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Henri Meschonnic - Critique du rythme

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CRITIQUE DU RYTHME
ÉDITIONS VERDIER
11220 LAGRASSE
HENRI MESCHONNIC
CRITIQUE
DU
RYTHME
anthropologie
historique
du
langage
VERl)IER
A l'inconnu
B rl0831-11A
BCErAABoAl-tA
• Dans la poésie c'est toujours la guerre ...
OSSIP MANDELSTAM, • Remarques sur la poésie ,.
(1923), dans Colkcted Works,Sobraniesoëinenijen 3
vol., New York, lnter-Language Literary Associates,
1966-1969, t. 2, p. 302.
La théorie du rythme
politique. Elle prend la suite du Signe et le
poème, et des volumes de Po"r la poétiq1'e.Des éléments, impliqués
dans CritiqM-e du rythme, sont développés dans Langage histoire "ne
mhne théorie, qui est en cours. Les deux livres participent d'un même
travail.
est
I
CRITIQUE,
HISTORICITÉ
DE LA THÉORIE
Critique, théorie : je vise à rendre ces tennes interchangeables, pour
situer l'entreprise qui commence ici, concernant le rythme dans le
langage, comme à la fois une pan de la théorie du langage, et la partie
qui en est peut-être la plus importante. Entrer immédiatement dans la
technique, ou dans son histoire, serait jouer un certain jeu. Pour savoir
quel est ce jeu un détour est nécessaire. Il s'agit de l'historicité des
discours. Où il s'impose que tout propos qui porte sur quoi que ce soit
du langage, exposé scientifique, énoncé didactique, ou essai, tout est
toujours stratégie, et pris dans un combat. Il s'agit d'indiquer lequel, et
quelle stratégie, quel enjeu sont livrés à l'occasion du rythme. Situer les
résistances. Ce qu'on a à gagner. Une poétique et une politique de
l'individuation est en jeu.
En fltrité, ü n'est pas de théom q11ine soit un
fragment. soigne11sement
préparé,tk quelque a11tobiographie.
Poésie et pensée abstraite •
(1939), Œ11wes,éd. de la Pléiade, I, 1320.
PAUL
t. Nécessité
et
VALtRY,
«
situation d'une critique
La théorie est critique. C'est son aventure. La théorie du langage est
une aventure de l'anthropologie. Elle ne peut pas ne pas se hasarder
comme théorie du sens, mettre à l'épreuve sa propre historicité, et celle
du langage. D'où à la fois elle est paniculière, et déborde ses limites.
Panant de l'implication réciproque entre le langage et la littérature, elle
ne refait plus l'erreur théorique et politique de ceux qui se sont tenus à
la technicité de ces problèmes. Le travail théorique se découvre autant
un travail de l'éthique et du politique. Ainsi il se découvre stratégie. Il
met à découvert le caractère nécessairement stratégique, situé, de tout
discours sur le langage. Tout discours sur le langage, qu'il le dise ou
non, est tenu, par hypothèse, pour ,impliquer une théorie du ~ens, du
sujet, du social, de l'histoire, de l'Etat. Tout discours sur l'Etat, sur
l'histoire, le social, la notion de sujet, impose d'y chercher comment il
implique un statut du langage, une position, un fonctionnement et une
fonction de la littérature. Cette hypothèse vaudra ce qu'elle permet de
mettre à découvert, de reconnaître dans ses stratégies. C'est-à-dire dans
son enjeu.
Cette recherche de la stratégie, de l'enjeu, dans les discours sur le
langage, fait la situation, et la condition d'efficacité de ce travail. Par là
il poursuit le questionnement commencé dans le Signe et le poème 1• et
1. Gallimard, le Chemin, 197S
16
CRITIQUE DU RYTHME
il est inséparable du travail en cours, Langage histoire une même
théorie2. S'il s'agit ici du rythme, des théories du rythme, c'est parce
qu'il y a à montrer par là que l'aventure théorique et l'aventure
poétique sont inséparables. Elles panagent une même historicité, un
même inconnp. Les relations du rythme et d~s méthodes pour le définir
exposent de manière privilégiée l'enjeu épistémologique des sciences
humaines, d'une diéorie du sens, enjeu non seulement poétique mais
politique des pratiques littéraires : c'est l'imponance de la littérature,
paniculièrement de la poésie, non dans les politisations, pas plus que
dans les poétisations, mais dans le politique, jusqu'à la politique.
Détour pour donner un sens plus fon à l'intuition d'Ezra Pound, que
la littérature est vitale pour une société. Ce que je ne prends pas
seulement pour une vitalité, mais pour un révélateur de son sens du
sens, de son sens de l'histoire, de son sens des sujets.
Je situe plus loin mon propos, pour placer son efficacité : sa prise,
qui fait son actualité, sans l'enfermer dans des polémiques à oublier,
des problèmes pour spécialistes. Mais il y a d'abord à fonder
réciproquement le terme de théorie et le terme de critique. Pour ne pas
confondre théorie et science, du moins pour ce qui est du langage et de
la littérature, et pour lier dans la critique l'un par l'autre le rejet des
schémas installés et la recherche d'un nouveau à penser.
Seule cette recherche du nouveau, du non pensé, peut être cntique, se constituer comme critique, faire qu'il n'y ait pas des
critiques mais une critique radicale. C'est bien pourquoi il y a à
montrer que le rythme dans le langage n'est pas une notion technique, à
laisser à la seule technique. Aux spécialistes du vers. La théorie du
rythme doit choisir entre la reproduction de son ordre ancien, qui se
continue et s'enseigne panout, avec des variantes, et la négation de cet
ordre. Le perpétuer, c'est s'assurer dans la loi, mais perdre, du coup,
tout caractère de théorie, au sens où une théorie est une recherche, non
un maintien de l'ordre. La théorie doit donc être négative. Elle coun
alors nécessairement un risque, des risques. Elle ne peut plus être
assurée. Ce qui s'enseigne n'est pas èe qui la garantirait, puisqu'elle le
nie. Elle n'est assurée par rien. Elle n'est pas non plus assurée de ce
qu'elle dit, pqisqu'elle l'avance. Discours hypothétique. Reçu comme
s'il était inquisitorial. C'est que précisément il n'est pas reçu. Ne peut
pas l'être par ceux dont il se retire. La critique a donc une double
2. Dont le début et des fragments ont paru jusqu'ici, sous forme de chroniques :
• Langage,histoire, une même théorie •• NRF, sept.-oct. 1977; « La vie pour le sens,
Groethuysen •• NRF, nov.-déc. 1977, janv-mars-avril 1978; • Situation de Sanre dans le
langage •• Obliques, n" spécial Sanre, 1979; « L'apocalypse ou l'histoire ,., NRF, août
1979; • Mensonge scientifique et vague romanesque, NRF, oct. 1979; « Religion
maintien de l'ordre •• NRF, fév. 1980; • li n'y a pas de judéo-chrétien ,., NRF, mars
1980; « L'Apocalypse .., NRF, avril 1980.
CRITIQUE, HlSTOIUCiri
DE LA THtOIUE
17
difficulté : découvrir, établir son utopie, et résister à l'occupation
actuelle. Sa difficulté lui est difficile à elle-même. Aussi, constatant ce
qui est diffusé, depuis les enseignements de linguistique jusqu'à ceux de
littérature, elle aurait tendance à redire le mot de Bachelard : « tout ce
qui est facile à enseigner est inexact » 3•
La théorie n'est pas ici l'absolu étymologique où Aristote voyait une
contemplation de la vérité, indépendante de toute pratique, de toute
poétique (Métaphysique A, 2, 982 b 10). D'où la certitude, qui en fait
·une doctrine, avec le dogmatique des doctrinaires. André Breton était
théoricien, en ce sens. Mais la théorie du langage, du rythme, est
théorie de, au sens, aristotélicien aussi, d'investigation (Métaphysiqut
:x, 1, 993 a 30). La recherche de ce qui fonde historiquement toute
pratique du sens. Que pourrait désigner la maxime de Goethe citée par
Cassirer : • Das Hôchste wâre : zu begreifen, das alles Faktische schon
Theorie ist - Le summum serait de saisir que tout ce qui est de l'ordre
du fait est déjà théorie » 4 • Une recherche infinie comme le sens,
l'histoire. Qui ne s'identifie à aucune norme, aucune autorité, et
qu'aucune verité-unité-totalité non plus ne borne. Elle déborde donc la
saturation formelle de la doctrine structuraliste, qui a passé longtemps
pour la théorie, au point de laisser derrière elle ce mélange
caractéristique de procédés et de lassitude, favorable aux retours de
l'autorité, aux penseurs de charme, et aux bricolages qui couvrent la
carence théorique.
La science seule, je la laisse au mathématisable, et à son règne, qui est
toujours désastreux pour le langage. La théorie du langage n'est pas
science au sens des sciences exactes ou des sciences de la nature. Parce
que le langage n'est pas de la nature. Elle n'est pas science au sens de la
phénoménologie allemande, qui est le sens allemand tout court. Parce
qu'elle n'a pas intérêt à cette confusion avec la philosophie, étant une
critique de la philosophie. Ce sens allemand inclut la théologie. Il
montre sa continuité avec l'herméneutique. Y prend aussi le sens
marxiste, qui élimine à son profit l'épistémologie même. La sciencevérité, la science-dogme. Pure de l'idéologie. S'il y a un rire des dieux,
il y a un rire de la critique. Quant aux sciences que les Allemands
appellent les sciences de l'esprit, les Anglo-Américains les sciences
sociales, les Français les sciences humaines, et particulièrement par
rapport aux sciences du langage, la théorie du langage, la critique du
rythme sont une méta-linguistique. Une critique de la science. Dans ce
3. • En ce qui concerne la connaissance théorique du ml, c'est-à-dire en ce qui
concerne une connaissance qui dépasse la ponée d'une simple description - en laissant
aussi de côté l'arithmétique et la géométrie -, tout ce qui est facile à enseigner est
inexact •• Bachelard, LAphJosophit d11non, PUF, 19-40,p. 2S.
4. Ernst Cassirer, Essaisur l'homme, éd. de Minuit, 1975, p. 24S.
18
CRITIQUE DU llYTHMB
qu'elle a de régional. La critique suppose qu'une théorie du langage
implique une théorie de la société. Seule la p~tique du discours peut
faire cette poétique de l'individu et de l'Etat. Elle n'est pas une
linguistique descriptive du discours, puisque, tout en visant des
descriptions nouvelles, elle inclut l'épistémologie des questions de
l'histoire dans celles du langage. Si c'est une science, ce n'est pas au sens
cumulatif, et sûr de soi. C'est seulement au sens peut-être indéfiniment
inchoatif de ce qui se cherche en dehors du savoir - une « science
nouvelle », au sens de Vico.
Il y aurait, par la théorie du rythme, à faire peut-être l'analogue,
pour la « culture littéraire », de ce que Bachelard entreprenait pour les
sciences, et qu'il estimait, en 1940, impossible pour la culture
littéraire : « Nous croyons, pour notre part, qu'une philosophie du
non ne peut pour l'instant animer une culture littéraire. Une culture
littéraire qui s'attacherait à utiliser sans préparation objective les
thèmes de la philosophie du non n'aboutirait guère qu'à des arguties » 5•
Une « volonté de négation » (ibid., p.135) qui n'aurait qu'elle-même
pour objet ne tournerait en effet qu'en polémiques. Mais les termes et
les relations ont changé. Il ne s'agit pas, au contraire même, de mimer
l'épistémologie scientifique. Les conditions d'une théorie du sens, de la
littérature, ne sont plus les mêmes, après le passage et la fin du
structuralisme, dont on pourrait dire qu'il a fait cette « préparation
objective ». De même, le passage de la grammaire générative. Il ne
s'agit plus de« culture littéraire », mais de théorie du langage, du sujet,
de l'histoire - de la réciprocité du poétique et du politique.
La sémantique n'est plus celle de Korzybski, mais celle de
Benveniste. Korzybski reste un exemple majeur de l'effet d'une
épistémologie des sciences sur un projet anthropologique. Considérant
les mathématiques comme le seul langage qui soit une « structure
semblable à la structure du monde » 6 , et du « système nerveux », il
programme une imitation généralisée de la nature et de la science qui
plaque un mimétisme cosmique sur le langage et l'histoire. C'est donc
parce que le langage, tel qu'il est, n'est pas bâti selon cette homologie,
et n'est qu'un « symbolisme incorrect » (p.84), qu'il nous mène à des
« désastres sémantiques » (p.59). Ainsi, « La structure de nos vieilles
langues a formé nos réactions sémantiques et suggéré nos doctrines,
croyances, etc., qui construisent nos institutions, coutumes, habitudes
et, enfin, conduisent fatalement à des catastrophes comme la Guerre
Mondiale » (p.269). Les problèmes de l'humanité sont réduits à des
S. LA pbilosoplm d11non, p. 132.
6. Alfred Konybski, Scientt and Sanity, An lntrod#Ctionto Non-Aristotclians:,sttms
and Gmn-al Snnantics, The International Non-Aristotelian Library Publ. Company,
Lakcville, Conn., 1973 (S• ~-; 1"' ~-, 1933), p. 47.
CRITlQUE, HISTOR.ICrrt
DE LA ndOR.IE
19
c troubles sémantiques,. (p.273). L'épistémologie scientifique peut
difficilement mener plus loin la méconnaissance de la spécificité de
l'histoire, du politique, du langage. La science nouvelle : de c nouveaux vocabulaires ,. (p.94). Tout langage n'est composé que de noms
et de termes de relations, (p.250). Ce qui méconnaît le caractère
essentiellement syntaxique du langage. Korzybski ne connaît pas
Saussure. Son mythe rationaliste pousse à l'extrême de la totalisation le
scientisme positiviste et le pragmatisme de Peirce, laissant le langage
dans une nomenclature qui aurait une c similaritéde struct#re,. avec
les faits (p.xlii), dans duc neuro-sémantique •· Pour sauver l'humanité, il annonçait une ère scientifique, et il maintenait le langage dans une
histoirenaturelle(p.48). Son « anthropologiegénérale», ou « science
généralisée de l'homme ,. (p.39), par opposé à l'anthropologie existante
dite c restreinte», partant avec l'intuition que « nous serons toujours
gouvernés par ceux qui gouvernent les symboles ,. (p. 77), ne pouvait
proposer comme thérapie sur le modèle de la science que cette
anthropologie onirique. Elle maintenait le dualisme qu'elle croyait
combattre, du langage à la vie, du général au particulier - qui
caractérise le plaqué des épistémologies scientifiques sur le langage.
Aventure propre à la sémiotique (Korzybski ne parle du langage qu'en
tennes sémiotiques, non linguistiques : « le langage d'une structure
moderne », p.42), il en montre le totalitarisme et l'infirmité. Le projet
laisse intacte la notion traditionnelle du rythme. Nostalgie de l'ordre.
Que date aussi son anthropologie sociale binaire; les modernes et les
« peuples primitifs ,. (p.201). Projet caduc, mais exemplaire : il revient
sous d'autres formes.
Bachelard se croyait libéré de Hegel : c La philosophie du non n'a
rien à voir non plus avec une dialectique a priori.En particulier, elle ne
peut guère se mobiliser autour des dialectiques hégéliennes ,. (livre cité,
135). Mais il dem~urait dans le ternaire, ses trois états à lui du
préscientifique, du scientifique et du c nouvel esprit scientifique ,.
(ibid., 54). Il reste à déshégélianiser la théorie du langage. Et de
l'histoire. La notion de rythme permet précisément d'infinitiser le sens,
de fragmenter infiniment l'unité, la totalité. De montrer l'enjeu du
discours.
Faire de la théorie (du langage) une critique, passe par le rejet de
l'opposition entre une théorie vraie et une théorie fausse. Une théorie
de la traduction n'est pas plus vraie qu'une autre. Elle situe les
traductions dans des postulats, des pratiques, des visées, des effets dont
les cohérences sont différentes. La philologie, elle, est l'ordre du vrai
ou faux. Une théorie du langage fondée sur le primat du signe et de la
langue n'est ni plus vraie ni plus fausse qu'une théorie fondée sur le
primat du discours. Chacune fonde un monde différent. C'est aux
20
CRITIQUE DU RYTHME
conséquences théoriques, pratiques, à la puissance explicative, à l'effet
d'historicisation qu'on les juge. Encore l'historicisation, si elle entraîne
à infinitiser, installe-t-elle un ordre qui n'est plus le grand ordre des
universaux. Mais celui de l'empirique. Et les composantes du jugement
comportent déjà des déterminations qui empêchent de choisir. Il n'y a
ni choix, ni jugement, entre l'ordre de l'historique et l'ordre d'une
pensée ahistorique du langage : pas plus qu'on ne choisit de naître dans
telle culture, d'être Nerval ou un autre. Le style n'est pas un choix :
c'est de ne pas avoir le choix. Seuls ont le choix ceux qui n'ont pas le
style. Entre une pensée historique et une pensée ahistorique du langage
il n'y a pas non plus de symétrie : une pensée ahistorique refuse
d'admettre les postulats de l'autre. Une pensée historique est celle qui
comprend toutes les stratégies comme telles. Il y a entre les deux un
conflit irréductible. Et toutes les stratégies ahistoriques, mêlées à celles
du pouvoir, brouillent ce conflit jusqu'à le rendre invisible. Toute
pensée est de circonstance. Comme la poésie.
C'est pourquoi l'étude du rythme n'est pas séparable de l'histoire de
ses théories. A moins de faire précisément une poétique ahistorique.
Comme l'analyse d'une traduction n'a pas le même sens hors de
l'histoire et de la théorie du traduire. Toute analyse porte son
historicité, et aussi l'enjeu de l'historicité. Une analyse est critique si
elle porte à découvert son enjeu. Seulement alors on peut dire qu'elle
vise à produire une crise. Mais ce n'est plus selon l'idée naïve d'une
discontinuité, d'une rupture. Plutôt la mise à jour des intérêts. Du
rapport interne, par la théorie du langage, entre poétique et politique.
Du conflit incessant. Non plus une pensée de la vérité, mais les
stratégies du sens. La critique n'est pas une mise en crise, parce qu'elle
montre que la notion de crise est elle-même une stratégie, un effet de
présentation : variante des discours mythologiques.
La critique du rythme n'est donc pas seulement, ni d'abord, une
critique des théories du rythme. Celle-là n'est possible, et nécessaire,
que pour construire une théorie du rythme qui fonde le rythme dans le
langage comme discours. Malgré les apparences, la critique des théories
est seconde, non première. Critique du rythme, et pas critique de la
théorie du rythme, c'est une fondation du rythme dans le langage,
c'est-à-dire dans le sens, non à côté du sens. D'où la transformation
complète de la notion de sens. Un examen dont les critères d'examen
sont indéfiniment soumis à l'examen. C'est pourquoi l'essentiel ne sera
pas la critique facile de certaines erreurs, mais l'essai de montrer la
solidarité interne des concepts, leurs effets mythologisants sur les
pratiques; l'essai de démontrer que le poétique et le politique ne
procèdent que par la dénégation de leur réciprocité. C'est pourquoi la
critique du rythme est aussi une critique de la poésie, et plus
CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE
21
généralement des pratiques littéraires. Du moins dans notre histoire
récente.
La critique est soumise aux critiques, puisqu'elle ne commence que
comme un examen « de sa possibilité et de ses limites en général » 7•
Mais la critique ne peut plus se faire sur des possibilités et des limites
.. en général ». Ses possibilités, ses limites sont situées, historiques non
seulement par leur date, mais par leur condition de fonctionnement.
Les quelques éléments de comparaison qui seront appelés ne le seront
pas pour esquisser une poétique comparative, mais pour. établir
l'historicité des notions et des pratiques. Aussi ne s'agit-il pas de faire
de la théorie un organon,puisqu'il ne s'agit pas plus de vérité ou de
certitude que de tarir • la source des erreurs » 8• Non plus que
d'interroger philosophiquement la connaissance qu'on peut avoir du
rythme. L'une des nécessités actuelles de la critique du rythme est de se
fonder après, hors de et contre Kant.
Prenant le rythme dans et par le langage, le langage dans et par le
rythme, il y a lieu de montrer qu'on ne vise pas une synthèse
conceptuelle du rythme, une catégorie abstraite, universelle, une forme
a priori de la sensibilité. Mais une organisation du sens de sujets
historiques. Seule la métrique conserve un temps kantien, homogène,
linéaire, mathématisable. Aussi a-t-elle une ambition de science. Seul le
mathématique était scientifique, pour Kant. Le langage était dans la
finalité providentielle, dans la croyance. La métrique retire le rythme
au discours, qui est l'historicité du langage, pour le mettre, comme je le
montrerai, dans la langue, faisant ainsi de la langue une catégorie
homologue à celles de l'espace et du temps chez Kant, • des conditions
de l'existence des choses comme phénomènes »9 • Subjectif, objectif,
.. le temps n'a qu'une dimension • (ibid., 61) chez Kant, alors que le
rythme comme sens du sujet dans un discours, dans une histoire, n'a
pas cette linéarité. Ni cette séparation d'avec l'espace. Dans le réel
historique, un espace est aussi un temps. Successivité, simultanéité,
sont indémêlables, plurielles. L'espace et le temps « formes pures »,
homogènes, font du rythme une entité réelle transcendante au
discours, comme le sujet transcendant. Une forme. D'où l'esthétique :
.. Le pur jugement de goût est indépendant de l'attrait et de
l'émotion ..10• Le jugement esthétique• ne donne aucune connaissance
de l'objet• (ibid., p.70). Le lien avec le« sentiment moral » est abstrait
(ibid., 177).
Pris dans le discours, et comme discours, le rythme ne peut plus être
7. Kant, Critiq•e M la{tmJtt de j•gn, préface de la 1ère édition (1790), Vrin, p. 17.
8. Kant, Critiq•e de la raisonp•re, 2ème préface, PUF, p. 25.
9. Critiq•e de la fac•lti M i•gn, éd. citée, p. 65.
10. Critiq•e de la raisonp•re, 2ème préface, PUF, p. 22.
22
CRITIQUE DU RYTHME
une fonction esthétique, ni la poésie. Le dualisme d11subjectif et de
l'objectif, qui panage le temps, régit aussi l'opposition de la raison et
de la démence, de la logique et de la poésie. Il mène la contradiction de
l'in-spiration comme extériorité, en-thousiasme - l'entrée, la visite de la
divinité. La forme et le dehors sont des paradigmes qui ensemble
s'opposent au sens, mettent le rythme hors du sens. Donc hors du
sujet, qui est identifié à la raison et au sens. La critique kantienne
implique le dualisme de la théorie du signe. Son esthétique, écrit
Adorno, « prenait racine dans l'unité de la raison, et en définitive dans
celle de la raison divine qui régnait dans les choses en soi » 11 • Il y aura à
montrer que la métrique panicipe du kantisme, comme du signe. Tous
deux ambiants, ayant cette sûreté d'elle-même qu'avait la science
positiviste. D'où, d'une cenaine manière, la métrique est un fossile
théorique. L'esthétique, qui en est inarrachable, même si elle fait tout
pour l'oublier, - le critère kantien de la« satisfaction désintéressée »,
comme dit Adorno 12 -, est dissoute par l'an moderne, pas seulement
chez Kafka. Un des effets de la modernité est de détruire les catégories
kantiennes pour tout an, et pas seulement pour l'an.
La théorie est critique si elle est le recommencement, le renouvellement infini de la critique. Infini comme le langage, l'histoire. C'est dire
que la critique est le déplacement même des sciences humaines. En quoi
la critique du rythme ne peut pas ne pas prendre dans la « théorie
critique » Je l'Ecole de Francfon : dans l'insistance sur la pratique, la
lutte contre la logique de l'identité, la dialectique définie par Adorno
comme un « effon pour voir le nouveau dans l'ancien, et non
seulement l'ancien dans le nouveau » 13, l'« anthropologie négative » de
Horkheimer. Mais prendre dans, non comme choisir, mais comme
commencer dans, prendre une de ses sources dans, ce n'est plus être
dans.
La « Théorie critique ,. restait centrée sur la Raison, gardait une foi
dans la Raison. Elle maintenait les concepts essentiels du marxisme.
Elle essayait une « synthèse » du marxisme et de la psychanalyse. Elle
était gouvernée encore par le mythe de l'unité. Sa théorie du sujet
confondait le subjectivisme, l'individualisme, le sujet de l'écriture. La
négativité, poussée jusqu'à refuser de se définir, ne l'empêchait pas de
rester hégélienne. Humaniste rationaliste, la « Théorie critique ,. est
aussi démunie devant la Crise et l'irrationnel politique que la
phénoménologie de Husserl. Elle restait solidaire de la culture
11. Th. W. Adorno, Tblarw tstbltiq11e,Paris, Klincksieck, 1974, p. 188.
12. Th. W. Adorno, A11to11rde
L, tblom estbltiq11e,Paris, Klincksieck, 1976,p. 119.
13. Dans Po1Arla mltacrili(Jlltdt la tluorit dt la connaissa11c,.
cité dans Manin Jay,
L'imagi,uitiondù.lectÜ/11e,
Histoire de l'Ecolede Francfort(1923·19S0),Payot, 1977, p.
90.
CRITIQUE, HISTOIUCrri
DE LA THf.OIUE
23
.. affirmative • (selon l'expression de Marcuse) dont elle déclarait la
défaite. Le mythe de la révolution est un mythe rationaliste, condamné
comme le rationalisme au même effondrement.
Si la théorie est critique, elle passe par la critique de la .. Théorie
critique•· Horkheimer pouvait croire, en 1937, à la critique comme
révolution : .. L'hostilité qui sévit actuellement dans la vie publique à
l'encontre de tout ce qui relève de la théorie est en fait dirigée contre
l'activité révolutionnaire liée à la pensée critique » 14 • Mais actuellement
le dégoût de la théorie qui fait suite au formalisme structuraliste
contribue à l'anti-critique. La subversion est devenue un des
beaux-arts, un culte et un ornement bourgeois. Elle a ses festivais, ses
inaugurations officielles. Elle est devenue une rhétorique de la
modernité : son propre mythe. Son épuisement a produit le terme
symptôme (absurde en soi) de postmoderne. C'est l'épuisement du
mythe révolutioMaire, du politique à l'érotique, du poétique au
social : institutionnalisé, ou renoncé, dogmatique mimé. Divers
néoacadémismcs. L'hostilité elle-même a changé : elle a intégré une
pan de ce qui relevait de la théorie, la repoussant de plus en plus aux
limites, ainsi dans le d~hors qu'est le terrorisme.
La Théorie critique dénonçait les .. vues synthétiques de grande
ampleur » 15 en cc qu'elles planent .. au-dessus des classes ,. (ibid., 55),
- la pensée comme un .. domaine autonome et clos à l'intérieur du
corps social • (ibid., 79). Horkheimer visait la phénoménologie de
Husserl, apparemment, en critiquant cc qu'il nommait la théorie
traditionnelle : « Dans la mesure où ce concept traditionnel de théorie
révèle une orientation déterminée, celle-ci tend vers un pur système de
signes mathématiques ,. (ibid., 18). Bien que le rapport au social et au
politique ne puisse plus passer, dans et par la théorie du langage,
comme il passait chez Horkheimer, il reste, même si la valeur en est
toute transformée, un report de la Théorie critique. Horkheimer
parlait de « l'activité coupée du réel qui se pratique dans certains
secteurs de l'entreprise universitaire • (ibid., 37). Il en déduisait que
cette activité, celle de la théorie traditionnelle, • concourt à l'existence
de la société telle qu'elle est • (ibid., 37). Rien ne s'est perdu de
l'actualité ni de la pertinence de son propos. Seul l'objet s'est modifié.
La théorie du langage, y compris celle du rythme, en offre des
exemples, que j'analyserai, parce que la théorie du langage, celle du
rythme particulièrement, • a aussi sa signification sociale ,. (ibid., 37).
L'ampleur de la théorie ne l'enlève pas à cette signification. Elle lui est
au contraire indispensable poNr cette signification : le rapport interne
entre le poétique et le politique, le langage et l'histoire.
14. Mu Horkheimer, Tb,o,w trMÜtionnelleet thtorw critiq11e,Gall., 1974, p. 67.
lS. Livre citi, p. S4.
24
CRlTIQUE DU RYTHME
La mesure de cette ampleur est peut-être le rapport de l'individu à la
société. La critique, chez Horkheimer, passait par « une méfiance
totale à l'égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu'elle
est organisée, fournit à l'individu • (ibid., 38). Elle cherchait à réduire
la .. dichotomie de l'individu et de la société ». Les sociologues
oubliaient le langage. La critique était directement la critique du social,
du politique. Il me semble -aujourd'hui qu'une critique du social, du
politique ne p~ut se faire, si elle veut viser une théorie dialectique du
sujet et de l'Etat, que si elle inclut une critique du langage, et du
rythme. Ce détour est son plus court chemin, à moins de demeurer une
théorie traditionnelle, une théorie qui concourt au maintien des
rapports dans leur état. La tâche d'une théorie historique du langage, et
du rythme, est de montrer que toute t~éorie du langage implique une
théorie des rapports entre le sujet et l'Etat. Le lien de l'épistémologie
des sciences humaines à l'éthique et au politique s'y fait sa place, pour
la démocratie.
La raison était opposée à la pratique sociale, une Raison humaine
pure du social comme le dogme peut être pur de l'histoire, vider
l'humain de l'histoire - d'où sa force morale toute virtuelle, qui est la
faiblesse de l'humanisme, son discours noble, sa permanence académique : c Si le propre de l'homme est d'agir conformément à la raison, la
praxis sociale actuelle, qui détermine jusque dans le détail les modalités
de l'existence, est inhumaine, et cette inhumanité se répercute sur tout
ce qui s'accomplit dans la société ,. (ibid., 41). Ou la société est
inhumaine, ou la raison est inhumaine. La théorie critique est prise aux
mots de la théorie traditionnelle. Sa visée est « une organisation fondée
sur la raison ». (ibid., 49). La raison est optimiste. Elle associe l'avenir,
le combat pour l'avenir, à plus de raison : « accélérer l'évolution vers
une société libérée de l'injustice • (ibid., 54). Cet optimisme de la
raison-justice-vérité est le plus faible de ce rationalisme, non tant parce
que l'histoire s'est faite hors de lui et contre lui, que parce qu'il a
lui-même déshistoricisé les valeurs, et ne pouvait ainsi plus rien sur
l'histoire : « La vérité n'en finira pas moins par se faire jour; car
l'objectif d'une société selon la raison, qui semble aujourd'hui, certes,
n'avoir plus d'existence que dans l'imagination, est réellement inscrit
dans l'esprit de tout homme • (ibid., 89). C'est l'aspect directement
politique du dualisme. Son inefficacité, son irréalisme, aboutissent à
l'autre dualité des victimes et des maîtres-bourreaux, des naïfs et du
cynisme.
L'autonomie abstraite de l'individu-sujet, qui caractérisait pour
Horkheimer la pensée bourgeoise, situe les valeurs de la Théorie
critique. Ce statut abstrait caractérise les concepts marxistes de
super~tnlcture et d'infrastructure, statut que leur application au
ClllTIQUE,
HISTORICrri
DE LA THfORIE
25
langage met à découvert. L'École de Francfort les garde (idib., 38, 44).
On a parlé à son propos d'une « force critique, voire auto-critique du
marxisme » 16• Mais les termes du marxisme ont été maintenus par cette
École. Elle a fait ressortir leur statut d'essences abstraites, qu'ils avaient
déjà : « la théorie critique n'a pour elle aucune autre instance spécifique
que l'intérêt des masses à la suppression de l'injustice sociale, en
fonction duquel elle se définit. Cette formulation négative est, en
termes abstraits, le contenu matérialiste du concept idéaliste de
raison » 17• Marxisme, rationalisme, mutuellement substituables, font
l'abstrait du sujet, rejeté alors comme bourgeois. C'est l'état du sujet
dans le marxisme. Inchangé dans la Théorie critique. Groethuysen,
seul, il me semble, a montré que la bourgeoisie du sujet est un élément
de son historicité. Le marxisme autant que la Théorie critique ont
manqué une histoire des rapports entre individu et sujet. Groethuysen
l'a commencée. Il y en a un autre fragment dans L'idiot de la famille,
de Sartre. Si une théorie historique du langage et du rythme est
possible, nécessaire, ce n'est pas seulement pour historiciser les valeurs,
miner, limiter le dualisme qui fait la faiblesse politique de tant
d'analyses, celles des orphelins du marxisme, la navette entre
l'optimisme et le pessimisme, c'est pour travailler à l'historicité du sujet
et de l'individuation qui est l'historicité même des modes de
signifier.
L'enjeu des problèmes techniques du langage est l'historicité, ou le
statut métaphysique, du langage. Le statut du sujet, du discours, en est
un aspect, une variable. Comme sont des variables reliées entre elles les
discours et les métalangages. J'analyse plus loin un certain nombre de
discours, anciens ou contemporains, sur le rythme. Parce qu'ils
foumissent un cas particulier et une série tout à fait privilégiée
d'exemples de tels métalangages. Auparavant il y a lieu de montrer sur
un discours plus général, - celui de la grammaire -, la mainmise du
mythe sur la « science •· Le propre d'un discours métaphysique est
de se situer dans l'universel. Mais ce discours traditionnel, au sens de
Horkheimer, a appris à donner le change. Il ne livre plus, avec la
simplicité de Beauzée au temps de l'Encyclopédie, sa visée idéologique : la grammaire inaccessible à ceux • qui n'ont que le temps
d'échanger leur sueur contre leur pain » 18• Cependant le discours des
grammaires, discours de la philologie, montre qu'aucun discours sur le
langageet sur les langues, même quand il se donne pour scientifique, et
qu'il l'est aussi, n'échappe à son historicité, à sa situation idéologique.
16. G. Hoehn, G. RauJet,• L'Ecole de Frandon en France, bibliographie critique•,
Esp,il,mai 1978, p. 142.
p. 79.
17. Thiorit' traditionnelleet thiorit' critiq11e,
18. Cité dans J. Cl. Chevalier, LA notion decompllmmt chez lesgrammazrims,Et11dt
fr,in~, (1530-1750), Paris, Droz, 1968, p. 671.
de gr11mrtuU1T
26
CRITIQUE DU RYTHME
On ne peut pas exposer le fonctionnement d'une langue sans modifier
la description par une variable idéologique, et, ainsi, se situer et le
dater. Ce qui se vérifie pour une langue se vérifie pour le rythme.
Cette variable est illustrée, par exemple, par l'évolution des discours
sur la langue chinoise. Il n'y a pas longtemps, un engouement pour les
caractères chinois privilégiait en eux les images, le mime du monde,
comme une supériorité par rapport à l'abstraction de l'alphabet. En
quoi l'insistance d'une grammaire ancienne sur les pictogrammes
comme « figures des choses sensibles·» ,était à peine plus naïve :
« Cette classe de caractères donne à la langue chinoise une force, une
vivacité, un coloris, un air de vie qu'aucune langue du monde ne
possède peut-être au même degré. [... ] C'est comme un tableau en
petit. [... ] En Chine, on ne dit pas que l'empereur est mort, mais qu'il
s'est écroulé,PongjJ/1).Ce caractère, [l'ancien geste manuel], figure,
comme on le voit, une montagne très élevée qui tombe dans un ~bîme.
Ce caractère présente une image frappante et fait tableau »19• Eternel
discours de la motivation, celui de Nodier dans son Dictionnairedes
onomatopées.On est revenu de cette imagerie, vers une insistance sur la
complexité des « caractères plus abstraits », qui « constituent la
majeure partie des idéogrammes chinois en usage aujourd'hui »20 •
Passage en même temps d'une confusion de l'étymologie avec le sens à
un point de vue plus fonctionnel.
Chaque domaine linguisnque découvre des enje,ux qui lui sont
propres. Celui des grammaires de l'hébreu biblique est aussi
exemplaire : dans le système du verbe, les deux aspects, accompli ou
parfait et inaccompli (imparfait), de même que le participe présent sont
tous trois décrits comme situant des actions « appartenant à la sphère
du passé, du présent, du futur »21• La discrimination est censée se faire
selon le contexte. Le rejet, justifié en lui-même, d'une assimilation aux
temps de l'anglais, aboutit cependant à cette déformation caractéristique des grammaires et des traductions chrétiennes de la Bible, que le
• parfait prophétique », qui « dépeint hardiment et avec expression la
confiance du locuteur quant à la venue certaine d'un événement encore
futur » (livre cité, p.57), est systématiquement traduit par un futur. Ce
qui annule l'écriture de la prophétie : « Le peuple[ ... ] verra une grande
lumière» (/s. IX,1), où Dhorme traduit exactement« a vu ». Mais au
19. Perny, Gr•m,,,.irt dt l. l.ng11tchinoist,2 vol., Paris, 1873-1876, cité par Marcel
lt Style or.J rythmiq11ttt mntmottc:hniq11t
Jousse, Et11dtsdt psychologielin111istiq11t,
c:htz ks fltrbo-mott11rs,Archives de philosophie, vol. li, Cahier IV, Paris, Gabriel
Beauchêne, 1925, p. 47. Le passage entre crochets est ajouté par Jousse.
20. François Cheng, l'Ec:rit11rtpohiqw chinoise,Seuil, 19n, p. 12.
21. W.R. Harper, Elbnmts of Htbrtv1 Synt1a b-y•n ind11ctiwmtthod, New York,
Ch. Scribncr's sons, 1901 (6ème éd.), p. 52.
CRITIQUE, HISTOIUCni
DE LA THfOIUE
27
tate qui dit : « peut-être
il est un espoir• (Lam.Ill, 29), Dhorme
substituait « peut-être y aura-t-il espoir •· Des grammaires aux
traductions, aux notes, les distorsions sont un même discours. La
cohérence d'une idéologie. Cette idéologie fossilise une langue-culture.
Celle-ci, comme le signifiant dans la métaphysique du signe, est
escamotée. Ainsi, avec l'ambiguïté de l'historicisme, l'imparfait la met
au passé, dans la note sabbat au glossaire de la traduction œcuménique : « Le jour du sabbat les Juifs se réunissaient à la synagogue... ,.
Les historicités croisées des discours scientifiques, didactiques, avec
les pratiques littéraires ne sont soutenues que par leurs limites, tant
qu'elles ne sont par perçues comme limites. Ces limites fabriquent une
légitimité, qui légifère seule dans ses limites. Une fois que ces limites
sont apparues, un temps est passé. N'en reste que l'idéologie. Le
premier niais venu se croit plus lucide que ceux d'avant qui ne les
voyaient pas. Mais à son tour il ne voit pas les siennes. André Gide
publiait dans Littérature,en 1919, un passage des Nouvellesnourritures
dont une phrase porte, là-dessus : « Je pressens un temps où l'on ne
comprendra plus qu'à peine ce qui nous paraît vital aujourd'hui »22•
C'est le déplacement de l'historicité. On peut oublier que les pratiques
du langage sont historiques, que la poésie, la prose, sont historiques.
On y échappe d'autant moins qu'on l'oublie.
Tout discours, toute expression est historique. Non en ce qu'ils
portent leur date, seulement, et leur lieu. Puisque le lieu aussi est
historique. Il n'y a pas de contemporanéités. Le nivellement
téléuniversel se superpose et se mêle aux historicités locales. Il ne les
efface que là où ne subsiste plus que « l'art d'aéroport », comme dit
Michel Leiris. L'historicité n'est pas que la date. Elle y tourne même,
paradoxalement, le dos. Elle est la contradiction tenue entre la
résultante des lignées qui mènent, et la nécessité vitale à ce moment
précis de ne pas être défini par elles. D'y échapper, de produire une
spécificité qui nous produit. L'historicité est l'aspect social de la
spécificité. Ceci est la ~analité même, puisque c'est ce qui a toujours eu
son temps et son lieu. Ecrire après sans écrire comme. La modernité est
le toujours je-ici-maintenant. L'antiprogrammation même. Toute
ressemblance avec le sens ou la recherche de l'originalité est fortuite,
encore moins avec l'époque romantique de l'individu-sujet. L~historicité n'est donc pas la conscience historique. C'est une activité critique.
L'écriture qui n'est pas une critique de l'écriture ne peut que refaire
l'écriture, jusque dans le conformisme des anticonformismes.
«
C'est pourquoi l'historicité est polémique. Adorno écrivait :
Toutes les œuvres d'art, même les œuvres affirmatives, sont a priori
22. A. Gide, • Les Nouvelles nourritures
»,
littirat11re, n° 1, mars, 1919, p. 3.
28
CRmQUE
DU RYTHME
polémiques » 23• Parce que la nouveauté est critique. La difficulté est de
reconnaître le spécifique dans la foire aux nouveautés, dans la
surenchère qui fait confondre l'historicité avec le nouveau pour le
nouveau. La modernité, dans sa lutte contre le passé pris comme
norme, comporte une dérive vers sa propre norme. Par exemple à
partir de cette note de Maïakovski, dans Comment faire des vers, en
1926 : « La nouveauté dans une œuvre poétique est indispensable » 24•
C'était confondre, avec le rejet nécessaire du vieux, l'opposition
mécanique du vieux et du nouveau. Un critique croyait : « Les vieux
rythmes ne sont bons que pour les vieilles chansons » 25• Il faut donc
tourner la polémique de l'historicité vers elle-même, pour qu'elle ne se
confonde pas avec l'usure du modernisme. Un des traits de la
pseudo-historicité mêlée à l'historicité véritable est la croyance dans la
destruction de ce qui précède. Conviction à distinguer de la nouveauté,
qui se place ailleurs. Le futurisme les confondait. Khlebnikov et
Kroutchonykh parlaient de« la langue de l'époque contemporaine qui
file de l'avant après avoir anéanti la langue figée qui l'a précédée » 26•
Notion liée à la vieille idée du progrès, en art. Facile à condamner,
facile à renaître. L'historicité implique de ne pas en être dupe.
Mandelstam le disait, en 1916 : « Maintenant on écrit mal d'une
manière nouvelle, voilà toute la différence 1 »27•
Ce n'est pas seulement parce que les valeurs sont historiques.
L'alexandrin faisait prose au temps de Ronsard, rien ne fait plus
métrique aujourd'hui. Les relevés de l'admiration changent. Dans la
liste faite par Fontanier, en 1818, des vers les plus admirés de Racine,
ne figurent pas Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, Vous mourûtes
au bord où vous fûtes laissée P.8 tant repris en chœur depuis bientôt un
siècle, et qu'on « s'accorde presque unanimement à trouver très
harmonieux » 29• L'historicité est une variable de l'écriture de l'histoire.
23. Théorie esthétiq11e,livre cité, p. 235.
24. VI. Maïakovski, PolnoeSobrAnieSoéinenij,en 13 vol., Moscou, Ak. Nauk SSSR,
19S9, t. 12, p. 8S.
et rivol11tion,repris dans Gérard Conio, le
25. Nicolas Gorlov, dans F11t11risme
fomuJisme et le f11t11risme
r11sses
dn1tmt le 11U11?Cisme,
Lausanne, L'Age d'homme, 197S.
de
26. Dans le mot comme tel (1913), cité dans l'Année 1913,les formes esthétiq11es
l'a11'lJred'Art à 1A'Veillede 1APremière G11erremondiAle; Mtmifestts et témoign.ges,
pp. L. Brion-Guerry, Klincksieck, 1973, t. 3, p. 366.
27. Osip Mandelstam, • La poésie contemporaine •• Collected Works, éd. citée, t. 3,
p. 28.
28. André Spire l'avait remarqué, dans P/Aisirpoétiq11eet piAisir m11sa,u,ire,Corti,
1949, p. 4S3, et Jean Mourot l'a relevé aussi, dans le génie d'11nstyle. ChAteA11briAnd,
Rythme et sonorité dAns les Mémoires d'011tre-Tombe, Armand Colin, 1969 (1ère éd.,
1960), p. 61. Un critique de 1801 parlait de la• rudesse • d'AulA (cité par J. Mourot, p.
67), là où nous percevons un excès de • musicalité •.
29. Maurice Grammont, le Vers frAnçAis,ses moyens d'expression, son hArmome,
Delagrave, 1967 (6ème éd.) p. 379; le livre est de 1904.
CRITIQUE, HlSTORJCrrt
DE LA THEORIE
29
Le xvu•siècle poétique de Maurice Souriau en 1893 est fait de
Malherbe, Corneille, La Fontaine, Molière, Boileau, Racine. Il ne cite
pas les deux vers de Phèdre. Il ne mentionne aucun baroque, aucun
lyrique. Il met le théâtre sur le même plan que la poésic30.
L'historicité des valeurs est rejetée à l'historicisme, à l'érudition, et
par là implicitement à la stratégie du signe, si elle n'est pas conçue
comme solidaire de l'historicité du langage. Celle-ci tient dans la
stratégie qui ne commence que chez Saussure, et qui consiste dans le
lien entre le primat de la valeur (et non du sens), du système (et non de
la nomenclature du mot compris par son étymologie), du fonctionnement (et non de l'origine), du signe radicalementarbitraire (et non de
l'opposition entre nature et convention). A quoi il faut ajouter que
système, qui est le terme de Saussure, est historique, en ce qu'il ne
sépare pas philologie et linguistique, ce que montre le Mémoire31 de
1878. Alors que stTNctureest ahistorique, et ne peut que déshistoriciscr. En quoi rien n'est plus opposé à Saussure que sa postérité
structuraliste. Ces quatre termes - valeur, système, fonctionnement,
arbitraire - déterminent ensemble l'hypothèse d'un primat du
discours, que Saussure n'a pas formulé, mais qu'il a rendu possible. De
même que Benveniste n'a pas formulé la théorie du rythme que
pourtant seul il a rendu possible. Il sort de ceci que toute réduction de
Saussure au stoïcisme, à la métaphysique du signe, participe précisément par là elle-même des stratégies de la métaphysique du signe,
contre l'historicité du langage et des discours.
La résistance à la valeur vient du sens. Elle tient au règne universel du
sens. Le sens, référé à la langue, fait obstacle à l'historicité. Car
l'historicité a lieu dans la valeur. Seule transformatrice et transformée,
la valeur fait ce qu'un discours a de trans-subjectif, de trans-historique.
L'opposition du sens à la valeur fait l'opposition paradoxale de
l'historicisme à l'historicité, à l'histoire. Car le sens est historiciste.
Historiciste, je n'entends pas par là une situation vague dans la
conscience historique, l'histoire des idées, ou la critique historique,
comme on a fait32• Mais une réduction du sens aux conditions sociales
et historiques qui l'ont déterminé. Où pousse la situation du sens dans
la langue, des états de langue. La querelle de la nouvelle critique, il y a
bientôt vingt ans, fut un exemple d'une notion historiciste du sens
30. Maurice Souriau. L'Ewl11tion d11wn fr1111Ç4is
,.,, dvc-sq,tilmt siidt, 1893;
Genève, Slatkine, 1970.
31. Ferdinand de Saussure, Mémoirt ,,,,. lt s,stèmt primitif des txrytlhs dlltls lts
"'1,g,us mdtrnropitm,ts, 1879, Rtaml des p11bliations sciffltif,q11ts,Genève, 1922;
Slat.k.ine,1970.
32. Voir l'ani<:lcHistoricùmdans l'Enlarged Edition de la Prinœton Encydoptdi. of
Ponry 11,uJPottia, ~- by AlexPreminger
... , Princeton, 1974.
30
CIUTIQU2 DU ll'YTHME
comme objectivité, vérité, opposée à une lectUre immanente, qui
valaient ce que valent les lectUres immanentes, toutes deux prises dans
le tourniquet dualiste du dedans/dehors, du subjectif/objectif, dont
justement il s'agit de sortir. L'historicisme limite Racine au • concept
de littératNrt au temps de Racine ,.33 • Il dit, avec pourtant toute
apparence de justesse philologique : • les mots de Racine ont une
signification littérale qui s'imposait aux spectateurs et aux lecteurs du
xvuc siècle et qu'on ne peut méconnaître à moins qu'on ne fasse du
langageun jeu de hasard ,. (livre cité, p. 66). L'historicisme est l'oubli
que rien, du langage et de l'histoire, n'est décrit sans observateur, et
que l'observation est toujours un rapport, qui modifie ce qu'on
observe. Qui déborde la• pensée claire ,. (ibid., p. 148). La littérature
est peut-être ce qui impose le plus de questionner le sens par l'histoire,
l'histoire par le sens.
Dans le conflit majeur de l'histoire et du sens, il y a un historicisme
qui est l'oubli, la transcendance de l'observateur, et un historicisme qui
fait de l'histoire ce qui est revécu par l'observateur. Double transport,
comparable à ce qui a lieu dans la traduction. Au lieu que l'histoire est
un rapport, qui reste rapport. Les figures de ces transports sont
nombreuses. Hegel en est une, qui oriente aussi bien Marx, Husserl et
le surréalisme. Une autre est l'historicisme naturaliste de Sainte-Beuve
et des biographes de la littérature. Il nous a fait l'homme et l'œuvre, la
transparence de l'œuvre document. Il s'est identifié à l'humanisme. Il
illustre parfaitement le dualisme. Il y est installé. La thématique est
hors histoire. Le formel est pour les structures. Michelet et Comte,
entre autres, ont enraciné cet historicisme dans le mythe nationaliste du
lieu. La créativité individuelle, la détermination sociale restent les deux
pôles entre lesquels se situe la notion de reflet dans le marxisme. Celle
de conscience à elle seule suffit à bloquer, jusque chez Sartre, une
historicité du langage.
C'est parce que les historicismes sont des naturalismes, parce qu'ils
ramènent - sauf Dilthey - l'histoire, et le sens, à une science de la
nature, qui n'est science que du général, que Croce a inversé
l'historicisme en science du particulier. L'historicisme, dans sa LogiqNe
de 1909, est devenu un primat de l'histoire, que la philosophie ne fait
que porter à l'universel. Chez Collingwood, toute la philosophie est
philosophie de l'histoire. Celle-ci est une • philosophie complète
conçue d'un point de vue historique » 34• La connaissance historique est
33. hymond Picard, No,w,ll, mtiq11,011 no,w,lk impost11~,J.-J.Pauven, 196S,p.
13.
)4. R.-G. Collingwood, Th, /th• of History, Oxford Univ. Press, 1978 (lire 6d.,
1946, iexte de 1936), p. 7.
CRITIQUE, HISTOIUCiri
DE LA THtOJU&
31
le « re-déroulement/re-enactment/des expériences passées dans l'esprit du penseur actuel ,. (livre cité, p. 326) comme, pour Croce, les
événements doivent « vibrer dans l'esprit de l'historien ,. (cité ibid.,
p. 202). La théorie du langage est une « esthétique ,. (ibid., p. 319).
C'est elle qui fait le test de l'historicité.
La théorie de la littérature, dans cet historicisme, considérée hors de
sa théorie du langage, semble en sympathie avec la créativité
individuelle. Croce s'oppose au dualisme de l'homme-et-l'a:uvre. Il
critique le « miroir ,.3s, la recherche des sources (livre cité, p. 236), le
nationalisme historiciste (ibid.,p. 221). Il rend la théorie de l'art à ceux
qui en ont la pratique : « en France les vrais théoriciens de l'art ne se
rencontrent pas parmi les professeurs de philosophie et les auteurs de
traités, presque tous médiocres, mais parmi les grands artistes ,. (ibid.,
p. 224-225). L'art est irréductible. Mais son historicité reste prise dans
un conditionnement, sinon une causalité : « chaque acte de quelque
qualité que ce soit trouve ses conditions dans tous les autres, et à cet
égard, aucun n'est indépendant, c'est-à-dire aucun ne naît dans le
vide » (ibid., p. 228). Toute la réalité extérieure est rentrée dans la
poésie : « L'art exprime la réalité, certes, quand par réalité on entend
l'unique réalité qui est l'âme, l'esprit ,. (ibid., p. 183). Le rapport du
langage à l'histoire reste non théorisé. L'esprit, la conscience
empêchent une théorie du langage. L'art l'a absorbée. C'est toujours la
théorie de la créativité qui, des historicismes à la grammaire générative,
fait l'échec d'une théorie du langage et de la société.
La résistance à l'historicité passe par une résistance à l'historicisme.
L'historicité fondue dans l'historicisme. Evans-Pritchard notait la
résistance qu'avait suscitée en 1951 sa mise en relation de l'anthropologie et de l'histoire. C'est que l'anthropologie admise, celle, par
exemple, de Malinowski, était « extrêmement hostile à l'histoire », et
que Durkheim était « ahistorique » 36•
L'histoire, définie par Evans-Pritchard non comme une« succession
d'événements ,. mais .. les liens entre eux ,. (livre cité, p. 3), leur
intelligibilité, présuppose une théorie du sens. Cassirer écrivait en
1942 : « Ce sont les règles de la sémantique et non les lois de la nature
qui constituent les principes généraux de la pensée historique.
L'histoire s'inscrit dans le champ de l'herméneutique plutôt que dans
celui des sciences de la nature » 37• Les sources de l'historien sont « un
monde de symboles ,. (livre cité, p. 246). C'est-à-dire des signes
u
35. BenedettoCroce, polsu,/ntrodNCtion
4iLi, critiqNttt • /'histoirt dt Li,polsuC't
dt J. liltirtMNn,PUF, 1950 (lm éd. italienne, 1935), p. 214.
36. E.-E. Evans-Pritchard,Antbropolo,:y•nd History, ManchesterUni•. Press, 1971
(Hre 61., 1961), p. 1.
37. Ernst Cassirer, EsusiSNT l'hommt, éd. citée, p. 273.
32
CRITIQUE DU RYTHME
linguistiques. Cassirer allait jusqu'à dire : " L'historien est, en un sens,
davantage un linguiste qu'un savant ,. (ibid., p. 249). Si l'historien doit
avoir une théorie du sens, il importe, pour lui et pour tous ceux qui ont
affaire au discours, de démontrer que la théorie traditionnelle est faible.
Et a•;o·fonder une autre. La société suppose le sens. C'est la dimension
politique des rapports entre le langage et l'histoire.
La figure la plus forte de la résistance à l'historicisme, et du rejet
conjoint de l'historicité, es.tle refus par Nietzsche des continuités et des
progressivités mythiques. Nietzsche a imposé la figure de la rupture.
Figure récurrente dans les rhétoriques modernes de la rupture. Son
emploi n'est pas anodin. Est toujours, sue ou insue, une entreprise
d'anti-historicité du langage. Avec ses conséquences. L'historicisme
entraîne l'histoire, dès le premier livre de Nietzsche : • Que prouve
l'immense appétit d'histoire qui tenaille, dans son insatisfaction, notre
civilisation moderne, que prouve ce besoin de rassembler autour d'elle
des civilisations sans nombre, et ce besoin de tout connaître, si ce n'est
la perte du mythe, la perte de la patrie mythique, du sein maternel
mythique ? » 38• Nietzsche dramatise le dualisme du cosmique et de
l'empirique, qui est langage-histoire. Le cosmique, qui appelle à s'unir
à lui, le destin, la dyonisation du sens tournée vers la musique, mettent
à découvert la déshistoricisation du langage. La relation du langage au
sacré, à l'irrationnel païen, est solidaire de la relation entre l'histoire et
le sacré. C'est une dualité gnostique. Mythes du Nord contre ceux du
Sud. De l'origine. L'origine, dans le langage, est toujours la violence.
C'est sa cohérence avec sa moralisation binaire, de l'optimisme et du
pessimisme. Avec sa politique de l'individuation : • l'apollinien nous
arrache à l'universalité dyonisiaque et détourne notre extase sur les
individus ,. (livre cité, p. 139). L'historicité est la solidarité du langage
et de l'histoire. En quoi elle n'a qu'une ressemblance épisodique avec
l'historicisme. Les enjeux sont assez forts, et politiques, pour user de
ruses, y compris celles de la raison, et se livrer, ou être livrés, à des
stratégies.
Le primat du discours, et non plus de la langue, situe une théorie de
la littérature qui ne peut plus se réclamer d'une phénoménologie du
style. La critique est alors autant une critique du directement politique,
qu'une critique de la philosophie mimétique du langage. C'est parce
qu'elle est une critique de l'historicité du rythme, que la poétique ouvre
sur une anthropologie historique du langage, sur le conflit entre
l'histoire et le sacré. Par là, l'historicité est une critique politique du
langage, non seulement des politiques de la langue, mais des politiques
dans leur effet sur les discours, sur les sujets.
38. Friedrich Nietzsche, LA Nt1i.sulnc-tde I" tr•géd~. Œuvres Complètes 1,
Gallimard, 1977, p. 147-148.
C'RITIQUF. HIS'IORICIR DE LA THiORIE
33
D'où s'impose de faire un retour sur l'histoire des poétiques. A
panir de cette critique, il n'y a que deux types de poétiques possibles :
1) une poétique enfermée dans le formalisme et le structuralisme, qui
s'est détournée d'une théorie du sens-du sujet-de l'histoire, qui est
prise dans la théorie du signe et le primat de la langue, qui est
condamnée au style comme écart, - l'aspect langage de l'individualisme libéral-, n'ayant pour latitude de m(?uvement que l'oscillation
entre la phénoménologie et le scientisme, pour diversion l'hédonisme
des délires mimétiques; et 2) une poétique historique du discours, des
sujets : elle ne laisse plus l'éthique à l'engagement, parce que l'éthique
de l'écriture est elle-même un engagement, et que la théorie du
discours, ainsi placée, est aussi une éthique du discours. C'est
pourquoi cette poétique se continue nécessairement dans ce que
j'appellerais une poétique de l'histoire et du politique - que personne
ne fera si elle ne la fait pas.
Une poétique de la langue est un accompli théorique : elle se fonde,
en science, sur des systèmes de signes. Elle participe d'une notion
scientiste, périmée, de la science. Sûre d'elle-même, et intolérante. Elle
est antérieure aux œuvres. C'est par excellence une poétique des
professeurs : didactique, dogmatique, elle dédialectise, elle formalise,
même si on peut la trouver chez des poètes, qui ne sont plus
nécessairement poètes dans leurs idées sur la poésie. Une poétique du
discours est un inaccompli théorique. Elle est solidaire d'une
linguistique du discours encore en train de se fonder. Elle n'a pas que
des signes car elle pose que la communication, et le poème comme tout
discours, pas plus mais spécifiquement, déborde les signes. Elle se
cherche. Elle est et sera toujours postérieure aux œuvres. Elle est
continue aux poétiques des poètes qui maintiennent la tension entre la
pratique et l'intuition théorique. C'est dans une poétique du discours
que tient la solidarité d'aventure entre la poésie, plus que toute
littérature, et la théorie.
La théorie est ainsi la recherche de la théorie. Elle ne peut
absolument pas se confondre avec une théorie, quelle qu'elle soit. A
quoi consonnent ces mots de Mandelstam, au-delà de toute esthétique
de la surprise : c La poésie se distingue du discours automatique en ce
qu'elle nous réveille et nous secoue au milieu d'un mot. Alors il
apparaît beaucoup plus long que nous ne pensions, et nous nous
souvenons que parler signifie se trouver toujours en chemin • 39•
39. Osip Mandelltam. • Entretien sur Dante•• éd. citée, t. 2, p. 414.
34
CRfflQUE
DU RYTHME
2. La critique du rythme et les discoun sur la poésie
La méthodologie de l'étude du rythme semble tâtonner, sinon
piétiner, en France. Les travaux du début du siècle, qui alliaient la
phonétique expérimentale à une typologie subjective de l'expressivité,
se sont poursuivis. Certains sont encore répandus : Le versfrançaisde
Grammont, réédité, est de 1904; Plaisirpoétique et plaisir musculaire,
de Spire, ne se trouve plus; reste le Dictionnairede poétique et de
rhétorique de Morier (PUF, 2ème éd., 1975). Le privilège de l'image
dans la poésie, depuis Reverdy jusqu'à la fin du surréalisme, qui s'est
reproduit dans toute une critique littéraire, n'a sans doute pas
contribué, je le montrerai, à une théorie du rythme. Celle-ci restait
limitée à un rapport entre musicologie et théorie des nombres. La
poésie pure en avait fait un ineffable. Je ne parle pas de quelques rares
études de versification historique, sans effet d'ailleurs sur une théorie
du rythme. Les présentations techniques éludent les problèmes
généraux du langage, dont ils présupposent une solution. Circulent
deux trois manuels. Le primat historique du signifié, du message,
pendant et après la guerre, n'a favorisé que le retour de la versification.
L'ère des structures renouvela la rhétorique.· Mais les parallélismes, les
figures, larecherche de la cohérence ont profité surtout à la métaphore,
et renforcé son règne. Il y a eu une sémantique structurale, une
poétique structurale, une stylistique structurale. Guère de métrique ni
de rythmique structurale. Seule la linguistique générative américaine a
produit une métrique générative, qui vise surtout à renouveler l'étude
de la versification. J'y viendrai plus loin. L'adaptation de cette
métrique est le seul travail nouveau en France, depuis Spire et Morier.
Paradoxalement, l'introduction des formalistes russes semble avoir
surtout eu pour prolongement la théorie du récit, de la prose identifiée
au récit. Le domaine russe reste le seul où se soit développé, autant que
je sache, une métrique statistique. Il a contribué, plus que tout autre, à
une théorie du rythme. Il n'y en a eu en France aucune suite. D'où un
des points de départ de ce travail.
Ce n'est pas ici un traité de versification. Ni une poétique du vers. Si
la poésie tient une place particulière, ce n'est pas parce qu'elle serait le
seul lieu du rythme, ni même un lieu privilégié du rythme, parce qu'elle
est en vers par rapport à la prose. La critique du rythme comporte une
critique de la métrique, où se retrouve une anthropologie poétisante,
qui privilégie le vers comme elle privilégie le poète et le philosophe
contre l'homme du commun, hors du langage ordinaire. Il n'y a pas ici
un « prestige » de la poésie, héritage d'une sacralisation, qui colle à
Valéry et qui, réciproquement, conserve Valéry dans la rhétorique
CRJTIQUE, HISTORICITÉ DE LA THfORIE
35
structuraliste40 • La poésie n'a plus un rôle esthétique dans une
anthropologie historique du langage. Elle est une activité de langage,
un mode de signifier qui expose plus que tous les autres que l'enjeu du
langage, de son historicité, est le sujet, le sujet empirique comme
fonction de tous les individus, hors du privilège grec du poète et du
philosophe. Elle fait une exposition du sujet. D'où sa vulnérabilité, et
son effet révélateur sur la poétique et la politique du signe. J'essaierai
de montrer plus loin pourquoi la poésie, plus que le vers, est une
pratique spécifique du rythme, et par là un terrain privilégié pour
l'étude du rythme.
Il ne saurait être question d'autre chose que d'esquisser certaines
questions, certaines analyses, - rechercher des universaux, autant que
des historicités, de la poétique. Contribuer à une théorie de ce qui fait
d'un texte et de ses lecteurs-auditeurs des variables de quel invariant.
Contribuer à une théorie de ce qui tient la poésie au vers, jusqu'où.
A la relative carence théorique d'études sur le rythme (qui se trouve
correspondre au retard avec lequel ont été reçus, en France, les
formalistes), répond une carence de l'enseignement, du secondaire au
surpérieur. Comme on a cessé un jour de faire des vers latins, on a
pratiquement cessé de « faire ,. de la versification, par quoi, 11\êm~à
travers le monopole du vers, passaient quelques rudiments. Ce~e
désuétude tient sans doute à l'inadéquation entre l'enseignement ·et le
mouvement contemporain de la littérature et des sciences humaines. Le
primaire fait faire des jeux post-surréalistes, qui supposent que la
créativité se libère par l'aléatoire, ce qui n'est peut-être pas assuré. Le
secondaire y ajoute du post-structuralisme. Les structures et les
cadavres exquis se bricolent en attendant des formules qui ne viennent
pas. Le mélange d'empirisme et de formalisation abstraite du supérieur
fait ses jeux dans un scientisme qui ne cache que pour les inférieurs sa
carence théorique. L'enseignement a besoin de certitudes, non de
contradictions. Situation ancienne. Valéry disait, dans « Le bilan de
l'intelligence », en 1935 : • d'ailleurs jamais la moindre idée du
rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance
sonore de la poésie n'est donnée et démontrée aux enfants. On
considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la
poésie ,.41• Ce bilan semble le même ailleurs : Lotman lui fait écho en
URSS en 197042 •
Le structuralisme a passé sa phase productive. Il ne montre plus que
40. La po&iea ce • prestige •• dans Groupe Mu, Jacques Dubois, Francis Edeline,
J.-M. K.linkenberg,
Ph. Minguet, Rhitoriq11t dt L. poisie, ltct11rt liniair,, ltctur,
uh..Lurt,Bruxelles, &!. Complexe (PUF), 1977, p. 27S.
41. P. Valéry, Œ,wrrs,&!. de la Plfiade, I, p. 1079.
42. louri Loanan, LAstn1et11rt d11ttxtt artistiq11t,Gallimard, 1973, p. 27.
36
CRITIQUE DU RYTHME
ses manques : la syntaxe, le sujet, l'histoire. La grammaire générative
est en difficulté devant la théorie du sens, de l'apprentissage, devant la
poétique. Un linguiste ne peut plus cacher qu'il échoue devant la
poésie. Le désarroi renforce le dogmatisme de la poétique poststructuraliste, qui s'insère dans la sémiotique. Déplaçant l'empirisme,
certains ont voulu articuler la poétique et la psychanalyse, la
psychanalyse et le marxisme, le marxisme et la théorie du discours, et
ces deux derniers avec la grammaire générative. Efforts stériles.
La poétique, depuis les formalistes russes, a étendu la compréhension du poétique, au-delà de la poésie, à tout ce qui est littérature pris
par sa spécificité. En fait, Roman Jakobson, qui a exporté, représenté,
plus que les autres, le formalisme, a privilégié les textes poétiques en
ven sur les romans ou la prose, et choisi les plus formalisés. Il y a eu,
par lui, un renouveau du sonnet au xx• siècle : dans l'étude des
structures. Eikhenbaum étudiait aussi Gogol, Tolstoï, ou le style
oratoire de Lénine. Formalisme et structuralisme conjugués ont porté
les problèmes du vers en rapport avec la linguistique. Il n'est pas sûr
que cette conjonction noos en ait appris plus sur le vers que ne nous
donnent les travaux de Brik43 et de Tynianov44.
Mais ce déplacement a eu deux conséquences consécutives, qui ont
déterminé chacune, à mon sens, un blocage épistémologique. La
première a été l'inclusion de la poétique dans la linguistique chez
Jakobson. La seconde a été l'inclusion de la poétique dans la
sémiotique : en URSS chez Lotman, en France chez Greimas et dans la
sémiotique littéraire.
A la première il n'y a plus rien à objecter. Elle s'est épuisée
d'elle-même d'une double carence : celle d'une linguistique de la
phrase et de l'énoncé, là où il fallait une linguistique du discours et de
l'énonciation; celle du structuralisme même. Cependant ses effets
pédagogiques continuent : ils tiennent paradoxalement par ses défauts
mêmes. La réduction à des structures et à des mécanismes simples, le
dualisme sous un air scientifique, par les emprunts à Hjelmslev,
peuvent faire illusion longtemps.
La seconde inclusion est plus actuelle et nocive, bien que toutes deux
réduisent le poème au signe. La sémiotique littéraire présuppose que la
littérature - la littérarité - est faite de signes. Elle est contredite
43. Osip Brik., « Zvukovyje povtory • (Répétitions sonores), 1917; « Rittn i
Ann Arbor,
sintaksis • (Rythme et syntaxe), 1927, dans Two Essayson poetic Lang114ge,
Michigan, Slavic Materials, n° 5, 1964.
44. louri Tynianov, Problema stixot'VornO'llo
j•zykt, (Le problème du langage
venifif), Leningrad, 1924; La Haye, Mouton, 1963; traduit sous le titre Le vers
llli-mbM, Problème de Li Lmg.e dNvers, 10-18, 1977.
