Raymond Aron, la philosophie de l`histoire et les sciences

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Le désir de réalité
Remarques sur la pensée aronienne de l’histoire
Alain BOYER1
Si la philosophie se caractérise par le désir de détruire
les illusions et par la recherche de la vérité, Raymond Aron
est bien, au sens plein du terme, un philosophe. En quête
de sagesse, il a su très tôt qu’il lui fallait descendre dans la
caverne pour mieux débusquer les faux-semblants et les
mythes du temps.
La passion de Raymond Aron est bien connue : c’est
l’histoire, aux deux sens du terme, objectif – l’histoire
réelle – et subjectif – la narration et l’explication de la
première ; Périclès et Thucydide. Acteur, historien2,
méthodologue3, philosophe, Aron est toujours à l’affût
de l’historique dans l’homme. Si l’on peut se permettre
quelque paradoxe, je dirais de lui qu’il est un philosophe
1. Élève à l’École normale supérieure entre 1974 et 1978, professeur de
philosophie à l’université de Paris-IV, Alain Boyer a publié notam-
ment L’Explication en histoire (Presses de l’université de Lille,
1992), Introduction à la lecture de K. Popper (Presses de l’ENS,
1994) et Hors du temps. Un essai sur Kant (Paris, Vrin, 2001).
2. Cf. en particulier, République impériale. Les États-Unis dans
le monde 1945-1972 ; et le commentaire « Récit, analyse,
interprétation, explication », in Introduction à la philosophie
de l’histoire (1938), rééd. 1981, p. 545 sq. Dans les Mémoires
(1983), rééd. 1990, I, p. 170, Aron rejette « une phrase [de sa
thèse] qui semble condamner l’histoire du présent », et qui
amènerait à ne pas considérer Thucydide comme un historien.
3. Cf. en particulier, l’Appendice à l’Introduction (citée ci-dessus),
p. 441 à 586, qui contient une méthodologie du travail historique
qui n’a rien à envier aux travaux des Anglo-Saxons (Colling-
wood, Hempel, Dray, Donagan, etc.) discutés par Aron ; le texte
sur Paul Veyne est particulièrement riche.
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de l’histoire sans philosophie de l’histoire. Je tiens en
effet Raymond Aron pour l’un de ceux qui, au XXe siècle,
ont mis fin aux « philosophies de l’histoire », autrement dit
ce qu’il a lui-même baptisé du nom de « sociodicées1 »,
entreprises qui cherchent à donner un sens philosophique
à l’« histoire », conçue comme le lieu de l’« avènement
d’une vérité philosophique2 ». Le philosophe ne saurait se
laisser aller à rêver l’histoire, il lui faut la comprendre.
L’intelligence de Raymond Aron, qualité que personne
n’aurait la sottise de lui dénier, c’est d’abord l’intelli-
gence des situations. Cette intelligence est une condition
nécessaire de l’action, c’est-à-dire de l’insertion d’une
liberté dans le réseau des déterminations objectives. Mais,
pour que l’action soit possible et pourvue de sens, il faut
que l’histoire ne soit ni un processus fatal déjà joué avant
même que l’acteur en prenne connaissance, ni un chaos
irrationnel défiant toute analyse. L’historien repère des
séries, des ordres, des continuités et des ruptures, des
entrecroisements par lesquels émergent complexité et
nouveauté. Sur des séries « lourdes » (le processus révo-
lutionnaire) viennent se greffer des singularités (Bona-
parte) qu’il est naïf de vouloir réduire aux premières ;
et qu’il serait tout aussi naïf de chercher à analyser sans
comprendre d’abord ce qui dans la situation en a rendu
l’irruption seulement possible. Mais aucune philosophie
ne saurait a priori décider de la part de logique et de la part
d’accidents qui constituent dans la durée une situation
complexe (d’où la vanité des prophéties).
