Détresse psychosociale et communication à propos du cancer chez

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L’Encéphale (2009) 35, 146—151
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
PSYCHOPATHOLOGIE
Détresse psychosociale et communication à propos
du cancer chez le partenaire malade et son conjoint
Psychosocial distress and communication about
cancer in ill partners and their spouses
M. Paradis a,b, S.M. Consoli b,∗, N. Pelicier a, V. Lucas c,
J.-M. Andrieu d, R. Jian e
a
Unité de psychiatrie de liaison, hôpital Ambroise-Paré, 9, avenue Charles-de-Gaulle, 92100 Boulogne Billancourt, France
Services de psychologie clinique et psychiatrie de liaison, université Paris-5, AP—HP, hôpital européen Georges-Pompidou,
20, rue Leblanc, 75015 Paris, France
c
Service d’oncologie médicale, centre hospitalier régional d’Orléans, 14, avenue de l’Hôpital, 45100 Orléans, France
d
Service d’oncologie médicale, université Paris-5, AP—HP, hôpital européen Georges-Pompidou, 20, rue Leblanc,
75015 Paris, France
e
Service d’hépatogastroentérologie, université Paris-5, AP—HP, hôpital européen Georges-Pompidou, 20, rue Leblanc,
75015 Paris, France
b
Reçu le 2 juillet 2007 ; accepté le 21 février 2008
Disponible sur Internet le 13 juin 2008
MOTS CLÉS
Cancer ;
Couples ;
Adaptation
psychologique ;
Détresse
psychosociale ;
Communication ;
Questionnaires
∗
Résumé Tout cancer peut entraîner des répercussions psychologiques chez le patient et son
conjoint. Notre étude a porté sur 30 couples dont un des membres était traité pour un cancer
non lié au sexe. Son objectif était de déterminer les liens entre le niveau de détresse psychosociale de chacun des deux partenaires, les caractéristiques sociodémographiques et cliniques
des patients, ainsi que l’ouverture à la communication autour du cancer chez chacun des deux
membres du couple. La détresse psychosociale et l’ouverture à la communication autour du cancer ont été mesurées grâce à deux autoquestionnaires (GHQ-28 et ODCF). Les résultats montrent
une corrélation positive entre les scores respectifs de chacun des deux membres des couples
pour le GHQ-28 (r = 0,53 ; p = 0,005) et pour l’ODCF (r = 0,44 ; p = 0,024). Il n’y a pas de lien direct
entre les scores au GHQ-28 et ceux à l’ODCF du même sujet ou de son conjoint ; en revanche,
après ajustement sur le sexe, on retrouve des niveaux plus élevés de détresse chez les patients,
comme chez les conjoints, en cas de communication discordante, c’est-à-dire ouverte chez l’un
et restreinte chez l’autre membre du même couple (respectivement p = 0,038 et p = 0,052 pour
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (S.M. Consoli).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2008.02.008
Communication, couple et cancer
147
les patients et les conjoints). Ces résultats soulignent la possible valeur adaptative d’une
communication restreinte autour du cancer, pour peu qu’elle soit partagée par les deux
membres du couple.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
KEYWORDS
Cancer;
Couples;
Psychological
adaptation;
Psychosocial distress;
Communication;
Questionnaires
Summary
Introduction. — Each cancer can have a psychological impact not only on the patient himself/herself, but also on his/her spouse.
Objective. — Our study concerned 30 couples encompassing a member treated for a cancer, non
related to gender. It was aimed at determining the links between the levels of psychosocial
distress measured in both members of each couple, patients’ sociodemographic and clinical
characteristics, as well as communication skills about cancer in both members of the couples.
Methods. — Psychosocial distress and communication about cancer were measured by the general health questionnaire (GHQ-28) and the openness to discuss cancer in the nuclear family
(ODCF), with an additional version adapted for the spouse on the occasion of this study.
