mémoire - Laboratoire de Probabilités et Modèles Aléatoires

Habilitation à diriger les recherches
Spécialité : Mathématiques
Holonomie aléatoire,
grandes matrices unitaires
Thierry LÉVY
Rapporteurs : M. Bruce DRIVER
M. David ELWORTHY
M. Wendelin WERNER
Soutenue le 20 novembre 2009 devant le jury composé de :
M. Philippe BIANE
M. Philippe BOUGEROL
M. David ELWORTHY
Mme Alice GUIONNET
M. Yves LE JAN
M. Wendelin WERNER
Introduction
Ce texte est une présentation synthétique des travaux de recherche mathématiques
que j’ai effectués depuis le début de ma thèse. La nature de ces travaux a dicté la forme
de ce texte et je commencerai par expliquer brièvement de quelle manière.
Un problème a été au coeur de ma réflexion depuis le début de mon activité de re-
cherche : il s’agit de la construction et de l’étude d’une mesure de probabilités, la mesure
de Yang-Mills en deux dimensions, qui est une simplification accessible aux mathémati-
ciens d’un des ingrédients essentiels de la formulation par les intégrales de Feynman des
théories de jauge, ces théories qui depuis presque quarante ans sont le meilleur outil dont
disposent les physiciens pour décrire les constituants de la matière et leurs interactions à
l’échelle de l’infiniment petit.
Mon travail de thèse a consisté à donner une seconde construction rigoureuse de cette
mesure, dont Ambar Sengupta avait donné la première. Depuis lors, en même temps que
j’ai utilisé cette construction pour étudier différents aspects de la mesure de Yang-Mills,
j’ai cherché à l’améliorer et à la généraliser. Cela m’a conduit à définir une classe de
processus stochastiques, que j’appelle champs d’holonomie markoviens, et qui contient la
mesure de Yang-Mills de la même façon que les processus de Lévy usuels contiennent le
mouvement brownien. Par ailleurs, au cours des dernières années, l’étude d’une certaine
limite de la mesure de Yang-Mills, que les anglo-saxons appellent large Nlimit, m’a
conduit à me pencher sur certaines propriétés des grandes matrices unitaires aléatoires
qui, dans une large mesure, ont un intérêt indépendant de la motivation initiale qui était
la mienne.
Le fil directeur de ma réflexion jusqu’à aujourd’hui est donc celui qui mène de l’étude
de la mesure de Yang-Mills à la définition des champs d’holonomie markoviens. Toutefois,
ni la mesure de Yang-Mills ni à plus forte raison ces champs d’holonomie markoviens ne
sont des objets classiques ou simplement bien connus. Il m’a donc semblé qu’il serait peu
judicieux de faire de ces notes de synthèse une liste de résultats brièvement remis dans
leur contexte. Au contraire, il m’a semblé qu’il était souhaitable, et qu’il serait peut-être
utile, de les concevoir, pour une grande partie, comme une introduction à la théorie des
champs d’holonomie aléatoire.
C’est ce que sont donc leurs deux premiers chapitres, que l’on peut prendre comme
un survol de la monographie [L7] 1et, le cas échéant, comme une aide à sa lecture. Le
premier chapitre est de nature probabiliste et le deuxième de nature plus géométrique. En
1. Cette monographie paraîtra début 2010.
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effet, une particularité des recherches qui sont exposées ici est qu’elles utilisent à la fois
le langage du calcul des probabilités et celui de la géométrie différentielle. Parmi d’autres
combinaisons possibles, j’ai choisi d’écrire ce texte en pensant à un lecteur familier avec les
probabilités et non hostile à la géométrie différentielle. Les objets géométriques importants
sont donc décrits en détail, bien plus sans doute qu’un expert en géométrie différentielle
ne pourrait le souhaiter. De plus, tout au long du texte, des précis sur divers sujets sont
présentés sous forme d’encarts, afin que le lecteur puisse aisément se référer à ceux dont
il a l’usage, et tout aussi aisément ne pas lire ceux dont il sait connaître le contenu.
Le troisième et dernier chapitre présente mes travaux, seul et en collaboration avec
Florent Benaych-Georges et Mylène Maïda, sur les grandes matrices unitaires aléatoires.
Dans ce domaine beaucoup plus familier à beaucoup de lecteurs potentiels, une présenta-
tion plus succinte du contexte m’a paru suffisante. Néanmoins, là encore, les objets sont
introduits en détail et des encarts balisent la progression du texte.
Enfin, en annexe à ces notes de synthèse, j’ai ajouté un texte que j’aurais beaucoup
aimé avoir à ma disposition au début de mes travaux. J’y trace un chemin (nécessairement
superficiel) qui relie les équations de Maxwell aux théories de jauge en mettant l’accent
sur la raison pour laquelle il est naturel d’introduire des fibrés principaux dans la for-
mulation quantique de l’électromagnétisme. La seule originalité de ce texte, qui est une
synthèse de fragments glanés ici ou là, est d’être écrit par un mathématicien et pour des
mathématiciens.