Cette pensée de l’histoire a pourtant suscité des malen-
tendus, et ce dès l’origine, c’est-à-dire dès la fameuse
soutenance de thèse du 26 mars 1938, quelque treize jours
après l’Anschluss. Ce jour-là, comme le rappelle Aron au
début du chapitre cinq des Mémoires, Paul Fauconnet,
durkheimien convaincu, « jeta à la figure » de l’impétrant
1. Cf. De la condition historique du sociologue (1971). Aron aurait
pu rédiger un opuscule « sur l’insuccès de tous les essais philo-
sophiques de sociodicée ».
2. Les Étapes de la pensée sociologique (1967), rééd. 1991, p. 171
et 173.
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les mots « désespéré ou satanique »… Ces termes sont pour
nous étranges car, cinquante ans plus tard, ils ne nous vien-
draient certainement pas à l’esprit pour définir la pensée de
Raymond Aron. Leurs connotations romantiques ne cadrent
guère avec l’image superficielle que l’on retient volontiers
de Raymond Aron, celle d’un homme pondéré, prudent et,
pour tout dire, raisonnable, trop raisonnable. Dans la rela-
tion très affective qu’il entretint toute sa vie avec Jean-Paul
Sartre, Aron s’est très tôt révélé comme l’instance du réel,
ce qui résiste au principe de plaisir. Et l’on pourrait dire
qu’il n’a jamais cessé de tenter de réveiller son « petit cama-
rade » de son « sommeil dogmatique » (sommeil de la
raison dont Goya disait qu’il engendre des monstres). En
vain d’ailleurs, car l’auteur de L’Âge de raison préféra fuir
et, refusant la confrontation avec la réalité, se réfugier dans
ce qu’Aron ne pouvait s’empêcher de ne voir que comme
un beau délire. À telle enseigne que lorsque, au soir de sa
vie, Sartre, sollicité par Benny Lévy, s’attachera à devenir
(plus) « raisonnable », Aron n’hésitera pas à récuser en
bloc ce « dernier Sartre », au motif que ce ne pourrait être
là « du Sartre », puisqu’aussi bien « [il] pourrait être
d’accord avec ce qui est dit dans ces entretiens ».
Dès lors, s’il y a romantisme, s’agirait-il précisément
d’un romantisme « allemand », noir et pessimiste, aimant
la mort et le doute ? Il ne semble pas non plus, à preuve
les critiques qu’Aron adresse sur ce point à Max Weber
lui-même, soupçonné de pessimisme « historiciste » (au
sens de Popper)1.
1. Cet usage du terme n’est pas adopté volontiers par Aron : cf. Mémoi-
res, rééd. cit., I, p. 153. Nonobstant les différences évidentes
quant aux champs d’activité intellectuelle, les similitudes entre
les positions d’Aron et celles de son contemporain viennois –
Popper est né en 1902, trois ans avant Aron – sont innombrables.
On me permettra de ne pas les recenser. Une différence de sensi-
bilité toutefois est à noter : Popper se proclame « optimiste »
alors qu’Aron ne déteste pas se situer parmi « les observateurs
pessimistes » (Dix-huit leçons sur la société industrielle [1962],
p. 116) ; d’où le fait que le premier paraît souvent « naïf » alors
que l’autre peut sembler quelque peu désabusé, quoique toujours
intelligent. Aron confiait en privé son admiration pour Sir Karl,
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Ce pessimisme est peut-être plus élégant, et plus
convenable au vu de la dureté des temps, mais il est (pres-
que) aussi naïf que l’optimisme1, et il incline tout autant à
la passivité : « À quoi bon ? » Naïveté veut dire ici insen-
sibilité à la texture subtile du réel, projection irréfléchie de
ses passions, esprit non dialectique. La lucidité aronienne
conduit à toujours peser savamment le pour et le contre, à
parfois donner l’impression qu’on ne prend pas position, si
tant est que la vérité qu’on cherche se trouve bien souvent
chez l’adversaire. D’où l’effort pour comprendre l’autre
(Marx, Sartre), sans toutefois que cet effort conduise néces-
sairement au compromis ou à de trop faciles « dépasse-
ments » synthétiques : la prise en compte du pour et du
contre rend plus délicate mais pas impossible la décision,
la prise de parti. « Comprendre » le pétainisme des Fran-
çais ou les réactions des pieds-noirs n’empêche nullement
de prendre des décisions, de choisir son camp, au risque
de paraître tiède, alors qu’on n’est que clairvoyant.
