Flexibilité du travail : une désillusion américaine

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Flexibilité du travail : une désillusion américaine
"It ’s the flexibility, stupid !" Combien de fois les Européens auront entendu leurs collègues américains
expliquer que la persistance du chômage en Europe était liée à l’absence de flexibilité du marché de
l’emploi ? Il semble que les vertus du "tout flexible" se soient dissipées au cours des dernières
décennies, le coup fatal ayant été porté lors de la dernière récession.
Alors que de nombreuses voix continuent de s’élever pour critiquer le degré de protection excessif des
salariés français ou encore le rôle démesuré des syndicats au regard du pourcentage de salariés
qu’ils représentent, l’Amérique découvre le côté obscur de la flexibilité excessive du marché du travail.
Il est vrai que la France se caractérise par un marché du travail d’insiders : en phase de reprise, et à
la différence de plusieurs de ses voisins, les salaires augmentent bien avant que le taux de chômage
n'ait atteint son point bas du précédent cycle. Dit autrement, l’évolution du salaire réel (le pouvoir
d’achat) est déconnectée du positionnement cyclique de l’économie.
Le mode de négociation salariale consiste à privilégier les actifs, et non les chômeurs ou les jeunes
(qui ne sont pas aidés non plus par la nature des contrats de travail qui sont proposés). L’Accord
national interprofessionnel (ANI), qui déplace le curseur des salaires à l’emploi, pourrait être une
première dans l’inflexion de ces défaillances structurelles. Mais ses effets seront longs à se
manifester.
De leur côté, les Etats-Unis ont toujours vanté les mérites de la flexibilité : licenciements peu
contraints, réévaluations salariales, durée limitée des prestations chômage, mobilité entre emplois...
Elle faisait partie des clefs du succès économique, avec une influence notable sur le mode de pensée
des grandes institutions internationales. Les faits leur ont donné raison jusqu’aux années 1990 avec
un fort taux d’emploi, un chômage structurellement faible et un nombre d’heures travaillées par an
parmi les plus élevés au monde.
Même si ces chiffres masquaient une paupérisation inquiétante de la classe moyenne (inégalités,
réduction de la couverture sociale offerte par les employeurs...), la flexibilité est longtemps restée au
cœur du "succès" américain. Elle s’est d’ailleurs considérablement accentuée au cours des deux
dernières crises économique. Mais d’une manière, on va le voir, asymétrique.
Le graphique ci-dessous montre l’évolution de la productivité par heure au cours des deux années qui
suivent les récessions. Alors que dans les années 1960/70 et 1980 la productivité augmentait de 4 %
en moyenne en sortie de crise, ce chiffre a presque doublé au cours des trois dernières récessions.
Reflet de cette évolution, le nombre d'emplois créés par la reprise se révèle extrêmement maigre,
comme le montre ce deuxième graphique.
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L’amélioration rapide de la profitabilité des entreprises lors des récessions est clairement le signe que
le marché du travail américain est resté très flexible. Malheureusement, cette flexibilité est
asymétrique : les bienfaits attendus de l'accord institutionnel américain ne se sont pas vérifiés,
puisque le point le plus bas du taux de chômage en 2007 était de 0,5 point supérieur à celui de 2000 ;
aujourd’hui, il est de 2,8 points supérieur à son point bas de 2007 ! Cette persistance du chômage
donne un coup dans l’aile à l’orthodoxie du tout flexible.
Quel est en effet l’intérêt d’avoir un marché du travail flexible s’il ne sert qu’à accélérer le
rétablissement de la productivité / profitabilité des entreprises, sans que ces dernières n’investissent
par la suite et donc créent des emplois ? Une flexibilité du marché de l’emploi asymétrique entraîne
des effets de cliquet si, comme on l’observe, les profits ne font pas l’investissement.
La question à se poser à ce stade est de savoir si la permanence du chômage s’explique par l’excès
de flexibilité ou si, au contraire, elle ne reflète que des paramètres structurels qui ne doivent pas
remettre en cause le dogme.
Confusion entre chômage structurel et chômage de long terme
Avant de rechercher les causes d’une possible hausse du taux de chômage structurel, encore faut-il
prouver son existence. Le consensus est introuvable sur cette question, du fait en particulier de la
confusion fréquente entre le chômage structurel et le chômage de long terme.
Ce dernier a considérablement augmenté après la Grande récession amorcée en 2008, mais le débat
fait rage pour savoir si son augmentation provient d'une dérive haussière du chômage structurel
(également nommé "naturel"), d'une insuffisance de la demande - comme le répète la Réserve
fédérale -, ou encore, point trop souvent oublié, d'une extension de la période d’ajustement et de
transition après les chocs qui ont affecté l’économie.
S'il ne fait aucun doute que la demande est insuffisante, la distinction entre chômage de long terme et
structurel est stérile et nuisible : comme l’a encore récemment rappelé la Réserve fédérale, le taux de
chômage structurel est en partie conjoncturel.
