Heidegger et le lieu : avenir de la pensée philosophique

Telechargé par Emna Boughdiri
Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly
L’AVENIR DU LIEU
« Car je ne « critique » jamais Heidegger sans
rappeler qu’on peut le faire depuis d’autres lieux
de son texte. »
(Jacques Derrida)
Penser le lieu et donc ouvrir dans la pensée elle-même un accès
ou un abord à tout ce qui pourrait se laisser spatialiser, telle sera la
voie qu’il nous appartiendra de tracer dans l’écriture de Heidegger.
Certes, le lieu est loin de constituer un des concepts fondamen-
taux de cette philosophie, ni non plus il ne forme une thématique
constante dans ce cheminement de pensée. Le terme de « lieu »
renverrait néanmoins à un réseau de « concepts » à partir duquel la
question en direction de l’être s’organisera, se précisera, voire se
radicalisera. Or penser le lieu, c’est d’emblée — et nous souhai-
terions montrer que Heidegger l’aura aperçu — engager la pensée
elle-même vers la possibilité insigne et incessamment renouvelée
de se questionner. Se questionner ne saurait vouloir dire autre chose
que ceci : s’engager dans le questionnement sans jamais que celui-
ci ne puisse s’interrompre en une idée fixe ou se suspendre par un
contenu déterminé. C’est au cœur de ce questionnement infini que
se dévoilerait paradoxalement en quoi et pourquoi la pensée en
vient toujours dans son indétermination initiale à se déterminer. Car
voici ce qui est en jeu dans la question du lieu : la possibilité qui unit
et engage, assigne et oblige la pensée à être le lieu d’une « co-appar-
tenance » entre son indétermination et sa détermination. Toute la
question est là et devient alors : que se passe-t-il dans et par cette
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« co-appartenance » ? Cela veut dire que la question du lieu se pose-
rait à partir de l’écriture de Heidegger en cherchant et en recher-
chant ce qui au plus profond de cette écriture la renverrait inces-
samment à elle-même, la renverrait là où sa geste supposerait le
« jeu » interminable entre son indétermination et sa détermination.
Or, ce qu’il nous importe de souligner en ouverture de notre
réflexion n’est rien de moins que la nécessité de penser le geste hei-
deggérien depuis cette question, qui ne cessera jamais de relancer et
de réanimer le lieu de cette pensée1. Et donc d’engager ce geste de
pensée dans la question apte à déceler et à révéler le lieu de son
déploiement propre.
Disons-le de façon liminaire : toute la réflexion à suivre sur
Heidegger et la question du lieu se fera depuis une question jamais
directement soulevée par lui. C’est dire qu’elle tentera d’imaginer
depuis la thématisation expresse de la question du temps ce qu’il
aurait pu avancer et poursuivre quant au lieu. Elle s’essayera donc à
formuler à partir de la question heideggérienne ce qui questionne
encore en cette question. Comme si la question heideggérienne
demeurait encore et toujours travaillée par une autre question.
Ainsi, en partant de l’interrogation en direction de l’être à partir
du temps — interrogation qui se déploie en premier lieu dans Sein
und Zeit —, nous tenterons d’éveiller la teneur d’une autre question
non seulement connexe ou annexe, mais proprement co-constitutive
de la temporalité de l’être. C’est donc en s’autorisant de Heidegger
lui-même et de ce qu’il aura d’abord explicité quant à la probléma-
tique de la spatialité2, puis quant à la co-appartenance du bâtir et de
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1. Rappelons ici, et ce pour souligner la proximité, voire l’indisso-
ciabilité, entre la temporalité et le lieu, ce que Heidegger, en marquant
l’intimité entre temporalité et présence, décèle dans l’histoire de la méta-
physique. Marquant la signification temporelle de l’ousia, Heidegger fait
entendre sa résonance pré-philosophique dans la langue grecque. Avant
de signifier présence, ousia renvoie d’abord à la « propriété » ou encore
au « domaine ». C’est, en quelque sorte, à partir de cette signification ori-
ginaire que Heidegger retrouve, cette fois-ci dans l’allemand, une conso-
nance particulière. Le terme « Anwesen » signifie en effet « domaine »,
« propriété » et se voit par Heidegger infléchi vers la temporalité de
l’Anwesenheit. Comment ne pas déjà voir dans cette origine de la tem-
poralité conçue comme présence la pré-séance non présente du lieu ?
