Les œuvres, et aussi les fortes personnalités, de Sartre et

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Introduction :
A les prendre dans leurs principes, et surtout à leur point d'origine, les pensées de J.-P. Sartre
et d'Albert Camus sont consanguines. On ne saurait parler de filiation, bien que l'auteur du
Mythe de Sisyphe soit d'une dizaine d'années plus jeune que celui de L'Etre et le Néant; mais
ils ne se sont rencontrés qu'en 1944, alors que la pensée du premier s'était formée et déjà
exprimée dans son essentiel, ayant mûri hors du climat parisien et sous l'influence d'autres
maîtres. C'est donc de parenté ou d'harmonie naturelle qu'il faut parler. Mais les spectateurs
des années 40, qui découvraient en même temps Les Mouches et Le Malentendu, Huis-Clos et
Caligula, Morts sans sépulture et L'Etat de siège, Les Mains sales et Les Justes ne pouvaient
manquer d'être frappés par des analogies de sens.
Toutes les œuvres que je viens de nommer ont fait, dans la France occupée et récemment
libérée, la pâture de l'élite cultivée et spécialement de la jeunesse; elles ont caractérisé ce
qu'on a voulu appeler, en abusant quelque peu du mot, l'existentialisme, entendu comme prise
de conscience de l'absurde dans l'univers et du tragique dans l'existence, étant supposée la
mort de Dieu.
Autour de l'année 1945, Sartre et Camus furent les deux astres de la Révolte, et toute la
lumière intellectuelle de ce moment-là fut colorée de leurs feux jumeaux.
Analogies profondes, oui. De part et d'autre, reconnaissance angoissée d'un non-sens
fondamental. Sartre introduisant le vocabulaire de la nausée et du délaissement, et Camus
celui de l'absurde et de la solitude. L'un et l'autre faisaient commencer l'homme à la prise de
conscience lucide et brutale de l'horreur de sa condition, et prétendaient le réveiller par le
désespoir d'abord, puis par la révolte, en le convaincant de sa liberté. L'un et l'autre, d'ailleurs,
refusaient de s'arrêter à un stade négatif où la conclusion logique eût été le suicide et
l'anarchie, et s'efforçaient de trouver la voie ascendante d'une morale et d'une politique. Et,
des deux côtés, dans cette élaboration d'un système positif se retrouvent la même défiance et
les mêmes appels: défiance de l'absolu, aussi nocif que cette idée car généralement chargé des
virtualités du fanatisme et de la terreur, également perturbateur de la conscience et destructeur
du courage humain; et appel positif à la solidarité, à la fraternité des hommes travaillant d'un
seul cœur à leur salut terrestre, sous un ciel qui n'a pas de signe à leur donner et à travers les
inévitables accidents de l'histoire. Ainsi, les thèmes majeurs de la pensée de Sartre que nous
étudierons dans son théâtre, nous les retrouverons dans le théâtre de Camus; mais avec un
autre accent, et finalement orientés vers de tout autres conclusions pratiques. Car, analogue
dans ses fondations au monde sartrien, le monde camusien est pensé dans un autre esprit; pour
mieux dire, les deux hommes, d'accord sur les intuitions premières et sur beaucoup de leurs
conséquences logiques, s'opposent par leurs tempéraments.
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I Existentialisme, histoire et politique :
1-Recontextualisation :
Les œuvres, et aussi les fortes personnalités, de Sartre et Camus ont marqué profondément la
vie littéraire de l’après-guerre. Le public a cru pouvoir les associer, malgré tout ce qui les
sépare, sous le terme d’existentialisme.
Cette étiquette Sartre la reprend avec beaucoup de réserves et un peu d’imprudence, Camus ne
cesse, pour son compte, de la refuser.
A l’origine il s’agit d’un mouvement qui appartient à l’histoire de la philosophie et fort peu à
celle de la littérature. Les philosophies de l’existence, soucieuses de mettre en lumière le
caractère irréductible de l’existence humaine, découlent essentiellement de Kierkegaard qui,
au XIXème siècle réaffirme contre la philosophie de Hegel les droits de la conscience
malheureuse et divisée. Heidegger, appliquant les méthodes « phénoménologiques » de son
maître Husserl, insiste sur des sentiments révélateurs de l’existence tels que l’angoisse et le
« soucis », et décrit cette existence comme une manière de « transgression » ou d’éclatement.
