ANNALS OF
MATHEMATICS
anmaah
SECOND SERIES, VOL. 171, NO. 3
May, 2010
Sur un probl`eme de Gelfond : la somme
des chiffres des nombres premiers
Par
Christian Mauduit
et
Jo¨
el Rivat
Annals of Mathematics, 171 (2010), 1591–1646
Sur un problème de Gelfond : la somme des
chiffres des nombres premiers
Par
CHRISTIAN MAUDUIT
et
JOËL RIVAT
Abstract
In this article we answer a question proposed by Gelfond in 1968. We prove
that the sum of digits of prime numbers written in a basis
q>2
is equidistributed
in arithmetic progressions (except for some well known degenerate cases). We
prove also that the sequence
sq.p//
where
p
runs through the prime numbers is
equidistributed modulo 1if and only if ˛2RnQ.
Résumé
L’objet de cet article est de r
´
epondre
`
a une question pos
´
ee par Gelfond en 1968
en montrant que la somme des chiffres
sq.p/
des nombres premiers
p´
ecrits en base
q>2
est
´
equir
´
epartie dans les progressions arithm
´
etiques (except
´
e pour certains
cas d
´
eg
´
en
´
er
´
es bien connus). Nous montrons
´
egalement que la suite
sq.p//
o
`
u
p
d
´
ecrit l’ensemble des nombres premiers est
´
equir
´
epartie modulo
1
si et seulement
si ˛2RnQ.
1. Introduction
Dans tout cet article,
q
d
´
esigne un nombre entier sup
´
erieur ou
´
egal
`
a
2
. Tout
nombre entier npeut s’´
ecrire de mani`
ere unique en base qsous la forme
(1) nDX
k>0
nkqk.nk2 f0; : : : ; q 1g/;
o
`
u les
nk
sont tous nuls
`
a partir d’un certain rang. La somme des chiffres du nombre
entier n´
ecrit en base qest d´
efinie par :
(2) sq.n/ DX
k>0
nk:
Dans toute la suite,
p
d
´
esigne un nombre premier,
P
l’ensemble des nom-
bres premiers et pour tout nombre r
´
eel
x
on note
bxcDmaxfn2Z; n 6xg
,
kxkDmin
n2Zjxnjet e.x/ Dexp.2i x/.
1591
1592 CHRISTIAN MAUDUIT ET JOËL RIVAT
1.1. La recherche de nombres premiers dans des suites classiques. La re-
cherche de nombres premiers dans des suites particuli
`
eres est un probl
`
eme clas-
sique en th
´
eorie des nombres, connu pour sa difficult
´
e, et pour lequel on dispose
de tr
`
es peu de r
´
esultats. En dehors du r
´
esultat initial
´
etabli par Dirichlet en 1837 [37,
pp. 315–350]
´
etudiant la r
´
epartition des nombres premiers dans les progressions
arithm
´
etiques, pr
´
ecis
´
e ult
´
erieurement par le th
´
eor
`
eme de Siegel-Walfisz (on trou-
vera une preuve de ce dernier th
´
eor
`
eme dans [14, Chapitre 8]), les suites classiques
dans lesquelles on est capable d’estimer pr
´
ecis
´
ement la proportion de nombres
premiers sont les suites form
´
ees des entiers de la forme
bc
ou de la forme
bn˛c
.
Dans le premier cas, cela r
´
esulte facilement du th
´
eor
`
eme
´
etabli par Vinogradov en
1948 montrant l’
´
equir
´
epartition modulo
1
de la suite
p/p2P
lorsque
˛2RnQ
(on trouvera une preuve de ce th´
eor`
eme dans [14, Chapitre 9]).
Dans le second cas, on ne dispose que de r
´
esultats partiels concernant soit
presque tout
˛
, soit des intervalles
1 < ˛ < ˛0
pour certaines valeurs de
˛0
. La
valeur
˛0D12=11
obtenue en 1953 par Piatetski-Shapiro [47] a
´
et
´
e am
´
elior
´
ee
successivement par Kolesnik, Graham, Leitmann, Heath-Brown, Liu et Rivat, la
meilleure valeur actuelle
˛0D1:16117 : : :
ayant
´
et
´
e obtenue par Rivat et Sargos
dans [52].