CRITIQUE, HISTORICin
DE LA THiORIE
37
empiriquement. Les signes sont interchangeables. Les signes comprennent les signes. Si le poème en était fait, il serait traduisible dans sa
propre langue. Il ne l'est pas. De fait, la sémiotique, - qui ignore les
problèmes de la traduction de langue à langue, puisqu'elle ne retient
que les signifiés, qui transcendent les langues - ne cesse, devant un
poème, de lui trouver des traductions dans sa propre langue. C'est
peut-être pourquoi, à part la modernité de l'objet, elle affectionne
l'obscur : certains poèmes de Mallarmé, de Rimbaud. Pour montrer
qu'elle a le sens de la poésie. Mais sa scientificité se résout dans
l'explication par l'écart, le surplus. Le scientisme demeure dans
l'esthétique.
Parallèlement, la phénoménologie, quelles que soient ses nuances, a
essentialisé la poésie. Son adoration a enfermé la poésie dans une
auto-allégorie. Là, elle est l'essence du langage, paradoxalement par
là-même retirée à l'activité du langage. Cherchée dans la langue, dans
l'étymologie, elle ne prête guère ainsi à l'étude du rythme. Heideggerhôlderlinisée, la poésie tend vers son propre stéréotype. D'où,
nécessairement, elle s'échappe, laissant, comme elle a toujours laissé,
ses adorateurs devant une idole.
La poésie n'appelle pas l'adoration. Il ne s'agit pas, non plus, de
l'attraper. On a cru la tenir dans l'émotion, dans la motivation. Mais la
théorie du sens n'en est plus à Empson 45, ni à Valéry. L'absence d'une
théorie de l'énonciation, et de la présupposition, recourait à l'ambiguïté. Le structuralisme y ajoutait la complexité structurelle, l'immanence
dans la clôture du texte, l'essence 46 • La linguistique distributionnelle a
montré au contraire que l'ambiguïté est constante dans le discours
ordinaire. Toujours la phrase suivante désambiguïse. La sémiotique a
cru trouver la poésie dans la polysémie. Ce qui présuppose qu'il y a des
mots poétiques, que la poésie est une pluralité, une richesse du sens. Ce
qui aboutit à réduire en plusieurs monosémies. Pourtant l'observation
montre que la polysémie est partout, et la monosémie seulement
peut-être dans les termes scientifiques, techniques. C'est que la poésie
n'est pas dans le sens (des mots), où on la cherche, mais dans la valeur
(d'un discours). Il ne peut donc pas y avoir une grammaire de la poésie,
une • langue poétique • - notion que le structuralisme a renforcée 47
-, car c'est étrangement mettre la poésie hors d'elle-même, d'où la
course infinie après l'écart.
Même la notion de langage poétique (utilisée absolument)
est
4S. William Empson, Sewn Typa of Ambig11it:,,
Londres, 1930; Penguin, 1961.
J. Filliolet, l.ing11iJtiq11e
et poltiq11e,Larousse, 1973 : • Il est vain de
vouloir q,uiser l'nistenœ d'un texte poétique; il est capital de dire son essence• (p. 194,
dernière phrase du livre).
47. Voir Todorov, citf par Delas Filliolet, ibid, p. 92.
46. D. Delas
38
CRITIQUE DU RYTHME
difficile, dans son opposition à celle de langageordinaire.Celui-ci est
aussi fuyant que la norme qui devait définir l'écart. Le langage
ordinaire n'en finit plus de se diviser à son tour : l'écrit et le parlé, les
écrits, les parlers, les registres, les localisations, les particularités
individuelles, toutes les situations de discours. Quant à la « langue
poétique ,. - jadis réellement parfois un dialecte poétique, comme
celui d'Homère, ou une langue sacrée, comme le slavon - elle a cédé,
mais sans rien changer derrière les apparences, à la notion de textt.
Pratique sacralisée, objet à structures, support philologique de
comportements, c'est toujours, pour une poétique linguistique, même
si elle ne veut pas se limiter « aux textes poétiques ou au langage
poétique » 48 , inévitablement recourir à la notion de niveau, aux
rapports entre texte et langue, - la poésie, absence de la synonymie.
Mais, sinon en langue, du moins dans le discours, une synonymie
totale n'existe non plus nulle part.
Dans les poétiques de la langue, le rythme est un niveau. Une
sous-catégorie du niveau phonologique, distinct des niveaux de la
graphie, de la morphologie, de la syntaxe, et du niveau sémantique
identifié au lexical. Le sémantique n'est qu'un niveau parmi les autres.
Une poétique linguistique fait entrer le poème dans les catégories
linguistiques, ne peut àtteindre que des catégories linguistiques. Ce
qu'elle a du poétique est l'écart à la langue. Le mètre et le rythme sont
des« figures prosodiques ,. (Küper, livre cité, p.66). La formulation se
présente comme déductive, à la suite des générativistes, mais le rapport
entre les patrons abstraits du mètre et les « règles de correspondance
qui permettent à une série de mots d'être considérée comme exemple
d'un patron abstrait particulier ,. (définition empruntée à HalleKeyser) reprend sans rien y apporter de nouveau la procédure
inductive traditionnelle, empiriste. Tant que le rythme est un niveau, il
ne peut y avoir que le primat abstrait du mètre, - « encodage d'un
patron abstrait simple dans une séquence de mots ». Le rythme est la
« réalisation acoustique ,. individuelle du mètre (ibid., 74). Le mètre est
le signaldu poétique : à la suite des Russes et des Pragois, un moyen de
«
désautomatisation,. (ibid, 68).
Les investigations à visée scientifique ont reporté sur la poésie le
vague de l'empirisme. La poésie, aussi familière et étrange pour tous
que le langage tout entier, puisque chacun en a l'expérience, passe à la
même introspection : la consciencelinguistique.La grammaire générative a renforcé le bricolage de l'intuition. La notion de compétencea
brouillé savoir et pouvoir. Au jeu de l'ambiguïté, de l'acceptable et de
l'inacceptable, du grammatical ou de l'agrammatical, les limites
48. Par exemple dans Christoph Ktiper, Ling11istiscbe
P~tilt. Snangan, Koblhammer,
1976, p. 19.
CRIT1QUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE
39
reculent indéfmiment. Troubetzkoy avait critiqué la notion de
conscience linguistique, remarquant qu'elle est« ou bien une appellation métaphorique de la langue, ou bien une notion tout à fait vague
qui doit elle-même être définie à son tour, et qui peut-être ne peut pas
l'être du tout » 49• Il s'agissait du phonème, d'« éviter de recourir à la
psychologie•· La précaution reste extensible à tout ce qui concerne le
langage. Car cette conscience, cette compétence est une 'iJertu, au sens
de la scolastique. Sa puissance magique de mot sans concept s'est
manifestée en engendrant la compétencepoétique.
La compétence poétique se situe dans la relation non pensée, chez
Chomsky, entre la créativité du langage et la créativité véritable50•
Bierwisch51 proposait que la compétence linguistique et la compétence
poétique sont inséparables. Il imaginait une échelle de poéticité, ayant
des « règles formelles strictes • - alors que la grammaticalité même a
des marges subjectives. Les textes n'étaient qu'un« matériel d'observation ». L'objet de la poétique, c'étaient les « régularités », - « la
capacité humaine de produire de telles structures et de comprendre leur
fonctionnement, quelque chose donc qu'on pourrait appeler« compétencepoétiqNe,. (livre cité, p.51). Une poétique linguistique, mathématique, est passée à la notion de grammaire de texte, concevant un
« système poétique • comme un« mécanisme de sélection • (ibid.,56).
La formalisation rigoureuse de surface, recouvrant la profondeur vague
de l'écart, a passé pour scientificité. Cet analogisme a été suivi52•
L'échelle de poéticité était déjà une idée de l'abbé Bremond. Oubli
complet de l'historicité du poème.
Les poétiques structurale, générative sont ahistoriques. Le discours
phénoménologique est ahistorique. Le cumul de la modernité aboutit à
un discours soit scientiste soit poétisant. Mais tous deux sont d'un
même monde, par leur déshistoricisation. Leur effet conjugué sacralise.
Cette sacralisation est prise, ou imputée, aux romantiques allemands. Il y aura lieu de montrer qu'elle inclut un statut mythique du
rythme. Du mystère à l'imposture, de l'histoire à la farce, le mythe du
génie, qui sous-tend l'écan, est devenu une fétichisation, à travers
laquelle la poésie se réfère à elle-même, une mystification dont les
49. N.S. Troubeukoy, Principntk Phonologie,Klincltsieck, 1970, p. 42. Le livre a
paru en 1939.
50. Je renvoie à Pohie SlfflJ rlpon~, Po#ril, poltiq"e V, Gallimard, Le Chemin, 1978,
p. 343.
S1. Manfred Bierwisch,« Poetik und Linguistik •• dans Mi,thmuitilt #nd Dicht11ng,
Versuchezur Frage einer exa)nen Llteraturwissenschaft,Helmut Kreuzer-Rul Gunzenbaiiser, Munich, Nymphenburger, 1965.
S2. Par exemple par Teun van Dijk, Some Asptcts of Text Gri,mm.n, A Study in
Thtomiul Ling1'iJtics& Pottics, La Haye, 1972; et par Jens lhwe, Ling11iJtilt
in dtr
Littr•tNrwissmscbi,ft. l•r Ent'lllidtlimgtintr modtmen Theoriedtr littratuTUJissens-
40
CRITlQUE DU RYTHME
dupes sont les bénéficiaires. C'est ce mythe que Gabriel Celaya
nommait une« Métapoésie » 53• Réduire ce mythe, c'est montrer que la
poésie n'est pas la propriété des mystificateurs. Celaya prétendait à un
« processus réellement inquisitorial pour enlever au démon et
désensorceler la poésie » (livre cité, p.59). Maisil n'y a pas de vérité à
opposer comme une Terreur à ce qui serait le mensonge. L'ordre de
l'histoire n'est pas la vérité.. C'est la pensée métaphysique de la poésie
qui s'identifie à la vérité. L'ordre de l'histoire n'est autre que l'ordre
empirique, l'aventure imprédictible, sans destin ni dieu du haut de sa
machine. L'erreur serait précisément de se prendre pour la vérité. Le
poème n'a pas besoin de vérité, de sacralisation parasite.
Le poème ne s'oppose pas au radicalement arbitraire, au radicalement historique du signe. Sauf si on confond l'arbitraire avec la
convention, pour revenir au faux duel entre la convention et la nature.
Alors on mêle le poème à la motivation linguistique, à la métaphysique
de l'origine et de la nature dans le langage. Il n'est pas d'exception à
cette remarque empirique, que toute sacralisation-naturalisation de
l'origine de la poésie est une sacralisation-naturalisation de l'origine du
langage. Réciproque immédiatement vraie. Celaya, qui choisissait la
linguistique de Croce et de Vossler contre Saussure, l'« école
sociologique » (ibid., p.79), écrit ainsi : « De même que les paroles images à l'origine- se changent en signes du langage courant, la poésie
se détériore et s'académise » (p.121). Variante de la confusion entre
poésie et langage. Celle de Croce : « L'homme parle à chaque moment
comme le poète » (cité,79). Ce qui est soit tautologique (si tout homme
parle, le poète aussi), soit faux (tout homme ne dit pas ce qu'il dit
comme le poète le dit). Poétiser la poésie mène à poétiser le langage. Ce
que fait un courant qui, après une longue méconnaissance, commet
l'excès en retour de sacraliser l'enfance, la folie, et retrouve la poésie
pure, en mettant sur le même plan les comptines et le langage
transmental des futuristes russes, le zaoum. Celaya en est un témoin :
« Comme Monsieur Jourdain a découvert qu'il parlait en prose, nous
avons découvert que dès l'enfance nous parlions un langage transmental » (p.89). Une critique du rythme et de la poésie, une critique
historique du langage,doit être aussi celle des effets non critiqués du
futurisme.
Une critique de l'avant-garde, et de la notion d'avant-garde. Le
modernisme, l'avant-garde, sont des produits culturels. L'aliénation, le
mime de l'aliénation, sont cotés au marché de la culture, avantageusement. On voit des coteries de la poésie. Or« la poésie n'est pas une
chaft, Munich, t9n, qui rêve d'une poétique qui caractériserait non seulement les
œuvres • réellement données •• mais encore les • possibles •·
dt L, p~sia. Madrid, Taurus, Ediciones, t9n.
53. G. Celaya. Inq11isici6n
CRITIQUE, HlSTORJCm
DE LA THtORJE
41
coterie ,.s.. La critique du rythme ne participe pas des querelles qui ne
visent qu'à donner à un petit nombre une imponance éphémère. Mais
le phénomène culturel de l'avant-garde est imponant au xx• siècle pour
ses rapports au nouveau, à l'histoire. Ses moments successifs ne sont
pas identiques. Sa stratégie est de faire croire à leur identité.
L'avant-garde est devenue, par un renversement interne, v,dgaire, au
sens d' Adorno : « Sont vulgaires les produits culturels en tant
qu'identification de l'homme avec sa propre dégradation •• vulgaire
étant ce qui « confirme ce que le monde a fait de lui au lieu que son
componement soit révolté contre ce monde ,.ss. Le paradoxe, le danger
de l'avant-garde, était de faire de la révolte contre un monde, un
ornement de ce monde. Cette transformation est consommée. Mais on
ne fait pas de la révolte une institution. On n'en est pas propriétaire.
L'intérêt de la critique tient à la parabole que cette histoire contient, à
ce qu'une écriture peut en tirer pour rester critique. Ne pas s'identifier
à soi-même était un précepte de Gide. La confusion entre l'écriture et le
pouvoir (alliances, maintien des positions dans les lieux mondains et les
lieux de pouvoir sur l'opinion) l'a fait oublier à cenains, au profit du
pouvoir. Nécessité accrue de la critique. Le pouvoir sur l'opinion
renforce nécessairement les positions acquises : il est donc anti-critique
par définition. C'est pourquoi il ne peut pas, en même temps, ne pas
avoir un effet confusionnel. Au lieu de maintenir les valeurs dans
l'histoire, qui est le lieu de leur érosion, il ne peut que tendre à les
préserver, à se préserver - à en faire des absolus.
La critique de la poésie en France, aujourd'hui, déborde l'intérft que
seulsy prendraient les poètes, le public de la poésie. La condition de la
poésie pour l'écriture, pour la publication, pour la diffusion, est
particulière en France. Elle n'est pas la même, par exemple, ni dans le
domaine anglo-américain, ni dans le domaine espagnol et latinoaméricain, ni en Allemagne, ni dans les pays slaves, ni dans la culture
arabe. Or les discours français répandus, dominants, sur la poésie, et
particulièrement sur le rythme, universalisent les conditions et
l'histoire françaisesde l'écriture. Ils coupent les conditions d'écriture
des conditions de réception : double démarche ahistorique. Une
critique de la poésie pose qu'écrire la poésie est toujours historique,
qu'écrire et recevoir sont des variables solidaires, imprévisibles, d'une
même histoire. Une telle critique ne fera que retrouver le savoir le plus
quotidien, rencontrant la censure la plus quotidienne.
L'intérêt hors de la poésie de cette condition culturelle de la poésie,
est qu'elle illustre un état qui me semble spécifiquement grec >t. V. Hqo, Willwn Sh.Jeespun,
II, V, V, Flammarion, 1973, p. 249.
SS. Th. W. Adorno, A•to•r de t. thiorie esthltiqw, «!. citée, p. 84.
42
CltITIQUE DU RYTHME
platonicien, aristotélicien -, du privilège banalement reconnu au
philosophe et au poète, que seul et le premier, à ma connaissance,
Groethuysen a critiqué. Non qu'il s'agisse d'enlever rien au philosophe, ni au poète. Ce qu'ils ont n'est justement pas un afloir. Mais le
statut exceptionnel qui leur est attribué est corollaire et révélateur
d'une conception du langage qui retentit sur la conception du
politique, - du refus de rapport entre le et la poétique, le et la
politique. Il y a à montrer que ce refus des rapports est précisément la
politique du signe. Une expression parmi d'autres, représentative, à
propos de Diderot, pour la Lettre sur les sourds et muets ... : « Et si,
parmi tous les hommes aveugles, sourds et muets, le philosophe est
celui qui voit, l'artiste est celui qui seul entend, et parle •S6. La
tradition est ancienne, ininterrompue.
Le poète, porte-parole des muets. Ce narcissisme, avec sa méconnaissance, jusqu'au mépris, de l'homme et du langage ordinaires, ne
peut qu'isoler le poète, et la poésie. Cet isolement montre justement
que la poésie est le terrain privilégié des problèmes du sujet, et qu'on ne
peut séparer les problèmes du rythme des problèmes du sujet. Cet
isolement, qui passe pour une condition essentielle, est une situation
propre à un épisode dans l'histoire de l'individuation. Il consiste dans
la confusion entre le sujet de l'écriture, la subjectivité psychologique, et
l'individualisme, invention de la bourgeoisie occidentale aux XVII"XVIII• siècles, comme l'a montré Groethuysen dans Origines de l'esprit
bourgeois en France, et dont nous vivons encore.
L'histoire de l'écrivain et du poète, au XIX• siècle, en Europe, situe le
rapport imaginé entre la révolution poétique et la révolution politique.
Ce rapport commence avec Châtiments et Rimbaud. Ni 1830, ni 1848
ne l'ont connu, au contraire. Lautréamont le formule. Les futuristes,
les surréalistes ont paru l'accomplir. Mais, par leur théorie et leur
pratique du mot, ils ont isolé leur langage. Contre le propos affiché de
la poésie par tous, les surréalistes ont fait de la poésie un luxe, comme
ils actualisaient ce luxe dans le commerce des manuscrits, des éditions
originales. De leur métaphysique du langage à leur comportement de
collectionneurs, jusqu'à leurs rapports aux peintres aboutissant au livre
précieux, et à leur rhétorique du mépris, les surréalistes ont continué,
réalisé, le privilège du poète et du philosophe. Ils ont fait, de la relation
avec la révolution politique, un mythe poétique.
Cette relation contradictoire de la poésie au politique, à la fois
isolement privilégié et révolution, reste porteuse de sens au-delà de son
histoire, pour son rapport au marxisme et à Hegel, qu'affirmait André
Si. Roser
Lewinter, dans Diderot, Œ11w,s compûus,
611.chronologique pris. par R.,
Lewinter, Club Français du Livre, 1969, t. 2, p. SIS.
ClUTIQUB, HISTO:RICiri DE LA THiORIE
43
Breton dans « Légitime défense » 57• Aragon, dans « Philosophie des
paratonnerres », écrivait : « à travers Héraclite, c'est à la dialectique
qu'on en a, parce que la dialectique est la méthode philosophique des
révolutions » 58 • Il s'attachait à rappeler le lien entre Héraclite et Hegel,
contre la philosophie universitaire française antihégélienne : « Hegel
est toujours le bouc émissaire de la philosophie en France, en 1926 »
(ibid.). Déplacement des stratégies. Aragon terminait sur « on cherche
à détourner le prolétariat de sa destinée ». Une logique héraclitéenne
des contraires faisait un sens poétique de l'histoire. Le Second
mAnifeste du surréalisme confirmait sa lecture de Hegel selon le
« matérialisme historique •· En effet il y prenait « "l'avortement
colossal" du système hégélien » pour appliquercette même« méthode
dialectique » aux« problèmes de l'amour, du rêve, de la folie, de l'art
et de la religion », laissant au marxisme les « problèmes sociaux » - se
voulant complémentairedu marxisme. Contradiction très forte entre
l'adhésion au marxisme et la critique des communistes, entre
l'optimisme marxiste et le pessimisme surréaliste.
Le pessimisme était« la vertu du surréalisme • pour Pierre Naville59,
au sens des « raisons que peut se donner tout homme conscient de ne
pas se confier, surtout moralement, à ses contemporains, de ne pas
attendre la lumière de leur obscurité naturelle » (ibid., p.58). Il y
opposait l' « optimisme indélébile » de Drieu la Rochelle, bon pour
l"humanisme. Pessimisme de méthode, qui revendiquait « le droit de
critique le plus absolu ,. (ibid., p.55), et n'attendre « rien que de la
violence » 60•
La critique entrait par là dans une contradiction, entre l'individu et le
groupe. Drieu la Rochelle avait écrit, dans Littérature (18 mars 1921,
p.18), des définitions d'un « Vocabulaire politique », et au mot
Groupe:« Voici venir un temps où le groupe primera. Il n'y aura plus
d'individus que les chefs » 61• La critique y rencontre le pouvoir.
L'éthique d'une recherche du sujet cède au groupe. Tout primat du
groupe est fascisant. L'histoire anecdotique, depuis, a reproduit ce
schémaconnu. Je l'analyse plus loin pour le futurisme.
Mais, de la recherche surréaliste, la protestation,
si souvent
S7. Dans LA Réwl11tions11rréalistt,
n° 8, décembre 1926, p. 36. Tout le nwn&o est
placé sous l'épigraphe : • Ce qui manque à tous ces messieurs c'est la dialectique
(Engels)...
SS. LARéwlMtion
111mtdisu,
n° 9-10, octobre 1927, p. 48.
S9. P. Naville, « Mieux et moins bien "• J.. Riflo/,,tion s11mtdiste,n• 9-10, octobre
1927, p. SS.
n° 12, déc. 1929, p. 2.
60. Secondmmu{tste, LA Réwl11tions11rréalistt,
61. A quoi répond le tene de Gurdjieff, • Voici l'esentiel : un "groupe" est le
c:ommenc:ement de tout "• cité dans A.bruu,«I, s•mtdiste d,. thmi-süc:w,
La Nef, 1,so
(fd. Plasma.1978), p. 206.
44
CRITIQUE DU RYTHME
exprimée, de ne pas être réduite à une expérience artistique, celle qui a
le moins été prise au sérieux, reste la plus vraie, la plus pertinente pour
une critique de la poésie et de la théorie du langage. Le conflit avec les
communistes avait en partie cet enjeu : être • les seuls écrivains
révolutionnaires •· Aragon, dans • Le surréalisme et le devenir
révolutionnaire •• récusait cette réduction « du surréalisme qu'on situe
ainsi dans la littérature alors qu'il faudrait le situer hors d'elle. La même
erreur est à la base de l'affirmation fausse que les surréalistes cherchent
11neiss11edans la littérat11reen se formant 11neméthode de création
spécifique.Il est certain que cette affirmation ne répond à aucun fait, les
surréalistes s'étant toujours séparés de ceux d'entre eux qui prétendaient considérer la littérature comme une fin » 62 • Si l'enjeu de la
littérature était la littérature, la littérature ne serait que pour les
littérateurs. Si la littérature peut être tout pour celui qui l'écrit, soit
Flaubert, soit Kafka, tant pris pour exemples de poétique substitutive,
c'est que son enjeu est la vie. Comme toute activité du sens, dans la
mesure où elle engageun sujet. C'est pourquoi c'est une aventure qui
signifie pour tout sujet, dans des limites historiques, culturelles qui
sont aussi en jeu dans cette aventure. Le surréalisme déborde la
littérature parce qu'il met en jeu le sens d'une société, d'une histoire, et
les modes de signifier. C'est pourquoi il a réinventé la littérature.
Pourquoi la poétique déborde la théorie de la littérature.
Ainsi la théorie du langageparticipe ensemble des stratégies et des
enjeux de la théorie, des stratégies et des enjeux des pratiques
littéraires. Les effets des sciences sociales (psychanalyse, structuralismes... ) sur l'écriture ont resserré cette solidarité. L'historicité
radicale du langage est un enjeu politique qui se joue à travers les
pratiques comme à travers les théories. Tout travail sur la poésie est
solidaire d'un combat dans la poésie, d'une situation critique de la
poésie. Constatation empirique, vraie de tous temps, qu'on prenne ses
exemples au XVI• siècle ou en 1840. Vraie jusque là où elle semble
démentie par l'apparence neutre d'un discours technique ou didactique.
Parce que ce qui touche à la poésie touche à la théorie générale du
langage, et par là au sujet, au politique, à l'histoire, une recherche sur le
rythme dans le discours est conduite à une anthropologie historique du
langage.Cette recherche n'en est encore que l'esquisse, mais située
comme telle. Ces trois termes sont nécessaires l'un à l'autre.
Anthropologie indique l'amplitude des problèmes du langage que
sous-entend ou censure toute étude qui, légitimement, efficacement
même, dans les limites qu'elle se fixe, se veut science descriptive et
62. le S#rrélUÙmeo sen,;« de 1ArévolNtÙ:m, n° 3, déc. 1931, p. S.
CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA TH.fORIE
45
régionale. Mais au prix d'un refoulement de questions que la théorie du
langage, distincte de la linguistique, mais en rapport avec elle, arrache à
la philosophie. Historique indique la nécessité d'arracher l'anthropologie à son histoire philosophique, et rappelle l'enjeu fondamental des
sciences de la société. Langage signale que l'oubli des sciences de la
société est la théorie du langage : les théories de la société oublient la
théorie du langage; les linguistiques, structurale, générative, oublient la
société. Ou plaquent, comme la sociolinguistique, des termes
directement politiques sur le langage. j'essaie d'envisager cet oubli non
comme une inadvertance, mais comme une stratégie. La critique du
rythme n'est même que la stratégie inverse. Mais elle ne peut que
commencer.
Une anthropologie historique du langage ne sera pas structurale. Les
modèles restent à la linguistique de la phrase, de l'énoncé, de la langue.
A leurs applications sémiotiques. Il n'y a pas à en méconnaître l'apport.
Mais la limite de cet apport semble précisément le discours et,
essentiellement, le rythme. C'est par le discours et le rythme que la
totalité et l'unité, qui régissent cette linguistique, cette sémiotique,
basculent vers l'infini. De Saussure et de Benveniste, part une
anthropologie historique du langage. Saussure, mais sans la grille
structuraliste qui le recouvre, dont des recherches historicistes ne
suffisent pas à le préserver. Benveniste, parce que de lui part non
seulement l'étude de l'énonciation et du discours, mais parce qu'il tient
exemplairement ensemble la philologie et la linguistique, dont la
séparation a produit les formalismes abstraits qui se sont fait passer
pour théorie. Il est symbolique, ici, que Benveniste, par sa critique de
l'étymologie du mot rythme, ait rendu possible une relation nouvelle
entre le sens et le sujet qu'il élaborait ailleurs en système de
l'énonciation. Ce que j'entreprends ici n'est possible que par
Benveniste, et ne vise qu'à le continuer.
A transformer peut-être, par là, l'histoire des rapports manqués
entre l'anthropologie et les sciences du langage, autant qu'entre
l'anthropologie et le langage. Echec paradoxal, puisque l'anthropologie
est toujours, nécessairement, une « enquête sémantique » 63, portant
sur des « êtres humains comme faiseurs de sens » (ibid., p. 5). Mais il
ne faut pas seulement demander à l'anthropologie quelle est sa
sociologie, il faut aussi lui demander quelle est sa théorie du langage,
du discours. Comme à la psychanalyse. Le bilan de Malcolm Crick
réclame un « nouvel espace épistémologique », pour ne plus « réduire
le sens à la structure sociale • (ibid., p. 6). Le langage comme activité
63. Malcolm Crick, dans Explorationsin Ltng,u,geand Meaning,Towards"Semantic
Antbropology, London, Malaby Press, 1978 (1ère ~-, 1976), p. 2, Bilan de
l'anthropologie, en paniculier de l'école anglaise.
46
CllITIQUE DU RYTHME
de sens des sujeu a été successivement manqué par la philologie de Max
Müller, par le béhaviourisme et l'instrumentalisme de Malinowski et de
l'école fonctionnaliste, par le structuralisme de Levi-Strauss, par
l'anthropologie américaine, malgré la place faite à la langue, de Boas à
Sapir. La circularité explorée par WhorfM entre langue et culture est
intenable dans sa forme radicale, puisque ses preuves, comme dans la
c théologie biblique •• ne sont tirées que des langues. Mais aussi la
thèse n'a-t-elle pas, chez Whorf, la forme extrême qu'on lui prête pour
mieux la rejeter. L'abstraction générativiste a produit, par réaction, une
sociolinguistique qui n'est qu'une co-variation des structures linguistiques et sociales. A part une étude, qui serait à faire, des c vues
culturelles sur le langage • (ibid., p. 66), et de l'entJieia selon
Humboldt, le bilan américain de Malcolm Crick conclut qu'un c grand
gouffre sépare l'anthropologie linguistique et sémantique • (p. 79),
entendant par anthropologie sémantique une étude qui s'appuierait sur
le langage plutôt que sur la linguistique. C'est-à-dire sur les
philosophes du langage ordinaire, Austin et Searle.
Où se voit la dernière en date des manœuvres qui caractérisent le
bricolage sémiotique, dans la pragmatique. Au nom d'un c empirisme
scientifique », il s'agit de la « priorité des structures conceptuelles ,.
(ibid., p. 96), ou« structures idéologiques • (p. 111), c espace moral »
(p. 118). Les actesde parole, avec l'emprunt aussi à Wittgenstein de la
notion de • forme de vie », restent dans un vague syncrétique qui laisse
le langage dans le signe, son escamotage des signifiants, donc du
rythme. Où la littérature reste un écart. Aussi la traduction, dont
Malcolm Crick fait la « base même de l'anthropologie sémantique»
(p. 154), ne peut-elle que rester notionnelle, comme la sémiotique.
Dans l'unité traditionnelle de l'esprit-humain, qui reste quand même
clivée entre l'« étude des peuples illettrés » (p. 153) et celle, par
l'anthropologue, des • structures conceptuelles de sa propre société »
(p. 153), la communication se fait entre des signifiés. L'anthropologie
continue de manquer le langage. Son • art de traduire,. (p. 164) est
parent de la grammaire structurale des récits. Structures auxquelles ne
peut que tourner le dos un projet d'anthropologie hist0rique du
langage.
La transparence supposée, et donc invisible, du langage à la
société, se reporte pratiquement en absence de la théorie du langage
dans l'anthropologie. Tant qu'elle est l'histoire naturelle de l'homme,
l'anthropologie continue le traitement de Kant dans son Anthropologie
d11point dt fJlle pragmatique. L'observation peut multiplier les
remarques, surtout étymologiques, sur telle ou telle expression. Le
64. BenjaminLeeWhorf, LAngw.g,,Tho11ght
ad R,tdity, MIT, Cambridp, Mus,
1956, traduit en Ling•istiqw ,r ilnlhropo/op,I>enœl-Gonthier, 1969
CltfflQUE,
HISTOIUCID
DB LA TIŒOIUJ!
47
langage n'y a pas de place théorique. Il n'est que la « faculté de
clésignation •• « désignation de la pensée » 65, d'où dirtctnnmt on
passe à la « faculté de connaître •• fondée sur la « faculté de penser •
(livre cité, p. 68). Le langage est alors à la pensée ce que l'écriture est au
langage, un instrument de transcription. De l'absence d'une théorie du
langage vient ce qui est dit de la poésie. Distancée dans l'archaïsme
d'Homère ou des Prophètes, ils « doivent l'éclat de leur expression à
l'absence de moyens pour exprimer leurs concepts • (ibid.,p. 64); prise
dans la caractérologie du social, elle est un « jeu de société •• « de
l'esprit,mais en pone à faux • (ibid., p. 107). La méconnaissance est
exemplaire.
Humboldt est sans doute le premier et peut-être encore le seul à
avoir fait une théorie du langage qui soit une anthropologie". Peut-être
n'est-ce pas un hasard que la théorie du langage ne s'ouvre en
anthropologie que hors, d'une pan, de la philosophie, d'autre pan, de
l'indo-européen - de la transparence, vraie ou supposée, des
catégories de « l'esprit • à celles des langues européennes.
De ce point de vue, sonant du comparatisme linguistique du XIX•
siècle, Boas reste présent par sa critique. Tout en introduisant une
typologie des langues amérindiennes, une linguistique anthropologique, descriptive, il critique, en 1911, les concepts classificateurs, la
notion de mot, la séparation entre grammaire et lexique67• Dans cette
linguistique pour ethnologues, il avait encore à recommander de savoir
la langue de la population décrite, et reconnaissait qu'on en était loin61•
Mais il mettait sur Je même plan que la pratique des langues la nécessité
de leur étude théorique. Et ne confondait pas la connaissance de leur
histoire avec cette connaissance théorique 69• Il n'a jamais donné dans
l'anthropologie dualiste de Lévy-Bruhl, lequel, tout en comparant sa
méthode à celle de la linguistique générale, pour établir« la parenté qui
peut relier plusieurs familles de langues » 70, ne faisait aucune place au
langagedans la J... mmtalité primitifJt 11, et n'en avait tiré, dans son
65. Kant, Anùm,pologw a,,point dt '1llt pr•g,,uitiqllt,Vrin, 1979, p. 6S.
66. Je renvoie ici au Signt tt k poi,M, p. 123-139 et passim.
67. Franz Bou, /ntrod,,aion to ffgndJ,ooft of AmfflQln lnditm
UDivmity of Nebraska Press. Lincoln, 1973, p. 30.
68. Le langageétait absent, sinon pour da mots à valeur ethnographique et da noms
de lieu, par aemple dans A.L. Kroeber, H.,,dbooltt of tht lndwm of CJifomi., Ntw
York, Dover Publications, 1976 (1ère ~- 192S). Kroeber admettait une connaissance
insuffisante da langues concem6a (p. 48). Aussi laissait-ilde côté toute relation entre
langage et civilisation.
69. Franz Bou, RA«, J.Ang,..gt .,,d C11lt11rt,
New York. The Free Press, 1966 (1ère
.t. 1940; articles de 1887 à 1936), p. 269 (texte de 1930).
70. Lucien Uvy-Bruhl,
s11T1U1t11rtl
n L, n.turt d,,ns L, mmuliti primitKlt, PUF,
1963 (1ère~- 1931), p. XII.
71. L. Uvy-Bruhl, LA mmtllliti primitiw, PUF, 1932; Reu-CEPL, 1976, prif. 4c
L,,n,,..,n
...,
u
L.V. Thomu.
48
CRITIQUE DU RYTHME
livre de 1910, les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, que
son opposition de la mentalité logique à la « mentalité prélogique •·
Rien de tel, mais la recherche et le sens des spécificités, dans la relation
entre langage et culture, chez Boas. Contre l'anthropologie comme
histoire naturelle, contre les entreprises déductives chercheuses de lois
générales (à partir de la biologie, de la géographie, de l'économie),
contre l'analogie entre société et organisme, contre le thème raciste qui
travaillait l'anthropologie cÙlturelle, Boas reste présent par le lien qu'il
fait entre spécificité et individuation : l'anthropologie comme étude de
c la vie de l'individu telle qu'elle est régie (controlled) par la culture et
l'effet de l'individu sur la culture » 72• C'est par là, plus que par une
théorie du langage qu'il n'a pas faite, que Boas importe à l'anthropologie du langage.
La seule théorie explicite, à ma connaissance, développée dans
l,.anthropologie, l;a été par Malinowski. Elle accompagne sa méthode.
Elle en porte la date. Elle expose ses instruments, selon un
instrumentalisme déclaré : « le langage est le principal outil de
l'ethnologue » 73 . Contre le langage expression de la pensée, ou reflet de
la réalité, Malinowski pose le « rôle pragmatique actif ,. (livre cité, p.
242) du langage : « Les mots participent de l'action et sont autant
d'actions • (ibid., p. 243). Mais le sens du mot, qu'est le nom d'un
objet, devient le« rôle que joue l'objet dans la culture ,. (ibid., p. 253).
Ainsi le fonctionnalisme social est lié à la conception béhaviouriste du
sens comme stimulus-réponse, qui en vient à confondre le signe et son
effet social. La théorie, issue des « terminologies techniques ,. (p. 239),
tout en se voulant pragmatique, ce qui devrait la mener au discours,
maintient le mot comme unité. Pourtant elle affirme que la phrase est
« la plus petite unité de la langue ,. (p. 257), que les mots sont
intraduisibles - et elle privilégie les mots. Elle réduit le discours au
« message ,. (p. 239), dans un indiscernable où participe la situation.
C'est que la linguistique de Malinowski est toujours une linguistique
de philologues transplantée sur le terrain des ethnologues. D'où le
brouillage. Elle est du XIX• siècle. Elle en garde les « subdivisions
traditionnelles •• comme dit Saussure, lexique-morphologie-syntaxe.
Pourtant Malinowski croit avoir élaboré une « nouvelle méthode ,.
(ibid., p. 314). L'expérience lui fait apparaître comme particulier aux
Trobriandais le rapport, propre à toute langue, entre un " nombre
limité de symboles vocaux • et une « très grande diversité de
significations ,. (ibid., p. 264). Il semble découvrir la polysémie, pour
n.
Ra«, ung•tige 11ndC,dt"rr, p. 30S (texte <:te1936).
73. Bronislaw Malinowski, les ]tirdins de cor11il,Maspero, 1974. "Théorie
ethnographique du langage, accompagnée de quelques corollaires pratiques •• p. 238,
suivie d'une • Théorie ethnographique du mot magique •.
CRITIQUE, HISTOIUCID
DE LA THtOJUE
49
les mots indigènes « même les plus simples » (p. 255). Il sait qu•il en est
ainsi panout (p. 308), mais il y voit quand même une « caractéristique
de la langue trobriandaise » (p. 309). Il nous prévient que les
homonymes sont des invariants. Le rythme paraît ne se trouver que
dans le « langage magique » (p. 315); là oit ü y a le plNs de mots
dépourous de sens, ü semble qu•ü y a le plus de rythme. Déjà Boas
insistait sur Je rythme et la prosodie là où il y avait « addition de
syllabes qui n'ont pas de sens » 74 - dans les récits mythiques, les
poèmes, les chants.
C'est que le pragmatisme de Malinowski maintient le langage dans
l'histoire naturelle : « En dernier ressort, la signification de tous les
mots est tout entière issue de l'expérience du corps ,.7s_ Un corps
biologique même quand il est un corps social. Où, pounant, ce qui est
confusion pour le linguiste inaugure une anthropologie du langage, en
incluant dans ce qui est dit « l'expression du visage, les gestes, les
activités du corps, le groupe qui assiste à l'échange d•énoncés et ses
entours immédiats » (livre cité, p. 258). Même, dans un endroit : « j"ai
dû indiquer le geste, parce que sans lui les mots n'avaient pas de sens »
(p. 262). Mais sans les concepts nécessaires. Conflit entre ce que
produit de théorie }•empirique, et ce que produit d•empirisme une
théorie.
La théorie du langage de l'anthropologie est antérieure à la
description. La description a lieu dans son moule. L'ethnologue se fait
linguiste, comme il se fait géographe. Il juxtapose en lui les disciplines
diverses. Leur application fait une anthropologie totalisante. Ainsi,
Soustelle décrit les " caractères physiques des populations », leur
« indice céphalique », puis leur « culture matérielle et technique »,
avant de passer à la description et à la comparaison des langues16• Les
questionnaires pour apprendre ces langues sont faits de mots, isolés, en
petit nombre (livre cité, p. 104). Ils supposent et continuent une
linguistique du mot, sans rappon avec la linguistique théorique
contemporaine.
74. Franz Boas,Pnmiliw An, New York, Dover Publications, 1955 (Ure éd. 1927),
p. 315.
75. Br. Malinowski, Lts ],mJins de corail, p. 279.
76. Jacques Soustelle, LA F•millt Otomi-P•me d11 Maiq11e Centrtd, Institut
d'Edmologie, 1937: • Ce n'est pas en pur phonéticien ou en pur philologue que nous
avons décrit le mat&iel phonitique, la morphologie et la synwr:e de ces langues. [... ]
Nous n'avons jamais perdu de vue les populations qui parlent ces langages [... ] Nous
avons cherché à montrer que les conclusions de cc travail linguistique, plus précises et
plus claires que celles des autres disciplines, coïncidaient nbnmoins avec elles. C'est
pourquoi nous n'avons négligi ni l'anthropologie somatique, ni l'ethnographie, ni
l'histoire, de manière à réunir et à n:ofon:er la uns par les autreS les résultau de
rechercha différentes • (p. VI).
50
CRITIQUE DU RYTHME
Le travail sur le langage, dans l'ethnographie, est donc resté
Les inventaires
.. essentiellementphilologique » 77 c'est-à-dire lexical.iste.
ont procédé des • méthodes enseignées à l'Institut d'Ethnologie •
(livre cité, p. XVIII). La description d'une langue consiste dans
l'application d'une grille minimale. Toujours la même. Pour décrire et
pour apprendre. Michel Leiris lui-même dit qu'il ne sait pas le dogon
(ibid., p. XII). Ainsi la pratique, dans l'anthropologie, est-elle celle
d'une théorie du langage qui n'est pas la sienne, qu'elle n'a pas
élaborée, qu'elle ne peut pas élaborer, puisqu'elle est prisonnière, par
ses descriptions mêmes, de la grille dont seul l'objet qu'elle décrit
pourrait la libérer. Mais elle ne le voit qu'à travers sa linguistique
descriptive. Il en est de même, on le verra, pour la psychanalyse.
Ailleurs on théorise le langage ordinaire. Ailleurs on formalise la
poétique. L'anthropologie et l'épistémologie linguistique continuent
d'être coupées l'une de l'autre. Leur coupure produit une nonvigilance. Evans-Pritchard peut prendre pour équivalents les termes de
structure et de système 78• Pourtant les deux concepts ont eu des effets
radicalement divergents, dans les sciences du langage.
C'est du langage, et dans le langage, que peut venir la vigilance. La
linguistique a passé pour un modèle dans les sciences humaines. Mais
modèle, parce qu'il ne s'agissait que de la linguistique structurale. Avec
le rythme, il s'agit de bien davantage. Et qui ne tient plus non plus dans
le pseudo-concept de modèle.
L'anthropologie se diversifie selon son objet. L'anthropologie
sociale, politique, se particularise en anthropologies du corps, de la
ville79 ••• Il continue de ne pas y avoir une anthropologie historique du
langage. Son objet est tel qu'il ne saurait être une partie d'un tout, mais
une prise sur l'enjeu des spécificités, sur ce qui produit l'infini du sens.
Après le lien entre l'activité théorique et l'activité poétique, j'expose
l'enjeu et la place d'une théorie du rythme, la spécificité du rythme
dans le langage, pour situer par là les analogies avec la musique. D'où la
critique des définitions du rythme, des rapports du rythme avec le
mètre, avec le sens, avec la diction, avec la typographie. Je prends trois
exemples du travail du langage, du rapport au rythme, dans Rimbaud,
Apollinaire, Saint-John Perse. Trois exemples d'historicité qui mènent
77. Michel Leiris, LA'4ngw secritt ths Dogonsde ûng11,Institut d'Ethnologie, 1948,
p. XIX.
78. E.-E. Evans-Pritchard, SociAJ
Anthropology,Londres, Routledgc andKeganPaul,
1CJ79(1ère éd. tCJSt), p. 20.
79. John Blacking (éd.), The Anthropologyof the Body, Londres, Academic Press,
1CJ77;Edwin Eamn, Judith Granich Goode, Anthropology of the City, New York,
Prcntice Hall, 1977.
CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE
51
à la critique des notions de prose et de poésie, de la métrique dans ses
procédures, sa relation au nombre, à la combinatoire; de la métrique
générative, du fixisme de la métrique devant le vers libre, le poème
libre; du lien entre la métrique et la métaphysique de l'origine. Enfin
une critique des éléments actuels d'une anthropologie du rythme, et de
la psychanalyse, ouvre sur les propositions d'une pratique de
l'historicité.
L'urgence d'analyser le rapport entre sens et fonctionnement, de
situer les stratégies et les enjeux, qui fait la théorie, et l'urgence de s'y
retrouver dans l'empirique, sont une seule urgence et une même
entreprise. Sinon les pratiques restent dans la confusion.
C'est seulement parce que leur pouvoir de découverte est nul, leur
pouvoir de mystification maximal, que je critique certaines théories,
certaines pratiques. j'essaye de le démontrer. C'est pourquoi mon
travail est à la fois hypothétique et déductif. Mais constamment dans
l'empirique. Anticharismatique. Il n'y a pas à s'étonner qu'il ne suscite
aucune réponse des théories concernées. Sinon l'omission.
La critique n'est pas un dialogue. N'est pas une tentative de
conciliation. Ne se situe pas sur le terrain du marketing intellectuel.
N'est faite ni pour plaire ni pour déplaire. Ceux qui la confondent avec
la polémique se font justice. Elle ne cherche pas une clientèle, comme
font nos fomenteurs de groupes, les demi-mondains de l'intellect. Si la
critique est une recherche du sujet, à elle de se prolonger non en
disciples, mais en critique. C'est à ce prolongement que la critique
s'adresse. Elle ne parle pas pour convaincre ceux qui sont déjà de
l'autre côté. Elle parle avec et pour tous ceux qui ont affaire aux
discours qui nous environnent, qui nous manipulent, depuis le
technique jusqu'au directement politique. Où compte, non l'épisode,
mais l'aventure.
II
ACTIVITÉ JHÉQRIQUE,
ACTIVITE POETIQUE
La théorie du rythme est solidaire de la théorie et de l'histoire des
pratiques littéraires. Le rythme risque deux dangers : soit être
décomposé comme un objet, une forme à côté du sens, dont il est
réputé refaire cc qu'il a dit : redondance, expressivité; soit être compris
en termes psychologiques qui l'escamotent jusqu'à y voir un ineffable,
absorbé dans le sens, ou l'émotion. Les deux aspects, aussi coutumiers,
l'un que l'autre, du dualisme, et du signe. La seule manière de parer est
de situer la question du rythme dans l'interaction de la théorie et de la
pratique comme deux activités solidaires historiquement.
C'est pourquoi les intuitions théoriques des poètes - comme cc que
disent les peintres sur la peinture-, étant un discours de la pratique, le
langage d'une activité (plus que d'une expérience), peuvent être des
matrices qui valent plus que tous les livres des critiques ou des
philosophes. Tout aujourd'hui fragmente, met au passé l'ère des
totalités. Je placerais pour cela ici cette phrase polémique d' Adorno :
.. Hegel et Kant furent les derniers qui, pour parler franc, purent écrire
une grande esthétique sans rien comprendre à l'an 1• ,. Baudelaire,
avant tout théoricien, a eu l'idée de la valeur des fréquences dans le
vocabulaire. Il a été pratiquement le seul en son temps à parler d'une
prosodie française.
La technique n'est pas le formel, puisqu'elle est inséparable de la
pratique. C'est elle qui pose les critères d'Ezra Pound : « Je crois à la
technique comme à ce qui met à l'épreuve la sincérité d'un homme2. "
La technique n'est tout l'an que si elle est débordée par l'inconnu qui
empone le je tout entier. D'où la différence entre les poétiques qui
viennent après l'œuvre, empiriquement, comme chez Hugo, et les
1. Adorno, ANto•r dt t. tbiorit tsthlt,qNt, éd. cit&, p. 111.
2. Ezra Pound, • A Reu-ospec:t (Credo) • (1918), dans littrttry Esurys, lond1'91,
Fab., p. 9 : • I belicvc in wcbniquc as the test of a man's sinccritv •.
56
CRITIQUE DU RYTHME
poétiques qui la précèdent - doctrinaires comme René Ghil : c après
ma Poétique, ma Poésiel. ,. Mais dans l'interaction entre poésie et
poétique, cette postériorité, ou cette antériorité, de la pensée sur le
faire, est une fiction.
Seule l'interaction entre poésie et théorie peut éviter la confusion
commune entre la théorie et la critique littéraire. Confusion que fait,
par exemple, encore Ritsos, quand il redit cette opinion courante que la
critique • épuise parfois le poème de façon irrémédiable4 • • Le poème
n'a rien à craindre. La critique littéraire n'épuise jamais le poème. Elle
s'épuise, et épuise le lecteur, mais pas le poème. Parce qu'elle n'en dit
rien. Elle en parle, ou elle le parle : extérieure ou mimétique. Le danger
du poème est la théorie du signe, son dualisme qui ne reconnaît que des
formes dans le poème, ou plaque directement des goûts et des valeurs.
Ce qui détourne du poème, c'est le signe, et son enseignement. Où la
théorie est précisément vitale pour le poème, contre cette pseudocritique.
La critique du rythme ne consiste pas à commenter un vers, ou un
poème, dont elle épuiserait l'effet ou la valeur, dont elle dirait le sens, si
lui-même ne l'a pas dit. Elle cherche comment ils signifient, et la
situation de ce comment.
3. René Ghil, Traité d11'fleTH, états successifs (188S-1886-1887-1888-1891-1904J,
présenté par Tiziana Goruppi, Nizet, 1978, p. 9S.
4. Yannis Riuos,
so""t' "" c/llir de /11,,eet d'autres poèmes (19S6-1963J, Seghers,
1976, p. 90, dans une entrevue.
u
On ne va pas chercher la vérité sur la poésie, sur le rythme, chez les
poètes, comme la vérité scientifique dans le consensus des savants5• Un
consensus ne désigne sans doute qu'une croyance. Même universelle,
elle reste croyance. Et non preuve. Aussi ne s'agit-il pas de recueillir
une concordance, ni même une correspondance. Le mieux qu'elle
pourrait livrer serait une irrespondance, plus d'incompréhension qu'il
n'en faut d'habitude pour qu'il y ait compréhension. Les poètes n'ont
pas nécessairement d'intelligence ou de compétence privilégiée de la
théorie du rythme ou du langage. Les idéologies littéraires imbibent
leurs écritures, qui sont liées à des positions aussi, et leur font rejeter la
critique. L'échange des poètes ressemble plus à la folle partie de thé,
dans Alice au pays des merveilles,qu'à une réflexion théorique. Il n'y a
pas de nous. Pas de super-poète dont ceux d'un âge ou d'un groupe
seraient les réalisations particulières. Ils ne sont même pas plus unis par
leurs dissensions que par une doctrine commune. C'est qu'ils ont les
rapports les plus variés à la culture, en particulier aux sciences sociales.
La qualité de ce rapport, ou toute empreinte philosophique, marque
leur relation à la théorie, leur conception et leur pratique du rythme.
Cherchant l'historicité de mon propre discours, pour me situer, celle
des discours qui précèdent et qui environnent quiconque écrit, ou
réfléchit sur le langage, je commence, pour situer la théorie du rythme,
par tenter de montrer qu'il n'y a pas de débat entre poésie et théorie,
entre pratique et théorie, mais que la poésie se débat dans une double
activité, l'activité poétique et l'activité théorique.
Le cliché qui circule veut qu'elles s'excluent. Alors qu'elles se
tiennent ensemble. aussi loin qu'on remonte. Des rhétoriqueurs aux
surréalistes, pour ne prendre que deux exemples. La séparation qu'on
5. Une première version de ce chapitre a paru sous la forme d'une lettre à Michel
Deguy,dans la revue Po&sie,n" 1, Belin, 2~ trim., 1977.
CllITIQUE DU RYTHME
58
préjuge entre ces deux activités est en elle-même l•indice d•une notion
ahistorique de la littérature. Qui immédiatement les déshistoricise
toutes les deux. On trouve ce cliché autant chez les poètes que partout.
La critique, ou l'intuition théorique, n•est pas à confondre avec les
idées. Il y eut un temps où un peintre devait être bête, pour être un bon
peintre. Cette idée a quitté les peintres. Elle est encore chez des poètes.
L'écriture est empirique: c•est un artisanat. Elle peut sembler
n•avoir rien de commun avec la théorie. Rien qui y prédispose.
L•activité théorique s'opposerait à l'action, qui réalise. Elle est
suspecte. De contemplation. Encore un tour joué par l'étymologie. La
théorie est mal vue, comme une abstraction. Elle passe pour difficile.
Semble inutilisable. Du moins, dans le concret immédiat. L'emploi
péjoratif du terme est courant : « C'est de la théorie. ,. c•est-à-dire :
aucun rapport avec la réalité. Après la Terreur structuraliste, les têtes
lasses ont dit : « inflation théorique. ,. Elle était condamnée. Supplément pour le dictionnaire des idées reçues.
Situer historiquement l'activité écriture rend impossible de séparer
entre l'écriture, qui serait facile, et la théorie, qui serait difficile. Ou
l'inverse, en confondant la théorie avec la critique au sens trivial, où
critiquer s'oppose à faire. En somme, l•idée qu'en avait Sainte-Beuve,
et qui l'humiliait.
Mais l'excès contraire, aussi peu historique, est venu. On a renversé
cette hiérarchie intolérable - preuve qu•on plaçait l'amour-propre
toujours au même endroit. Maintenant l' « écrivant ,. écrit aussi. Même
l'écritoire écrit : ses mémoires. L'inversion du cliché n'a fait que
changer de cliché. Les deux ne sont que les faces opposés d•un même
cliché. Certains ont donc cru à un continu entre l'écriture et la critique,
en refusant que la critique soit secondaire, ni même seconde. Ils
étendaient à leur critique les caractères qu•ils attribuaient à l'écriture.
Du même mouvement ils déniaient faire un métalangage. C'est-à-dire
parler du langage. Ils reconnaissaient sans le savoir qu'en retournant
Sainte-Beuve, ils étaient toujours dans Sainte-Beuve. Le commentaire
d'un poème était un poème, ou plutôt faisait comme ce poème.
Illusions, imposture : la reproduction .. en abyme .. a bien trouvé son
mot. Dans le vertige du poème de poème sans fin, on ne s'est pas
aperçu que ce procédé concilie l'écriture et l'écriture sur l'écriture :
supprime leur tension. Ce laxisme a fait école. Le rapport entre les
deux activités s•est annulé dans leur confusion.
Mais l'écriture mène une logique de la contradiction, de la tension
indéfinie entre pratique et théorie. Concilier, c'est dédialectiser. Facile,
difficile, sont des effets dus à une culture. Ils peuvent varier. Comme la
littérature est 1•intégration culturelle de l'écriture. Même chose entre
ACTIVITÉ THtORIQUE,
ACTIVm
POtnQUE
59
écriture et traduction. Soit la traduction est écriture, transformatrice,
soit elle est littérature, - du déjà transformé, qui a un rôle
d'informateur : faire connaître une «littérature •· C'est pourquoi la
traduction importe à la poésie, et à la théorie : elle fait une poétique
expérimentale.
L'opposition entre théorie et poésie ressortit au mythe de la raison.
Cette opposition entre dans le paradigme connu qui fait deux pôles
inséparables du rationnel et de l'irrationnel, de la norme et de l'écart,
- l'adulte normal, chez Husserl, contre le fou-l'enfant-le génie. Où
entre le couple, que j'analyse plus loin, de la prose et de la poésie. La
théorie du signe y trouve naturellement à ranger la transcendance du
signifié, les délires du signifiant. La théologie et la poésie s'y confortent
mutuellement en y ajoutant d'un côté le profane-le quotidien, contre le
sacré-la fête. Tout y est cohérent. C'est le consensus du cosmique et de
la raison. Ce rationalisme n'a pas eu de plus beau moment que le
structuralisme. La raison est optimiste. Elle faisait une science de
l'objet, dans le dualisme du signe.
L'exclusion réciproque de la poésie et de la théorie porte son
historicité, qui ne suit pas le même calendrier pour tous. L'Université y
a joué un rôle. Péguy est ici une borne : les poètes ne sont pas des
universitaires, et réciproquement. Il y a conflit. Péguy a été le lieu
caractérisé de ce conflit. Avec le retard des stéréotypes sur les
transformations de la société, l'Université, jusque dans des polémiques
récentes, restait située dans une représentation duelle, issue du
dualisme et retournant au dualisme, avec la cohérence fermée du
consensus : le poète, hors-la-loi; l'universitaire, répétiteur.
Mais le xx• siècle a été, pour cela, surtout dans sa seconde moitié, le
moment d'une modification sociologique. Épisodiquement ou par
métier, ou par formation, des poètes, des écrivains sont universitaires,
enseignants. De Bonnefoy à B)ltor, de Deguy à Jude Stefan. Un certain
nombre. Je ne parle pas des Etats-Unis. Par là, un rapport nouveau a
pu se concevoir entre l'activité théorique et l'activité d'écriture. Je
néglige par définition l'écriture d'agrégés de ceci ou de philo, qui
écrivent leur savoir. Les bons élèves sont partout. C'est une variante
érudite de la sous-littérature. Je pose que l'interaction entre l'écriture et
la théorie ne peut plus exclure l'activité d'enseignement, à moins de
réduire celle-ci à des problèmes de pédagogie - erreur poétique et
politique.
L'Université peut ne plus être le mauvais rôle, où l'écrivain non
universitaire croit faire entrer }'écrivain universitaire. Il y a aussi, il est
vrai, des écrivains qui sont des universitaires aussi didactiques et
dualistes que s'ils n'étaient pas écrivains. Cependant, enseigner impose
60
CRITIQUE DU RYTHME
un travail sur l'écriture à travers la littérature. Il suffit que ce travail ne
soit pas situé historiquement, et l'éclectisme du jour enseigne la
littérature au bénéfice du signe. S'il y a à renouveler la relation entre
poésie et philosophie, écriture et théorie du langage, l'enseignement est
un lieu stratégique premier, irremplaçable. Ceux qui ne le comprennent pas se rangent à l'ordre du signe, à la« Théorie traditionnelle •·
L'activité théorique cherche un savoir qu'elle n'a pas. Elle ne peut
pas énoncer un acquis - ce que fait le didactique. Elle est aux marges
de l'ignorance. Elle en est l'écriture. Contrairement à son étymologie,
qui en ferait l'action de voir, observation-contemplation, elle est le
discours de ce qu'elle ne peut pas voir, et qu'elle montre pourtant.
La contradiction entre le théorique et le didactique, qui enseigne un
savoir comme une vérité, sans histoire des erreurs ni contradiction,
renforce l'opposition ancienne entre l'activité écrire et le métier
didactique. La répétition et le dressage, les admirations choisies,
conduisent à la poétisation, qui est l'anti-poésie. La renonciation
traditionnelle renvoie chaque activité à elle-même. Elle résout la
contradiction.
Mais ces contradictions sont à tenir, particulièrement quand on
professionnalise l'intellectuel. C'est-à-dire quand on le réduit. Toute
crise contribue à l'isoler socialement, le présenter comme un privilégié.
Méconnu, il est bientôt détesté. Lui-même s'y prête. Ainsi par la
notion laxiste de texte. Si tout est texte, il n'y a plus lieu d'enseigner la
littérature. Une pseudo- et anti-démocratisation met en place la
« civilisation ,. et les« techniques d'expression •· D'où une déculturation vers la culture de masse qui n'est plus culture populaire. En quoi la
notion de texte, et la négation du métalangage, ont un effet politique
autant qu'épistémologique. Le lettré jobard macluhanise. Il a contribué
à la réduction des têtes sous une forme nouvelle, et pour lui-même.
C'est qu'il s'est mis, ou a cru se mettre, du bon côté.
L'activité théorique est la question d'une pratique sur son comment,
son pourquoi. Ce qui permet de distinguer le savoir qui se connaît
comme tel, de celui qui ne se connaît pas, et qui manœuvre. Les deux
cohabitent couramment dans l'ignorance l'un de l'autre. On peut
connaître et commenter Saussure, et pratiquer à côté une manipulation
pré-saussurienne du mot, une mythologie de l'étymologie et la
motivation nature. Sans les voir comme telles. C'est pourquoi la
critique doit être théorie du sens, et de ce qui, dans le sens, déborde le
sens, où agit le rythme.
Une poétisation de la poésie a retiré la poésie au discours. Le mythe
de la raison et le mythe de la poésie sont le même. La poésie était trop
irrationnelle pour tenir dans le discours narratif, démonstratif. Cette
ACTJVITi THfORIQUE,
ACTIVl'rt POfflQUE
61
dévalorisation rhétorique du discours sévit encore. Elle gêne la notion
linguistique de discours, selon laquelle la poésie est un discours, parce
que toute activité de langage est un discours. On ne saisit jamais d'une
langue, et pas seulement des mortes, que des discours. Le discours est
l'activité de langage d'un sujet dans une société et dans une histoire.
Autant pour une théorie des discours que pour la poésie, il importe de
prendre la poésie comme un discours. Spécifique. La notion de
discours est une stratégie.
La critique neparlepas de la poésie. Parlerde, c'est tout le dualisme
du signe. Un sens, qu'on paraphrase. S'interdire d'avance de chercher
s'il y a, et laquelle, une spécificité du mode de signifier dans le poème,
donc du rapport entre rythme et sens, donc du comprendre ou ne pas
comprendre, qui met en question le comprendre. La critique n'est pas
un discours sur, une glose. Qui existe, avec plusieurs variétés.
Simplement, ne pas confondre. La rhétorique, par exemple, isole des
figures, qu'elle réfère à la langue : pour l'œuvre comme pour le
rythme, c'est une anti-poétique. Mais la poétique intègre les instruments de la rhétorique.
La critique est l'interaction même de l'activité théorique et de
l'activité poétique. A quoi elle doit sans doute sa part de non
conceptualisé, non conceptualisable. Elle est un travail vers le
concept. Il y a une passion, une affectivité théorique. L'écriture
théorique de Saussure est sa manière d'écrire sa vie. Rien n'y est plus
opposé, par exemple, que l'arrogance et le manque de rigueur de
Hjelmslev. Il y a une poétique, et une éthique, de la théorie. Le
discours théorique a en commun avec l'activité du poème d'être un
mode spécifique du subjectif pour tendre à la fois vers le référentiel et
l'intersubjectif, l'impersonnel, qu'il fauqrait appeler le transpersonnel.
La critique, la poétique sont donc, comme le poème, personnelles et
impersonnelles. Les sciences sociales, les sciences du langage font un
savoir qui agit sur l'écriture, dont le problème est alors : est-ce qu'on
écrit avec ce savoir ? par ce savoir ? ou dans et malgré ce savoir ?
Matisse, dans jazz, parlait du peintre qui sait tout, mais oublie ce qu'il
sait au moment de peindre. Et Apollinaire : Où est le Christophe
Colomb à qHil'on devra l'oHblid'un continent.
L'activité théorique peut ne pas se produire. En apparence. Mais
l'absence de théorie explicite est autant à analyser qu'une théorie.
Celle-ci peut n'être qu'un fragment : les notes pour le projet de préface
aux Fleursdu Mal. Ou un genre littéraire, comme le manifeste, chez
Breton. Se développer démesurément plus que le poème - chez
Valéry.
62
CRITIQUE DU RYTHME
Mais s'il y a une activité théorique, il y a un rapport nécessaire,
interne, à une activité poétique. Le cliché qui les opposait oubliait
Dante, Du Bellay, Goethe, Hugo, Flaubert, Rimbaud, Mallarmé,
Rilke, Brecht, Éluard, entre autres. Quand il n'y a pas de théorie, c'est
peut-être que notre notion actuelle de ce qui est théorique nous cache
des relations entre poésie et théorie antérieures, extérieures à notre
grille. Incluses dans la poésie même. Quand ce qui a survécu des
désastres peut témoigner.
A l'idée que la littérature moderne est expérimentale, il est plus
historique d'opposer que toute écriture a toujours été expérimentale.
Que c'est sa définition. Ce qui est une proposition théorique, un
universel poétique. Synonyme d'historicité. Contre l'illusion qui a fait
commencer l'expérimental à Mallarmé, Flaubert, Proust ou Joyce,
Khlebnikov ou Cummings. L'illusion normative.
La théorie peut s'absorber dans la pratique. Avec un refus
ostentatoire de la théorie, identifiée au parler-de.Ce refus n'est pas une
absence de théorie. Une pratique neuve inclut nécessairement une
poétique, même si elle ne la montre pas. Ce qui se passe chez Jacques
Réda.
La théorie a déplacé les questions. Ce n'est plus : qu'est-ce que la
littérature, qu'est-ce que la poésie ? Mais : que fait la poésie ? La
poésie n'exprimepas . Tout exprime et tout le monde s'exprime. On
doit au moins à Roman Jakobson - à ses six fonctions du
langage - de ne plus pouvoir considérer que comme une régression
théorique due à l'ignorance cette réduction de la poésie. La poésie ne
signifiepas. Dire qu'un poème signifie, c'est demander ce que tel
poème signifie, présupposer qu'il ressortit au signe, donc le diviser en
un sens et une forme, qui en est le résidu. L'issue choisie généralement,
pour éviter ce piège, est elle-même un piège : elle fait de la poésie un
anti-arbitraire du signe. Triple statut de la nature, de la fête, du sacré.
Le cosmique et le religieux trahissent l'historicité du langage et de la
poésie. C'est pourquoi la poésie est la critique du signe, de l'opposition
en série du corps et de l'âme, de la lettre et de l'esprit, forme et
contenu, signifiant, siinifié. Là où tout allait bien pour le signe, elle
installe une question dont elle empêche la réponse : qu'est-ce que
signifier ?
La poésie ne renvoie pas au monde , notion de la phénoménologie.
Parce qu'elle est une activité qui récuse le tri fait dans le langage et dans
l'histoire par la phénoménologie, entre jeu du monde et jeu dans le
monde. La poésie ne renvoie pas à une expérience.Elle la fait. Elle se
transforme et nous vous transforme en la transformant. Jeu dont les
règles changent pendant la partie. Dès que les règles se fixent, c'est la
ACTIVITÉ THtORIQUB,
ACTIVm
POfflQUE
63
poétisation, variante de la programmation culturelle. Il ne s'agit pas de
quoi parle la poésie. Il est autant à contre-poésie de dire « poésie
d'amour • ou de ceci cela, qu'à contre-peinture de juger un tableau
selon l'objet peint. La paraphrase est la faiblesse du signe. La poésie ne
répond pas. Elle est un révélateur. Mais le signe s'applique parfaitement au récit : aux formes du contenu, qui sont la langue universelle de
la littérature universelle, où il n'y a plus de problèmes de traduction,
seulement des problèmes de rangement.
La poésie est solidaire de la théorie,
et du savoir. Ceux-ci, à leur
tour, sont solidaires de la poésie. Ce qu'illustre la place de la parodie
dans l'intertextualité, comme effet Lautréamont. La logique du langage
chez Husserl, l'anthropologie contemporaine de Lévy-Bruhl, la
poétique dada-surréaliste participent, malgré leurs positions différentes
ou leurs tensions, d'une même anthropologie du langage. Soit qu'elle
admette le• normal », soit qu'elle le rejette pour imiter son contraire,
elle reste lexicaliste, et fondamentalement théologique. De même
l'emploi des dictionnaires, de Mallarmé à Ponge, étale une nomenclature qui réalise une conception présaussurienne du mot. Le « dérèglement de tous les sens • est devenu un traitement des mots qui prend la
langue directement pour un discours. Tous les exemples qu'on peut
prendre mènent la critique de la poésie inévitablement à une critique
historique du langage.
La proposition • la poésie est une activité de langage • est une
proposition située. Elle désigne un fonctionnement. Pas une fonction,
au sens de Jakobson, qui entraîne une formalisation descriptive
structuraliste. Et les fonctions de Jakobson ne se dissocient pas de son
opposition à l'arbitraire de Saussure, de sa fascination pour l'expressivité naturelle des phonèmes. ActifJité inclut, engage le sujet et
l'histoire. Implique une linguistique de l'énonciation. Activité suppose
un acteur , qui est aussi un auteur. Eustache Deschamps dans son Art
de Diaier disait le « faiseur», et Jean Molinet, « l'acteur», le
• facteur »6 • Pas seulement le responsable, l'initiateur - l'éviction
formaliste récente du terme auteur s'est accompagnée d'un escamotage
de l'éthique-,
mais aussi celui qui mène le poème, par qui le poème
agit.
Activité suppose que le langage fait quelque chose en même temps
qu'il dit. Il ne fait pas nécessairement ce qu'il dit. S'il y a un savoir par
le poème, c'est celui d'un agir autant que d'un dire. Le poème mine
l'opposition de la parole et de l'action qui, dans notre culture, est un
effet du cosmique, et de la métaphysique qui condamne le langage.
6. Ernest Langlois, Rea,tJ d'Arts th secondt rhétoriqut, Paris, 1902; Genève,
Slatkine, 1974, p. 223, 251.