Présentation des résultats
Je vais maintenant décrire plus précisément le thème de mes recherches en indiquant
tout d’abord de quelle façon il est issu de la physique théorique.
Les difficultés mathématiques des théories de jauge
La mesure de Yang-Mills porte les noms des physiciens Chen Ning Yang et Robert
L. Mills qui, en 1954, ont les premiers considéré des champs de jauge prenant leurs va-
leurs dans des algèbres de Lie non abéliennes pour rendre compte de certains effets de
l’interaction forte [YM54]. Les théories de jauge non abéliennes auxquelles ils ont ainsi
ouvert la voie ont ensuite servi de cadre à des modèles de plus en plus vastes et précis
des interactions entre les constituants élémentaires de la matière, pour aboutir au modèle
standard qui est, depuis le début des années 1970, la meilleure théorie disponible dans
ce domaine et qui rend compte, de façon conceptuellement homogène, des interactions
électromagnétique, faible et forte [CG07].
Dans le modèle standard, les interactions sont véhiculées par des bosons de jauge, dont
les photons sont un exemple, qui véhiculent l’interaction électromagnétique 2. Ces bosons
sont représentés par des fluctuations d’un champ de jauge, dont la nature mathématique
est celle d’une connexion sur un fibré principal. La théorie de ces connexions a précisément
2. Pour imaginer comment deux électrons peuvent se repousser en échangeant des photons, on peut penser à
deux patineurs lancés parallèlement l’un à l’autre et qui s’envoient à tour de rôle une lourde balle, faisant ainsi à
chaque fois, par réaction, diverger un peu leurs trajectoires.
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été formalisée par Charles Ehresmann dans les années 1950 [Ehr51], pour des raisons
internes aux mathématiques, et une anecdote raconte que Chen Ning Yang et Shiing-
Shen Chern, discutant vers 1970, se seraient chacun étonnés de ce que l’autre trouve aussi
naturel que lui de considérer de tels objets.
Du point de vue physique, une théorie de jauge est caractérisée par son lagrangien,
qui exprime comment les différents champs en présence interagissent. Le lagrangien de
Yang-Mills, dans un espace vide de matière et où ne se trouvent que des bosons de jauge,
est donné par l’expression L(A) = Tr(F∧ ∗F), où Fest le champ de force du champ de
jauge A, c’est-à-dire la courbure de la connexion A. Ce lagrangien étant donné, on définit
l’action de Yang-Mills comme l’intégrale
S(A) = ZR4L(A),
si bien que Sest une fonctionnelle à valeurs réelles sur l’espace, traditionnellement noté
A, de toutes les connexions. Conformément à la formulation de Feynman de la méca-
nique quantique, on peut alors calculer la probabilité qu’un certain évènement physique
survienne en calculant le carré du module d’une intégrale de la forme
ZB
Φ(A)ei
~S(A)dA, (1)
B ⊂ A est un certain ensemble de connexions, Φ : A → Cest une fonctionnelle, et dA
une mesure de référence sur A.
Des expressions comme (1) n’ont pas de sens mathématique. Le problème le plus
visible est que l’espace Ades connexions n’est pas localement compact 3et ne porte pas
de mesure de Radon invariante par translation, ce que devrait être, d’après l’usage qu’en
font les physiciens, la mesure dA. Néanmoins, la qualité inouïe des prédictions que les
physiciens parviennent à faire en manipulant de telles intégrales, et plus généralement
les théories quantiques de champs, suggère qu’il est possible et important de dégager la
nature mathématique des objets qui sont en jeu dans ces théories.
D’une façon générale, donner un cadre mathématique rigoureux pour la formulation
du modèle standard est un problème encore largement ouvert 4, mais dans le cas d’un
espace-temps à deux dimensions, et en se plaçant dans un cadre euclidien (c’est-à-dire
en remplaçant dans (1) le ide l’exponentielle par 1), il est possible de donner un sens
rigoureux et cohérent avec leur sens physique à des intégrales de la forme (1). On parvient
ainsi à donner un sens à l’expression
µ(dA) = 1
Ze1
2S(A)dA, (2)
3. On pourrait penser que la symétrie de la théorie sous l’action du groupe de jauge vient résoudre ce problème,
puisqu’il suffit de travailler sur le quotient de Apar l’action de ce groupe. Ce n’est toutefois pas le cas car,
contrairement à une idée fausse que j’ai entendue plusieurs fois énoncer, le quotient de l’espace des connexions
par l’action du groupe de jauge n’est pas localement compact, ni de dimension finie en aucun sens. En revanche,
l’espace des modules de connexions plates, quotienté par les transformations de jauge, sur un fibré principal
au-dessus d’un espace raisonnable (dont le groupe fondamental est de type fini) est un objet de dimension finie.
4. Il fait partie des six problèmes restants pour la résolution desquels l’institut Clay offre un million de dollars.
Pour tenter sa chance, on pourra consulter la page www.claymath.org/millenium/Yang-Mills_Theory.
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