Results. — A positive correlation was found between the respective scores of the two members
of the couples, for the GHQ-28 (r = 0.53; p = 0.005) as well as for the ODCF (r = 0.44; p = 0.024).
GHQ-28 scores were not associated with the sociodemographic characteristics of the patients,
nor with the stage of cancer, the number of months elapsed since the diagnosis of cancer, or
the ODCF personal or spouse’s score. On the other hand, when the communication within each
couple was classified into concordant (insufficient or, on the contrary, open for both members)
or discordant (insufficient for one of the two members and open for the other), and after
controlling for gender, higher levels of psychosocial distress were found in patients (p = 0.038)
as well in spouses (p = 0.052) belonging to discordant compared with concordant couples.
Conclusion. — These results suggest an effect of contamination or a mutual reinforcement of
the distress of each member of such couples, as well as the presence of relatively similar styles
of communication in the two partners of each couple. They also underline the possible adaptive
function of a restricted style of communication about cancer, if such a restriction is shared by
both the members of the couple, and incites particular attention to be paid to couples where
one of the partners, but not the other, adopt an open style of communication about cancer.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
Introduction
L’impact émotionnel du diagnostic de cancer ne se limite
pas au seul individu malade. L’on s’accorde aujourd’hui
pour dire que prendre en compte le confort d’un patient
soigné pour cancer, c’est se pencher à la fois sur les retentissements psychologiques possibles pour le patient et les
membres de sa famille et sur la modification de l’équilibre
familial entraînée par ce cancer. Être attentif à de telles
difficultés du patient et de son conjoint a notamment pour
but de prévenir, voire traiter, les manifestations psychopathologiques éventuelles de chaque membre du couple,
mais aussi de maintenir ces derniers le plus longtemps et le
mieux possible dans leur fonction parentale auprès de leurs
enfants, malgré la présence de la maladie.
Le soutien marital peut augmenter la capacité du
membre malade d’un couple à faire face plus efficacement à sa maladie en comprenant mieux l’événement
menaçant auquel il est soumis, en augmentant la motivation pour prendre de nouvelles mesures et en réduisant
la détresse émotionnelle qui peut bloquer les efforts
d’adaptation [13]. Une relation positive entre le soutien
du conjoint et une réduction de la détresse psychologique
des patients atteints de cancer a également été rapportée
[5].
On estime à 20 %, la prévalence de troubles psychiatriques caractérisés et à 30 % celle des troubles de
l’adaptation chez les patients atteints de cancer [8].
Toutefois, les conjoints peuvent être autant sinon plus
à risque que les patients. La maladie peut amener diverses
restrictions dans leur vie et les confronter à de nouvelles
situations auxquelles ils n’étaient pas préparés. Il peut
même y avoir un « effet de contagion » sur le conjoint, lié à
l’exposition répétée à la détresse du partenaire malade [1].
Les patients et les familles qui ne savent pas comment
exprimer leurs émotions et qui évitent systématiquement les
conflits seraient plus vulnérables : il serait, en effet, plus difficile pour eux d’accepter les changements de rôles imposés
par la maladie et les deuils successifs à faire vis-à-vis d’un
futur qui s’annonce différent de ce qu’ils espéraient. Une
étude rapporte d’ailleurs que les patients et les conjoints,
qui expriment davantage leurs inquiétudes face à la maladie
et qui se montrent sensibles aux préoccupations de l’autre,
présentent un meilleur ajustement psychologique [6].
Notre intérêt scientifique pour l’impact du cancer d’un
parent sur la cellule familiale s’inscrit dans la voie ouverte
en France dans ce domaine par E. Seigneur et al. [12].
Le travail que nous présentons dans cet article s’était
fixé pour objectif d’essayer de déterminer le rôle des facteurs sociodémographiques (sexe, âge et niveau d’étude du
membre malade du couple), de la structure familiale (âge
et nombre d’enfants), des caractéristiques de la maladie
(stade, ancienneté du diagnostic), ainsi que de la facilité
à parler de la maladie au sein des familles dont un des
parents est traité pour cancer, sur la détresse psychosociale
du patient et de son conjoint.