2. Nous renvoyons ici à l’ouvrage incontournable de D. Franck inti-
tulé Heidegger et la question de l’espace, Paris, Minuit, 1990.
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LES TEMPS MODERNES
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l’habiter, que nous tâcherons de déceler la tension extrême et infi-
nie du lieu à partir duquel se met en mouvement cette pensée. Cela
reviendrait à dire que tout comme la question de la temporalité de
l’être, poser la question du lieu n’est nullement, et en aucun cas
énoncer une nouvelle « thèse » quant à l’être ou quant à la tempo-
ralité originaire de l’être. Car interroger le lieu ne reviendrait en
aucun cas à simplement mimer l’interrogation fondamentale de la
temporalité, encore moins rappeler un prétendu oubli ou manque-
ment dans la pensée de l’être. Il nous faudra par conséquent
emprunter le pas de l’interrogation heideggérienne dans son chemi-
nement le plus propre jusqu’au point où celui-ci révèle le lieu de son
éclosion. Comme si le lieu portait, et ce depuis toujours, l’appel qui
aurait été adressé à cette pensée. Il s’agit de suggérer une recon-
duction à la question qui aura toujours accompagné l’écriture de
Heidegger, la suivant à chaque inflexion et à chaque pli, au point où
celle-ci nous mènerait vers la possibilité de penser là où, disons « le
là où », cette pensée ne cesse d’advenir.
Qu’est-ce que le lieu ? Ou plus loin, qu’appelle-t-on le lieu ? Et
pourquoi la question « qu’est-ce que le lieu ? » ne peut-elle simple-
ment se substituer à la question qui lui est intimement liée, « qu’ap-
pelle-t-on le lieu ? » Autrement dit, pourquoi la question « qu’est-
ce qu’un lieu ? » ne suffit-elle pas à approcher ce que Heidegger
aura recherché sous tant et tant de noms différents (« la vérité de
l’être », la « pensée de l’être », voire le « retrait de l’être », etc.) et
qui, peut-être, se penserait plus radicalement dans et par ce que
nous souhaiterions nommer, l’« appel du lieu » ?
Avant de pouvoir approcher ces questions, il faut dire que nous
nous sommes tous déjà figuré « quelque chose » quant au lieu. Si
approximatif que ce mot demeure dans la langue, nous sommes déjà
introduits dans une certaine compréhension de ce qu’il serait. Or, il
est vrai que nous serions tous fortement embarrassés et désorientés
si nous devions concrètement expliciter ce qu’est un lieu. C’est pour-
quoi nous ne sommes que tenus de nous laisser engager dans la ques-
tion du lieu. Nous connaissons tous les premières percées de ce geste
que Heidegger n’aura peut-être jamais véritablement abandonné et
qu’il nomme le « cercle herméneutique » : irrémédiablement jeté
dans une pré-compréhension, il s’agit non pas de sortir de ce cercle,
mais uniquement de s’y investir convenablement. Ce qu’il faut ici
comprendre dans et par ce geste — et qui sera décisif pour notre
question —, c’est d’abord ceci : tout l’effort de l’interrogation
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heideggérienne sera concentré et orienté vers la possibilité de révé-
ler le lieu depuis lequel le Dasein, c’est-à-dire le « questionnant »,
pénètrera et s’engagera dans ce qui l’appelle et l’aura déjà sommé, à
savoir le lieu depuis lequel la question de l’être hérite de sa possibi-
lité propre. Aussi, et Heidegger ne cesse de le préciser au moins
depuis les paragraphes 31 et 32 de Sein und Zeit, l’exigence qui
apparaîtra à cette époque comme la tâche essentielle du Dasein sera
celle de s’enfoncer dans la possibilité de déceler le lieu où se posera
expressément la question de l’être.