Les frictions géographiques ou sectorielles qui accompagnent les crises entraînent souvent une
déconnexion entre le nombre d’emplois vacants et le taux de chômage. Les mouvements de ce qu’on
appelle la courbe de Beveridge sont souvent utilisés pour jauger le chômage structurel. Pourtant,
plusieurs facteurs à l’origine de ses fluctuations récentes sont temporaires, et non structurels : par
exemple le house lock (baisse du prix des maisons qui limite la mobilité géographique), l’extension
temporaire des prestations chômage par Obama qui peut avoir réduit l’incitation à trouver du travail,
l’effondrement du secteur de la construction, l’impossibilité pour de nombreux travailleurs de trouver
un débouché dans le secteur de la santé, ou encore la crise des collectivités locales.
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Le débat sur la flexibilité (et ses excès) doit donc être intégré dans celui qui porte non pas sur la
nature du taux de chômage mais au contraire sur un potentiel changement de nature du cycle
économique et sur le type de choc qui affecte l’économie américaine.
Il y a donc deux manières de voir le problème du regain de productivité post récession :
1. Si l’économie est de plus en plus affectée par des chocs majeurs et irréversibles, alors la phase de
transition entre les activités à faible (qui disparaissent) et forte (qui se développent) productivité est
longue, et explique à la fois la nouvelle physionomie des cycles américains mais aussi pourquoi
l'emploi est long à redémarrer (mobilité géographique, acquisition des compétences…).
Ces facteurs qui sont d’ordinaire utilisés pour estimer le chômage structurel permettent d’expliquer le
caractère durable - bien que transitoire – de la hausse du taux de chômage. Si les chocs sont
transitoires mais que la phase de transition est plus longue que par le passé, la politique économique
ne doit donc plus être transitoire (stimulus budgétaire, baisse des taux d’intérêt) mais durable.
Que doit alors être une politique contra-cyclique lorsque le cycle, mesuré par l’évolution de l’emploi et
non du PIB, est bien plus long que par le passé ? La flexibilité ne devrait-elle pas être accentuée pour
écourter cette phase de transition ?
Bien que séduisante, cette approche colle moins bien avec les récessions de 1990 et 2000 quand,
sans être affectée par un choc majeur (la crise de 2000 est imputable à l’inflation et la hausse des
taux de la Fed, bien plus qu’à l’effondrement de la bulle Internet), l’économie souffrait déjà d'un
phénomène de reprise sans emploi. Dès 1993, l'économiste Robert J. Gordon se posait déjà la
question de son origine.
2. Le graphique ci-dessous illustre le changement radical qu’a pu connaitre l'Amérique corporate visà-vis de ses salariés au cours des cinquante dernières années : d’un système où l’ajustement se
faisait surtout par le chômage temporaire et où les licenciements secs étaient un dernier recours, les
entreprises n’ont désormais plus aucun "scrupule" à se séparer de façon non seulement massive,
mais aussi définitive de leurs employés.
Le graphique ci-dessous confirme cette vue. Il montre que la corrélation entre le PIB (l’activité) et la
productivité est bien moins significative aujourd’hui qu’elle ne l’était dans les années 1960/80, ce qui
illustre la priorité donnée à la productivité, et donc à la profitabilité, dans les entreprises depuis la fin
des années 1980.
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Si le phénomène s’explique par le comportement microéconomique des entreprises, il faut s’atteler à
changer le mode d’incitation des dirigeants. Il est probablement aussi nécessaire de modifier les
institutions pour favoriser des réponses coordonnées : on pense ici à un schéma à l’allemande avec
notamment le Kurzarbeit, un système de chômage partiel sponsorisé par l’Etat1 (preuve, s’il en est
que la résistance du marché de l’emploi allemand au cours des dernières années a plus à voir avec
cet arrangement institutionnel qu’avec les réformes de "flexibilité" du marché de l’emploi mises en
œuvre au début des années 2000).
L’illusion de la flexibilité est fondée sur ce que les économistes appellent les équilibres multiples. En
phase de plein emploi (Etats-Unis entre 1950 et 1990), la flexibilité permet d’améliorer l’efficacité du
marché du travail. En revanche, lorsque des chocs majeurs frappent l’économie, à l’instar de ce qui
s’est vu aux Etats-Unis depuis environ 25 ans, cette flexibilité doit être nuancée, révisée,
accompagnée d’une modification du cadre institutionnel mais aussi de la conduite des politiques
économiques contra-cycliques.
Evariste Lefeuvre, Chief economist Amériques, Natixis New York, auteur de La Renaissance
américaine, Editions Léo Scheer.
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Le "Kurzarbeit" est une disposition traditionnelle du droit du travail allemand, similaire à celle du
chômage partiel, qui permet aux entreprises de conserver leurs employés tout en réduisant les coûts
de personnel proportionnellement à l’activité.
Lorsque la réduction de l’activité conduit au moins un tiers des effectifs à subir une perte de salaire
brut de plus de 10 %, l’entreprise peut disposer de cette modalité, dans le cas où la convention
collective l’y autorise. L’Agence Fédérale pour l’emploi assure alors 67 % de la perte salariale nette
subie par l’employé (60 % s’il n’a pas d’enfant) pour une durée maximale de 6 mois.
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