Le désir de réalité
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attardé de Ranke, et participerait-il de cette illusion
réaliste qui fait croire qu’il existe une réalité historique
donnée, complète, univoque ? Nullement. Tout au contraire,
on le sait, la philosophie aronienne de l’histoire met en
avant la pluralité des interprétations, la relativité des points
de vue et la nécessaire prise en compte de la subjectivité,
ou plutôt de la particularité irrémédiable de la perspective
de l’historien. Ce dernier n’est jamais lui-même en posi-
tion d’extériorité totale par rapport au monde qu’il s’atta-
che à analyser. D’où le malentendu de 1938 : Aron est
interprété comme un irrationaliste, un « existentialiste »
avant la lettre, un adversaire de la science. On connaît la
formule coupable : « Une idée fondamentale se dégage,
nous semble-t-il, des analyses précédentes : la dissolution
de l’objet. Il n’existe pas une réalité historique toute faite,
qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité.
La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équi-
voque et inépuisable1. » Sévère avec lui-même, Raymond
Aron a qualifié plus tard2 l’expression « dissolution de
l’objet » de « gratuitement paradoxale ». N’y aurait-il
aucune objectivité, aucune résistance de la réalité, aucun
fait et seulement des interprétations ? Une telle image,
nietzschéenne, de la pensée aronienne est tout aussi infi-
dèle à l’originale que l’image précédente (Aron positi-
viste). En fait, ce qui est visé dans cette thèse, c’est une
nouvelle fois non le réalisme, mais la naïveté, ou encore le
réalisme naïf. Ce qu’Aron met en cause, c’est l’illusion
scientiste, non la science et la rationalité. Si la réalité est
complexe et ambiguë, le réalisme se doit d’être critique3.
1. Introduction, rééd. cit., p. 147, et la note de Sylvie Mesure, p. 482
de cette belle réédition de l’ouvrage.
2. Mémoires, rééd. cit., 1, chap. V, p. 167.
3. Cf. Introduction, rééd. cit., p. 280, à propos du « réalisme » de
Simiand, l’un des auteurs les plus cités dans la thèse. Le réalisme
de Simiand est trop positiviste et empiriste (sur le rôle de la théo-
rie), celui de Durkheim trop métaphysique (ibid., p. 252) – il
cherche une cause unique à un processus global. « Réalisme »
s’entend en d’autres sens (celui de Cournot en est un exemple).
Le réalisme n’implique ni le positivisme ni le déterminisme.
Livre Aron.book Page 53 Jeudi, 17. février 2005 12:54 12