibles » (51). L’intersubjectivité n’existe que par et pour un sujet constituant qui reconnaît à autrui le pouvoir de transcender sa propre transcendance. La réalité du social garde pour lui la même contingente opacité que celle de « l’en soi » pour le « pour soi » dans L’Etre et le néant. « La transcendance du social ne peut être que l’effet de la « récurrence », c’est à dire, en dernière analyse, du nombre (de là l’importance accordée à la « série ») ou de la « matérialisation de la récurrence » dans les objets culturels » (52). En cherchant à penser le social sur la base de la phénoménologie transcendantale, la Critique de la raison dialectique se coupe des ressources de la phénoménologie descriptive : il n’y a pas place en elle pour une compréhension du fait social total, pour une compréhension de l’expérience du social du point de vue d’une subjectivité constituée selon des déterminations sociales, ainsi que l’exige une approche sociologique : « La conscience et la chose sont aussi irrémédiablement séparées qu’au commencement, sans que rien qui 8 ressemble à une institution ou à un agent socialement constitué (le choix des exemples en témoigne) ait jamais pu être constaté ou construit » (53). La raison dialectique au sens de Sartre se révèle donc tout aussi peu appropriée que la méthode structurale pour construire la connaissance du social à partir de l’expérience concrète. Elle reste liée à une approche « subjectiviste ». « Professionnel de la conscience voué à l’illusion de la « conscience sans inertie », sans passé et sans extérieur, il (Sartre) dote tous les sujets auxquels il accepte de s’identifier – c’est à dire à peu près exclusivement le peuple projectif qui naît de cette identification « généreuse » -- de sa propre expérience de sujet pur, sans attaches et sans racines » (54). Ce statut projectif du sens du social chez Sartre fait que ce sens est chez lui un être purement imaginaire, occurrence de ce que Le métier de sociologue dénonce en tant qu’ « artificialisme social » (55). Le moment de la rupture avec la rupture : 2 / L’objectivité du subjectif et le constructivisme structuraliste : à propos du chapitre 3 : « Structures, habitus, pratiques ». Comment articuler alors le point de vue structuraliste, ce « moment nécessaire de la recherche » (56) à la nécessaire prise en compte phénoménologique du subjectif ? le concept d’habitus satisfait à ces réquisits : en articulant l’objectivité de la structure à la subjectivité des dispositions, il permet en effet d’objectiver le subjectif et de lui conférer un statut scientifique. « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est à dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (57). « Structures structurantes » en tant qu’ils sont « structures structurées », les habitus sont le produit d’une genèse sociale. Le mode de pensée génétique qu’il faut adopter pour en rendre compte est sociologiquement plus satisfaisant que cette pétition de principe que représente la théorie sartrienne du « projet originel » (58). Mais, si nous nous en tenions là, le concept d’habitus risquerait d’apparaître comme une pure « hypothèse ad hoc » sur le même plan que ce « deus ex machina » qu’est l’inconscient structural chez Lévi Strauss. Comment légitimer alors l’introduction de l’hypothèse de l’habitus en tant qu’hypothèse théorique nécessaire ? Le sociologue a besoin d’élaborer des hypothèses, faute de quoi il risque de rester prisonnier de présupposés qui constituent des obstacles épistémologiques. « il serait très facile de montrer que toute pratique scientifique, même et surtout lorsqu’elle se réclame aveuglément de l’empirisme le plus aveugle, engage des présupposés et que le sociologue n’a le choix qu’entre des interrogations inconscientes, donc incontrôlées et incohérentes, et un corps d’hypothèses méthodiquement construites en vue de l’épreuve expérimentale » (59). Pourquoi l’hypothèse de l’habitus devrait elle alors être reconnue comme légitime ? Il convient, pour répondre à cette question de