portrait d`un territoire entre deux eaux

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ANALYSE
LE DOMBASS UKRAINIEN : PORTRAIT
D'UN TERRITOIRE ENTRE DEUX EAUX
Un article de Lou Bachelier­Degras
Les combats en Ukraine ne se
déroulent pas dans l’intégralité du
pays mais dans sa partie la plus
orientale, au Donbass. Si ce nom
devient familier à force de
l’entendre évoqué, que représentet-il vraiment ?
soviétiques,
l’Ukraine
est
composée
de
plusieurs
populations d’origines ethniques
différentes. Si le peuple ukrainien
est composé d’environ 130
communautés, les communautés
ukrainienne et russe représentent
respectivement 78 et 17 % de la
Tout d’abord « Donbass » signifie population1 vivant en Ukraine –
« bassin de Donetsk » et désigne soit environ 95% du total.
avant tout un bassin houiller
historique, mitoyen de la Russie, Ces populations ne sont pas
composé des oblast (régions) réparties équitablement sur le
ukrainiens de Donetsk et de territoire. Une présentation
Lougansk (Cf carte 1).
simplifiée du pays le montrerait en
deux camps : un camp Ouest
1. Un territoire historique russe
exceptionnel
Aux yeux de Moscou, l’Ukraine
n’a pas la même valeur symbolique
que d’autres anciens territoires de
l’empire russe puis soviétique.
L’Ukraine est l’Autre nation slave
et les plaines ukrainiennes
incarnent l’un des mythes de
l’origine européenne de la Russie.
L’Ukraine actuelle correspond aux
limites historiques de la Russie. Ce
territoire a été partagé entre
l’empire des tsars, l’empire
ottoman, l’empire austro-hongrois
et la Pologne, durant plusieurs
siècles. Ce territoire, considéré
comme le « grenier à blé » de
l’Europe, le fut avant tout pour la
Russie. La partie orientale de
l’Ukraine fut intégrée à la Russie à
partir du traité de Pereislav en
1654 qui mettait les républiques
cosaques ukrainiennes sous
protectorat
russe,
puis
véritablement à partir de 1667 où
la partie orientale de l’Ukraine
rejoignit la Russie – la partie
orientale allant à la Pologne.
L’un des grands projets de la
tsarine Catherine II (1762-1796)
Carte 1 : Les territoires du
ukrainien et nationaliste ; un était de donner à la Russie un
Donbass au sein de l’Ukraine
camp Est plus russifié. Les Russes accès aux mers chaudes et au
représentent ainsi 40% de la commerce méditerranéen. C’est
sous son règne que sera conquit le
Du
fait
d’une
histoire population du Donbass.
Sud de l’Ukraine et que la Crimée
tumultueuse mais aussi des
sera annexée en 1783. Les ports
redécoupages
administratifs
MUNDEO ­ Février 2015
1
d’Odessa et de Sébastopol sont les
preuves de cette ambition
maritime russe – qui subsiste avec
le maintien de la flotte soviétique
puis russe dans le port de
Sébastopol jusqu’à aujourd'hui, en
Crimée.
Carte 2 : Répartition des ressources
fossiles en Ukraine. © OECD/IEA
Energy Policies Beyond IEA
Countries ­ Ukraine 2012, IEA
Publishing.
Le Donbass a été le théâtre de la
seconde vague d’industrialisation
russe, avec la découverte et
l’exploitation
de
ressources
charbonnières dès 1870, ferriques
dès 1880 puis pétrolières et
gazières au début du XXème siècle.
Du fait de la concentration en
ressources énergétiques (Cf. Carte
2), l’Est de l’Ukraine a été
fortement industrialisé et exploité,
tandis que l’Ouest restait
majoritairement agricole. En 1900
la moitié de la fonte russe
provenait du Donbass. Le régime
soviétique continua cette politique
d’industrialisation lourde de l’Est
ukrainien et le Donbass devint
même l’une des régions clefs pour
la transformation de l’URSS en
une
véritable
puissance
industrielle. Dans les années 1920
et 1930 il fut, par sa production de
charbon, l’une des pierres
angulaires de l’approvisionnement
énergétique de l’Union soviétique,
et donc de son développement.