Les méditations de Heidegger ont beaucoup influencé les existentialistes français, qu’ils
s’agissent de Sartre qui les a étudiées très tôt en Allemagne, ou de Camus qui s’en fait une
idée sans doute sommaire à travers des études française.
Avant me que le terme d'existentialisme fût inventé, Sartre avait publié La Nausée
(1938) et Le Mur (1939), où dominent l'agressivité et la dérision. Camus, après ses premiers
essais inspirés par le soleil et la misère, avait écrit L'Étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe
(1943), Caligula, trois images de la négation et de l'absurde. Toutes ces œuvres rendaient un
son nouveau: le désespoir s'y exprimait sans pathétique, la solitude des héros y était absolue,
ils ne participaient ni à la société dont ils dénonçaient l'absurdité, ni à l'Histoire qu'ils ne
prenaient jamais en considération. Cette solitude, ce délaissement n'étaient peut-être pas une
absolue nouveauté dans le roman français: on les trouvait esquissés chez Céline, Malraux ou
même Bernanos. Mais Sartre et Camus rompaient beaucoup plus nettement avec les
espérances morales, les transcendances religieuses et historiques.
Quelle philosophie se cache sous le terme d’existentialisme ? Je tenterai d’en exposer les
principaux concepts, sans vouloir pour autant dresser un bilan exhaustif, mais en m’appuyant
principalement sur « L’Etre et le Néant » de Sartre, et ce, afin d’expliquer ce dont il s’agit
pour lui.
2- Théorie sartrienne L’Etre et le Néant :
L' Etre et le Néant en tant qu’ontologie est une théorie de l' Etre s'appuyant sur la notion de
conscience développant les conséquences de l'intentionnalité (visée d'un objet par cette
conscience). Cette dernière manifeste ainsi un perpétuel choix d'orientation en elle-même.
Elle ne se réfère pas à un autre être au dedans d'elle-même, mais sa réflexivité est par rapport
à l'objet, au monde .Cette différence peut s'expliciter par deux notions : l’En-Soi et le Pour-
Soi. L'En-Soi est ce qui est et que la conscience appréhende comme différent d'elle-même.
L'En-Soi coïncide avec lui-même contrairement au Pour-Soi qui est caractérisé par sa distance
par rapport à lui-même. Par le Pour-Soi, l'être humain nie qu'il est exclusivement en-soi.
Cependant l’existence même de l’homme est contingente (selon Sartre: « je veux dire que par
définition l'existence n'est pas la nécessité »). Exister, c'est être là, surgir dans le monde,
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"l'existence précède l'essence" :l'homme est d'abord dans l'univers où il imprime sa marque et
se construit: "S'il n’est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il
sera ce qu'il se sera fait". L’homme ne se réduit pas à un donné déterminé et immuable de
l’en-soi. En prenant conscience de ses diverses possibilités, le pour-soi saisit sa liberté. On ne
choisit pas (paradoxalement) d'être libre, la conscience de la liberté peut être vécue dans
l'angoisse qui est sentiment de peur sans objet déterminé, la liberté se saisissant comme
responsable. On peut alors "jouer" à être déterminé : être ce que la "nature" ou les
circonstances ont fait de nous mais cela n'est qu'une manière de fuir, qualifiée de mauvaise-
foi. Dans la mauvaise- foi, on feint pour soi-même que l'on n’est pas libre car on ne peut
assurer sa liberté. Selon Sartre, on ne peut se cacher sous de faux prétextes car choisir de ne
pas choisir, c'est encore faire un choix: "le choix de la délibération est organisé avec les
mobiles et motifs que je choisis moi-même la décision est prise et elle n'a d'autre valeur que
celle d'une annonciatrice".