voir comment elle se pose pour le sociologue. Le métier de sociologue montre en effet qu’une épistémologie de la rupture comme celle de Bachelard est impossible en sociologie : c’est parce qu’il y a une théorie à rectifier (le newtonianisme par exemple) que l’épistémologie du « pourquoi pas » est possible et qu’une expérience comme celle de Michelsohn et Morley « peut conduire à une mise en cause radicale des postulats fondamentaux de la théorie ». Le sociologue quant à lui ne rencontre pas une théorie, mais « les sollicitations du sens commun, naïf ou savant », « non pas une théorie scientifique constituée, mais une tradition » (60). Il rencontre, à l’intérieur du champ 9 scientifique, des théories socialement légitimées (nous avons vu l’exemple de la « vulgate structuraliste ») dont le système détermine les possibles qu’il peut chercher à construire. Il nous faut donc revenir sur le différend Sartre / Lévi Strauss pour voir comment l’hypothèse de l’habitus, en tant que possible théorique, peut être construite. Il restera à voir quelle peut être sa valeur pour la connaissance objective. On peut mettre cette question en perspective en partant d’un texte de 1977 (et donc antérieur au Sens pratique) extrait de Questions de sociologie et intitulé « Le paradoxe du sociologue » (61). Bourdieu part dans ce texte d’une assertion qu’il présente comme un constat : « Théorie de la connaissance et théorie politique sont indissociables. Toute théorie politique enferme, à l’état implicite du moins, une théorie de la perception du monde social » : son point de départ est donc le principe d’une relation entre théorie de la perception et théorie de la connaissance du monde social, relation à propos de laquelle il souligne en même temps la dimension politique que revêt la seconde. Il ajoute qu’en ce qui concerne les « théories de la perception du monde social » on retrouve « des oppositions très analogues à celles que l’on retrouve concernant la perception du monde naturel », c’est à dire l’opposition d’une « théorie empiriste selon laquelle la perception emprunte à la réalité ses structures » et d’« une théorie constructiviste qui dit qu’il n’y a d’objets perçus que par un acte de construction ». Cette opposition des « empiristes » et des « constructivistes » est alors présentée comme ayant une dimension politique dans le contexte des « rapports entre les partis et les masses » (62). Est ce que les classes perçoivent par elles-mêmes les clivages de classe, ont elles une conscience spontanée des rapports de classe, auquel cas l’action des partis politiques révolutionnaires devrait prendre appui sur cette donnée empirique objective ? Le rôle des partis est il au contraire essentiel pour susciter la conscience de classe qui n’existerait que par la médiation de l’organisation, auquel cas la perception de l’appartenance de classe serait une construction qui suppose l’action des partis (63) ? Peut on alors expliquer « les différences observées dans la situation de classe ouvrière en Angleterre en France et en Italie » sans adopter la seconde hypothèse, puisque la condition de classe est objectivement similaire dans les trois cas ? Cette hypothèse est, selon Bourdieu, revendiquée par Sartre dans son opposition à l’objectivisme de Lévi Strauss : « En face, Sartre s’en prend explicitement, dans la Critique de la raison dialectique, à Lévi Strauss et à l’effet de réification que produit l’objectivisme » (64). Or cette hypothèse a une dimension politique : elle oppose à la vision déterministe de la vie sociale celle de la praxis, de la liberté : « D’un côté le déterminisme, de l’autre la liberté, la spontanéité » (65). Mais l’objectivisme a beau jeu d’opposer au constructivisme qu’il ne tient pas compte des réalités objectives, de l’accuser par là l’être subjectiviste (66). Le différend Sartre / Lévi Strauss ne peut donc pas se situer d’abord sur le terrain de la connaissance scientifique ; le conflit subjectivisme / objectivisme mobilise en effet des idées qui outrepassent les