Lors de l’implosion de l’URSS en
1991, l’Ukraine a été l’une des
premières républiques soviétiques
de l’Union à proclamer son
indépendance. Le coup pour
Moscou est venu de là où il ne
l’attendait pas : de la «
République-Sœur », de la « Petite
Russie » plutôt que des républiques
soviétiques d’Asie centrale. Les
Russes vivant en Ukraine avaient
aussi voté pour l’indépendance
ukrainienne. Il est ainsi difficile de
scinder les problèmes ukrainiens
entre une population ukrainienne
de « souche » et une population
russe nostalgique de la « Grande
Russie ».
MUNDEO ­ Février 2015
2. Une crise prévisible ?
développement de mouvements
nationalistes trop importants –
Staline n’hésitant pas à redessiner
des frontières et déplacer des
milliers de personnes dans le but
d’« équilibrer » les équilibres
ethniques de ses républiques.
Bien plus que la présence de
milliers de Russes en Ukraine,
principalement à l’Est, dans le
Donbass, c’est la question du
maintien de la flotte en Crimée qui
a cristallisé les inquiétudes russes et
a motivé nombre d’interventions
coercitives sur l’Ukraine. Depuis
l’indépendance ukrainienne, le
Kremlin a instrumentalisé la
présence de populations russes en
Ukraine comme moyen de
pression sur le pouvoir de Kiev.
Avec 1500 kilomètres de frontières
communes, il est vrai que les
interactions avec les oblasts de l’Est
sont faciles. Plus que cela, la Russie
a littéralement fait payer
l’indépendance à l’Ukraine au prix
Dès la proclamation de fort.
l’indépendance le 24 août 1991, la
République de Russie posait la L’Ukraine est structurellement
question de l’intégrité des dépendante énergétiquement et
frontières ukrainiennes. Les économiquement de la Russie.
frontières internes à l’Union L’Agence
internationale
de
soviétique avaient été en grande l’énergie (AIE) désigne l’Ukraine
partie conçues afin d’empêcher le comme étant l’une des économies
les plus consommatrices d’énergies,
du fait d’une spécialisation dans la
métallurgie et la sidérurgie,
l’industrie lourde ainsi que dans la
production d’engrais chimiques –
secteurs industriels demandant un
apport important en énergies. La
vétusté des installations, pour la
plupart mises en place sous l’ère
soviétique, explique aussi le peu
d’efficience énergétique. Selon les
derniers chiffres de l’AIE, la
dépendance
énergétique
ukrainienne correspond à 39% de
ses besoins. Dépendante du gaz et
2
du pétrole russes pour ses
entreprises mais aussi pour
chauffer ses citoyens, l’Ukraine
s’est retrouvée face au pouvoir
russe faisant de sa situation
monopolistique dans le domaine
du gaz une arme envers Kiev.
L’Ukraine est (très) endettée auprès
de la Russie et de sa compagnie
gazière, Gazprom, qui est son
unique fournisseur. Selon l’AIE le
marché ukrainien du gaz est
dépendant
à
67%
des
importations. De plus, la Russie
est le premier client de l’Ukraine
puisqu’elle reçoit un cinquième de
ses exportations. Considérée
comme l’un des cinq premiers pays
investisseurs en Russie, ce chiffre
est en réalité plus important. En
effet, outre les investissement
directs étrangers, de nombreuses
entreprises privatisées dans les
années 1990 ont été rachetées par
des capitaux russes (une note parle
d’un taux de 60% 2).
Les tensions entre l’Ukraine et la
Russie sont consubstantielles à
l’indépendance de Kiev, aux yeux
d’un pouvoir ne l’ayant jamais
réellement accepté. Le Kremlin
aura déployé en vingt ans toute
une panoplie de stratégies afin de
garder ce territoire dans sa sphère
d’influence proche.