64
CIUTIQUEDURYTHME
L'exclusion de la poésie, depuis La République, est une figurede la
condamnation du langage, - comme obstacle, mensonge, tromperie
par nature. Activité et acteur désignent un statut du je qui étend sa
propriété linguistique d'opérateur de glissement (shifter), à tout un
discours.
ActitJité n'est pas acte. L'acte poétique est celui de faire le poème.
Une théorie du langage n'a rien à en dire. Elle retomberait dans la
psychologie, la conscience, l'intention. Quant à l'étude des étapes de
cet acte, par les manuscrits, les variantes, elle est faussée par une
téléologie inhérente à sa démarche même, des limbes du texte vers son
accomplissement. La seule échappée est le refusdu texte défmitif, qui
ne ruine cette hiérarchie obligée qu'en installant une pluralité de
-.:enions dont la dernière n'est plus qu'une variante parmi d'autres.
Etemisation de l'acte qui intériorise toute l'activité. Forme philologique (par exemple chez des éditeurs d'Hôlderlin)7 d'un primat du virtuel
et de la genèse sur l'actualisé qui est tout autant contestable. N'est pas
plus une vérité du texte. Je ne pose pas ici de questions de genèse, mais
seulement de fonctionnement. C'est aussi une valeur du termeactivité.
L'activité poétique est la pratique de la poésie, mais aussi le mode de
signifier du poème. C'est de ce mode de signifier que dérivent toutes les
questions sur la poésie. Seul ce mode de signifier importe à la théorie
du langage, donne sa place au rythme.
Le rapport acte-activité-acteurest une pratique de la contradiction,
entre le sujet individuel et le social, l'écriture et la littérature,
indéfiniment : non dans le binaire, mais dans le multiple. Déplaçant,
tenant la contradiction entre vivre et écrire, qui reproduit le duel de
l'âme et du corps, du signifié, signifiant. Ce qu' Aragon impliquait,
dans Traité du style, quand il écrivait que le rêve ne s'oppose pas à la
vie, mais à l'absence de rêve, la vie à l'absence de vie. L'activité
poétique figure le langage en ce qu'elle montre, exemplairement, qu'il
n'est et n'a toujours été que la tenue de cette contradiction. Contre
toute poétique substitutive. Ce qui suffit à lier poésie et théorie.
Contre la schizophrénie de notre culture, l'activité poétique et
l'activité théorique font un même travail. Ce travail conduit à situer
l'enjeu d'une théorie du rythme au-delà de ce qui, traditionnellement,
le restreint à des querelles de doctes sur la poésie.
7. L'édition dirigée par E. Sanlcr, Verlag Roter Stern, Frankfun a.M. Voir François
Fédicr, .. La nouvelle édition de Hôlderlin ., Po&sien°10, 3• trim. 1979, p. 12S-126.
III
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
Le rapport interne entre le rythme
et le sens ruine le sens unité,
totalité. Il déplace le langage de la langue vers le discours, de la fausse
neutralité didactique-scientifique vers une mise à découvert des
stratégies, des enjeux. Le rythme est la critique du sens. C'est ce qu'il
importe d'établir avant de définir le rythme. Commencer par définir
s'avère non seulement une démarche non critique, mais anri-cririque.
et pe11t-êtreest-iltrès diffu:iled'excl11re
de ctNX qNi
parlent la dimensionde la vie.
J. LACAN, SéminaireXX, Seuil, 1975, p. 32.
t. Rythme, sens, sujet
Il y a un enjeu de la théorie du rythme, dans le langage, et ce n'est pas
la notion de rythme, mais celle de sens, le statut du sens, et par là toute
la théorie du langage. D'emblée, on peut poser qu'une théorie du
rythme, quelle qu'elle soit, est une situation critique pour la théorie du
langage. L'enjeu du sens est soit l'appartenance à la théorie du signe,
soit la constitution d'une théorie du discours. De l'une à l'autre, la
définition du rythme a changé. La relation entre signe, langue, discours
a changé. J'expose la critique de la notion courante de rythme après
l'analyse de l'enjeu, parce que celui-ci est le cadre et l'orientation du
conflit, qui détermine les termes. Leur sens.
Il suffit, pour placer la question, de rappeler que la notion courante
de rythme est compatible avec la théorie du signe. Parce qu'elle y est
incluse. Elle fait du rythme un élément formel. Les rapports avec le
sens, quand elle en voit, sont des rapports d'imitation. Juxtaposés,
seconds. Le rythme n'est pas une notion sémantique. C'est une
structure. Un niveau. La distinction entre forme et sens, rythme et
sens, est homologue aux distinctions de catégorie entre grammaire,
lexique, syntaxe, morphologie. Traditionnelle et sans problème.
Permettant l'étude philologique, le structuralisme même.
Benveniste, en faisant la critique 1 de l'étymologie qui fournit, et
pratiquement constitue, la définition courante, a déstabilisé, bouleversé non seulement la notion de rythme, mais son insertion dans la
théorie du signe, et, du coup, déstabilisé la théorie du signe elle-même.
En réécrivant l'histoire du mot, ce n'est pas seulement en effet le sens
1. Emile Benveniste, • La notion de "rythme" dans son expression linguistique ••
générait, Gallimard, 1966, p. 327-335.
(anicle de J9SJ), Problmus tk ling11istiq11t
70
CRITIQUE DU RYTHME
de la notion qui a changé. C'est qu'elle ne se range plus uniquement
dans une forme, elle n'est plus un auxiliaire du dualisme. Caractérisé
comme disposition, • configurations particulières du mouvant » 2 ou
• arrangement caractéristique des parties dans un tout • (ibid., p. 330),
• forme du mouvement • (ibid., p. 334), le rythme a quitté une
définition figée qui le maintenait dans le signe et dans le primat de la
langue. Il peut entrer dans le discours.
Le paradoxe est que Benveniste n'a pas développé ce travail, tout en
étant le premier et le seul à l'avoir rendu possible. C'est qu'il faisait une
linguistique du discours, et que, peut-être, il y fallait une poétique du
discours : qui analyse le poème comme révélateur du fonctionnement
du rythme dans le discours. Et Benveniste permet cette poétique, mais
ne la constitue pas lui-même.
A partir de Benveniste, le rythme peut ne plus être une souscatégorie de la forme. C'est une organisation (disposition, configuration) d'un ensemble. Si le rythme est dans le langage, dans un discours,
il est une organisation (disposition, configuration) du discours. Et
comme le discours n'est pas séparable de son sens, le rythme est
inséparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation du sens
dans le discours. S'il est une organisation du sens, il n'est plus un
niveau distinct, juxtaposé. Le sens se fait dans et par tous les éléments
du discours. La hiérarchie du signifié n'en est plus qu'Qne variable,
selon les discours, les situations. Le rythme dans un discours peut avoir
plus de sens que le sens des mots, ou un autre sens. Le • suprasegmental • de l'intonation, jadis exclu du sens par des linguistes, peut avoir
tout le sens, plus que les mots. Ce n'est pas seulement la hiérarchie du
signifié qui est ébranlée, mais les « subdivisions traditionnelles ••
comme disait Saussure : syntaxe, lexique... Le sens n'est plus le
signifié. Il n'y a plus de signifié. Il n'y a que des signifiants, participes
présents du verbe signifier.
Dans la théorie du signe, la langue est première, et le discours,
second. Il ne peut pas en être autrement. Le discours y est un emploi
des signes, un choix, une série de choix dans le système des signes
pré-existant. Par rapport à la langue, le sujet parlant ne peut avoir
qu'une définition grammaticale : celle qui est fournie par ce choix.
D'où le style et la stylistique. A cette définition grammaticale
correspond la définition sociale du marxisme, faisant de l'individu la
créature des rapports sociaux3• Choix ou absence de choix, l'individu2. livre cité, p. 333.
3. K. Marx, Lt Capiul, préf. de la 1- éd. aUem. : " Mon point de vue, d'après lequel
lt dlfJeloppnnmt dt lafom111tion
économiq•t dt la socilté est 11ssimÜAblt
• L, m11rchtdt
Li n.t#rt tt à son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de
.,
rappons dont il reste tocialement la criature, quoi qu'il puisse faire pour s'en d~r
éd. Sociales, livre l, tome 1, p. 20.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
71
sujet est alors la créature des systèmes de signes, dont les rapports
sociaux ne sont qu'une catégorie. En quoi le marxisme est non
seulement compatible avec la théorie du signe, mais constitue un
aboutissement, une perfection de la politique du signe.
Dans la théorie du rythme que Benveniste a rendue possible, le
discours n'est pas l'emploi des signes, mais l'activité des sujets dans et
contre une histoire, une culture, une langue, - qui n'est jamais que
discours, où la définition de la langue apparaît essentiellement
grammaticale, un certain rapport du syntagmatique au paradigmatique,
qui reprend, redéco14pe
les catégories anciennes. Le rythme comme
organisation du discours, donc du sens, remet au premier plan
l'évidence empirique qu'il n'y a de sens que par et pour des sujets. Que
le sens est dans le discours, non dans la langue. La notion (et le
privilège) du signifié n'était pas seulement le produit d'une description,
il avait aussi pour effet et enjeu d'exclure le sujet. La forme limite de
cette linguistique a sans doute été celle de Bloomfield, la plus cohérente
de ce point de vue, qui excluait donc aussi le sens.
Si le sens est une activité du sujet, si le rythme est une organisation
du sens dans le discours, le rythme est nécessairement une organisation
ou configuration du sujet dans son discours. Une théorie du rythme ·
dans le discours est donc une théorie du sujet dans le langage. Il ne peut
pas y avoir de théorie du rythme sans théorie du sujet, pas de théorie
du sujet sans théorie du rythme. Le langage est un élément du sujet,
l'élément le plus subjectif, dont le plus subjectif à son tour est le
rythme.
La théorie du langage est ainsi un terrain privilégié pour la théorie du
sujet. Peut-être plus que la psychanalyse, à qui on a fait jouer le rôle de
fournisseur d'une telle théorie, pour le marxisme, ou pour l'anthropo•
logie en général. Comme Sartre dans Questionsde méthode ou L'I diot
de la famille. L'intérêt anthropologique de la littérature, son effet de
laboratoire social, est, de ce point de vue, d'exposer - avec la
vulnérabilité qui en est le prix - les fonctionnements du sujet, à travers
lesquels la société elle-même est exposée. Une théorie du discours, du
sujet, est donc plus qu'une autre une théorie de la littérature. Et la
théorie de la littérature est peut-être la dernière chose que Freud
permette de découvrir.
Le sujet est comparable à l'origine du langage. Recherché comme s'il
était indéfiniment caché. Rien n'est caché dans le langage. Mais ce qui
est montré passe à travers le voir. Comme l'origine, il se produit dans
toutes les bouches et les oreilles constamment. Il est le fonctionnement
même du langage, le je de l'énonciation interchangeable. Passant du
plan linguistique à la littérature, il s'étend de l'emploi des opérateurs
72
camQUE DU RYTHME
d;énonciation à l'organisation en système de tout un discours. Le sujet
de l'énonciation est un rapport. Une dialectique de l'unique et du
social. Notion linguistique, littéraire, anthropologique, elle n'est pas à
confondre avec celle d'individu, qui est culturelle, historique,
ressortissant aux histoires de l'individuation. Le sujet est un universel
linguistique ahistorique : il y a toujours eu sujet, partout où il y a eu
langage. L'individu est historique : il n'y en a pas toujours eu. D'où
une histoire des rapports entre sujet et individu. Dans le discours, le
sujet du discours est historique, socialement et individuellement.
L'écriture, exposant l'état politique du sujet dans une société,
montre et fait du sujet de l'écriture un trans-sujet. Mais il n'y a de sujet
de l'écriture que quand il y a transformation du sujet de l'écriture en
sujet de réénonciation.
Comme il n'y a de sens que par et pour des sujets, il n'y a de rythme
que par et pour des sujets. La relation du rythme au sens et au sujet,
dans un discours, libère le rythme du domaine de la métrique. Il n'y a
plus à partir du vers (identifié à la poésie), comme il est fait
communément, pour étudier le rythme, mais du discours ordinaire,
dans tous les discours. La théorie du rythme met en évidence qu'une
poétique vaut ce que vaut sa théorie du langage ordinaire. Et qu'il est
sans doute plus difficile de faire une théorie de la prose que de la poésie.
Pris dans la paradigmatique et la syntagmatique d'un discours, le
rythme sens et sujet fait une sémantique généralisée, fonction de
l'ensemble des signifiants, qui est la signifiance4 •
Le rythme dans le sens, dans le sujet, et le sujet, le sens, dans le
rythme font du rythme une configuration de l'énonciation autant que
de l'énoncé. C'est pourquoi le rythme est le signifiant majeur. Il
englobe, avec l'énoncé, l'infra-notionnel, l'infra-linguistique. le
rythme n'est pas un signe. Il montre que le discours n'est pas fait
seulement de signes. Que la théorie du langage déborde d'autant la
théorie de la communication. Parce que le langage inclut la
communication, les signes, mais aussi les actions, les créations, les
relations entre les corps, le montré-caché de l'inconscient, tout ce qui
n'arrive pas au signe et qui fait que nous allons d'ébauche en ébauche. Il
ne peut pas y avoir de sémiotique du rythme. Le rythme fait une
antisémiotique. Il montre que le poème n'est pas fait de signes, bien
que linguistiquement il ne soit composé que de signes. Le poème passe
à travers les signes. C'est pourquoi la critique du rythme est une
anti-sémiotique.
4. En quoi je donne une valeur propre à la poétique au terme signifiance,par rappon à
celle que lui donnait Benveniste de .. propriété de signifier •, dans • Sémiologie de la
langue.., Problèmestk Jing11istiq11e
gbrir.Je, Il, Gallimard 1974, p. Sl.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
73
Le rythme, dans le poème paniculièrement, met en difficulté la
théorie du signe. Non qu'il l'empêche de fonctionner. Elle fonctionne
parfaitement, des Stoïciens à nos jours. Mais elle fonctionne parce
qu'elle n'est pas seulement une théorie linguistique du signe. Elle est
aussi une pl"ag!Datiqueet une politique du signe. <:;ellesde l'insuumentalisme. De l'Etat. De la raison et de la raison d'Etat. Que renforcent
les politiques centralisatrices de la langue. L'État ne peut pas avoir
d'autre théorie du langage que l'instrumentalisme. En quoi le
suucwralisme a été la bonne conscience de la théorie du signe. Celle-ci
ne peut qu'exclure le poème, comme écart, ou anti-arbitraire. Cette
exclusion, - qu'est aussi l'adoration, le luxe, la fête-, montre que le
rythme, le sujet, le poème ont un même enjeu, celui d'une
anthropologie historique du langage, qui a aussi un sens politique, par
le primat du discours, c'est-à-dire du ll)Ultipledans l'empirique, de la
dialectique indéfinie des sujets et de l'Etat. Historicité, pluralité sont
solidaires.
Le rythme est ainsi l'élément anthropologique capital dans le
langage, plus que le signe : parce qu'il force la théorie du signe, et
pousse à une théorie du discours. Débordant des signes, le rythme
comprend le langageavec tout ce qu'il peut componer de corporel. Il
oblige à passer du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n'est
plus ni totalité, ni unité, ni vérité. Il n'y a pas d'unité de rythme. La
seule unité senit un discours comme inscription d'un sujet. Ou le sujet
lui-même. Cette unité ne peut être que fngmentée, ouvene, indéfmie.
La question du rythme tient l'inséparable d'une théorie du langage et
d'une théorie de la littérature. Car si un sujet peut être unité de rythme,
si un discours peut être unité de rythme, ce n'est possible que quand un
sujet s'inscrit au maximum dans son discours, inscrit au maximum sa
situation dans un discours, qui en devient le système, - contrainte
maximale. Au lieu que la plupan des discours sont inscrits dans une
situation, ne se comprennent qu'avec elle. L'unité alors se compose
d'eux et de leur situation. Quand la situation passe, ils passent avec
elle. Mais l'unité du texte, qui peut se fractionner (le poème, le livre de
poèmes, le roman, l'œuvre entière), est une unité d'écriture, subjective
(au sens d'une tnnsformation du social), distincte des unités
rhétoriques, narntives, métriques, qu'elle contient, et qu'elle informe.
Le rythme met à vif l'antagonisme entre une épistémologie
paniculière aux problèmes du langage et l'emprise scientifique, ou la
philosophie, aux effets idéalisants. Son paradoxe est d'être l'activité la
plus empirique, la plus commune à tout discours, comme je. Aussi
tardivement, sinon plus encore, théorisée.
74
CRITIQUE DU RYTHME
2. Contre la sémiotique
La sémiotique, actuellement, occupe la plus grande panie de la
théorie du langage. Après le triomphalisme structuraliste, le triomphalisme sémiotique. Elle se présente à la fois comme science, donc
universelle, et présente panout, donc intemationale5. Science, « nouveau savoir-faire scientifique » 0 .Cl. Coquet, livre cité, I, 1). Ce n'est
pas seulement une épistémologie, mais aussi une éthique, et une
politique, qui sont en jeu dans une théorie du sens, puisqu'une théorie
du sens influe aussi sur les théories de l'histoire et de la société. Une
épistémologie n'est pas seulement un contrôle technique, c'est aussi
une stratégie. D'où l'importance de la sémiotique, l'urgence d'une
critique de la sémiotique.
Si tout est signe et systèmes de signes, tout est sémiotisable, et la
sémiotique est la science des sciences, - « la méthode des méthodes »,
selon une citation de Sebeok (B 28). Ce totalitarisme appartient à
l'histoire de la sémiotique américaine6, de Peirce à Charles Morris. Il
est solidaire des tentations de l'unité, de la totalité. Son ambition est
amenée à intégrer tout, au détriment de la rigueur, et au prix de
difficultés taxinomiques. Le signe inclut donc, pour Sebeok, le
symptôme médical, ce qui fait d'Hippocrate le premier sémioticien.
Avec Saussure et Peirce, voilà, selon une métaphore aussi boiteuse que
la table qu'elle suggère, un « trépied sémiotique » au troisième pied
« inégal •, mais « le plus profondément enraciné », la médecine. Il
n'y aurait rien à y redire, sinon l'état dans lequel la sémiotique met le
langage, en se donnant pour un dénominateur commun à des unités
incommensurables.
Poétique, rhétorique, stylistique, sémiotique n'ont pas seulement
une histoire différente, telle qu'on ne saurait les« équilibrer synchroniquement • (M. Arrivé, ibid., J 7). Leurs stratégies sont différentes,
leurs unités, leurs relations à la théorie du signe. Comme la linguistique
de Hjelmslev, la sémiotique a un rapport ambigu à l'épistémologie :
comme si à la fois elle la constituait elle-même et la supposait
antérieure, extérieure : « la linguistique dépend d'une épistémè qui ne
lui est pas constitutive et sur laquelle elle n'a aucun contrôle.
L'épistémologie qui, à une époque donnée, gouverne la majorité des
sciences humaines influe à la fois sur le choix de la méthode et sur le
choix de l'objet. C'est pourquoi tout glissement épistémologique dans
les sciences humaines se répercute inévitablement sur le champ
S. Ce que manifeste le volume collectif Lt Ch•mp slmiologique, perspttmJes
inttfTJUltionms, sous la dir. d'A. Helbo, éd. Complexe, 1979. Les paginations que je
mecs plus loin en référence sont celles du livre, par lettres suivies de chiffres.
6. je renvoie au Signe er le poème p. 140-1S6, 173-181, 232-247.
L'ENJEU DB LA TIŒOIUB DU RYTHME
75
linguistique » 0 .J. Thomas, ibid., B 5). L'épistémologie n'est pas un
dehors, ne se confie pas à d'autres. Chaque travail élabore et critique la
sienne propre. L'œuvre de Hjelmslev est invalidée par sa faiblesse
épistémologique, sa théorisation qui masque son empirisme, ses à peu
près, jusque dans ses travaux de grammaire sur les cas. La sémiotique
est située par sa linguistique : celle de Hjelmslev, malgré quelques
détails, non celle de Saussure. Elle en est orientée vers une
formalisation ahistorique.
L'enjeu des sciences humaines ne peut être que l'historicité de
l'anthropologie, ou les variantes de son statut hors histoire. C'est la
situation et le sens du conflit entre le signe et le poème. Or, pl"s la
sémiotiq1'ese fJe1'tscience,pl"s elle renforcela métaphysiq"ed" signe.
C'est sa contradiction constitutive. Elle la masque et l'accroît à la fois
par toujours plus de totalisation, plus de scientificité. Ses effets sont un
maintien réciproque du post-structuralisme et de la phénoménologie,
un cloisonnement en régions (sémiotique de la peinture, du cinéma,
etc.) qui accroît le flou de la notion de signe, flou aussi d'emprunts à
une idéologie du plaisir dérivée d'une « articulation » avec la
psychanalyse. Une stragégie de la polémique de détail, à usage interne,
comme dans la grammaire générative, masque par des discussions
techniques son enjeu, et ne vise qu'à renforcer ses positions
universitaires. Manœuvres de la théorie traditionnelle, selon Horkheimer. La sémiotique contribue ainsi au confusionnisme présent. Elle
prête sa déshistoricisation à l'irrationnalisme millénariste. Elle lui laisse
le champ, offrant le spectacle d'une absence de critique qui est l'effet
politique de son épistémologie.
Car il y a une ahistoricité radicale de la sémiotique. Le signe est un
universel qui, en tant que tel, ne connaît ni historicité ni historicisation.
Ce que souligne, peut-être sans le vouloir, J.Cl. Coquet, parlant de la
« structure achronique » du « modèle constitutionnel » de Greimas
(ibid., I 7). Le « modèle Locke-Peirce-Morris », comme dit Sebeok
(ibid., B 9), c'est la lignée de Leibniz. Le signe a perdu ce qu'il avait de
linguistique, en passant de Saussure à la sémiotique actuelle, comme la
fonction narrative, de Propp à Greimas, a perdu ce qu'elle avait
d'historique.
, Dans une autre direction que Peirce, cité par Sebeok, pour qui « tout
cet univers est inondé de signes, s'il n'est pas composé exclusivement
de signes » (Peirce, CollectedPapersV. 448 note, cité ibid., B 28), une
anention au discours empirique y réduit la part du signe au sens strict
(à double articulation), et multiplie la part des quasi-signes. Le
sémiotisable diminue. 11n'est pas sûr qu'il y ait intérêt, autant pour les
sciences de la nature que pour celles du langage, à prendre l'univers
comme un système de signes. Le produit immédiat en est une
76
CRITIQUE DU RYTHME
métaphore généralisée. Son effet sur la biologie, la génétique, n'est
guère plus qu'un effet de discours pansémiotique, par l'emploi de
... Son effet sur le langage est une
termes comme code, message
insertion dans le cosmique au détriment de la signifianceempirique. Le
privilège classique du signifié y est renforcé, ainsi qu'un flou entre
signe, signal, symptôme, intlice...
Le mythe de la totalité-unité qui pousse la sémiotique se retrouve
dans les théories du rythme. Contre ce mythe, j'essaierai de montrer
qu'une théorie générale du rythme - englobant tous les rythmes, tout
ce qui est rythme - se retrouve inévitablement une métaphysique du
rythme, comme la sémiotique une métaphysique du signe. Seul le
discours étant historique, non le signe, une théorie du langage doit se
constituer selon la spécificité de son objet. Elle ne peut que perdre son
historicité à se fondre dans la sémiotique. C'est pourquoi une théorie
du rythme dans le discours n'aura pas nécessairement de rapport avec
une théorie du rythme ailleurs que dans le discours. Comme si le sens
de la notion de rythme dans le langage ne pouvait être que la réalisation
particulière d'un universel, ce qui présuppose un rythme universel, ou
plutôt une notion universelle du rythme. Laquelle, étrangement, est
celle-là même que Benveniste a reconnue et dénoncée. Autant il lui a
retiré les fondements historiques de son sens, autant, de fait, rien n'a
changé.
Contre la sémiotique et son effet sur le langage, sur la linérature,
Benveniste a fait plus qu'esquisser une stratégie, dans "' Sémiologie de
la langue » 7• Contre la tentative d'un "' système unique » (livre cité,
p. 45), Benveniste marquait la différence irréductible entre Saussure et
Peirce, où s'écroule le trépied déjà boiteux de Sebeok, qui mettait en
série continue ces deux "' pieds », égaux, puisque le seul « inégal » était
Hippocrate. Il y a une « non-convertibilité entre systèmes à bases
différentes » (p. 53), « Il n'y a pas de signe trans-systématique "
(p. 53). Benveniste a montré qu'il n'y a pas d'unité, par exemple dans
les arts plastiques, donc pas de sémiotique. Seule « l'œuvre de tel
artiste » (p. 57) en serait une « approximation », - c'est-à-dire une
« caractéristique individuelle » : l'unité ruine la notion d'unité. Elle
devient une unicité : « L'art n'est jamais ici qu'une œuvre d'art
particulière » (p. 59). La « relation d'interprétance », double, que
Benveniste instituait, permettait de distinguer des systèmes uniquement sémiotiques, uniquement sémantiques. S'il y a lieu de « dépasser
la notion saussurienne du signe comme principe unique » (p. 66),
l'analyse de Benveniste est la seule à tenir l'historicité et la spécificité de
chaque pratique. Il ne faisait qu'en donner le programme, annonçant
d'une part une linguistique du discours, de l'autre "' l'analyse
7. E. Benveniste,livre cité, p. 43-66.
L'ENJEU DE LA TIŒORIE
DU RYTHME
77
translinguistique des textes, des œuvres, par l'élaboration d'une
métasémantique qui se construira sur la sémantique de l'énonciation ,.
(p. 66). C'est là que prend une poétique du rythme. Elle s'inscrit dans
la recherche du sémantique, la théorie du particulier. Mais la
sémiotique, dans son rêve de science universelle, s'est trompée
d'épistémologie.
Le binarisme d'origine phonologique y répète indéfiniment le
dualisme du signe. Autant la triade Saussure-Peirce-Hippocrate est
bancale, autant la notion de sème, dont la vulgate sémiotique se sen
constamment, est confuse. Un livre d'initiation la définit : « élément
de signification rigoureusement déterminé par ces deux relations de
disjonction sur fond de conjonction » 8• Disjonction, conjonction se
réfèrent à la phonologie, et binarisent la différence, plurielle chez
Saussure. Retenant, malgré une allusion à des critiques, l'isomorphisme de l'expression et du contenu, chez Hjelmslev, la notion
d'élément minimal de signification fonde sa combinatoire sur la logique
de l'identité et le primat du signifié, conjoints dans la notion d'isotopie.
Greimas définissait l'isotopie un « faisceau de catégories sémantiques
redondantes sous-jacentes au discours considéré »9 • L'isotopie est la
répétition du même, la « résultante de la répétition d'éléments de
signification de même catégorie » 10• On procède à son « extraction ».
C'est-à-dire à une série de réductions notionnelles. Variante de la
paraphrase masquée par le scientisme. La classification en catégories
tourne dans la binarité (euphorie/disphorie); mime la générative :
« texte manifeste ,. de surface/« éléments abstraits ,. en profondeur
(livre cité, p. 103); divise la polysémie en monosémies; a un pouvoir de
découverte pratiquement nul : le « carré sémiotique ,. des oppositions
en contraires et contradictoires n'est « universellement applicable ,.
(ibid., 133) que de retrouver partout les catégories abstraites, dans le
vague, où mort s'oppose à vie.
Le confusionnisme et la régression se partagent la définition
sémiotique du discours. Le même livre d'initiation met dans son
glossaire : « Le discours(ou parole) est le résultat des choix opérés par
un locuteur donné, dans le stock de la langue, afin de réaliser un
message particulier, inscrit dans une situation concrète et déterminée ,.
(ibid., 181). Paroledonné comme équivalent de discoursbrouille toute
l'histoire des concepts linguistiques, de Saussure à Benveniste, rend
inintelligible Saussure, et inutilisable le terme pour une linguistique du
discours. La notion de choix montre le primat de la langue, vers une
stylistique qui ne peut pas opérer non plus, car elle est un
8. AnneHmault, les Enjt" dt la sémiotiq11t,PUF, 1979, p. <t9.
9. A. J. Greimas, D11sms, Seuil, 1970, p. 10.
10. Anne Hénault, livre cité, p. 81.
78
CRITIQUE DU RYTHME
individualisme sans théorie du sujet, puisque la lang"t réduit le sujet à
une structure. Enfin, stock, qui refait de la langue une nomenclature de
mots, au lieu d'un système, découvre à la fois, comme un lapsus, le
contre-Saussure et l'avant-Saussure qui manœuvrent dans la sémiotique.
Cette dégénérescence du signe n'est pas une défaillance ponctuelle,
qu'il serait sans intérêt de signaler. Elle est le produit combiné d'une
linguistique empruntée à Hjelmslev, d'une formalisation pseudoscientifique, de l'histoire même de la sémiotique américaine, surtout
depuis Charles Morris. La confusion et la régression sont précisément
les plus visibles là où il est question du discours. Le cinéma, la peinture
supportent mieux ce scientisme. Pourtant, là aussi, la sémiotique est de
moins en moins en prise sur la réalité des pratiques.
Le rythme rejette la sémiotique. Il la rejette pour lui, d'abord. Il peut
aussi donner le signal d'une critique que la sémiotique elle-même ne
semble pas prête à concevoir, étant au contraire dans l'illusion
d'entreprendre une « ruée vers l'or ,. (ibid., 175).
La sémiotique et la poétique ne sont qu'un aspect d'un conflit que la
poétique met à découvert. Ce conflit est irréductible. Il met à
découvert qu'il est impossible de penser le langage sans penser en
termes de conflit. Dans le langage, c'est toujours la guerre. Qu'il
s'agisse du discours qui est sans cesse un agôn, ou des statuts du sujet,
ou de la relation entre les mots et les choses. La science sémiotique est
prise à sa positivité. La prestance, aussi, du sémioticien.
3. Négativité du rythme
Si le rythme, le sens, le sujet sont dans un rapport d'inclusion
réciproque pour la critique du rythme et du discours, en revanche la
linguistique ne dit rien du rythme, pour les raisons qui faisaient que
Bloomfield excluait le sens de la linguistique.
Ni la théorie du rythme, ni la théorie du sens, ni celle du sujet ne
sont constituées. Mais jamais aucune théorie n'est constituée. L'erreur
initiale serait d'attendre, pour l'une, que l'autre soit plus assurée.
Aucune des trois n'est un préalable à l'autre. Sauf à attendre
indéfiniment. Si le sens, le sujet, le rythme sont liés, travailler à l'un
c'est les travailler ensemble.
Une théorie du rythme est nécessaire pour une théorie du sujet et de
l'individu, car elle prend en défaut la métaphysique du signe. Celle-ci
opère par l'effacement de l'observateur-sujet, confondu avec la vérité
de !'observé, de l'objtt, comme si les conditions de l'observation
L'ENJEU DE LA THfORIE DU RYTHME
79
n'étaient pas inséparablemert subjectives-objectives. C'est la solidarité
du signe et de l'anthropologie dualiste du logique et du pré-logique. Et
la solidarité du discours avec une anthropologie décentrée. Qui met en
évidence aussi qu'une théorie n'est qu'un« mode de représentation • 11,
non une vérité-universalité objective de l'objet.
Si la théorie se reconnaît elle-même comme un « mode de
représentation •• relative, elle est mieux préparée que la métaphysique
du signe à reconnaître que son objet de connaissance est une variable
empirique, - sens, non vérité. L'œuvre littéraire, prise comme un
discours entre des discours, ne permet plus ni l'esthétique du mime, du
mensonge, ni l'esthétique de la vérité. Pas plus qu'elle n'est sur le plan
logique du vrai ou du faux. Adorno opposait la vérité à la mimesis :
« L'esprit des œuvres d'an n'est pas ce qu'elles signifient, ni ce qu'elles
veulent, mais leur contenu de vérité • 12• Il ajoutait : « Il n'est pas plus
facile d'éliminer l'imitation comme catégorie esthétique que de
l'accepter • (ibid., 44). La subjectivité du sens, de la réception,
modifie, empêche au moins en partie la moralisation vérité. Adorno
krivait : « Les grandes œuvres d'an ne peuvent pas mentir • 13, - d'où
« seules les œuvres non réussies sont fausses •· Ce qui réduit l'an à la
psychologie. Mais la subjectivité fait obstacle au mimétisme en lui
retirant sa transcendance, pour en faire une aventure des sujets.
L'historicité du discours ne fait plus de l'œuvre le beau mensonge ni
la vérité. Parce qu'elle ne la renvoie ni à une intention, comme fait
encore Adorno, ni à un contenu (Théorie esthétique,p. 175, 202). Le
lien entre sens et sujet neutralise ces oppositions. L'organisation du
sens comme signifiance, valeur, fait à son tour que le rythme ne peut
plus être envisagé comme une forme, qui serait la « logicité • (Thé<>'rW
esth., 189), la cohérence des œuvres d'an. Leur « détermination
objective ,. (p. 191).
Adorno voulait éliminer le concept de « jouissance artistique • :
Le concept de jouissance anistique fut un compromis déplorable
entre l'essence sociale de l'œuvre d'an et sa nature antithétique
vis-à-vis de la société • (ibid., p. 26), et plus loin : « Le concept de
jouissance artistique, comme concept constitutif, doit être éliminé ,.
(p. 28). La critique du rythme est une critique du plaisir. Mais Adorno
ne peut pas éliminer ce concept, qui traîne toute l'esthétique après lui,
en restant, comme il fait, dans l'an-imitation. La mimesisreste, chez
lui, l'e idéal de l'an • (p. 153). Adorno adapte la« finalité sans fin ,. de
Kant (p. 188) à une idée instrumentaliste du langage. Mais le rythme
c
11. H. Berpon, D11Tteet sim11llilntitt,dans Miilmges, PUF, 1972, p. 213.
12. Th. W. Adorno, A11to11r
tk Ill th"'1w esthitiq.e, livre cité, p. 42.
13. Tb. W. Adorno, Thiom esthitiq11e,éd. cit«, p. 176.
80
CRmQUE
DU RYTHME
comme sens du sujet est à la fois subjectif et social, sens et histoire. Le
découpage théorique élimine alors cette « jouissance artistique comme
concept constitutif ». Elle l'élimine comme produit du dualisme. Le
plaisir est l'organisation de la signifiance par l'intégration du corps et de
l'histoire dans le discours. Il n'est pas plus un concept esthétique qu'on
ne peut séparer entre le rythme et les métaphores dans le • frisson
nouveau » que Hugo reconnaissait chez Baudelaire.
Cependant, un rejet maximaliste de la recherche même du sujet se
propose dans une certaine position marxiste. Il importe de la réfuter, et
de l'analyser à la fois pour son importance stratégique, pour la faiblesse
de ses arguments, et pour ce qu'elle permet, indirectement, de
prévenir : « Il ne saurait pas plus y avoir de "théorie du sens• ou de
"théorie du sujet• que de "théories de Dieu", ces objets sont des
catégories idéologiques, et non des objets de connaissance » 14• Le
marxisme selon Althusser y présuppose l'identité entre science et
théorie qui est nécessaire pour l'opposer radicalement à l'idéologique.
L'objet de connaissance y est propre en effet à la science. Du moins à ce
concept particulier de la science. Mais le rejet du sens dans l'idéologie
ne reconnaît pas l'effet de sa propre manœuvre sur la théorie du
langage.
C'est la continuité logique de Marx à Marr qui, prenant ou rejetant
ensemble le sens et l'idéologie, met l'idéologie dans la langue, rejette la
philosophie du langage avec le langage des philosophes (dans
l'idéologie allemande) et prépare l'impensable du langage par la
superstructure. Donc l'impensable du sujet. L'articulation du marxisme et du structuralisme est par elle-même la négation du sujet : « la
formation sociale n'est pas composée de sujets; on ne peut y définir que
des placesauxquelles sont attachées des conditions de production et de
reproduction des significations ,. (livre cité, p. 77). Sujet d'autant plus
nié qu'il est la confusion de l'individu et du sujet, du moral et du
psychologique : " l'individu-sujet » est la « forme-sujet spécifique »
des" idéologies bourgeoises ,. (ibid., p. 159). Négation de la possibilité du sujet qui dit plus sur sa propre stratégie, sur ses propres
méconnaissances, que sur le sujet. S'y ajoute l' « articulation du
matérialisme historique et de la psychanalyse ,. (ibid., p. 125),
combinée avec l'articulationdu marxisme et de la grammaire générative
(pour articuler toutes les avant-gardes ensemble), et qui ne perçoit pas
l'incompatibilité
théorique et politique des deux 15• D'où cette
proposition qui ne sait pas ce qu'elle dit, parce qu'elle méconnaît les
14. Paul Henry, le MtuWAis 011til.LAng11e,s11jetet disco11rs,Postface de Oswald
Ducrot, Klincksieck,t9n, p. 20.
15. Pour l'analyse politique de la grammaire gmérative, je renvoie à Poé~ sans
réponse, Pour '4 poétÙ/ue V, p. 317-395.
L'ENJEU DE LA TH:é.ORIE DU RYTHME
81
stratégies opposées de la langue et du discours: « la syntaxe est située
dans le langage à l'aniculation de la langue et du discours • (ibid.,
p. 155). Dernier obstacle au sujet, l'inconscient, curieusement opposé
à la syniaxe : « Quant à ce qui anicule le déjà dit ou entendu de toute
parole ou de tout énoncé, ce n'est pas proprement la syntaxe, ça a
racine dans l'inconscient, pas daas le sujet • (ibid. p. 144). Confusionnisme d'époque, déjà caduc, qui établit un paradigme spécieux entre le
sujet de l'énonciation et l'inconscient, le sujet de l'énoncé et le sujet
psychologique (ibid., p. 151).
Cet exemple caractérise cenains des obstacles actuels à une théorie
du sujet et du discours. Il montre qu'un obstacle épistémologique est
aussi un obstacle politique. Il confirme qu'une théorie du discours tient
(contient, retient) aussi une théorie de la syntaxe (qui ne soit pas celle
de la langue). Il étale la naïveté ambiante, de Sanre aux marxistes, qui
confie à la psychanalyse la théorie potentielle du sujet. Ce qui,
accessoirement, n'en fait plus une science, mais une idéologie. Ducrot
rétablit paniellement le sujet, autant qu'il le retire à lui même, par la
présupposition : « déclarer X sujet de son énonciation, c'est supposer
qu'il connaît le sens de cette énonciation au moment où il l'accomplit •
(ibid., p. 200).
C'est ici que l"analyse de l'activité poétique peut rejoindre celle de la
présupposition. Il s'agit d'analyser des modes de signifier. Un poème
n'est ni une intention, ni une conscience. Il y a une régression
théorique, après Valéry, à lier le sujet à ce couple psychologique et
moral : c'est-à-dire à l'unité.
Le sujet n'est pas plus une unité qu'un poème n'est fait de signes. Ce
qui ne l'empêche pas d'être une relative unité. L'unité-œuvre trompe la
notion d'unité. Adorno écrivait : « L'unité est apparence tout comme
l'apparence des œuvres est constituée par leur unité » 16• Elle se
décompose en unités moindres, qui sont rhétoriques, linguistiques. Le
mot, qui est l'unité de sens la plus petite, prête à son tour, en direction
inverse, à désigner métaphoriquement des unités plus grandes.
Mallarmé voit dans le vers un « mot total •· Mandelstam va plus loin :
« Chaque période du discours en vers, que ce soit la ligne, la strophe
ou la composition lyrique en entier - il est indispensable de les
regarder comme un mot unique » 17•
Le rythme intervient en poésie dans la mesure où elle est le langage le
moins fait de signes. Ce que disait déjà, à sa façon, Diderot, dans la
Lettre sur lessourdset muets : « que le discours n'est plus seulement un
enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et
16. Th. W. Adorno, A11to11r
dt Li théorie tsthétiq11t, éd. citée, p. 74.
17. O. Mandelstam,
«
Entretien sur Dante,., II, éd. citée, Il, 413.
82
CRITIQUE DU RYTHME
noblesse, mais que c'est encore un tissu d'hiéroglyphes entassés les uns
sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en ce sens que toute
poésie est emblématique. Mais l'intelligence de l'emblème poétique
n'est pas donnée à tout le monde. Il faut être presque en état de le créer
pour le sentir fortement » 18• L'emblème ou l'hiéroglyphe échappe à
l'unité. Le poème, ou le rythme, par là-même, échappe au sujet,
préalablement supposé unitaire. Mais, en même temps, seul un sujet de
l'énonciation à émis un rythme, un poème. Le rythme, conçu dans une
continuité avec le sens et le sujet, désunit le sens, le sujet. La métaphore
de l'hiéroglyphe marque qu'on ne peut penser cette activité que dans
l'indirect, le provisoire.
C'est la même métaphore qu'employait Freud pour le rêve : • Le
contenu du rêve nous est donné sous forme d'hiéroglyphes, dont les
signes doivent être successivement traduits dans la langue des pensées
du rêve » 19• Il ajoutait : • Le rêve est un rébus ». Mais le rythme n'est
pas un rébus. Le rébus fragmente l'unité en morceaux de sens. L'unité
n'y est que perturbée dans son cheminement. Chiffrée. Elle est
reconstituée au bout, quand le déchiffrage a été heureux. Si le rythme
est une configuration d'un sens, rien ne permet, comme on verra, d'y
voir le même sens, la même unité, autrement disposée.
Autant séparer le rythme et le sens paraissait depuis longtemps une
• entreprise de valeur douteuse » 20 , autant les associer dans une
identité vague serait de valeur douteuse. On retrouverait sans peine la
vieille homologie de la forme et du fond, le parallélisme logicogrammatical. Si la relation du rythme au sens n'est pas conçue
techniquement comme relation du discours au sujet, c'est d'avance
l'oscillation classique entre le vivre et le langage.
Une théorie du rythme est une théorie du sens non parce que le
rythme est le sens, mais parce que le rythme est en interaction avec le
sens. Le poème est le discours où cenc interaction est la plus visible.
Sans doute aussi celui où elle est la plus spécifique. Tynianov, en 1,23,
postule cene « modificationde la valeur sémantiquedu mot qui s'opère
du fait de sa valeur rythmique » 21• C'est une sémantique de position, la
• valeur sémantique du mot dans le vers en fonction de sa position »
(ibid., 116). Du fait que le rythme était le « principe constructif du
vers » (ibid., 76), pour Tynianov, faire la théorie du vers était faire, ou
plutôt annoncer, comme nécessaire, une • analyse des changements
18. Diderot, ŒIIWn complitn, &l. cit6e, II, S.9.
19. Freud, L'lntnp,itlllion des mn, c Le travail du rfve •• PUF, p. 241-242.
20. I.A. Richards, PrllCtiu/Criticism,Londres, Roudedge, 1966, p. 361, (1.,. id.,
1929).
21. louri Tynianov, u Vns /lli-mlm, (Le problème du lanpp v.-.ifii, Il, 4), 6d.
citée, p. 108.
L'ENJEU DE LA THfORIE DU R'YTHME
83
spécifiquesth la signification et du sens des mots en fonction de la
constn1ction du vers elle-même,. (ibid., 40). Le postulat de Tynianov
est devenu, étrangement, à la fois un truisme et un programme avorté.
Du moins, je n'en connais pas de réalisation. S'il est à reprendre, à
prolonger, ce ne peut plus être avec sa notion du mot, et du lexique :
c La stmcture même du lexique des vers est radicalement différente de
celle du lexique de la prose • (ibid., 126). Ce qui est vrai, cependant, de
certaines poésies, certaines cultures. La critique du rythme doit à
Tynianov la fonction constructive du rythme. Mais Tynianov reste
dans un fonctionnalisme où il n'y a ni énonciation, ni sujet, ni discours.
Rien que le sens, la langue.
Le rythme n'est pas le sens, ni redondance ni substitut, mais matière
de sens, même la matière du sens. S'il est du sujet, il est un ensemble de
rapports subjectifs-sociaux qui conduisent le discours. L'importance
majeure que Gerard Manley Hopkins a reconnu au rythme lui assure sa
valeur d'inauguration, non seulement pour la modernité poétique, mais
pour la théorie du rythme. Ainsi il cherchait à c consigner le
mouvement de la parole dans l'écriture .., « sur le plan de la
notation »22, et se référait aux accents de la Bible. Un rythme est un
sens s'il est un passage du sujet, la production d'une forme ---disposition, configuration, organisation - du sujet, qui est la
production d'une forme-sujet pour tout sujet. Ce que fait, pour
reprendre un exemple connu, Nerval, dans« Je suis le Ténébreux, -le
Veuf-,
l'inconsolé», par la double coupure interne dans le vers,
isolant c le Veuf .., paradigme de la solitude, qui appartient chez lui
autant au travail des mots qu'à celui de la typographie : les italiques et
les majuscules de« Il appela le Seul- éveillé dans Solyme •, « Et c'est
toujours la Seule, - ou c'est le seul moment ,..
Si le sujet de l'écriture est sujet par l'écriture, c'est le rythme qui
produit, transforme le sujet, autant que le sujet émet un rythme. Plus
proche de la valeur que de la signification, le rythme installe une
réceptivité, un mode de prendre qui s'insère au défaut de la
compréhension courante, celle du signe, - la rationalité de l'identique
identifiée à la raison. Il impose la multiplicité des logiques : « Quand le
vers est très beau on ne songe même pas à comprendre. Ce n'est plus un
signal, c'est un fait »23• C'est peut-être cet effet pré- ou, pourrait-on
22. G. M. Hopkins,
lettre à Roben Bridges du 6 novemb~ 1887, trad. dans
L'tpblmm, n° 3, 1967, p. 78 : « it would be an immense advance in notation (so to call
it) in writing u the ~ord of speech, to distinguish the subject, verb, object, and in
general
to express the construction to the eye; as is done already panly in punctuation by
everybody, panly in capitals by the Germans, more fully in accentuation by the
Hebrews "• Tbt Ltnm of G.M. Hoplrinsto R. Bridgts,cd. by C.C. Abbott, Oxford
University Pras, 19SS, p. 265.
23. P. Val&y, ûhiffs, Gallimard, 6d. de la Pléiade, II, p. 1076 (texte de 19161
84
CRITIQUE DU RYTHME
dire, péri-rationnel, que notent certaines métaphores du rythme,
comme, en hébreu, michqal, le« poids » étymologiquement pour dire
le « rythme », ou pour nommer les accents de la cantillation dans la
Bible (accents rythmiques-sémantiques-mélodiques), te'amim, de
ta'am, le « goût » (ta'âm, nourriture, en arabe). Dans la poétique
indienne, le terme rasa, attest_éavec le sens de « goût », et « sève,
essence », désigne un mode théâtral24 • La métaphore sensorielle
désigne l'absorption par le corps. Les mètres dans les Brâhmana ont
une « vertu nutritive » analysée par Mauss : « le principe de cette
théorie est que le chant c'est de la voix, qui est du souffle, qui est de la
nourriture » 25•
Anti-unité, le rythme est une anti-totalité. Il est l'empirique indéfini
qui empêche une poétique hégélienne de s'accomplir. Une poétique
hégélienne veut « appréhender le poème dans sa totalité » 2". Kibédi
Vargacherche « l'unité supérieure de la synthèse, telle qu'elle s'établit
dans le lecteur lors de l'actualisation du poème » (livre cité, 42). Il
s'ensuit quelques confusions : entre une phénoménologie de la lecture,
- « dialectique de l'appréhension du poème » (ibid., 35) - et
l'analyse du mode de signifier; entre le mode de signifier et la
réalisation individuelle, le « poème lu ». Cette « poétique dialectique
du poème actualisé » (ibid., 149) continue de partir du mot« poétique
ou poétisé ». Elle repasse donc à la rhétorique des figures de mots
(ibid., 194). Pour saisir les « constantes de la poésie » (ibid., 270), elle
manque le poème, car elle le met dans les catégories traditionnelles,
l'image étant un mode de la représentation : « Les constantes du poème
sont alors le mouvement et l'arrêt, l'écoulement sonore et la rime, le
centre et la distance des termes de l'image, le rapport de chacune de ces
constantes avec l'effort d'appréhension du lecteur » (ibid., 270).
Le rythme du sens comme sens du sujet impose de ne plus accepter
cette répartition, du « sonore ,. et de l' « image », qui varie à peine sur
24. Voir Edwin Gerow, lndw, Potttcs, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1977,
p. 245-249 (fuc. 3 de Historyof Indw, Lit,maurt, ed. by Jan Gonda)
25. Marcel Mauss, An,ua-ViTiij(1911), Œuwts, éd. de Minuit, 1969, t. 2, p. 593.
Kant avait remarqué cette métaphore : • Comment a-t-il pu se faire que les langues,
sunout modernes, aient désigné la faculté de jugement esthétique par une expression
(gusws, sapor) qui se rappone à un organe de la sensibilité (la panic interne de la
bouche), et désigne la différenciation aussi bien que le choix, par cet organe, des choses
..., éd. citée, S67, p. 102). Mais il concluait en
dont on peut se délecter ? (Anthropologie
paraphrasant : • un sentiment organique a pu, à travers un sens paniculier, donner son
nom à un sentiment idéal •• et " une fin inconditionnellement nécessaire n'a pas besoin
qu'on y réfléchisse et qu'on la recherche : elle trouve accès immédiatement à l'âme,
comme si on savourait une nourriture profitable • (ibid.). Il me semble que la relation ne
peut pas s'expliquer par les mou, en reliant u.por à u.pûmtia, et qu'elle suppose une
théorie du corps dans le langage, donc du rythme.
26. K.ibédiVarga, Ln Consuntts d11pobnt, Picard, 1977, p. 4 (1... éd. 1963).
L'ENJEU DE LA TIŒORlE DU RYTHME
85
celle de la forme et du fond. La critique du rythme est la critique
d'abord des critères. Il y a des critères de la métrique. Y en a-t-il du
rythme ? Le rythme est le sens de l'imprévisible. La réalisation de ce
qui, après coKp,sera dénommé« nécessité intérieure ,. : « L'artiste ne
crée pas selon les critères du beau, mais selon une nécessité
intérieure »27• Le rythme est l'inscription d'un sujet dans son histoire.
Il est donc à la fois un irréversible et ce à quoi il ne cesse pas de revenir.
Non unitaire, non totalisable, sa seule unité possible n'est plus la
sienne : c'est le discours comme système.
Dans l'écriture, dans l'an, un sujet est devenu son œuvre. Ce
qu'indique la désignation commune : un nom d'auteur fait autre chose
qu'un nom de personne qui n'est pas un nom d'auteur. Il signifie, en
même temps qu'il désigne. Il rassemble du sémantique. A travers la
provocation futuriste, c'est un effet du titre de Maïakovski, Vladimir
MaïaleOfJslei,
tragédie.
4. Système du je
L'écriture, en particulier celle du poème, n'est une pratique
spécifique du rythme que quand elle est une pratique spécifique d'un
sujet, à travers les codifications sociales. Tournures, rythmes, le
langage tout entier d'une œuvre est l'activité d'un système, sa
formation. Il n'a pas lieu dans la langue : la langue a lieu en lui. La
littérature, de ce point de vue, n'est qu'une spécification du fait qu'il
n'y a pas, concrètement, de la langue : il n'y a que des discours. La
littérature, parabole du subjectif, s'est vue pour cela soit sacralisée soit
rejetée, pour la même imputation de subjectivité, couplée avec celle
d'individualisme. C'est pourtant un des universaux de la littérature, la
banalité même, son paradoxe fondateur, qu'une œuvre, toute œuvre,
ait, pour être à tous, quelque chose qui n'est que d'un individu unique.
Ezra Pound mettait à l'article Rythme, dans son Credo : « Le rythme
d'un homme doit être interprétatif, il sera, ainsi, à la fin, le sien, non
imité, non imitable » 28• Le rythme, le je, c'est du même fonctionnement qu'il s'agit, pour que la littérature soit, comme Pound écrivait
dans L'ABC de la lectl4re, en 1934, « des nouvelles qui restent
des nouvelles ».
L'idée est de tradition. Elle est même depuis longtemps identifiée à
celle du style, puisque le style était un choix, donc personnel. Ce
qu'illustre Northrop Frye : « La conception du style est fondée sur le
fait que tout écrivain a son propre rythme, aussi distinctif que son
27. Arnold Schœnberg, Traitl d'harmonw, cité dans l'Annle 1913, éd citée, t. 3
p. 228.
28. Ezra Pound, • A Rffl'Ospect .., üterary Es""JS, éd. citée, p. 9.
86
CRffiQUE
DU RYTHME
écriture, et sa propre imagerie, qui va depuis la préférence pour
certaines voyelles et consonnes jusqu'à la préoccupation de deux ou
trois archétypes •29 • Chacun aurait son style, son rythme, comme il a
sa voix, ses empreintes digitales. C'est bien une conception du je, et qui
a l'intérêt de ne pas mettre du mystère dans cc qu'il y a de plus
commun. Mais ce n'est pas une conception du je comme système.
Aussi n'est-il pas sorti de poétique, ni de critique du rythme, de cette
aperception qui était forte pourtant de sa banalité.
Les poètes ont multiplié ici les intuitions théoriques. Le sujet de
l'écriture était prévenu, avant la psychanalyse et les théoriciens de la
présupposition, qu'il n'était sujet que si en même temps il est
non-sujet. De Nerval, je SNisl'aNtre, à Rimbaud, la subjectivité n'est
pas un égotisme, pas le privé, pas le moi. Elle est l'interchangeable.
Aragon écrit en 1925 : • Je ne me mets pas en scène. Mais la première
personne du singulier exprime pour moi tout le concret de l'homme.
Toute métaphysique est à la première personne du singulier. Toute
poésie aussi./La seconde personne, c'est encore la première • 30• Ce
n'était que développer le fonctionnement fondamental, linguistique, du
discours. Il n'est en rien distinctif de la poésie. La poésie est le discours
qui l'expose.
Mais elle ne l'expose pas par l'emploi des pronoms personnels.
Comme tout discours. Elle ne se réalise comme figure de la subjectivité
que si le discours tout entier est porté à l'état de_ subjectivité.
C'est-à-dire au statut d'un système de valeurs. La subjectivité d'un
texte résulte de la transformation de ce qui est sens ou valeurs dans la
langue en valeurs dans un discours, et seulement dans ce discours.
Quels qu'en soient les niveaux linguistiques. A tous les niveaux
linguistiques. La subjectivité maximale est donc toute différentielle,
toute systématique. Le rythme est système. Il n'est pas associationniste. La spécificité littéraire, poétique, est donc le maximum de
contraintes (variables selon la dimension, le • genre •) qu'un discours
puisse produire. Seule une histoire - ni une conscience, ni une
intention - peut faire qu'un discours soit système. Le système du je
n'est ni liberté, ni volonté, ni choix, ni refus. Il n'est pas le vouloir dire.
Il est imprédictible, comme tout ce qui est histoire, et, comme elle,
fournit après coup des téléologies faciles. Aussi ne suis-je pas en train
de l'expliquer, mais de situer l'écriture comme système parmi les autres
pratiques et activités du langage.
Si une écriture produit une reprise peut-être indéfinie de la lecture, sa
subjectivité est une intersubjectivité, une trans-subjectivité. Non une
29. Nonhrop Frye, An;stom1 of criticism, Princeton University Press, 1957, p. 268.
sllf'Ti.ÜSttn° 5, 15 octobre 1925, p. 25.
30. Aragon, • Avis •• LA RitJol11tion
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
87
intra-subjectivité, qu'on feint de confondre avec le subjectivisme,
l'individualisme. Cette écriture est une énonciation qui n'aboutit pas
seulement à un énoncé, mais à une chaîne de ré-énonciations. C'est une
énonciation trans-historique, trans-idéologique. Une hypersubjectivité. Un langage qui en sait plus long sur nous que nous-mêmes.
L'hypersubjectivité peut être un autoprophétisme. Apollinaire le savait
jusqu'à la superstition. Hugo a écrit : « Les poètes ont peur de devenir
prophètes •· Mais ce dire qui implique le plus de non-dit est tout autre
chose que l'ambiguïté. C'est l'activité de langage qui recule le plus les
limites du jamais dit, le plus grand travail sur l'extra-linguistique et
l'infra-linguistique.
Le poème, particulièrement, est un savoir qu'on ne connaît pas,
qu'on ne peut pas consulter. Dans l'ignorance du futur, le savoir partiel
du passé, le poème est un savoir du futur dans la mesure où il inscrit les
déterminations d'un sujet. C'est pourquoi on n'écrit pas ce qu'on veut,
encore moins ce qu'on souhaite. Mais alors que chacun n'a que son
passé, le poème passe de je en je. Il est ce discours qui peut reconnaître
le passé des autres. Il n'arrache pas seulement un peu de vivre à l'oubli.
S'il est autre que du souvenir, c'est que le rythme est une acrualisation
du sujet, de sa temporalité.
Glissement du je, le rythme est un présent du passé, du présent, du
futur. Il est et n'est pas dans le présent. Il est toujours un retour. En
quoi c'est le poème, et non le vers, qui est versus. Et on peut
comprendre pourquoi le vers, et la rime, ou d'autres formes de retour
lui sont, lui ont été, associés au point de lui être identifiés. La rime
n'est, ou n'a été, qu'une figure privilégiée, dans notre culture, de ce
retour. Je parle d'un versus, d'une« rime ,. qui fassent tout le système
de l'œuvre, et du je. Pas du « terrible concert pour oreilles d'âne »,
comme disait Eluard, - avant d'y revenir. La rime au sens courant est
devenue une image grossière, tout extérieure, toute culturelle, de ce
retour généralisé. C'est ce qui a pu la rendre insupportable comme
code, du moins dans une certaine historicité, même si les raisons pour
et contre n'ont pas toujours été comprises. Pour être justifié, - pour
être écriture, et non simplement littérature, ou poétisation - le tJersus
doit être système, valeur. Forme intérieure, comme Humboldt disait
des systèmes grammaticaux, et du « caractère ,. des langues, qui reste
encore à théoriser. Système, le retour de la temporalité sur elle-même,
du sens sur lui-même, du je sur lui-même, inséparablement. Par quoi
un mode de signifier déborde les pratiques et la théorie du signe.
L'écriture impersonnelle n'est donc pas l'écriture d'un sujet zéro, ni,
naïvement, l'emploi de la« troisième personne ». Vérité biographique
ou« mensonge ,. (les dates fictives des poèmes de Hugo), peu importe,
si l'écrit fait du particulier un concret généralisable. La vraie
88
CRITIQUE DU R'YTHME
bio-graphie, l'écriture de la vie, est l'activité poétique. C'est elle,
ensuite, qui fait apparaître la « vie » comme non-poème; I'« homme »
n'est plus qu'un produit de I'« œuvre ». Tous deux, produits de
l'après-coup et du dualisme ensemble.
La fiction pluralise, dissémine le sujet. Généralement, d'abord, par
la pluralité des personnages, tout ce qui tient l'intrigue. Le rythme,
dans la fiction, est celui des unités narratives autant que celui des
signifiants. Tous les retours en arrière d'un récit ne changent pas son
caractère de récit. Même si le temps du récit recommence un passé
révolu. L'accompli et l'inaccompli ne sont pas les mêmes dans la fiction
et dans le poème. C'est que tout récit les transforme en accompli. Le
poème les place dans un inaccompli. En quoi il y a une tristesse du
roman. Qui mime celle de la vie : du non-retour. Qui fait son prix. Et
un bonheur du poème. Le poème continue même le révolu. C'est ce
que fait l'épopée.
Aussi, contre la modernité occidentale qui depuis cent cinquante ans
a tant identifié la poésie à ce qu'on appelait le lyrisme (conjoignant la
poésie directement subjective et la pièce brève), je dirais, disjoignant
l'épopée et le long, le lyrisme et le bref, que le poème, tout poème, est
fondamentalement épique. Long ou bref. Un fragment peut être
épique. Du très bref peut être épique. C'est la proximité du poème avec
le conte, la légende. Son rapport au sacré.
L'idée reçue est la filiation, prise pour une continuité, de l'épopée au
roman. Mais une filiation n'est pas plus le fonctionnement qu'une
étymologie n'est le sens. Si incontestable que soit la genèse du roman,
cette genèse est lointaine. Les fonctionnements anciens ont eu le temps
de se transformer. Rien n'est plus loin de l'épopée que le roman
français contemporain. Non seulement parce qu'il n'en a plus l'oralité,
le mode de collectivité, mais parce que les vies, le temps y sont finis. Le
fonctionnement sociologique actuel du roman, dans notre société,
n'inclut pas par hasard une littérature de l'oubli. De gare. Une évasion.
Policiers, espionnage, triomphe de la structure et de la disparition du
sujet. Il n'y a pas de poèmes de gare.
Même si l'histoire de la poésie française n'avait pas contribué à isoler
la poésie, le roman dans notre culture aurait plus de clientèle que le
poème. Le poème inaccomplit le temps du sujet. Il est plus difficile à la
fois par lui-même, et pour des raisons culturelles. Parce qu'il est un
mode de temporalité, un mode de subjectivité qui impose au sujet un
retour. Pourquoi la réduction traditionnelle des systèmes de versification à une mnémotechnique est une méconnaissance, une caricature
anthropologique. Le poème mémorise, et passe par des techniques de
mémorisation, non pour qu'on retienne des choses, ou pour qu'on le
L'ENJEU DE LA THiOlllE
DU RYTHME
89
retienne, mais parce qu'il est une mémoire du sujet. Nous apprenons
notre mémoire avec lui. Un roman nous ramène à nous à travers l'oubli
de nous. Il a cela en commun du plus novateur, du plus célèbre, au plus
refait, au plus quelconque. Cette fonction est la même dans la
sous-littérature, dans le cinéma commercial. C'est ailleurs qu'ils se
différencient.
Mais le poème ne fait de nous ce continu que par un effort, un rappel
à soi, sur soi. L'éthique du poème et l'éthique du roman, leur rapport
au social, leur rapport au rythme, les constituent chacun en opposés.
Le poème tend à faire de l'individu un sujet. Le roman multiplie
l'individu. Ce qui n'a pas pour effet de le constituer en sujet. Au
contraire, puisque c'est ce qui favorise au mieux l'illusion subjective
d'être déjà un sujet, et un super-sujet. Si l'auteur sait tout, dans le
roman-narration du XIX• siècle, le lecteur aussi. Effet que le nouveau
roman n'a pas annulé. Par là, le plus mauvais roman est assuré d'un
succès plus massif que tout poème. Le roman à succès que nous
connaissons ici va vers la masse, tend l'individu vers la masse, parce
qu'il est un marchand d'illusions. Il y a une démagogie essentielle dans
le mode de subjectivité qu'il construit.
Je ne parle pas du roman américain ou latino-américain. Je ne retiens
qu'un effet sociologique situé. Je propose de voir en cet effet un
effet-sujet. Ce que semble confirmer le succès de l'histoire-témoignage.
D'où un rôle non critique. L'historicisme, au lieu de l'historicité. Dans
une autre société, les rôles peuvent être inverses : une poésie
d'endormissement, où « le poète régnait avec le bourreau », écrit Milan
Kundera dans La vie est ail/eurs31, où le roman est critique. Cette
inversion n'infirme rien du rapport entre l'effet-sujet et l'effet de
masse. Ce que dit et ce que fait une société de sa poésie et de ses romans
est un signe de ce qu'elle fait du sujet32•
La poésie aussi a sa démagogie, assez diverse, de Prévert à Neruda.
Je ne privilégie ni l'une ni l'autre. J'essaie de situer les relations entre
leur fonctionnement et leurs effets. Non seulement le poème et k
31. Milan Kundera, LA"~ est ai/h,m, Gallimard, folio, 1973, p. 383. Mais il s'agit
d'une dérision de la poésie, d'un faux poète, que Kundera prend de manière disc:utablc
pour représentant du • véritable poète • (p. 239). Il fait du « désir frénétique
d'admiraùon • quelque chose qui« tient à la nature même du talent poétique "(p. 304).
Il idenùfie la poésie à un • territoire où toute affirmation devient vérité • (p. 301). La
• force du sentiment vécu • ne suffit pas à faire • de la belle poésie • (p. 384). Ce n'est
donc plus la poésie, mais le piège• tendu à la poésie •• que critique Kundera. Sa critique,
par le roman, retrouve la poésie, qui ne peut en effet apparaître que là où il y a une
critique de la poésie.
32. Ce passqe a été l'objet d'une disc:ussionau lémmaire de poétique à l'Uiùvlnité de
PariJ-VIII.
ClllTIQUE DU RYTHME
90
roman n'ont pas la même histoire, mais ils ne vont pas vers la même
histoire. La différence dans le travail du langage, dans le rappon du
rythme au sens, y est consubstantielle à ce que fait chacun de l'histoire,
du sujet.
S. Je-histoire,je-origine
Le paradoxe du je, universel de langage,est de faire l"historicité du
discours. La poésie pone le je à la systématicité d'un discours. Elle est
ainsi non une origine, comme dans la poétique de Vico, mais une figure
de l'historicité de tout discours. Le primat du signifié dans le signe
renvoie à l'étymologie, à l'origine comme discours vrai du sens. Le
rythme comme sens du sujet, mettant la poésie dans l'aventure
historique des sujets, neutralise l'opposition du sujet et de l'objet par la
créativité du je généralisé. Il ne prête ni au transpon structuraliste dans
l'objet avec« oubli » du sujet, ni au transpon phénoménologique dans
le sujet, par une herméneutique qui ne dit plus rien du mode de
signifier. Et qui se tourne vers l'origine pour s'y fondre par effusion,
empathie, Einfiihlung,« infusion », dit Mikel Dufrenne33 : « même si
l'an n'est pas au commencement, il est retour aux commencements, à la
confusion primordiale du sujet et de l'objet, de l'imaginaire et du réel,
du désir et de la représentation » (livre cité, p. 40). Le rythme comme
histoire met l'origine dans le fonctionnement.
Le cliché que dénonçait Nietzsche dans La naissancede la tragédie
est resté actif. Le cliché veut « qu'on se délivre du "je" » 34• Nietzsche
demandait : « comment le "poète lyrique" est-il possible en tant
qu'aniste, lui, qui, d'après l'expérience de tous les temps, est celui qui
dit toujours "je" et ne cesse de venir nous dévider toute la gamme
chromatique de ses passions et de ses désirs ? » (ibid). Il maintenait la
séparation entre l'homme et l'ceuvre, qui les rend tous deux
incompréhensibles, bons pour le signe, quand il opposait ce je à
l'homme : « Mais ce "je" n'est pas de même nature que celui de
l'homme éveillé, de l'homme empirique-réel; c'est, absolument
parlant,le seul "je• véritablement existant, et éternel, le seul qui repose
sur le fondement des choses, ces choses à travers la copie desquelles le
génie lyrique plonge ses regards jusqu'à ce fondement même ,.
(ibid., S9). La cop~ maintient le platonisme, et la « nostalgie de
l'oripne » (ibid., 70).
Le sujet de l'énonciation, qui est sujet par son discours, est solidaire
33. Mikel Oufrmne, « L'Estbitiq~ en 1913 •• dans L'Am,h 1913, livre àti, t. 1,
p. 37.
34. NiluKhe, LA NIIÙMnu th I. tT•Jldw, œ,,,,,.~scomplltn, 1, éd. 4:itée,p. S7.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
91
du « radicalement arbitraire ,. de Saussure. Il n'est pas l'abstraction
générative du « sujet parlant •. Jean-Claude Milner distinguait entre
une • éthique de la science •• qui part de ce sujet abstrait, et une
« éthique de la vérité », qui recourt à un• sujet d'énonciation, capable
de désir • 3s_ La théorie du rythme dans le discours impose de
reconnaître encore une autre éthique, une éthique du sens, dont l'enjeu
est l'historicité des valeurs et du statut du sens.