déterminations d’une conjoncture théorique précise : « Les concepts en « isme » … « sont des concepts historiques qui, inventés pour les besoins de telle ou telle polémique, donc dans un contexte historique bien précis, sont utilisés en dehors et au delà de ce contexte, et se trouvent ainsi investis d’une valeur transhistorique » (67) ; il doit être rapporté au plan des idées, des visions politiques antagonistes, de la philosophie politique si l’on prend « philosophie » au sens althussérien de « lutte politique dans la théorie » (68). Or rien ne correspond à ce différend si l’on se situe sur le plan des faits qui sont construits au cours du travail sociologique : Bourdieu donne l’exemple suivant : le sociologue peut s’appuyer sur des crières distributionnels pour construire un tableau de la stratification sociale. Supposons, ajoute-t-il, que l’on fasse alors un sondage et que l’on demande, à propos d’hommes politiques : « si c’était un arbre, ce serait quoi ? », de même « si c’était une 10 voiture ? » etc. Un fait s’impose alors à l’observation : Invités à mettre en relation deux séries d’objet dont ils n’ont évidemment pas de concept, une série d’hommes politiques d’un côté et une série d’objets de l’autre, les sujets produisent une série d’attributions cohérentes … Autrement dit, il y a une intuition globale de la personne en tant qu’elle est porteuse du « style » de toute une fraction de classe » (69). Il apparaît par là que la perception que les agents ont du monde social n’est pas une représentation subjective qui serait de l’ordre du pur imaginaire mais qu’elle est appréhension adéquate, sens objectif : les contenus de la conscience spontanée ont valeur objective, il y a une objectivité du subjectif ; le subjectif acquiert par là un statut scientifique. Le « paradoxe du sociologue » est donc que ce dernier doit faire sienne l’épistémologie de la rupture pour objectiver les phénomènes, mais qu’il ne peut pas être objectiviste : il doit rompre avec la rupture pour construire la connaissance du monde social : « on peut dire que les attributions que font les gens sont opérées par un sens social qui est une quasi sociologie, une intuition pratique, et bien fondée, de la correspondance entre les positions sociales et les goûts.» Cette reconnaissance de l’objectivité du subjectif qui s’impose quand on délaisse le terrain du différend philosophique opposant Sartre et Lévi-Strauss pour celui de la connaissance scientifique (70) constitue le point de départ pour répondre à la question que nous posons dans cette troisième partie : comment légitimer le concept d’habitus, c’est à dire le concept du dispositionnel dans sa dimension subjective ? Mais ce point de départ n’est pas suffisant, il faut en outre pouvoir rendre compte de la structure de la perception, comprendre pourquoi le subjectif est d’ordre dispositionnel, c’est à dire à la fois « structure structurée » et « structure structurante ». On peut aborder cet autre point en partant d’un exemple : celui d’une jeune fille issue d’un milieu ouvrier ou paysan, qui rêvait d’études supérieures de droit ou de médecine mais qui, se voyant reléguée à la faculté de lettres, vit cependant sur le mode « magique » ses études comme l’accomplissement d’une vocation (71). Pour expliquer comment cette rationalisation spontanée est possible il faut supposer que cette jeune fille comprend que ses espérances sont raisonnablement délimitées par ses chances socialement déterminées de réussite ; il faut supposer un « sens de la position » qui détermine les représentations possibles. « L’habitus de classe n’est autre que cette expérience (au sens le plus commun) qui fait apercevoir immédiatement telle espérance ou telle ambition comme raisonnable ou déraisonnable, tel bien de consommation comme accessible ou inaccessible, telle conduite comme convenante ou inconvenante. » Aussi une « anthropologie totale », c’est à dire une sociologie qui comprenne le phénomène humain dans sa totalité, doit elle « s’achever dans l’analyse