La concentration de populations
russes ainsi que les velléités
séparatistes en Crimée ont servi de
prétexte à Moscou pour garder un
œil sur la politique intérieure de
son voisin slave. Nous devrions y
rajouter aussi un intérêt
économique. Moscou, au travers
de sa Communauté des Etats
indépendants (CEI), a cherché à
constituer un pendant à l’Union
européenne. L’Ukraine a dès
MUNDEO ­ Février 2015
l’établissement de la CEI fait en
sorte de limiter l’essor de cet
ensemble notamment aux points
de vue politique, militaire et
économique. Parmi les projets
poursuivis par le Kremlin était
effectivement
celui
de
l’établissement d’une union
douanière et d’une zone de libreéchange entre les anciens membres
de l’URSS, projet en cours de
réalisation3. Or, l’absence de
l’Ukraine, qui a annoncé le 24 juin
dernier son retrait de la CEI en
représailles à l’annexion de la
Crimée par Moscou limite
fortement l’ampleur de ce projet.
partie importante des ressources
fossiles dont elle dispose. La
production nationale de pétrole et
de gaz, qui couvre respectivement
20 et 33% de ses besoins
énergétiques, provient en majorité
du Donbass. La majorité du
charbon, qui alimente 31 % de la
production d’électricité du pays, y
est extrait. Les réserves estimées de
pétrole à 9 milliards de tonnes
équivalent pétrole tandis que celles
de gaz sont estimées à 5,4 trillions
de mètres cubes et sont massées à
80 % dans la région DniproDonetsk au travers de 120 champs
pétroliers et gaziers.
Ce pays dispose d’un des plus
importants
potentiels
économiques des pays de la CEI,
étant un véritable territoire de
transit entre l’espace économique
eurasien et l’Union européenne, au
tissu industriel disposant de
capacités de modernisation
importantes. Or, les principales
zones productives ukrainiennes se
trouvent à l’Est du pays, au
Donbass…
Carte 3 : Principaux bassins houillers
d’Ukraine. © OECD/IEA Energy
Policies Beyond IEA Countries ­
Ukraine 2012, IEA Publishing.
Bien que disposant de réserves
conséquentes, l’Ukraine n’exploite
pas à plein ce potentiel, puisqu’en
2011, 57% des produits pétroliers
consommés avaient été importés.
Le charbon est une ressource
stratégique car il peut lui permettre
d’atteindre
l’indépendance
3. Un territoire ukrainien
énergétique à terme, vu qu’elle
stratégique
dispose des 6èmes réserves
mondiales de charbon4. La
Au niveau énergétique c’est un majorité des mines de charbon en
territoire
stratégique
pour activité se situe dans le bassin
l’Ukraine car il concentre une houiller du Donbass. Contrôler ce
3
territoire revient à contrôler une
grande partie de la production
électrique ukrainienne. Si les
sources d’approvisionnement en
énergie se trouvent à l’Est du pays,
les centrales se trouvent au centre
et à l’Ouest du territoire. La
production plafonne – du fait de la
vétusté des installations, de la
profondeur des poches de charbon
et de la présence de méthane – à
environ 80 millions de tonnes de
charbon extraits par an depuis
l’indépendance.
En plus de la configuration du
sous-sol qui a focalisé l’installation
d’industries lourdes au plus près
des sources d’énergies, le Donbass
est l’une des principales entrées de
gazoducs et pipelines livrant gaz et
pétrole à l’Ukraine, aux pays
mitoyens et à l’Europe, comme le
montrent les cartes 4 et 5. 50% du
gaz acheminé en Europe passe
encore par l’Ukraine et le second
réseau de pipelines et gazoducs
pénétrant en Ukraine5 passe par le
Donbass.
Carte 5 : Réseau de pipelines
ukrainiens. © OECD/IEA Energy
Policies Beyond IEA Countries ­
Ukraine 2012, IEA Publishing.