L'arbitraire, loin d'être une notion technique, fixée, change de valeur
selon la stratégie dans laquelle il entre. Milner le comprend comme un
• dualisme absolu ,. entre les signes et les choses, le son et le sens, dont
le rapport est ainsi ramené au hasard, donc à un « refus de savoir »,
chez Saussure, alors qu'un « savoir est possible •, chez Mallarmé et
Lacan (livre cité, p. 58). Il suffit de rappeler le Mémoire de 1878, pour
nuancer ce• refus de savoir • : refus, en effet, d'une métaphysique de
l'origine et de la nature, non refus de l'histoire. j'ai montré ailleurs36
que le hasard ramenait la nature. Si l'arbitraire est pris comme le prend
Milner- ce qui est la compréhension traditionnelle, structuraliste-,
il n'est en effet qu'un blocage du savoir, la stérilité de la science que
Genette opposait, dans Mimologiques, à la profusion des rêveries, du
côté de la nature. Autrement dit, l'arbitraire a une stratégie faible, qui
reste incluse dans la conception dualiste. Parce qu'il est pris seul. S'il
est envisagé dans et comme un quatre inséparable : système-valeurfonctionnement-arbitraire, par rapport à la stratégie du signe et du
cosmique, stratégie de la langue (mot-sens-origine-nature), il constitue
une stratégie forte, parce qu'elle est celle de l'empirique, du discours,
qui historicise la motivation. Mais Milner, qui représente le« réseau de
différences •, chez Saussure, comme un « rien ,. (livre cité, p. 86-87),
surenchérit sur la négativité saussurienne. En l'outrant, il l'affaiblit. Il
la dédialectise, puisqu'elle est ensemble négativité et positivité. Par là, il
met à découvert sa stratégie.
Milner discerne bien que l'arbitraire n'est pas la convention : « la
thèse de l'arbitraire a pour fonction d'éliminer toute question sur
l'origine; elle n'a donc qu'une ressemblance superficielle avec le
conventionnalisme. Il ne sert à rien d'évoquer à propos du Cours
l'opposition des Grecs thései : phusei, qui est une proposition sur
l'origine, et porte, non sur la langue, mais sur le langage ,.
(ibid., 49, n. 2). Mais la distinction que fait Milner ne prend sa valeur
que par sa stratégie. Ramenant l'arbitraire au hasard, et la différence à
une négativité absolue, il annule, en la radicalisant, la tentative de
Saussure. Il renforce la langue, et la nature. Si bien que cette distinction
lS. Jean-Claude
Milner, L'Amo•r tk 14l.ngiu, Seuil, 1978, p. 46.
36. H. Machonnic, .. Lanpgc, histoire, une mmie théorie ., la N.R.F., n" 29(.,
septembre 1977, p. 94-95.
92
CRITIQUE DU RYTHME
revient à neutraliser l'arbitraire, au lieu de démasquer la situation du
conventionnalisme, qui a partie liée avec ce à quoi il s'oppose.
La stratégie de l'arbitraire est celle du signe, chez Milner :
c l'arbitraire du signe, par quoi it est seulement dit que le signe ne doit
avoir d'autre maître que lui-même, et n'est maître que de lui-même »
Qivre cité, p 8). Le linguiste y impérialise « la science • (ibid., 10).
Equivoque, il joue aussi l'irrationnalisme : « lalangue est ce qui fait
qu'une langue n'est comparable à aucune autre, en tant que justement
elle n'a pas d'autre, en tant auss_ique ce qui la fait incomparable ne
saurait se dire » (ibid., p. 22). Equivoque mimé de ce qui confond
« systématiquement
son et sens • (ibid.), et qui ramène, contre
Saussure, la substance : « elle se fait tout aussi bien substance, matière
possible pour les fantasmes • (ibid.). La continuité avec la nature
revient quand s'oppose, à la langue qui ne touche c à aucun réel »
(ibid., p. 24), le « désir du linguiste », par lequel « comme la vérité
elle-même, lalangue touche au réel • (ibid., p. 28).
Cette stratégie de la psychanalyse dans la linguistique procède par
certaines homologies négatives qui font un paradigme de la « prohibition », de l' c impossible ,. sexuels, et du « manque des mots », « les
mots à quelque chose manquent toujours, ou : il y a de l'impossible à
dire » (ibid., p. 70). Elle laisse paraître ainsi que la conception du
langage qui la manœuvre est métaphysique. Ce « manque des mots ,.
présuppose qu'une chose à dire a un mot pour la dire. Ce qui ne va pas
de soi. C'est une identification du concept au mot qui a pesé sur
l'anthropologie de Lévy-Bruhl. Elle présuppose, outre la nomenclature
(pré-saussurienne), la nomination, qui apporte sa théologie, et une
logique de la monosémie. Sans compter les comparaisons entre langues
pauvres, langues riches : qui ont beaucoup de mots. La seule position
réellement linguistique est celle qui situe les choses à dire, - comme
leur impossibilité, ou leur interdit - non dans les mots, mais dans le
discours. Manquer de mots est le nom qu'on donne à autre chose. Où
précisément intervient la littérature, et le rythme - qui est signifiance
sans être composéde mots.
L'unitarisme ramène Saussure à une quête unique, la « clé de
Saussure», écrit Milner (ibid., p. 111), qui unifie le Cours et les
anagrammes dans une même folie, « le même mouvement qui le
conduit à vouloir soutenir l'Un », « l'Un qui marque les langues leur
vient d'ailleurs » (ibid.). Saussure est ramené vers le mythe, vers
l'origine, - alors que dès 1878 c'est le systèmequ'il découvre, à partir
de mais aussi contre la philologie historique pointilliste. Milner à son
tour s'identifie au désir unitaire d'origine et de maîtrise, où réapparaît
la nature, qui devient le super-sujet : « Ce n'est plus le linguiste qui
sait, mais lalangue qui sait par lui » (p. 128). Conception de la maîtrise
L ~NJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
93
qui confond autorité et maîtrise, dans la lignée grecque-allemande des
maîtres de vérité : la volonté de Witz du psychanalyste.
L'enjeu de la critique du rythme est la théorie et la pratique du
système, contre la réduction au mot, au nom. La critique du rythme
passe donc par une critique de la métaphysique du langage que la
psychanalyse inclut dans ses divers états, puisque dans cette mesure
même la psychanalyse a une action sur la théorie du langage.
L'arbitraire et le rythme sont liés par le même enjeu.
C'est ce que produit, et règle, un poème. Organisation qui est tout
autre chose que le groupement de stimulations perçues par un sujet
psychologique, qui faisait écrire à Paul Fraisse que « toute rythmisation est subjective » 37• C'est-à-dire toute dans le récepteur. La
réception du poème est dans l'organisation avant d'être dans
l'interprète. La spécificité de l'écriture fait celle du sujet qui s'énonce,
et le distingue du sujet parlant 38• C'est elle qui fait le rapport critique à
la psychanalyse. Adorno donnait la psychanalyse comme « plus
féconde psychologiquement qu'elle ne l'est esthétiquement » 39• La
critique est à reprendre. Le fonctionnement inconscient du langage
joue conjointement à l'inconscient des sujets. Le rythme pousse dans le
poème l'inconscient linguistique à sa valeur de système, de figure, à sa
dénudation comme moyen, au sens de Reverdy. Parce qu'il est
l'organisation d'un sens du sujet, qui neutralise l'opposition entre le
conscient et l'inconscient dans la mesure où il neutralise le vouloir dire
par la signifiance. La signifiance, non l'intention, porte le texte.
Le rythme dans un poème ne transgresse pas les conventions du
discours. Il les transforme. Il est le sujet dans la mesure où il ne peut
être ni forme, ni contenu, mais sa propre réalisation, son actualisation.
Il ne symbolise pas, ne s'interprète pas COllJmeun rêve. Il n'y a pas de
sens propre du rythme, ou de sens figuré. Etant le pouvoir de signifier
sans signe, il ne peut que récuser la formalisation dualiste pseudomathématique, les recours de plus en plus nombreux à Hegel et
Heidegger chez Lacan 40 • Le sujet, le sens sont flottants. dans le rythme.
C'est ainsi qu'ils se communiquent - qu'ils contiennent ceux « à qui
on s'adresse » 41• Le rythme cependant n'est pas un envers du discours
37. Paul Fraisse, les Struct11nsrythmiq11es,Étude psychologique, Publications
Universitaires de Louvain, id. Érasme, Paris-Bruxelles, 1956, p. 9.
38. Comme l'indique, après Benveniste, J. Cl. Coquet. dans « Prolégomènes à
l'analyse modale, le sujet énonçant .., Doo,ments de nchnche n° 3, École des Hautes
Etudes en SciencesSociales, CNRS, Paris.
39. Th. W. Adorno, Théorieesthltiq11e,livre cité, p. 18.
40. Par exemple, pour Hegel :J. Lacan, Écrits, Seuil, 1966,p. 292 et l'index, p. 897;
Le Shninllin, livre 1, Seuil, 1975, p. 267.
41. J. Lacan,Écrits, p. 9.
94
CRITIQUE DU RYTHME
dont le sens serait l'endroit. Il n'est rien de voilé qui doit être dévoilé,
ou rester voilé. Il n'est pas l'inconscient du sujet dans le discours,
comme les caractères chinois étaient l'inconscient de l'Europe
alphabétique. Si cet inconscient s'y manifeste, c'est autant dans toute la
rhétorique et la sémantique du discours. Le rythme est aussi évident,
aussi invisible comme sens du sujet qu'à chacun le sens de sa propre
histoire. Qui n'est pas non plus fait de signes.
6. Le sujet est l'individuation
Dans « L'État et le rythme», Mandelstam écrivait en 1920 : « Un
homme amorphe, sans forme, un individu inorganisé est le plus grand
ennemi de la société »42• Sans « l'organisation de l'individu », il
prévoyait la « menace de rester avec le collectivisme sans collectivité »
(ibid.). C'est-à-dire sans individus. Cette analyse est politique parce
qu'elle vient de la poésie. La poésie fait un révélateur de société, parce
qu'un individu y est en jeu, et que là où un individu est en jeu, le social
est en jeu. Ce qui ne signifie pas que tout poète est un politique. Un des
possibles de la poésie est le sens de la théorie - qui commence, dans le
poète, par le sens de sa propre histoire. Cassandre 1920.
C'est pourquoi on pourrait soutenir que la société se joue aussi
gravement, sinon plus, dans le rapport du poème à la société-que dans
la critique directe de la société. Le marxisme, la Théorie critique ont
montré, par leur régionalisation des problèmes (économisme, sociologisme, politisme), leurs oscillations théoricistes-pragmatiques (fonction de leur incapacité prévisionnelle) que, comme touœs les idéologies
politiques, ils continuent d'utiliser les individus pour une représentation de la société, non la société pour les individus. Au mythe des
masses correspond le contre-mythe de l'individu.
Adorno veut ainsi établir que « ce qui parle dans l'art » est « son
véritable sujet, et non celui qui le produit ou le reçoit »43• Il ne s'agit
pas simplement de ne plus le confondre avec le je biographique. Il s'agit
de réduire l'individu-confondu-avec-le-sujet au social. Parce qu'en
effet le sujet est social. Et que l'individu est censé être l'anti-social,
l'incompatible- au lieu que la collectivité n'existe que s'il existe. Mais
un romantisme de la masse y est substitué. Stratégie du pouvoir.
Puisqu'on parle en son nom : « Le travail de l'œuvre d'art est social à
travers l'individu, sans que celui-ci ait par là conscience de la société :
peut-être d'autant plus qu'il en est moins conscient » (ibid., 223). Le
recours à la conscience,comme la notion individualiste d'individu 42. O. Mandelltam, éd. citée, t. 3, p. 123.
43. Th. W. Adorno, Thtom esthttiq•e, p. 222.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
95
manœuvre idéologique plus qu'analyse historienne - sont deux
obstacles à une théorie historique du langage, et du sujet, en art. On
vide l'individu de son intolérable unicité. Pourtant, l'art est l'observatoire, et le laboratoire, qui fait plus que toute pratique sociale
apparaître que c'est dans /'individu que se réaliseautant le sujet que le
social.
Opposer le sujet au social, ou l'individu au social, est une erreur qui
coûte d'abord à la théorie esthétique, ensuite au social. Adorno écrit :
« Le sujet individuel, qui toujours intervient, n'est guère plus qu'une
valeur limite, qu'un élément minimal dont l'œuvre a besoin pour se
cristalliser ,. (ibid., 223). De même, l'individu vivant n'est que
l'élément minimal dont la vie a besoin pour se réaliser. Cette
conception biologisele social : lui retire, et retire au sujet individuel,
leur spécificité, qui est leur histoire. L'œuvre y devient une entité
métaphysique, douée du plus inexplicable besoin. Le social s'y révèle
un mythe, le produit d'un programme rationaliste. Mythe en ce qu'il
est mobilisateur, et fait un récit de vérité révélée. L'entité du social est
donc ce qui fait, presque, l'œuvre, qui est ainsi présente virtuellement
avant de passer, grâce à l'auteur, à l'état final de cristallisation.Où on
discerne nettement la confusion, déjà chez Marx, entre conditions
sociales de production et production spécifique de l'œuvre confusion propre au sociologisme : Raphaël dans L'idéologie allemande. Mélange de téléologie et de scolastique, qui invente un état de
l'œuvre avant l'œuvre comme une entité semi-réelle. Mais cette
intervention supposée est une invention pour la cause. Le sujet
n'interoient pas. Le désir de le réduire, de le limiter à un « élément
minimal •, rend, ou laisse, à cette intervention tout le mystère qu'il
s'agissait, dans ce pseudo-matérialisme, d'analyser en termes historiques. Car l'interoention pose à son tour toute la question que la
réduction devait réduire. Alors que l'historicité et l'unicité de chaque
vie font du sujet individuel une nécessité du social, que l'œuvre figure.
Il n'est pas nécessaire d'éliminer l'auteur, pour montrer qu'il est social,
historique, autant qu'individuel, comme Sartre a montré pour
Flaubert, dans le tome III de L •Idiot de lafamille. Dans et par l' œuvre,
le sujet n'est pas l'individu. Le sujet est /'individuation : le travail qui
fait que le social devient l'individuel, et que l'individu peut,
fragmentairement, indéfiniment, accéder au statut de sujet, qui ne peut
être qu'historique, et social. Comme on accède, indéfiniment, à sa
langue maternelle.
Il est particulièrement important, pour la critique de la société, et du
sujet, que les théories de la société soient incapables d'une théorie de la
production littéraire et artistique. Elles montrent par cette incapacité
leur incapacité d'une conception générale du sujet. Et du langage.
96
CRITIQUE DU R'YTHME
Les intu1nons théoriques des poètes ne désocialisent pas, au
contraire, l'individu sujet auteur. Le rythme, le poète, la prophétie
sont liés significativement. L'écoute du sujet est autant l'écoute du
social que celle de l'histoire. Tout se passe comme si, à l'inverse des
rapports de force, les politiques et les théoriciens de la politique avaient
peur à la fois du poète et de l'individu unique, - le poète étant le
représentant, le symbole de ce dernier-alors que le poète n'a pas peur
du social, qui justement l'écrase. Car il ne peut être sujet que s'il est une
écoute, il ne peut être une écoute que s'il est le sens le plus fin du social.
Le rythme, pour Alexandre Blok, en 1909, est la « présence d'un
chemin •· C'est, dans son langage, une « "mesure• intérieure de
!'écrivain •• et « La tension ininterrompue d'une rumeur intérieure,
l'écoute comme d'une musique lointaine sont la condition indispensable de l'être de }'écrivain » 44 • Ce rythme, cette écoute sont, pour
Blok, autant chez les prosateurs que chez les poètes. Le plus subjectif,
condition d'émission poétique, est puisé dans le collectif. Blok parle
d'un « orchestre ,. lointain qui est l' « "orchestre mondial" de l'âme
populaire ,. (livre cité, p. 106). Et« Dès que le rythme est là, c'est que
l'a:uvre de l'artiste est l'écho de tout l'orchestre, c'est-à-dire l'écho de
l'âme populaire. La question est seulement le degré d'éloignement et de
proximité par rapport à elle ,. (ibid., p. 106). Métaphore, mais est-ce
encore une métaphore, si on ne peut pas dire autrement ? On peut la
situer, la limiter, comme spécifiquement russe. La placer aussi dans une
lutte des intellectuels russes. Mais elle ne s'y borne pas. Très XIX• siècle
peut-être, avec ses variantes sociales et cosmiques, de George Sand à
Victor Hugo, l' « écho sonore •· Reste que par ses retours mêmes, cette
métaphore est à entendre. Aussi bien quand Blok énonce que « la
connaissance de son rythme • est essentielle pour l'écrivain que quand,
du point de vue de la réception, il écrit, en 1919, que les artistes sont
« porteurs d'une musique » 45 • Qu'est-ce qu'un écrivain représentatif,
sinon celui qui donne le mieux à entendre cet air, qui s'en est le plus
approché ? L'historicité, et la perte de l'historicité, est précisément ce
qui pourrait mener de la métaphore au concept, sans imaginer qu'on
puisse jamais tout à fait la concevoir.
Le sens politique de cette métaphore est d'inverser le mythe
rationaliste, qui n'a que trop prêté à manipulation, des masses,
invoquées comme facteur de progrès. Il est historiquement plus exact
d'y reconnaître, comme Blok, les « masses barbares », le « peuple ,.
qu'il voit comme le « conservateur • (ibid., p. 323) de « l'esprit de la
44. Alexandre Blok,« Duia pisatelja • (L'âme de l'écrivain), dans Soànmija (Œuvres)
en 2 vol., Moscou, 1955, t. 2 p. 105.
45. A. Blok« Krulenje gumanizma • (La ruine de l'humanisme), éd. citée, t. 2, p. 320.
L'ENJEU DE LA THÉOllIE DU RYTHME
97
musique ». Il est vrai qu'on ne peut pas désituer les propos de Blok,
qui opposent « l'esprit de la musique ,. à la « civilisation », selon la
poussée du vieux dualisme russe, slavophiles contre occidentaux. Se
rapprocher de l'élémentaire, pour Blok, c'est devenir plus « musical »
(p. 326). Cela ne fait pas des intuitions de Blok des propositions
fausses, mais leur restitue un sens russe avant d'être plus général. Blok
ne séparait pas cette intuition de l'annonce du « déluge environnant »
(p. 325), - fin d'un monde, d'une civilisation. Métaphore commune à
cette époque, et que l'histoire démétaphorisait.
Le poète est défini par Blok non comme celui qui écrit en vers, mais
comme le « fils de l'harmonie » 46 • L'harmonie étant « l'accord des
forces du monde, l'ordre de la vie du monde. L'ordre est le cosmos, en
opposition au désordre, - le chaos. / .. ./ Le chaos est l'anarchie
primordiale, élémentaire; le cosmos est l'harmonie construite, la
culture; du chaos naît le cosmos; l'élément cache en lui les semences de
la culture; de l'anarchie se crée l'harmonie ,. (ibid.). Quelle que soit la
situation philosophique de Blok, ses éléments de mysticisme, reste
l'intuition que le poète a un« rôle dans la culture mondiale ». Blok se
le représentait ainsi : « premièrement, libérer les sons de l'élément
anarchique où ils sont nés; deuxièmement, amener ces sons à
l'harmonie, leur donner forme; troisièmement, porter cette harmonie
au monde extérieur » (p. 349). Ce travail est, pour lui, un travail
« historique • (p. 352). En apparence, Blok fait à son tour du sujet un
intermédiaire à travers qui passe l'histoire, comme la vie de l'espèce à
travers l'individu : « Mes questions n'ont pas été posées par moi, c'est l'histoire de la Russie qui les a posées » 47• Mais c'est parce que
l'individu est ce passage, qui n'est pas seulement passage du cosmique,
du biologique à travers lui, mais passage d'une histoire, qu'il peut agir
sur cette histoire. Le poème, le rythme, activités de sens, sont des
éléments de transformation.
L'historicité comme écoute d'une histoire, indissociablement subjective-collective, fait le caractère stratégique de la notion de fonctionnement, par rapport à celle de fonction. Analyser le fonctionnement d'un
mode de signifier, d'un discours, c'est le prendre comme valeursystème-historicité. Neutraliser par là l'opposition entre une lecture
immanente (qui s'enferme dans un texte pour ne le lire que selon ses
valeurs, du dedans et se rend la critique impossible) et une lecture
sociologisante. Toujours le dedans et le dehors, qui reproduit le fond et
la forme. Considérer dans le langage des fonctions (émotive, référen46. A. Blok, • 0 naznatenje poeta • (La destination du poète), en 1921, discours
pour le 84- anniversaire de la mon de Pouchkine, éd. citée, t. 2, p. 348.
47. A. Blok, • Stixija i kul'tura ,. (L'Éiément et la culture), dkembre 1908, éd. citée,
t. 2, p. 92.
98
CRITIQUE DU RYTHME
tielle, conative, phatique, poétique, métalinguistique), à la suite de
Roman Jakobson, c'est relever des structures, qui sont des universaux.
Le sujet présupposé ne peut y être que le sujet abstrait de Kant, ou le
sujet psychologique avec structures subliminales. L'analyse en fonctions peut être indiscutable, plus elle approche de sa perfection, plus
elle se vide d'historicité. Car elle porte son objet à une pure forme.
C'est ce qui est arrivé à Huizinga, expliquant par le seul principe du
jeu comme fonction « l'analogie extrême des formes de l'expression
poétique, à travers toutes les périodes de l'humanité qui nous sont
connues » 48 • Les« caractéristiques formelles du jeu ,. (livre cité, p. 79)
ne peuvent que retrouver la notion esthétique de plaisir, de même que
l'exécution musicale « enlève auditeurs et exécutants à la sphère
"courante", dans un sentiment d'allégresse, qui donne même à la
musique sombre un caractère de plaisir sublime ,. (ibid.). Le plaisir
aussi est historique.
7. Le rythme avant le sens
Ni copie du sens ni symbolisation, le rythme est un représentant non
sémiotique du sujet qui est antérieur au sens. Ce qui est banalisé par
plus d'un rtcit. Northrop Frye rapporte que le phénomène« n'est pas
limité à la poésie : dans les Carnets de Beethoven, aussi, nous voyons
souvent comment il sait qu'il veut une cadence à une certaine mesure
avant d'avoir élaboré une séquence mélodique pour y arriver » 49 •
L'expérience a été souvent commentée, de l'antériorité du rythme sur
les paroles : par Valéry à propos du Cimetière marin, dans « De la
diction des vers »; par T.S. Eliot, dans The Music of poetry, et qu'il
appelait « imagination auditive » dans The Use of Poetry and the Use of
Criticism; par Virginia Woolf, pour la proseSO.
Alain en tirait une homologie entre l'expérience du poète et celle du
lecteur. Le lecteur reconnaît la poésie avant de la comprendre. Et il en
subit l'effet (rythmique, prosodique ... ) avant de la saisir : « Le premier
effet de la poésie, et avant même que l'on ait compris, est un effet de
grâce, dans tous les sens de ce beau mot ,. et un peu plus loin : « Le
poète est donc un homme qui, sous la touche du malheur, trouve une
sorte de chant d'abord sans paroles, une certaine mesure du vers
48. J. Huizinp, Homo ludms, Essaisur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1951,
p. 216 (le livre est de 1938).
49. Nonhrop Frye, Anatomy of criticism, éd. citée, p. 275.
50. Cité par D. W. Harding, Words into Rhythm, English Speed, Rhythm in verse
and pro~, Cambridge Univ. Press, 1~76, p. 87. Harding cite Eliot p. 99.
99
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
d'abord sans contenu, un avenir de sentiment qui sauvera toutes les
pensées » 51•
Le rythme est alors un moule. La non-distinction du rythme et du
mètre y contribue. Parlant du rythme dans Le Cimetière marin, c'est
du décasyllabe qu'il s'agit. Un syncrétisme rythme-mètre est antérieur
chronologiquement aux paroles qui vont remplir le moule. Alain ne fait
ici que gloser Valéry : « Le poète, ainsi, cherche ses pensées, non pas
par la voie de raison, mais par la vertu d'un rythme sain, qui attend des
paroles. La grande affaire du poète, où il n'est jamais ni trop intelligent,
ni trop savant, est de refuser ce qui convient à peu près au rythme, et
d'attendre ce miracle des mots qui tombent juste, qui soient de
longueur, de sonorité, de sens, exactement ce qu'il fallait » (ibid). Où
l'antériorité du rythme n'est plus que l'antériorité du mètre. Antériorité sur la pensée, sur les mots : « Le poète n'est pas d'abord une pensée;
/ .. ./ De ce rythme vital il part, et, ne le laissant jamais fléchir, il appelle
les mots, il les ordonne d'après l'accent, le nombre, le son; c'est ainsi
qu'il découvre sa pensée. Et cela ne serait point possible s'il n'y avait,
en tout langage, des harmonies cachées entre le son et le sens »
(ibid., p. 912).
Il y a donc à distinguer deux antériorités. Celle du mètre, celle du
rythme. Même si elles sont conjointes, superposées-identifiées, dans
leur effet d' « incantation », elles sont logiquement distinctes. L'antériorité du mètre est culturelle. Chronologique. Elle précède le poète
comme la langue précède la parole. L'antériorité du rythme est dans le
discours la priorité d'un élément du discours sur un autre, qui est les
mots, leur sens. Priorité d'une logique sur une autre, et déplacement
des logiques. L'antériorité du mètre, telle qu'Alain la décrit, est un
corollaire explicite du dualisme son et sens. Le rythme y est une forme.
L'antériorité du rythme sur le sens des mots est indissociable de ces
mots, même si le rythme fait sens autrement, partiellement. Étant du
discours, il n'est pas antérieur au discours particulier où il est un autre
du sens. S'il y a une antériorité du rythme, elle précède le sens des
mots, mais non les mots eux-mêmes. Antériorité seulement par rapport
à la priorité habituelle du sens.
Double, cette antériorité est reconnue comme une intériorité, et le
mérite des vers : « Le propre du poète c'est d'être fort par son rythme
premièrement » 52• Ce qui, bien que la chose ne soit pas nette,
présupposerait, chez Alain, une antériorité de l'individu sur le social :
antériorité de valeur, antériorité-source. Qui rejoindrait alors, au sens
courant, un certain individualisme. Dans la tradition grecque du
51. Alain, P-ropos,
• L'an des vers » (1930), Gallimard, éd. de la Pléiade,
52. Alain, c La position du poète • (1935), Propos,Pléiade, 1, 1259.
t.
1, p. 911.
100
CRITIQUEDU RYTHME
philosophe et du poète. Après quoi il y a donation du poème comme il
y a, chez Husserl, donation de sens : « Son courage lui venait de ses
poèmes. Un chant est pour tous; un chant est égal pour tous ,.
(ibid., p. 1260).
Priorité sur la pensée, antériorité chronologique du mètre, le rythme
est aussi, d'abord une antériorité anthropologique, une préhistoire en
nous. L'archaïque comme une mémoire de l'oubli, non un passé mais
une permanence, une fois de plus l'origine comme un fonctionnement.
Leroi-Gourhan note que c Les marques rythmiques sont antérieures
aux figures explicites ,., et« L'art primitif débute par conséquent dans
l'abstrait et même dans le préfiguratif » 53• A cette antiquité qui
représente, pour l'anthropologie, les « moraines de glaciers ,. dont
parlait Saussure à propos des langues s'indut, et s'ajoute, l'ancienneté
historique des formes, et leurs voyages : « La strophe sapphique n'est
pas plus la création de Sappho ou l'alcaïque d' Alcée que le Reizi4num
de Reiz ou le Rufulianum de notre bon maître Desrousseaux. D'où
viennent ces rythmes, on ne sait pas, quelques-uns de très loin, s'il est
vrai, comme je crois la critique l'a prouvé, que les rythmes éoliens sont
tout proches parents de ceux de l'Inde. Mais en tout cas, ils sont, les
uns comme les autres, fils de la danse sacrée ou de la marche solennelle,
et gardent la loi des porteurs d'offrandes ou des verseurs de
libations » 54• L'ancienneté même des rythmes, paradoxalement, les
déshistoricise.
Les rythmes sont la part la plus archaïque dans le langage. Ils sont
dans le discours un mode linguistique pré-individuel, inconscient
comme tout le fonctionnement du langage. Ils sont dans le discours un
élément de l'histoire individuelle.
Si le rythme est un élément du système d'un discours, il tient à
l'histoire de ce discours. Il y a une histoire des rythmes de Hugo. Et s'il
y a une histoire du rythme dans un discours, une histoire particulière
qui s'ajoute à l'historicité générale du discours, cette histoire n'est-elle
pas aussi l'histoire d'un individu, son devenir-sujet ? La critique du
rythme peut demander ce que devient I' « atemporalité de
l'inconscient » 55, de même que la structuration, selon Lacan, de
l'inconscient comme un langage : car cette structuration recourt à la
rhétorique, à la théorie du signe, à la double articulation du langage. Et
le rythme, s'il est organisation d'un sens, du sens d'un sujet et d'un
inconscient dans un discours, n'a pas de double articulation, échappe
au signe, ses figures n'ont ni propre ni figuré.
53. A. Leroi-Gourhan, le Geste n 1A P,nok, LA Mnnoin n les Rythmes,
Albin-Michel, 1965, p. 220.
S-4. René M. Guastalla. u Mythe n k /..ivn, Gallimard, 1940, p. 179-180.
SS. E. Roudinesco, l'lnconscimt n ses lettres, Mame, 1975, p. 25.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
101
Avant les mots, avant la compréhension du sens, avant l'individu, et
pounant dans son discours, le rythme est l'involontaire. L'involontaire
est un attribut traditionnel de l'a::uvre, de Platon à Freud, dont AdomQ
cite le Moïse « Malheureusement la force créatrice d'un auteur n'obéit
pas toujours à sa volonté; l'a::uvre prend corps comme elle peut et se
dresse souvent devant son auteur comme une création indépendante,
voire étrangère », par rappon aux intentions, qui se présentent sous la
forme d' « inexorables exigences étrangères surgies des a::uvres » 56 •
Cette antériorité a tou.,tesles apparences de l'extériorité. Il s'agissait
particulièrement de la poésie, identifiée par son étymologie à la
création littéraire, qu'elle semblait concentrer. L'involontaire n'est pas
ce qui échappe à la volonté, comme un mouvement involontaire. La
poésie représente, plus fortement, l'impossibilité de vouloir la poésie.
Qui est un universel de la poésie. Shelley l'a formulé exemplairement,
dans A Defence of poetry : « La poésie n'est pas comme le
raisonnement, un pouvoir à exercer selon la détermination de la
volonté. Un homme ne peut pas dire "je vais composer de la poésie'".
Le plus grand poète même ne peut pas le dire; car l'esprit dans la
création est comme un charbon terni qu'une influence invisible,
comme un vent inconstant, éveille à un brillant transitoire ,.s7 _
Le passage du poème, et le rapport du rythme au sens, figurent par
excellence la non-unité du sujet. Pas plus d'unité du sujet que
d'hiérarchie du sens. Le rythme peut passer aussi inaperçu que
l'inconscient, et comme lui montrer dans le langage les états du sujet.
C'est-à-dire, mais avec une autre stratégie que celle de la psychanalyse,
et un autre enjeu, que le langage ne se réduit pas à la communication, à
l'information, qui n'ont affaire qu'à l'abstraction sujet-parlant :
« Lalangue sert à de tout autres choses qu'à la communication. C'est ce
que l'expérience de l'inconscient nous a montré, en tant qu'il est fait de
lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l'écris en un seul mot,
pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle,
et pas pour rien dite ainsi ,.sa_ Il n'y a pas de symétrie entre la
psychanalyse et la théorie du langage. La psychanalyse, qui ne travaille
que sur le sujet, n'a rien apporté au poème. C'est qu'elle avait déjà sa
théorie du langage. Comme les poupées russes, elle a, d'avance (incluse
dans ce qu'elle dit du sujet, et d'un discours) la théorie du sujet de sa
théorie du langage, la théorie du langage de sa théorie du sujet. Sa
pratique ne lui permet pas de les critiquer.
L'antériorité de la poésie, et du rythme, dans la poésie, ce qu'en dit
S6. Adorno, Philosophwde il, noNve/JemNsil/Ne,Gallimard, 1962, coll. Tel, p. 27.
S7. Shellry's Prose, or The Trumpet of a Prophecy, ed. by D. L. Clark. Albuquerque, Univ. of New Mexico Press, 1966 (1"' éd. 1954), p. 294.
SS. J. Lacan, Sémim,ire XX, Seuil, 1975, p. 126.
102
CRITIQUE DU RYTHME
Platon dans l'ion sur la non-maîtrise qu'en ont les poètes, - et ceux
qui ont la maîtrise ne sont pas ceux « qui disent ces choses dont la
valeur est si grande •-,c'est
la parabole à théoriser de l'inconnu dans
le sujet, qui fait le poème, le rythme. Du Marteau sans maître de Char
à Breton - « l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me
parut illusoire • -, il reste du surréalisme, à travers ses poncifs,
d'avoir rendu la poésie à « tous les inconscients •·
Le rythme sens du sujet avant le sujet ne permet plus l'ancienne
tripartition, en fonction des « personnes •• qui mettait le lyrisme dans
le je, représentait le drame avec le tu, renvoyait l'épopée au il. Le je est
l'impersonnel du subjectif, étant, outre la « première • personne,
l'échange de la fonction de sujet, tout autre que la non-personne,
l'absent, le caché, il. Le discours tout entier, je, système du je, rythme,
rejoint, sur ce point, ce que Lacan écrit du sujet : « Le sujet, ce n'est
rien d'autre - qu'il ait ou non conscience de quel signifiant il est l'effet
-que ce qui glisse dans une chaîne de signifiants .s 9 _ Passagedu sujet
dans la signifiance. Avec la différence que le signifiant en psychanalyse
est aussi extra-linguistique, mais le signifiant rythme, qui n'est plus
non plus le signifiant du signe, reste élément du discours. Activité du
sujet, la signifiance n'est pas le sujet. Lacan le rappelle, « le langage
n'est pas l'être parlant • (ibid., p. 10). N'a pas d'inconscient. Mais le
rythme, qu'on ne lit pas, mais qui s'entend dans ce qu'on lit et qu'on ne
peut pas lire sans lui, est aussi évident et incompréhedsible, que « la
dimension de la vie • dans « ceux qui parlent •· Il est dans un rapport
au sens, à l'intention, comparable à celui de la vie au langage.
Représentant de l'incompréhensible, le rythme est la matière
privilégiée de l'aventure. Les visions, les métaphores se font en lui. Il
est le laboratoire des sens nouveaux. Aussi la recherche peut-elle
tourner à divers mysticismes, ou les imiter, ou se prendre elle-même
pour objet, aventure du langage, au lieu que le langage est l'aventure
des sujets. C'était le point de vue de Pasternak sur Khlebnikov : « Je
n'ai jamais compris ces recherches. A mon avis, les découvertes les plus
frappantes se sont produites lorsque le sujet emplissant et débordant
l'artiste ne lui laissait pas le temps de réfléchir et qu'en toute hâte il
devait proférer sa parole nouvelle dans une langue ancienne, sans avoir
pu démêler si cette langue était neuve ou vieille »60 • Il est remarquable
que le thème ou motif dont parle Pasternak tend à devenir non
seulement homonyme mais synonyme du sujet de l'écriture, - porté
porteur interchangeables - parce qu'il est ce qui emplit et déborde.
N'est pas sujet de l'écriture celui qui cherche, mais celui qui trouve. Il
59. J. Lacan.Shni,u,ir~ XX, p. 48.
60. B. Putemak, Esuii d'ar,tobiogrllfJh~.Gallimard, 1958, p. 37.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
103
tend l'un vers l'autre jusqu'à les identifier trouver et se trouver. C'est
alors qu'il coun les rues.
Cette antériorité hors contrôle déborde la poétique de Valéry. Elle
est peut-être ce qui en reste pour une anthropologie historique du
langage. Car la majeure panie est ponée par le signe. Valéry a été sans
doute le premier à miner la notion d'auteur : « Toute œuvre est
l'œuvre de bien d'autres choses qu'un "auteur• » 61• Sa poétique
anti-intentionnelle est fameuse : « il n'y a pas de vrai sens d'un texte.
Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait vo11ludire, il a écrit ce qu'il a
écrit » 62 • Et dans« Commentaires de Charmes •• en 1928, « C'est une
erreur contraire à la nature de la poésie, et qui lui serait même monelle,
que de prétendre qu'à tout poème correspond un sens véritable,
unique, et conforme ou identique à quelque pensée de l'auteur ,. (ibid.,
p. 1509).
Mais cette poétique l'a mené, elle mène tous ceux qui le suivent
encore, à une sémantique de l'ambiguïté, - qui semble à la fois ce qu'il
y a de plus caduc chez Valéry, et de plus répandu. Elle est liée à une
phénoménologie qui met le sens dans le comprendre, dans l'interprétant. C'est« l'affaire du lecteur » 63 • Une poétique négative n'a su que
démultiplier le positif : « Or l'idée poétique n'est au fond qu'une
représentation (quelconque) satisfaisant à des conditions de multiplicité
psychologique. - C'est une ambiguïté nette, présentant par un
fragment, sur un point donné, la résonance de tout l'être ,. (ibid., II,
1070; 1915). Cette ambiguïté est lexicale : question de mots; et
lexicaliste, - elle réduit le langage à des mots. Elle joue dans la théorie
traditionnelle, qu'elle maintient, avec ses subdivisions : « La syntaxe,
les termes doivent être en poésie aussi précisque possible mais le sens,
imprécis;multiple, jamais entièrement identifiable à une "fonction
finie• des termes ,. {1916; ibid., II, 1078). C'est un renfon du
dualisme, qui continue à penser la poésie comme écan, et se fonde sur
une erreur linguistique : l'ambiguïté est panout et n'est pas distinctive
de la poésie - « L'ambiguïté est le domaine propre de la poésie. Tout
vers équivoque, plurivoque - comme sa structure, sound + sense l'indique,. (1916-1917; ibid., II, 1081).
Valéry a mené ainsi à sa forme pure la lignée Poe-BaudelaireMallarmé, contribué plus que personne au « dégagement de la poésie
pure ,. (ibid.), dont, plus que l'abbé Bremond, il est l'auteur. Pureté
qui a une variante : l'idée d'une involution de la poésie sur elle-même :
la poésie moderne, - de plus en plus poétique.
61. P. Valéry, Rh11mbs,
Lin&ature, Œ11wes,éd. de la Plmde, t. II, p. 629.
62. c Au sujet du CimetiirtmMin • (1933), éd. citée, t. I, p. 1507.
63. P. Valéry, C.bwrs,éd. de la Pliiade, t. Il. p. 1074 (texte de 1916).
104
CRITIQUE DU RYTHME
Pourtant il y a une théorie négative du sujet chez Valéry. On invente
parce qu'il y a de l'inconnu dans le sujet. Il écrit dans les Cahiers en
1913 : « C'est ce que je porte d'inconnu à moi-même qui me fait moi ,.
(Il, 288). Sa recherche défait l'association banale individu-sujet :
« L'individu est peu de chose - C'est le moi qui est tout ,. (1918; II,
295). L'enjeu de la poétique apparaît dans la possibilité, et la nécessité,
qu'elle seule fait apparaître, de tirer, par exemple, Stimer de
l'individualisme et de l'anarchisme où des stratégies politiques l'ont
confondu et condamné. Dire moi est politique, et non asocial.
Déconfondu d'avec l'individu, le moi de Valéry est une fonction des
sujets qui doit être l'inconnu du sens pour être autant dans le lecteur
que dans le poète. Intuition théorique distincte de la proposition qui
faisait du sens l'affaire du lecteur : « Le véritable poète ne sait pas
exactement le sens de ce qu'il vient d'avoir le bonheur d'écrire. / .. ./ Le
vers écouteson lecteur.- Et de même, quand je dis que je regarde mes
Idées, mes images, je puis aussi bien dire que j'en suis regardé. Où
mettre le moi, pourquoi cette relation serait-elle symétrique ? ,.
(1916; Il, 1078). D'où il s'affirme que la poésie, - définie« La poésie,
- c'est d'arriver à l'état d'invention perpétuelle ,. (1916; Il, 1077) -,
ne fait l'inconnu du langage que si elle se fait dans l'inconnu du sujet.
Mais cette théorie tourne court, chez Valéry. Elle se neutralise en
propositions qui reviennent sur elles-mêmes pour s'annuler : « La plus
belle poésie a toujours la forme d'un monologue» en 1935-36
(Cahiers l, 285). Mais « Monolog11en'existe pas », en 1941, (I, 300).
Elle tourne en négation de la personne : « Ce n'est pas quelqu'un qui
fait,. (1941-42; I, 302).
Valéry est sans doute le plus important de ceux qui ont fait croire que
la non-penonne, le il, était l'impersonnel. 11imagine qu'on dira plus
tard : « il pense, // veut au lieu de JE ,. (1921; 1, 412). Paradoxalement, derrière le refus du je, il divinise le moi, dont l'absence est une
hypostase : « L'idole abstraite du moi parfait - c'est-à-dire de la
self-conscio11sness,
héritage de Poe ,. (1945; I, 317). Il trouve le mot ON
merveilleux parce qu'il« permet la proposition SANS SUJET ,. (1931; I,
436). Ce qui frôle une certaine fétichisation du discours. La poétique
négative du sujet mène Valéry à un refus du sujet. Ce que manifeste
l'opposition qu'il voit entre les vers « faits ,. et les vers « trouvés », à
laquelle il revient souvent, pour dire qu'il n'aurait pas accepté (aussi ne
sont-ils pas venus) certains vers qu'il admire. D'où sa notion d'une
« stérilité » qui n'est pas une absence de production, mais une
« non-acceptation » (1913; II, 1067). Il est remarquable-j'en montre
par la suite d'autres exemples - que le privilège de la métrique est le
corollaired'un refus du sujet.
Il n'est pas contradictoire que cette théorie du langage et du sujet soit
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
105
au seul bénéfice de !'écrivain, bénéfice reconnu et situé contre le
langage ordinaire dévalué : « Ce qu'on apprend, à lire les vrais
écrivains, c'est des libertés. On reçoit le langage anonyme et moyen, on
le rend voulu et unique » (Cahier B 1910, Œuvres, Il, 576). Mélange
subtil de pertinence et de brouillage, où le voulu n'est pas la moindre
difficulté, contre le donné et le non-intentionnel.
Valéry, après Baudelaire, avait lié la poésie à la critique, - la facuité
d'être son propre critique et de reconnaître l'excellence : « Mais tout
véritable poète est nécessairement un critique de premier ordre »64 • La
relation entre la théorie et la critique n'est pas claire, mais toutes deux
puisent dans la vie. Le refus du sujet a orienté la poétique de Valéry
vers le « faire », qui a mimé l'étymologie du mot « poésie », comme
Saint-John Perse a mimé l'étymologie du mot « rythme ». Valéry est
ainsi un des auteurs d'un formalisme très différent de celui des
formalistes. Le « formalisme » russe n'est qu'une étiquette polémique
plaquée par des adversaires, comme il est fréquent : réalisme,
impressionnisme. Mais la « méthode formelle » des Russes était aussi
historienne. Le formalisme de Valéry est un essentialisme de la poésie.
L'épreuve en est sa conception de l'épopée : « Un poème épique est un
poème qui peut se raconter » (Œuvres, 1, 1456). Épique égale long
égale récit égale non-poésie. C'est l'impur, contre la poésie, qui est
toujours pure. En 1926, dans Rhumbs, littérature : « Un poème de
longue durée est un poème qui se peut résumer. Or est poème ce qui ne
se peut résumer. On ne résume pas une mélodie » (Œuvres, Il, 638).
Une stratégie d'époque contre l'histoire littéraire, menée à son
extrême, soustrait la poésie à l'histoire, donc à son historicité : « Tout
ce que l'histoire peut observer est insignifiant »65• C'est postuler que
l'histoire et la poésie sont hétérogènes. Comme l'homme et l'œuvre.
Mais alors que le Contre Sainte-Beuve de Proust est constamment,
dans ses intuitions théoriques, une historicisation de l'écriture, la
formule de Valéry devient ahistorique, et, du coup, athéorique. Car,
autant l'histoire et l'écriture sont des effets différents d'une même
matière, celle des sujets ou non-sujets vivants, autant il est impossible
d'émettre une proposition sur la poésie, sur le discours, sur le rythme,
qui ne porte pas son historicité.
8. Le discoun, non la langue
L'enjeu de la théorie du rythme est le primat du discours, ou le
primat de la langue. Le discours premier permet l'interaction de la
64. P. Valéry, • Poésie et pensée abstraite ,. (1939), Œ,wres, éd. citée, I, 1335.
65. • Au Sujet d'Adonis • (1920), Œ14'flres,I, 483.
106
CRmQUE
DU RYTHME
langue et du discours, que la langue première ne permet pas. Le rythme
comme sens du sujet est une historicisation du rythme, qui implique le
primat du discours. Le rythme comme forme suppose le dualisme du
signe, le primat de la langue et sa conséquence : le diffèrement indéfini
de la constitution des individus en sujets. La négation d'une réciprocité
entre la théorie du rythme et le politique ne peut plus ne plus apparaître
comme une dénégation. Et une censure. D'autant plus fortes qu'elles~
renforcent par la censure que constitue la métrique. Censure
paradoxale du rythme, autant que censure du sujet. Ne reculant pas
non plus devant les autres formes de censure. Comme il y a une
solidarité des instrumentalismes, il y a une solidarité des censures.
Le rapport des forces est inégal. La théorie du signe et le
structuralisme assurent le primat de la langue. La théorie du discours
commence. Mais, épistémologiquement, la théorie du signe et de la
langue semble une théorie finie. Même l'infinité des variantes ne semble
pas devoir la renouveler. Unité-totalité, elle peut s'étendre, elle ne peut
pas se développer. Elle est déjà étale et à son comble. Sa force est
politique, et pragmatique. Mais sa créativité est minée. Inversement, la
théorie du discours est débutante, non seulement parce que ses
concepts sont récents, que son terrain épistémologique n'est pas encore
assuré et que certains vont encore le chercher du côté du marxisme et
de la générative où ils n'obtiennent que des bricolages, mais parce que
la théorie des sujets, des discours, du poétique et du politique ne peut
pas être finie. De son stade et de son statut, elle a la force, et la
faiblesse. La faiblesse de ses divisions mime la théorie du multiple
comme l'état de la démocratie, auquel son enjeu est lié, et dont elle est
aussi l'enjeu.
La langue se renforçait d'une métaphore économique, qui avait cours
il y a dix ans, dévaluée depuis, bien qu'elle circule encore. La valeur
dans la langue, confondue avec le sens, était assimilée, sous prétexte de
matérialisme, à la« valeur d'échange des marchandises • 66 • Métaphore,
le terme trat1ail : « le sens n'est qu'un produit du travail des signes
réels • (livre cité, p. 130). Entre la monnaie et le langage, il y avait un
« isomorphisme • (p. 199). La langue était un « jeu • (p. 117).
Hjelmslev était vu comme le continuateur de Saussure. Et en effet on
représentait Saussure à travers Hjelmslev comme une « théorie
algébrisante de la langue • (p. 119). Valéry avait précédé, dans sa
première leçon de poétique au Collège de France, en 1937 (Œu11res,1,
67 . Elle
1343-47). Il n'y a plus à revenir sur l'inanité de cette analogie.
reste cependant révélatrice du primat de la langue.
66. J. J. Goux, FreNd,M11nc,
Economie,r ,ymboliqiu, Seuil, 1973, p. 127.
67. Je renvoie au chapitre sur Marx dans
Signe et le Poème.
u
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
107
Une autre lignée métaphorique, combinant Heidegger et la psychanalyse, a produit des entités telles que le savoir de la langue, le travail
de la langue : c'est la langue qui travaille, c'est elle qui sait. A la
dénégatipn du métalangage s'ajoute celle du sujet. Effacement du sujet
de l'énonciation : l'étymologie de Heidegger remplace le discours d'un
poème de Trakl, sa signifiance, par un dévoilement du vieil-hautallemand et des racines indo-« germaniques ». Le poème n'est plus
qu'un palimpseste où l'inscription de celui qui l'a écrit laisse place au
poème de la langue. Effacement du sujet de la lecture : le fabricant
d'intenextualité, qui signe, se déclare pounant absent de son produit.
C'est que, comme chez Valéry, l'absence apparente du sujet est sa
magnification suprême : il s'est identifié directement à la langue. Dont
le comble du savoir est le dictionnaire, étymologique.
Un autre primat de la langue est celui de l'herméneutique allemande.
La phénoménologie y ramène le dialogue dans la langue même : « La
langue n'a son être véritable que dans le dialogue, c'est-à-dire dans la
mise en œuvre de l'entente » 68 , et « selon son essence la langue est la
langue de la conversation » (livre cité, p. 299). Humboldt, invoqué à
travers Heidegger, secondarise le discours : « dans la langue c'est le
monde lui-même qui se présente ,. (ibid., 303), et la « langue, est un
milieu où le moi et le monde fusionnent » (ibid., p. 330). Etrange
fusion, qui implique un continu des mots et des choses, et revient à les
prendre comme conscience, puisque tout le travail de langage est mis
dans « celui qui comprend ,. (p. 346), l'interprète - « comprendre et
interpréter sont, en fin de compte, une seule et même chose ,. (p. 235).
C'est un escamotage du mode de signifier, donc des signifiants, qui
laisse un statut non linguistique au langage - lui retire son historicité.
L'herméneutique actuelle continue la philologie théologique de
Schleiermacher. Elle s'en réclame.
Il y a un cumul des concentrations sur la langue, le « poids de la
langue» 69 , par la vogue du jeu de mots, chez des psychanalystes et
assimilés, comme substitut d'épistémologie. Le jeu de mots constitue
une vue directe, supposée sans sujet intermédiaire, donc sans langage
intermédiaire, sur la vérité de la langue. Ou de tout sujet ou objet. Ce
jeu de mots est une imitation parfaite de tout le savoir psychanalytique
sur les jeux de mots, les lapsus, la dénégation, etc. Généralisé,
programmé, - il traite la langue comme un sujet, qui dit la vérité
même quand il ment : puisqu'il ne fait que dénier, il renseigne sur la
vérité qu'il cache. Le désir de vérité étant grand, le jeu de mots n'a pas
de limites. Comme ce discours est irréfutable, mais ne procède qu'en
68. Hans-Georg Gadamer, Vmtt et mltbode, Les grandes lignes d'une hfl'Dléneutiquc philosophique, Seuil, 1976, (1... ~- allemande, 1960), p. 298.
69. Titre d'un article dans la revue TXT n° 1t.
108
CRITIQUE DU RYTHME
s'affirmant, il démontre seulement son désir. C'est cette dissémination
anagrammatique qu'on enseigne en 6em", en récusant l'« expressivité »
au profit d'un « rappon spécifique à la langue » 70• C'est cette
rationalité, peu scrupuleuse sur la philologie, qui attribue au yiddich la
panicularité révélatrice de présenter en (dé)-niant, si bien que dans
cette langue il faudrait nier la négation pour affirmer 71• La langue n'est
ce super-sujet que parce.que l'analyste est là, qui l'interprète. Il est le
maître de la langue et la langue a la voix de son maître. Absent comme
sujet apparent, il est la prosopopée de la vérité, Dieu.
Après le maître analyste il y a le maître poète, après le savoir de la
langue, il y a la poésie comme mémoire de la langue. La langue se
souvient. Jacques Rou baud, entre autres, fait à panir de la proposition
« la poésie est mémoire de la langue ,.nun montage de textes anciens.
L' « amour de la langue ,. unit la langue et la poésie par la « mezura » :
la rime et le vers entrelacent le « chant à la langue ,. (texte cité, p. 114)
« comme la langue s'enlace à la langue dans le baiser », qui traduit
Beman Mani. La mémoire, l'amour aboutissent à faire du vers le
rythme. Le rythme est « signature du vers ,. (p. 119). De fait, il se
confond avec la « tradition, la population des exemples métriques »
(p. 120). Il retrouve, ce qui n'a rien de paradoxal, le dualisme.
Doublement, dans la langue et dans la métrique : « l'un des paradoxes
du mètre (qui est peut-être, plus généralement, celui du vers) est
d'affirmer l'existence séparée d'une forme et d'un sens ,. (p. 121), à
quoi Roubaud ajoute une négation de l'arbitraire qui explicite encore,
70. BernadetteGromer, • De l'enseignementde la poésie, ou : sur la rime .,
Pr•tiq11esn° 21, Proésies,septembre 1978, p. 70.
71. Liliane lckowicz-Zolty, • D'une langue en plus •• Lettres de /'École, Bulletin
intérieur de l'Écolc freudienne de Paris, juin 1979, 25, vol. Il, La Transmission,p. 49-54.
Panant de l'histoire juive des deux voyageurs dans un train dont l'un, ayant dit à l'autre
où il allait, est accusé de mentir parce qu'il a dit la vérité, l'auteur commente : • Cette
histoire est bien une histoire supportée par la langue yiddish, car le yiddish sait que la
vériœ se donne d'elle-même maigri ce qui s'énonce et qu'elle est d'autant plus évidente
qu'elle s'annonce par un mensonge ou une négation • (p. 51). Pour parvenir à cette
conclusion, l'auteur a identifié deux homonymes, et homographes, mais invariants,
comme s'ils étaient un seul mot, la préposition à (kein) dans• Ikh four kein Warsche •
(je vais li Varsovie) - de gen (moyen haut allemand gein), • vers •• de gegen - et la
négation, tantôt knn (généralement double knn-nicht), tantôt nicht, ainsi • je vais à
Varsovie • est-il compris • je vais pas à Varsovie •• • et s'il n'y va pas, c'est bien qu'il y
va•· (Alors que• je ne vais pas à Varsovie• se dit• lkh four nicht kein Warschc •). La
langue est donc clic-même une • complicité dans le mensonge •· L'analyste obtient
toujours la réponse qu'il veut, puisqu'il tire de tout oui un non et de tout non un oui à sa
convenance. Ici le forçage du discours tient de prendre la langue comme un stock de
mots, oà un homonyme est un synonyme; où la fonction grammaticale, la valeur
sémantique dans le discours sont annulées, secondaires, abandonnées au sens,
c'est-à-dire au mensonge.
72. J. Roubaud, • Le silence de la mathématique jusqu'au fond de la langue, poésie •,
Po&• n" 10, 31m•trim. 1979, p. 110.
L'ENJEU DE LA THtORIE
DU RYTHME
109
s'il le fallait, de quoi il s'agit : « d'être donc un lieu marqué d'une telle
distinction par ailleurs peu soutenable, d'assurer leur rapport non
arbitraire d'éclairage réciproque ... ». Le mètre représente le passé,
pourquoi il est dit en effet « le jeu mélancolique du mètre ,. (p. 124).
L'amour, la mémoire font de la métrique un désir, le désir de s'unir à la
langue, le désir de s'égaler à la langue (langue qui semble par là
identifiée à un contenant de la littérature, à moins qu'elle ne soit la
littérature même)73, le désir d'être la durée, la tradition. L'arithmétique
du désir qui pousse le métricien, le fait passer à travers des milliers de
vers, toute une histoire, qu'il connaît, dont il se sert, pour glorifier la
langue et son dualisme. C'est que lui aussi y trouve son plaisir,
puisqu'en algébrisant des figures strophiques, des formes, il donne le
même statut, la même pérennité, à la poésie, à laquelle il s'est déjà
identifié, qu'à la langue, présupposée conçue algébriquement. Et par
ces identifications successives il s'aime lui-même.
Pourtant le rythme est de tout le discours, et de tout discours,
comme le sens. Et ne peut être que discours. Il est fonction de la plus
petite unité (consonantique, vocalique, syllabique, lexicale) et de la
plus grande unité, les unités variables du discours qui incluent celle de
la phrase. Le primat du rythme, désamarré de la métrique, revient au
primat empirique du discours sur la langue. Georges Lote, tout en ne
faisant que l'étude de la déclamation, en tirait justement une conclusion
qui débordait sa confusion entre la diction et le vers, mettant le vers
dans le discours, non dans la langue : « il n'y a pas dans la déclamation
contemporaine un accent "de vers", mais seulement un accent "de
phrase"' ,.74_ Les« combinaisons rythmiques ,. (ibid., p. 261) sont des
combinaisons de la phrase, donc du discours, autant que, dans le vers,
des combinaisons métriques. Passant d'un prospectus à Bossuet, Lote
écrivait : « c'est donc la majesté et la lenteur du discours qui
déterminent le nombre et l'importance des points d'appui que la voix
exige ,. (p. 106). La poésie, définie essentiellement par le rythme « la poésie n'existe que par les éventualités du rythme qu'elle
représente ,. (p. 106) - est vue dans une historicité des discours. Lote
dit du vers romantique : • Il a montré que l'accent de la phrase régnait
sans partage ,. (p. 112).
Pendant que la conception du langage fixée sur la langue mène, en
masse, à en représenter le fonctionnement dans les mots, dans
73. Ce qui présuppose la peefectwn de la langue, c'est-à-dire la notion classique, qui
fond les discours dans la langue. Dont le Littré est témoin, à l'anicle langi,e (3°), où il cite
Voltaire.
74. Georges Lote, lti,des si,r le vers fr,inçais, L'Aiexandrin d'après t. phonètiqi,e
expèrimenule, tomes 1 et 2, Paris, 1919 (2'""" éd.; 1"'" éd. 1913); Genève, Slatkine, 1975,
p. 243.
110
CRITIQUE DU RYTHME
l'étymologie, dans une dérive ludique, pendant que des linguistes
dérivent indéfiniment à la petite phrase, entre deux agrammaticalités,
l'analyse du discours s'est partagée entre une pratique lexicologique et
une théorie qui essayait vainement d'articuler le marxisme et la
grammaire générative. Pourtant, la logique interne du discours est celle
de Saussure, qui remplaçait les « subdivisions traditionnelles • (syntaxe, lexique, morphologie) par le double repérage du syntagmatique et
du paradigme. C'est, en ce sens, un primat du grammatical et du
système, déjà vu par Humboldt. Ce primat inscrit dans la langue même
une relation entre langue et discours qui conduit à la question du
caractèredes langues : y a-t-il une relation nécessaire entre ce qui doit
et ce qui peut se dire, s'écrire, dans et par une langue spécifiquement
par rapport aux autres ?
Le primat du rythme pose cette question, de même qu'il implique,
parce qu'il est d'abord une temporalité, un traitement inégal de l'espace
et du temps. Où le rythme, contrairement aux apparences, se dissocie
de la métrique : car la métrique spatialisele langage. Cette inégalité se
retrouve dans le système même des langues. La langue n'est pas
kantienne. Edouard Pichon a montré que le temps, dans la langue,
n'est pas symétrique à l'espace75 : « Le temps est au plus intime de
notre existence; permanence je, variance temps, c'est la dyade
essentielle qui définit notre continuité existentielle. L'espace au
contraire apparaît comme une construction empirique de notre esprit ,.
(livre cité, p. 199-200). Commentaire imprévu du Pont Mirabeau. A
propos du français : « en aucun domaine de la grammaire de cet idiome
on ne voit l'espace jouer un rôle important/ .. ./ en aucun domaine de la
langue, l'espace ne possède aucun répartitoire qui lui soit propre ,.
(p. 220). Devant cette recherche psychologique, la difficulté est dans la
vérification des relations entre psychologie, langue, culture que
proposent, plus prudemment que ne disent leurs détracteurs, Sapir et
Whorf. Pichon partait du principe qu'« il n'est pas d'opposition
linguistique sans signification psychologique, pas d'entité grammaticale qui ne suppose une directive mentale profonde ,. (p. 228). La
question porte sur cette profondeur. Mais les affrontements ne peuvent
pas ne pas être de stratégie. Ce qu'illustre la controverse provoquée par
Benveniste sur les catégories d'Aristote et de la langue grecque.
L'argumentation de Pichon associe la philologie historique et la
notion de système : « Il semble, autant qu'on en puisse juger par les
études présentement accomplies, que les idiomes, au fur et à mesure
qu'ils se cultivent, éliminent de leurs systèmes grammaticaux les
75. Ed. Pichon • Temps et idiome, la voie linguistique d'exploration du problème
psycholopque du temps •• dans Rt!chncht!sphilosophiqins,V, 1935-1936, Boivin,
p. 196-233.
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
111
notions spatiales alors qu'ils y implantent de plus en plus profondément des notions temporelles • (p. 229). Ce qu'il démontre par
l'évolution de la déclinaison, telle que Meillet l'a analysée : « il a en
effet montré que les cas qui disparaissent les premiers dans l'affinement
culturel des langues étaient des cas exprimant seulement des relations
spatiales, tels l'ablatif, l'instrumentai, le locatif, tandis que les cas
exprimant aussi ou exclusivement de ces relations abstraites dites
"grammaticales•, tels que le génitif, le datif, l'accusatif se maintenaient
mieux. Le grec ancien, le haut allemand d'aujourd'hui sont les deux
plus brillants témoins de cette évolution • (p. 229-230). Ce qui n'est
pas un progrèsdes langues, auquel semble adhérer Pichon : « l'idiome
d'un peuple cultivé s'améliore ... • (p. 233). Il n'y a pas de perfectionnement des langues. Malgré la prudence de Pichon, il reste à reprendre,
pour une anthropologie historique du langage, cette question sans
psychologisation directe. Ce que peut permettre le primat du discours,
des discours, c'est-à-dire de la langue comme ensemble et possibilité de
discours. Non pour nous « éclairer sur la nature de nos conceptions
psychologiques les plus profondes •• comme écrivait Pichon, ni pour
« préparer la voie à l'évolution de notre culture consciente ,. (p. 233),
opposition naïve du conscient et de l'inconscient, qui semble établir
entre eux une linéarité progressive, mais pour travailler à l'historicité
du rapport langue-discours, parce que cette historicité est la matière de
notre sens. Il n'est pas indifférent au rapport entre sens, sujet, rythme,
que le langage soit plus organisation, rythme de temps que rythme
d'espace.
La valeur dans un système de discours, qui met le signifier partout
dans le discours, jusque dans les blancs, met en cause la notion de
syntaxe. Dire syntaxe, c'est déjà entrer dans la théorie traditionnelle,
dans le signe, avec ses conséquences. La critique du rythme est une
critique de la syntaxe. Troubetzkoi écrivait à Jakobson : « la syntaxe
me terrifie » 76•
L'étude syntagmatique et paradigmatique du rythme prend à rebours
le structuralisme. Elle recommence aux formalistes. Ceux-ci, en
étudiant les rapports du vers et de la syntaxe, travaillaient, de l'intérieur
de la théorie traditionnelle, vers une théorie critique. Critique de la
signification dans le vers. Critique aussi de la syntaxe, « déformée »,
devenant un « formant ,. du vers. La phrase elle-même vue comme un
« événement rythmico-syntaxique • et « non seulement phraséologique, mais encore phonétique » 77• Ce qu'Eikhenbaum appelait la
mélodiquedu vers n'était pas la sonorité mais le système des symétries,
des répétitions, des « procédésde mélodisation» (ibid., p. 333) et la
76. R. Jakobson, M. Halle, N. Chomsky, Hypothises, Seghers-Laffont, 1972, p. 43.
77. Boris Eikhenbaum, 0 polzii (La po&ie), Leningrad, 1969 (texte de 1921), p. 329.
112
CRITIQUE DU RYTHME
« combinaison de figures d'intonation déterminées, réalisées dans la
syntaxe • (p. 338). Analyse qui tendait à syncrétiser les niveaux.
Quelle syntaxe pour chaque poétique, quelle poétique pour chaque
syntaxe, c'est la solidarité interne des concepts propre à chacune qui la
détermine. Pour la critique du rythme, il est remarquable que
Benveniste échappe à la répartition des théories de la grammaire, qui
est duelle parce que le signe est duel, entre des grammaires
psychologiques (comme celle de Gustave Guillaume) qui vont du sens
à l'emploi, et des grammaires formelles (distributionnelles, transformationnelles) qui panent des emplois. Toutes ressonissent à l'énoncé, à la
phrase, qu'elles ne dépassent pas. Grammaires de la langue. Alors que
Benveniste étudie le système du verbe, par exemple, selon la position
d'énonciation. Même la morphologie est ainsi conçue selon le discours,
la langue comme discours.
Un texte comme système impose la stratégie des discours à la
grammaire : une grammaire pour quoi faire. Un système transforme les
valeurs linguistiques en valeurs de son discours. Ainsi l'ordre-sens des
pronoms personnels dans La vie immédiate d'Eluard 78• Ce que, à sa
manière, sans mots techniques, mais avec la peninence du métier,
indiquait Proust dans sa lettre à Thibaudet sur le style de Flauben 79• Ce
qui n'est pas transformer la grammaire en stylistique, mais la prendre
comme une syntagmatique-paradigmatique variable de discours à
discours. Et non comme la seule réalisation des « concepts grammaticaux •• c'est-à-dire des panies du discours, que montrait Jakobson
dans « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie » 80•
Le mentalisme de Gustave Guillaume, qui vise un en-deçà du
langage, est un exemple caractéristique d'une théorie de la grammaire
incompatible avec la poétique dans une anthropologie historique du
langage. Proche de la phénoménologie, sa linguistique de position
postule, comme la grammaire générative, un « dedans profond » 81 , un
« fond de la pensée • (livre cité, p. 146) qui s'oppose à la « visibilité
d'observation directe • (ibid., p. 26). Elle place le système de la langue
dans un « dessein • vinuel (ibid., p. 239), transcendant. Elle fait du
discours le traditionnel second, - • le discours, qui survient ensuite »
(ibid., p. 147). Au duel profondeur/surface correspond le couple
78. Analysé dansPo11rt. poitiq,u Ill, Une P11roklcritNre, Gallimard, Le Chemin,
p. 179-274.
79. M. Proust, • A propos du "style" de Flaubert•, ContreSainte-BeN'!Je,
Gallimard,
Ed. de la Pléiade, 1971, p. 586.
80. Dont une venion russe complète figure dans le recueil Poetics,Poetylta,Poetilta,
Vanovie, 1961, et une version anglaise abrégée et traduite dans R. Jakobson, QNestions
(U poitiqNe, Seuil, 1973, p. 219-233.
Nizet, 1973, p. 221.
81. Gustave Guillaume, umgage et scima d" Ling11ge,
L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME
113
aristotélicien du « nom en puissance » au c nom en effet » (ibid., p.
145). Le vice de raisonnement est dans la projection en une antériorité
de ce qui est induit du discours : « La vérité- masquée par une erreur
typique consistant à définir une forme d•après son emploi dans le
discours et non pas, ce qui devrait toujours être, en se référant aux
opérations de pensée qui ont présidé à sa formation dans la langue - »
(ibid., p. 175). L'histoire même des systèmes grammaticaux devient,
comme la notion de fonctionnement, une « métaphysique du langage»
(ibid., p. 171)82. Virtualisant l'histoire, cette linguistique est homologue à l'anthropologie dualiste des « langues demeurées primitives »
(ibid., p. 26). L'article est • ignoré des langues évoluées » (ibid.,
p. 154). Le« degré d'évolution ,. (ibid., p. 173) des langues confond le
langage et la culture, y inclut un progrès purement métaphysique, une
« fonction hominisatrice ,. (ibid., p. 22). Guillaume et ses disciples
voient dans le langage une « histoire naturelle de l'esprit humain ,.
(ibid., p. 21).
Le discours sur le langage tend au mythe-vérité dans la mesure où,
comme la générative, il se donne pour le rendu direct d'une nature, non
une interprétation : « On n'a pas en science du langage à théoriser le
langage, mais à dire la théorie, très proche d'une philosophie, qu'il ne
cesse d'être en son défilé d'états structuraux et substructuraux ... »
(ibid., p. 27). Science et théorie identifiées signent le statut métaphysique du discours, dans les sciences humaines, de Guillaume à Althusser.
L'antériorité la plus naïve de la pensée au langage se dit naturellement
dans la métaphore de l'habit, qui calque le rapport spiritualiste de l'âme
et du corps : « le mentalisme du langage se recouvre d'un physisme ,.
(ibid., p. 32). Les signes seraient postérieurs au système !