du processus par lequel l’objectivité s’enracine dans et par l’expérience subjective : elle doit dépasser en l’englobant le moment de l’objectivisme et le fonder dans une théorie de l’extériorisation de l’intériorité et de l’intériorisation de l’extériorité ». La perception, l’expérience subjective, apparaissent par là comme le sol originaire à partir duquel le sociologue peut dépasser l’abstraction pour appréhender concrètement la structure de la réalité. Le point de vue d’une phénoménologie descriptive, dont nous avons vu à la fois qu’il est nécessaire mais qu’il est manqué dans l’approche du social que propose Sartre, semble par là pouvoir être adopté. Il peut être développé à travers un rapprochement avec les thèses de Merleau Ponty dont nous allons essayer de montrer qu’elles peuvent servir de fil conducteur pour légitimer le concept d’habitus (72). Louis Pinto, dans Pierre Bourdieu et la théorie du monde social rappelle comment sa double critique du « naturalisme chosiste » et du « spiritualisme intellectualiste » conduit l’auteur de la Phénoménologie de la perception à se situer en deçà de la dichotomie de l’objectif et du subjectif. « Merleau Ponty était l’un des philosophes qui était allé le plus loin dans la mise en évidence de la spécificité de l’expérience pratique … Il proposait un mode de description dans lequel les éléments fondamentaux 11 n’étaient pas des substances closes mais des systèmes dynamiques. » La thèse suivante de Merleau Ponty apparaît alors comme entretenant un net rapport avec la fonction conférée par Bourdieu à l’expérience subjective comme sol originaire et peut lui fournir une ressource pour élaborer le concept d’habitus. « Dire, à la façon de Merleau Ponty, que la conscience, avant d’être un Cogito, est un « Je peux », c’est signifier la prééminence d’une expérience pratique qui est certes centrée sur ce foyer qu’est l’Ego, mais seulement sur le mode indirect, non « thétique », à partir des possibles qui la définissent » (73). Il y a, nous l’avons vu, une objectivité du subjectif, mais les ressources de la phénoménologie de Merleau Ponty permettent de développer cette thèse et de légitimer l’introduction du concept d’habitus : la perception, chez Merleau Ponty est structuration du champ perceptif en fonction des possibles propres du sujet ; de façon semblable, l’appréhension de la structure du monde social suppose, chez Bourdieu, le dispositionnel de l’habitus qui peut être pensé sur le modèle du « Je peux » selon Merleau Ponty. Si l’on se situe au point de vue du moment de l’objectivation, de la rupture épistémologique avec l’intuition, il faut supposer une structure dont l’habitus est l’intériorisation. La structure est première en soi. Mais si l’on se situe au niveau de ce qui est premier pour nous, du mode de donation de l’objet, il faut, en phénoménologue, partir de l’expérience. Le « paradoxe du sociologue » a donc pour corollaire, en ce qui concerne la théorie de la connaissance, ce que Bourdieu désigne par l’expression de « constructivisme structuraliste » : « Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même, et pas seulement dans les systèmes symboliques, langage, mythe, etc., des structures objectives, indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs et des groupes, notamment de ce qu’on nomme d’ordinaire les classes sociales » (74). Si l’on veut exprimer à l’aide d’un repérage philosophique ce dont il est ici question, il faudrait dire que l’habitus remplit la fonction du transcendantal kantien, ou plus précisément de l’a priori matériel tel qu’il est théorisé par Mikel Dufrenne ou par Maurice Merleau Ponty. « C’est ce qui est le plus irréfléchi, comme l’habitude ou l’habitus, qui témoigne peut-être le mieux d’un pouvoir de structuration. L’expérience suppose quelque chose comme un a priori, notion que Merleau-Ponty fait sienne, mais en cherchant à la dissocier du sujet transcendantal qui, d’ordinaire, sert à la fonder » (75). Le moment objectiviste de la rupture et celui, phénoménologique, de