Le ressenti douloureux semble être un lieu d’application de ce fonctionnement. Si la
résistance à la douleur résulte d’un apprentissage, la TSGN apporte des éléments de
compréhension des réactions de feedback et de rétrocontrôle de la douleur, ainsi que la
gestion de la production d’endorphines ou encore la gestion des circuits d’inhibition de la
douleur à différents niveaux. Cette approche permet de mettre en lumière la variabilité des
réactions à la douleur.
2. Leriche et le « système nerveux différemment éduqué »
D’ordinaire, la douleur est vue comme une réaction purement physiologique suscitant
chez tout un chacun les mêmes sensations et les mêmes réactions. Et pourtant, bien que
nous ayons tous le même corps, nous ne sommes pas égaux devant la douleur, et il ne
s’agit pas uniquement d’une variabilité de ressenti que traduirait une diversité de
personnalités. De son expérience sur le front de la première guerre mondiale, René
Leriche tire un étonnant constat : certains souffrent là où d’autres ne souffrent pas. Il écrit
dans la préface de la première édition de sa Chirurgie de la douleur :
La médecine a pensé que ces différences dans la manière de sentir ne ressortissaient qu’à
des valeurs de volonté et de caractère, alors que certainement elles dépendent de bien
d’autres choses qu’il nous reste à déterminer. Une observation facile nous l’indique: la
sensibilité physique des hommes d’aujourd’hui est tout autre que celle des hommes
d’autrefois, et parmi les hommes d’aujourd’hui, elle n’a pas le même son pour tous. À
chacun sa sensibilité. Une grande expérience nous l’a montré. La guerre de 1914 - 1918, en
effet, nous a permis d’analyser les différentes façons de sentir des hommes de chaque
nation. La sensibilité physique des français n’était pas exactement celle des allemands ou
des anglais. Il y avait surtout un abîme entre les réactions d’un européen et celles d’un
asiatique ou d’un africain [...]. À la demande expresse d’un entourage russe très
aristocratique, m’affirmant qu’il était inutile d’endormir certains cosaques pour les opérer,
parce qu’ils ne sentaient rien, j’ai un jour, désarticulé, sans anesthésie, et quelque
répugnance que j’en eusse, trois doigts et leurs métacarpiens à un blessé russe, et tout le
pied à l’un de ses camarades. Ni l’un ni l’autre n’eurent le moindre frémissement, tournant
la main, levant la jambe, à ma demande, sans faiblir un instant comme sous la plus parfaite
des anesthésies locales
.
Cette variabilité de sensibilité à la douleur n’est pas uniquement culturelle, mais aussi
générationnelle. Leriche évoque le fait que les générations passant, les gens sont de moins
en moins résistant à la douleur. Il n’explique pas cela en se basant sur la psychologie mais
bien sur la physiologie. Qu’est ce que cela veut dire que la résistance à la douleur est
d’abord physiologique ? Leriche l’explique ici : « Comme l’aspirine, l’anesthésie
chirurgicale a rendu les hommes plus aptes à souffrir, parce qu’elle a supprimé pour eux
la douleur des opérations, et les a ainsi déshabitués de certaines souffrances
. » Le corps
est physiologiquement habitué à souffrir et cette habitude est selon Leriche sensée
augmenter la résistance à la douleur. Or le recul de cette habitude de souffrance entraîne
René LERICHE, Chirurgie de la douleur, Paris, Masson, [1936] 19493, p. 10-11.
Ibid., p. 52.