Aussi retrouve-t-on dans la psycho-mécanique du langage tous les
attributs de la métaphysique : le rapport à l'origine, au cosmique.
L'idée qu'un système a un « centre » (ibid., p. 236) avec périphérie et
concentriques. Le finalisme (ibid., p. 176) n'en est qu'un aspect,
inverse comme une figure de carte, de son génétisme : « étudier les
formes dans leur phase génétique, antérieure à leur actualisation dans la
parole » 83• Visée « réalisatrice •, qui est « abstraitement systématique » (ibid., p. 2). Comprendre « l'architecture du langage » passe
non par « le rapport social homme/homme ,. mais par le « rapport, qui
n'est plus social, univers/homme ,. (Langage et science du langage,
82. Guillaume est de cei.x qui, comme le remarquait Tesnière, • partant de
phénomènes établis par introspection, prétendent aboutir à des conclusions de caractère
bittorique •. Lucien Tesnière, lléments dt syntae sm,cturalt, Klincksieck, 1976,
(1' 0 éd. 19S9J, p. 38.
83. Gustave Guillaume, Temps ec verbe, suivi de L'Architecton"i"' du rnnps dans les
Ûlnf•t. c/11mq11es,
C..bampion, 1970, (1« éd. 1929), p. 134.
114
CRITIQUE DU RYTHME
p. 44 ). Ce rappon postule, désire un ordre de la langue homologue à
celui du cosmos : « Combien plus raisonnable serait d'admettre que
dans le mentalisme de la langue (suspendu à un physique qui n'est point
lui) rqne un ordre inhérent ... • (ibid., p. 283, n. 18).
Chez Guillaume comme chez Chomsky, mais moins développée,
une grammaire générale s'occupe de « la frontière qui sépare l'homme
de l'animal • (ibid., p. 229), stratégie qui oriente l'épistémologie du
langage vers les sciences de la nature non historiques. Étrange
descendance de Saussure, qui, chaque fois qu'elle s'en décrète le
disciple (ici par ex. p. 221), chaque fois (Hjelmslev, Guillaume, les
structuralistes) l'oriente à contre-stratégie. Comparé à Einstein par ses
disciples84comme Chomsky par les siens85, Guillaume a produit une
école comme on fonde une secte religieuse. Il n'a rien à dire de la
poésie, du rythme, et par cette faille, c'est tout le discours qui entre, et
l'histoire. On ne sépare pas une grammaire de sa métagrammaire.
Analyser tout fait de langage suppose une théorie du langage, donc
une théorie de la grammaire. C'est pourquoi une critique du rythme est
confrontée aux grammaires, à celle qu'elle-même implique, comme à
celles qui à leur tour l'impliquent. On a la linguistique de ce qu'on veut
faire. Mais aussi chaque linguistique, comme chaque langue, ne se
distingue que par ce qu'elle oblige à faire, et empêche de faire. Ce
qu'elle-même ne peut pas voir. C'est pour cela que la poétique est une
critique des sciences du langage. Pour elle, et par là, pour une
anthropologie historique du langage.
Contre la mode générative, il me semble - à condition de la prendre
à travers la critique du structuralisme déjà indiquée - que la seule
grammaire avec laquelle puisse être en rappon la poétique, la prise du
rythme dans le discours comme signifiance, est la grammaire
structurale fonctionnelle et distributionnelle. Sa théorie se fait dans
l'empirique, ce qui la sauve des dogmatismes métaphysiques. L'analyse
des discours critique les « parties du discours ». C'est pourquoi
Tesnière résiste. Sa critique de la notion de mot, - le mot« n'a aucune
réalité syntaxique » 86 -,
se rattache à la forme intérieure de
Humboldt. Il réagissait contre une grammaire phonétique, morphologique, en postulant « l'autonomie de la syntaxe • (livre cité p. 34),
mais sans tomber dans la coupure générative entre syntaxe et
sémantique : « le structural exprime le sémantique • (ibid., p. 42). Les
&énérativistesle redécouvrent. Ils tendent à voir en lui un prédécesseur
84. G. Guillaume, Tnnps er 'llmH, avant-propos de Roch Valin, p. XVII.
SS. Justin Leiber,NOdm Chomsky,A PhilosophieOwr'Vitw, New York, St. Marin'&
Press, l97S, p. 18-19.
86. Lucien Tesnière, llnnmts de synuxe sm.cr11rale,déjà cité, p. 48.
L'ENJEU DE LA THfORIE
DU RYTHME
115
qui les confirme. Ils oublient que sa syntaxe structurale est tout entière
une réfutation de la grammaire générale « qui va d'Aristote à
Pon-Royal ,. (ibid., p. 103). Sa notion de translation est inséparablement fonctionnelle et historique, comme toutes ses analyses, sur
l'aspect, l'infinitif. Dans la tradition de Saussure et de Benveniste,
auquel il recoun souvent, il n'a pas séparé entre philolo&ie et
linguistique. Il n'implique nulle pan une structure profonde et une
structure de surface. En de rares endroits, sa métagrammaire le date : il
reste soumis à la notion de mentalité prélogique (ibid., p. 663), parle de
« langues primitives ,. (ibid., p. 633); compare le développement des
langues, de la parataxe à la subordination, au « développement
individuel de l'être humain,. (ibid., p. 315), de l'enfant-comparaison
que récusait Humboldt. De son anthropologie découlait une théorie de
la traduction-adaptation (p. 315). Mais sa grammaire, qui tendait à
dépasser la phrase, est une systématique qui se construit dans
l'historicité des discours.
Le discours est l'enjeu des grammaires. Chaque stratégie grammaticale est un aspect du conflit entre la langue et le discours, le signe et le
poème, la métaphysique et l'historicité. La poétique met à l'épreuve les
théories grammaticales, comme le lien entre la métrique, la grammaire
et le rythme. Quelle poétique est sonie de la linguistique de
Guillaume ? Celle qui est sonie de Hjelmslev a peu vécu. Quant à la
poétique et à la métrique génératives, que j'analyse plus loin, ce sur
quoi elles s'appuient prépare leur effondrement.
Tout se passe comme si le rythme, -disposition, organisation de la
signifiance -, était une forme intérieure du sens, comme la grammaire
la forme intérieure des langues. Mais c'est seulement dans un
discours-système que le rythme peut être ce système. C'est pourquoi il
impone de séparer le rythme dans le langage du rythme hors du
langage, pour montrer que sa spécificité langage n'est que dans le
discours. Ce qui a lieu ailleurs ressortit à d'autres systèmes. Les
confondre panicipe de la stratégie traditionnelle.
IV
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
Le paradoxe de l'origine est de déshistoriciser. C'est ce qui advient
au rapport entre la musique et le langage, par le chant. D'où vient la
métrique. Il s'impose de les dissocier, pour que leur relation ne soit pas
leur confusion. Rythme dans le langage n'a pas le même sens que dans
la musique. Il ne peut pas, il ne doit pas y avoir une théorie unique du
rythme - à moins de certains effets sur le langage, que j'essaie
d'analyser.
Et est ,i sÇdtloirq1't no#s 11'1ons
de,a m,uiq1'ts,dont
l'1'nt est artificielleet l'111'tre
est naturele. [...]. L'a"tre
m.nq1'e est ttppeleenaturele po#r ce q14'ellene p#et
estreaprinse• n1'l,sesonpropreco#rlligenllt1'relment
ne s'i ttppliq.e, et est 11nem#siqw de bo11eheen
proferant p"1'01'lesmetrifiees{...]
Et j• soit ce qw ceste m1'nqw natl4relese f «e dt
wÙlnte 11mo11re11H
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des d.unes,et en 1111tre
m.nieres, selonles mAtereset le sentementde ct1'lsq"i
en ctste m"nq"e s'ttppliquent, et que les faist#rs
d'ialle ne said,ent p_ascommunement L, m1'siq11e
llrtificielene donner chant par art de notes II et q"'ilz
font, to11tesfloies est ttppelee musiq.e ctste scienct
naturele,pour ce q_ueles âiz et chançonspar e11lx/Iliz
ou les liwes metriJiezse lisent de bo11che,et proferent
p11rflOÏxnon pas ch11ntable,
tant q.e les doucesparoles
llinsis f aiaes et recordees par flois pLiisent aHX
esco#tans q"i les oyent, si que "" Puy d'amours
anciennement et encoresest acoustumez en pl11sieurs
f!illeset citez des pais et roy11umesdu monde.
Et 1111ssi
cts deHXmusiqws sont si consonansl'une
llfltcqw l'1111tre,
qw chase11ne
puet bien estre appelee
musilj.e, pour L, douœ11rtant du chant comme des
p11rolesqui toutes sont prononctes et pointoyees
{11CCtnt11ées]
par douçour de flOÏx et 011'1ert11re
de
bo11ehe;et est de cts deHXllinsiscomme 11nmAriageen
conj11nctionde science,par les chans q11isont pl11s
anobliset mieHlxseanspar Lip11roleet faconde des diz
q11'ellene seroit seule de soy. Et sembLiblementles
ch11nçons
nat11reles
sont delectableset embelliespar L,
melodie et les tene1'rs,trebles,et contretene11rs
{parties
de dess11s,
de sopranoet de ha"te contre]du cbant de
L, m11nqueartificiele.
Et neantmoins est chase11ne
de ces deHXpLiisant à
o1'irp11r
soy [...]
BUSTACHB DESCHAMPS, L'art de dictier (1392),
dans Œuwes complètes, Paris, Société des Anciens
Textes Français, 11 vol, 1878-1904, t. VII, p. 269.
L'histoire du rythme vient de la musique. Le langage ne vient pas de
la musique. C'est pourquoi leurs rapports, dans le chanté, ont été
pensés dans les termes qui venaient de la musique, et qui lui
convenaient. La métrique est originellement incluse dans la musique.
C'est la première musicologie. Situer la métrique, et le rythme, dans la
musicologie, relève d'une situation qui est à la fois un archétype, et,
apparemment, un anachronisme, mais, plus encore, une quête
mythique d'unité. Un mode ahistorique de penser le rythme comme un
universel de la musique et du langage s'est installé et justifié en se
fondant sur l'indéniable histoire de la poésie, commune au chant, à la
danse, à la musique.
Mais ce n'est pas parce qu'on a chanté la poésie que le rythme en
poésie est la même notion qu'en musique. Ce n'est pas non plus parce
que maintenant, ou depuis Ronsard, dans notre civilisation, on ne la
chante plus, que le rythme dans la poésie est différent de ce qu'il est en
musique. Il ne s'agit pas, bien sûr, du rythme de telle ou telle pièce.
Mais de ce qu'est le rythme. Ce que le premier, sauf erreur, marquait
Eustache Deschamps. Le rythme dans la poésie est différent du rythme
dans la musique, radicalement. Il est différent parce qu'il est langage,
autant que parce qu'il est dans le langage.
Le rythme, du rythme, est consubstantiel au discours. A tout
discours, pas seulement aux vers. Le rythme est consubstantiel au
discours parce qu'il est consubstantiel au vivant, et à toute activité. Il
s'agit de savoir s'il y a une spécificité du rythme dans le discours, et du
discours par le rythme.
La danse non plus n'est pas l'origine du discours. Faire venir le vers
de la danse semble à Harding une conjecture improbable, nullement
nécessaire. Il voit le vers comme une sélection dans le discours, « bien
que sans aucun doute des exclamations ou des formules de prière
122
CRITIQUE DU RYTHME
accompagnant des mouvements de danse aient pu être réellement des
formes primitives de vers » 1.
Il y a lieu de montrer, non seulement qu'une définition du rythme
commune à la musique et à la poésie, au langage, est impossible, et
ruineuse pour le langage (du moins pour la théorie du langage de ceux
qui la postulent ou qui la cherchent), mais que l'histoire même de leur
communion est trompeuse. Et autre chose que l'origine de la métrique.
Une définition unique du rythme pour la musique et pour le langage
est intenable, parce que les unités dans l'une et dans l'autre sont
incompatibles. Les termes techniques y ont des sens différents. Surtout
si ce sont les mêmes termes. Différence qui n'est pas d'une rigueur,
dans la musique, -parce qu'elle se chiffre-, à une absence de rigueur
dans le langage. L'absence de rigueur est dans les métaphores qui font
comme si.
Une définition unique du rythme ne fait aucun tort à la musique, et
méconnaît inévitablement la spécificité langage, car elle ne vient et ne
peut venir que de la musique. Elle y réduit ce qui se passe dans le
langage. Tout cela est élémentaire. Connu. Tout cela est communément travesti. Depuis des doctes jusqu'aux dupes.
La musique, chez les Grecs anciens, incluait l'harmonie du cosmos,
faisant un seul ensemble de l'astronomie et de la langue grecque. Le
nombre, de Pythagore à Saint Augustin, était la manifestation de cette
harmonie. Georgiades note2 que la musique inclut l'art verbal, que
f'OU(JIXT,
et 1to1-r;-:1x-r,
-:fy.v-r;désignent la même chose, en deux aspects
différents : iwn,xi; insiste sur l'origine divine, c'est l'art des Muses;
l'autre insiste sur l'accomplissement humain, l'artisanat.
Les débuts anthropologiques autant que la philologie semblent
associer la musique et la poésie : « Dans la poésie grecque primitive, les
vers étaient chantés (cf. les mots io,om;, itiotiv) et il y avait une union
intime entre la poésie et la musique. Plus tard, dès le commencement de
la période alexandrine, les vers furent simplement récités. L'intelligence
des rythmes se perdit alors, même parmi les métriciens de
profession 3• » Un air peut se perdre. Mais un rythme, s'il est
linguistique, et s'il y a continuité linguistique, ne peut pas se perdre.
1. D. W. Harding, Words into rhythm, déjà cité, p. 97. Pour Jost Trier, la métrique a
son origine dans la fête, le culte, la danse. Dieter Breuer écrit : « Le vers est un discours
de danse •• • Le vers est la mise en langage [die Versprachlichung] du rythme •• dan5
De11tsche
Metrile11ndVersgeschichte,Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1981, p. 14.
2. Thrasybulos Georgiades, Dtr griechischeRhythmus, Musik, Reigen, Vtrs und
Spr.che, Hans Schneider, Tutzing, 1977 (1"' éd. Hambour&, 1949), p. 134, n. 134.
3. Othon Riemann, Médéric Dufour, Traitl de rythmique et de mitrique grecques,
Armand Colin, 1893, p. 8.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
123
Cette « union intime ,. ne dit rien de leur fonctionnement respectif. Ses
raisons sont rituelles, historiques. Oubliant ce qu'elle avait signifié, on
a pris cette union pour une parenté génétique. On lui a fait dire à la fois
plus et moins qu'elle n'avait porté : la possession d'un caractère
commun, le rythme. Dès le début, le lieu de la confusion est le chanté.
Rien n'allait de soi-même comme l'association de la musique et de la
poésie par le rythme. Evidence, consensus des salons et des traités :
« Le rythme est, en effet, l'âme même de la poésie, aussi bien que de la
musique » 4 • D'où deux corollaires, dont on vérifie aujourd'hui encore
qu'ils sont inséparables : la généralité et l'universalité du rythme. La
généralité consiste à inclure, chez certains le mètre dans le rythme, chez
les autres le rythme dans le mètre, mais à un niveau d'abstraction tel
qu'il neutralise toute distinction. Ce que j'étudie au chapitre suivant.
Cette généralité est nécessaire au discours de la métrique, qui ne se tient
qu'à ce niveau abstrait. Le traité que je citais porte : « Les lois
rythmiques ont une telle généralité qu'il nous sera aisé de réduire
l'apparente diversité des mètres à quelques types principaux et
primitifs, dont il nous suffira, pour que notre étude soit complète, de
préciser les caractères essentiels ,. (ibid., p. 7-8). L'universalité est
l'immuabilité temporelle de la définition du rythme : « LE R'YTHME EST
LE MiME DANS TOUS LES TEMPS ,. (ibid., p. 11). Comme le triangle
rectangle. Comme la géométrie, chez Husserl.
La musique, prise comme donatrice des définitions, et la communauté de principe entre musique et poésie, ont déterminé et fixé
ensemble une définition étymologique du rythme, sur laquelle je
reviens plus loin. C'est le rythme-régularité. Le même traité de
métrique commence par : • Définition du rythme. - Le rythme,
musical ou poétique, est constitué par le retour, à interoalles égaux,
d'un son (note de musique ou syllabe), plus fort que les autres. C'est la
définition même que donne Aristoxène : "le rythme est une suite
régulière de temps : 7.povwv-rci~tçœ~iCfl'MJ"
• (ibid., p. 15). Mais
Aristoxène de Tarente ne parle que d'un « ordre déterminé (ou
délimité) des temps », non d'une suite régulière. La traduction des
métriciens rétablit un faux vrai sens, - non celui du texte, mais celui de
sa propre tradition. Traduction-tradition.
Étant une origine, et si ancienne qu'elle était déjà perdue à l'époque
d'Alexandrie, l'union de la poésie avec la musique a orienté une
nostalgie, vers un âge d'or du rythme. Vers un triomphe de la musique.
Les théories du langage, au XVIII" siècle, ont contribué à tenir ensemble
la poésie et la musique. Condillac, dans l'Essai sur l'origine des
connaissances humaines, les tire ensemble du • langage d'action », a
4. Riemann-Dufour, livre citl, p. 7.
CRITIQUE DU RYTHME
partir des gestes, avec la danse, l'écriture. La renaissance de l'antique
dans le romantisme allemand, à la fin du XVIIIe siècle, n'est sans doute
pas étrangère à cette aspiration de la poésie vers la musique et la danse,
qui a culminé dans le symbolisme.
En 1795, August-Wilhelm Schlegel, dans la première des « Lettres
sur la poésie, le mètre et la langue », écrivait que la poésie, depuis
qu'elle s'est séparée de la musique et de la danse, « doit essayer
d'apporter dans le discours le chant et aussi la danse5 » : sa propre
musique, sa propre danse. Rivalité qui a donné le motif connu, chez
Verlaine. Elle impliquait, dans la comparaison, la faiblesse de la poésie,
la supériorité de la musique. Alors que Kant mettait la poésie avant la
musique, la fin du XIXe siècle met la musique avant la poésie. Ce que
Nietzsche énonce dans LA naissancede la tragédie: le langage « ne
peut jamais ni nulle part tirer au-dehors le fond le plus intime de la
musique mais reste toujours, sitôt qu'il s'engage à l'imiter, dans un
rapport seulement extérieur avec elle - et sans que le lyrisme, et toute
son éloquence, puissent jamais nous rapprocher de la moindre coudée
du sens profond de cette musique6 ». Le primat de la musique, à travers
Schopenhauer et Wagner, faisait de la musique le« langage universel »,
« l'Idée du monde » (ibid., p. 140). Il ne pouvait que déprécier le
linguistique et ses limitations. C'était la fin hégélienne de la poésie à la
fin du XIXe siècle, vue par un métricien, dans le cyclique et la
métaphore des âges de l'humanité : « La musique est un art qui a
envahi la place des autres arts et d'une partie de la littérature. En
résultera-t-il la mort définitive de la poésie ? Cela semble bien. Car
lorsqu'une chose retourne à son point de départ, ici le point de départ
est la musique, c'est que son cycle est accompli. Car, d'un autre côté, la
poésie appartient à l'enfance des peuples, la prose à leur âge mûr, et la
résurrection de la poésie peut sembler le retour de l'enfance.
Cependant cela peut n'être qu'une crise, une transformation. 7 ».
Origine et visée du rythme, communion d'avant ou d'après langage,
la musique, de liaison première, anthropologique, est passée métaphore, puis cliché : la • lyre », « Poète, prends ton luth ... »,
« chanter », chanterla gloiredit le Petit Larousse. Paradoxalement, la
musique est devenue pour la poésie un alibi du rythme. Le stade de la
poésie pure l'a menée à son degré dernier, puisqu'elle y figure
l'ineffable. Caution du flou, c'est le rythme-émotion. Un permis de
mystique, où la notion de rythme s'est fondue dans l'essence de la vie.
Combarieu est resté isolé, à écrire en 1894 que« Toute assimilation de
5. A. W. Schlegel, Spr«ht 11ndPottile,Stungan, Kohlhammer Verlag, 1962, p. 148.
6. Nietzsehe, Œ11wtscomplitts, éd. citée, t. 1, p. 65.
7. Raoul de la Grasserie, lt11des de gramrruiin r:o,np.rit, Arwlyses mitriq11tstt
rythmiq11ts,Paris, MaisoMeuve, 1893, p. 116.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
125
la musique à la poésie est aujourd'hui une simple figure de rhétorique,
une chimère, une hérésie dangereuse8 •· Il est vrai qu'il critiquait
l'expressivité. Mais la proposition de Combarieu est plus vraie que
jamais. Pour l'expressivité, mais. surtout pour le rythme. Dans
l'immense majorité des pratiques, la musique d'un texte n'est qu'une
métaphore qui évite d'en faire l'analyse, car on n'en a ni les concepts ni
les moyens. Elle est invoquée. Il suffit d'y faire allusion. Le dernier
stade de l'union entre musique et poésie est un obstacle épistémologique à l'analyse et à la théorie du rythme dans le langage. Ce brouillage,
bien sûr, n'a rien de commun avec la musique proprement dite. Mais il
en vient. Le piquant est qu'il s'observe en particulier là où on adore la
poésie, particulièrement dans la tradition heideggérienne 9 •
Le rythme est alors un universel poétique. Mais quand sa notion
devient coextensive à la poésie même, sa compréhension se dilue dans
celle de la poésie. Tous deux, en termes d'expérience, sont alors un seul
et même ineffable. Ce que représente Hôlderlin, à l'époque de la folie.
Le rythme y est la manifestation de l'élémentaire, comme le rappelle
Maurice Blanchot, citant Hôlderlin : • Quand le rythme est devenu le
seul et unique mode d'expression de la pensée, c'est alors seulement
qu'il y a poésie. Pour que l'esprit devienne poésie, il faut qu'il porte en
lui le mystère d'un rythme inné. C'est dans ce rythme seul qu'il peut
vivre et devenir visible. Et toute œuvre d'art n'est qu'un seul et même
rythme. Tout n'est que rythme. La destinée de l'homme est un seul
rythme céleste, comme toute œuvre d'art est un rythme unique 10 ». Le
problème poétique est de donner à cette intuition inanalysable un
langage analytique; de produire une continuité entre cette transcendance du rythme et l'intuition technique des Thèsesde 1929 du Cercle
Linguistique de Prague, qui faisaient elles aussi du rythme le " principe
JulesCombarieu, les r,ipportstk ui m11siq11e
et de u,polm consùllris•• point tk
tk l'o.p,tni.nl, Alcan, 1894, cité par Y. Le Hir, Esthitiq11eet 1tr11ct11red11wrs
/rll'lff4Ïs
d',qms les tbiorimns, d11xvr' siide • nosjo11n,PUF, 1956,p. 150. Combarieu
est critiqué par Grammont, le VtfTSfrRn'4Ü, ses mO'JfflSd'npnssion, son b11rmonie,
p. 199-203; et par H. Bremond, lil poisie p11re,Grasset, 1926, p. 263, qui critique
Grammont à son tour.
9. Consiquence nkessaire : un discoun poitisant sur la po&ie, où la phénommologie
appone sa déshistoricisationdu langage.Ainsi se fait lacondition obligéedes invocations
.lesplus vagues au rythme, qu'illustre, par exemple, Le Ru:ei et u,Disptfnwn de Jacques
Garelli (Gallimard, 1978); le « cadre musical •• « les vagues d'un même déferlement •
(p. 39), • la musique du verbe ,. (p.43), « l'unité musicalede la visée • (p. 4-4).Ce statut
métaphorique mou permet de parler du • rythme alexandrin ,. de la phrase de Breton :
• Je conntlÙle disespoird.ns sesgrtmdeslignes• (p. 17), - 7 + S, ou 7 + 4, - et de
compter un accent par• monosyllabe • dans ce ven de BritRnnia,s : « Les monos{llabes
8.
viw
fermées, anourdieset fortememrythmées du premier béminiche : (No!,, ne!., 1e
1
1
n'nt pl,,s) • (p. 71).
10. Maurice Blanchot, L'E,,_« liltirRm, Gallimard, 19SS,p. 234.
rm!,,
126
CRITIQUE DU RYTHME
organisateur ,. de la • langue des vers » 11 en proposant : • A la place de
la mystique des rapports de causalité entre systèmes hétérogènes, il faut
étudier la languepoétique en elle-même,. (ibid., p.39). Il y a toujours à
retraduiredans une stratégie nouvelle. Encore faut-il que le rythme soit
du langage, et non • céleste ».
C'est pourquoi le recours au romantisme est suspect : il remet
ensemble la poésie et la musique. Etienne Souriau opposait les arts
représentatifs aux arts présentatifs : la musique, l'architecture, - une
sonate, une cathédrale. Il n'y avait pas pour lui de littérature
c présentative ~• sinon « l'arabesque des consonnes et des voyelles [ ... ]
leur rythme et, plus amplement, le geste général de la phrase 12 .. ,
« prosodie pure », qui n'existe pas par elle-même. Elle est« seulement
impliquée dans la poésie, à titre de forme primaire d'un art réellement
du second degré ,. (ibid., p. 132). Où prend, pour Souriau, « l'essentielle différence entre la poésie et la prose ,. : il fait de la poésie « le
verbe stylisé, c'est-à-dire informé en une arabesque absolue ,. (ibid.,
p. 158). Prosodie pure, arabesque absolue, le rapprochement avec la
musique désémantise le discours, retire le langage à lui-même. Le
lettrisme serait le summum de la poésie. Mais le lettrisme, outre qu'il
fait intervenir aussi le sens, se confine à un programme figuratif,
émotif-concret. Et quand il passe totalement du phonème au son, il
son du langage, il n'est plus poésie. Quant aux sons, le langage ne
saurait se comparer à la musique. Et pourquoi s'en tenir au langage
pour faire des bruits ? Le rythme, restreint à la prosodie, est séparé du
sens. C'est le « terrible concert pour oreilles d'ânes » à l'état pur.
Todorov, qui cite Souriau, rappelle justement que la " forme
primaire ,. de la littérature, « ce ne sont pas les consonnes et les
voyelles, mais les mots et les phrases 13 ,., et il trouve dans les
Illuminations de Rimbaud cotte littérature présentative. C'est-à-dire
qui ne signifie plus. Autre et nouvelle forme d'une idée musicalede la
poésie : • refus de la représentation » (ibid., p. 130). Elle syncrétise
plusieurs notions : celle du caractère pur, ou superlatif, de la musique,
N.llS doute parce qu'elle transcende le langage et les langues, - mais
aussine dit-elle rien; celle d'une involution de la poésie en elle-même et
vers elle-même, qui serait propre à la poésie moderne; celle d'une
supériorité du présentatif sur le représentatif, qui ne saurait pourtant
avoir de sens que dans le représentatif: une sonate n'est pas supérieure
à un tableau; enfin la confusion entre la représentation (psycho-)
logique et la représentation plastique. Confusion dérivée du « stupé11. CIMn~, a" 3 • Le Cordede Pngue .., Seuil, 1969, p. 37.
12. Etienne Souriau, L, COfff,pondan« dts arts, Eléments d'e1thet1qHt ,omp.rte.
Flammarion, 1969, p. 1S4.
13. Tzvetaa Todorov, Le, Gm,,.. d11d1sco11r,,Seuil, 1978, p. 128.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
127
fiant image ,.. Je ne dis rien de la valeur de chaque notion séparément.
Leur cumul accroît leur fausseté mais profite habilement d'une
dépréciation moderniste de la représentation, à la mode il y a quelques
années.
Sémiotiquement, toute présentation est aussi une représentation,
culturelle, historique. Mais il y a des sémiotiques, et des sémantiques,
incommunicables, intraduisibles entre elles. Tout n'est pas signe, tout
signe n'a pas de sémantique. Toute sémantique n'a pas de sémiotique.
Faire de la musique et de la poésie les substituables d'une même série
présentative, c'est nécessairement retirer le rythme au sens. Le choix, la
caution, de la modernité en poésie, - gage apparent de modernité tout
court, donc de la modernité dans la méthode, - modernité poétique
qui est censée ne plus signifier (« représentation incertaine, puis
impossible •, ibid., p. 128), masque le dualisme traditionnel dont c'est
ici une stratégie, et son incapacité d'analyse. En effet, l'analyse
manque. Ni la poésie, ni la musique n'y gagnent. La musique n'est plus
ici qu'une catégorie utilisée pour se défaire du mode poétique de
signifier. N'y gagne que le scientisme, qui défend ses positions
acquises.
L'histoire commune de la musique et de la poésie a produit un
discours qui ne tient que de leur circularité supposée. Il y fait croire :
effet de discours. L'échange n'est pas symétrique. Pour une expression,
comme « langage musical •• où les musicologues empruntent, il y a
bien plus de termes pris à la musique pour désigner des faits de langa1e
ou de linérature. Dans ce discours, les rapports du langage et de la
musique sont gouvernés par l'analogie. 4< Langage musical ,. - « Il ne
peut s'agir que d'un terme analogique, fondé exclusivement sur la
comparaison entre les relations hiérarchiques des sons entre eux et
l'organisation des mots dans les syntaxes. Analogie et non similitude :
alors que chaque système musical ne représente que lui-même, dans sa
logique interne - et close, - le système linguistique, lui, fonctionne
sur la double articulation (il n'y a pas dans les systèmes musicaux, de
rapport X entre une idée et un son ou un ensemble de sons), il est
gênant de l'assimiler, sans commentaire, à un langage... 14 ». Comme,
inversement, il est gênant d'assimiler le langage, et particulièrement la
poésie, à la musique. Car on retire par-là même la poésie au langage,
ordinaire. Il n'y a pas d'équivalent poétique à la répartition musicale
entre rythme, mélodie, polyphonie, - puisque la polyphonie est la
14. Eveline Andréani, Antitrditi d'h•mwnie, 10-18, 1979, p. 28. Mais E. Andréani
ajoute, ce qui prolonge l'analogie : • le 1ystème tonal possède bien les propriét&
gm&atives dont les langages sont riches •· Loin d'être • klairantes •• les th&>riesde
Chomsky ne peuvent ici que uansponcr et déplacer l'analogie, en termes fonnal.isés.
128
CRITIQUE DU RYTHME
présence simultanée de sons différents1s •• alors que le langageest
linéaire, articulé. L'analogie est-elle pédagogique, si elle est tantôt
inutile, tantôt trompeuse ? Elle n'est qu'inutile quand le même
Dictionnairede la m14siq14e
continue : c Comme toute langue vivante,
le langage musical subit des transformations et évolue continuellement
selon les époques et les cultures ». Allant jusqu'à dire qu'il y a c des
idiomes différents ».
c
Eikhenbaum écrivait en 1920 que les descriptions et les statistiques
du langage en vers s'accumulent, avec pour toute théorie la
c musicalité • du vers, qui est une métaphore, et c qui semble
seulement une explication16 ,. • Il importe donc, pour la théorie du
langage; et pour la poésie, de reconnaître que toute comparaison de la
poésie avec la musique, du rythme dans la poésie avec le rythme dans la
musique, est à contre-langage, à contre-poésie.
Car le rythme, dans le langage, n'a lieu que dans le discours. Quand
il s'agit du rythme dans le langage, il ne s'agit q14ed" discol4rs.De
même qu'il n'y a en musique ni double articulation (consonnesvoyelles, et mots), ni linéarité obligée, il n'y a pas de discours. Aussi,
inversement, n'y a-t-il pas de sons dans le langage, mais seulement des
phonèmes, c'est-à-dire se14/ementd" sens, avec tous les gestes, les
bruits et les cris du corps qui l'entourent et le pénètrent sans être le
langage - mais qui ne sont pas des sons, mais les signifiants du corps,
dans tous ses états. Il n'y a pas de sons qui c accompagnent ,. le sens,
qui lui c correspondent •· L'imitation, comme la musique à programme, n'étant qu'un cas particulier. Et propre à chaque langue. Un
dictionnaire international des onomatopées, qui serait à faire, le
montrerait, à contre-nature. La motivation, elle, vient du discours, et
peut émaner de tout le discours, sans être, comme le voulait la théorie
traditionnelle, le mouvement de la langue vers la nature.
L'origine prise pour le fonctionnement a ménagé, de la musique au
langage, une identification du rythme avec la mesure qui a sévi en
musique, et, qui continue de nuire dans la théorie du vers. Gilson
écrivait en 1964 : c Pour construire, dans le temps de la poésie, des
rapports dont les structures soient perçues comme des formes, il faut
d'abord le diviser et le distribuer en unités mesurables. La notion de
mesure, ou "mètre", est donc commune à la poésie et à la musique,
comme on le voit au De musica de Saint-Augustin. De là, l'invention
du vers, qui divise le discours en unités de durée de longueur
15. Dictio,,,u,iretk 14m,uiqw,Sam« tk Id m,uiqw, tous ladir. de MarcHonegger,
Formes,Tec:hniqus,lnstrllmfflts, Bordas 1976-1977, 2 vol, à I.Ang•gemlUiou.
16. Boris Eikhenbaum,• 0 zvuku v stixe,. (Les tons dansle ven), dansSlwoz'
litnwl,m,, Uningrad,1927; Mouton, 1962, p. 202.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
129
comparable 17 •. Ainsi J.J. Rousseau dans son Dictionnairede musique
• définit le rythme « la différence du mouvement qui résulte de la vitesse
ou de la lenteur, de la longueur ou de la brièveté des temps18 •• et il
ajoute que le rythme « s'appelle aujourd'hui mesure •· Même
identification chez Berlioz : « Le rythme est la division symétrique des
temps par les sons • (cité ibid., p. 47). Cette métrificationdu rythme a
produit en musique la notion de carrureet, par contraste, la variation.
Elle a été, selon Vincent d'lndy, « une des plus fâcheuses inventions
que nous ait laissées le XVIIe siècle • (cité ibid., p. 90). Dumesnil
rappelait le plain-chant, et que la musique, « avant d'être mesurée, fut
seulement, et durant de longs siècles, uniquement rythmée • (ibid.,
p. 39). Le Cours de compositionmusicale (1903-1909) de Vincent
d'Indy portait : « La coïncidence du rythme et de la mesure est un cas
tout à fait particulier qu'on a malheureusement voulu généraliser en
propageant cette erreur que le premier temps de la mesure est toujours
fort • (cité ibid., p. 109), le rythme consistant dans les variations des
valeurs d'intensité, indépendamment de la mesure, valeur de durée.
La « coïncidence • s'est reportée sur la théorie du vers. Il y avait
pourtant une contradiction entre la mesure en musique, où le temps
fort est « en principe sur le premier temps •• écrivait André Spire, alors
qu'en poésie il est, « sauf altération rythmique - sur la dernière
syllabe du groupe rythmique 19 •· Dumesnil cite Georges Lote, pour
qui le vers en ancien français « peut être considéré beaucoup moins
comme un vers syllabique que comme un vers accentué. Ici encore le
rythme l'emporte, et de beaucoup, sur la mesure • (ibid., p. 50). Il s'en
dégageait une remarque importante, que la théorie du vers et du
langage doit reprendre et développer, contre la métrique : « Le rythme
est indivisible - la mesure est divisible, bien qu'elle ne soit pas
toujours divisée. Le rythme peut briser la mesure en tronçons. Il fait de
la mesure ce qu'il veut • (ibid., p. 122). La mesure est nécessairement
la petite unité. Si même elle est une unité. Et le rythme est une
organisation des grandes et des petites unités, leur relation d'ensemble.
De la musique est venue une notation de la suite des syllabes par des
croches et des noires qui oublie et qui masque le fait que dans le
discours les intervalles ne sont pas harmoniques. C'est la visualisation
d'une métaphore qui se faisait oublier comme telle. On trouve cette
représentation dans Tobler. Le décasyllabe 5 + 5 de Béranger :
17. EtienneGilson, M11tières
et Formes,Poié~•es p11rtic#lières
desartsmttje•rs,Vrin,
1964, p. 214.
18. cité par René Dumesnil, le Rythme m#sial, Essai historiq•e et critique,
Paris-Genève,Champion-Slatkine,1979 (réimp. de la 2mcéd., 19.f9; 1...éd. 1921), p. .f6.
19. André Spire, Plttisirpoétiq•e et PIAisirm#s'141Aire,
p. 165, n. 10.
130
CRITIQUE DU RYTHME
Et que vos enfants I suivent nos leçonsest
«
noté ,. ainsi :
et, bien qu'il s'agisse d'une chanson, ce n'est pas une« musique ,. mais
le rythme pour les vers décasyllabiques dans la musique de cette
chanson 20 ,. qui est noté, où on reconnaît que le temps fort est pris,
contre le découpage linguistique (les limites de mots) comme premier
temps d'une mesure. L'idée qu'on peut user d'un même langage, donc
d'une même notation, pour la musique et pour la poésie se retrouve,
par exemple, chez Etienne Souriau, dans La correspondancedes arts,
où apparaît explicitement que cette notation suppose l'isochronisme.
Le vers de Millevoye
«
Vagues,dormez; dormez, souffrancesmaternelles
est traduit rythmiquement :
IJJJI J JIJ~ JI J JJJIJi
........__...
'S
avec le commentaire : « les groupes de syllabes situés entre les barres
de mesure sont sensiblement de même durée ,. (p. 193), dans le
chapitre De la musique du vers - avec pour définition du rythme :
« C'est la forme conférée à une progression par le retour, à intervalles
égaux, des éléments d'une organisation cyclique à laquelle préside un
schème aussi simple que possible, reproduisant indéfiniment et
continûment ses effets ,. (ibid., p. 189)21• Une note ajoute que cette
définition est « étudiée de près » pour convenir « aussi bien au rythme
dans l'espace qu'au rythme dans le temps », à la poésie comme à la
musique. L'égalité des intervalles (isochronisme) est « approximative »
en fait, « mais en principeelle est rigoureuse •.
20. Adolphe Tobler, le Vers français ancien et moderne, Genève, Slatkine, 1972
(Paris, 1885; l"' éd. ail., 1880), p. 117.
21. On trouve encore cette notation, par exemple, dans Geoffrey N. Leech, A
/ing,mtic guide to Englisbpoetry, Londres, Longman, 1969 (éd. de 1977), p. 106-111.
Également dans Ernst Pulgram, l.Atin-RomancePhonology: Prosodiesanà metrics,
Munich, Wilhem Fink, 1975, p. 187. Le langage ne codifie pas les silences, comme la
musique. Il n'a pas l'équivalence 2 noires • l blanche, comme 2 inaccentuées - 1
accentuée. Cette notation montre le transport de la métrique quantitative sur la métrique
accentuelle, donc la confusion des deux. Mettant le temps fort au début de la mesure, elle
est à contre temps de la métrique courante. L'isochronisme (le triolet de l'exemple de
Souriau) n'a pas de réalité linguistique, métrique, rythmique en français. Pas plus la
mesure.
131
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
On ne trouve pas, sauf erreur de ma part, cette notation
musicale •
du rythme chez les théoriciens qui sont dans la lignée de la phonétique
expérimentale. Désuète, elle est pourtant toujours diffusée en édition
de poche avec La correspondancedes arts, dont la date de première
publication n'apparaît plus : ainsi le livre, ses méthodes, ses concepts
sont hors du temps, - et de la critique - indéfiniment modernes.
Même opération, on verra plus loin, pour Grammont. C'est la notation
d'un rêve unitaire : une seule et même théorie du rythme pour la
musique et pour la poésie, donc une même notation. Seul, semble-t-il,
Wundt s'en est servi pour ébaucher une étude de l'intonation 22•
«
le rêve unitaire est si fort, que la musique, lieu de la rigueur, a été le
modèle d'une terminologie du langage musicalisé qui est la non-rigueur
même. Mélodie, pour la poésie, mêle, et ne permet pas de démêler,
l'o11anisation consonantique-vocalique, - que j'appelle la prosodie
-, et l'intonation. On a appelé mélodie la « variété des voyelles
successives dont se composaient les vers23 •• harmonie« l'analogie des
sons successifs, leur adaptation mutuelle • (ibid., p. 116). En musique,
mélodie désigne une « succession de sons musicaux. la mélodie
s'oppose ici à l'harmonie ou ensemble simultané de sons. Ces deux
aspects - horizontal ou mélodique, et vertical ou harmonique représentent les deux structures principales d'un texte musical
classique24 ». D'autres emplois sont hors de question, tel que « chant
fait d'un assemblage de fragments musicaux ,. ou « genre musical se
définissant comme la mise en musique d'un poème pour voix et
accompagnement ». Mais l'opposition entre mélodieet harmonie suffit
à rendre impossible le terme, pour la poésie ou le langage en général sauf si on pouvait ne pas oublierqu'il n'est qu'une métaphore, mais son
emploi produit précisément cet oubli.
Il sera clair que la phrase n'a pas le même sens en grammaire et en
musique. Je renvoie au dictionnaire déjà cité. Ce n'est plus clair pour
phrasé, qui suit un trajet inverse, de l'opéra au discours. A préciser plus
loin. Toute théorie se cherche, et se trouve, autant sinon plus dans des
ailleurs pas plus définis que son propre terrain, si celui-ci ne fait que se
constituer. Aussi ce n'est pas le transfert d'un domaine à un autre, en
soi, qui est critiqué. Saussure disait : « il suffit de s'entendre. Il y a
certaines images dont on ne peut se passer. Exiger qu'on ne se serve que
de termes répondant aux réalités du langage, c'est prétendre que ces
réalités n'ont plus de mystères pour nous. Or il s'en faut de
22. Ce que montre Gabrielle Konopczynski, « Un essai original de transcription
musicale de la prosodie, Wilhelm Wundt : Volltnprychologie(1900-1912) •, Tr,w11u de
l'lnstit11tdt Phonitiq11tdt Str11sbo11rg,
n° 10, p. 82-97.
des oers, Delagrave, 1929, p. 111.
23. A. Trannoy, i... M11siq11t
24. Marc Honegger, Diction1t11ire
de Li m11siq11e,
dijà citi, au mot milod~.
132
CRITIQUE DU RYTHME
beaucoup25 ». Aussi la chasse à l'analogie n'est en rien, ici, un procès de
l'analogie en général, mais la critique d'une stratégie particulière, celle
de l'unification de la théorie du rythme, - critique de ses arguments
qui mêlent l'histoire et le fonctionnement, critique d'un certain primat
de la musique - parce que l'enjeu en est le statut du langage et du
discours.
Le repon des mêmes termes exerce un brouillage. Ce qu'illustre la
cadence,dont les définitions musicales sont : « 1) Formule mélodique
ou harmonique qui sen de conclusion. Le terme, dérivé de l'italien
"cadere" (= choir, tomber), se rencontre dans les œuvres théoriques à
partir du XVIe siècle; [... ] 2) Nom d'un agrément correspondant au
trille( ... ] 3) Improvisation du soliste, placée en général peu avant la fin
d'un morceau, sunout dans les mouvements de concenos et les airs de
concen. [... ] 4) Structure régulière du temps musical qui se manifeste
dans le rythme de temps forts et temps faibles (c. binaire etc. ternaire),
mesures fones et faibles, périodes fones et faibles. Dans ce sens, la
musique de danse et de marche est la plus strictement cadencée26 ». La
dernière acception s'approche de l'emploi du terme à propos des vers.
Voici la définition de Morier : « Sone de rythme entièrement formé de
nombres répétés ou symétriques p. ex. 3+3+3 [... ] généralement de
structure métrique[ ... ] son mouvement s'annule dans sa constance et
. ·.·produit une impression berceuse, câline, paisible, et pour tout dire
statique », langage d'impression qui se conjoint curieusement à la
« marche dansante» évoquée par l'étymologie27 • Peut-on danser et
s'endormir à la fois ?
La mesure achève de rendre la comparaison impossible. Le
Dictionnairede la musique déjà cité la définit « une manière d'être du
rythme, à savoir l'organisation selon des proponions rationnelles de
ses durées constitutives •. Elle est opposée au « rythme libre », liée à la
polyphonie occidentale, aux symétries « concrétisées graphiquement
dès le xvne s. par les barres de mesure réalisant un compartimentage du
flux rythmique en subdivisions de durée égales ou "isochrones" : les
mesures. » Un trajet double, et inverse, va de l'isochronie conventionnelle propre à la scansion des vers grecs et latins (où une longue égale
deux brèves), vers la musique, puis retourne de la musique à la
versification. La conception unitaire, musicologique, du rythme a
installé, confirmé, pour la poésie, les notions de mesure et d'isochronie, dont je reprends la critique plus loin. La musique a justifié la
métrique. Cette justification, en assurant la métrique dans ses
2S. F. de Saussure, Co,m tk ling11istiqwgénnAk, Payot, 1974, p. 19.
au mot aulmœ.
26. Man: Honegger, Diaion1Ulirttk ~ m11sil/11t,
27. Henri Morier, Diaionmurt tk poitÙ/llt tl tk rhétoriqw, PUF, 1975, 2""' éd. (1«
éd. 1961), au mot aidma.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
133
postulats, l'a coupée du discours. Parce que l'isochronie ne peut exister
que dans la métrique. Elle n'existe pas dans le discours. La mesure non
plus. La théorie du discours est une critique de la métrique.
Combarieu, qui avait une conception historique de la musique,
n'identifiait pas le rythme et la mesure : « La mesure est la division
d'une a:uvre musicale en parties qui ont toutes la même durée.[ ... ] La
mesure est formée d'une succession toujours régulière, indéfmiment
répétée, de temps forts et de temps faibles : le rythme obéit à une tout
autre loi; il n'y a pour lui ni temps forts ni temps faibles; il est constitué
par les coupes et le plan de la composition, par des membres de phrase
plus ou moins étendus, par des phrases et des périodes, par des
groupements de durée de plus en plus considérables28 ». L'historicité
est ici à la fois la situation empirique et la prise en compte des systèmes
d'écriture. C'est elle qui fait mettre l'insistance sur ce qui oppose le
langage verbal et le langage musical : « ce sont les différences qui
constituent le phénomène spécifique; il ne faut pas les mentionner dans
une formule vague qui résout la difficulté principale par la prétérition ,.
(ibid., p. 249-250). La mesure déshistoricise. L'historicité, au
contraire, montre, par exemple, que le mode mineur, loin d'être
abstraitement associé à la tristesse,vient de Sparte, et qu'il y a « des
milliers de chansons populaires qui expriment la joie et qui sont en
mineur ,. (ibid., p. 220).
Le plan où avait lieu la confusion entre la musique et le langage, et
qui, historiquement, justifiait une définition commune du rythme,
était le chanté. Mais une définition propre au chanté, dans les limites du
chanté. Il y a eu un glissement fonctionnel, qui a comme immémorialement force de tradition, de la critique littéraire jusque dans les livres
des psychologues et des philosophes. Ce sont tous ces chapitres qui,. : .,.
s'ils ne portent pas sur« la musique de la poésie », associent la musique
et la poésie. Ainsi Paul Fraisse continue de traiter ensemble « les
structures rythmiques en musique et en poésie ,.29 _ Le conventionnel
de la métrique est une codification originellement, et fonctionnellement, propre au chanté, et au dansé, comme la terminologie même en
gardela trace - étymologie, pour une fois le vrai sens, du pied à la
scansion,de scandere,« monter, gravir; dans la langue de la grammaire;
"scander" les vers, par allusion aux mouvements du pied qu'on levait et
baissait pour marquer la mesure ,. (cf. en gr. apcnc;et 8ia,c;) » 30•
C'est seulement dans ces limites qu'une longue valait deux brèves, ce
28. Jules Combarieu,I.A MlfSU/IU!,
s,s Lois, son Ewl,,tion, Flammarion, 1907,
p. 139-140.
29. Paul Fraisse, us Sm,ct11rtsrythmiqus, déjà cité, titre du chapitre IX.
30. Emout-Meillet. .Diaionn.ireitymologiq11ttk J. J.ng11tJ.tint, Klincksicck, 1967,
1\1 mot sou,dnT.
134
CRITIQUE DU RYTHME
qui n'a certainement jamais été le cas du langage ordinaire. Dès qu'on
quittait le chant - le mesuré - et dès le récitatif, l'ordre du langage
reprenait la priorité sur celui de la musique. Même dans la cantillation.
Car si modulée qu'elle soit, elle n'opère pas de distorsion linguistique.
C'est le récitatif liturgique de la Bible, du Coran. Lecture entre
déclamation et mélodie : culturelle, publique. La réalisation n'en est
pas individuelle au sens de la diction occidentale. Aristoxène de
Tarente, au temps où on ne chantait déjà plus, écrivait que dans les vers
récités« les valeurs respectives des longues et des brèves n'étaient qu'à
peu près respectées31 •· D'où l'étrange problème de la métrique : faire
correspondre des vers, qui sont du discours, à un mètre idéal, un dessin
abstrait - le vice du cercle où on ne peut pas savoir si on déduit le
discours du schéma, ou si on induit le schéma du discours. Octroi, ou
retrait, de l'accentuable à !'accentué, selon le jeu joué d'avance du
modèle, d'où règles, exceptions, discussions.
Dès que le discours, par le poème, entre en rapport avec le chanté, il
sort du rythme linguistique, il prend le rythme musical. La chanson
montre comment il se désaccentue et se réaccentue, à contre-langage. Il
y a conflit, donc éventuellement travail, pour correspondre. Ces
problèmes ne sont pas les miens. L'irrespondance est inévitable, et tout
à fait consentie, d'ailleurs, traditionnellement. Comme dans ce vers de
chanson, que cite Paul Verrier32 , où les deux premières syllabes
soulignées sont accentuées antilinguistiquement, sans aucune gêne,
quand on les chante :
Au jardin de mon père
Le désaccordement du discours par le chant est tel que l'histoire de la
poésie, française du moins, du xv1"au x1x"siècle, - et plus nettement
encore au xx" - est marquée par un retournement complet, depuis le
poème chanté, encore édité pour et avec des airs de musique, comme
les sonnets de Ronsard, jusqu'au refus des poètes, ou à leur défiance,
de la mise en musique. Ce qu'on sait de Baudelaire, de Hugo. - Dont,
abusivement, il a parfois été tiré que Hugo, par exemple, méconnaissait
la musique en elle-mêmè -. Ezra Pound écrit en 1914 : « Les mots ont
une musique d'eux-mêmes, et la musique d'un second 'musicien' est
une impertinence ou une intrusion 33 •· Valéry écrit en 1926 :
.. Confusion. Mettre de la musique sur de bons vers, c'est éclairer un
tableau de peinture par un vitrail de cathédrale34 •· L'autonomie
31. cité par Paul Fraisse, Les Stnict#res rythmif/•es, p. 11O.
32. Paul Verrier, Le Vm franç•is, Formesprimitwes, déw/oppnnmt, diff•sion, Paris,
Didier, 1931-1932, 3 vol., (t. 1, la formation du poème; t. 2, les mètres; t. 3 adaptations
germaniques), t. 2, p. 17.
33. E. Pound, • The prose tradition in verse •• Literary Esuys, ~. cit&, p. 376.
34. P. Valéry, Rh•mbs, LittiratNre, dans Œ•vres, ~- de la Pléiade, Il, 639.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
135
conquise du discours, de son mode spécifique de signifier, se manifeste
sans doute aussi par le changement, à la fin du x1xesiècle, en France,
dans la diction, qui s'intériorise pour la poésie, contre la théâtralité. Ce
que je reprends plus loin.
Le paradoxe de ces échanges, et inversions de rapports entre la
musique et la poésie, est qu'à mesure, si on peut dire, que la poésie se
démusicalisait, la musique se sémantisait : des romantiques à Wagner,
vers l'opéra œuvre totale. Sémantisation, psychologisation rejetée par
les musiques sérielles. Les ordres sont ici incommunicables. Platon
impliquait cette convenance interne entre un texte et des rythmes
musicaux, où le texte aurait le rythme de la musique, et la musique le
sens du texte, d'où son rejet de la nouvelle musique sans paroles : « il
est fort difficile de discerner ce qu'expriment un rythme et une
harmonie qui ne répondent à aucun texte et quel modèle ils imitent
parmi les modèles dignes de ce nom - r.~niÀa:ov civtu Ào'(O'.>
ytyvoiuvov
-:c x~, 2:?fl,OVt~v
ytyv6mtltv o -:, -:c ~.>),t-:at x~l. ~Cf' iotxt -:wv
3
*'°).oywv l'-Ll'-li!'4"=Wv
,. s. Mais chanter des mots qui ont un sens ne
~
donne pas un sens, ni ce sens, ni un autre, au chant, à l' « air » en
lui-même. Sinon les effets culturels, seconds, de signal, non de signe,
qui marquent une suite sonore : un air militaire, grivois. Les beaux
chants nazis. Une sémiotisation après coup. Inégales dans leurs effets,
la donation de rythme par la musique au discours, la donation de sens
parle discours à la musique, toutes deux sont impossibles. Le discours,
la musique, ne peuvent que s'accompagner.
La musique ne signifie pas. Le discours, le poème ne chantent pas.
Aucun n'y perd. Les légendes anciennes, Amphion, le vers Zamir qui
fascinait Apollinaire, parlent d'une action de la musique, non de son
sens. La musique ne dit pas, elle fait. Avec ses moyens. Comme la
sculpture, etc. Mais comme toute activité a lieu dans le langage, et
repassepar lui,, c'est le··langage qui les exprime - et en ce sens, mais
en ce sens seulement, les métaphores sont vraies : elles ne peuvent pas
dire autrement. Ce n'est pas leur faute si on oublie ce que parler veut
dire.
La métrification du discours, la psychologisation de la musique
apparaissent comme les deux aspects d'un même mythe de la musique,
ou plutôt d'un mythe antilinguistique d'une communication enfin sans
langage. Qui se sert de la musique pour se dire, en demeurant voilé. La
durée, la diffusion du mythe marquent son importance : celle d'une
fascination.La circulation de la terminologie musicale, et l'unicité de la
théorie du rythme, sont les deux indices corrélés du vieux désir
métaphysique d'une communication-communion-union. Ce qu'é35. Platon,
us lois,
Il 669 c- éd. Belles-Lettres, 1968, p. 63.
136
CllITIQUE DU RYTHME
nonce clairement Dumesnil, parlant de la musique : « La loi de son
langage, qui semble être le langage intérieur de notre âme, c'est le
rythme des sons36 ». La métaphore est aggrafJée,c'est-à-dire réalisée
par l'emploi du terme langue au lieu de langage : « Et il semble bien,
selon le mot de Schopenhauer, que le musicien nous révèle alors
l'essence intime du monde, tout en parlant une langue que la raison ne
comprend pas » (ibid., p.132), à quoi Dumesnil ajoutait en note cette
phrase de Hugo, dans William Shakespeare (l,ll/,/1): « Dans le
rythme, loi de l'ordre, on sent Dieu ». Supériorité antériorité : le
rythme (pur) serait antérieur au langage. C'est à son comble que le
désir métaphysique montre sa faiblesse. Il bâtit une anthropologie de
rêve, qui s'avère une théologie. Il n'y a pas de sens anthropologique à
dissocier l'homme du langage - donc l'anthropologie aussi, de la
théorie du langage. Le rythme, chez l'homme, même s'il s'agit de
rythmes autres que ceux du langage, marques visuelles, musique, n'est
pas dissociable du langage.
Il reste, au lieu de présupposer une théorie unique du rythme
commune au langage et à la musique, à étudier s'il y a une spécificité du
rythme dans le langage, et laquelle, par rapport à une spécificité du
rythme dans la musique. La théorie unique n'y mènera jamais : elle
l'interdit. Autant d'activités, autant peut-être de notions du rythme.
L'empirique particulier concret est la matière de )'indéfiniment
multiple. Il dément quotidiennement les abstracteurs, qui se trompent
d'épistémologie mais non de désir, pour qui il n'y a de connaissance
que du général.
La théorie du signe, en elle-même, ne favorisait pas la quête d'un
rythme unique. Rejetant le rythme dans la forme, dans les signifiants,
elle en faisait cette traversée transparente vers la contemplation du
signifié, qui devait reléguer à l'irrationnel tout rapprochement entre le
langage et la musique. L'effet de la critique du rythme, entre autres, est
de montrer que la main gauche du métricien ne veut pas savoir ce que
fait sa main droite. Dans l'une, la raison du signe; dans l'autre, le
rythme étalon. Ainsi est-il doublement le maître. Il réalise le point de
coexistence des contraires visé par André Breton, où la théorie du signe
continue de légiférer, dualiser, en même temps que la scansion pure
élimine le discours. C'est cet air qu'entend le métricien, l'air pur de la
métaphysique, que traduit le Chant nocturne de poisson, de
Morgenstern 37•
Comme les rêveries cratyliennes sont plus nombreuses et diverses
que leur rejet par le pauvre conventionnalisme, semblablement, et pour
36. R. Dumesnil,Lt Rythmt m11sic"1,
p. 53.
37. Cid plus loin, en q,igraphe du chapitre Lt, mitrù/11tp11rt.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
137
des raisons voisines, l'enthousiasme pour le rapport entre musique et
poésie est plus fréquent que son rejet. Ici le rationalisme de Hegel, qui
est le rationalisme même de la théorie du signe, « cette séparation entre
le contenu spirituel et les matériaux sensibles38 •, barre la continuité
entre la musique et le langage, pour la spécificité de chacun : « Ainsi
associé à des représentations spirituelles, le son pur et simple devient
un son parlé, et la parole devient, à son tour, de fin en soi, un moyen de
communication spirituelle, dépourvu comme tel de toute indépendance. C'est en cela que consiste la différence essentielle entre la
musique et la poésie • (ibid., p. 13). Peu importe le cheminement, le
résultat est irréversible.
Mais le primat du « contenu spirituel • mène à l'escamotage du
signifiant. Qui est le rythme interne de la théorie du signe. Hegel ne fait
que la terminer logiquement. Il est remarquable de voir la poésie jouer
aussi clairement le rôle de révélateur. Car ce sont les pratiques
empiriques qui mettent à découvert la faiblesse, et la fausseté, de la
doctrine : « C'est pourquoi il est indifférent pour une ccuvre poétique
d'être lue ou entendue, et elle peut, sans rien perdre de sa valeur, être
traduite dans des langues étrangères, être transposée de vers en prose et
recevoir ainsi des tonalités et sonorités variées • (ibid., p. 16) Rappeler
que ce discours était contemporain des traductions romantiques, et des
débuts du poème en prose, n'apporte que des nuances qui ne le sauvent
pas. C'est le même discours de la transcendance - le signe a remplacé
l'esprit - que tient aujourd'hui la sémiotique : puisqu'elle annule les
problèmes de la traduction. Il ne peut pas plus y avoir de sémiotique de
la traduction que de sémiotique du rythme, pour les mêmes raisons.
La musique mesure, conventionne les notes comme les silences, ce
que le discours ne fait pas plus pour le langage que pour les silences.
Becq de Fouquières l'avait déjà noté 39• Alain avait exposé, en 1920 :
« Dans le rythme musical la division du temps est le principal, et jusque
dans l'harmonie comme nous le verrons; c'est pourquoi même les
silences y sont exactement mesurés. Dans la poésie il n'en est pas de
même; les silences y sont pris au gré du récitant, en sorte que ce qui est
l'exception dans la musique, j'entends la déclamation et les ornements
avec silences non mesurés ou prolongation des sons, est l'ordinaire de
la poésie40 ». Mais Alain plaçait ainsi la poésie dans la réalisation
individuelle, et confondait l'organisation du vers avec sa diction.
Variant selon les langues, les phonèmes ont une tenue qui n'a pas la
stabilité des notes. L'instabilité des consonnes et des voyelles n'est pas
38. Hegel, Esthttiq•e, LA Poésie,Aubier-Montaigne, 196S, t. 8-1, p. lS.
39. Becq de Fouquières, Trait#gmbal tk versificationfr,inçaise,Paris, Charpentier,
1879, p. 3.
40. Alain, Système tks Beau-Arts, dans Les Ans et les Dieu, id. de la Pléiade,
p. 27S.
138
CRITIQUE DU RYTHME
la même non plus. Toute la réalité phonique du discours, c'est-à-dire
les conditions de son activité première, première anthropologiquement
- non telle réalisation individuelle - est spécifique, amusicale. Sa
propre 41 musique ,. est si différente de l'autre qu'il vaut mieux ne plus
redire ce mot. Wellek et Warren étaient opposés à l'emploi littéraire de
mélodie, musicalité, ou euphonie. Mais ils retenaient celui d'orchestration, pour traduire l'instrumentovka, par quoi les formalistes russes
avaient traduit l'instrumentation de René Ghil 41• La séparation
nécessaire entre une rythmique musicale et une rythmique du langage
est aussi ce à quoi en venait Georgiades, du point de vue de la
musicologie42• Enfin il n'y a pas à revenir sur l'analyse fondamentale,
par Benveniste, de la musique comme « une langue qui a une syntaxe,
mais pas de sémiotique 43 ,. •
André Spire signalait, après d'autres, 41 les exagérations ou les
méfaits ,. du 41 vocabulaire musical ,. dans son chapitre Poésie et
musique (livre cité, p. 159). Il marquait systématiquement (ce qui est
encore utile et n'a pas vieilli) les différences de degré entre le langage et
la musique, pour l'intensité et la durée, les différences de nature pour la
hauteur. Il y voyait la raison des 41 effets déplaisants ,. produits par la
41 déclamation accompagnée de musique », « Malentendus anistiques entre des phénomènes de nature trop différente » (ibid., p. 178).
Il motivait son jugement de dégoût par la distinction entre son et
phonème : 41 En somme aucune assimilation n'est possible entre
l'échelle des sons du langage et l'échelle dans laquelle sont notés les
sons de la musique européenne ,. (ibid., p. 185).
Mais il ne s'agit plus de modérer des exagérations. Ni de la beauté ou
de la spécificité des « modulations du langage », que Georges Lote
avait revendiquées pour la parole"". Spire continuait de parler de
41 mélodie poétique » (livre cité, p. 188). Il ne suffit plus de conclure,
comme il faisait, que la « matière propre de la poésie est un complexe
sens-sonorités ,. (ibid., p. 191), terminant son chapitre dans le
rythme-expressivité, - avec les termes mêmes qu'il avait critiqués :
« Toute pensée vraiment poétique se met à chanter d'elle-même, à
moins que le poète ne soit assez maladroit pour l'empêcher de chanter,.
(p. 191). C'était demeurer et s'enfoncer dans la théorie traditionnelle.
Il ne s'agit plus seulement de reconnaître à la musique et à la poésie
41. René Wellek & Austin Warren, Theory of LiteT•t,n-e, New York, Harcou.nBrace-World, 1956 (1,. éd. 1942), p. 159, au chapitre« Euphony, Rhythm, and Metre •.
42. Thr. Georgiades, DeTgmchischt Rythm11s,p. 64.
43. E. Benveniste, • Sémiologie de la langue • (1969), dans Problmits dt ling11istiq11t
giniralt, t. II, p. 56.
44. Georges Lote, L'alexandrin d'aprèst. phonlriq11tt7:pfflfflfflUit, p. 253; pas,qe
repris par A. Spire dans son livre, p. 187.
LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE
139
leur propre, de redire que le langage a sa « musique • à lui. Quand
Eustache Deschamps le disait, il innovait l'autonomie du langage
poétique. Le redire, c'est continuer la confusion qui a disqualifié la
critique littéraire.
Il s'agit de débarrasser radicalement la théorie du rythme de son
syncrétisme. De reconnaître et rejeter les éléments qui la rendent
incapable de théoriser le rythme dans le discours, et qui la limitent au
versifié, laissant le reste hors du théorisable, - d'où le bricolage
stylistique avec des bonheurs divers.
Une théorie du rythme dans le discours se sépare de la théorie
traditionnelle. Celle-ci provenait de la musique, et s'en servait à ses
propres fins. Une théorie commune ne se conçoit que comme théorie
universelle du rythme, ou théorie du rythme universel. Elle met sur le
même plan le langage et ce qui n'est pas langage. En quoi elle trouve
alliance dans la sémiotique : toutes deux font un même travail. Une
telle théorie est donc, à travers toutes ses variantes, une stratégie. Au
sens d'une organisation orientée, qui a des effets épistémologiques et
culturels. Cette stratégie est homologue à celle du signe. Sa
formalisation, comme pour la sémantique structurale, est tournée vers
elle-même plus que vers les textes. Le concret ne lui est qu'un moyen
de parvenir. C'est une haine de l'empirique. Celui-ci n'est jamais que
source d'exceptions aux règles. Stratégie tournée contre le discours,
contre l'historicité des discours. Théorie anticritique.
la théorie du rythme dans le discours s'en sépare parce qu'elle est
théorie du discours. Elle est théorie du discours dans la mesure où elle
est théorie du rythme, théorie du rythme seulement si elle est théorie
du discours. Du rythme-sens-sujet. Ce qui n'a de sens et de validité
que dans le langage, et spécifiquement selon les activités de langage. Ce
n'est pas peu s'il s'agit de la littérature, sans laquelle une anthropologie
historique et générale du langage est impossible.
Ce qui désigne la carence théorique des tentatives de théorie du
discours qui se sont constituées sans théorie du rythme - c'est-à-dire
aussi sans théorie de la littérature. Ce que montre bien leur réduction
lexicologique du discours, leur recours simultané au marxisme et à la
grammaire générative : leur politique ne vaut pas mieux que leur
poétique. le bricolage linguistique tient provisoirement le tout par
effets d'avant-gardisme et didactisme cumulés.
Malgré sa proximité apparente d'objet avec la théorie traditionnelle
du rythme, proximité qui n'est autre que l'expression de leur conflit, la
théorie du rythme dans le discours n'a pas plus de rapports avec la
thtorie abstraite universelle du rythme qu'elle n'en aurait, disons, avec
l'architecture.
140
CRITIQUE DU RYTHME
C'est une recherche des modes de signifier. C'est pourquoi c'est une
théorie critique. Ce qui ne signifie nullement condamnations, ou
terrorisme. Il s'agit d'abord de reconnaître les présuppositions, et les
effets; ensuite de juger les théories selon leur efficacité, leur pouvoir de
découverte, leur rapport à la spécificité et à l'historicité des discours
empiriques. La Terreur est exercée par ceux qui ont peur de la critique,
non par la critique.
La Terreur est dans l'empire de la symétrie et de la régularité,
l'empire de l'identique qui fait l'étroite grille par où doit passer le
discours. La Terreur est dans la quête de l'unité, non dans la recherche
du multiple. La Terreur veut faire croire que la critique n'est pas l'état
naturel de la théorie. Dans la théorie c'est toujours la guerre. Il y a
seulement à ne pas confondre la théorie avec le pouvoir.
Il convient maintenant, ayant situé la critique, son rapport à la
pratique du poème, son enjeu pour la théorie du sujet, et du langage,
d'étudier la définition du rythme. Les conflits internes à cette notion y
reproduisent l'antagonisme de la langue et du discours.
V
LE RYTHMESANS MESURE
C'est le rythme.ou le mètre : oommele poème, ou le signe.Il n'y a pas
de symétrie. Une conception du rythme qui est celle du discours et du
multiple ne fait que situer le mètre à sa place dans les conditions du
discours. Mais la théorie traditionnelle du rythme ou du mètre laisse
peu ou pas de place au discours. Cet effet, empiriquement constaté,
détermine l'analyse des rapports entre les définitions du rythme et le
primat du mètre, primat du signe et de la langue. La critique du rythme
resterait dans la théorie traditionnelle si elle valorisait une notion du
rythme opposée à celle du mètre dans la polarité qui les régit ensemble
comme des oppositions, de même qu'une seule polarité convention•
nelle tourne le langage par conflention contre le langage par nature . A
l'unité binaire du dualisme, le discours oppose la pluralité interne du
rythme, théorie du sens. Le sans mesure ne retourne pas à l'irrationnel,
qui cautionne l'idée du rationnel. Le rythme est sans mesure non pas
parce qu'il s'oppose à la mesure, qu'il se rebelle ou qu'il l'a perdue.