la rupture avec la rupture renvoient à deux horizons philosophiques antagonistes et qui pourtant s’appellent l’un l’autre dans la construction de l’objet de la connaissance ; ils sont unis dans une relation dialectique : « Au risque de paraître très obscur, je pourrais donner en une phrase un résumé de toute l’analyse que je propose aujourd’hui ; d’un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contrainrtes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais, d’un autre côté, ces représentations doivent aussi être retenues si l’on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles ou collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures. Cela signifie que les deux moments, objectiviste et subjectiviste, sont dans une relation dialectique … » (76). E / Conclusion. 12 La lecture du Sens pratique que nous proposons ici cherche, ainsi que nous l’avions annoncé, à mettre en évidence une démarche pour amener les élèves à prendre une distance critique par rapport à leur « réalisme spontané ». Nous avons essayé de montrer comment la méthode structuraliste d’objectivation des phénomènes, en tant qu’elle met en œuvre le principe de non conscience, peut permettre de conduire une telle démarche. Cette lecture entend montrer que la présentation de la méthode structuraliste dans Le sens pratique repose sur une application des principes épistémologiques du Métier de sociologue, qui sont eux-mêmes ceux du rationalisme appliqué bachelardien. De ce point de vue, le structuralisme lévi-straussien peut être présenté comme exemplifiant ce principe cardinal qu’est la nécessaire rupture avec l’obstacle épistémologique de l’expérience première. On peut par là , pensons nous, en tant que Bourdieu considère que l’on doit souligner l’apport méthodologique du structuralisme aux sciences sociales, parler d’un rationalisme de Bourdieu. Mais, dans la mesure où une science de l’homme comme la sociologie vise à la connaissance du « fait social total », il ne peut pas y avoir identification de l’épistémologie de la sociologie à l’épistémologie bachelardienne des sciences de la nature : Bourdieu est confronté à la nécessité de penser une objectivité du subjectif refusée par le structuralisme lévi-straussien. Cela le conduit à rompre avec l’épistémologie bachelardienne de la rupture, qui ne sert donc qu’à étayer l’objet précis de son propre travail, en cherchant à approprier à sa problématique les ressources de la phénoménologie descriptive. Nous avons vu pour quelles raisons la Critique de la raison dialectique de Sartre n’est, selon Bourdieu, d’aucune utilité à cette fin. La Phénoménologie de la perception de Merleau Ponty s’avère au contraire particulièrement féconde à ce point de vue en tant qu’elle permet de penser l’expérience concrète et de développer une approche constructiviste. Il nous semble à cet égard que le concept d’habitus a un statut théorique qui tire sa légitimité de sa fondation sur les thèses philosophiques de Merleau Ponty. Il ne faut donc pas « naturaliser » ce concept, en faire une entité autonome miraculeusement adéquate au réel en le coupant de son contexte de production, ainsi qu’ont tendance à le faire certaines simplifications pédagogiques bien compréhensibles mais peu formatrices. Il nous semble en effet que l’on doit parler d’une fondation philosophique du concept d’habitus dans le constructivisme bourdieusien. Ce constructivisme est une constructivisme structuraliste : le concept de connaissance sociologique met dialectiquement en relation le moment structuraliste de la rupture, qui n’est précisément qu’un moment, au sens d’une abstraction nécessaire dans la construction d’un concret de pensée, et le moment constructiviste de l’expérience. Un travail ultérieur pourrait consister à se demander si l’on peut rompre avec le structuralisme en proposant une sociologie purement constructiviste ainsi que le proposent aujourd’hui la sociologie des régimes d’action et la sociologie pragmatique. Dans quel contexte le passage à ce nouveau