L’homme est donc bel et bien "condamné à être libre". Il est angoissé devant l’infini de sa
propre liberté et ne possède pas cette liberté comme une propriété de son être: "elle n'est pas
une qualité surajoutée ou une propriété de sa nature; elle est très exactement l'étoffe de mon
être" dit Sartre dans "l' Etre et le Néant".
Cependant cette liberté absolue est menacée par le regard d’autrui, qui en tant que sujet me
pose en objet et tend à m'enfermer dans une essence. "Je n'atteindrai jamais autrui que dans
son être- objet .Je ne pourrai jamais fournir à sa liberté que des occasions de se manifester,
sans jamais réussir à l’accroître ou à la diminuer, à la diriger ou à m’en emparer."
Les rapports entre les consciences sont rapports de libertés subjectives. Il est impossible, dit
Sartre d'échapper au conflit : "l'essence des rapports entre conscience n'est pas l'être-
ensemble, c'est le conflit". Le regard que l’on porte les uns sur les autres est menace
perpétuelle pour la liberté de chacun.
3- « Un nouvel Humanisme » :
Aussi aux alentours des années 1945 l'existentialisme est-il à la fois désespéré (il assure que
toutes les valeurs sont détruites) et ouvert à l'espoir(Il s'agit de recréer un nouvel ordre de
valeurs). Sartre, dans une conférence à la pédagogie assez rudimentaire, annonce que
«l'existentialisme est un humanisme », un humanisme qui ne ressemble en rien à celui dont il
a fait la caricature cinglante dans La Nausée. Quant à Albert Camus, il dirige une collection
intitulée « Espoir », où il se donne pour tâche le dépassement du nihilisme: il y publie des
écrits de René Char, et la plus grande partie de l’œuvre posthume de Simone Weil.
Nouvel humanisme, c'est le deuxième visage de l'existentialisme dans les années 1945-1950,
« espoir des désespérés », note très justement Emmanuel Mounier, qui définit quant à lui un
personnalisme chrétien qui n'est pas si loin de l'existentialisme. Une vive polémique se
développe autour de cet existentialisme athée qui prétend à 1 'humanisme. Il est réprouvé sur
le plan religieux et politique, et accusé de détruire toutes les valeurs morales. Mais les
attaques les plus rudes viennent des marxistes. Georges Lukacs, dans une polémique
sommaire, dénonce la tentative de Sartre comme celle d'une « troisième voie» entre
l'idéalisme et le matérialisme dialectique. En fait, toute la vie de l'existentialisme, ses
problèmes et ses polémiques vont tourner autour de la question du communisme et de
l'U.R.S.S. Sartre, dans Les Mains sales (1948), Camus dans Les Justes, (1949), s'interrogent
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sur l'usage de la violence, sur les relations entre la politique et la morale, la révolte et la
révolution.
4-Influence de l’histoire :
A partir de 1940, Camus et Sartre sont brusquement confrontés avec l'histoire et la guerre.
Sartre était resté jusque là indifférent à la politique, et si Camus s'était engagé nettement en
faveur des Algériens, il l'avait fait en journaliste plutôt qu'en écrivain. Avec l'occupation et la
Résistance, leur littérature abandonnera peu à peu les thèmes de la solitude pour ceux de la
solidarité. Assurément, la première manière de l'existentialisme, avec ses images sombres et
désespérées, survit dans des pièces comme Huis Clos ou Le Malentendu (1944), et elle
répondait au désarroi des esprits qui voyaient s'effondrer toutes les morales rassurantes. Mais,
engagé dans la Résistance, l'existentialisme était bien comme nous l’avons vu, à la recherche
d'un nouvel humanisme. . Marqué par la Seconde Guerre mondiale, voyant se développer une
guerre froide qui risque d'imposer le choix entre l'U.R.S.S. et les U.S.A., l'existentialisme veut
rendre compte de cette tragédie. La Peste de Camus, Les Chemins de la liberté de Sartre, sous
une forme allégorique ou historique, tentent d'exprimer par le roman cet humanisme qui
refuse de s'incliner passivement devant les catastrophes de l'histoire. Camus, au vrai, cherche
un humanisme qui résiste à l'histoire et à toutes les formes de totalitarisme, Sartre, au
contraire, dessine un humanisme qui s'intégrerait à l'histoire et qui en accepterait les
violences. Mais l'un et l'autre, horrifié ou attiré par le communisme stalinien, sont également
fascinés par lui. A partir de 1950, cet humanisme résiste mal aux chocs de 1 'histoire. La
guerre de Corée, le problème de l'existence des camps de travail en U.R.S.S., les rigueurs du
régime stalinien divisent profondément les intellectuels existentialistes. Sartre, délaissant
volontiers la littérature pour les tâches politiques, fait de plus en plus de l'existentialisme une
réflexion sur le marxisme. Camus, au contraire, dans L’Homme révolté (1951), instruit le
procès des révolutions totalitaires qui érigent le meurtre en système et en raison d'État. Mais,
dans les deux cas, l'existentialisme semble avoir perdu son ambition de donner à 1 'histoire
une forme humaine.