C'est toujours autre chose qu'on a mesuré. Le rythme ressortit à une
autre rationalité. Il n'est pas le débridé dressé contre la rigueur. Il est
une autre rigueur, celle du sens, qui ne se mesure pas. On a vite cru,
avec le scientisme, que le non mesurable était la non-rigueur. Comme il
y a un socialisme des imbéciles, la métrique est la théorie du rythme des
imbéciles. L'enjeu du sémantique est la notion même de rationalité.
Cette vaste Hnificationde l'homme et de la natHre
soHsHneconsidérationde" temps », d'interoalleset de
retoHrspareils, a eHpoHr condition l'emploi dH mot
mime, la généralisation,dans le vocabHlairede la
penséeoccidentalemoderne, dH terme rythme tpti, à
travers le latin, noHsvient dHgrec.
La notion de •rythme• dans
,on expression linguistique •• Problèmes<klingHistiq"e générAle,Gallimard, 1966, p. 327.
E. BENVENISTE, «
1. Pluralité du rythme
Le règne et l'extension du signe sont en proportion inverse de sa
force théorique pour rendre compte des discours; comme son
corollaire, la pratique lexicaliste et • lingualiste1 ,. de la traduction,
d'autant plus répandue qu'elle ignore la spécificité des discours et
privilégie la langue - aspects de la théorie traditionnelle. Une même
structUre, un même fonctionnement situent l'extension maximale du
rythme : plus le rythme comprend de phénomènes, plus sa compréhension s'appauvrit. C'est une telle simplification que beaucoup ont
prise et prennent encore pour un principe de science.
Rythmes cosmiques, biologiques; rythmes humains du travail, de la
musique, du langage : les rythmes devaient être les réalisations
particulières d'un principe simple d'alternance, variation fondamentale
du même et du différent. Le paradoxe est que plus on attribuait
d'importance à la notion, plus elle devenait vague. Autorisant
l'ineffable, la rigueur dans le général était proche parente de l'alibi dans
t. .. Llngualine • pour désignrr lesspkialistes d'une langue qui nr sont pas linguistes,
rr qui participent souvmt d'un rrfus empiriste de la linguistique rt de la poétique.
146
CRITIQUE
OU RYTHME
le cas particulier : tel rythme rappelait Un Tel. Il ne s'agit pas de la
pluralité des rythmes, mais de la pluralité du rythme. C'est-à-dire
d'abandonner le rythme principe unique, universel, identique à
lui-même. Il y a la nature du rythme, - ses constituants, et il y a la
notion de rythme. La multiplicité des positions s'ordonne selon ces
deux plans, qui partagent les théories des théoriciens et les pratiques
des poètes.
C'est la notion de rythme d'abord qu'on ne saurait unifier. Déjà Paul
Fraisse exposait que le terme n'a pas le même sens dans rythme
cardiaqueet rythme ütmbique : « Dans le premier cas, le mot rythme
caractérise la périodicité d'un phénomène, dans le deuxième cas, la
structured'une suite de stimulations : une brève suivie d'une longue2 ».
Harding également rejette une définition unique dès le début de son
livre. Non seulement les couchers de soleil et les battements du cœur,
les marées et les poèmes en vers ne participent pas de la même notion
du rythme, mais sans doute les langues mêmes entre elles ne peuvent
tenir dans une notion unique. Car si la régularité - approximative suffit à simplifier le rythme en régularité pour les jours et les nuits, la
lune et le sang, elle ne peut plus suffire si, par exemple, des langues à
accent de mot produisent ou facilitent une métrique, alors qu'une
langue à accent de groupe installe un autre rapport, où la notion de
mètre, et de métrique, ne peut pas avoir le même sens, linguistiquement. Ce qui modifie la notion de rythme. L'unification du rythme est
fascinée par le modèle de l'unité, qui est le signe - transcendant aux
langues.
Dans }'Antiquité grecque, la rythmique, selon Georgiades, concernait le rythme « indépendamment de la matière rythmée3 », et la
métrique, son emploi dans la langue. Mais la métrique, d'origine et de
fonctionnement, n'a de sens que musical, abstrait; n'a pas de sens
linguistique. Le discours et la métrique sont étrangers l'un à l'autre.
Paradoxe oublié, la métrique quantitative, liée à la danse, est
originellement distincte du principe accentuel qui n'était pas un
« principe du vers », mais un « principe de prose » (Georgiades, livre
cité, p. 42). C'est de la prose, ou plutôt du caractère accentuel du
discours ordinaire, que tirent leur principe les iambes et les anapestes
accentuels des langues européennes modernes, sans rapport génétique,
sinon le modèle des schémas, avec le grec ancien (ibid., p. 63-64).
Le rythme universel ne permet pas l'histoire du rythme. Il promeut
immédiatement une métrique universelle, autonome, qui préexiste aux
poèmes comme la langue préexiste au discours. Ossip Brik écrivait que
2. PaulFraiase,Les str11ct11res
rythmiq11es,dqà cité, p. 1.
3 Tbr. Georpdes, Der griechiscbe
RhythmNS,dqà cité, p. 12.
1,E RYTHME SANS MESURE
147
le rythme iambique « existe avant un poème ïambique4 ... La métrique
procède comme Husserl pour la géométrie. Le juridisme fait un a priori
d'une forme postulée comme antérieure. Le concret n'en est censé être
que la« matérialisation ,. (ibid., p. 53), alors que la forme pure est une
idéalisation. Ainsi il y a des idéalités métriques.
Alors que les rythmes cosmiques, biologiques paraissent s'accommoder de la définition traditionnelle du rythme - puisqu'elle en est
tirée et motivée, comme le montre l'étymologie traditionnelle-,
le
langage trouble l'unité interne du rythme-régularité. Caractériser le
travail du vers place donc devant un choix : soit on continue à
privilégier la définition générale et on méconnaît le discours qu'on fait
entrer dans le mètre, soit on part empiriquement du discours et on est
amené à une théorie du rythme particulière aux modes de signifier, qui
n'a pas plus de rapport avec la théorie universelle du rythme que le
langageavec la marée. On peut alors situer la métrique.
Dans le terrain du sens, où tout est toujours déjà du sens dans tous
les sens, la multiplicité des rythmes devient la multiplicité interne du
rythme. Le sens peut faire que le même ne soit plus le même. Alors que
les instruments d'arpentage de la métrique pouvaient reconnaître des
figures identiques de nombre, d'ordre, de position des éléments dans
des discours, des sens, différents. Si le rythme est rythme du discours,
il n'en est plus ainsi. Ce que montre Harding : « La suite de syllabes
fortement et légèrement accentuées peut être la même dans deux vers et
pourtant les rythmes y être totalement différents parce que le sens
produit des groupements différents et par conséquent des points de
pause différents. La forme d'organisation rythmique dans un vers
dépend des relations entre les sous-unités du rythme du discours 5 ,. • La
même expression, « Give me your hand », n'a pas la même
signification, n'a donc pas la même intonation, pas le même rythme,
dans Jules César(IV, III, 119)et dans Le Marchandde Venise(IV, 1,
264)6• Si le rythme et le sens sont consubstantiels l'un à l'autre dans le
discours, l'intonationfait partie du rythme, la prosodie(l'organisation
consonantique-vocalique) fait partie du rythme - tout ce que la
métrique excluait. La signifiance inclut l'interférence de la prosodie et
du rythme accentuel du discours, avec ses paradigmes propres,
annulant la distinction traditionnelle entre le son et le sens et
l'« hésitation » de Valéry. C'est le discours qui a, qui fait la
Brik.• Le rythme et la syntaxe •• TfllOEswys•.., déjà cité, p. 52.
5. Harding, Wordsinto rb:,thm, p. 76.
6. Harding, livre cité, p. 90. L'accentuation dépend du contexte, de l'interprétation,
du discours. Pour une phrase de prose, un autre cite deux scansions différentes, de
chacune quinze accents, et en propose une de sept, - dans Charles O. Hartman, Frtt
4. Osip
Vnst, An Eswy on Prosody,Princeton University Press, 1980, p. 53-55.
148
CRITIQUE DU RYTHME
signification, la syntaxe, et ce que Brik appelait l' « impulsion
rythmique•·
Les idées reçues du rythme, depuis le rythme ordre-équilibreharmonie jusqu'au rythme émotion-rupture, constituent ensemble,
malgré leur opposition apparente, un barrage à l'étude du rythme dans
le discours. Ce barrage caractérise le domaine français, à la différence,
par exemple, des domaines russe et anglo-américain. Des livres vieux
de plus de soixante-dix ans continuent d'y répandre une érudition
trompeuse, répétant des notions controversées, comme des évidences.
Aucune synthèse nouvelle n'est apparue. Les méfaits de la métrique,
que j'analyse plus loin, n'auraient pu s'installer si durablement sans le
mythe, sur lequel la métrique s'est fondée, d'universalité à la fois du
rythme et de la théorie. Je ne fais ici que rassembler les résultats
empiriques de ce présupposé, montrer que ces résultats le remettent en
cause, et qu'une théorie du rythme ne cessera pas d'être théorie, et du
rythme, si elle n'est théorie que du langage. L'absurdité des résultats en
question éclate si elle apparaît comme une désémantisation du langage
- qui n'est plus rien s'il n'est pas du sens. Absurdité masquée par une
stratégie du désir, réaliser un mythe philosophique, dans le primat du
cosmique, de l'ordre, et du nombre, dont participe le métricien
métrificateur.
Jean Mourot avait noté 7 que les théories du rythme oscillaient entre
la conception pythagoricienne, qui ramène le mythe à des nombres, et
l'héraclitéenne, qui en fait du mouvement non discret. L'histoire des
théories du rythme est l'histoire des tentatives de conciliation entre ces
pôles. Jean Mourot est le seu:, à ma connaissance, à avoir esquissé une
histoire des emplois et des valeurs du mot rythme, du xvieau x1xeme
siècle8. Mais c'est précisément de cette histoire que la théorie doit
sortir, à moins de demeurer prisonnière d'une rationalité toute
constituée, cellle du rationnel et de l'irrationnel, qui est toute
l'anthropologie traditionnelle. Le vitalisme n'en sort pas, puisqu'il en
est l'un des pôles. D'où l'orientation de la démonstration, ici : la
critique d'abord des définitions et du métrique, pour en venir à la
signifiance.
7. J. Mourot, livre cité, p. 10.
8. (Livre cité, p. 11-12). Le rythme, en français, est pratiquement mluit à la rime
jusqu'à Du Bellay, avant que celui-ci (dans Défenseet /IJ11stratwn
..., II, 8) ne ramène le
terme au grec. De même en Angleterre aux xvt•-xvu• siècles rhythm se prononce comme
rlrymeet a le sens de • riming or rimed verse • (Compact ed. of the Oxford Engüsl,
Dù:tionary,Oxford, 1971). L'orthographe ancienne faisait des deux mots un seul mot.
comme dans cette phrase de Montaigne que cite Littré à l'historique du mot rhythme :
• Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rhythme faire le bon poeme •. Rythme est
absent dans Vaugelas, Acad. 1694, Furetière. On parle alors de nombre et de CMienet.
Acad. 1762 en fait l'équivalent de nombre, cadtnet, mes11re.Il se charged'expressivité
LE RYTHME SANS MESURE
149
. Ce_mot• rythme ,. ne m'estp.s cl4ir.Jene l'nnp/oie
'"""'"·
PAUL VWllY,
C.hien, Pléiade, 1, 1281 (191S}.
2. Définitions
L'article de Benvenistesur« la notion de rythme dans son expression
linguistique • permet de retourner toutes les définitions courantes; qui
sont plutôt les variantes d'une définition unique et la confusion
caractérisée entre l'étymologie et le sens, confusion aggravée du fait
que l'étymologie était fausse. Fausse, mais supposée vraie, puisque
l'étymologie est étymologiquement elle-même le discours wai. Cette
étymologie a fait un mythe, qui a la résistance, le comportement des
mythes. C'est le mythe du rythme comparé au mouvement-de-la-mer.
Le sens du mot, comme l'écrit Benveniste, au début de son article,
« ayant été emprunté aux mouvements réguliers des flots. C'est là ce
qu'on enseignait voici plus d'un siècle, aux débuts de la grammaire
comparée, et c'est ce qu'on répète encore. Et quoi, en effet, de plus
simple et de plus satisfaisant ? L'homme a appris de la nature les
principes des choses, le mouvement des flots a fait naître dans son
esprit l'idée de rythme, et cette découverte primordiale est inscrite dans
le terme même • (livre cité, p. 327). Voilà l'état du mythe. L'objection
initiale est que le verbe d'où dérive rythme signifie couler, et que c la
chez Diderot et les romantiques, et ne cesse depuis d'englober davancaae
: le biologique,
le c:osmique. Aux XI~. X111•siècles, le terme de motk, mue., a iti un iquivalent du
rythme, désignant un • système rythmique fondé sur la répétition de diff&ents groupes
de notes longues et brèves • (an. Mode du Diaionruarttk I. m11siq11e
déjà cité). La
motJ.l.tion est le changement de mode. Rythme et rime ont longtemps passé pour avoir
la même étymologie. Dans le No,we411Petit LAro11sse
de 1972, rime a encore pour
étymologie : • lat. rhythm,u, empr. au gr. •· Ce que redit encore Morier. Cme ori1ine
rmf orçait 1Athéorietraditionnelkd,, rythmt-rég111Arité
: la rime, étant définie comme le
• retour du même son à la fm de deux ou plusieurs vers », était un cas particulier du
rythme, lui-même retour régulier. Lesdeux sont associésdéjà chez Bède le vénérable, au
vu~ siècle, qui écrivait : • ln rythmo ergo consideratur numerus syllabarum sine
tempore; aliquando cum finis similitudine • (Migne, Piurologùil.ti,u,, t.XC. p. 174).
Mais le No,we"" diaim,,uureétymologiqw(Dauzat-Dubois-Mitterand, Larousse, 1964)
dérive rimedu • francique rim, série, nombre •• comme le GrtJndLAro11sse
tk LaLAng11e
(1977) - • francique rim, rang». Ce que faisait déjà le Gr11111d
du:tionruart
frtl1lflUSt!
totiwnt/ de P. Larousse au mot rime, npprocbé de l'allemand reim, en remarquant :
• Au moyen âge, rhytbm,u n'a jamais exprimé la consonance; flff"SIIS rhythmiau
s'appliquait d'abord au vers soumis à la mesure, puis au vers rimé assujetti à un nombre
fixe de syllaba. C'est cette dernièreespècequi a 6ni par s'appeler rimA •· La disjonction
étymologique du rythme et de la rime importe à l'historicité du rythme et de la poésie.
150
CllITIQUE DU RYTHME
mer ne •coule• pas. J asnais pcîvne se dit de la mer, et d'ailleurs jasnais
~ n'est employé pour le mouvement des flots,. (ibid., p. 328).
Le mythe est une vérité du désir plus forte que celles de la philologie.
C'est donc comme vérité de la métaphore, que, par exemple, Michel
Deguy la fait survivre à• Cette confusion du rythme et de la mer ... ,.
- rythme-flot et langue semblables l'un à l'autre, le rythme mis d.ns 1A
IAngue,comme le sujet, sujet de 1AIAniue, non dans le discours. Ainsi
la langue • est dans son mouvement d'apparition semblable, en sa
tumescence éclatée suivie de ce retrait grondant en elle-même (chevaux
de Poséidon, dit le vieux poème) où s'asnasse la nouvelle explosion de
l'accent suivie d'un certain silence- le tout réitéré aussi longtemps que
ça parle - semblableà la mer qui éclate au rivage, seuil où ces deux
choses s'ajointent, terre et mer par cette porte bruyante. Son
rythme-structure est un rythme-comme-vague; car c'est dans la
cadence pareille au rhume d'océan qu'elle se configure en langagequi
parle pour dire9 •· Le mythe du rythme vit, comme l'homme chez
Hôlderlin, poétiquement. Mais il ne subsiste qu'en se tenant à la IAngue
et à la cadence. Ce qui, plus que partout ailleurs, se montre dans
Saint-John Perse.
Avant de vivre poétiquement, le mythe se soutient de croyance.
C'est-à-dire de consensus. C'est pourquoi le discours des dictionnaires
est un témoin parfait. Il fournit la vérité de l'opinion, la moyenne des
connaissances. Document d'époque irrécusable. Or tous les dictionnaires que j'ai pu consulter fondent le rythme sur la notion de
régularité qui caractérise l'étymologie ancienne et la notion critiquée
par Benveniste.
Je ne saurais être complet, et ce serait tout à fait inutile, mais il faut et
il suffit qu'un échantillonnage soit réparti, pour mesurerla constance et
les variables d'une identité. Je citerai cinq sortes de dictionnaires,
principalement du domaine français, mais pas seulement, pour montrer
l'extension du phénomène : 1) des dictionnaires historiques de grande
dimension, du siècle dernier, mais encore de référence usuelle : Littré,
le Larousse du XIX" siècle, Darmesteter et Thomas, le dictionnaire
russede Dai' et }'OxfordEnglishDictionary;2) de petits dictionnaires
~ts,
donnant la lanpe d'usageac:tuellc:
JePetit ùrousse, lt Pttit
9. Michel Deguy,J11mril,gr1
suivi de MMkin USA, Seuil, 1978, p. 27. Dais" fig,uw
le rythmt, rythmer la figure • (No11'flrlh Rt'll"r Fran~
dr P,,d,.,,Jyu a" 23,
.. Dire •• printffllps 1981, p. 192), Oeguy d6fmd mcore le comme-la-mer " q11t le
linguiste ne veut précisément pu entendre •. Surdité du linguiste à une vérité du mythe ?
Mais c'est que l'anal~e marine maintimt la thiorie traditionnelle, l'ordre, et le cyclique.
Le rivage extrême de œ comme-la-mer est une métrique de l'histoire. Rythmes wmairN
q11'on a vou.lu recoMlitre dans l'historique. Ce q11ela main~
sinuMMialc ne vwi
préciHmein pu entendre. Et qiù reste ainti pour N potsibilicide mydw.
U RYTHMa SANS MESUU
151
Robn-t, le Dictionnaire "" Fr,nçais Contemporilin (Larousse), le
ConciseOxford Dictionary,le Mnriam-Webster américain au format
de poche, le Diccionario Porri,a de la /mg.a espanola; 3) des
dictionnaires de la lanpe moderne, de 1rand format : le DictionnAire
de la lang•efr,mçaisede Paul Robert et le Gr,nd laroNssede J. J.ngNe
fr•nçaise;4) des encyclopédies modernes de &randformat : l'Encyclop1tdillUnion'Sltlis,l'Encyclopteditl
Britannic11,
la Brockha•sEnzyklopiidû et la Gr11ndeEncyclopédie Larousse - ces deux catégories
rqroupant des connaissances générales non spécialisées; 5) des
dictionnaires spécialisés, de niveau technique. En linguistique, le
Dictionnairede linguistique(Larousse) et le DictionnairemcyclopédiqM des sciences du langage de Ducrot-Todorov; en poétique,
l' Encyclopedillof Poetry & Poeticsde Princeton, la KratleaïaLiteraturnAja Enciclopedijade Moscov et le Dictionnairede poétique et de
rhétorique de Morier; le Dictionnaire de la musique de Marc
Honeuer; enfin en philosophie, le VocabNlairede Lalande, le
Dictionnairede J. lang•e philosophiquedes P.U.F. et l'Enciclopedi.
fzlosof,caitalienne.
Il est vraisemblable que la poursuite de l'enquête ne modifierait pas
sensiblement ses résultats. Du moins dans le champ culturel occidental
délimité par ces dictionnaires. Ils disent toNsla même chose.Mais ce
n'est pas une preuve de la vérité de ce qu'ils disent. Cene unanimité
définit à la fois un savoir commun, et une origine commune. Les cartts
&éo&raphiques
anciennes se ressemblaient aussi.
1. Diction114ires
historiqus :
Dans le Dictionnairede la langue franç11ise
de Linré (1863-tSn,
supplém. 1877)10, les définitions et les exemples font les réponses d'un
même discours. Au mot rhythme, ce discours part de la poésie et lie
ensemble la poésie et la musique. L'extralinguistique (le n° 4) y a peu
de place : « 1) Qualité du discours qui, par le moyen de ses syllabes
accentuées, vient frapper notre oreille à de certains intervalles; ou
succession de syllabes accentuées (sons forts) et de syllabes non
accentuées (sons faibles) à de certains intervallts ». L'imprécis de la
formule« à de certains intervalles » tst repris par une citation de l'abbé
d'Olivet : « Le rythme, c'est-à-dire l'assemblage de plusieurs temps
qui gardent entre eux certain ordre et certaines proportions ». Les
proportionsramènent à la musique : « Le rythme de la poésie n'est
qu'uneimitation de celui de la musique ». Citation de Cabanis que suit
10. le littri nt devenu un fawr.usuel, et un us1.1el
f-awr.,par Laspk,,ILation
de deUJ1
•u-eprisa de librairiequi l'ont ré6ditéen le tronquant, et en Ltdénanarant,faisantd'!Ml
dictiooaaire
de Il lanpe dassiqut dts xv11-1,v111•
sièclts prise pour modèLti<16ologique,
Jep,etMio-imiiae
d'une culture ctwimo1nn priasnnent par là• pent de ,ens hinoriqwc.
1S2
CRITIQUE DU RYTHME
un terme de musique, • rythme phraséologique •• exposé par une
nouvelle citation, à l'article phraséologique: • carrure de phrases,
consistant dans le retour périodique d'un certain nombre de mesures
disposées symétriquement •· Le 2), illustré par Lamartine, est un
emploi poétique : • Il se dit quelquefois pour vers •· Le 3) est« Terme
de musique. Système des durées des sons; succession régulière des sons
forts et des sons faibles •. Il fournit la notion précise à laquelle le 1) ne
faisait qu'allusion, puisque la poésie• n'est qu'une imitation ... •· Le 4)
• Se dit, en médecine, des battements du pouls, pour exprimer la
proportion convenable entre une pulsation et les suivantes ». C'est-àdire réiulière, ce qui n'est pas dit, mais se déduit du précédent. La
remarque qui suit, sur la synonymie rhythme, mètre, les distinguant
comme le principe et sa réalisation perçue, les identifie essentiellement,
tout en paraissant permettre de les discerner l'un de l'autre : • Le mètre
et le rythme sont théoriquement indépendants l'un de l'autre. Celui-ci
n'existe qu'à la condition d'être entendu; il consiste toujours dans les
syllabes accentuées, que l'oreille saisit parfaitement. Le mètre, au
contraire, est l'évaluation des syllabes. Il existerait encore pour un
sourd, si ce sourd en connaissait la valeur conventionnelle ». Ainsi la
hiérarchie interne de l'article met en son centre la musique, dont la
poésie • n'est qu'une imitation •• et comme principe de l'ordre et des
proportions la • succession régulière », et l'identité d'organisation du
rythme et du mètre. L'ordre est établi, dans la théorie aussi.
Le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse (1866-1876,
suppl. 1878 et 1888), au mot rhythme, suit le même plan que Littré
pour la partie dictionnaire, mais sa définition est d'emblée plus
explicite : « Mesure, cadence; combinaison de sons produisant une
certaine harmonie dans le discours •· Les exemples associent ce sens
premier à la scansion des vers. Rousseau : • j'ai "Pris le latin; je
chercheà me faire aN rhythme; je scandeles vers de Virgile;je marque
même la mesure sur l'ouvr11ge». Les exemples disent le lien exclusif
entre la poésie et le rythme. Musset complète en précisant : « La prose
n'11pas de rhythme déterminé •· Sans qu'il ait été question .de la
musique, la dernière citation de cette partie énonce : • Le rhythme •
sNrtONtlapropriétéde frapper et de remuer;c'estlapartie sensuellede la
musiqNe.(Guéroult) •· Ainsi, par explicite et implicite, le rythme est le
mètre parce qu'il est mesure, cadence, musique. La partie encyclopédique commence par distinguer, pour la musique, le rythme de la
mesure, mais en l'associant à la cadence. La section littératurt
commence :« Le mot rhythme s'applique à toute cadence poétique •·
Mais tout en identifiant constamment les rythmes et les mètres - « Les
rhythmes inventés par Archiloque furent célèbres dans l' Antiquité.
C'est à lui que l'on doit le vers iambique de six pieds • - et en insistant
sur l'invention de rythmes nouveaux par Ronsard et Hugo, l'article
LE RYTHME SANS MESURE
153
ajoutait que, • si le rhythme mesuré et déterminé est particulier à la
versification, la prose n'est pas non plus dépourvue de rhythme ». Il est
vrai que c'était en restant dans la • prose poétique ,., citant Fénelon,
Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand. Moderne pour son temps,
s'ouvrant même à la prosodie chinoise orale et visuelle, en citant les
traductions d'Hervey Saint-Denis parues en 1863, l'article reste dans la
tradition.
Le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld,
Darmesteter et Thomas (1890-1900)11, commencé en 1871, condense, à
l'article rhythme, ses prédécesseurs. Dictionnaire de la clarté de la
langue française, • du commencement du XVIic siècle jusqu'à nos
jours ,., il commence par faire de rhythme un doublet de rime. Le seul
exemple qu'il cite dans la partie historique convient en effet à la rime :
• 1520. Rithme est une congrue consonance de lettres, J. Fabri,
Rhétor ». La densité fait ressortir plus que chez les précédents la
couplaison symétrie-périodicité : • (T.didact.) Distribution symétrique des temps forts et des temps faibles, qui revient périodiquement
dans une phrase musicale, un vers, un battement de tambour, etc.
Marq11er,faire sentir le - ,. Fonctionnellement, c'est l'équivalent de la
cadence.
Il en est de même aux deux bouts de l'Europe. Le grand dictionnaire
russe de Dal' 12 est bref pour rythme, son effort allant plutôt à la
dialectologie : • mesure, dans la musique ou dans la poésie; accentuation mesurée, allongement de la voix, chant ». Ambigu par sa
concision dans la seconde partie, Dai' est parfaitement clair dans la
première. Ses successeurs russes n'y ont rien changé13• De même le
grand Oxford English Dictionary, compilé de 1884 à 1928 14, après une
première section, qui consiste surtout en occurrences des XVI•et XVII"
siècles, où Rhythm est • Riming or rimed verse ,., définit le rythme :
• The measured recurrence of arsis and thesis determined by
vowel-quantity or stress, or both combined; kind of metrical
movement, as determined by the relation of long and short, or stressed
11. Riimpreuioninttgrale,Delagrave,196-4,2 vol.
12. Vladimir Dai', TolltovyjslOfJ•r'iwOfJo'fltlilrorussltOfJo
jazy/rd,r éd. (1880-1882),
Moscou, 1956. La 1• éd. est de 1863-1866. Le texte russe est : • Mera, v muzyke ili v
poezii; memoe udarenje, protjaika golosom, raspev •·
13. Le dictionnaire d'Uiakov, TollrovyjslOfJ•r'russlrowi•zy/rd, Moscou, 1939 (rééd.
1948) définit le rythme : • Alternance régulière de tous élémenu, momenu (accélérations
et ralentissements, renforcements et affaiblissements dans le mouvement ou le coun de
quelque chose) •· Qui confond avec le tempo. Le Dictionnairtth l'Ac•dtmit de 1959
définit le rythme : • Alternance de tous éléments (sonores, linguistiques, etc.) survenant
dans un ordre, une fréquence, etc. définis • (s opredeljonnoj posledovatel'nost'ju).
14. Oxford EnglishDictiondry,1933; Oxford Univ. Press, Compact edition, 1971
(1975).
154
CRITIQUE DU RYTHME
and unstressed, syllables in a foot or a line ,. - « Le retour mesuré du
levé et du posé déterminé par la quantité vocalique ou l'accent, ou les
deux ensemble; sorte de mouvement métrique, déterminé par la
relation des syllabes longues et brèves, ou accentuées et inaccentuées,
dans un pied ou un vers ». En esthétique, c'était la « corrélation
convenable et l'interdépendance des parties, produisant un tout
harmonieux », et en général, le « Mouvement marqué par la succession
réglée d'éléments forts et faibles, ou de conditions opposées ou
différentes ... La masse érudite confirme et renforce la régularité,
l'harmonie, la symétrie qui constituent la notion traditionnelle du
rythme.
Il. Le rythme dans la poche :
Les petits dictionnaires d'usage ne font que simplifier, mettre à la
portée de tous le savoir de tous. Ce pourquoi on les consulte, et
pourquoi je les cite. Le Nouveau Petit Larousse (éd. 1972), donne, à
l'article rythme, la définition : « Disposition symétrique et à retour
périodique des temps forts et des temps faibles dans un vers, dans une
phrase musicale, etc. : rythme poétique. //Fréquence d'un phénomène
physiologique périodique : rythme cardiaque. /!Fig. Cours régulier;
rythme des habitudes •· L'adjectif et le v~rbe qui suivent, ayant à
abréger, sont plus nets encore : « RYTHME, E adj. Qui a du rythme,
de la cadence : période, phrase rythmée .., et « RYTHMER v.t.
Donner du rythme, de la cadence •· Le plan est resté le même depuis
Littré, encore homogène au discours classique du je ne sais quoi. Les
« illustrations » sont totalement redondantes à la définition. La
définition renforce l'un par l'autre, avec une quasi-tautologie, le
symétrique, et le périodique. Pour un Nouveau Petit Larousse qui
« montre qu'il est un organe vivant comme la langue elle-même; il se
renouvelle avec elle en même temps qu'il en défend la traditionnelle
clarté ,. (préface des éditeurs) et qui a remis « en question de
nombreuses définitions •• - présentation qui s'énonce dans le
discours organiciste des années 80 du siècle dernier, du temps de la vie
des mots - , le monde moderne n'est pas entré dans le rythme.
L'article de Benveniste non plus. Rythme reste encore, apparemment,
d'abord un terme technique d'analyse littéraire qui concerne surtout la
versification. La réalité sociale du mot est tout autre.
Le Petit Robert (1967) n'y change rien. Mais rivalisant sur le même
marché, il veut en donner plus. Il détaille l'idéologie littéraire. L'article
rythme est presque technique : il parle stylistique. Il s'agit toujours
essentiellement et d'abord de la poésie : « I. Distribution d'une durée
en une suite d'intervalles réguliers, rendue sensible par le retour d'un
repère et douée d'une fonction et d'un caractère esthétique. ♦ 1°
Caractère, élément harmonique essentiel qui distingue formellement la
LE RYTHME SANS MESURE
155
poésie de la prose et qui se fonde sur le retour imposé, sur la
disposition régulière des temps forts, des accents et des césures, sur la
fixité du nombre des syllabes, etc. ♦ (Poésie ou prose) Mouvement
général (de la phrase, du poème, de la strophe) qui constitue un fait
stylistique et qui résulte de la longueur relative des membres de la
phrase, de l'emploi des rejets, des déplacements d'accents, etc. Le
rythme et le nombre de la phrase. V. Cadence, harmonie, mouvement.
♦ 2° Retour périodique des temps forts et des temps faibles,
disposition régulière des sons musicaux (du point de vue de l'intensité
et de la durée) qui donne au morceau sa vitesse, son allure
caractéristiques. V.Mesure, mouvement, tempo. Rythme binaire,
ternaire, qui procède par groupe de deux, trois temps. - Rythme
endiablé. Marquer le rythme[ ... ] ♦ 3° Par anal. (Dans l'espace) Arts.
Distribution des grandes masses, des pleins et des vides, des lignes
dominantes; répétition d'un motif ornemental. II ♦ 1° Mouvement
régulier, périodique, cadencé. Le rythme des vagues. Rythme cardiaque, respiratoire. ♦ 2° Allure, vitesse à laquelle s'exécute une action, se
déroule un processus, une suite d'événements. Le rythme de la vie
moderne. [... ] •· Le plan est toujours celui de Littré. La définition
initiale du rythme est parfaitement métrique. Elle identifie la poésie au
vers. Elle continue de privilégier le vers. Partageant la répétition en
domaines, elle est conduite à répéter, cinq fois, la même définition,
avec des variantes secondaires : « intervalles réguliers •• « disposition
régulière », « retour périodique », « disposition régulièr.e ,., « mouvement régulier, périodique •· Variations où s'exposent, comme dans un
moulage, les stéréotypes d'une clientèle présumée littéraire. La
musique est séparée de la poésie, mais participe de la même notion
fondamentale. Le rythme des vagues montre l'actualité de ce que
critiquait Benveniste.
Le Dictionnaire du français contemporain (Larousse, 1966), au mot
rythme, met ensemble la poésie et la musique, à part de la prose.
Répartition en domaines qui est un héritage de la métrique, bien que,
trois fois, la même définition se répète, en se nuançant pour la
dernière : « 1° Retour à intervalles réguliers d'un son plus fort (ou
temps fort) qui alterne avec des temps faibles dans un vers, dans une
phrase musicale : Dans la poésie française, le rythme repose sur la
longueur du vers, la disposition des rimes, la place des césures. Danser
s11run rythme endiablé. - 2° En prose, retour périodique des syllabes
accentuées, disposition symétrique des divers membres de la phrase :
Le rythme de la période de Bossuet, de la prose de Rousseau, de
Chateaubriand (syn. : CADENCE, HARMONIE). - 3° Succession
plus ou moins régulière de mouvement, de gestes, d'événements; allure
à laquelle s'exécute une action : Le rythme des battements du cœur. Le
rythme respiratoire. Le rythme des saisons. Ne pas être adapté au
CRmQUE
156
DU RYTHME
rythme de la vie moderne. Accroîtrele rythme de la prod11ctiondans
11ne11sine(syn. : CADENCE) •· Les exemples sont tenus par le même
métalangage que celui de la définition, mais sur le plan encyclopédique.
Le parti-pris fonctionnel a éliminé l'étymologie. Outre que le discours,
et les expressions citées, sont presque les mêmes, d'un dictionnaire à
l'autre, les renvois analogiques renforcent le rythme-cadence, qui fait
fonction d'archi-notion dominant la variété apparente des diction-
naires.
De ce format, je ne prends que trois dictionnaires usuels, entre tous
les dictionnaires étrangers qu'on ne finirait pas de mentionner. Le
Concise Oxford Dictionary (éd. 1946), en comprimant la grande
édition, l'a aussi mené à toute la netteté de la métrifzcation.Rhythm est
défini : « Metrical movement determined by various relations of long
& short or accented & unaccented syllables, measured flow of words &
phrases in verse or prose; (Mus.) systematic grouping of notes
according to duration, structure resulting from this; (Art) harmonious
correlation of parts; (Physics, Physiol. & gen.) movement with regular
succession of strong & weak elements •· La mesure et la régularité.
Autant dans un dictionnaire de poche américain, si préoccupé du mètre
en définissant le rythme, qu'il le réalise dans sa définition même.
J'ajoute la scansion : « rhythm.
l,C"I,
I
](
I
,C
,C
I
,<
I
,<
/
1 : regular rise and fall in the flow of sound in speech
2 : a movement or activity in which some action or element recurs
regularly 15 ». L'identité du rythme et du mètre ressort également d'un
dictionnaire espagnol : « Ritmo. Grata y armoniosa combinaci6n de
voces, clausulas y pausas en el lenguaje. Metro o verso. Orden
acompasado en la sucesi6n de las cosas. Ordenada colocaci6n de silabas
y de acentos en el verso. Proporci6n guardada entre el tiempo de un
movimiento musical y el de otro diferente 16 ». Le désordre relatif de ce
dernier article n'altère en rien l'harmonie interne de la notion. Les
dictionnaires usuels, de poche ou presque, confirment l'universalité du
pnnc1pe.
Ill. La définition en grand:
Les grands dictionnaires de langue contemporains, pour un public
plus lettré, ou spécialisé, sont de bons répétiteurs. Du moins l'article
rythme ne témoigne pas d'un renouvellement des connaissances, ni
n'enregistre le renouvellement, apporté par l'article de Benveniste,
publié en revue en 1951, repris en volume en 1966.
15. The Mtrrùun-WebsttrDiction4ry,New York. Poclr.et
Books,197-4.
16. Dicc:ioMrwPom#l rk L, lengN esptiiio/4,Mexico, 1976.
LE RYTHME SANS MESURE
1S7
Le Grand Roben 17 compone, pour la panie sémantique, exactement
le texte du Petit, sauf trois points, les exemples plus nombreux, et la
panie historique plus détaillée. Une variante : l'élément « l'harmonique essentiel qui distingue formellement le vers de la prose (V. poésie) ,.
est devenu dans le petit : « qui distingue formellement la poésie de la
prose». On ne peut mieux confondre le vers et la poésie, - la
métrique et le rythme. Un élément phraséologique, « au rythme de », a
disparu dans le petit, et, en II, « Mouvement ou bruit régulier... ,. s'est
simplifié en « Mouvements », - modifications infimes. C'est l'état
parfait de la théorie traditionnelle.
Le Grand Larousse de la langue française 18 commence l'anide
rythme par le sens de l'étymologie : « lat. rhythmus, battement
régulier, mesure, cadence, nombre oratoire ». Les sens divers
numérotés ensuite dans la partie linguistique ne font que développer,
parfois avec une nuance, le sens-origine. Le sens premier revient au
vers : « 1. En prosodie, retour imposé à des intervallesdont la régularité
est immédiatement perceptible d'éléments harmoniques caractéristiques du vers (alternance de temps forts et de temps faibles, dispositions
des accents et des pauses, fixité du nombre de pieds, rime, etc.). [V.
art. spécial] // Par extens. Dans un texte en prose ou en vers
mouvement général, perceptible à la lecture ou à l'audition, qui résulte
de la distribution selon un certain ordre, de la répétition, du retour
régulier et plus ou moins rapide de cenains éléments de la phrase
[ ••• ] ». La symétrie remplace la régularité, et tempérée d'une
atténuation, pour la musique : « 2. En musique, effet obtenu par la
succession des temps fons et des temps faibles et par la distribution
plus ou moins symétrique des sons musicaux du point de vue de la
durée et de l'intensité [... ] ». Puis l'équilibre : « 3. Dans l'espace,
équilibre interne d'une œuvre d'an obtenu par l'agencement harmonieux de ses parties : Le rythme d'un tableau, d'une façade » - ce qui
définit circulairement l'équilibre par l'harmonie, et l'harmonie par
l'équilibre. Suivent, selon le plan traditionnel, les rythmes cosmiques et
biologiques ensemble, et le retour au régulier : « 4. Retour à intervalles
réguliers de diverses phases d'un mouvement, d'un phénomène, d'un
processus périodiques : Le rythme des saisons [... ] ». La systématique
de la régularité oblige à donner ensuite pour figuré ce qui n'entre pas
dans son schéma, malgré l'imponance et la diversité de ce qui appelle la
définition : « 5. Fig. Allure spécifique d'un processus où apparaît une
certaine régularité dans l'alternance, la succession des éléments : Le
rythme rapide de la vie moderne. [... ] »
17. Diaionmaire,,lph11bttiqNe
et 11n11LogiqNe
de L, LingNefr11nç11ise
de Paul Robert,
Paris, Société du Nouveau Littré, 1953, 6 vol., suppl. 1970.
18. Larousse, 7 vol., 1971-1978. Le Mot rythme est dans le tome 6, paru en 1977.
158
CRITIQUE DU RYTHME
La marque la plus distinctive du Grand Larousse de la langue
françaisetient à ses articles de grammaire et de linguistique. L'article
spécial sur Le rythme, par J. Mazaleyrat, sort du cadre des définitions,
étant un traité en miniature. Mais il commence et finit par des
définitions. Sa définition initiale est plus prudente que celle de la partie
linguistique : « Le rythme, dans l'acception générale du terme, se
définit par le retour d'un phénomène à des intervalles réglés et
perceptibles ,.. Tout en restant dans le cadre formel et universaliste,
réglé n'est pas régulier. Précaution supplémentaire, contre le règne de
l'égalitéet de la symétrie : « La régularité de perception du phénomène
n'implique pas nécessairement l'égalité des intervalles qui en séparent
les retours : celle-ci n'est qu'une, entre autres, des modalités du
rythme ,.. Mais l'examen des « aspects modernes de la notion de
rythme •, et de la « multiplication des accidents rythmiques dans la
poésie moderne », aboutit à la position émotionaliste : « un rythme
anarchique ou rythme pur, en opposition avec le mètre comme
« achèvement ,. du rythme puisque le rythme, « par nature, était
ordonnance et construction •· Ce rythme « anarchique », Mazaleyrat
n'y voit qu'un « cas particulier • et un « aspect partiel », qui
« introduit la surprise, le désordre et l'émotion •· Il ne saurait donc
« se substituer à la liaison traditionnelle • du rythme et du mètre. Il est
rangé comme « modalité particulière • de leurs relations, qui ne les
dérange pas, « et non comme une définition nouvelle de ces relations ,..
La théorie traditionnelle montre ici à la fois sa capacité d'absorption du
nouveau, et les limites de cette capacité.
IV. Le rythme en encyclopédie:
Passant des dictionnaires aux encyclopédies, le discours, de
didactique-idéologique, devient didactique-scientifique. Discours de
certitudes. Des spécialistes parlent au grand public. Cours magistraux
qui en ont au moins le ton. Et une bibliographie. Les variantes sont
culturelles. Voici quatre discours, à peu près de même niveau, de même
visée.
L'EncyclopaediaUni'Versalis(vol. 14, 1968) a deux articles rythme,
l'un - Rythme (Musique), l'autre Rythmes bioloiiques. Pas d'entrée
pour le rythme dans le langage. L'article est essentiellement musicolo&ique.Cependant il traite du rythme en général ; « Aspects du rythme,
symétrie et dissymétrie •, • Rythme généralisé - Données de la
perception - Le rythme, un ordre dans le temps - Hypnose,
expression et abstraction ». Il ouvre sur l'anthropologie. Le langage y a
une place, petite : « Rythme du son, rythme du verbe •· Celle du
chant, de« l'interférence du rythme musical et du rythme de la langue
parlée ». Le discours encyclopédique ne peut plus partir d'une
LE RYTHME SANS MESURE
159
définition, comme celui du dictionnaire. Il se présente donc comme le
cheminement vers une définition, à partir de l'expérience concrète (je
souligne les adjectifs) : « La ponctuation égaled'une goutte d'eau qui
tombe », « l'alternance continue •• la « respiration où se succèdent
itkntiques... •• le « martèlement régulier d'un train • - il s'agit de
« discerner mieux l'essence exacte, si controversée • (p. 564) du
rythme. Au niveau encyclopédique apparaît l'allusion à des controverses. Les dictionnaires n'en donnaient aucune idée. La section
« Aspects du rythme • implique une « progression, qui part de
l'isochronie pour aboutir à l'irrégularité complète, sans référence à une
division égale du temps. L'oscillation entre symétrie et dissymétrie est
caractéristique du rythme et de sa dialectique vivante avec le temps
métrique. Il est organisation des durées, dont il règle la proportion,
l'espacement, les groupements; il est distribution des accents; il
gouverne le rapport respectif du son et du silence •· Etant réellement
musicologique, l'article, qui tient compte de la musique moderne, ne
confond pas le rythme et la mesure : le rythme « peut briser la carrure
régulière de la mesure, au point que celle-ci devient peu ou pas
perceptible • (p. 564). L'étude est orientée vers« la rythmique dans les
musiques nouvelles •. Elle rend son sens musicologique premier à la
métrique, évoquant, à propos de Boulez • la nécessité pour le
compositeur de suivre sa propre métrique ,. (p. 567). Elle débouche,
avec l'évocation des musiques de Webern, Xenakis, sur la notion de
« rythme propre à une musique », de « rythme particuliér à chaque
individu », et sur une interrogation : « Un compositeur doit-il, pour se
connaître, redécouvrir à chaque œuvre nouvelle le rythme spécifique
de sa musique ? • (p. 568). Le rythme comme périodicité aboutit
cependant, à la fin de l'article, à une dialectique-conciliation, au lieu
d'ouvrir sur une dialectique de la contradiction indéfinie : le rythme est
le « lieu où se réconcilient l'intellect et l'instinct trop souvent opposés,
le creuset où s'unissent le rationnel et l'irrationnel ». Ainsi, d'une
manière assez proche de celle de Mazaleyrat, dans l'article spécial
Rythme du Grand Laroussede la languefrançaise,l'auteur évoque une
sortie hors de la théorie traditionnelle, mais préfère la réconciliation
qui y demeure. Cependant il n'a pas annexé - la musique moderne ne
le permettait pas - la modernité à la tradition, comme l'a fait le
métricien. Le langage reste le lieu du plus grand compromis.
Je ne ferai qu'une remarque sur les « Rythmes biologiques • :
l'article de l'EncyclopaediaUniversalismontre qu'ils sont le départ
anthropologique du mythe, et le lieu réel de la régularité : « Un rythme
biologique peut être assimilé à une fonction sinusoïdale • (p. 568),
« Un rythme biologique se présente comme une variation régulière et
prévisible • (p. 569). D'où l'étrange inversion qu'exposent les dictionnaires et les encyclopédies ; ils repoussent en fin d'article, comme une
160
CRITIQUE DU R.YTHME
extension ou un sens « figuré • ce qui est le fondement originel - le
cosmique et le biologique. Et ils appliquent au langage, réduit,
spécialisé à celui des vers, ce qui d'abord et essentiellement s'applique
aux choses, au vivant en général. L'inversion va si loin que, - c'est ce
que j'essaie de montrer, - le langage, et la poésie, sont précisément la
matière où cette conception du rythme ne s'applique plus. A la fois par
leur spécificité, et parce qu'ils participent tout simplement de l'histoire.
Ils sont de l'ordre de l'histoire, de l'aventure-hors
de toute variation
régulière et prévisible. D'où la nécessité de distinguer, mieux
qu'auparavant, les vers et la poésie. De poser que le vers n'est pas une
unité poétique.
L'article Rhythm de l'EncyclopaediaBritannica(éd. 1971, vol. 19)
est aussi essentiellement musicologique, mais plus traditionnel. Il
commence par l'étymologie, que l'Universalis ne donnait pas,
analysant la chose, non le mot. L'étymologie est l'orientation initiale :
« derived from rhein, 'to flow' •· Why not like rain ? Une définition
première, générale - « an ordered alternation of contrasting elements • - introduit le rythme comme universel : « Le problème du
rythme n'est en rien spécifique à la musique et au langage : il y a les
rythmes de la nature (voir Rhythmes biologiques)et les rythmes du
travail; et le mot est utilisé en un sens plutôt métaphorique, pour la
peinture, la sculpture, et l'architecture •· Suit une allusion aux
désaccords pour définir le rythme en musique et en poésie, désaccords
« en partie parce que le rythme a souvent été identifié avec un ou plus
de ses éléments constituants mais pas entièrement séparés, tels que
l'accent, le mètre, le tempo ». Sans prendre parti, l'article oppose, pour
le vers et le mètre, une conception fondée sur la périodicité à une
conception « plus large •, qui inclurait même des « configurations non
récurrentes de mouvement, telles que la prose ou le plain-chant ,..
Après une brève allusion aux rapports peu reconnus entre le rythme et
la linguistique, il est renvoyé pour les « aspects linguistiques et
littéraires du rythme anglais • aux articles « Metre and Verse •, pour
les « Greek and Latin verse metres ,. à « Prosody, Classical •• et à la
danse. Ce n'était qu'une introduction d'un quart de colorine. Tout le
corps de l'article concerne la musique, selon un ordre analytique
(mesure, tempo, rubato, temps, etc.), didactique, moins moderniste
que l'Universalis. Par une conception remarquable de l'universel
(qu'on retrouve chez l' Américain Chomsky), les articles Mètre et
« Verse », auxquels il est renvoyé, sont explicitement limités au
« rythme anglais •· Confusion bien compréhensible entre l'extension
internationale et l'universel logique. Le seul autre universel étant le
Grec-Latin. La musique étant, bien sûr, par elle-même universelle. Il
est d'ailleurs notable que ces articles de musicologie comportent des
allusions, dans la Britannica,furtives, à l'Asie et au monde arabe; dans
LE RYTHME SANS MESURE
161
l' Univerulis, plus abondantes, en particulier à l'Afrique - chacun ses
(anciennes) colonies - avec un renvoi à l'ethnomusicologie, qu'ignore
la Britannica. L'étroitesse et la vétusté culturelles de la Britannica,
concernant le rythme, ne sont que la réalisation particulière d'un
comportement général. Ainsi le discours encyclopédique est un
document qui ne répète pas mais complète ce que nous apprend le
dictionnaire, pour la critique du rythme.
L'article Rhythmus de la Brockhaus Enzyklopadie19 est tout
autrement organisé, orienté. Il commence, après avoir seulement
rappelé que le terme était grec, par définir le rythme comme • le retour
constant et réitéré du semblable à des intervalles semblables20•, qui
renvoie au terme périodicité. La périodicité est ainsi non l'essence
universelle du rythme, mais plutôt son achèvement, sa forme la plus
systématique. D'où, dès la phrase suivante, la distinction entre rythme
et mètre : « Au rythme comme "renouvellement du semblable"
s'oppose la mesure comme "répétition du même". Le plus souvent le
concept de rythme est restreint au retour d'événements à de courts
intervalles et en ce sens la rythmique (par ex. pour les battements du
cœur) est opposée à la périodicité ou périodique (par ex. la périodicité
de l'année) ». Sur ce plan général, l'article, plus bref et plus synthétique
que les autres, n'évoque aucune discussion. Neutre comme la science,
il présente une distinction : il l'impose comme la vérité s'impose. Le
paragraphe suivant, sur la psychologie de l'expression, s'autorisant des
références de L. Klages et de Bergson, confirme l'opposition entre le
" rythme coulant ,. et la mesure « coupante • (zwischen fliessendem R.
und einschneidendem Takt), dans la lignée héraclitéenne. Deux
sections égales d'à peu près une colonne se partagent l'article après cette
introduction. Le rythme comme expérience esthétique (âsthetisches
Erlebnis), originelle, jeu au sens de Schiller, est envisagé d'abord en
littérature, puis en musique. En littérature, il y a la poésie grecque et
latine, fondée sur un principe quantitatif; et le vers allemand, sur un
principe accentuel. Rappel, application du plan général : « Le schéma
de l'ordre rythmique dans le vers est le mètre [renvoi au mot].
Cependant le schéma métrique ne doit pas être mis sur le même plan
que le rythme. La réalisation mécanique du schéma métrique réalise un
effet monotone et perturbe le rythme, qui est la coulée et le
balancement pleins de tension de la langue avec seulement un mètre
sous-jacent (différence entre rythme et mesure)21 •· Il est explicite que
19. En vingt volumes, Wiesbaden, 1972, t. 15.
20. Die mebrmalige stetige Wiederkehr von Ahnlichem in ihnlichen Zcitabstinden.
21. Schema der rhythm. Ordnung im Vers ist das .... Metrum. Doch darf du
metrische Schema dem R. nicht gleichgesetzt werden. Mechanische Verwirklichung des
metrischen Schemas wirkt eintônig und zerstôn den R., der spannungsvolles Fliessen
und Scbwinpn der Spracbe mit nur unterlegtem Metrum ist (Unterschied zwiscbm R.
und Tain).
162
CRITIQUE DU RTIHME
le caractère accentuel de la langue allemande est ici un facteur de
discrimination entre le rythme et le mètre. Une langue à accent de mot
fort et fixe est déjà presque métrique naturellement. La définition est
située culturellement et linguistiquement. Quelques lignes abstraites
sur la musique, poursuivies par des renvois. Le rythme en biologie et
en médecine prend deux fois plus de place, prolongé par un paragraphe
sur le rythme dans le travail. Un bref historique du concept résume :
« Chez Platon le rythme désigne l'art choral (le mot, la musique, la
danse); chez Aristote, l'ordre existant dans la substance; chez le
musicologue Aristoxène, l'ordre du temps; chez Vitruve, le rapport de
relation spatiotemporel •· Du texte de l'article à la bibliographie, qui
prend presque un quart de l'ensemble, et qui est toute allemande, la
philosophie, malgré la brièveté relative, est plus présente dans cet
article que dans les autres. L'article en parle le langage (asthetisches
Erlebnis). A part les Grecs (et Vitruve), Bergson est la seule mention
non allemande. Le réalisme fondé linguistiquement sur le caractère
rythmique de la langue (qui renvoie à un autre article sur le rythme de
la prose) s'intègre à un pragmatisme qui donne presque autant
d'importance à l'hygiène du travail qu'à la musique. Dans un discours
d'encyclopédie qui a sa forte spécificité de culture, c'est ici un aspect
particulièrement résistant de la théorie traditionnelle. Son dogmatisme
est masqué par son pragmatisme. Il ne se soucie pas de modernité,
sinon pour une allusion à la « musique du présent ». Le rythme, en
littérature, y est celui de la langue, non du discours. La langue y fait
l'unité de la tradition philosophique.
L'article rythme de la Grande Encyclopédie1-2,
par Jacques Chailley,
bien qu'essentiellement musicologique, est aussi un article général. Ce
qui le situe d'emblée dans la théorie traditionnelle. Mais il est organisé
pour exposer la polémique interne à la notion, et ses diverses
historicités. Aussi fait-il à la fois la distinction entre le rythme et la
mesure, et, le premier dans la continuité-discontinuité des dictionnaires et des encyclopédies, la distinction entre « deux grandes
catégories de rythme, issues respectivement de deux activités fondamentales de l'homme : la parole et le geste. L'une, le rythme verbal,
dérive de l'organisation temporelle de la phrase et du mot; elle organise
la marche des sons d'appui en appui de manière hiérarchisée, mais non
obligatoirement régulière. L'autre, le rythme gestuel, dérive de la
périodicité de gestes régulièrement répétés dans des activités corporelles telles que la marche, la danse, etc. •· Il réserve ainsi au rythme
dans le langage la possibilité de sa définition propre, et de son
historicité. Cependant c'est l'histoire de la musique qui est visée, à
travers une transition qui abandonne la théorie entrevue et assimile, au
22. Larousse, 20vol. (1971-1978), t. 17, paru en 1976.
LE RYTHME SANS MESURE
163
passage, le langage ordinaire à la prose. Le paradoxe du discours tenu
est que sa modernité est dans sa présentation historique et conflictuelle,
alors que ses exemples, qui mentionnent la musique contemporaine,
privilégient celle du Moyen Age. L'inverse même de l'article de
l' Universalis, dont le modernisme tenait tout dans ses exemples
d'aujourd'hui et d'ailleurs, mais dont le discours conciliateur était tout
tourné vers la tradition.
V. TechniqNement
a) En linguistique :
3, le
Dans le Dictionnaire encyclopédiqNedes sciencesdu langage2
rythme apparaît par l'index. Le terme ne figure ni dans les • concepts
méthodologiques ,. (signe, syntagme, langue etc.), ni dans les
« concepts descriptifs ,. (parties du discours, motif, personnage, etc.).
Le rythme est évoqué dans le chapitre Versification,notion qui est
répenoriée comme un concept descriptif. Ainsi, d'avance, prime le
vers, et le mètre. La description se montre rarement aussi préinterprétée. Le rythme est mentionné pour être immédiatement
assimilé à la réalisation du mètre : • On a voulu souvent distinguer
mètre et rythme, le premier étant la succession parfaitement régulière
des syllabes accentuées et non accentuées, longues et brèves, alors que
le second, la réalisation de ce schéma dans la langue. Il est cependant
évident que la différence ici n'est que dans le degré d'abstraction. Il
n'est pas nécessaire de réduire le mètre, par exemple, aux mesures
canonisées par les Anciens, et exiger leur répétition régulière : cela
n'arrive jamais. La description métrique d'un poème, ou d'une
période, ou même d'une littérature nationale peut être beaucoup plus
raffinée. Ainsi récemment M. Halle et S. Keyser ont donné une
nouvelle description du mètre anglais classique, qui permet de rendre
compte de la quasi-totalité des vers considérés auparavant comme
"irréguliers". Les descriptions antérieures ont donc été des approximations par trop grossières, non des descriptions d'un phénomène autre :
dans les deux cas, on décrit le même processus métrique ,. (livre cité,
p. 242-243). La théorie du mètre poursuit en rappelant les distinctions
de R. Jakobson entre exemple de vers et modèle de vers, exemple et
modèle d'exécution, puis enchaîne du vers métrique au vers libre,
qualifié de « prose métrique ,. (p. 244). Ainsi est réglé le rythme. Le
discours théorique-technique est ici une procédure de glissement et
d'alibi, pour préserver,par le comble de la modernitéapparente,celle
des références théoriques, le comble de la théorie traditionnelle: non
son état binaire, comme l'a montré l'encyclopédie allemande, mais la
23. OswaldDucroc, Tzvccan Todorov, Dictionm,iTt mcyclopldiq11tdts scini«s d11
1""g11gt,
Seuil, t9n.
164
CRITIQUE DU RYTHME
fusion du rythme dans le mètre. La négation de la première phrase
présuppose la vanité de l'entreprise. La seconde, censée corriger la
différence, n'y change rien : en la présentant comme un« degré » dans
l'abstraction, elle maintient ce qu'elle prétendait critiquer - la
différence est en effet dans le degré de réalisation d'un patron abstrait.
Personne, sunout chez les Anciens, n'a jamais« exigé »la« répétition
régulière » des mesures. Il suffit de rappeler l'hexamètre dactylique
d'Homère, dont le Larousse du XIXe siècle disait : « Jamais la poésie
n'a revêtu une forme plus riche et plus complète. Variant de treize
jusqu'à dix-sept syllabes, pouvant avoir cinq dactyles ou n'en avoir
qu'un seul, pouvant aussi avoir cinq spondées ou un spondée unique, il
est, selon la manière dont on le compose, lent ou rapide, majestueux ou
familier, grave ou léger. Nul instrument poétique n'offre une aussi
grande variété de cadence ». Le statut de ce discours est ambigu : il a
une position didactique et il tient un registre de causerie - « mesures
canonisées ». Il n'est rigoureux ni philologiquement, ni épistémologiquement - parce qu'il ne discute pas ce qu'il rejette, et ne le présente
même pas. C'est un discours de l'alibi : la preuve est ailleurs. Chez
Halle et Keyser. Nous verrons plus loin ce qu'elle vaut. La conclusion
- « dans les deux cas, on décrit le même processus métrique » - se
referme sur sa présupposition initiale. Il n'y a pas de rythme :
seulement des exemples de vers. L'alibi joue un rôle d'intimidation. Un
paradoxe de cet énoncé est que toute la modernité invoquée, de
R. Jakobson à Eikhenbaum (« le premier à... »), de Halle et Keyser à
Roubaud, vise, en rangs serrés comme des alexandrins, à renforcer la
théorie traditionnelle. Beaucoup de noms. Un seul n'y est pas :
Polivanov à qui est dû tout le développement (p. 243) sur le facultatif et
l'obligatoire24 • Le confusionnisme achève de défaire la peninence de ce
discours, qui met sur le même plan, dans sa bibliographie, Grammont,
qualifié des « plus marquants », et les formalistes russes. Conséquence,
pour ce triomphalisme structuraliste, déjà désuet, - pas de rythme,
pas de discours. C'est le rappon d'homoloiie qu'a la linguistique de
l'énoncé et de la phrase avec la métrique.
Il y a un anicle rythme dans le Dictionnaire de linguistique
Larousse25, mais pas d'anicle mètre. Situation on dirait inverse de la
précédente. En fait, c'est la même. Il n'y a pas d'anicle mètre parce
qu'il ne peut pas y en avoir, puisque la définition du mètre est
transponée intégralement au rythme : « On appelle rythme le retour
régulier, dans la chaîne parlée, d'impressions auditives analogues créées
par divers éléments prosodiques. Dans l'alexandrin classique français,
2-4. Je renvoie à Po11r1,, poétiq11e1, p. 13. L'anide de Polivanov, • Le principe
phonétique commun à toute technique poétique • a été traduit dans Ch11ngen° 6, • La
poétique,la mémoire •• sept. 1970, p. 32-50.
par Jean Dubois et 11/ii,Larousse, 1973.
25. Dictionnllirede ling11istiq11e,
LE RYTHME SANS MESURE
165
le rythme est créé 1°) par la rime, c'est-à-dire par la présence d'une
douzième syllabe identique dans deux ou plusieurs vers, accompagnée
d'une retombée de la voix, et 2°) par la césure, c'est-à-dire la montée de
la voix sur la sixième syllabe •· Suit un bref et dernier paragraphe, sur
l'opposition entre le « rythme de la quantité ,. et un « rythme
accentuel ,. - où il n'est question que de métrique, à partir du rythme
« dans les langues ». La définition, curieusement, confond le plan de la
réalisation phonique, propre à la tradition de la phonétique expérimentale, avec celui de la structure du vers : la voix ne retombe pas après
chaque fin de vers. La définition de la césure est tout à fait insuffisante :
ni syntaxique, ni syntagmatique, ni même métrique (les interdits
spécifiquement métriques). Quoi qu'il en soit, c'est du mètre qu'il est
questton.
b) En poétique
Encore aujourd'hui l'Encyclopediaof Poetry and Poetia américaine26
n'a pas d'équivalent dans le domaine occidental, à la fois sur les poésies
du monde et sur les notions techniques. Elle n'a pas d'article rythme.
Le terme n'y figure que comme renvoi : « See prosody; meter; 1Jerse
and prose ». Pas de théorie générale du rythme. Mais ici et là des
fragments, et l'emploi du mot, qui en suppose une notion, à
reconstituer. L'article Prosody,essentiellement linguistique et phonétique, définit en passant le rythme dans le langage, et fait du mètre sa
schématisation : « Le rythme du discours (speech) est une structure de
variation ordonnée dans les aspects quantitatifs du flux sonore où le
contraste a pour contrepoids le flux cyclique d'une identité. Le mètre
est une schématisation fixée de l'identité qui revient de manière
cyclique dans une série rythmique ,. (p. 670). Ainsi même le rythme du
discours n'échappe pas au cyclique. Pourtant l'article Verseand prose,
qui distingue que le« langage du discours ordinaire n'est pas la prose ,.
(p. 885), reconnaît un rythme non cyclique à ce discours : « Le
discours ordinaire, particulièrement le discours familier ou vulgaire, est
une rhétorique discontinue, répétitive, lourdement accentuée qui se
distingue aussi aisément de la prose que du mètre régulier ,. (p. 885).
Mais les faits de langage sont décrits d'un point de vue esthétiquerationaliste qui dévalorise ce discours : • ·La prose est le discours
ordinaire dans sa meilleure tenue (on its best beha1Jior): c'est la
conventionnalisation du discours qui est faite par quelqu'un d'éduqué
ou qui s'exprime aisément (by the educatedorarticulateperson)quand
il essaie d'assimiler son discours aux patrons (patterns) de la pensée
discursive ,. (p. 885). Aspect social et mondain de la théorie tradition26. Alex Preminger, F.J. Warnke, O.B. Hardison, Encydoptdia of Pottry and
P~tics, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1965, 906 p. Enlarged
edition, 1974. Toujours pas d'anicle rythmt.
166
CRITIQUE DU RYTHME
nelle. Il n'y a donc qu'une différence de degré entre le vers et la prose.
Le rythme étant essentiellement une récurrence cyclique, il y a vers
quand c'est le rythme qui « mène •• et prose quand c'est la structure
logique de la phrase. L'article Meter définit le mètre de trois manières :
« Rythme poétique plus ou moins régulier; les patrons rythmiques
mesurables manifestés dans le vers; ou les patrons "idéaux" dont les
rythmes poétiques sont l'approximation • (p. 496). La convergence
des articles différents se réalise dans le pragmatisme qui prend de fait les
rythmes du discours comme point de départ, et le mètre comme visée
idéale : « Si le "mètre" est considéré comme le patron rythmique idéal,
alors le "rythme" devient "mètre" plus il approche de la régularité et
de la prédictibilité • (p. 496). Toute la partie théorique de l'article (la
seconde, descriptive, classe les systèmes métriques) est orientée en
continuité avec le postulat que l'ordreest la visée humaine fondamentale: « L'impulsion vers une organisation métrique semble une partie
des impulsions humaines plus vastes vers l'ordre : le mètre est ce qui
arrive quand les mouvements rythmiques du discours familier sont
exaltés, organisés, et réglés de sorte qu'un patron émerge du hasard
phonétique relatif de l'énoncé ordinaire • (p. 496-497). C'est la
continuité explicite avec une tradition ancienne- qui situe l'esthétique
et la notion de plaisir : « Les théories médiévales du mètre, en fait,
assument fréquemment que le plaisir que l'homme prend dans le mètre
est une image du plaisir qu'il prend à observer le principe d'ordre dans
un univers qui est lui-même volonté et ordre incarnés • (p. 497). Ce
« defait • assume pleinement l'alliance de la théologie et du cosmique,
qui énonce avec une clarté que n'ont plus les idéologues, sinon par
lapsus, le principe cosmique du mètre, de la mesure : le principede
l'ordre, continu du cosmique au social, en passant par l'esthétique. Le
plaisir vient de contempler l'ordre qui sort « du chaos et du flux •·
C'est la conception pythagoricienne, comme disait J. Mourot. Il n'y a
pas d'article rythme parce que cet article était doublement inutile : 1)
en tant qu'essence, il est le mètre; 2) en tant que réalité du discours, il
est le chaos empirique, subjectif. Le rythme ne peut être qu'imitation
« au sens aristotélicien • (p. 499), en même temps que « cadre •
esthétique, et « tension • entre l' « idéal • et le « réel • - qui est le
discours-27.
27. Le caractère disperséde la théorie dans la dominante empirique - mais très
hiérarchisée- du discours, fait que l'information sur le ryùune ne se limite pas aux trois
articles cités. Elle se retrouve entre autres dans les anicles Alliteratwemeter, IUCfflding
lin,, ling11istics
& poetics,metrical~arùitions,scansion,so11ndin
rhythm, co11nterpoint,
po,try, et montre la marque très forte de G.M. Hopkins, et du consonantisme des
traditions celtique, germanique : Ce/ticprosody, cynghan,dd. La bibliographie sur le
Mètre est exclusivement an&laise. L'ensemble tend, comme la Brittinniu, à faire, de
l'intériorité culturelle anglo-américaine, l'universel.
LE RYTHMESANS MESURE
167
La Petite Encyclopédie de la littérature soviétique a un article
rythme28 • Cet article est porté par toute la tradition russe, qui est la
plus riche du xxcsiècle pour l'étude du vers et de la littérature. Il en
résume les positions, l'histoire. Sa bibliographie n'oublie pas les
ouvrages américains, ni Paul Verrier. Cependant il est tendu par une
contradiction interne : l'historique du formalisme lui fait présenter le
mètre comme un « schéma idéal ,. et le rythme comme la « diversité
réelle ,. des accents, mais sa définition initiale lui fait non seulement
privilégier le mètre, mais insérer le mètre même dans la définition du
rythme. Dès la traduction du terme grec, qui est l'étymologie, la
théorie traditionnelle est en place. Au lieu de la transcription ritm, qui
fait le titre de l'article, c'est le« synonyme ,. mérnost', qui« veut dire ,.
aussi rythme, mais le rythme comme déjà mesure, de méra, mesure29,
mérit', mesurer : rythme, c'est mesure, cadence, mérnyj sag, le pas
cadencé. A quoi s'ajoute la traduction de la formule de Platon (Lois665
a), l' « ordre dans le mouvement », mais sans mentionner Platon.
Comme si la formule de Platon était le sens du mot en grec. Ce qu'on
sait qui n'est pas le cas. La définition est partagée en trois domaines :
« a) en esthétique générale, répétition périodique régulière d'événements semblables qui se suivent dans le temps ou dans l'espace (le R. en
musique, le R. en architecture, et aussi le R. en vers}; b) en critique
littéraire on appelle R. (habituellement sans valeur de terme précis) la
séquence ordonnée des éléments d'une œuvre à tous les niveaux
structurels : cf. le "rythme du récit" [... ]; c) en versification, la
périodique rendue obligatoire (kanonizorépétition (pO'fJtorjaemost')
oannaja) de segments de discours commensurables (soizmerimyx,
« comparables », contient la notion de mesure) ». En se particularisant
au domaine du vers, la définition du rythme se métrifie. Suit un
développement didactique sur l'opposition entre facultatif et obligatoire, donnée comme « reçue ». Cet article qui cite et mentionne tant
de formalistes russes se fonde et commence sur le principe de
Polivanov, lui emprunte l'exemple d'Ovide (la rime chez Ovide), et ne
citepas Polioano-u30.