Raymond Aron n’est donc pas fondamentalement pessi-
miste, ni désespéré, mais réaliste. Il y a chez lui comme un
goût pour la réalité, une passion pour les faits, un amour du
vrai et, corrélativement, une allergie presque irritante au
rêve, au désir de l’impossible, à la crânerie juvénile2.
Mais quoi, Aron serait-il donc un positiviste plat, un disciple
1. Cf. L’Homme contre les tyrans (1946), p. 256, sur « l’erreur
commune » au pessimisme et à l’optimisme historiques.
2. Cf. en particulier, La Révolution introuvable (1968) à propos de
mai 68 et Le Spectateur engagé (1981), p. 250 sq. : « Ce carna-
val, à la longue, m’énervait un peu. » Aron reconnaît que « Sartre
avait raison de [lui] reprocher d’avoir trop peur de “déconner”.
Même dans les sciences dites exactes, la recherche ne va pas sans
erreur et l’erreur sans profit. » (Mémoires, rééd. cit., p. 1021) A-t-il
eu trop peur d’errer ? Est-ce l’origine du manque d’audace et
d’originalité théorique qui lui est parfois reproché ?
tout en exprimant quelques doutes ironiques sur la possibilité du
« piecemeal engineering » prôné par l’auteur de La Société
ouverte : on ne trouvera guère chez Aron d’outils théoriques
propres à venir à l’appui d’une attitude activement réformiste
face aux problèmes sociaux, même s’il s’accorde avec les réfor-
mistes pour juger hasardeuses les remises en cause tapageuses de
l’intervention de l’État.
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attardé de Ranke, et participerait-il de cette illusion
réaliste qui fait croire qu’il existe une réalité historique
donnée, complète, univoque ? Nullement. Tout au contraire,
on le sait, la philosophie aronienne de l’histoire met en
avant la pluralité des interprétations, la relativité des points
de vue et la nécessaire prise en compte de la subjectivité,
ou plutôt de la particularité irrémédiable de la perspective
de l’historien. Ce dernier n’est jamais lui-même en posi-
tion d’extériorité totale par rapport au monde qu’il s’atta-
che à analyser. D’où le malentendu de 1938 : Aron est
interprété comme un irrationaliste, un « existentialiste »
avant la lettre, un adversaire de la science. On connaît la
formule coupable : « Une idée fondamentale se dégage,
nous semble-t-il, des analyses précédentes : la dissolution
de l’objet. Il n’existe pas une réalité historique toute faite,
qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité.
La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équi-
voque et inépuisable1. » Sévère avec lui-même, Raymond
Aron a qualifié plus tard2 l’expression « dissolution de
l’objet » de « gratuitement paradoxale ». N’y aurait-il
aucune objectivité, aucune résistance de la réalité, aucun
fait et seulement des interprétations ? Une telle image,
nietzschéenne, de la pensée aronienne est tout aussi infi-
dèle à l’originale que l’image précédente (Aron positi-
viste). En fait, ce qui est visé dans cette thèse, c’est une
nouvelle fois non le réalisme, mais la naïveté, ou encore le
réalisme naïf. Ce qu’Aron met en cause, c’est l’illusion
scientiste, non la science et la rationalité. Si la réalité est
complexe et ambiguë, le réalisme se doit d’être critique3.
1. Introduction, rééd. cit., p. 147, et la note de Sylvie Mesure, p. 482
de cette belle réédition de l’ouvrage.
2. Mémoires, rééd. cit., 1, chap. V, p. 167.
3. Cf. Introduction, rééd. cit., p. 280, à propos du « réalisme » de
Simiand, l’un des auteurs les plus cités dans la thèse. Le réalisme
de Simiand est trop positiviste et empiriste (sur le rôle de la théo-
rie), celui de Durkheim trop métaphysique (ibid., p. 252) – il
cherche une cause unique à un processus global. « Réalisme »
s’entend en d’autres sens (celui de Cournot en est un exemple).
Le réalisme n’implique ni le positivisme ni le déterminisme.
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