148
Tableau 1
étudiée.
M. Paradis et al.
Caractéristiques générales de la population
Nombre de couples
Sexe des patients atteints de cancer
Masculin
Féminin
Âge des patients (ans)
Niveau d’études
< Bac
Bac à bac + 2
> Bac + 2
Nombre d’enfants
entre 4 et 16 ans
vivant au domicile
Couples avec présence
au domicile
d’enfants de moins
de 10 ans
Ancienneté du
diagnostic de cancer
(en mois)
Stade du cancer
Modérément sévère
Sévère
Type de tumeurs
Solides
Hémopathies
30
19
11
47,4 ± 7,6 (34 à 60)
10
7
13
1,9 ± 0,9
17
21,3 ± 25,3 (1 à 82)
13
17
18
12
Les résultats des variables quantitatives sont présentés sous
forme de moyennes ± une déviation standard.
Population
Les patients inclus devaient présenter un cancer indépendant du sexe (ni prostate, ni testicule, ni sein, ni ovaire, ni
utérus), afin de permettre d’explorer au mieux l’influence
du sexe du parent malade sur la détresse des enfants,
indépendamment de l’impact spécifique de cancers affectant exclusivement ou quasi-exclusivement l’homme ou la
femme. Tous les patients étaient en cours de traitement de
type chimiothérapique ou immunothérapique, les patients
sans traitement « actif » (phase de rémission ou phase palliative) étant exclus. Les patients recrutés devaient également
vivre en couple (mariage, concubinage, pacs, union libre) et
avoir des enfants entre quatre et 16 ans vivant au domicile.
Les patients sans enfants ou avec des enfants exclusivement
âgés de moins de quatre ans ou de plus de 16 ans, ainsi que
les familles monoparentales ont été exclus. Le recrutement
des patients a été effectué entre janvier et août 2005 dans
plusieurs services : deux services d’hématologie—oncologie
médicale situés dans deux établissements différents et un
service d’hépatogastroentérologie.
Les caractéristiques de la population étudiée sont présentées dans le Tableau 1. Trente familles ont été incluses et
26 couples ont fourni des données complètes (questionnaires
remplis par les deux membres du couple). Le stade évolutif
du cancer a été défini comme « modérément sévère »
lorsqu’il s’agissait de cancers répondant aux critères des
stades I, II et III selon la classification de l’OMS et comme
« sévère » lorsqu’il s’agissait de cancers de stade IV selon la
même classification, c’est-à-dire de cancers métastatiques.
Dix-huit patients souffraient d’une tumeur solide (huit cancers du poumon, trois du colon, trois du rein, un du rectum,
un de l’estomac, un du pancréas et un des voies biliaires) et
12 d’une hémopathie maligne (cinq lymphomes non hodgkiniens, trois leucémies myéloïdes chroniques, deux maladies
de Hodgkin, une leucémie aiguë et une maladie de Vaquez).
Méthodes
Les autoquestionnaires utilisés ont été le questionnaire
général de santé ou General Health Questionnaire à 28
items (GHQ-28) [3,4], rempli séparément par le patient et
son conjoint, l’Openness to Discuss Cancer in the nuclear
Family (ODCF) de Mesters et al., traduit en français par E.
Seigneur et destiné à mesurer la facilité pour le patient à
parler du cancer en famille ; nous avons adapté une version
de l’ODCF afin qu’elle puisse être remplie par le conjoint [7].
Le GHQ-28 permet de calculer un score global de
détresse psychosociale. Si l’on désire détecter des « cas »,
la note-seuil couramment retenue pour le score global est
de quatre-cinquièmes [10] : un score supérieur ou égal à 5
témoignerait ainsi d’une souffrance significative.