Ces r
´
esultats de nature analytique sont
`
a mettre en parall
`
ele avec ceux qui ont
pu
ˆ
etre obtenus gr
ˆ
ace
`
a des constructions de nature alg
´
ebrique. Il est connu depuis
les travaux de Fermat que tout nombre premier
p1mod 4
est de la forme
m2Cn2
(voir par exemple Hardy-Wright [22, Th. 251]) et Fouvry et Iwaniec [18] ont r
´
eussi
en 1997, en exploitant la nature alg
´
ebrique du probl
`
eme et en utilisant des m
´
ethodes
de crible tr
`
es sophistiqu
´
ees,
`
a obtenir une formule asymptotique pour le nombre de
nombres premiers
p6x
de la forme
pDm2Cn2
avec
m
premier.
`
A la suite de ce
travail, Friedlander et Iwaniec [20],[19] ont apport
´
e une contribution majeure dans
cette direction en montrant un r
´
esultat de m
ˆ
eme nature pour les nombres premiers
de la forme
pDm2Cn4
, suivis par Heath-Brown [26] pour les nombres premiers
de la forme
pDm3C2n3
. L’existence d’une infinit
´
e de nombres premiers de la
forme
pC2
(nombres premiers jumeaux), de la forme
n2C1
(plus g
´
en
´
eralement de
forme polynomiale), de la forme
2nC1
(nombres de Fermat),
2n1
(nombres de
Mersenne) ou dans des suites r
´
ecurrentes lin
´
eaires, constitue une s
´
erie de probl
`
emes
tr`
es largement ouverts [51].
Les r
´
esultats que nous pr
´
esentons dans ce travail s’inscrivent dans ce cadre
puisque nous montrons par exemple la bonne r
´
epartition des nombres premiers
dans la suite des entiers npour lesquels sq.n/ amod m.
1.2. Représentation des nombres premiers en base q.Les r´
esultats que nous
pr
´
esentons s’inscrivent
´
egalement dans le cadre de l’
´
etude de la repr
´
esentation des
nombres premiers en base
q
. On conna
ˆ
ıt peu de r
´
esultats sur ce sujet en dehors des
travaux de Copeland et Erd
˝
os [7] en 1946 qui montrent, pour tout ensemble
E
de
LA SOMME DES CHIFFRES DES NOMBRES PREMIERS 1593
nombres entiers v
´
erifiant, pour tout
< 1
,
cardfn6x; n 2Eg  x
pour
x
assez
grand, la normalit
´
e du nombre r
´
eel dont l’
´
ecriture en base
q
est form
´
ee de
0;
suivi
de la concat
´
enation dans l’ordre croissant des
´
el
´
ements de l’ensemble
E´
ecrits en
base q. Il d´
ecoule en particulier de leur th´
eor`
eme que
X
p6x
sq.p/ D1
2.q 1/ x
log qCo.x/
et on trouvera dans [32],[54],[27] des estimations plus pr´
ecises de cette fonction
sommatoire de la somme des chiffres des nombres premiers, dans [33] celle des
moments d’ordre
k
, et dans [35],[34],[2] l’
´
etude de la distribution limite de la fonc-
tion somme des chiffres dans l’ensemble des nombres premiers. Le th
´
eor
`
eme de
Lejeune Dirichlet [37, pp. 315–342]concernant la r
´
epartition des nombres premiers
dans les progressions arithm
´
etiques rentre
´
egalement dans ce cadre et il permet
de montrer, comme l’a remarqu
´
e Sierpi
´
nski, que pour toute suite finie de chiffres
a1; : : : ; am
et
b1; : : : ; bn
telle que
.bn; q/ D1
, il existe une infinit
´
e de nombres pre-
miers dont les
m
premiers chiffres sont successivement
a1; : : : ; am
et les
n
derniers
chiffres successivement
b1; : : : ; bn
([55] contient une preuve de ce th
´
eor
`
eme dans
le cas
qD10
et attribue
`
a une remarque de Knapowski le cas g
´
en
´
eral). Harman a
´
etendu dans [23] ce r
´
esultat
`
a des nombres premiers qui poss
`
edent certains chiffres
librement pr
´
eassign
´
es, d
´
emontrant ainsi une conjecture due
`
a Wolke [60], qui avait
pu en donner une preuve sous l’hypoth`
ese de Riemann g´
en´
eralis´
ee.
On remarque que si
p>3
est un nombre premier, alors
26s2.p/ 6jlog p
log 2kC1
.
L’existence d’une infinit
´
e de nombres premiers de Fermat ou de Mersenne, qui
correspondent respectivement
`
a la borne inf
´
erieure et
`
a la borne sup
´
erieure de cette
in
´
egalit
´
e, constitue un probl
`
eme d’une difficult
´
e extr
ˆ
eme qui s’inscrit
´
egalement
dans le cadre de l’´
etude de la repr´
esentation des nombres premiers en base 2.