type de sociologie est il possible ? Peut on dire qu’il représente un progrès pour la théorie de la connaissance sociologique, c’est à dire : à quelles conditions et à quel prix peut on rompre avec le moment de l’objectivation structurale des phénomènes sociaux ? Notes ; (1) Le métier de sociologue. Cet ouvrage de 1973 est antérieur au Sens pratique publié en 1980. (2) G. Canguilhem : « Sur une épistémologie concordataire » in : Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973, p.111. (3) G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1975, p. 29 à 34. (4) Cela conduirait, dans notre hypothèse de lecture, à faire de l’épistémologie de Bourdieu une forme d’idéalisme. On peut montrer au contraire qu’il s’agit d’un réalisme. Cf. Pinto, 2002, p. 160. 13 (5) (6) (7) (8) (9) Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973, p. 77. Ibid., p. 83-84. Ibid., p.81. Bourdieu, 1980, p. 30. Les études d’ethnologie kabyle sont la concrétisation de cette approche. Bourdieu caractérise dans Le sens pratique (p.22) « la maison kabyle ou le monde renversé », qu’il donne en annexe, comme son « dernier travail le structuraliste heureux ». (10) On peut se référer au passage, p.51-52, où sont mises en évidence la signification et la portée de « la décision de méthode par laquelle Saussure donne à la linguistique son existence et son objet en distinguant la langue et la parole ». Il s’agit là du prototype de ces « défis méthodiques qui ne sont fondés que par l’économie de pensée qu’ils autorisent dans la construction des faits, et qui ne peuvent être validés que par les faits qu’ils permettent de découvrir » (p.277). (11) Le très beau texte, p.51 § 2, auquel il est ici fait allusion mérite d’être étudié en classe. (12) Cf. le concept de « pensée-son » et la métaphore du recto / verso destinée à montrer que la langue n’est, ni la « matière phonique » ni la « pensée », car il ne faut confondre la linguistique, ni avec la « phonologie pure », ni avec « la psychologie pure » (Saussure, 1968). (13) La langue n’est pas une « nomenclature », c’est à dire « une liste de termes correspondant à autant de choses » (ibid. p. 97) ; elle est « système » : « c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour comprendre les éléments qu’il renferme. » la valeur du signe est opposition, c’est à dire différence et rapport. Cf. R. Godel, Les sources manuscrites du cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Genève, librairie Droz, 1969, p.193-199 .(Cité dans La philosophie comme débat entre les textes, Magnard, 1984, p. 103.) (14) Cf. sur de point le texte de L. Hejmslev in Miquel, 1991, p.76 ; (15) Pour une première approche de ce point on peut se référer à deux textes : Lipiansky, 1973, p. 26-27, Miquel, 1991, ch. 3, p. 87 et suivantes. (16) Bourdieu, 1987, p.150. (17) Bourdieu, 1980, p.17-19. (18) « Prénotions et techniques de rupture », Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973, p. 28-29. (19) Concernant le rejet de la compréhension intuitive, on peut se référer au texte de Anthropologie structurale où Lévi-Strauss montre que « la conscience apparaît ainsi comme l’ennemie secrète des sciences de l’homme (cité dans Miquel, 1991, p.10). En ce qui concerne le « principe de non conscience » (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973, p.29) il faut bien souligner qu’il relève d’un « objectivisme provisoire » conséquence d’un « déterminisme méthodologique » (ibid. p. 31-32) : Bourdieu préconise l’application de l’épistémologie bachelardienne des sciences de la nature au problème de l’objectivation, c’est à dire de la construction de l’objet de la connaissance dans les sciences de l’homme, mais cela n’implique pas qu’il veuille unifier sciences de l’homme et sciences de la nature, « dissoudre l’homme dans la nature » comme le fait Lévi-Strauss. Cette divergence fait que l’emprunt d’une méthode d’objectivation aux sciences de la nature n’a pas pour corollaire un objectivisme qui retirerait toute spécificité au sujet. (20) Cf. également l’introduction au texte de Duhem, p. 257 où le « modèle mimétique » est rapproché du « modèle mécanique » aveuglément utilisé par certains physiciens. (21) Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, cité in : Miquel, 1991, p.13. (22) Cf. Maniglier, 2002, p. 796 : « Ainsi Lévi Strauss reproche-t-il à Radcliff Brown de confondre la structure avec « l’ensemble des relations sociales existantes dans une 14 société donnée et de ne pas faire la différence entre le modèle et la réalité » (LéviStrauss, 1974, p.334-335). (23) Cf. Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973, p. 77. Immédiatement après ce passage figure une citation de Lévi-Strauss extraite de Tristes tropiques, p.49, où, faisant une comparaison avec l’usage (non mécanique) du modèle en physique, ce dernier déclare : « Le but est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement. » (24) Bourdieu, 1980, p. 22-23 ; (25) C’est le titre du chapitre I du Sens pratique. (26) Bourdieu, 1987, « Fieldwork in philosophy », p. 43-46 ; (27) Cf. E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1974, T.2, p. 81-82. Bourdieu prend souvent appui sur des références à Benvéniste. (28) Bourdieu, 1980, p. 56. (29) Ibid., p. 56. (30) Lévi-Strauss, 1973, p. XXVIII, cité in : Lipiansky, 1973, p. 242. (31) Bourdieu, 1980, p. 67 ; (32) Lévi-Strauss, 1974, p. 41, cité in : Bourdieu, 1980, p. 67. (33) Bourdieu, 1980, p. 65. (34) Ibid ., p. 63. Bourdieu fait un rapprochement intéressant avec un texte de Wittgenstein, tiré de Investigations philosophiques : « Qu’est ce que je nomme « la règle d’après laquelle il procède ? … Comment devrais je alors déterminer la règle d’après laquelle il procède » ? … Il l’ignore lui-même. – Ou plus exactement : que pourrait bien signifier ici l’expression : « la règle d’après laquelle il procède » » (p.67) ? (35) Ibid., p. 67. (36) Cité dans Lipiansky, 1973, p. 249. (37) Lévi-Strauss, 1973, cité in : Lipiansky, p. 242. (38) « Sous des airs de matérialisme radical, cette philosophie de la nature est une philosophie de l’esprit qui revient à une forme d’idéalisme », Bourdieu, 1980, p. 69. (39) Mireille Marc Lipiansky (op. cit., p. 235) développe ce point de vue qui correspond à une appréciation courante de l’œuvre de Lévi-Strauss. Il faut en chercher l’origine dans un texte de Paul Ricoeur selon lequel le structuralisme de Lévi-Strauss est un « transcendantalisme sans sujet transcendantal » (op. cit., p.249). (40) « Même si les phénomènes sociaux doivent être provisoirement isolés du reste, et traités comme s’ils relevaient d’un niveau spécifique, nous savons bien qu’en fait et même en droit, l’émergence de la culture restera pour l’homme un mystère, tant qu’on ne parviendra pas à déterminer, au niveau biologique, les modifications de structure et de fonctionnement du cerveau, dont la culture a été simultanément le résultat et le mode social d’appréhension, tout en créant le milieu intersubjectif, indispensable, pour que se poursuivent des transformations, anatomiques certes, mais qui ne peuvent être, ni définies, ni étudiées, en se référant seulement à l’individu », Leçon inaugurale, cité in : Lipiansky, p. 236. (41) « Expliquer la culture par « l’émergence de certaines structures cérébrales », et la vie par « ses conditions physico-chimiques », c’est par là même postuler que la nature de l’esprit n’est pas distincte de celle de la matière », Lipiansky, 1973, p. 237. (42) Bourdieu, 1980, p. 43 ; (43) Op ; cit., note 1, p. 44. (44) « l’intérêt de l’analyse sartrienne » est qu’elle « contraint à poser explicitement les questions anthropologiques auxquelles, par un mélange d’indifférence et d’inconscience 15 théoriques, les économistes (comme les anthropologues) répondent sans les avoir posées – c’est à dire, bien souvent, de manière incohérente », op., cit., p. 77. (45) Cf., sur ce point, le texte de M. Contat et M. Rybalka cité in : Colombel, 1986, p. 618 qui distingue ceux pour qui il y a une « coupure épistémologique » entre L’Etre et le néant et la