L’ODCF est constitué de huit items. Les formulations
décrivent différentes formes de difficulté ou de réserve à
aborder le thème du cancer en famille. La version de l’ODCF
destinée au conjoint a été créée à l’occasion de cette étude
pour évaluer le degré d’« ouverture » de la communication
à propos du cancer au sein de la famille, chez le conjoint.
La cotation de ces deux derniers questionnaires donne un
score compris entre 4 et 32, chaque item étant côté de 1
à 4 en fonction de l’accord avec la proposition propre à
chaque item. Plus le score est élevé, plus la communication
à propos du cancer dans la famille est considérée comme
« ouverte » ou facile.
À partir des scores de communication de chaque membre
du couple, en prenant comme seuil la médiane des scores
des patients et la médiane de ceux des conjoints, nous avons
constitué une variable catégorielle à quatre classes, de
façon à décrire la communication à propos du cancer dans
l’ensemble du couple. Les quatre classes correspondent
ainsi à une communication ouverte chez les deux membres
du couple, insuffisante chez le patient mais ouverte chez
le conjoint, insuffisante chez le conjoint mais ouverte chez
le patient et enfin insuffisante chez les deux membres du
couple.
Statistiques
Les scores et sous scores au GHQ-28 et à l’ODCF ont
été considérés comme des variables quantitatives. Les
comparaisons de moyennes entre les populations ont été
faites au moyen du test t de Student pour groupes non
appariés (par exemple, la comparaison des scores des
patients de chaque sexe), ou du test de Student pour
groupes appariés (par exemple, la comparaison des scores à
un même questionnaire des patients et de leur conjoint). La
comparaison de plus de deux moyennes (par exemple, entre
les quatre modalités de la qualité de la communication au
sein du couple) a été faite par analyse de la variance. Les
associations entre variables quantitatives ont été testées
en calculant le coefficient de corrélation r de Pearson ou le
Communication, couple et cancer
coefficient de corrélation de rangs de Spearman, en cas
de variable ordinale (par exemple, en ce qui concerne le
niveau d’études du patient ou le nombre de mois écoulés
depuis le diagnostic). La comparaison de moyennes en
fonction de deux variables (par exemple, le sexe du parent
malade et le type de communication) a été faite par analyse
de la variance à deux facteurs.
Résultats
La détresse psychosociale du patient et de son
conjoint
Dans notre population, 65 % des patients et 55 % de
leurs conjoints présentent une détresse psychosociale
significative (score au GHQ-28 ≥ 5).
La détresse psychosociale des patients et celle des
conjoints n’est liée ni au sexe (respectivement p = 0,77 et
p = 0,19), ni à l’âge (r = −0,10 ; p = 0,62 et r = 0,08 ; p = 0,68),
ni au niveau d’études du patient ( = 0,14 ; p = 0,49 et
= −0,09 ; p = 0,66), ni à la présence au domicile d’enfants
âgés entre quatre et 10 ans (p = 0,63 et p = 0,55), ni au
nombre de mois écoulés depuis le diagnostic de cancer
( = −0,24 ; p = 0,21 et = −0,24 ; p = 0,23), ni enfin au stade
de l’affection cancéreuse (p = 0,47 et p = 0,39).
Il existe une corrélation significative entre la détresse
psychosociale des conjoints et celle des patients (r = 0,53 ;
p = 0,005). Si l’on considère les 26 couples qui ont fourni
des données complètes en ce qui concerne les autoquestionnaires, il n’y a pas de différence significative entre le
score moyen de détresse psychosociale du patient et celui
de son conjoint, au sein de chaque couple (7,69 ± 6,51
versus 7,73 ± 7,02 ; p = 0,98).
La communication à propos du cancer chez le
patient et son conjoint
Il existe une corrélation positive significative entre la facilité
de communication chez patient atteint de cancer et celle
de son conjoint, mesurées par l’ODCF (r = 0,44 ; p = 0,024).
