Livre Aron.book Page 49 Jeudi, 17. février 2005 12:54 12 Le désir de réalité Remarques sur la pensée aronienne de l’histoire Alain BOYER 1 Si la philosophie se caractérise par le désir de détruire les illusions et par la recherche de la vérité, Raymond Aron est bien, au sens plein du terme, un philosophe. En quête de sagesse, il a su très tôt qu’il lui fallait descendre dans la caverne pour mieux débusquer les faux-semblants et les mythes du temps. La passion de Raymond Aron est bien connue : c’est l’histoire, aux deux sens du terme, objectif – l’histoire réelle – et subjectif – la narration et l’explication de la première ; Périclès et Thucydide. Acteur, historien 2, méthodologue 3, philosophe, Aron est toujours à l’affût de l’historique dans l’homme. Si l’on peut se permettre quelque paradoxe, je dirais de lui qu’il est un philosophe 1. Élève à l’École normale supérieure entre 1974 et 1978, professeur de philosophie à l’université de Paris-IV, Alain Boyer a publié notamment L’Explication en histoire (Presses de l’université de Lille, 1992), Introduction à la lecture de K. Popper (Presses de l’ENS, 1994) et Hors du temps. Un essai sur Kant (Paris, Vrin, 2001). 2. Cf. en particulier, République impériale. Les États-Unis dans le monde 1945-1972 ; et le commentaire « Récit, analyse, interprétation, explication », in Introduction à la philosophie de l’histoire (1938), rééd. 1981, p. 545 sq. Dans les Mémoires (1983), rééd. 1990, I, p. 170, Aron rejette « une phrase [de sa thèse] qui semble condamner l’histoire du présent », et qui amènerait à ne pas considérer Thucydide comme un historien. 3. Cf. en particulier, l’Appendice à l’Introduction (citée ci-dessus), p. 441 à 586, qui contient une méthodologie du travail historique qui n’a rien à envier aux travaux des Anglo-Saxons (Collingwood, Hempel, Dray, Donagan, etc.) discutés par Aron ; le texte sur Paul Veyne est particulièrement riche. 49 Livre Aron.book Page 50 Jeudi, 17. février 2005 12:54 12 Le désir de réalité de l’histoire sans philosophie de l’histoire. Je tiens en effet Raymond Aron pour l’un de ceux qui, au XXe siècle, ont mis fin aux « philosophies de l’histoire », autrement dit ce qu’il a lui-même baptisé du nom de « sociodicées 1 », entreprises qui cherchent à donner un sens philosophique à l’« histoire », conçue comme le lieu de l’« avènement d’une vérité philosophique 2 ». Le philosophe ne saurait se laisser aller à rêver l’histoire, il lui faut la comprendre. L’intelligence de Raymond Aron, qualité que personne n’aurait la sottise de lui dénier, c’est d’abord l’intelligence des situations. Cette intelligence est une condition nécessaire de l’action, c’est-à-dire de l’insertion d’une liberté dans le réseau des déterminations objectives. Mais, pour que l’action soit possible et pourvue de sens, il faut que l’histoire ne soit ni un processus fatal déjà joué avant même que l’acteur en prenne connaissance, ni un chaos irrationnel défiant toute analyse. L’historien repère des séries, des ordres, des continuités et des ruptures, des entrecroisements par lesquels émergent complexité et nouveauté. Sur des séries « lourdes » (le processus révolutionnaire) viennent se greffer des singularités (Bonaparte) qu’il est naïf de vouloir réduire aux premières ; et qu’il serait tout aussi naïf de chercher à analyser sans comprendre d’abord ce qui dans la situation en a rendu l’irruption seulement possible. Mais aucune philosophie ne saurait a priori décider de la part de logique et de la part d’accidents qui constituent dans la durée une situation complexe (d’où la vanité des prophéties). Cette pensée de l’histoire a pourtant suscité des malentendus, et ce dès l’origine, c’est-à-dire dès la fameuse soutenance de thèse du 26 mars 1938, quelque treize jours après l’Anschluss. Ce jour-là, comme le rappelle Aron au début du chapitre cinq des Mémoires, Paul Fauconnet, durkheimien convaincu, « jeta à la figure » de l’impétrant 1. Cf. De la condition historique du sociologue (1971). Aron aurait pu rédiger un opuscule « sur l’insuccès de tous les essais philosophiques de sociodicée ». 