Sur le plan politique l’oblast de
Donetsk incarne aussi certains
travers du système ukrainien. Sous
la présidence de Léonid Koutchma
en 1994, un système de clans se
développa sur les ruines de l’ancien
système soviétique. Des oligarques
achetèrent des pans entiers de
l’économie, se faisant des empires
financiers et industriels sur les
anciennes entreprises d’Etat. L’un
des entreprises et usines d’industrie
lourde principalement établies
dans les oblasts de Donetsk et de
Lougansk.
Ces données énergétiques illustrent
avant tout le potentiel que pourrait
représenter ce territoire pour
l’Ukraine. En effet, du fait de la
vétusté des installations Kiev
soutenait financièrement en grande
partie cette région. Malgré une
économie soutenue par les
allocations et subventions de Kiev,
son véritable atout stratégique
n’est-il pas son potentiel
énergétique à même d’assurer
l’indépendance énergétique de
l’Ukraine face à son voisin russe ?
1. Selon les données du dernier
recensement réalisé en 2001.
2. Denysyuk Vitaliy, « Les Russes
en Ukraine » Un révélateur de
contraintes, Outre-Terre, 2003/3
no 4, p. 113-118.
Carte 4 : Réseau de gazoducs
ukrainiens. © OECD/IEA Energy
Policies Beyond IEA Countries ­
Ukraine 2012, IEA Publishing.
MUNDEO ­ Février 2015
des principaux clans oligarchiques
du pays est celui de Donetsk et a à
sa tête l’oligarque Rinat Akhmetov,
qui dirige l’un des principaux
groupes ukrainiens : System
Capital Management, employant
160 000 employés et regroupant
3. Une première union douanière a
été réalisée en 2010 entre la Russie,
le Kazakhstan et la Biélorussie.
Depuis le 1er janvier 2015 une
Union économique eurasiatique
(UEE) réunissant l’Arménie, la
Biélorussie, le Kazakhstan, le
Kirghizistan et la Russie est en
4
charge de coordonner et de de contraintes, Outre-Terre,
développer
l’intégration 2003/3 no 4, p. 113-118.
économique et politique autour de
- LEVESQUE Jacques et al., La
la Russie.
Russie et son ex-empire.
4. Derrière l’Afrique du Sud, Reconfiguration géopolitique de
l’Australie, la Russie, la Chine et l’ancien espace soviétique, Paris,
Presses de Sciences Po, 2003, 348
les Etats-Unis.
p.
5. En 2008, 80% du gaz à
destination de l’Europ transitait - MITROFANOVA Oksana, «
par l’Ukraine. La crise du gaz entre Ukraine : l'étranger très proche »,
l’Ukraine et la Russie a amené à Outre-Terre, 2011/1 n° 27, p.
diversifier les approvisionnements, 275-286.
grâce à la mise en route en 2011
du gazoduc Nord Stream passant - Agence internationale de
l’Energie, « Rapport Ukraine 2012
par la mer Baltique.
», OCDE, Paris, 2012, 224 p.
Pour aller plus loin :
- « After Neutrality Proves
Untenable, a Ukraine Oligarch
Makes His Move », Andrew E.
KRAMER, New-York Times, 20
mai 2014.
- Fonds monétaire international.
2014. Perspectives de l’économie
mondiale : Nuages et incertitudes
de l’après-crise. Washington, 231
p.
- « Ukrainien et russe, deux
langues, deux pays ? », Anna Colin
Lebedev, Médiapart, 16 décembre
2013.
- DAUBENTON Annie, «
Chapitre 21. Post-communisme
ou post-colonialisme ? Le cas de
l'Ukraine », in Anne-Marie Le
Gloannec et Aleksander Smolar ,
Entre Kant et Kosovo, Presses de
Sciences Po, 2003 p. 309-321.
- DE KOCHKO Dimitri, «
L'Europe, les Ukrainiens et la
Russie », Outre-Terre, 2014/4 N°
41, p. 292-315.
- DE LAROUSSILHE Olivier,
L’Ukraine, Que sais-je ?, PUF,
2002.
- DENYSYUK Vitaliy, « Les
Russes en Ukraine » Un révélateur
MUNDEO ­ Février 2015
5
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