Il n’y a pas de différence significative entre le score moyen
149
à l’ODCF du patient et celui de son conjoint, au sein de
chaque couple (p = 0,17), ni entre le score des femmes et
ceux des hommes, au sein de chaque couple (p = 0,31).
La facilité de communication à propos du cancer chez
les patients et celle observée chez les conjoints ne sont
liées ni au sexe (respectivement p = 0,48 et p = 0,48)), ni
à l’âge (r = −0,10 ; p = 0,61 et r = 0,04 ; p = 0,84), ni au
niveau d’études du patient ( = −0,12 ; p = 0,53 et = 0,18 ;
p = 0,36), ni à la présence au domicile d’enfants âgés entre
quatre et 10 ans (p = 0,50 et p = 0,66), ni au nombre de mois
écoulés depuis le diagnostic de cancer ( = −0,26 ; p = 0,18
et = −0,23 ; p = 0,25), ni enfin au stade de l’affection
cancéreuse (p = 0,45 et p = 0,40).
Liens entre détresse psychosociale et
communication à propos du cancer
La facilité de communication à propos du cancer chez le
patient et celle observée chez son conjoint ne sont pas
liées statistiquement au niveau de détresse psychosociale
respectif de chaque membre du couple (r = −0,15 ; p = 0,44
et r = −0,09 ; p = 0,65). Il n’y a pas non plus de liens entre la
détresse psychosociale du patient et la facilité de communication à propos du cancer chez son conjoint (r = −0,06 ;
p = 0,78), ni entre la détresse psychosociale du conjoint et
la facilité de communication à propos du cancer chez son
partenaire malade (r = 0,06 ; p = 0,78).
Par ailleurs, en regroupant les couples selon les quatre
modalités possibles de la communication autour du cancer
(insuffisante chez les deux membres du couple, insuffisante
uniquement chez le conjoint, insuffisante uniquement chez
le patient, ou encore ouverte chez les deux membres du
couple), l’analyse de la variance n’a pas retrouvé d’effet
significatif des modalités de la communication, ni en ce qui
concerne la détresse psychosociale des patients, ni en ce
qui concerne celle des conjoints (respectivement p = 0,22 et
p = 0,28) (Fig. 1). Toutefois, l’examen de la distribution des
résultats nous a incités à regrouper à posteriori les couples
avec « communication concordante » (ouverte chez les deux
membres du couple ou insuffisante chez les deux membres
du couple) et ceux avec « communication discordante »
Figure 1 Diagrammes des scores de détresse psychosociale du patient atteint de cancer et de son conjoint en fonction des
modalités de communication autour du cancer au sein de la famille.
150
(ouverte uniquement chez l’un des deux membres du
couple). La détresse psychosociale des patients et celle des
conjoints sont moindres en cas de communication concordante au sein du couple (respectivement 5,63 ± 5,62 versus
11,00 ± 6,73 ; p = 0,038 et 5,75 ± 5,03 versus 10,90 ± 8,76 ;
p = 0,068 ; avec des tailles de l’effet de 0,82 et 0,73). Après
ajustement sur le sexe du patient ou celui du conjoint,
l’appartenance à un couple avec communication concordante reste associée à un niveau plus élevée de détresse
psychosociale, aussi bien pour les patients (p = 0,038) que
pour les conjoints (p = 0,052).
Discussion
Dans notre population de couples ayant des enfants entre
quatre et 16 ans au domicile, plus de la moitié des patients
atteints de cancer et plus de la moitié de leurs conjoints
présentent une détresse psychosociale significative. Cette
proportion peut s’expliquer par le potentiel mortel de
cette pathologie, très présent dans l’esprit de ceux qui
en sont atteints, dans celui de leur entourage, mais aussi
dans l’imaginaire collectif. Des pourcentages similaires
avaient été retrouvés dans l’étude menée par Seigneur et
al. [12], qui avait porté sur des patients atteints de cancer,
comparés à des diabétiques insulinodépendants et à des
transplantés rénaux. De plus hauts niveaux de détresse
psychosociale avaient été d’ailleurs retrouvés chez les
conjoints de patients suivis pour un cancer par rapport aux
deux groupes témoins.