2. Les Étapes de la pensée sociologique (1967), rééd. 1991, p. 171 et 173. 50 Livre Aron.book Page 51 Jeudi, 17. février 2005 12:54 12 Le désir de réalité les mots « désespéré ou satanique »… Ces termes sont pour nous étranges car, cinquante ans plus tard, ils ne nous viendraient certainement pas à l’esprit pour définir la pensée de Raymond Aron. Leurs connotations romantiques ne cadrent guère avec l’image superficielle que l’on retient volontiers de Raymond Aron, celle d’un homme pondéré, prudent et, pour tout dire, raisonnable, trop raisonnable. Dans la relation très affective qu’il entretint toute sa vie avec Jean-Paul Sartre, Aron s’est très tôt révélé comme l’instance du réel, ce qui résiste au principe de plaisir. Et l’on pourrait dire qu’il n’a jamais cessé de tenter de réveiller son « petit camarade » de son « sommeil dogmatique » (sommeil de la raison dont Goya disait qu’il engendre des monstres). En vain d’ailleurs, car l’auteur de L’Âge de raison préféra fuir et, refusant la confrontation avec la réalité, se réfugier dans ce qu’Aron ne pouvait s’empêcher de ne voir que comme un beau délire. À telle enseigne que lorsque, au soir de sa vie, Sartre, sollicité par Benny Lévy, s’attachera à devenir (plus) « raisonnable », Aron n’hésitera pas à récuser en bloc ce « dernier Sartre », au motif que ce ne pourrait être là « du Sartre », puisqu’aussi bien « [il] pourrait être d’accord avec ce qui est dit dans ces entretiens ». Dès lors, s’il y a romantisme, s’agirait-il précisément d’un romantisme « allemand », noir et pessimiste, aimant la mort et le doute ? Il ne semble pas non plus, à preuve les critiques qu’Aron adresse sur ce point à Max Weber lui-même, soupçonné de pessimisme « historiciste » (au sens de Popper) 1. 1. Cet usage du terme n’est pas adopté volontiers par Aron : cf. Mémoires, rééd. cit., I, p. 153. Nonobstant les différences évidentes quant aux champs d’activité intellectuelle, les similitudes entre les positions d’Aron et celles de son contemporain viennois – Popper est né en 1902, trois ans avant Aron – sont innombrables. On me permettra de ne pas les recenser. Une différence de sensibilité toutefois est à noter : Popper se proclame « optimiste » alors qu’Aron ne déteste pas se situer parmi « les observateurs pessimistes » (Dix-huit leçons sur la société industrielle [1962], p. 116) ; d’où le fait que le premier paraît souvent « naïf » alors que l’autre peut sembler quelque peu désabusé, quoique toujours intelligent. Aron confiait en privé son admiration pour Sir Karl, 51 Livre Aron.book Page 52 Jeudi, 17. février 2005 12:54 12 Le désir de réalité Ce pessimisme est peut-être plus élégant, et plus convenable au vu de la dureté des temps, mais il est (presque) aussi naïf que l’optimisme 1, et il incline tout autant à la passivité : « À quoi bon ? » Naïveté veut dire ici insensibilité à la texture subtile du réel, projection irréfléchie de ses passions, esprit non dialectique. La lucidité aronienne conduit à toujours peser savamment le pour et le contre, à parfois donner l’impression qu’on ne prend pas position, si tant est que la vérité qu’on cherche se trouve bien souvent chez l’adversaire. D’où l’effort pour comprendre l’autre (Marx, Sartre), sans toutefois que cet effort conduise nécessairement au compromis ou à de trop faciles « dépassements » synthétiques : la prise en compte du pour et du contre rend plus délicate mais pas impossible la décision, la prise de parti. « Comprendre » le pétainisme des Français ou les réactions des pieds-noirs n’empêche nullement de prendre des décisions, de choisir son camp, au risque