Or, ce lieu d’interrogation, en suivant les analyses de Sein und
Zeit sur l’espace, n’est pas à comprendre sur le mode de l’ontologie
cartésienne du monde. Certes, ce mode est toujours déjà saisi, com-
pris et fondé dans le déploiement de la question de l’être. Il ne sau-
rait cependant ouvrir de lui-même à la question de l’être, car il
demeure attaché à une « idée déterminée », à un mode de saisie de
l’étant d’emblée décidé et enveloppé dans et par le concept de sub-
stantialité, partagé entre l’extensio et l’intellectio, et donc ancré dans
une « connaissance résolue » prétendant prescrire l’être à partir du
fondement idéel de « l’être sous la main constant3». Comme l’affirme
Heidegger, cette détermination du monde demeure déjà comprise
dans et par le projet d’une ontologie fondamentale, c’est-à-dire
moyennant le passage par une saisie plus radicale de l’être. Mais
la modalité de ce questionnement dévoilera — ce que Heidegger
ne manquera pas d’inscrire dans l’analyse de l’espace — la
« transcendance du monde » qui doit toujours être exposée et déjà
donnée au Dasein engagé dans la compréhension de l’être. Car c’est
à celui-ci qu’il appartiendra de reconduire le projet de l’analytique
existentiale, depuis l’« horizon mondain » à l’élucidation de l’étan-
tité en tant qu’elle apparaît dans le monde. En ce sens, la présuppo-
sition fondamentale qu’il faut d’emblée agréer et faire sienne, selon
Heidegger, afin de poser explicitement la question de l’être,
demeure l’« être-dans-le-monde » du Dasein lui-même. C’est-à-
dire que toute rencontre de l’étant présuppose toujours déjà
l’« intra-mondanéité » du Dasein. Or, nous savons que le monde est
fondamentalement déterminé par Heidegger comme horizon de la
temporalité en tant que telle. C’est donc à partir de cette tempora-
lité propre au monde que peut-être énoncée, affirmée et explicitée la
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3. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1927, § 21, p. 96 ;
Etre et Temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1990, p. 88.
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« temporalité spatiale » du Dasein. Ainsi, l’« intramondanéité » du
Dasein est aussitôt constituée dans sa temporalité propre là où celle-
ci signifie et indique son « être-spatial ». Cela veut dire, en somme,
que l’« être-spatial » du Dasein n’est effectif que sur le fond de l’ho-
rizontalité temporelle du monde. Le Dasein en tant qu’« être spa-
tialisant » intramondain provient donc de l’horizon temporal du
monde. Ainsi, pour Heidegger, le déploiement de l’espace n’ac-
quiert en soi-même sa possibilité propre que depuis l’horizon tem-
poral du monde au sein duquel la présentification de l’étant survient
dans et par la disposition du Dasein vers et envers la « contrée » en
tant que lieu de l’« apriorité » de l’étant. Heidegger le souligne à la
fin de l’analyse consacrée à La spatialité du Dasein et l’espace :
« Pas plus que l’espace n’est dans le sujet, pas plus le monde n’est
dans l’espace. L’espace est bien plutôt “dans” le monde pour autant
que l’être au monde constitutif du Dasein a ouvert de l’espace. L’es-
pace ne se trouve pas dans le sujet, et celui-ci ne considère pas
d’avantage le monde “comme si” celui-ci était dans un espace —
c’est au contraire le “sujet” ontologiquement bien compris, le
Dasein, qui est spatial et c’est parce que le Dasein est spatial de la
manière qu’on a décrite que l’espace se montre comme a priori. Ce
titre ne signifie pas quelque chose comme l’appartenance préalable
à un sujet de prime abord encore sans monde qui pro-jetterait un
espace. L’apriorié signifie ici : la primauté de l’encontre de l’espace
(comme contrée) lors de chaque rencontre intramondaine de l’à-
portée-de-la-main4. »
En libérant la possibilité de comprendre et de saisir l’« espace »
en sa radicalité essentielle en tant que « spatialité », Heidegger nous
oblige à une analyse qui ne relèguerait pas l’espace à un simple
mode secondaire et dérivé. Bien au contraire, l’espace demeure la
possibilité insigne, et non encore découverte, au sein de laquelle
peut se poser la question en direction de la spatialité essentielle et
authentique du Dasein. Comme si pour interroger en direction de la
spatialité du Dasein, il aura fallu une certaine appropriation du
monde, c’est-à-dire qu’il avait bien fallu « être auprès » et « dans »
la proximité de l’intramondanéité. Il s’agirait dès lors, pour Hei-
degger, de montrer que la spatialité ne survient pas à un Dasein
prédéterminé subjectivement qui, par le corps soudainement décou-
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4. Ibid., § 24, 111 ; trad. E. Martineau, p. 98.
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