Nos résultats confirment ensuite l’existence d’un lien
entre la détresse psychosociale du patient et celle du
conjoint. Ce lien peut témoigner du fait que l’adaptation du
conjoint est influencée par l’adaptation du membre malade
du couple, et vice-versa [11]. Le caractère transversal de
notre étude ne permet pas de savoir quelle est la direction
privilégiée de cette influence mutuelle possible.
La corrélation positive significative retrouvée entre le
degré d’ouverture à la communication autour du cancer
chez les patients et celui de leur conjoint laisse entendre
qu’au sein de chaque couple, un mode de communication
(ouvert ou restreint) est privilégié par rapport à un autre,
qu’il s’agisse là d’une caractéristique du couple antérieure
à la survenue du cancer d’un de ses membres ou bien
de l’adaptation d’un des deux partenaires au style de
communication adopté par l’autre membre du couple une
fois le cancer présent dans la réalité familiale. Certaines
familles rapportent s’adapter à la réalité qu’elles doivent
affronter, en ne parlant jamais du cancer [14]. Certains
couples se fournissent ainsi un appui l’un à l’autre, sans
mots [2] : même si une telle stratégie de communication à
propos du cancer est considérée par certains professionnels
de santé comme « mauvaise », en réalité l’important est
que la stratégie utilisée soit conforme à la philosophie de la
famille, comprise par tous ses membres [5] et que chacun
des partenaires en soit satisfait.
Dans notre population, la facilité ou les difficultés
de communication du patient, du conjoint ou d’un des
membres du couple ne se sont pas avérées liées respectivement à la détresse psychosociale du patient, du conjoint
ou de l’autre membre du couple. Ces résultats sont en
contradiction avec l’étude de Normand et al. [9] sur une
M. Paradis et al.
population de femmes atteintes de cancer du sein, qui
avait montré que moins la communication conjugale était
fréquente, plus la symptomatologie dépressive était élevée
pour la patiente et pour son conjoint. L’étude de Normand
et al. ne permettait certes pas d’établir une relation de
causalité entre la fréquence de la communication conjugale
et la symptomatologie dépressive : une personne déprimée
a, en effet, tendance à communiquer moins, et inversement, le fait de se sentir moins autorisé à communiquer
autour du cancer peut susciter un sentiment d’isolement
et favoriser l’émergence d’affects dépressifs. Toutefois,
rappelons que l’ODCF ne mesure en aucune manière, ni la
fréquence des échanges au sein d’un couple, ni la qualité de
la communication autour du cancer d’un des membres du
couple, en termes d’authenticité, mais avant tout le choix
de parler ou d’éviter de parler du cancer en famille. De
« bonnes raisons » peuvent présider à chacun de ces choix :
parler pour partager une expérience très mobilisatrice avec
des proches que l’on croit capables d’assumer une telle
réalité et dont on attend du soutien, ou ne pas parler,
essentiellement pour protéger des proches, dont on tient à
prendre soin.
