
1. Introduction
L’utilisation des outils marginalistes pour
comprendre le comportement des acteurs du Sud s’est
toujours heurtée à de nombreuses oppositions. La
rationalité postulée par l’économie néoclassique ne
conviendrait pas à l’étude de ces sociétés non
occidentales. En effet, depuis sa naissance,
l’économie néoclassique subit des critiques régulières
de sa capacité à expliquer le réel1. Le reproche
principal concerne l’universalisme supposé de
“théories fondées sur des visions bien trop sommaires
de la psychologie humaine”. Ce questionnement se
double dans le cadre de l’étude des pays en voie de
développement d’une interrogation sur la psychologie
des acteurs du Sud. Si ces acteurs sont
fondamentalement différents de nous, nos théories
peuvent-elles réellement comprendre ces acteurs ?
Avant de présenter notre démarche qui nous
permettra de répondre à ces questions, nous reprenons
brièvement ces deux points.
1.1. Origine et nature des critiques
Dès le XIXème siècle, l’école historique
allemande fait trois grands reproches à l’économie
classique : son universalisme, sa psychologie
rudimentaire fondée sur l’égoïsme et son abus de la
méthode déductive2. Tchayanov, dans son étude sur
les paysans russes, plaide pour une théorie
économique spécifique des systèmes économiques
non capitalistes. Les anthropologues substantivistes,
dans la lignée d’Herskovits et Polanyi, dénient la
moindre validité aux concepts économiques pour
l’étude des économies primitives et archaïques.
Ces nombreuses critiques convergent vers une
remise en cause de la dimension universelle de la
théorie économique orthodoxe. Malgré tout, l’unani-
mité du constat cache la nature très différente des
critiques.
Tchayanov considère, notamment, l’absence
du marché du travail dans l’économie paysanne.
Ainsi, si l’inexistence des salaires sape toute
l’économie classique (de la notion du profit3 à celle de
la rente), Tchayanov analyse le comportement des
paysans russes à partir des concepts et des techniques
relevant de la théorie de l’utilité marginale4.
Les historistes allemands insistent sur la
nature provisoire et conditionnelle des lois
économiques. L’histoire modifie les circonstances
(des faits nouveaux apparaissent), la théorie ne peut
donc être “comme une sorte de révélation définitive”5.
Pourtant, ce relativisme, ainsi défini, n’est pas très
contraignant. Les sciences dures sont également
soumises à l’évolution. Des faits nouveaux peuvent
rendre caducs les formules anciennes, des causes
perturbatrices peuvent modifier les conditions de
l’expérience : les lois naturelles sont donc également
provisoires et conditionnelles. Même si la théorie
économique n’est pas une science dure6, son
relativisme n’est pas foncièrement différent de celle
des sciences naturelles.
Les anthropologues substantivistes repro-
chent, comme l’école historique, l’importance
dévolue au mobile du gain, même si, curieusement,
les premiers considèrent pertinente cette hypothèse
comportementale dans une économie de marché. Pour
eux “les relations sociales de l’homme englobent, en
règle générale, son économie. L’homme agit, de
manière, non pas à protéger son intérêt individuel à
posséder des biens matériels, mais de manière à
garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses
avantages sociaux (...) le système économique sera
géré en fonction de mobiles non économiques”7 . On
retrouve ainsi le programme du Mouvement anti
utilitarisme en sciences sociales (MAUSS) pour qui
l’économie, et même l’économie des pays développés
à économie de marché, est enchâssée dans le social et
obéit principalement aux règles de réciprocité, de
redistribution8.
1.2. Une spécificité psychologique ?
Héritage paradoxal de la philosophie de la
décolonisation9, on impute également souvent une
1 Ses critiques sont aussi récurrentes qu’anciennes.
Mais, l’évolution constante de la théorie déroute les
commentateurs. Les objections s’accumulent et se succédent
sans véritablement tenir compte des modifications et des
réponses de la théorie contemporaine (Cf. infra).
2 Gide, Rist [1929].
3 Cette remarque capitale sera développée dans la
seconde partie de l’exposé.
4 L’attitude de Tchayanov illustre bien la possible
coexistence d’une intradisciplinarité. En effet, s’il avoue s’être
directement inspiré des travaux de l’école autrichienne sur la
théorie subjective de la valeur, il se défend d’en être un
épigone. Cette analyse est réservée à l’analyse
microéconomique dont il est, selon Tchayanov, totalement
impossible de déduire le système macroéconomique qui reste le
domaine naturel de l’analyse marxiste. Malgré le contexte
politique très particulier de cette époque, cette argumentation
semble conforme aux vues profondes de Tchayanov, qui fut
l’une des têtes pensantes de la politique agricole des années de
la N.E.P. Tchayanov fût arrêté en 1930 et exécuté le 20 mars
1939. 5 Gide, op-cit., p.465.
6 Même si elle s’en est rapprochée, le mouvement
paraît achevé [Malinvaud 1995].
7 Polanyi [1983], pp.74-75.
8 On aura reconnu l’économie du don analysé par
Mauss [1923].
9 Telle que la caractérise Finkielkraut [1987]. On peut
également se reporter à la thèse de Poncelet [1993].