Le rapport à la tradition est un rapport dogmatisé,
officialisé. Les noms se suivent, R. Jakobson, Bely, Jirmounski, Brik,
Tynianov, etc., avec l'objectivité d'une information abondante,
précise, comme s'il y avait justement un ordre, une ordonnance
harmonieuse jusque dans l'énumération des écoles différentes - entre
lesquelles (scansion, musique, acoustique, psychologie) l'article ne
28. Kr11tlu;•
litn-11t11T1111j•
Encileloptdij11,
m huit volumes, éd. Soveukaja EncilùopeMoscou, 1962-1975; t. 6, 1971, p. 298.
29. A l'anicle Mttrt, l'ttymologie grecque est traduite par mér11,la mesure, et le mot
est difini « la mesure (r,azrntr) en versification •• et glosé « l'ordonnance ryduniq\lC
propre aux ven •· Le cercle est complet.
30. Polivanov est cité ailleurs dans l'encyclopédie, par n.. à l'an. Mtl6dilrastwi.
dija,
168
CRITIQUE DU R'lITHME
choisit pas. Parfaitement informé31, il ne permet pas de comprendre
pourquoi le rythme de la prose (la prose « artistique » - aucunement
question du discours) est « très peu étudié », alors qu'il fait par sa
propre construction ressortir que la conception métrique du rythme est
elle-même l'obstacle à l'étude de laprose. Les conflits sont effacés par la
plus subtile des présentations : ils sont mentionnés comme les étapes,
apparemment dépassées, d'une sorte de généalogie de la théorie. De
toute manière, le conflit du rythme avec le mètre reste pris dans la
polarité des deux qui les lie autant qu'elle les oppose. C'est donc le
mètre qui est le « principe organisateur », selon Tomachevski, contre
la notion de conflit des « années vingt ». La tension cependant reste
entière, par le maintien du « caractère absolu de contenu (soderiatel'nosti) de la forme versifiée » (p. 299). C'est le dualisme classique. En
ce sens, malgré la présence ostentatoire des formalistes, l'article est sur
eux en régression.
Le seul équivalent français de ces recueils est le Dictionnaire de
poétique et de rhétorique d'Henri Morier. Il s'inscrit dans la tradition
toute différente de Georges Lote et de la phonétique expérimentale,
mais aussi du rythme comme émotion. De tous les dictionnaires, de
toutes les encyclopédies analysées, pour rythme, il est le seul à citer, à
l'étymologie, l'article de Benveniste. Mais ceci n'a pas modifié sa
définition : « 1. Au sens général du terme : retour, à intervalles
sensiblement égaux, d'un repère constant », où se succèdent les
rythmes des astres, du cœur, de la musique, de la poésie. Le mètre est
alors la régularité tendancielle. Puis : « 2. Au sens étroit du terme, par
opposition à mètre, le rythme, rythme pur ou anarchique, tente de
rompre une habitude ». Définition qui appelle une catégorisation
psychologique immédiate : « Le rythme pur correspond à un mouvement sentimental, à un élan de passion : fierté, amour, haine, pitié,
esprit de sacrifice, etc. » (p. 934), parallélisme rythmico-sentimental
qui transpose aux rythmes l'expressivité des phonèmes, en tirant du
sens l'interprétation de la forme. Problème de la motivation que je
reprends plus loin. L'opposition polaire entre la cadence féminine,
berceuse, et le rythme masculin, violent; entre la régularité et la
surprise, est un des aspects du dualisme qui ne tourne la rupture contre
la tradition que pour mieux, par là-même, affirmer son ordre.
c) En musique
A rythme, le Dictionnaire de la musique 32 commence par un long
développement étymologique sur le rythme« cohérence continue qui
31. Mais dans son classement des bases linguistiques aux divers types de versification,
le français est mis avec le polonais parmi les langues • à accent fixe •· Accent fixe en
polonais (variable en russe), mais accent de groupe et non de mot, en français.
32. Dicrionnairrde la mNsiqNe,Scien~ de la mNsiqNe,déjà cité, t. 2, p. 903.
LE RYJ'HMESANS MESURE
169
transcende les instants ,. et « vie de la musique .., qui « correspond à
l'étymologie traditionnelle ,. qui serait rattachée à une• racine "sreu",
signifiant couler comme un fleuve •· Des spéculations indoeuropéennes - aucune mention de Benveniste - le vague alléguant le
vague, « Quelques auteurs rattachent le mot à une autre racine ("eru")
et lui donnent le sens premier de forme, contour ou schéma... ..,
illustrent un type de discours brouillon que ce sujet favorise. Fumée
sans feu, air sans paroles. La musique a suscité et suscite encore un
syncrétisme des tendances pythagoricienne et héraclitéenne qui se
résout en adoration de l'ordre : « Au sens étroit, le r. est l'ordre et la
proportion des durées, relativement longues ou brèves. Au sens large,
il est l'ensemble du mouvement musical ,. (p. 903). Le fondement reste
la périodicité, définie « le retour prévisible d'un même événement qui
survit en se répétant, essentiellement identique, existentiellement
différent ... A quoi l'auteur ajoute, comme argument : « C'est le sens
du mot rime, doublet der. (XIIe s. ) ... Ce qui confirme l'importance
stratégique de la distinction étymologique et fonctionnelle entre
rythme et rime. La • véritable cellule du rythme ,. est la « cadence
rythmique •· L'argument est alors physiologique, et appuie la musique
(et la poésie) sur les « cadences qui nous font vivre (systole-diastole,
inspiration-expiration) et agir (lever-poser de la marche, tensiondétente de nos gestes) •· J'examinerai plus loin, dans la critique de
l'anthropologie du rythme, ce que valent ces appuis. Autant que leur
philologie, pseudo-indo-européenne. Suit une anthologie confuse qui
mêle les nombres à l'existentiel avant d'analyser les structures
rythmiques. Il est remarquable que l'article semble privilégier la
carrure, « forme rythmique la plus universelle ,. (p. 906), « floraison
du sens cadentiel .., associée à la • rationalité ,. (p. 906). Rarement la
technicité a autant montré combien elle est mêlée de présuppositions
métaphysiques. Ce qui est dit sur la musique elle-même, sur son
histoire, sort des limites de ce qui est ici à examiner.
d) En philosophie:
Tout se passe comme si la philosophie était l'ultime raison de tout
discours qui se tient sur le rythme, discours des dictionnaires qui l'a en
lui comme un fond lointain mais présent, fond qui apparaît de plus près
dans les encyclopédies, qui est diversement modifié selon les
techniques, j'ai laissé pour la fin le discours propre, institutionnel, de la
philosophie.
Rythme, périodicité - périodicité, rythme. C'est la définition
tautologique qui domine. Le Vocabulaire de Lalande33 ne pan pas de la
poésie ou de la musique. Il commence par un sens général. Rythme :
33. André Lalande, Vocu,w,irt ttt:hniq11ttt critiq11tdt Li Philosophie,P.U.F., 1972
(1.,. éd. 1926), p. 935.
170
CRITIQUE DU RYTHME
• A. Caractère périodique d'un mouvement ou d'un processus ,.. Et
très justement l'exemple premier pone sur « la succession des jours et
des nuits, des saisons chaudes et des saisons froides ,. - sur le
cosmique, et le biologique, où la périodicité, l'alternance s'imposent.
La musique et la poésie font le • sens B • : une « spécialisation ,. du
sens A. Une citation de Combarieu extraite de La musique, ses Lois,
son Evolution, oppose la mesure, • formule mécanique », au rythme
« création esthétique », constitué • par une division d'un tout autre
genre, superposée à la précédente, et donnant aux panies de la
composition des durées qui ne sont pas nécessairement égales •· On ne
sait guère ce qu'est ce « tout autre genre •• sinon qu'il serait
l'irrégularité, variant sur la régularité. La Critique, qui fait la seconde
panie de l'anicle, ramène peninemment cette variante à la norme : « le
sens B n'exclut pas le sens A •· En effet, puisqu'ils forment, comme
sacré et profane, que le hasard alphabétique présente sur la page
suivante du Lalande, « deux termes corrélatifs qui n'ont de sens que
l'un par l'autre •· Et cette corrélation définit la théorie traditionnelle.
Les Observations qui accompagnent l'anicle mettent la plupan des
philosophes de la « Société ,. [française de philosophie] (les plus
connus : Brunschvicg, Lachelier, E. Meyerson) du côté de la « périodicité régulière •· Un seul, L. Boisse, au nom de la psychologie, ne
condamne pas « l'emploi le plus large du mot », que l'anicle mettait à
la fin, dans le langage « demi-philosophique », pour désigner « l'allure
propre, le caractère d'ensemble d'un mouvement psychologique ou
social, même le style d'une œuvre d'an, le dessin d'une pensée, et pour
ainsi dire sa courbe ,. (p. 936). Il est remarquable que cette critique de
la critique se soit faite en situant le rythme comme une « notion
essentiellement subjective •· Mais cela en termes bergsoniens : « le
rythme est l'âme de la durée », et pour retourner à l'harmonie
cosmique : cet emploi large exprimait « la coïncidence harmonieuse de
l'esprit et du monde ,._ Ainsi le rythme fixe toute une époque de la
philosophie française universitaire.
Je ne mentionne que pour compléter le tableau français le
Dictionnaire de la langue philosophique des P.U.F. 34• L'anicle rythme
n'y est pas plus philosophique que son emploi du terme langue dans
son propre titre n'est linguistique, aujourd'hui. Il date, comme ces
ouvrages vieux déjà quand ils paraissent, vocabulaire théorique des
années cinquante, contemporain de la stylistique : la « langue de
Molière •• la « langue diplomatique •· L'étymologie de rythme y est
glosée« mouvement réglé et mesuré. Dér. de rein, couler ». C'est déjà
cumuler, avant de donner la définition, les pré-notions d'une tradition
2-
34. Paul Foulquié, R. Saint-Jean, Dictionndin dt 1414nz11t
philosophiq11t,
PUF, 1969,
éd. (1- éd. 1962).
LE RYTHME SANS MESURE
171
déposée sur les textes, - qui faisait l'objet justement de la critique de
Benveniste. La définition n'est ni générale ni particulière. Elle est
désituée, sans doute pour être plus universelle. On ne sait si elle porte
sur la musique ou sur la poésie : « Propriété d'une suite de sons, et par
extension dè faits d'autre sorte, dans laquelle est saisie une alternance
régulière de temps forts et de temps faibles ». Le vague préserve
l'essentiel de la tradition, même si l'absence de rigueur du « par
extension ,. réduit la définition à un discours de dictionnaire d'usage
courant, plus fragmentaire que celui du Petit Larousse. Des citations de
musiciens, de philosophes, ne suffisent pas à corriger le statut non
technique et non critique de la définition. Elles l'associent essentiellement à la musique, en y ajoutant le discours vitaliste : les « courbes de
la vie ,. (citation d'H. Delacroix).
j'ai pris un dernier témoin, l'encyclopédie italienne de la
philosophie35, pour ce bilan des définitions, - cette prise à la fois
fragmentaire et curieusement synthétique des doctrines et des
comportements culturels, par la notion de rythme. L'encyclopédie
italienne commence par résumer le Vocabulairede Lalande, sans le
citer. Domaine public : « Indica, in generale, il ritorno periodico, ad
intervalli di tempo regolari, di un dato fenomeno, corne nella
successione del giorno e della notte, delle stagioni dell' anno, del lavoro
e del riposo, della veglia e del sonno, ecc. ,. Puis sont mentionnés les
deux exemples, avec leurs références, que donnait Lalande. L'encyclopédie ajoute, pour l'histoire du rythme, rappel que ne donnait aucune
des précédentes : « Dans la pensée classique, le r. est l'indice le plus
évident de l'harmonie du cosmos, dans laquelle se résout l'éternelle
succession des choses. L'intuition mathématique de l'Univers permettait aux Anciens de rapprocher les deux concepts antithétiques pour la
mentalité moderne, de la beauté divine de la nature et de l'alternance
réciproque des phénomènes dans leur devenir. De là l'idée que le cours
rythmique de la nature est cyclique, s'enroulant éternellement sur
lui-même (v. Palingenèse)36 •· La suite de l'article résume, avec des
références précises, à Platon, à Aristote, l'histoire de la notion de
rythme - c'est-à-dire l'histoire, par là, de la philosophie.Des Grecs
directement à Schopenhauer, à Hermann Cohen, article qui reflète le
rapport privilégié de l'esthétique italienne à l'allemande. Mais il cite
aussi Whitehead, qui « identifie le rythme à la vie », et la psychologie
35. EncidoptdÎIIfilosofica,Firenze, Sansoni, 1967, t. 5, p. 816-817.
36. Nel pensiero classico il r. è l'indice più evidente dell' annonia del cosmo, in cui si
risolve l'eterna successione delle cose. L'intuizione matematica dell' universo consentiva
agliantichi l'avvicinamento tra i due concetti, antitetici per la mentalità modema, della
divina bellezza della natura e dell' altemarsi reciproco dei fenomeni ne! loro divenire. Di
qui l'idea che l'andamento ritmico della natura fosse ciclico,etemamente avvolgendosi su
se stesso (v. P.Jingmtsil.
172
CRITIQUE DU llYTHME
expérimentale américaine. L'histoire de la philosophie, l'histoire de la
définition - en fait l'historicisme - est ainsi un autre tenant lieu de la
défmition. Plus honnête, si je peux dire, qu'une définition, puisqu'il en
présente le dossier, et non le résultat. Mais aussi, syncrétique, plus que
panorama. J::t son information est sensiblement, par sa bibliographie,
plus vieille que d'autres, allant de 1845 à 1953. Limitée : allemande et
française.
Ainsi, de l'esthétique à la psychologie, le discours philosophique,
autant que les discours linguistique, poétique, musicologique, tous les
dictionnaires, toutes les encyclopédies, sont restés dans la théorie
traditionnelle. Ils n'ont pas été modifiés, transformés par l'étude
étymologique et sémantique de Benveniste, - qu'ils l'aient connue (un
seul l'a citée) ou non.
Avec parfois des nuances, avec des situations chacune particulière,
toutes convergentes, ces discours sont un seul discours. Or ce discours
est faux. Non parce qu'il serait erroné. Mais parce qu'il mêle des ordres
distincts, spécifiquement, historiquement : le cosmique-biologique, et
l'ordre historique, qui est celui du langage. Il est faux parce qu'il se
présente comme une vérité universelle - théorie unique du rythme,
alors qu'il est pertinent pour une partie, non pour le tout. Il est donc
confusion et générateur de confusion. Ce que les inversions de plan
montrent assez bien : les uns partant du particulier anthropologique
(musique - poésie) pour mettre en extension ou métaphore le
cosmique, le biologique; les autres partant du général pour aller au
particulier. Sur vingt-six témoins, seuls quatre (la Britannica,Brockhaus, le Lalande, l'encyclopédie italienne) mettent le général en
premier. Pour la structure interne de la théorie universelle du rythme,
cette position, la moins représentée, est la seule logique. On peut
admettre que l'autre n'est si fréquente que parce que la musique y vient
d'abord, et qu'à la fois elle est le patron formel de la poésie-pourquoi
les dictionnaires mettent en tête le plus spécialisé et le vicaire du
cosmos, par les nombres, l'harmonie. Elle assure ainsi le primat du
cosmique à l'intérieur de l'anthropologie même.
La défmition appelle l'abus et l'épuisement de la définition. La
critique du rythme implique d'excéder la définition du rythme,
comme, j'y viendrai plus loin, d'excéder la scansion, excéder la
métrique. Forcer la théorie traditionnelle à céder au discours. Passer
des aperçus, ouvertures théoriques sur la subjectivité (par exemple dans
le Lalande) qui frôlaient une théorie critique, à une théorie du rythme
dans le langagecomme ouverture des sujets, hors unité, hors totalité,
hors vérité. En quoi il n'y a rien de nouveau, empiriquement. Car les
pratiques n'ont pas attendu la théorie, elles ont toujours fait ainsi. On a
toujours dit je, sans attendre les linguistes. La pluralité interne du
rythme se moque de l'unité.
LE RYTHME SANS MESURE
173
V1. Définir de ne pas définir
Valéry ne supponait plus les définitions du rythme. Il en avait trop
essayées. Il fuyait les définitions autant que les définitions le fuyaient :
« J'ai lu ou j'ai forgé vingt "définitions" du Rythme, dont je n'adopte
aucune3 7 ,. -phrase qui n'est pas un refus dont trop simplement on se
servirait pour renvoyer au vide les définitions.
Dans la définition, Valéry cherche une loi de fonctionnement. Par là
il est remarquable qu'il s'attache à la chose, pas au mot. Il ne se met pas
d'abord dans l'étymologie - du moins pour rythme, - ni comme
vrai, ni comme sens. Il n'en fait donc pas un préalable et un destin,
comme Saint-} ohn Perse. Son discours est de type scientifique - ni
mystique, ni métaphorisant : « Le rythme est la loi supposée de
l'action d'une fonction (organique) intermittente rapportée à la durée
- et celle-ci étant regardée comme formée d'éléments finis successifs
- ce qui résulte naturellement de la manière dont nous connaissons les
actions de ce genre • (Cahiers,I, 1264). Enoncé de 1902. Peut-être plus
savant que scientifique : la notion d'intermittence est vague. La
limitation à une fonction organique n'est elle-même pas limitée dans
son extension.
Mais Valéry postule une égalité, une unité. Il reste dans la tradition :
Dans le rythme on assimile les événements choisis aux intervalles qui
les séparent et qu'on suppose remplis d'événements silencieux ou
implicites - d'égale valeur aux donnés. Ce qui revient à reconnaître ou
à définir une unité • (ibid.). En 1914, il développe cette intuition. Pas
plus qu'il ne pan de l'étymologie, il ne part du vers -qui est une visée,
non une donnée. Il privilégie l'impulsion, l'énergie : • Rythme ensemble ou succession des actes compris dans une seule transformation d'énergie - une seule émission » (Cahiers,I, 1276). Il est obscur,
mais le rythme non plus n'est pas clair.
«
Valéry tâtonne vers la notion de s,stème : « Une action est rythmée
quand elle dépend uniquement de son commencement - et qu'elle
conserve cenaines relations initiales » (ibid., p. 1277), ce qui devient :
• Le rythme est à la fois la continuité d'un système complexe et qui
peut contenir des voyelles discontinues - cette continuité toujours
fermée ,. (ibid., 1277-1278). D'où cette remarque importante, qui
touche autant aux trouvailles des formalistes russes qu'à celles de
Saussure dans les anagrammes, en 1914-1915 : • Dans le rythme, le
successif a quelques propriétés du simultané » (ibid., I, 1278). Au
37 P. Valtry,,
Quc-5tiom de: poésie:• 11935), ŒHw~s. td. citée:, 1, 1289.
174
CIUTIQUE DU RYTHME
même endroit c'est la théorie traditionnelle qu'il reformule : .. Toute
loi perçue d'une succession est rythme • (p. 1279).
Il cherche cependant à distinguer le rythme de la périodicité, en
191S : c Il ne faut pas mêler et encore moins confondre, phio~ et
rythme. Il n'est pas exact de dire : rythme des flots, rythme du ca::ur etc. • (ibid., p. 1282). Contre le prêt à penser, il se détourne du
binaire. C'est toujours un c mécanisme • (p. 1283), une loi, mais : c Je
crois que le rythme est la loi d'une suite, mais d'une suite multiple • (en
1916; p. 129S). Son originalité est le renversement des données
habituelles : « Ce n'est pas la répétition qui fait le rythme; au contraire
c'est le rythme qui permet la répétition- ou la crée • (ibid., p. 129S).
La recherche du rapport au mouvement lui fait reprendre presque
l'expression de Platon : « C'est un mode de mouvement • (p. 1296)c'est le caché, le mystère : « Le mouvement plus ou moins caché par
lequel ce qui n'est pas encore est déjà, ou est entièrement dans ce qui est
- s'appelle rythme • (p. 1300).
Puis la recherche se déplace encore, vers la perception du rythme, la
psychologie. Ce n'est pas là que Valéry trouve du nouveau : « Il y a
rythme toutes les fois qu'un ensemble d'impressions simultanées ou
successives est saisi par nous de telle sorte que la loi d'ensemble, par
laquelle nous saisissons l'ensemble, soit aussi bien loi de réception, de
distribution, que loi de production, ou reproduction • (ibid., p. 1301).
Le sensible, le perçu produit la « sensation de prétJision, d'attente •
(p. 1306; 1919-1920). Par là Valéry rejoint de plus en plus la
régularité : « Une suite est rythmée quand on peut battre des coups qui
semblent équidistants, qui la divisent exactement• (p. 1310; 1921). De
nouveau la mesure : « Il n'y a rythme que si nous avons le sentiment
d'une unité de mesure - cette unité ne peut être qu'un acte •
(p. 1311). La périodicité, qu'il voulait éviter, est dans sa définition
comme la métrique dans ses vers. Il n'y échappe que par la formule
elle-même insaisissable : « Le rythme est le lieu des intersections de la
loi de l'acte avec l'émission (d'énergie) • (Cahiers, 1921; 1, 411).
Quand spécialement il s'agit de poésie, Valéry s'oppose à la
hiérarchie classique du dualisme qui privilégie le sens. Il est du côté du
son, dans une polarité analogue à celle du mètre et du rythme, du sacré
et du profane. Il commente les « rapprochements physiques des mots,
leurs effets d'induction ou leurs influences mutuelles qui dominent,
aux dépens de leur propriété de se consommer en un sens défini et
certain 31 ». Seule défense possible de la poésie dans le règne du signe,
elle maintient le son et le rythme comme des niveaux distincts, d'avance
isolée vaincue puisqu'elle reste la théorie traditionnelle, le primat du
38 .•
Commentaires de Charmes ., 1925. Œ-s,
1, 1510.
LE ll'YTHME SANS MESUllE
175
signe : c C'est un préjugé très remarquable que de croire le sens du
discours être plus élevé en dignité que le son et que le rythme. /
Comprendre la poésie, c'est avoir surmonté ce préjugé, qui ne doit pas
être excessivement ancien, qui se rattache à l'opposition naïve et non
immémoriale entre l'âme et le corps, et à l'exaltation de la "pensée"
même niaise aux dépens de l'existence et de l'action corporelles même
admirables de justesse et d'élégance » (Cahiers, 1925; II, 1107). Le
paradoxe de cette critique du dualisme est qu'elle est faite par le désir
d'une réunion mythique, proprement sacrée, identifiée à la poésie :
.. Est poétique tout ce qui provoque, restitue, cet état ,mitif "
(1925-1926; ibid.).
Puis, à l'inverse de ce qu'il écrivait en 1915, Valéry se remet, en 1929,
au modèle physiologique, la respiration, le ca:ur, organicisme et
mécanicisme mêlés : .. Il est remarquable que les conventions de la
poésie régulière, les rimes, les césures fixes, les nombres égaux de
syllabes ou de pieds imitent le régimemonotone de la machine du corps
vivant, et peut-être procèdent de ce mécanisme des fonctions
fondamentales qui répètent l'acte de vivre, ajoutent élément de vie à
élément de vie, et construisent le temps de la vie au milieu des choses,
comme s'exhausse dans la mer un édifice de coraiP 9 ». C'est la
recherche du simple, de l'unique : .. Rythme : relation particulièrement simple entre le percevoir et le produire - qu'on ne peut faire se
correspondre {quand il s'agit de plus d'un seul élément) que moyennant
une loi ou régime musculaire-moteur... lequel exige liaison ou
limitation réciproque de potentiel et d'actuel " (Cahiers, 1929-30; I,
1336).
Sa recherche du mécanisme dans le physiologique; son dualisme
même, mais orienté vers le son; sa conception du sens-interprétation
situé dans le lecteur, - ces éléments convergent pour détourner Valéry
du rythme comme nombre, et des analyses rythmiques de la poétique
expérimentale qui confond la structure du vers (modèle et exemple)
avec la réalisation phonique individuelle : .. Je ne crois aux analyses de
la poésie française fondée sur rythmique etc. / En tout cas, elles
négligent tant d'éléments de notre musique qu'elles sont pratiquement
inutiles. [... ] Quant aux mesures des temps, elles dépendent des lecteurs
et en conclure quelque chose, c'est quelque chose d'une voix
particulière» (Cahiers, 1929-1930; II, 1115).
11finit par constater Jui-même qu'il en est venu à identifier le rythme
à la régularité, qu'il est revenu à la tradition. Dans un fragment intitulé
« Rythme », en 1931 : « Rythme perception d'une relation entre
actes et effets sensibles - Sorte de réciprocité entre cause et effet - Ce
39. P. Val&y, Tri Q11rl,Linb«t11r~. Œuvrcs, II, 567.
176
CRITIQUE DU RYTHME
qui engendre un "monde", un système complet, fermé, - conservatif
- d'échanges de temps contre actes, de potentiel contre énergie
cinétique.[ ... ) Mais c'estlà une définition de la régularité» (Cahiers,I,
1340). De 1902 à 1936, il a tourné en rond, abouti à un renoncement
théorique. Non une théorie négative, mais le maintien de la théorie
traditionnelle. Avec cependant cette variante, qui réserve la poésie,
qu'il n'y a rythme que pour le vivant : « Tout rythme est d'essence
périodique mais la réciproque n'est pas vraie. Toute période n'est pas
rythmique. Il faut, en effet, que l'être vivant composésoit de la partie »
(1936; ibid., I, 1355). L'abstraction à partir des problèmes de la
perception, avec des exemples simplifiés (trois coups, une série de
coups), a laissé Valéry dans la théorie générale, dont le langage, ou
plutôt la poésie, uniquement, ne peut jamais être qu'une spécialisation.
j'aborde maintenant les éléments dont se compose la théorie
traditionnelle. C'est d'abord la place que la philosophie fait au langage,
particulièrement quand elle a essayé de penser le rythme. La circularité
du mètre et du rythme est un effet traditionnel de la régularité. Le
dualisme a fait du mètre une norme, un rythme abstrait, le général
opposé au particulier. Il y a lieu d'étudier ses rapports récents avec le
primat de la langue. Du formel produisant du formel. Il n'y avait place
que pour une stylistique du rythme - alors qu'il y a à faire une
poétique du rythme. Où commence l'étude du rythme sans le mètre,
celle des éléments constitutifs du vers, et la critique des notions
courantes sur le vers français, auxquelles s'oppose la prosodie comme
signifiance.
3. Le rythme hon du langage
Paradoxe des rapports entre le langage et le rythme, là où la pensée
traditionnelle du temps, de la durée, a été contestée, modifiée, vers une
pensée du continu, le langage est resté dans la théorie du signe, qui est
discontinu. La philosophie de Bergson montre cette figure et ce
moment des rapports entre le rythme et le langage : plus elle situe le
rythme dans le continu, plus elle le sépare du langage. Le mouvement
indivisible est opposé à la langue, qui est fixée, et générale. Bergson
continue ainsi, en l'aggravant, la théorie traditionnelle, précisément là
où il était réputé la transgresser. Il permet d'exposer ainsi assez
clairement le problème du rythme - du moins dans la poésie, et ce
qu'on peut en apprendre aussi pour ce qui n'est pas la poésie :
concevoir le rythme comme un avant-le-langage, sans en faire un
dehors du langage. Dans la contradiction tenue, avant le langage c'est
encore le langage.
LE RYI'HME SANS MESURE
177
Il me semble que ce problème peut le mieux s•énoncer à travers la
forme qu'il prend chez Bergson : pour valoir doublement contre le
discontinu du signe, et contre la pensée du continu, qui n•a su se
constituer qu'en reprenant les griefs traditionnels adressés au langage.
Ce qui situe également cette analyse en préalable aux rapports du
rythme et du mètre.
Bergson, dès l'Essai sur les données immédiates de la conscience,
associe et, pratiquement, identifie, rythme et mesure. De mouvements
gracieux qu'accompagne la musique, il dit : « c•est que le rythme et la
mesure, en nous permettant de prévoir mieux encore les mouvements
de l'aniste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres.
[... ] la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de
communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme
autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette
marionnette imaginaire 40 ». Régularité du rythme et retours périodiques de la mesure font des substituts fonctionnels, au point que rythme
et mesure sont une redondance, un en deux. Ce que montre le passage
du et (le rythme et la mesure) au de : « ces imagesne se réaliseraient pas
aussi fonement en nous sans les mouvements réguliers du rythme, par
lequel notre âme, bercée et endormie, s•oublie comme en un rêve pour
penser et pour voir avec le poète ,. (livre cité, p. 14). Autant au rythme
est attribué un rôle capital, autant ce rôle est celui de la régularité, où de
la musique on passe à la poésie : « D•où vient le charme de la poésie ?
Le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images, et
les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les
traduire ,. (ibid., p. 14). Discours classique du signe, que la métaphore
du traduire vient confirmer. L'architecture finit de situer le rythme
comme régularité, symétrie en elles-mêmes étrangères au langage, ainsi
associé au quotidien : « La symétrie des formes, la répétition indéfinie
du même motif architectural, font que notre faculté de percevoir oscille
du même au même et se déshabitue de ces changements incessants qui,
dans la vie journalière, nous ramènent sans cesse à la conscience de
notre personnalité ,. (ibid., p. 14). Le rythme est la construction d'une
symétrie. Une activité et une création : la nature « ne dispose pas du
rythme ,. (ibid., p. 14). La « fixité ,. contre la « vie ». Endormir,
docilité, c'est le passage à l' « hypnose. -Ainsi, en musique, le rythme
et la mesure suspendent la circulation normale de nos sensations et de
nos idées en faisant osciller notre attention entre des points fixes ,.
(ibid., p. 13-14). Le rythme imprime, plus qu'il n'exprime. La nature
« se borne à exprimer des sentiments ,. (ibid., p. 14). L'insistance sur la
construction et les « procédés ,. vise à tendre la contradiction entre
40. Henri Bergson, Esui s11rlts donnlts immldûitts de L, conscitna (1889), dans
Œ11flm, éd. du Centenaire, PUF, 1970, (1•ro éd., 1959), p. 12.
178
CRfflQUE
DU RYTHME
l'indéfinissable état psychologique • (ibid., p. 16) et la fixation de cet
indéfinissable qui le restitue activement.
c
Empirique abstrait, Bergson a fait une philosophie de la perception,
du temps, de l'espace, de la personne, de la liberté- pas du langage,
pas de l'histoire. Ainsi il oppose le rythme humain au rythme cosmique
- mais dans l'humanisme générique des catégories. A la fin de Matière
et Mémoire (1896) : « et telle est en effet la distance entre le rythme de
notre durée et celui de l'écoulement des choses que la contingence du
cours de la nature, si profondément étudiée par une philosophie
récente, doit équivaloir pratiquement pour nous à la nécessité • (ibid.,
p. 377). Rythme s'oppose à l'écoulement, au cours. L'invention, la
création caractérisent, valorisent le rythme et la durée subjectifs. Dans
L 'Evolution créatrice(1907) : « Plus nous approfondirons la nature du
temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention, création
de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau • (ibid.,
p. 503) et « Le temps est invention ou Ü n'est rien du tout (ibid.,
p. 784). Plus Bergson a opposé le rythme de la durée à la nature, au
cosmique, plus il l'a intériorisé. Dans l'introduction de 1922 à La
Pensée et le Mouvant, il compare « à notre durée ce qu'on pourrait
appeler la durée des choses : deux rythmes bien différents, calculés de
telle manière que dans le plus court intervalle perceptible de notre
temps tiennent des trillions d'oscillations ou plus généralement
d'événements extérieurs qui se répètent : cette immense histoire, que
nous mettrions des centaines de siècles à dérouler, nous l'appréhendons
dans une synthèse indivisible • (ibid., p. 1311).
JI)
Cet indivisible est ce qui ne tient pas dans le langage. Plus Bergson a
intériorisé le rythme, plus il l'a mis hors du langage. Comme si le
langage était hors de ce dedans.
Tous les clichés, fixes, de la métaphysique du signe, sont restés
inchangés chez Bergson, paralysant toute poétique possible, ramenant
au fixe sa pensée du mouvement. Depuis l' Essai sur les données
immédiates... : « notre langage est mal fait pour rendre les subtilités de
l'analyse psychologique • (ibid.,p. 13). - comme si elle existait hors
de ce langage. C'est le primat du mot, l'opposition du social à
l'individuel - la-langue-de-tout-le-monde contre les impressions
déücates et fugiti'Ves de notre conscienœ individuelle. Ceci est une
anthologie : « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui
emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent
d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au
moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre
conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient
s'exprimer par des mots précis; mais ces mots, à peine formés, se
retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés
LE RYTHME SANS MESURE
179
pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur
propre stabilité ,. (Essai... , ibid., p. 87). C'est que le langage,
précisément, n'est pas dans les mots. Ce que prouve la littérature. En
quoi s'évanouit le traditionnel et si superficiel rapprochement de
Proust à Bergson. Rien qui illustre mieux que la recherche de Proust
qu'il faut une ceuvre, non pour créer, mais pour transformer les mots.
Ou alors, le mot, c'est l'ceuvre. C'est elle qui fait Méséglise, et catleya.
L'indigence qui réduit l'activité du langage au mot linguistique - et
qui rapproche ici Bergson de Husserl - est un vieil héritage logique,
qui n'évite pas de retentir sur la théorie de la sensation, et surtout sur
celle de l'individu dans sa « conscience ,. - terme qui résume à lui seul
l'obstacle épistémologique que représente cette psychologie (qui est
aussi une sociologie), pour une théorie du langage.
La nomenclature, ou plutôt la représentation nomenclaturiste, qui
est la théorie traditionnelle du langage, est ainsi paradoxalement aussi
une théorie de l'individu - isolement du mot, isolement de l'individu
- qui brouille la constitution du sujet, en le dressant contre le langage,
langage-des-autres, antérieur-extérieur : « Ainsi chacun de nous a sa
manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa
personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les
mêmes mots chez tous les hommes; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect
objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments
qui agitent l'âme,. (Essai... , ibid., p. 108-109; cf. Le rire, ibid.,
p. 460). Séparation du sentir et du langage, du penser et du langage,
allant de soi, intégrée à l'opinion commune, comme l'opposition de
l'individu au social - dont elle est solidaire, et épistémologiquement
contemporaine. Tout le travail de l'historicisation, de Dilthey, de
Groethuysen, la repousse au magasin des antiques, même si vous la
croisez tous les jours.
Le dualisme est l'impuissance à théoriser le langage qui est vouée à le
théoriser : « nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme
ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ,. (Essai,
ibid., p. 109). Il est donc conduit à concevoir l'art comme un
contre-langage, la présence du hors-langage, du pré-langage, dans le
langage- la tenue de l'impossible, de l'incompréhensible : « Nous
jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du
domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des
sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité
de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité ,.
(ibid., p. 109).
Ce miracle, ce caractère paradoxal du discours, est l'effet immédiat
de la langue. La langue, pour Bergson, - pour la théorie traditionnelle, jusque chez Bergson - est première, en étant nomenclature :
180
CRITIQUE DU RYTHME
• Essentiellement discontinue, puisqu'elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes
du mouvement de la pensée • (Matière et Mémoire, 1896; ibid.,
p. 269). Où la• parole ,. ne peut être que l'emploi, l'effet de la langue.
Selon la confusion classique de la langue et de la culture, la langue est
« raffinée ou grossière », • primitive •ou• très perfectionnée ,. (ibid.,
p. 269).
Mais si perfectionnée qu'elle soit, la langue, toute langue, est ici
hétérogène à la pensée parce qu'elle est hétérogène au mouvement :
« Les images ne seront jamais en effet que des choses, et la pensée est
un mouvement• (ibid., p. 269). Plus Bergson pense le mouvement, la
oie, plus il en détache le langage. Nomenclature, il ne peut être
qu'associationniste - l'association consistant à • substituer à cette
continuité de devenir, qui est la réalité vivante, une multiplicité
discontinue d'éléments inertes et juxtaposés • (ibid., p. 277). En quoi
la critique de l'associationnisme ne voit pas qu'elle fait ou consolide en
même temps une conception associationniste du langage. C'est sa
continuité avec sa théorie du cosmique : • vous aurez du mécanique
dans du oivant • (Le rire, 1900; ibid, p. 423). Puisque la langue est
faite d'unités discrètes, et que • tout changement, tout mouvement »
sont « absolument indivisibles • (La perception du changement, 1911;
ibid., p. 1377).
La fixité-nomenclature est aussi une fixité inhérente à la morphologie, à la syntaxe. Ce qui est la conception du langage de Port-Royal,
l'essentialisme poussé logiquement. Il y a trois• espèces de représentations • auxquelles • correspondent trois catégories de mots : les
adjectifs, les substantifs et les verbes, qui sont les éléments primordiaux
du langage.Adjectifs et substantifs symbolisent donc des états. Mais le
verbe lui-même, si l'on s'en tient à la partie éclairée de la représentation
qu'il évoque, n'exprime guère autre chose • (L'évolution- créatrice,
1907; ibid., p. 751)40bis. On pourrait dire que Bergson a une
linguistique de l'être, alors que pour tout l'extra-linguistique, il s'est
voulu du côté du devenir et du mouvement, de la « continuité du
devenir • (ibid., p. 766). Sa métaphysique du langage rejoint un
pragmatisme utilitaire sans illusion - comme chez Pascal : • Les
signes sont faits pour nous dispenser de cet effort [penser le
40bis. Ce qui est « propre et essentiel • au verbe dans la Grammaire générale et
r•isonnte est l'affirmation, qui se trouve à l'état pur dans le verbe être, verbe
« substantif • et tous les autres verbes sont compris comme l'affirmation d'un attribut,
« et ainsi c'est la même chose de dire, Pierre flit, que de dire Pierre est flÎflant • (p. 67).
Comme les adjectifs • signifient des substances •• mais « doivent être joints à d'autres
noms dans le discours • (p. 2S)- d'une certaine façon, tout se ramène, verbe et adjectif,
à la substance, et « les substances subissent par elles-mêmes ,. (p. 2S). Arnauld et
Lancelot, Gr.mmaire glnérale et raisonnte, Republications Paulet, 1969.
LE RYTHMESANS MESURE
181
mouvement] en substituant à la continuité mouvante des choses une
composition anificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait
l'avantage de se manipuler sans peine ,. (ibid., p. 773). Mais comment
une pensée du devenir, et du mouvement, peut-elle se dire, si le langage
l'en empêche ? Et se penser ? Le paradoxe des problèmes de la
perception est que leur faible, leur achoppement est la théorie du
langage qu'ils ne font pas. Ils ne peuvent que la présupposer. Et ils ne
peuvent présupposer que la théorie traditionnelle.
Le rythme-mouvement échappe au langage de positions. Antérieur
extérieur comme et avec la pensée. C'est la solidarité négative de la
théorie du rythme avec la théorie du signe - qui les invalide toutes
deux, du point de vue d'une anthropologie historique du langage. Dans
L'âme et le corps, en 1912 (conférence recueillie dans L'Énergie
spirituelle), une réduction à la biologie (« si nous pouvions pénétrer
dans un cerveau qui travaille », p. 850), loin de matérialiser le langage,
pousse à son excès l'idéalisme du signe. Mais cette fois les résidus ne
sont pas les signifiants seulement. Les idées aussi sont des résidus de la
pensée-mouvement : « même avec des idées, vous ne reconstituerez
pas de la pensée, pas plus qu'avec des positions vous ne ferez du
mouvement ,. (ibid., p. 848). Le rythme n'est pas l'élément phonique.
Le rythme est l'oubli des mots : ce qui, passant dans le langage, fait
oublier le langage - la perfection du langage : disparaître, vers l'unité
première. Où on retrouve la musique. C'est le mime des gestes, de la
pensée, du monde. L'illusion cosmique. Le plus grand abus possible de
langage et du langage. La littérature montrée comme un illusionnisme,
au lieu que c'est cette théorie du langage qui est l'illusionnisme majeur.
Puisque les mots « ne diront pas ce que nous voulons leur faire dire si le
rythme, la ponctuation et toute la chorégraphie du discours ne les
aident pas à obtenir du lecteur, guidé alors par une série de
mouvements naissants, qu'il décrive une courbe de pensée et de
sentiment analogue à celle que nous décrivons nous-mêmes. Tout l'art
d'écrire est là. C'est quelque chose comme l'art du musicien; mais ne
croyez pas que la musique dont il s'agit s'adresse simplement à l'oreille,
comme on se l'imagine d'ordinaire.[ ... ) il s'agit de tout autre chose que
d'une harmonie matérielle des sons. En réalité, l'art de }'écrivain
consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots.
L'harmonie qu'il cherche est une certaine correspondance entre les
allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance
si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se
communiquent à la nôtre et qu'alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n'y a plus rien que le sens mouvant qui
traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer
directement, sans intermédiaire, à l'unisson l'un de l'autre. Le rythme
de la parole n'a donc d'autre objet que de reproduire le rythme de la
182
CRITIQUE DU RYTHME
pensée; et que peut-être le rythme de la pensée sinon celui des
mouvements naissants, à peine conscients, qui l'accompagnent ? •
(ibid., p. 849-850). Il y a des formes plus récentes de cette
irrationalisation du rythme. Mais le type en est accompli chez Berpon.
On peut ensuite y renvoyer.
Une mise hors langage est une hypostase. On conçoit qu'elle
échappe à l'analyse. La démarche est alors, à travers le concret
apparent, une évocation par métaphore. Ce que permet l'intuition, la
sympathie : « Avant l'intellection proprement dite, il y a la perception
de la structure et du mouvement; il y a, dans le langage qu'on lit, la
ponctuation et le rythme • (Introduction II de 1922 à La pensée et le
mouTJement;ibid., p. 1326). La diction n'est là que parce qu'elle
précède« l'intelligence •· Soutien de l'analogie : « Dans la page qu'elle
a choisie du grand livre du monde, l'intuition voudrait retrouver le
mouvement et le rythme de la composition, revivre l'évolution
créatrice en s'y insérant sympathiquement • (ibid., p. 1327).
Particularité, chez Bergson, de l'instrumentalisme du signe -
la
réductiondu langage à la communication : une genèse qui fait venir le
signe du signal - méconnaissant la différence de nature et de
fonctionnement qui les sépare. Aussi recommence-t-til une fiction
théorique comme celles du XVIII"' siècle : « Quelle est la fonction
primitive du langage ? C'est d'établir une communication en vue d'une
coopération. [... ] la fonction est industrielle, commerciale, militaire,
toujours sociale. [... ] Telles sont les origines du mot et de l'idée. L'un
et l'autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement
utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. [... ] Je veux bien aussi que
cette pan si modique d'intuition se soit élargie, qu'elle ait donné
naissance à la poésie, puis à la prose, et conveni en instruments d'an les
mots qui n'étaient d'abord que des signaux : par les Grecs sunout s'est
accompli ce miracle» (ibid., p. 1320-1321). Tous les personnages du
mythe sont présents, jusqu'à l'antériorité de la poésie sur la prose, la
confusion de la prose avec le langage ordinaire, la limitation à la Grèce
confondue avec l'universel. Un signal ne devient pas un signe. Un
système de signaux est spécifique, limité, chaque signal pone un
message et un seul. Seul le langage comme système de signes peut être
l'utilisation infinie de moyens finis.
L'aboutissement de l'opposition entre la stabilité du langage et la
réalité mouvante est l'inadaptation du langage à la philosophie, qui est
ainsi directementen rappon avec le mouvement, le devenir. Le langage
est • ouven à la philosophie; mais l'esprit philosophique sympathise
avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des choses,
et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement
fixe; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement
LE RTI'IDΠSANS MBSUU
183
de l'ancien » (ibid., p. 1322). Raison, conservation, science, du côté de
la fixité. La critique de l'intelligence aboutit à une critique de la
critique. La critique est limitée au social, à la conf!enation, qu'un jeu
typiquement réaliste a associé à la conseroation : « conversation
ressemble beaucoup à conservation ,. (ibid., p. 1322). Pas en hébreu.
Ni en russe. Sans compter d'autres langues. Que valait donc
l'argument ? Qu'est devenu l'universel ? L'opposition des mots et des
choses est donc celle du langage et des rythmes, de la fixité et de
« l'océan du devenir ». Voilà comment le culte du rythme se révèle une
anticritique. La critique est réduite à la conversation : « La nature se
soucie peu de faciliter notre conversation. Entre la réalité concrète et
celle que nous aurions reconstruite a priori, quelle distance ! A cette
reconstruction s'en tient pourtant un esprit qui n'est que critique,
puisque son rôle n'est pas de travailler sur la chose, mais d'apprécier ce
que quelqu'un en a dit ,. (ibid., p. 1323). Ce qui suppose que le
philosophe sympathique travaille sur la chose sans langage. « Prendre
contact avec la chose » (p. 1324) : presque le discours de Husserl.
Au terme de sa « vision directe, vision qui perce le voile des mots ,.
(p. 1324), et par une mondanisation du langage, Bergson oppose, à
l'Homo /aber, à l'Homo sapiens, l'Homo /oquax, « dont la pensée,
quand il pense, n'est qu'une réflexion sur sa parole » (p. 1325). Par une
opération qui a quelque analogie avec ce que faisait Marx dans
L'idéologie allemande, qui rejetait le langage des philosophes mais
aussi, imprudemment, la philosophie du langage, Bergson rejette les
« notions générales emmagasinées dans le langage » (p. 1329) et, lui
aussi confondant le langage et ce qui est dit (les discours, les idéologies)
il rejette le langage tout entier. Quand le langage est un dépôt, c'est
seulement de la perception d'instants, qui sont des « arrêts virtuels »,
dans la continuité du mouvement : « La recette en est déposée dans le
langage41 ». Les anges ont cet accès aux choses.
L'histoire des rapports entre le rythme et le langage est l'histoire du
conflit entre le poème et le signe, entre l'historicité de l'empirique,
indissociablement langage-histoire, et l'ahistoricité du cosmique.
C'est l'ambiguïté du rythme : ordre, ordonnance, régularité,
périodicité : être le mètre et passer pour le rythme. Le langage n'a pas
le temps du mètre. La métrique de l'univers ne se dit pas.
4. Le mêtre pour le rythme
Trois éléments se conditionnent inséparablement : le primat de la
41. H. Bergson, DNTit tt sim11lt11néité.
1922, dans Mélangts, PUF, 1972, p. 107.
184
CRITIQUE DU RYTHME
notion de régularité pour définir le rythme, la confusion entre le
rythme et le mètre, et le primat du mètre sur le rythme. Cette
circularité est sans issue tant qu'un de ces éléments est présent.
Comme catégorie, le mètre, dans la Poétique d'Aristote, est une
espèce du genre rythme : « car les mètres sont des parties des rythmes,
c'est évident- 'telyapIU't(XlÔ'tt !Wf>tœ~wvpuOµ.wv
,:cr.c,tœvçov 11 (1448 b),
dans le contexte où Aristote dit que, « par nature, l'imitation,
l'harmonie (les traductions disent : la mélodie) et le rythme sont en
nous •· Mais le rythme est déjà lui-même, chez Platon, ordre,
arrangement, ordonnance, dans le passage des Lois(livre Il, 665 a), qui
est lui-même inséparable de la circulation interne de ces textes : «
(Nous avons dit)[ ... ] que pour l'ordre du mouvement rythme était le
nom - 'tTiôi;~c; xtvi;-:rcwc;
~içcc p~ ov0114
eh; "• dans un passage sur
les chœurs, où, pour l'ordre de la voix, le nom était « harmonie œpi,,oviœ
•· Ainsi l'inclusion d'une catégorie dans l'autre pourra changer
de sens : ce changement, dans cenaines limites, ne change rien. Du
rythme, principe général, le mètre, les mètres, ne sauraient être qu'une
spécialisation. Quand le vers est devenu premier, et le rythme, la
manisfestation du mètre, on obtient la proposition de Jirmounski :
« sans mètre il n'y a pas de rythme 42». Rythme second. L'inversion,
réelle, met toujours en premier la permanence de l'ordre, dont le
rythme est conçu comme une variation ou un écan.
Reste qu'il y a deux courants opposés, derrière le brouillage de la
notion qui résulte de son inversion historique. I.A. Richards est
aristotélicien : le mètre est pour lui une « forme spécialisée du
rythme 43 ,._ Ce débat n'est ni formel, ni restreint au passé. Il met en jeu
le discours tout entier. Il implique une théorie du sens et du rythme, de
leur rappon.
En termes aristotéliciens, le mètre est une imitation. Thompson y
voit une imitation « des éléments de base de notre langue et de leur
ordre » 44 • Le patron métrique, prosopopée de la langue, dit :
« Whatever else I may be ta/king about, I am talking also about
language itself - Quelle que soit la chose dont je parle, je.parle aussi
de la langue elle-même ,. (ibid., p. 13). J'y reviens plus loin. Mais les
formalistes, et R. Jakobson, n'ont pas cessé d'opposer, à la « théorie
de l'adéquation absolue du vers à l'esprit de la langue .., la« théorie de
42. Zirmunskij, lntrodl4Ctionto mttrics, Tht Thtory of Vtrst, Mouton, 1966, (éd.
russe, 1925,), p. 71.
43. I.A. Richards, Princip/esof Littrary Criticism, Londres, Routlcdgc, 1963 (I"' éd.,
1924), p. 134.
44. John Thompson, Tht Fo11ndingof English Mtrtr, Londres, Routlcdgc, 1961,
p. 9.
LE RYTHME SANS MESURE
la violence organisée exercée par la forme poétique sur la langue45•
185
Il
semble que la principale opposition ne soit pas celle-là, entre le vers et
la langue, mais celle qui se découvre eri elle du discours à la langue, et
qui passe entre le sens et le pas de sens. Ceux qui partent du mètre pour
y inclure le rythme l'abstraient de la signification. Ceux qui partent du
rythme second, déjà opposé au mètre, même s'ils demeurent
généralement dans l'opposition polaire du rythme et du mètre, lient les
faits de rythme à la signification : il s'agit de voir, et de savoir,
comment.
Partant du rythme premier, défini par Platon dans les Lois, on
découvre dans tout rythme « l'ordre et la proportion dans l'espace et
dans le temps ,., comme écrivait Vincent d'Indy, que cite R. Dumesnil
(livre cité, p. 12). Rythme, belle ordonnance, cadre du scénario de
l'étymologie par les vagues de la mer, comme le voyait Helmholtz,
pour qui l'intelligence « saisit le mouvement rythmique toujours varié
des ondes sonores comme sur le bord de la mer elle admire le
mouvement des vagues ,. (cité par Dumesnil, p. 16). Dumesnil termine
Le rythme musical sur le rythme comme « loi d'ordre et de
proportion ,. (p. 182). Il n'a fait qu'y ajouter la syncope et le jazz.
L'ordonnance reste intacte.
L'essence-régularité du rythme est réalisée dans le patron métrique,
même si ce patron reste virtuel. Il suffit que le principe de la régularité
reste principe. La psychologie de la perception s'en contente : « Le
rythme est l'impression que l'on éprouve d'une régularité dans le
retour des temps marqués 46 • ,. La régularité essentielle à la mesure
passe donc du rythme au mètre. Le paradoxe, pour la théorie du
discours, est que ce passage, naturel, inévitable dans la théorie
classique, rend impossible une théorie linguistique du rythme. Il fait
écran entre le vers et le discours. Et cet écran de lecture a été incorporé
à l'écriture et à la théorie du vers : ce que font apparaître les licences,
substitutions, équivalences - et plus généralement tous les problèmes
de la métrique. Régularité, symétrie : le mot hémistiche a été pris
étymologiquementune moitié de vers. C'est la tradition de Becq de
Fouquières, de Sully-Prudhomme et de Grammont, que citait Georges
Lote 47 • Elle n'est pas éteinte. Elle définit parfaitement la cadence :
« Nous appellerons cadence la répétition à intervalles isochrones d'un
son ou d'un mouvement 48 .,.
◄S.
»
R. Jakobson, 0 Cheshslromstilehepreim11shchestwnm,
11 soposU11lenii
s n,ss/rim
tchiq11eprincqnJementen romp•rtUSOn
dvtc le r11sse),
Brown University Press,
Providence 1969 (ltt éd. Berlin, 1923), p. 16. Traduction dans Q11estions
de poltiq11e,éd.
citée, p. 40.
46. Maurice Grammont, Trailt th phonttù/11e,Delagrave, 1933 (8' éd. 1965), p. 137.
47. G. Loie, Etll<hs s11r le 11en fr.nÇdis, L'Aleundrin dtins J. phonhiq11e
apmmenule, éd. citée, p. 113.
48. P. Fraisse, PrychoJogwd11rythme, PUF, 1974, p. 43.
(le
11en
186
CRITIQUE DU RYTHME
La régularité-périodicité exclut du rythme le langage en général, et la
prose en particulier : « Le rythme n'existe que dans la poésie 49 .,.
Forme extrême. Aussi répandue empiriquement que linguistiquement
paradoxale. Elle est incompréhensible sans l'histoire de la théorie du
rythme. Sa justification psychologique couramment alléguée est la
notion d'attente. Où s'expose la fragilité des arguments réversibles. Ce
que critiquait Harding : « pour autant que nous anticipons quoi que ce
soit pour le rythme de bons vers nous anticipons la variété so,..Attente
du retour, attente de la déception de l'attente : l'esthétique de la
surprise est un autre aspect de l'opposition polaire du rythme et du
mètre, comme les « licences ,.,
La circularité qui lie la rupture à la continuité, la déception à
l'attente, le rythme second au mètre premier, apparaît par l'exemple
banal du refrain. Fonctionnellement, le refrain est ce qui reyient, dont
le retour (après chaque strophe ou couplet) est périodique. Etymologiquement, il est l'inverse : « ce qui brise le déroulement », dit le
Dictionnaire de musique que j'ai cité. Le retour et la rupture sont un
seul et le même, non seulement à tour de rôle, mais la rupture est
elle-même retour. Ce qui figure l'essence cyclique du rythme dans la
théorie traditionnelle.
Le retour est le sens du mètre qui n'a pas lui-même de sens. Sens
psychologique ou culturel. Le mètre peut avoir le sens du sens-duvers : imitation, expressivité. La justification générale est demandée à
· · 'là·psychologie. Chatman écrit : « La métrique donne ainsi l'exemple
·du besoin humain général de catégoriser que, nous assurent les
psychologues, nous possédons pour cinq bonnes raisons : réduire la
complexité de notre environnement, identifier les objets du monde
autour de nous, réduire la nécessité de traiter constamment les choses
comme si elles étaient des récurrences nouvelles, aider à résoudre des
problèmes, et découvrir (ou inventer) des ordres ou des relations parmi
les événements St.,. Chatman veut une métrique « empirique, inductive " (livre cité. p. 102). Le mètre et la signification « s'informent
mutuellement et sont mutuellement appropriés " (ibid., p. 101). La
justification est culturelle : le mètre symbolise « la relation générale
entre le poète et son public • (ibid., p. 222) - au nom de quoi
Chatman rejette l'argument traditionnel, et fondamental pour la
tradition, de fonction mnémotechnique : elle n'est pas distinctive du
mètre si elle est « également appropriée à un slogan publicitaire et à un
sonnet de Shakespeare " (ibid., p. 222). Le mètre est « fondamentalement un "rythme secondaire" linguistiquement déterminé• (p. 29).
49. R. Jakobson, Lt on, tchiq11t... , dans Q11t1tionsdt po#tiq11t,p. 41.
50. Harding, Words into Rhythm, p. 40.
St. Seymour Chatman, A Thtory of Mttn, Mouton, 1964, p. 101.
LE RYTHME SANS MESURE
187
Ainsi l'empirisme linguistique s'harmonise parfaitement avec la théorie
du rydune premier.
Si le mètre est imitation, et d'abord imitation du rythme du monde,
le mètre est un ornement. La notion, par là, du charme poétique, n'est
pas bornée au XVIII• siècle, dont Chatman donne des exemples (livre
cité, p. 205-206). Elle pénètre l'esthétique, puisqu'elle fonde la notion
de plaisir. Coleridge est sans doute le premier à rejeter le mètreomement, en représentant l'œuvre comme un système organique :
« que toutes les parties d'un tout organisé doivent être assimilées aux
panies les plus importantes et les plus essentielles 52 •· Le mètre n'est
pas un charme, surajouté. Il y a des• modes d'expression ,. (livre cité,
p. 205), dit Coleridge. Ce qui lui fait associer originellement la poésie
et le mètre, mais le mètre dans un discours, tout compris.
u
poésielyriq11eattend sa critu:/Ne.
1910, p. 281.
A. BKLYJ, SÏTmJolizm,
Moscou,
5. La norme et l'écart
Ordre, imitation, le mètre est un patron, une structure, un modèle.
Il en sort une double opposition. L'opposition du mètre comme
norme, c'est-à-dire virtualité visée, idéale, au rythme comme réalité
linguistique, c'est-à-dire réalisation dans le discours 53, la comparaison
du rythme au mètre permettant une typologie historique, statistique,
qui s'est développée dans le domaine russe : une rythmiq"e opposée à
la métriq"e, et caractérisant, selon Tomachevski, « la manière poétique
individuelle d'un auteur, d'une tendance, d'une école ou d'une
époques-4 ... Jirmounski fait de la métrique une partie de la poétique ce qu'elle n'est pas chez Aristote- qu'il définit• la science des normes
du discours artistique déterminées par une intention artistique
(téléologiquement) ,.ss. Mais, secondement, l'opposition de la norme à
S2. Samuel Taylor Coleridge, Biogrtiphùalitrrtfflll, Londres, Everyman'1 Library,
1967, (1"' id. 1817). p. 211; Chatman cite ce passa1e.
S3. Le rythme est alon le rythme de la langue elle-même, qu'une tradition
anglo-américaine appelle prose rhythm: R. Fowler (ed.) Esuayson style and Lmg,u,ge,
Londres, Roudedge & Kegan Paul, 1966, p. 12-83; Geoffrey N. Leech, A lingNistic
l"ide to Englishpoetry, déjà cité, p. 103.
S4. V. V. Tomaievslr.ij, 0 stiche (Le '1ers), Munich, Wilhelm Fink Verla&, 1970
(Leninp,
1929), p. S4.
SS. V. Zirmunslr.ij, JntrodNctionto Metrics,The Theory of Verse, déjà cité, p. 17.
188
CRITIQUE DU RYTHME
la réalité est souvent représentée, sinon le plus couramment, comme
une opposition entre une norme et un écart, un automatisme et une
libération, l'esthétique de la surprise, la liberté, etc. « Le rythme, c'est
le mètre libéré de ses contraintes, de son automatisme, le mètre
reconnu et dépassé ,. et le rappel automatique « brisé par la surprise
d'un choix plus libre56 ». Mais pour d'autres, le mètre est simplement
un principe descriptif : ainsi le principe syllabique n'est que le nombre
de syHabes dont se compose un vers. Un « comput 57 ».
En fait, les deux notions d'écart et de réalisation sont conjointes,
particulièrement dans la tradition, ou école, de métrique statistique
russe. CeHe-ci fournit l'exemple le plus considérable, et systématisé,
d'une analyse quantitative. Le mètre y est : 1) un concept abstrait qui
n'a pas à être absolument réalisé, ce qui est un universel, identique dans
toutes les langues; 2) il est fonction des oppositions phonologiques
propres à chaque langue (quantitatif, syllabique, accentuel); 3) il se
réalise diversement selon qu'une langue a un accent fixe (l'anglais) ou
variable (le russe); 4) il prête à une analyse quantitative; 5) et
6) détaillée par époque, par poète. C'est le tableau qu'expose Marina
Tarlinskaïa58 , en appliquant à l'anglais ce qui a jusque là été
essentiellement - à ma connaissance - appliqué au russe. C'est un
problème général de méthode qui est posé : l'exportation de cette
métrique. Le point de départ en était une réaction contre la phonétique
expérimentale qui oubliait la structure du vers en prenant la réalisation
phonique individuelle. La métrique par analyse quantitative est donc
d'abord une étude des structures de vers.
C'est une étude historique : pas plus que Propp, elle ne déshistoricise par sa « méthode formelle », comme, inversement, ont déshistoricisé les disciples structuralistes. C'est une étude de grandes quantités de
vers, mais par échantillonnages, et application de modèles probabilistes, - différence importante avec les métriciens occidentaux qui
travaillent généralement (y compris les générativistes) sur peu
d'exemples, isolés. Mais le principe fondateur reste l'écart. Tarlinskaïa
écrit : • Les concepts théoriques cardinaux de ce livre sont ceux de
mètre, de norme et de types de déviation de la norme ,. (p. 11). Ainsi la
métrique est l'application d'une théorie non critiquée, qui prête
précisément à la critique du rythme et du discours. A l'intérieur de ses
limites propres, la diversification même de l'invariance (par époques,
par poètes) brouille la limite entre norme et écart, limite qui se définit
alors en termes de seuils, eux-mêmes variables.
56. K. Varga, üs Constantes du poimt, déjà cité, p. 15.
57. Antonio Quilis, Mitrica espanola, Madrid, Ediciones AlcaJa, 1975, p. 39.
58. MarinaTarlinskaja, Eng/ish Verse, Theory and History, Mouton, 1976 (Moscou,
1973), p. 12. Exemple qui impone parce qu'il est le plus récent d'une lon1ue tradition, et
qu'il s'applique à la métrique d'une autre langue que le russe.
189
LE RYTHME SANS MESURE
Ainsi la métrique par analyse quantitative s'exporte, s'applique. Elle
produit une mécanique qui ne tend qu'à se généraliser, sans remettre en
question sa conception du rythme, du sens, du poème. C'est cette
critique qui est à entreprendre.
Il ne semble pas que cette métrique soit applicable au vers français,
étant donné le rapport entre le rythme de la langue et les schémas
métriques, - ce qui est repris plus loin. Mais la métrique quantitative
permet à Tarlinskaïa une comparaison« du » vers iambique anglais du
XVIU•siècle avec celui du XIX•, qui vise à donner un « fondement
scientifique objectif » aux évaluations subjectives. Elle détermine ainsi
des différences entre l'iambe anglais, allemand et russe. Elle permet
d'historiciser, de spécifier, ce qu'une métrique abstraite prendrait pour
un universel métrique. Et si un iambe (brève-longue; inaccentuéeaccentuée) n'est plus partout le même, que devient la métrique ?
-c
Ainsi les accents ictiques non marqués à cause des syllabes
inaccentuées de mots polysyllabiques sont un trait distinctif de l'iambe
,
,
,
russe (Ekaterinskix dvorcov, Admiraltejskaja igla), parce qu'il y a
beaucoup de mots longs polysyllabiques avec un seul accent en russe ,.
(p. 8). Au contraire, en anglais, les déplacements d'accents sont
caractéristiques du vers 'iambique. Ainsi Tarlinskaïa montre que le
même rythme n'est pas le même mètre. Le début (les deux premiers
pieds), dans un vers de Shakespeare, reste dans le cadre iambique en
anglais
,
,
,
,
,
Romans, f.riends, followers, favourers of my right
mais, dans une traduction ·russe de drame élisabéthain,
,
,
,
,
,
Zdrastvuj, den', zdrastvuj, zoloto moë
n'est pas iambique du tout • (p. 8) en russe. Les traditions ne sont
pas les mêmes. De plus, un même vers, tel qu'il est rythmé
linguistiquement, peut être métrique ou non selon les époques. Il peut
même être différent selon qu'il est dans un drame de Shakespeare ou
dans les Sonnets. C'est un apport fondamental de cette métrique
comparative. Elle contribue ainsi à intégrer, contre la tradition, le
mètre au discours.
c
Si la critique du mètre comme nonne doit découvrir ses implications,
elle ne peut mieux se fonder que sur l'œuvre de celui qui a créé la
métrique par analyse quantitative, et dont toute l'école russe est sortie :
celle d'André Bely, à qui Jirmounski rend hommage en 192859• Une
59. V. Zinnunskij, Voprosyuorii literat11ry,
stat'i 1916-1926 (Q11estions
de théoriede
'4 littérat11re,articles, 1916-1926), Mouton, 1962 (Léningrad 1928) p. 8.
190
CRITIQUE DU RYTHME
critique de la notion sans support concret ne serait pas spécifique au
mètre. Elle reviendrait à la critique de la norme, qu'il n'est plus
nécessaire de faire. Il ne suffit plus, sur ce point, de prendre
collectivement les « formalistes •, à moins d,imputer à l'un, comme
Chklovski, ce qui revient à Bely. On trouve chez lui tout ce qu'on
trouve chez ceux qui l'ont suivi. Mais son historicité donne aux notions
techniques une situation, une amplitude, qui n'apparaissent pas aussi
claires chez ses successeurs.
Pour Bely, en 1910, le métrique est le« normal •60• Les vers où le
patron métrique est totalement réalisé sont des « vers normaux • (livre
cité, p. 344). Le rythme est le « caractère de la succession temporelle •
(p. 149) dans la musique - la poésie, un « pont lancé de l'espace au
temps • (p. 149). Ce qui caractérise la métrique chez Bely, et qu'il
permet mieux que tout autre de montrer comme essentiel à la métrique
en général, à travers sa référence à la musique et au temps, est son
rapport à l'esthétique kantienne. La métrique est kantienne.
En termes nietzschéens, d'époque, Bely conçoit le rythme comme
l'esprit de la musique : « l'expression de la mélodie naturelle de l'âme
du poète (Pesprit de la musique) •, et le mètre, « la forme
complètement cristallisée, artificielle de l'expression rythmique •
(p. 254). Le rythme, élément fondamental de la musique, est « la
succession dans le temps • (p. 219). Bely, qui vise une « esthétique
formelle • (p. 187), • exacte • (p. 188), veut dégager des lois d'évolution, de différenciation.. Il s'appuie pour cela sur Kant parce que
« Toute esthétique est encore une esthétique transcendantale au sens
kantien, c'est-à-dire qu'elle est en rapport avec l'espace et le temps •
(p. 202). Le sens en art est incarné dans la forme, « Ce qui semble le
sens est ici de nouveau la forme. [... ] N'est-ce pas pour cela que les
poètes de tous les temps ont donné tant d'importance à la forme ?
N'est-ce pas pour cela que Kant a défini l'art comme une finalité sans
fin ? • (p. 223). Bely fait passer la métaphysique kantienne de son
temps, avec les références qui font sa compositionde lieu (Kant, Fichte,
Schelling, Hegel, Schopenhauer,Hartmann, Nietzsche;j'ai souligné les
60. Andrej Belyj, Simwlizm (u Symbolisme), Munich, Wilhelm Finit Verlag, 1969
(Slavische Propylien, 62), réimpression de l'éd. de Moscou, 1910; p. 311-312. Dans ses
640 p., le Symbolisme regroupe, en deux parties, d'abord des articles de 1904 à 1909, sur
des questions générales d'esthétique : • Criticisme et Symbolisme •• • Les limites de la
psychologie •• • L'Emblématiquc du sens •; puis, après trois essais (1902 à 1907) sur la
forme et le sens en an, 4 essais de 1909 développent la méthode de Belyj; • Le lyrisme et
l'expérimentation • (p. 213-285); • Essai de caractérisation du tétramètre iambique
rosse .. (286-330); • Morphologie comparée du rythme des lyriques rosses dans le
dimètre iambique • (331-395); une application : • Ne poj, krasavitsa, pri mnc • de
Pouchkine (396-428); • La magic des mots •· Le livre se tennine sur un manifeste de
1907, • L'an futur •• et est complété par de volumineux « commentaires •·
U RYTHME SANS MESURE
191
uois plus fréquents) au plan de la science, des méthodes. Mais la
méthode descriptive et mathématique qu'il élabore maintient intégralement ses composantes métaphysiques initiales. Celles-ci sont éclipsées
chez les héritiers : la métrique devenant une technique n'a plus que des
problèmes technologiques. Mais chez Bely, au moment où ces
techniques s'élaborent, elles ne masquent pas les questions qu'il pose,
sur une « logique spéciale de l'art » (p. 201). Il est vrai que quand il
écrit « ni la scienceni l'histoirene nousparlent du sens » (p. 203), il se
propose implicitement comme le Copernic de l'esthétique.