Par ailleurs on ne conna
ˆ
ıt pas d’algorithme simple permettant de savoir si un
nombre entier est premier
`
a partir de la donn
´
ee de son
´
ecriture en base
q
. Minsky et
Papert ont d’ailleurs montr
´
e dans [43] que l’ensemble des nombres premiers n’est
reconnaissable par aucun
q
-automate fini (pour cette derni
`
ere notion, on pourra
consulter [1] ou [13]). Cobham a pr
´
esent
´
e dans [6] plusieurs preuves alternatives de
ce r
´
esultat qui a
´
et
´
e g
´
en
´
eralis
´
e par Hartmanis et Shank dans [24] et Sch
¨
utzenberger
dans [53] en montrant qu’aucun ensemble infini de nombres premiers n’est recon-
naissable par un
q
-automate fini (ni m
ˆ
eme par un automate
`
a pile) et par Mauduit
dans [39] en montrant que l’ensemble des nombres premiers n’est engendr
´
e par
aucun morphisme sur un alphabet fini.
Les th
´
eor
`
emes que nous
´
etablissons ici peuvent
ˆ
etre interpr
´
et
´
es comme une
d
´
emonstration de l’ind
´
ependance statistique entre la propri
´
et
´
e multiplicative
ˆ
etre
un nombre premier
et une propri
´
et
´
e de nature automatique relative
`
a la repr
´
e-
sentation des nombres entiers en base
q
(le lecteur trouvera dans l’introduction
1594 CHRISTIAN MAUDUIT ET JOËL RIVAT
de [17] une pr
´
esentation de l’aspect automatique de ce probl
`
eme). On pourra
´
egalement parler de l’ind
´
ependance statistique entre une propri
´
et
´
e multiplicative et
une propri´
et´
eq-multiplicative ou q-additive (notions introduites ind´
ependemment
par Bellman et Shapiro [3] et Gelfond [21]), la fonction somme des chiffres v
´
e-
rifiant, pour tous entiers
k
,
a
,
b
tels que
b < qk
, la relation
sq.qkaCb/ D
sq.qka/ Csq.b/.
1.3. La fonction somme des chiffres. La fonction somme des chiffres appara
ˆ
ıt
dans de nombreux probl
`
emes math
´
ematiques (voir [40] pour un survol de ces ques-
tions) mais c’est Mahler qui la fait intervenir le premier dans un contexte d’ana-
lyse harmonique profond
´
ement li
´
e
`
a notre propos. Il introduit dans [38] la suite
.1/s2.n/n>0
afin d’illustrer plusieurs th
´
eor
`
emes d’analyse spectrale obtenus par
Wiener [59] et montre en particulier :
THÉORÈME A. Pour tout nombre entier kla suite
1
NX
n<N
.1/s2.n/.1/s2.nCk/N>1
converge et sa limite est non nulle pour une infinité de k.
Ces travaux ont ouvert la voie
`
a l’
´
etude spectrale des syst
`
emes dynamiques
symboliques. En effet la convergence de cette suite peut
ˆ
etre comprise comme
une cons
´
equence de l’unique ergodicit
´
e du syst
`
eme dynamique associ
´
e
`
a la suite
..1/s2.n//n>0
appel
´
e syst
`
eme dynamique de Thue-Morse (voir par exemple [48]).
Keane a montr
´
e dans [36] que pour tout entier
k
, la limite de cette suite est
´
egale au
k
-i
`
eme coefficient de Fourier de la mesure de corr
´
elation associ
´
ee au
syst
`
eme dynamique de Thue-Morse, c’est-
`
a-dire le produit de Riesz
Qn>0.1
cos 2nt/
. Des r
´
esultats analogues ont
´
et
´
e obtenus dans [8],[42], pour la classe plus
g´
en´
erale des suites q-additives ou q-multiplicatives.
1.4. Le théorème de Gelfond et ses conséquences. Des r
´
esultats importants
concernant la r
´
epartition dans les progressions arithm
´
etiques de la somme des
chiffres de certaines suites classiques ont
´
et
´
e donn
´
es par Gelfond dans [21] (on
trouvera dans [15] des premiers r
´
esultats concernant le cas o
`
u
m
est un nombre
premier) :
THÉORÈME B. Soient
q
,
m
,et
d
des nombres entiers positifs tels que
q>2
et
.m; q 1/ D1
. Alors pour tout
.a; r/ 2 f0; 1; : : : ; m 1gf0; 1; : : : ; d 1g
on a
cardfn < N; sq.n/ amod m; n rmod dg D N
md CO.N /
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