Critique de la raison dialectique, de ceux pour lesquels il y a continuité entre les deux ouvrages. Bourdieu appartient à la seconde catégorie. (46) Bourdieu, 1980, p. 71 ; (47) L’Etre et le néant, Gallimard, 1943, p.61. (48) Bourdieu, 1980, p. 73 ; (49) Il serait peut-être intéressant de se demander si le refus de la distinction « classe en soi / classe pour soi » à laquelle Sartre substitue celle du « collectif » et du « groupe en fusion » ne se retrouve pas en un sens, et malgré ce qui les sépare, chez Bourdieu avec la distinction entre « classe sur le papier » et « classe mobilisée ». (50) Bourdieu, 1980, p. 74-75 ; (51) R. Toulemont, L’Essence de la société selon Husserl, PUF, 1962, p. 63-64. (52) Bourdieu, 1980, p. 75 ; (53) Ibid., p. 76. (54) Ibid., p. 77. (55) Cf., op. cit., 1.2 : « L’illusion de la transparence et le principe de non conscience », p. 29-30 : l’artificialisme repose sur la croyance illusoire en les « pouvoirs de la réflexion privée » ; Durkheim opposait déjà à cette illusion le principe selon lequel les faits sociaux « ont une manière d’être constante, une nature qui ne dépend pas de l’arbitraire individuel et d’où dérivent des rapports nécessaires ». (56) Bourdieu, 1987, « Espace social et pouvoir symbolique », p. 151. (57) Bourdieu, 1980, p. 88. (58) Ibid., p. 88, note 28. (59) Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973, p. 58 ; (60) Ibid., p. 44-45. (61) Bourdieu, 2002, p.86 et suivantes, « Le paradoxe du sociologue ». (62) Ibid., p. 88. (63) Il faut certainement voir à l’arrière plan de ce débat, la polémique entre Lefort (objectiviste) et Sartre (constructiviste) déclenchée par la publication par ce dernier de Les communistes et la paix en 1952. cf. sur ce point Colombel, 1986, p. 531-548. (64) Bourdieu, « Le paradoxe du sociologue », p. 89. (65) Ibid. p. 90. (66) Il y aurait lieu, sur ce point, de confronter Questions de méthode de Sartre et le dernier chapitre de La pensée sauvage, « Histoire et dialectique », de Lévi-Strauss. (67) Bourdieu, « Le paradoxe du sociologue », p. 87 ; (68) Louis Althusser, Lénine et la philosophie, François Maspero, Paris, 1972, p.34-35, 3940, Positions, « Soutenance d’Amiens », Editions sociales, 1976, p.128. (69) Bourdieu, « Le paradoxe du sociologue », p.91. (70) Il y a ici un rapprochement à faire avec la dénonciation, en tant qu’obstacle épistémologique, de la « tentation du prophétisme » développée dans Le métier de sociologue, p. 43-47. (71) P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.C. Chamboredon, Un art moyen, 1965, cité in : Accardo et Corcuff, 1986, T. 73-C, p. 183-185. (72) Une circonstance ne rend pas impossible ce rapprochement : « Comme ses condisciples, Bourdieu était tout à fait familiarisé avec cet univers intellectuel ainsi qu’en témoignent ses premiers projets philosophiques qui devaient être une contribution 16 à l’analyse des émotions, thème central chez Sartre comme chez Merleau Ponty », Pinto, 2002, p. 57-58 ; (73) Ibid., p., 58. (74) Bourdieu, 1987, « Espace social et pouvoir symbolique », p. 147. (75) Pinto, 2002, p. 59. Cet auteur ajoute en note (note 14) une intéressante citation de Merleau Ponty. (76) Bourdieu, 1987, « espace social et pouvoir symbolique », p. 150. Bibliographie . Alain Accardo et Philippe Corcuff : La sociologie de Pierre Bourdieu, textes choisis et commentés, Bordeaux, Le Mascaret, 1986 (Accardo Corcuff, 1986). Pierre Bourdieu, Jean Claude Chamboredon, Jean Claude Passeron : Le métier de sociologue, Mouton, 1973 (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973). Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, 1980 (Bourdieu, 1980). Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987 (Bourdieu, 1987). Sont contenus dans cet ouvrage : « Fieldwork in philosophy », 1985, « L’intérêt du sociologue », 1984, « Espace social et pouvoir symbolique », 1986. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Seuil, collection « Points », 2000 (Bourdieu, 2000). 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