D’ailleurs, les derniers livres que publie Camus avant sa mort marquent beaucoup de désarroi
et de pessimisme: l'élan humaniste de La Peste est bien retombé. A partir de 1956, voici
l'écrivain déchiré par la guerre d'Algérie qui meurtrit un pays auquel il était passionnément
attaché: il s'impose le silence. Sartre, de son côté, obsédé par cette même guerre, prend
position contre elle avec une éloquence véhémente, dont il est le premier à déplorer le peu
d'efficacité. L'existentialisme semble d'ailleurs se résorber. Pour Sartre, qui en 1958 étudie ses
relations avec le marxisme, l'existentialisme est une simple « idéologie » qui, en marge du
marxisme, véritable « philosophie » de notre temps, a tenté de le réactiver. « A partir du jour
où la recherche marxiste prendra la dimension humaine [...] comme le fondement du savoir
anthropologique, l'existentialisme n'aura plus de raison d'être: absorbé, dépassé et conservé
par le mouvement totalisant de la philosophie, il cessera d'être une enquête particulière pour
devenir le fondement de toute enquête. »
5- Résumons nous :
On ne peut pas dire que Sartre s'embarrasse de nuances. Les catégories dans lesquelles il
raisonne sont celles du tout ou rien. Soit le problème de l'État. Pour Sartre, les choses sont
claires: il n'y a pas à se demander si un État est despotique ou démocratique, car par essence
l'État est despotique. Tout État, quelle que soit son étiquette officielle, se réduit en dernière
analyse au rapport maîtrise/servitude. Ainsi Sartre rejoint-il le pessimisme machiavélien. Pour
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lui la démocratie n'est qu'un mythe : « L'idée d'une souveraineté populaire diffuse qui
s'incarnerait dans le souverain est une mystification »
Ce qui obsède Sartre, ce n'est pas le problème de la liberté, mais celui de la sécurité. Son
point de départ, c'est la guerre de tous contre tous. Or, comment venir à bout de la guerre de
tous contre tous? La réponse est la même que chez Hobbes: en réduisant les différences
individuelles, en éliminant le facteur liberté. Car la liberté est source possible de conflit, et
pour Sartre tout conflit tend à dégénérer en lutte à mort. Ainsi le pouvoir qui remplit le mieux
sa fonction pacificatrice est le pouvoir absolu: pouvoir du groupe sur ses membres en période
révolutionnaire, pouvoir du Prince sur ses sujets en temps ordinaire. L'essentiel, quoi qu'il en
soit, est d'éviter le fractionnisme. Et pour éviter le fractionnisme, la discipline sociale ne
saurait être que totale.
Le contraste avec la position de Camus est évidemment saisissant. Certes, Camus n'est pas un
« anarchiste», mais ce qui prime, chez lui, ce n'en est pas moins le souci de la liberté. Et l'on
comprend pourquoi: c'est qu'à ses yeux, l'homme est pour l'homme, non pas un loup, mais un
dieu. Si Sartre rejoint Hobbes, Camus, lui, rejoint Rousseau. Comme Rousseau, il défend
l'idée selon laquelle le sens originel du rapport à autrui est de nature positive.
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