Nos résultats montrent avant tout l’importance, pour
le confort psychologique de chacun des membres d’un
couple confronté au cancer, d’une concordance entre le
style de communication adopté par les deux partenaires. En
revanche, si l’un des deux membres du couple a tendance à
parler facilement du cancer, alors que c’est l’inverse pour
l’autre, on peut penser que la dysharmonie créée ainsi
au sein de la dyade engendre un malaise plus important
qu’une collusion du silence entre partenaires. De tels
résultats inciteraient donc à moduler les recommandations
à faire aux patients atteints de cancer et à leurs proches,
en matière de communication autour du cancer, en tenant
compte des modes de communication déjà existants au sein
de chaque couple. Toutefois, cette différence entre les
niveaux de détresse des patients (ou des conjoints) selon le
caractère « concordant » ou « discordant » de la communication autour du cancer au sein de chaque couple ne faisait
pas partie de nos hypothèses a priori. Même si les tailles de
l’effet du style de communication au sein de chaque couple
sont relativement importantes (0,82 et 0,73), une telle
hypothèse mériterait d’être retestée, en tant que telle,
dans une étude ultérieure utilisant les mêmes outils de
mesure.
Notre étude comporte certes un certain nombre de limitations. Son effectif restreint, d’abord, impliquant que ces
résultats préliminaires puissent être confirmés à plus large
échelle. Le fait, ensuite, que pour répondre aux objectifs
globaux que nous nous étions fixés seules des familles
avec enfants entre quatre et 16 ans vivant au domicile
aient été incluses : toute extrapolation de ces résultats
aux couples en général confrontés au cancer doit être
prudente. Il faut également rappeler que l’ODCF n’évalue
que la facilité à parler du cancer en famille, sans distinguer
la communication entre adultes ou avec les enfants. Enfin,
l’ODCF ne permet pas de faire la distinction entre une communication restreinte, autour du cancer, mais authentique
sur le plan émotionnel et informative quant à l’essentiel,
et une communication entravée et maladroite, évitante et
insatisfaisante, ou laissant échapper des informations non
commentées, ambiguës et inquiétantes.
Communication, couple et cancer
Conclusion
Notre étude a voulu tester les liens entre la détresse
psychosociale de chacun des deux partenaires d’un couple
confronté au cancer d’un de ses membres et le style de
communication au sein de la famille autour du cancer,
en ayant évalué ce dernier auprès des deux membres du
couple. La détresse des couples dont un membre est atteint
de cancer et qui ont la charge d’enfants mineurs, vivant au
domicile, est fréquente et il existe un lien entre la souffrance de l’un des membres du couple et celle de l’autre
membre. Cette constatation n’est pas sans conséquences
pratiques, car on pourrait dire qu’il y a grossièrement des
« couples en souffrance » et des couples qui semblent s’en
sortir plutôt bien face à une telle réalité. Il importe donc
de rester attentif à la famille et plus précisément au couple
dont fait partie un patient atteint de cancer et savoir tendre
une perche à l’autre partenaire lorsque le patient lui-même
ou son conjoint expriment une demande d’aide psychologique ou font l’objet d’une consultation d’évaluation
psychologique, au cours de la prise en charge de l’affection
cancéreuse. Le médecin doit également s’informer de
l’organisation mise en place par la famille pour faire face
à la maladie, notamment des « personnes ressources » auxquelles la famille peut demander aide et soutien. Ce travail
a montré qu’une moindre souffrance psychologique chez
chacun des membres du couple était associée à un style
de communication « concordant » entre les deux membres
du couple (ouvert chez les deux, ou restreint chez les
deux). Ces résultats inciteraient les soignants à respecter
le mode de communication utilisé préférentiellement par
chaque couple et à être particulièrement vigilant lorsqu’un
membre du couple a tendance à parler facilement du
cancer, contrairement à l’autre.
Des études complémentaires seraient nécessaires
pour mieux analyser les différentes composantes de la
communication à propos du cancer au sein des couples,
avec ou sans enfants, afin de mieux détecter les familles
en difficultés et proposer de façon plus adaptée des aides
psycho-oncologique appropriées.
Remerciements
Nous tenons à remercier tout particulièrement le Dr Etienne
Seigneur d’avoir mis à notre disposition sa traduction de
151
l’ODCF en français, l’ensemble des soignants, et bien sûr
les familles sollicitées, pour avoir facilité la réalisation de
ce travail.
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