de paraître tiède, alors qu’on n’est que clairvoyant. Raymond Aron n’est donc pas fondamentalement pessimiste, ni désespéré, mais réaliste. Il y a chez lui comme un goût pour la réalité, une passion pour les faits, un amour du vrai et, corrélativement, une allergie presque irritante au rêve, au désir de l’impossible, à la crânerie juvénile 2. Mais quoi, Aron serait-il donc un positiviste plat, un disciple tout en exprimant quelques doutes ironiques sur la possibilité du « piecemeal engineering » prôné par l’auteur de La Société ouverte : on ne trouvera guère chez Aron d’outils théoriques propres à venir à l’appui d’une attitude activement réformiste face aux problèmes sociaux, même s’il s’accorde avec les réformistes pour juger hasardeuses les remises en cause tapageuses de l’intervention de l’État. 1. Cf. L’Homme contre les tyrans (1946), p. 256, sur « l’erreur commune » au pessimisme et à l’optimisme historiques. 2. Cf. en particulier, La Révolution introuvable (1968) à propos de mai 68 et Le Spectateur engagé (1981), p. 250 sq. : « Ce carnaval, à la longue, m’énervait un peu. » Aron reconnaît que « Sartre avait raison de [lui] reprocher d’avoir trop peur de “déconner”. Même dans les sciences dites exactes, la recherche ne va pas sans erreur et l’erreur sans profit. » (Mémoires, rééd. cit., p. 1021) A-t-il eu trop peur d’errer ? Est-ce là l’origine du manque d’audace et d’originalité théorique qui lui est parfois reproché ? 52 Livre Aron.book Page 53 Jeudi, 17. février 2005 12:54 12 Le désir de réalité attardé de Ranke, et participerait-il de cette illusion réaliste qui fait croire qu’il existe une réalité historique donnée, complète, univoque ? Nullement. Tout au contraire, on le sait, la philosophie aronienne de l’histoire met en avant la pluralité des interprétations, la relativité des points de vue et la nécessaire prise en compte de la subjectivité, ou plutôt de la particularité irrémédiable de la perspective de l’historien. Ce dernier n’est jamais lui-même en position d’extériorité totale par rapport au monde qu’il s’attache à analyser. D’où le malentendu de 1938 : Aron est interprété comme un irrationaliste, un « existentialiste » avant la lettre, un adversaire de la science. On connaît la formule coupable : « Une idée fondamentale se dégage, nous semble-t-il, des analyses précédentes : la dissolution de l’objet. Il n’existe pas une réalité historique toute faite, qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité. La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équivoque et inépuisable 1. » Sévère avec lui-même, Raymond Aron a qualifié plus tard 2 l’expression « dissolution de l’objet » de « gratuitement paradoxale ». N’y aurait-il aucune objectivité, aucune résistance de la réalité, aucun fait et seulement des interprétations ? Une telle image, nietzschéenne, de la pensée aronienne est tout aussi infidèle à l’originale que l’image précédente (Aron positiviste). En fait, ce qui est visé dans cette thèse, c’est une nouvelle fois non le réalisme, mais la naïveté, ou encore le réalisme naïf. Ce qu’Aron met en cause, c’est l’illusion scientiste, non la science et la rationalité. Si la réalité est complexe et ambiguë, le réalisme se doit d’être critique 3. 1. Introduction, rééd. cit., p. 147, et la note de Sylvie Mesure, p. 482 de cette belle réédition de l’ouvrage. 2. Mémoires, rééd. cit., 1, chap. V, p. 167. 3. Cf. Introduction, rééd. cit., p. 280, à propos du « réalisme » de Simiand, l’un des auteurs les plus cités dans la thèse. Le réalisme de Simiand est trop positiviste et empiriste (sur le rôle de la théorie), celui de Durkheim trop métaphysique (ibid., p. 252) – il cherche une cause unique à un processus global. « Réalisme » s’entend en d’autres sens (celui de Cournot en est un exemple). Le réalisme n’implique ni le positivisme ni le déterminisme. 53