La philologie historique et comparée, ainsi que la biologie, sont les
modèles métaphoriques de Bely : « Morphologie comparée du
rythme... » (p. 331), « anatomie comparée du style des poètes »
(p. 242), « anatomie du style », « anatomie du rythme » (p. 286).
Propp partait de la botanique. Le principe formel de classement prend
sa possibilité dans le scientisme. C'est une part de son historicité. Il
situe la définition du rythme dans le mesurable comme « une unité
dans la somme des écarts à une forme métrique donnée » (p. 286). Il
n'y a de science qu'à partir du classement. C'est la nécessité et la
logique de la métrique, et de la rythmique, - classement des variations
de la métrique.
La « beauté » est alors la « richesse» rythmique : la masse et la
variété des distorsions. Elle privilégie du même coup la « virtuosité »,
ainsi chez Tioutchev (p. 300). Elle n'évite d'ailleurs pas les notions
psychologiques subjectives telles que la « légèreté » (p. 304), le
« saccadé ». Ce que - hors de la rigueur de Bely - les dictionnaires et
l'usage connaissent bien : Je rythme endiablé... Le sens rythmique est
donc le produit du « contraste ». Joignant les positions dans le vers par
des lignes, Bely visualise le rythme en figures : « Pouchkine aime
particulièrement la figure du parallélogramme de ce genre» (p. 313).
L'individualité du poète n'est pas dans l'emploi des figures, mais« dans
leur quantité et leur mode de réunion » (p. 317). L'originalité enfin
scientifiquement, objectivement décrite, mise en diagrammes : « la
somme des figures, réunies dans un tout complexe, est originale »
(p. 318). La mélodie est dans la variété des figures. Cependant la
méthode est purement descriptive - une paraphrase formelle, dont le
pouvoir de découverte est faible : les passages descriptifs se découvrent
moins riches en figures que les moments d'émotion. Au terme,
l'opposition de la variété et de l'uniformité. Les deux pôles de la
métrique.
A la fm de la « Morphologie comparée... », Bely fait un résumé de
ses fondements « objectifs ,. : « 1)) le rythme est le rapport de
l'alternance régulière d'accélérations et de ralentissements à l'irréguli~re, c'est-à-dire que le rythme est la norme de la liberté dans les
192
CRITIQUE DU RYTHME
limites de la versification; 2) la somme des ralentissements contre le
mètre (spondées) est dans un rappon de 1 à 10 à la somme des
accélérations, c'est-à-dire qu'en laissant de côté les ralentissements, en
fait, je m'éloigne très peu du rythme authentique; 3) la richesse du
rythme est directement proponionnelle à la richesse des combinaisons
d'accélérations, à leur somme, etc. » (p. 394).
Un essai d'application au poème de Pouchkine Ne poj, krasavitsa, pri
mne (Ne chante pas devant moi, belle) dégage d'autres définitions, plus
descriptives, plus précises, en cinq points, commençant par le mètre,
qui a l'intérêt de sonir de la limitation au vers pour englober
l'arrangement métrique de la strophe : « 1. Par mètre d'une poésie
no11sentendons la combinaison des pieds, des vers et des strophes entre
eNX. [ ... ] Il. Par rythme d'une poésie nous entendons la symétrie dans
les écarts au mètre, c'est-à-dire une uniformité complexe d'écarts ,.
(p. 396). Du rythme accentuel à la prosodie, aux timbres, classés
phonétiquement en assonance, progression (/u/-/a/-/i/), régressions
(/i/-/a/-/u/),
contrastes
(/i/-/u/)
et rimes, -
l'instrumentation
:
« III. Par instrumentation verbale nous entendons l'unité complexe
du matériel des mots, nuancés par tel ou tel timbre vocal ,. (p. 397).
Puis Bely se propose de mettre en rapport ces trois catégories, et passe
à ce qu'il nomme la forme intérieure, où il semble qu'il inclue les
parallélismes, les répétitions, englobant ainsi la rhétorique : .. IV. les
formes architectoniques du discours, c'est-à-dire qui ont pour but
l'ordonnance des mots dans l'ordre temporel, constituent le passage
insensible de la forme extérieure à la forme intérieure ,. (p. 398). Ce
qu'il précise en englobant les épithètes, les métaphores, métonymies le rapport au « contenu », dans la cinquième catégorie, qui implique
une mise en rapport avec les trois premières : .. V. les formes
descriptif/es du discours, c'est-à-dire celles qui donnent forme aux
éléments mêmes du procès créateur, entrent dans la forme dite
intérieure » (p. 398). La difficulté du rapport au sens apparaît dans la
formulation des deux dernières catégories : le rapport entre la métrique
et la rhétorique pose la question du rapport de la métrique au discours,
au sens. Or le sens a déjà été mis dans la forme. Partant de la métrique,
le sens sera indéfiniment différé. Pour qu'une " science de la poésie
lyrique » puisse commencer il faudra d'abord des tableaux des formes
métriques, puis des individualités rythmiques; puis des rimes,
assonances, allitérations; puis des signes de ponctuation, des formes
architectoniques, des formes descriptives; puis des dictionnaires
individuels des poètes, - et la forme, paniellement, sera décrite.
Le rythme réel met la métrique dans des difficultés. Les tableaux et
les statistiques non seulement les ont tranchées, sans dire comment, et
ne les font pas apparaître, mais installent la certitude des chiffres à la
LE RYTHMESANS MESURE
193
place des conditions du discours. Le « rythme réel ,. (p. 402) tient
compte de la « symétrie syllabique des mots ,. (p. 403), de leur
longueur, pour la place de la pause, d'où un rythme différent dans une
même réalisation métrique. Bely tient compte aussi de la ponctuation,
qui différencie des vers autrement isométriques. Il compte les
consonnes, les voyelles : « le rapportde la quantité de consonnesà la
quntité de 'lloyelles influence le poids OH la légèreté dt la
prononciation,. (p. 407). Un vers a 11 consonnes, 9 voyelles; l'autre
9 consonnes, 9 voyelles; le second « se lit plus facilement ,. (p. 408).
La subjectivité, l'appréciation esthétique sont revenues. Le sens n'C6t
toujours pas là. Mais Bely dégage des thèmes vocaliques, consonantiques, un groupe qui « passe à travers tout le poème ,. (p. 412). Le
poème tout entier est une « allitération ininterrompue ,. (p. 417).
Trouvailles techniques. L'instrumentation, dit-il, en est « Jabionasale ,. (p. 412). Ce n'est pourtant qu'une sélection. Le formel court
après le sens. C'est une nostalgie du sens. Be)y assimile, - discours
d'époque, venu de René Ghil - Je thème labio-nasal au « rapide .., au
« désordonné .., au « dionysiaque ,. les cordes;le thème dental est
« lent, dur, ordonné, apollinien ,. (p. 416), les instTHmentsà vent.
Leur association fait le conceptdu tragique. Be)y a fait le total partiel du
nombre des mots par strophe, du nombre des syllabes, des cas, des
pronoms. Rien sur Je « contenu ... Sinon l'abondance des péons 61, là
où Pouchkine dépeint un état d'âme, la concordance de l'"iamberégulier
avec la description.
Bely a dédoublé la forme en une « forme extérieure •, le « matériel
des mots •• et une « forme intérieure ». L'arrangement des mots
fournirait des « formes de transition ,. (p. 423). Mais il n'a réellement
analysé que la forme extérieure. La critique se fondait pour lui sur une
« donnée objective •• « l'unité de la forme et du contenu ,. (p. 428).
Il n'a décrit que la forme, espérant du moins fournir un « matériau ,.
pour apprécier la « maîtrise ,. de Pouchkine.
De fait, Bely a doublement historicisé la métrique, contre les lectures
impressionnistes : historicisé l'écritHremétrique, évoquant une « généalogie rythmique des poètes ,. (p. 276); historicisé la lecture
métrique, en la voulant expérimentale et comparative. Pressentant la
nécessité d'une théorie systématique de l'instrumentation, il notait que
les assonances et allitérations « ne sont que )a surface d'un abîme qui
nous est totalement inconnu ,. (p. 282).
Son œuvre suffit à montrer, pourtant, l'impasse théorique fonda61. Encore compte-t-il en péons l'effet d'un pied irrégulier à deux brèves (pyrrhique) :
-/ V-/ V V /V - est lu les deux derniers pieds ensemble comme un péon
4' lvv V -1; le ven Sdu poème Ne poj: v-lV \JIV-IV- est lu les deux premiers
un péon 2• 1u-vv1 (p. 400-401).
pieds comme
L:schéma V
194
CRmQUE
DU RYTHME
mentale de la métrique : l'écart d'une norme mène à l'impossibilité de
tenir ensemble la forme et le sens. L'écart métrique est voué à la forme.
La statistique, l'accumulation du« matériau • (mais aussi l'échantillon)
est sa compensation. Sa bonne conscience ne peut être que le
scientisme.
Ce scientisme est une esthétique. L'importance de l'instrumentation (instrumentovka, venue de René Ghil) implique une notion
générale de l'art. Bely lui donne une valeur religieuse. Il définit le
symbolisme comme « le primat de la création sur la conscience »
(p. 8), une « emblématique ~e la pensée pure ,. (p. 117); les symboles,
comme des « fenêtres sur l'Etemité » (p. 29). Le rattachement à Kant
est militant, contre le dogmatisme : les symbolistes « se comptent, à
travers Schopenhauer et Nietzsehe, pour les enfants légitimes du grand
philosophe de Koenigsberg » (p. 21). L'esthétique transcendantale
(qu'il dissocie de l'analytique transcendantale) est la « colonne
unique » (p. 21) qui soutient le criticisme de Kant. Le « phare » est
pour lui « l'unité indécomposable des processus spirituels ,. (p. 47).
Non au-delà mais au travers de sa philosophie, et de sa datation,
dans laquelle il serait commode de l'enfermer, Bely expose qu'une
métrique implique une philosophie, - de l'art, du langage. Il importe
de discerner ce qui se dégage, chez Bely, d'une philosophie, par
définition constamment implicite, de la métrique.
La théorie du rythme est ainsi liée à une théorie de la valeur et de la
connaissance. L'art « crée les valeurs ,. (p. 212). C'est un « savoir ,.
(p. 208). La valeur, chez Bely, est dans la « création de la vie ,.
(p. 71), passant aussi par l'ésotérisme et la kabbale (p. 491), le
bouddhisme (p. 77), la théosophie (p. 81), la magie : il renvoie à
Stanislas de Guaita, qui comptait aussi pour Barrès (p. 497). Avec le
syncrétisme de son temps, il se fait une notion de l'unité, qui emprunte
aussi au christianisme - l'unité est une « tri-unité (p. 98) -, et qui a sa
situation slavophile. C'est : « L'unité symbolique est l'unité de la
forme et du contenu ,. (p. 88), mais c'est aussi : la forme est Apollon, le
contenu est Dionysos, tous deux sont des aspects de Sophia, qui est la
Muse. Le symbolisme apporte au XIX• siècle le « courant puissant de la
mystique orientale ,. (p. 143). Les symboles ne sont que des symboles
du Symbole : « L'Unité est le Symbole ,. (p. 87), - et « la vie,
comprise en images rythmiques, nous l'appelons notre religion
individuelle ,. (p. 133). Le rythme est situé alors comme un rapport au
cosmique - il est sacré et religieux ensemble : « l'œuvre primitive est
l'unité des mouvements rythmiques dans le chaos premier des
sentiments; cette unité a un élément musical de l'âme qui a sa propre
forme, c'est-.à-dire le rythme ,. (p. 139).
La musique est première, supérieure à tous les arts, les influençant
LE RTI"iME SANS MESURE
195
tous. Bely suit Schopenhauer pour admettre que « La musique est les
mathématiques de l'âme, et les mathématiques, la musique de l'esprit ,.
(p. 152). C'est, comme on l'a vu, L'originede la tragédiede Nietzsche
(p. 171). Ainsi : « Dans la poésie, l'élément de la temporalité, le
rythme pur, pour ainsi dire, s'entoure d'images .., et« La musique est
le squelette de la poésie ,. (p. 179). Mais dans un autre texte, alors que
la musique est définie par le rythme, la poésie est définie par l'image :
« L'élément fondamental est ici l'image donnée dans le mot et son
changement dans le temps, c'est-à-dire le mythe (le sujet) ,. (p. 219).
Une esthétique comme« science exacte ,. (p. 234), « positive », à la
recherche des lois, c'est la visée de Bely. En quête d'une méthode, il
élabore des questions autant qu'une systématique descriptive (p. 617618, note 16). Il repère et exploite les parallélismes comme ne feront
pas mieux les structuralistes. Reconnaît la confusion du rythme et du
mètre, qu'il essaie de distinguer. Il le fait en tenant compte de la réalité
accentuelle de la langue : « l'iambe pur continu n'existe pas du tout
dans la langue russe; presque toujours nous avons une combinaison de
l'iambe et du péon, du pyrrhique, du spondée, etc. ,. (p. 256). La
languecommandela métrique. Il part, non de la notion de pied, mais
des limites de mots : « Tout choix de mots est un tout complexe de
mètres divers; par exemple, la phrase :
_...,,...,
_v
_..,...,
osen' stojalatioplaja
est une combinaison du trochée, de l'amphibraque et du dactyle,.
(p. 258). Le tétramètre iambique russe est donc « loin d'être un iambe,
mais une combinaison de l'iambe avec d'autres mètres ,. (p. 259). Bely
introduit la notion d'individualité métrique, matérialisée par le
graphique des distorsions.Mais il insiste plus sur l'époque(p. 264) que
sur l'individualité. Ses tableaux démontrent un changement complet
dans la manière de faire le vers (p. 262). Mais Bely associe ses analyses
descriptives, figurées en tracées géométriques, à une notion esthétique
d'euphonie : « l'ensemble le plus harmonieux à l'oreille sera l'ensemble
dont les figures symétriques sont disposées l'une par rapport à l'autre
asymétriquement ,. (p. 273). D'où quatre catégories de poètes ... Le
rapport avec le sensdes textes, donc avec le discours, n'est pas fait. Et
l'échantillonnage l'interdit (596 vers par poète, pourquoi ? Le corpus,
le plus souvent, n'est pas indiqué). Le chiffre croit au chiffre : tel
poème est 25 ou 100 fois plus pauvre ou riche qu'un autre. Certaines
coïncidences sont exclues (p. 349) quand elles ne confirment pas les
découpages reconnus. Aussi Bely finit par dire qu'il traite d'un
« rythme abstrait, excluant l'instrumentation, les formes pausales,
parfois les accents logiques et les signes de ponctuation ,. (p. 330). Une
étude ultérieure n'a plus d'exemples, seulement des chiffres (p. 331395). Bely compare son analyse à une « analyse chimique ,. (p. 343).
196
CRITIQUE DU RYTHME
Le scientisme est entré dans la métrique, avec Bely. Depuis, il a
d'autres formes. Il n'en est pas sorti.
La théorie du langage affleure chez Be)y. Les mots sont essentiellement nomination (p. 429). Trait d'époque (mais nous y sommes
encore), la « magie des mots ,. est tentée par l'onomatopée. Fabre
d'Olivet est là (p. 431), et toute une science vieillie62 • En même temps
que Bely exalte le langage populaire, - « chaque homme devient un
peu artiste, en entendant un mot vivant • (p. 433) - il a le mépris du
langage ordinaire : « Le mot prosaïque ordinaire, c'est-à-dire le mot
qui a perdu sa capacité sonore et picturale d'image et qui n'est pas
encore devenu un terme d'idée, est un cadavre puant en décomposition ,. (p. 436). D'où : « parle, qui crée ,. (p. 438). Nous sommes
« des demi-morts, des demi-vivants ,. (p. 440). La genèse du langage
est ainsi : « Le mot a engendré le symbole imagé - la métaphore; la
métaphore a semblé exister réellement; le mot a engendré le mythe; le
mythe a engendré la religion; la religion, la philosophie; la philosophie,
le terme ,. (p. 440). Où prédomine l'image sur le rythme : « tendre vers
une combinaison de mots imagée est un trait radical de la poésie • (p.
448). Dans l'histoire des théories, la poésie est tendue entre une
dominance du rythme et une dominance de l'image. Le « chemin de
l'art futur », sur lequel Bely termine le symbolisme est l'intuition d'une
théorie du sujet, qui est liée à l'historicité des rythmes : l'artiste, « s'il
veut rester artiste, sans cesser d'être un homme, doit devenir sa propre
forme artistique ,. (p. 453).
Les recherches de Bely, après Le Symbolisme, intéressent la théorie,
encore aujourd'hui. Je ne retiens ici que le rythme comme
dialectique63.Refusant de séparer la science du savoir de la poésie, « La poésie n'est pas un gazouillis, mais une activité pratique •
(p. 12), Bely se défend de l'imputation de« mystique ,. dont l'accusent
les « formalistes ,. (p. 20). Pour ne pas être en reste, il revendique
l'épistémologie des sciences à travers Engels. Dialectiquese dit pour lui
au sens de la« dialectique de la science ,. d'Engels, la science qui prédit.
Le formalisme englobe tous les adversaires de la recherche, des
scolastiques à J irmounski. La notion de rythme reste obscure dans la
« méthode formelle,. (p. 17). En l'étudiant mathématiquement (le
livre contient six courbes et leurs commentaires), Bely se dit « plus
62. Belyj developpe son Alchimie du verbe dans G/ossalolùi, ponna o z1111ltt
[glossalolie,poème du son] (Berlin, 1922)réimpriméchez WilhelmFink Verlag,Munich
(SlavischePropylien, 109), 1971.Proche de certainesrecherchesde Khlebnikov,il y cite
à plusieursreprisesMaxMüller,- .. la 11éritésa1111age
du son je raconterai • (p. 18),avec
l'aide de la morphologie historique et de l'anthroposophie de Rudolf Steiner.
63. Andrej Belyj, Ritm !tait dùilelttika i Mednyj Vsadnik, (le rythmt rommt
dùiltctiq11ttt lt Ca1Jalitrdt lmmzt [de Pouchkine]),Moscou 1929;2~éd., RussianStudy
SeriesN° 67, Russian LanguageSpecialties,Chicago, 1968.
LE RYTHMESANS MESURE
197
formaliste que les formalistes eux-mêmes » (p. 28) et les dépasse
dialectiquement en présentant la forme comme une « forme-contenu »
(formo-soderz.anje) (p. 29). Mais Bely s'appuie sur une arithmologie à
la pythagoricienne, où arithmos est rapproché de eurhythmos (p. 34).
L'opposition du rythme au mètre a changé. Le rythme est
« antinomique au mètre » : c'est un « principe de métamorphose »
(p. 19). En termes aristotéliciens, « le rythme est premier par rapport
au mètre; le rythme est le genre des mètres ,. (p. 21). Il précède la
représentation, l'image. Le rythme « est en nous une intonation qui
précède le choix des mots et des vers; c'est cette mélodie que chaque
poète en lui nomme rythme » (p. 22-23). Le rythme est du côté de la
liberté, de la révolution (sociale). Il n'obéit pas au « canon historique,
cette sclérose des classes » (p. 25). C'est dans la poésie classique qu'ils
étaient inséparables, « immanents l'un à l'autre » (p. 23). Plus chez les
modernes. D'où, pour les spécialistes du vers, le mot rythme n'a pas de
sens. Bel}' leur conseille de l'abandonner : « pour eux la notion de
mètre suffit » (p. 18).
Moderne pour les modernes, Bely remarque qu'il y a eu les mètres de
Sappho, d'Anacréon - pas de mètre de Gœthe, de Pouchkine, alors
que la modernité a vu « le mètre de Maïakovski », le « mètre de
Tsvetaïeva », qu'il caractérise par une « attirance pour les molosses »
(p. 27) - une « tendance au molosse, avec lequel les anciens Grecs
allaient au combat; le molosse est trois accents consécutifs (',',',)
correspondant à trois mots monosyllabiques, qu'il est difficile de
réunir en un vers : ils sont trois vers (lignes, stroki) » (p. 11).
Remarque qui rejoint celles de Hopkins sur le sprung rhythm.
A la métrique, dans la suite du livre de 1910, Bely oppose le « mot
réel » (p. 66); à la dualité des termes {mètre, rythme), l'unité du
phénomène (p. 61). L'opposition des termes va jusqu'à dire qu'on ne
peut parler du « rythme de l'ïambe •, sinon par convention, « car dans
l"iambe, compris comme forme générale, il n'y a et ne peut y avoir
aucun rythme: il y a le mètre » (p. 64). L'insistance sur le « mot
vivant • (p. 235), dans sa " prononciation effective • vient, chez lui, de
l'abondance de mots très longs (5-6 syllabes) en russe, par rapport à
l'allemand, dont la masse principale a 1, 2, 3 syllabes et les composés
gardent les deux accents. La question : « La limite de mot est-elle une
pause ? » (p. 69) est ainsi une question contre la métrique. L'individu
rythmique est le vers (p. 77) : ce n'est plus ni la syllabe, ni le pied, ni la
dipodie.
Ses courbes construites sur les contrastes dans la position des pauses,
tout reste fondé sur l'écart. Ainsi Bely néglige les rimes rapprochées :
elles contrastent peu. Répétition : « contraste zéro ,. (p. 88). La
198
CRITIQUE DU RYTHME
strophe appartient donc à la métrique, non au rythme (p. 98) - bien
que les courbes totalisent les contrastes par strophe. La courbe du
rythme est un « geste d'intonation ,. (p. 106); forme du sens avant le
sens : • sous le contenu, plus profond que lui, pour ainsi dire, est
l'intonation du contenu, le geste du contenu ,. (p. 122), et « la courbe
en sait plus sur l'essence du contenu que le poète lui-même ,. (p. 141).
Maintenant Bely polémique contre le mètre comme norme (p. 262). Le
renversement va si loin que, la scansion mécanisée, « le mètre est
arythmique ,. (p. 62). Tout le sens, plus que le sens, a été mis dans le
rythme : « La courbe rythmique est le signe du sens authentique [ ... ] la
dialectique du sens en formation ,. (p. 232). Le rythme est une
synthèse.
Au terme de cette dialectique violente, et volontariste, et de cette
polémique contre les formalistes, contre Tomachevski en particulier,
qui maintenait que le mètre est « la norme qui détermine la t«he
rythmique ,. (cité p. 262), la métrique est une discipline formelle
opposée à l'esthétique, qui inclut la rythmique, « disciplines réelles ».
· Mais qu'est-ce qui a changé ? Le mètre est le général : « l'iambe est une
notion qui porte sur le "général"; le rythme est une notion qui porte
sur l'individuel ,. (p. 262). L'opposition du général au particulier reste
le cadre de l'opposition entre la norme et l'écart. Le rythme, les
courbes restent des écarts, et constitués d'écarts-contrastes. Malgré une
historicisation du vers, de la rythmique, la dialectique, qui ne s'était
pas impunément donné Engels pour modèle, est restée l'opposition de
termes dont on ne veut pas l'inclusion réciproque, mais dont on ne
peut pas obtenir l'exclusion non plus. Dialectique coincée, comme sa
relation au politique direct.
Mais Bely a commencé un travail de relation du rythme au discours,
alors que la métrique ne connaît, comme on verra plus loin, que la
langue. Il a commencé aussi, dans son entour philosophique et culturel
propre, un travail qui, dans l'opposition traditionnelle du général au
particulier, par le parti-pris du particulier, minait cette opposition
même, vers une critique. La critique du rythme ne peut que travailler
contre cette opposition, autant que pour le particulier. C'est-à-dire
aussi contre l'association de la langue, du signe, de la métrique avec les
notions d'unité et de totalité. D'où s'exprime le discours de leur vérité
mythique.
Le mètre a la philosophie du signe. La science est son style. En ce
sens, Bely reste le patron des métriciens.
LE RTIHME SANS IOSUU
199
6. Le même est le mime est le mime
Le mètre est premier quand la langue est première, dans le primat du
signe. Quand la langue est première, le mètre est premier. Le
structuralisme a favorisé, renforcé cet état. Dans la mesure où la
poétique a été, et est encore, structuraliste, elle a contribué à une
situation étrange : les effetscumulés de modernité en sciences sociales
et dans la poésie ont associé modernisme et formalisme de telle sorte
que l'avant-garde, tenant à la fois Mallarmé et Chomsky, Queneau et
Tynianov, avant-garde partout à la fois en somme, y compris
politiquement, a produit une théorie du mètre.
C'est la rencontre de ces positions, de ces lignées, qui situe en France
l'entreprise de Jacques Roubaud, caractéristique de cette alliance entre
le mètre et la langue, alliance qu'il représente exemplairement. Et qui
fait que la Vieillesse d'Alexandre a été accueilli comme « un des
maîtres livres de la poétique française ,. venant « d'un de nos poètes les
plus novateurs ,. (les Nouvelles littéraires). Où le technique s'est vu
isolé comme s'il n'emportait pas du politique. Et la main gauche lavant
la main droite, Denis Roche ajoutait : « Il ne peut y avoir de théorie de
l'écriture que métrique. Et ça vaut pour le roman. Aussi je pense que
la Vieillesse d'Alexandre dewait être au programme de toutes les
écoles, même de l'école freudienne . ,.
Roubaud inscrit la Vieillesse d'Alexandre"+ dans une « histoire
métrique de la poésie française ,. (p. 9), qui pose que le vers, « dans sa
spécifu:i.té
» est un « mode d'organisation spécifique, autonome et
historiquement constitué ,. (p. 12). Constatation empirique, presque
ta,·tologique, bien qu'elle entraîne une « restriction simplificative ,. :
l'isolement de la métrique. Présupposant l'identité de fait entre la
poésie et le vers, ou plutôt entre la poésie et le métrique. li est
certainement capital d'accorder une « place centrale ,. (p. 185) au
.. mode d'existence du vers •· Mais le« regard minimal ,. (p. 185) ainsi
défini devient aussitôt, par l'entraînement de ses implicites théoriques,
un regard maximal. Une réduction de fait à la métrique. D'où des
difficultés, des contradictions, qu'il importe d'analyser, à la fois pour la
théorie du langage et pour le rapport qu'y ont nécessairement les
pratiques poétiques.
La théorie du vers se pose ici explicitement comme « théorie
Abstraite du rythme ,. (p. 69). C'est-à-dire théorie du rythme abstrait.
Celui-ci ne peut qu'ignorer le rythme du discours dans un vers, le
rythme comme discours dans son propre discours. Sa démarche
64. Jacques R.oubaud, u, 11itilltsw•'At..ndrt,
Yen français,Mupéro, 1978.
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du
200
CRITIQUE DU RYTHME
théorique est curieuse car elle énonce en même temps sa non-nécessité :
« Cette théorie rend compte de faits métriques qui peuvent parfaitement être décrits sans son secours[ ... ) L'adoption de cette théorie n'est
donc pas véritablement indispensable à la compréhension de l'exposé ..
(p. 69). Si une théorie n'est pas nécessaire, elle n'est rien, ne modifie,
ne découvre rien. Un jeu d'écriture (p. 82) procure un effet de
scientificité, et se réfère à la métrique générative, sans se fonder sur
autre chose que la valeur fiduciaire actuelle d'une théorie dont les
principes ne sont pas soumis à la critique. Il y a un appauvrissement
théorique, en effet, dans l'abstraction qui définit le rythme par
l'alternance du même et du différent. La notion ancienne d'alternance
et de régularité, étymologique-marine, est à la fois marquée et présente
dans sa forme la plus générale, comme « la combinatoire séquentielle
hiérarchisée d'événements discrets considérés sous le seul aspect du
même et du différent • (p. 70). C'est la théorie traditionnelle, dans son
épure, et de son propre aveu interne à la métaphysique occidentale du
même, - l'étymon spirituel de ce que l'Occident a produit de plus
ethnocentrique et anéantisseur dans son histoire-qu'elle revendique :
« nous définirons le pôle du même comme étant le pôle métrique ,.
(p. 71)6S.
Le flou et les faiblesses se trouvent aggravés chez Pierre Lusson, qui
formule la théorie abstraite du rythme 66 . Il inclut ainsi le terme à définir
dans la définition : « Un mètre (sens strict) est un rythme qui à un
niveau (sens 2) est sous-tendu par le pré-rythme aaaaaa... i-e est à ce
niveau concaténation d'un même groupement rythmique du niveau
précédent ,. (livre cité, p. 237) - Ce que redouble une deuxième
définition : « Le mètre est un schéma rythmique simple, imposé
conventionnellement (contrainte externe en général) au rythme. Il joue
comme un filtre quant aux syntagmes rythmiques qui y sont congrus
(disons réalisables) ,. (ibid., p. 240). La généralisation est prise pour
marque de la science : « Le rythme est la dialectique séquentielle
hiérarchisée du même et du différent (considéré sous ce seul aspect) »
(p. 227). Ainsi, par le formel seul, le schématisme se co_a,pint à
l'indéterminé : il n'est retenu, par exemple, « de l'analyse des durées
que celle de "longue" et "brève"... (on ne se dissimule pas les
difficultés soulevées par un tel schématisme) ,. (ibid., p. 244). La
science appelle des sacrifices : « oui nous évacuerons sans remords le
sujet et l'histoire; oui notre démarche favorisera derrière le théorique
un nouvel empirisme oui le présupposé théorique dis,ocie le contenu et
6S. Ailleurs, autre variante : • le ryrhmepro1errele même et le différe,,r de l'axe de t.
sim11lt11ntité
s11rl'ae de il, s11ccesHOn
•, qui utilise Jakobson, dans les C11hiers
de Poétiqu
compArée111, l, 1976, p. 83.
66. Pierre Lusson, • Sur une théorie gén«&.le du rythme •• Ch11ngede forme,
Biologieset pro,odies, 10 18, 1975, p. 225.
LE RYTHME SANS MESURE
201
la contrainte formelle... ,. (ibid., p. 226). Il lui reste l'illusion de se
croire « peu idéologique •··· La définition d'avant-garde du rythme
vaut celle du Petit Larousse.
L'antériorité du mètre annule le rythme du discours, dans La
Vieillessed'Alexandre : « Faire une théorie du rythme, c'est déjà se
placer dans le pôle métrique. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas une
théorie du rythme; que s'en tenir à une théorie du rythme, c'est nier le
rythme ,. (p. 71). Comme disait André Bely, pourquoi gardez-vous
encore le mot rythme ? Vous n'en avez plus besoin. Car la« métricité
idéale d'une théorie du rythme abstrait • (p. 74) se réalise en ramenant
la poétique du discours, dans le vers, à une métrique. Le privilège du
même s'accomplit en identifiant le différent au « chaotique,. (p. 72),
éliminant au passage la stylistique qui fait du rythme la variation sur
une norme. Le mètre, la « séquence du même • (p. 75), ramène à
l'identification du rythme au mètre, - « à laquelle se réduit, le plus
souvent, la notion courante de rythme • (p. 76).
L'antériorité du mètre-« Tout rythme suppose mètre• (p. 111)autorisée par Mallarmé, dont « le mètre, antérieur, subsiste ,. est cité
(p. 61), fait un primat de la métrique qui commande autant une·
poétique qu'une poésie. La poétiqueprécèdela poésie.Ce primat de la
métrique émet la notion d'alexandrin « ordinaire» (p. 38)67qui a pour
effet et stratégie de constituer le couple norme/écart(« quelques types
de violations locales •• p. 38). Cette notion n'a un sens que dans cette
métrique abstraite. Dès que chaque vers est considéré dans son
contexte, et avec tous ses rythmes (les rythmes consonantiquesvocaliques, grammaticaux, lexicaux), et pas seulement les accents
métriques minimaux, il n'y a plus d'alexandrin ordinaire. L'implicite
de cette notion est donc à la fois l'isolementmétrique d'un vers, et la
réduction à la scansionmétrique minimale, qui exclut la prosodie et la
signifiance. Dans ces conditions, en effet, de rythme abstrait, un
hémistiche de six syllabes peut être représenté par (000001) (p. 80).
Aussi Roubaud est-il conduit à maintenir les notions abstraites,
métriques, et sans fondement en français (j'y reviens plus loin) d'iambe
et d'anapeste: « douze iambique anapestique » (p. 81). Le primat
métrique aboutit au « marquagepar f m de groupement,. (p. 77) : le
compte des syllabes par groupe ne retient que le seul accent d'intensité.
C'est la scansion banale. Seule la notation, métaphore de la
formalisation mathématique, a changé. L'alexandrin type est donc
67. L'alexandrin urdinairt est • antmeur au processus de destruction du ven
traditionnel engagédans la seconde moitié du x1x•s. et déjà sensible chez Mallarmé ou
Rimbaud. En outre, la structure métrique-rythmique y est relativement simple ••
Lusson-Roubaud, • Mètre et rythme de l'alexandrin ordinaire •• ung11tfran,aist n" 23,
septembre 1974, p. 41. Le tn 011trt est en réalité le principal : définition uniquement
métrique, non rythmique.
202
CRITIQUE DU RYTHME
représenté ainsi : • 010102001003,. (p. 81). Sans dire pourquoi les
positions marquées O sont inaccentuées, sinon précisément par préjugé
iambique, le même préjugé qu'avaient au début du siècle les métriciens
germaniques sur le une-deux généralisé. La valeur de découvene est
nulle. On n'avait sans doute pas vu depuis Théodore de Banville une
métrique aussi réactionnaire.
Où sont les critères pour qu'une métrique abstraite, procédant par
chiffrage vinuel des cumuls de possibilités (d'accentuation) par
position, puisse « éliminer • ou « resituer les propositions parasites
(par exemple les •valeurs esthétiques") ,. (p. 85) ? La métrique
abstraite ne saisit que l'abstraction nommée langue. C'est ce qu'elle
appelle concret: « Le concret qui intéresse la question du vers est le
concret langue ,. (p. 85). Mais l'impossibilité théorique du discours
invoque cependant, inévitablement, le discours, par exemple pour une
« fonction sarcastiquede la déviation ,. (p. 100) ou pour parler de vers
« hypenragiques,. (p. 101). La réduction à des valeurs numériques
simples peut retrouver la vieilleisochronie des hémistiches : « Le vers
est un segment métrique concaténationde deux segments métriq~s
équitJalents,. (p. 86). Puisqu'il ne s'agit pas de discours réel, mais
d'une combinaison d'abstraits.
La rigueur apparente de la formalisation et des chiffres apparaît non
seulement comme un illusionnisme, mais comme la couvenure du
manque de rigueur. C'est la métaphoricité de cenaines notions :
« ïambicité ,. (p. 94) pour les couples de rimes plates. Or deux rimes
plates sont égalesentre elles. Une paire de claques n'est pas non plus un
iambe. Pour l'alexandrin d'Apollinaire : « la césure dite épique, la plus
ancienne, la première interdite dans l'évolution du vers, n'apparaît
pratiquement pas; cela pourrait confirmer une hypothèse aphasique
dans l'histoire du vers, les traits les plus anciens étant, lors du processus
de destruction, les derniers à réapparaître » (p. 139). Non seulement
l'histoire du vers est comparée à l'histoire d'un sujet, comme si
l'inconscient collectif de l'alexandrin... , je ne continue pas, mais
encore, par exemple, la métrique de Saint-John Perse, longtemps après
Apollinaire, pratique exclusivement presque la césure épique. Effets
mineurs des chiffres : le trois produit un effet de réalisation,
diagrammatique, - trois éléments font un « triangle», le « trianglede
la modernité poétique ,. (p. 97-98). Figures faiseuses de mythe.
Non-rigueur de tous ordres : les rimes vocaliques/consonantiques,
chez Apollinaire, sont méconnues comme telles, et vues comme rimes
masculines/féminines «en raisonde leurposition ,. (p. 144). Petit, dans
Petits poèmes en prose, n'est pas une « timidité ,. (p. 109), mais au
contraire, une catégorisation de la nouveauté, par rappon à la valeur
romantique de poème, de Chateaubriand à Gogol et Hugo.
La norme et l'écan se fondent sur la
«
rareté ,. et la
«
fréquence ,.
LE RYTHME SANS MESURE
203
(p. 43). Mais le recours à la statistique, censé garantir la scientificité,
s'accompagne de notions caduques : « mot dé ,. (p. 48). Ce que la
métrique formelle, structurale, réussit le mieux, est la combinatoire
descriptive des types de construction de l'alexandrin (p. 39-43; 87-93),
ainsi que l'histoire métrique, en particulier celle des troubadours.
Comme Roman Jakobson, Rou baud est vu par ses exemples : la
formalisation le précède et le justifie. La mallarméisation de la poésie et
du vers mène à la fois à une stase théorique et au renforcement de la
métrique : « la crise du vers ne conduit pas à la mort du vers, à son
abolition; au contraire, se dirige plutôt vers une extension radicale de
ses pouvoirs » (p. 59). Proposition située par une pratique particulière
-mais pertinente contre des naïvetés. Elle n'est pas émise par un sujet
impersonnel de la science. Elle participe d'une stratégie, comme tout
discours. Dans toute proposition d'un poète sur le vers, l'observateur
est déjà aussi dans l'observé. Ce qu'il sait « je ne suis pas
innocemment extérieur au récit que je fais » (p. 17) - mais que la
théorie oublie.
Roubaud note justement, chez les surréalistes, l'impossibilité « de
créer autre chose qu'un anti-alexandrin ,. (p. 152). Il y voit « l'échec
du vers libre •• comme dans le retour à l'alexandrin, chez Aragon, un
« retour à la situation dont le vers libre fut le retournement » (p. 157).
Mais cette constatation, en un sens irréfutable, n'est-elle pas aussi
déterminée par le primat de la métrique ? Qu'est-ce que l'échec du vers
libre ? La réussite de l'alexandrin est tout autant sa fin. Le problème
poétique est-il de créer une métrique nouvelle ?
Roubaud, cependant, fait ressortir l'historicité de la poésie : par la
notion d'alexandrin « arrêté ,. - « celui qui répète sans cesse la
violation de la norme qui était la sienne » (p. 140). Ce qui en effet n'a
pas la même valeur en 1880 ou en 1920, ou aujourd'hui. Ainsi la
« prédominance masswe du vers libre standard » (p. 179) dans telle
anthologie de 1974. On n'écrit pas impunément dans une « forme ,.
préexistante. Pourquoi les interdits surréalistes contre l'alexandrin
n'étaient peut-être pas si« nécessairement puérils » (p. 152) que le dit
Roubaud. On n'écrit pas un alexandrin impunément. Mais pas plus que
quoi que ce soit, impunément. On est écrit par une tradition, au lieu
d'écrire. On signe son acte d'ahistoricité. Roubaud reconnaît pertinemment dans la poésie moderne une « métrique involontaire
héréditaire » (p. 182). Mais il reste à la hégélienne dans la croyance
d'un « dépassement de la contradiction traditionnelle ,. (p. 170) :
l'illusion même de la rupture et de l'avant-garde qui est répétititon.
Aussi est-il inclus quand il évoque « une métrique plus éloignée
encore, aux règles arbitraires, c'est-à-dire utilisant des éléments
qu'aucune tradition ne justifie, pour la construction du vers ,. (p. 193).
Mentionnant immédiatement l'Oulipo, vers « l'inventivité de la
langue •·
204
CRITIQUE DU RYTHME
Paradoxe du primat de la langue : ne permettant pas une dialectique
du sujet et du social, elle ne laisse que la violence. Aussi est-il d'une
cohérence parfaite, que les avant-gardes poétiques qui se représentent
le langage comme la langue directement, se représentent en même
temps la poésie comme rupture. Version sociale de la norme et de
l'écan : la tradition et la révolution. Roubaud valorise la violation. La
violation, c'est l'avant-garde. La révolution poétique pone confusément la notion de progrès. La timidité de Hugo - en 185-4! (p. 104) esquisse une linéarité de cette progression vers la modernité.
On ne semble pas avoir pris garde que la violation ne tient que de
maintenir la norme. S'il n'y a pas de césure, il n'y a pas de rejet.
L'effacement de la règle a besoin du maintien de la règle. Le comble de
la violation, enfreindre la limite de mot, chez Denis Roche, Roubaud y
lit non une • destruction du vers libre, mais une destruction de ce qui
n'est pas libre dans le vers libre • (p. 176) : un paradoxal renforcement
de la métrique. La métrique énergumène, comme d'autres pratiques de
la modernité, est une poétique du blasphème : bourgeois catholiques
en mal de rupture. La complaisance de l'avant-garde pour elle-même
compare Denis Roche à Rimbaud, chez qui le dire et le dit sont une
seule nouveauté historique. Mais la subversion ne vit que d'entretenir
la norme pour la violer.
La représentation de la poésie produite est aussi convenue que la
notion du mètre et de la langue sont sommaires. Le cliché est roi. Hugo
est identifié à la tradition. Il y a équivalence de fait entre « métrique
hugolienne • et • prosodie traditionnelle • : « le coup de force contre
la métrique hugolienne n'a pas mis fin aussi simplement à la dominance
de la prosodie traditionnelle • (p. 10). Stéréotypes : « Mallarmé,
Rimbaud, Lautréamont : le triangle de la modernité poétique ,.
(p. 97), qui « renvoie à un autre, d'égale importance, défini par les
noms de Nerval, Baudelaire, Hugo•• disposés de telle sone qu'ils
« déterminent le passage de l'état traditionnel aux "états" modernes »
(p. 98). Quand Roubaud parle de • révolution hugolienne •• c'est
pour la situer moins comme • destruction » que comme « réalisation
de ce qui était implicite dans le mouvement même ayant conduit à
l'alexandrin des classiques, arrêté ou plutôt suspendu seulement
quelque temps par eux : vers subordonné aux segments - segments
subordonnés au vers - vers en équilibre de segments ,. (p. 103). Le
desserrage de la césure vers un • nouvel alexandrin • (p. 104),
c'est-à-dire un « entier rythmique à douze positions ,. est « timide »
- parce qu'il aboutit à des mots inaccentués en 6emeposition mais pas
à la 6e au milieu d'un mot. Bien que Roubaud y reconnaisse un système
« en déséquilibre ,. (p. 107), il méconnaît le travail rythmique du
discours dans le vers (le parlé), ainsi le travail sur la 11emeposition, la
théâtralisation. C'est que Roubaud croit à l'ïambe fondamental. Il
marque l'ïambe. Ainsi les positions 1, 5, 7, 11 de l'alexandrin sont pour
LE RYTHMESANS MESURE
205
lui des positions zéro : inaccentuées. Les œillères de la métrique
empêchent de voir le rythme réel : les douze positions de l'alexandrin
n'ont pas attendu Mallarmé pour être accentuées. C'est qu'il ne prend
en compte que l'effacement de la césure, • en nombre infime chez
Hugo » (p. 22). Le rappon rythme-sens échappe à sa métrique parce
qu'il est signifiance.
Le structuralisme n'a pas réussi à la métrique. J'en prends un autre
exemple, qui intéresse la théorie du rythme par sa constitution,
caractéristique d'autres justifications, extérieures à la pratique de la
poésie. Le groupe de rhétorique de Liège, dans sa Rhétorique de la
poésïe68,se fonde sur la psychologie de la perception des formes, celle
des • conditions perceptives du rythme » (p. 130), combinée avec le
structuralisme de Jakobson. Dont essentiellement est retenu le
binarisme, le mètre défini par des• structures binaires » (p. 131). Tout
ce qui survient deux fois (les rimes plates) est un proto-rythme.Sur les
• bases psycho-physiologiques » (p. 131) étudiées par Paul Fraisse, le
rythme du vers est ramené aux modèles de périodicité: le rythme
cardiaque selon Claudel, la • danse buccale » de Spire, - le
• mécanisme de la contraction musculaire et de l'impulsion nerveuse en
général ». Le binaire. Quant au ternaire, • qui fait difficulté dans ce
système »,il• peut toujours être ramené au binaire » (p. 131). C'est le
schématisme métrique fondamental, fondé autrement que celui de
Lusson.
Il ne peut pas alors échapper à l'isochronisme. Malgré les
restrictions, le rappel que l'isochronisme a été éliminé par Jirmounski,
par Hrushovski 69, - le binaire est le plus fon : • L'indice de
répétition, de son côté, peut être fon bas : 3 à 5 événements suffisent
pour déclencher un pari rythmique »70• Et, s'il faut au moins deux
intervalles, il faut au moins trois événements : le binaire ne commence
qu'à trois. Le rythme est quand même • isochrone » (ibid., p. 146).
C'est l'« isochronisme essentiel au rythme» (p. 149). La psychophysiologie confirme le binaire : • Le rythme d'accents a un effet
dynamogénique [... ] le mouvement pendulaire est à la fois économique
et tonique. Fraisse cite, pour démontrer cette propriété, l'infatigabilité
des nuits de bal et la fonction des musiques militaires. [... ] En outre,
l'alternance régulière des attentes et des satisfactions a un effet
euphorisant » (p. 132). L'euphorie des marches militaires intervient à
prt>pos, dans la théorie métrique, pour justifier ensemble l'isochronie
et la fusion du rythme dans le mètre : • Rythme et attente sont
toujours liés. C'est la répétition régulière isochrone d'un événement
qui, établissant une forte autocorrélation, mène à la perception du
68. Groupe Mu, RhitoriqNetk 14poisil!, déjà cité.
69. Dana Sebeok.,Styh in Lmg11age,
M.l.T., 1960.
70. RhitoriqNe tk 14poisil!, p. 132.
206
CRITIQUE DU RYTHME
rythme, crée la prévisibilité et provoque l'attente ,. (p. 132). Répétition
et isochronisme sont donc les « conditions fondamentales ,. du
rythme, pour la rhétorique structurale 71• C'est que le structuralisme se
veut science. Le groupe Mu cherche une « théorie précise et positive ,.
(p. 129), et « le rythme comme forme temporelle appartient positivement à l'ordre, c'est-à-dire à la prévisibilité ,. (p. 129). L'ordre, le
nombre, font que le rythme ne peut être que le mètre. Positifne compte
que jusqu'à deux. Deux qui s'obtient éventuellement par réduction de
la redondance : dans le dualisme, dans le signifié privilégié, la
réduction porte « essentiellement sur le signifiant ,. (p. 129), assimilé
pour la commodité à la structure de surface de la grammaire générative.
La confusion du rythme et du mètre est telle que le vers « régulier ,.
est dit unité rythmique, alors qu'il est unité métrique : « Le vers
régulier est une unité rythmique là où tout vers irrégulier correspond à
une unité périodique. Le rythme se définit donc par la régularité du
retour, donc par une forte prévisibilité ,. (p. 149). Toute sortie, même
celle du vers libre, hors du mètre, est donc un écart. Cet écart même est
périodicité - élargissement mais non disparition (impossible, à moins
de disparition du rythme aussi) de la norme : « La période serait plutôt
associée à la prose oratoire et, lorsqu'une périodicité est préférée au
rythme en poésie (cas du vers irrégulier à l'époque symboliste), c'est à
titre d'écart par rapport à la tradition rythmique ,. (p. 149). C'est, en
même temps, le cadre aristotélicien : le mètre, espèce du genre
rythme : « La rime et le mètre, avec leurs innombrables variations,
sont les types les plus importants de répétition rythmique ,. (p. 154).
Ce fondu-continu du mètre au rythme permet au discours traditionnel
de parler du « tétramètre anapestique français ,. à côté du « pentamètre
iambique anglais ,. (p. 154), - avec une confusion parfaite entre deux
systèmes métriques et rythmiques hétérogènes l'un à l'autre. Avis aux
utilisateurs.
Le remarquable est l'alliance entre la rhétorique de l'écart et la
« figures temporelles ,. (p. 136)
sont soit métriques (mètre, rime, strophe, refrain), soit rhétoriques
(chiasme, assonance, allitération, inversion, anagramme). L'effet, dans
l'analyse est le suivant : « La coupe rythmique de ces alexandrins
dltlèbresest identique :
métrique de l'ordre. Les exemples de
Vous mourûtes au bord où vous fOteslaissée
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
Ce qu'il faut observer c'est que, malgré la similitude des rythmes,
seul le second de ces vers évoque le galop. Ceci nous confirme que les
71. En pleine conformité avec la rhétorique traditioMeUe, par eumple Marctl
Craeot,
si,k et sn tdniq11es, P.U.F., 1980 (l"' éd. 1947).
u
LE B.TI'HMESANS MESURE
207
phénomènes rythmiques ne prennent valeur que lorsqu'ils viennent en
renfon du sens » (p. lSS). Mais il n'y a pas de similitude de rythme. Le
second vers n' « évoque » pas le galop : il parle du galop. C'est du sens
avant d'être de l'expressivité. Une notation même sommaire du rythme
montre que ces deux vers ne sont pas comparables, rythmiquement :
..., "" - ""'u
"'
tJ
-
.,.,,
""
-
Vous mou7Ji!esau bord où vous fûtes laissée
.,, V
...!. ..:.S..
v IJ
V IJ v
Le chagrin monte en croupe et galope aoec lui
Aucune limite de mot, et plutôt de groupe rythmique, n'est la même;
la structure du groupe c monte en croupe » avec un monosyllabe de
sens plein en tête (monte), et le rappon syntagmatique ambigu du
groupe nominal au groupe verbal (le chagrin monte ... ), installent un
accent rythmique, et non métrique, sur monte; d'où un contre-accent,
que n'a pas le vers précédent. Le rythme des timbres est aussi tout
différent de l'un à l'autre, essentiellement vocalique, assonancé, en
série ternaire (vous mourûtes, où oous fûtes) dans le premier;
consonantique couplé (chagrin, croupe; croupe, galope) dans le second,
et pas aux mêmes positions. Seule la scansion métrique est la même :
césure à la 6emc. Il n'y avait de similitude que métriquement.
Contradiction interne de la rhétorique, qui ne peut être rhétorique que
du sens, du discours, - et qui ne peut pas prendre le vers, le rythme,
comme sens, et discours. C'est que la rhétorique a mis l'ordre aoant le
sens, la taxinomie avant le discours. Aussi, dans les discours, ne
retient-elle que de la langue. Et cet exemple même montre que le
rythme est l'organisation du discours.
L'achèvement de l'ordre est la suppression du temps. Par la clôture
structuraliste du texte, le temps serait « annulé », « la perception de
l'écoulement est supprimée » (p. 124). Où se mêlent L'art robuste seul
à l'éternité et la répétition comme temps du même substitué au « temps
qui coun » (p. 123). La mémoire, de plus, annulerait le temps « en
réalisant la simultanéité totale du poème » (p. 137). Mais si on peut
parler, par métaphore, de la mémoire d'un texte, qui lui est spécifique,
mémoire de roman, mémoire de poème, cette mémoire même n'est
autre que la relation des petites aux grandes unités qui, loin de
supprimer le temps, constitue la temporalité propre de chaque texlf:
De mémoire de poème on n'avait vu un tel paralogisme : « pour rendre
le temps perceptible, il faut le rythmer, et, pour percevoir le rythme, il
faut annuler le temps » (p. 137). Le discontinu des unités linguistiques
est ce dont est fait le continu .du texte. La structure fixe, le mètre fixe.
La combinaison des deux produit cette double et même transformation : le discours en langue, le rythme en mètre, une même statue de
sel.
208
CRITIQUE DU RYTHME
Je retiens une dernière figure, qui compose autrement le dualisme du
signe, l'héritage formaliste, et le mètre. Elle permet de montrer
combien la tradition de Valéry est radicalement opposée à celle de
Saussure - malgré, en apparence, le même dualisme.
Le dualisme produit une poétique-mirage, celle du son. Il suffit qu'il
donne aux « sons du langage [... ] une importance égale (égale, vous
m'entendez bien !) à celle du sens ,.n, Il en a été tiré une méthode qui
développe le formalisme dans la langue - c'est-à-dire sans tenir
compte ni du sens ni du discours. Double aberration, linguistique et
poétique, qu'il importe de reconnaître 73• L'hygiène des lettres est
l'hygiène du rythme.
Le formalisme du son déduit de Saussure qu'il n'y a « aucun rapport
entre le contenu et le contenant dans le texte •· C'est « dans le seul
esprit du lecteur que réside cette union, et non dans le poème ,. (livre
cité, p. 10). Cette« linguistique • cherche pourtant ses structures dans
le poème. Elle fausse le terme de signifiant : elle le transforme en un
« contenant •· Version vulgaire du dualisme - dont tout le travail de
Saussure s'est distancé.
C'est que le départ est pris ici chez Valéry, non chez Saussure. Et
Valéry, Saussure, non seulement sont incompatibles, mais ont une
situation paradoxale pour la poétique. Valéry pose : « Il n'y a aucun
rapport entre le son et le sens d'un mot ,. et, à la phrase suivante : « Et
cependant c'est l'affaire du poète de nous donner la sensation de
l'union intime entre la parole et l'esprit ,.74• La relation entre la théorie
du langage et la poétique est une relation d'opposition, laissée dans le
mystère, et qui n'est là que pour l'accroître : effet de sacré sur le poète.
Valéry fait glisser l'hétérogénéité du signifiant et du signifié vers une
exclusion mutuelle : « Ce sont des suites appartenant à deux univers
qui s'excluent ,.7s_Ce n'est plus une conception linguistique. C'est une
stratégie poétique - qui n'empêche pas, chez Valéry, L'insecte net
gratte la sécheresse. Saussure, au contraire, montre que les deux
éléments sont inséparables. En élaborant une pensée de la valeur, du
système, du fonctionnement dans cet arbitraire, il en fait la pos~ibilité
d'une historicité du langage, et d'une poétique de cette historicité.
"Yaléry,qui a tant écrit dans la poétique, en détourne. Saussure, qui n'a
pas fini ce qu'il ébauchait d'une épistémologie de la linguistique, et qui
n'a pas de rapports directs à la poésie sinon la recherche des
72. P. Valéry, • Les droits du poète sur la langue •• Œ14'f/res,éd. citée, 11, 1264.
73. Michel Gauthier, Système e"phoniq#t et rythmiq"e d" 'fltn fr"nçtiis, Klin.:ksieck,
1974. La phrase de Valéry qui vient d'être citée y figure en introduction, p. 7.
74. P. Valéry, Œuvres, 1, l33.3. C'est toute la conception classique de l'exprcssi\Îté,
fondée sur la mimem. Pope avait écrit dans son Esuy on criticism : • The sound must
seem an «ho to the sense •• le son doit sembler un écho du sens.
7S. P. Valery, Rh"mbs, 1931; Œ"'f/res, 11, 637.
LE RYTHME SANS MESURE
anagrammes - qui traverse la poésie plus qu'elle ne la vise étrangement, plus proche de la poésie.
209
est,
L'enseignement de Valéry, entendu au sens strict, a donc rendu
possible « l'aspect sonore du langage poétique comme UN SYSTÈME
FORMEL76 , bien qu'il n'y ait pas dans le discours un « codepurement
formel» (livre cité, p. 31). D'où une situation intenable. L'euphonie
est définie comme « l'étude des phonèmes d'un poème, considérés en
dehors des valeurs sémantiques qu'ils supposent par ailleurs • (ibid.,
p. 40). Intenable parce que tout jugement sur la valeur présuppose le
sens, du sens. C'est ce que reconnaît le commentaire du vers de Hugo
Unfrais parfum sortait des touffes d'asphodèles,« où l'on sent bien que
ce dernier mot est placé là pour son sens et non pour sa conformité avec
les voyelles précédentes ,. (p. 157), et « C'est du sémantique, et de lui
seul, que les allitérations, simples ou composées, tirent leur sens ,.
(p. 31).
La forme, coupée du sens, est livrée aux présuppositions esthétiques : ce que dit le mot euphonie. C'est le pourquoi non explicité
d'analyses en figures, en schémas, des séries consonantiques, vocaliques. Admettent-elles, comme Boileau, des « sons mélodieux ,.
(p. 12), le « très beau "récitatif" vocalique ,. (p. 150) ? En quoi est-ce
des « beautés • ? (p. 155) Ces groupements étaient déjà faits par Becq
de Fouquières. Mais il ne séparait pas le son du sens : le mot
77
« générateur de l'idée » est en même temps « mot générateur
d'harmonie •· Becq de Fouquières est critiqué, puis redoublé : « On
pourra se demander, par exemple, si certains mots n'en attirent pas
d'autres » (p. 156). Il suffit de dire mots, c'est tout le discours qui
vient. Le repérage de symétries linéaires ou inverses porte jusque dans
la prosodie la formalisation de la métrique. Métrique d' « intervalles
égaux ,. (p. 88) où même I'« élément de différenciation ,. tend à « se
résoudre dans sa propre répétition », faisant un « nouveau rythme •
(p. 89), - c'est-à-dire une nouvelle symétrie. Perfection, intériorisation de la métrique : le rythme des nombres est métrique, le rythme des
accents est métrique (mais c'est une scansion minimale), même le
rythme des timbres - sélectionnés, hors sens - est formalisé,
métrifié. Rien de nouveau depuis Brik.
La forme aime les schémas. Un organicisme enraciné y pousse ses
arbres. Quitte à isoler des phénomènes dans des vers déjà eux-mêmes
isolés.
La forme expose la crise de la forme. Le mètre expose la crise du
sens. Tous deux ont mis le rythme hors du discours.
76. M. Gauthier, livre cité, p. 40.
77. Bccq de Fouquières, Traité général de versificar,on franç11ist, p. 220.
210
CRmQUE
DU RYTIIME
7. D'une stylistique du rythme à une sémantique du rythme
Tout ce que le primat de la forme, de la langue, du mètre,
s'interdisait, et interdisait, n'avait d'autre possibilité - dans le même
monde, mais à l'opposé- que le style. Le parti de la norme, le parti de
l'écart. Le rythme appartenait à la stylistique. Il continue de lui
appartenir, comme le style, et l'œuvre, en l'absence d'une théorie du
rythme comme système du discours.
Il est révélateur de l'état métrique, l'état-langue, de la théorie
traditionnelle que la seule échappée possible vers le discours - à ma
connaissance, dans le domaine français - vers le rythme dans le
discours, et comme organisation du discours, soit une étude de prose :
celle de Jean Mourot sur Chateaubriand 78• La seule aussi qui contienne
une critique, et une méthode, - et qui par là n'a pas vieilli. Il est vrai
qu'il s'agit d'une prose traditionnellement dite poétique, depuis
longtemps reconnue comme rythmée, et qui approche donc à la fois
d'une étude du rythme en prose et du rythme comme sens. Mourot
critique la pertinence du rapport présupposé par Pius Servien entre le
lyrisme et les rythmes (numériques), qui fait qu'il « simule la
découverte de ce qu'il s'est d'abord donné • (livre cité, p. 6; 47-49). Il
critique Grammont (ibid., p. 61-62), qui fondait sur un jugement de
valeur préalable des conclusions données d'avance. Il critique Spire qui
fondait sur des échantillons « subjectivement choisis • des « jugements
esthétiques • et où le rythme n'était pas relié aux « autres moyens
d'expression • (ibid., p. 7-8). Mourot est le seul qui renonce à partir
d'une définition préalable du rythme comme régularité et répétition
(p. 9). Il est donc le seul à pouvoir passer du rythme comme repérage,
marquage de rapports formels, intuitivement, empiriquement, au
« rythme personnel • (p. 17) de Chateaubriand, à une étude du rythme
lié à« l'univers particulier de )'écrivain ,. (p. 18), en quoi il a réalisé un
chef-d'œuvre de la stylistique.
Le rythme personnelde Chateaubriand, tel que le définit Mourot, est
« indépendamment de tout recours aux formes du rythme poétique, de
toute survivance rhétorique, de tout effet d'art conscient, le mouvement qui rend sa phrase reconnaissable, le retour instinctif de mots-clés
et de timbres privilégiés qui jalonnent ce mouvement. Mais ce rythme
se dessine sur un fond de sonoritéconfuse et très dense, qui est aussi un
élément intrinsèque et spécifique de cette prose et dont il est nécessaire
78. JeanMourot, Ch11tt4Hbrùmd,Rythmt tt sonorité d"ns lts Mémoirts d'ONtrtTombt, déjà cité.
LE RYTHME SANS MESURE
211
d'abord de démêler les composants • (p. 161). La progression passe
par une rhétorique du rythme : les « aspects superficiels • - les
• régularités rythmiques et sonores », les • vers dans la prose •, les
allitérations, assonances, groupements, clausules; avant d'aborder
l'écriture du rythme : • l"'accent" Chateaubriand », qui va de la
prosodie à la syntaxe. Ainsi le groupement ternaire, pour Mourot, est
un • automatisme, héritage d'une certaine rhétorique ,. (p. 89).
Mourot a la même réaction critique pour la sonorité que pour les
rythmes : • bien souvent on attribue aux sons ce qui appartient au
sens ,. (p. 17), et il refuse de séparer • abstraitement rythme et
sonorité ,. (p. 18). Ce dont on a vu les exemples, et les effets. De la
sonorité, évoquée par tous ceux qui ont parlé de Chateaubriand'
(p. 162), il distingue l'harmonie, « notion appréciative ,. (p. 163), et
qui est toujours effet de sens, non seulement de son, et où interviennent
le • volume verbal ,. (p. 166), la rareté, les suggestions. Les références
aux intentions de l'auteur sont rares (p. 18). Mourot a étudié la
ponctuation personnelle de Chateaubriand, ponctuation traditionnelle
du xvn•, xvm• siècle (p. 19), orale, au contraire de notre ponctuation
logique, moderne, qui commence au début du XIX• siècle.·nprocède
par exemples, nécessairement sélectionnés, mais nombreux, non par
statistique. Il ne chiffre pas. Le lecteur - la stylistique est un rapport
d'individu à individu - intervient par des « sans cesse ,. ou • constant
usage • (p. 187). Cependant il parle - approximativement - de
« mots-clés ,. (p. 161) et de« fréquence • (p. 166). On sait combien la
fréquence, mais la rareté aussi, comptent. Et les relevés ont été
illusoires. Trompeuse l'imprécision, trompeuse la précision. Le
résultat paradoxal - de toute façon l'écart cherche la norme et ne la
trouve pas - est au bénéfice de la stylistique, et de l'imprécision : c'est
scion les valeurs du texte et sa situation, et comme une valeur parmi
d'autres, que la fréquence ou la rareté font sens. Mourot note que
Chateaubriand place les noms propres et les « mots-clés ,. aux « temps
forts, aux fins de membres et de phrases ,. (p. 178; 239). C'est une
sémantique de position.
La stylistique prend ensemble le rythme et le sens. Mais la relation
des deux termes n'est pas claire. Mourot ne repère pas seulement « la
phrase préférée : élan bref et longue retombée • (p. 301), chez
Chateaubriand, mais la coïncidence entre le type de phrase et le thème
(p. 237). Il reconnaît longuement la « conjonction des thèmes
privilégiés de l'écrivain et d'une certaine courbe de la phrase • (p. 317).
Il semble qu'il n'y ait pas seulement conjonction. Il y a une hiérarchie
du sens, de l'intentionnalité : « Tout se passe comme si l'allure de cette
courbe était commandée par l'apparition de ces thèmes. C'est par là
qu'on peut être assuré d'avoir saisi, au-delà des automatismes verbaux,
212
CRITIQUE DU RYTHME
un rythme vivant - s'il est vrai qu'au sens le plus profond du terme le
rythme d'un écrivain est le mouvement habituel selon lequel
s'expriment ses tendances les plus intimes et qui ne peut être vraiment
défini que par rapport à ces tendances ,. (p. 317). Ce commandé par
devient un « accord » (p. 318, 339). Cet accord est pensé comme une
« symbolique personnelle et permanente du mouvement verbal et des
sons » (p. 339), une « correspondance organique ,. entre des thèmesclés et leur « réalisation "verbo-motrice" » (p. 339), où les guillemets
évoquentJousse (cité dans la bibliographie) sans le nommer. Mais cette
symbolique, cette correspondance,cette réalisation deviennent une
source,dans la même page : « le rythme et la sonorité ont leur source et
leur définition dans l'imagination même de l'écrivain •· Ce qui, à la
fois, est indéniable, et marque pourtant une hésitation sur la relation
qu'ont ensemble ces thèmes et ces rythmes. Mais la stylistique ne peut
davantage.
C'est que le rythme, chez Mourot, fait partie du style. La notion a
ses limites de validité. Mais sa capacité descriptive, dans une
conception synthétique du style, est considérable. Plus que les
réductions de la poésie au mètre, la stylistique du rythme est efficace
parce qu'elle est dans l'empirique. L'empirique n'y est pas théorisé,
mais il a l'avantage d'être la vie. Qui est aussi le point de départ des
intuitions théoriques, comme celle de Joubert, que cite Mourot :
« chaque auteur [... ] s'affectionne à des tournures de style, à des
coupes de phrase où l'on reconnaît sa main ,. (p. 317). Ce n'est ni
nouveau ni précis. Mais c'est ce que justement la théorie du rythme
doit viser à comprendre. Le rythme entre dans la « marque
personnelle » (p. 339). Mais il n'est pas dit pourquoi« parmi les aspects
du style, le rythme et la sonorité sont ceux qui permettent le mieux de
saisir l'individualité du créateur » (p. 339)79•
Cependant l'intérêt (marqué par son efficacité d'analyse) de la
stylistique du rythme est de situer le rythme dans un discours dont il
n'est jamais séparé, séparé du sens. Il reste à situer le discours
précisément hors de la théorie du signe - qui ne peut faire que
l'association mystérieuse du signifié et du signifiant, du thème et du
rythme - pour prendre le rythme comme discours, à la fois rythme
d'une œuvre et rythme d'un sujet.
Y ont contribué tous ceux qui, soit par une étude concrète, soit par
79. Comme toute analyse sans théorie, la stylistique ne vaut que ce que vaut
l'analyste. Elle peut, comme chez Mourot, travailler l'historicité du langage. Elle peut
aussi et c'est le plus fréquent, n'être que l'exercice impressionniste de la théorie
traditionnelle : régularité-rythme, l'o:uvre • permanence cristalline • a-historique, chez
Damaso Alonso, dans -Poesia
espanola,Ensayo de métodos y limites estilisticos, Madrid.
Editorial Gredos, 1976, (l" éd. 1950) p. 205.
LE RYTHME SANS MESURE
213
une historicisation de la notion même du rythme, ont travaillé à ruiner
la définition du rythme par la symétrie.
Ce que faisait Cassagne en étudiant Baudelaire, en écrivant que « le
rythme et la symétrie sont deux choses distinctes que l'influence de la
tradition et l'oreille, liée depuis longtemps aux cadences classiques
tendent malheureusement à confondre » 80• Baudelaire lui-même substituait mètre pour rythme dans sa préface des Petitspoèmesen prose,à la fois par métonymie et métaphore : « Quel est celui de nous qui n'a
pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique,
musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la
rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Cassagne parle de
répétition « irrégulière, asymétrique, incomplète » (p. 110).
Georges Lote est plus nuancé que la tradition, en introduisant, par le
passage de la structure à la réalisation phonique, l'irrégulier dans le
régulier : « Le rythme verbal est constitué par des successions de
syllabes atones que vient couper de temps en temps une syllabe tonique
dont le retour ne doit point se produire à des intervalles trop
éloignés » 81et il ajoute : « il résulte que le rythme poétique, pas plus
que celui de la prose, n'est régulier ». Les conclusions de Lote restent
valables contre un « mécanisme exclusivement binaire ou ternaire »,
contre les « durées égales » des hémistiches. Lote fonde le rythme « sur
des différences et des contrastes, mais non sur des identités » (ibid.,
p. 699). Le rythme n'est plus le même.
En musique, Eveline Andréani associe le rythme à l'irrégularité,
pour l'écriture musicale de Debussy : « Chez Debussy, chaque niveau
a son caractère rythmique propre et la correspondance ne se fonde plus
sur la carrure, mais seulement sur la •respiration période", elle-même
irégulière. C'est donc un style où le temps se révèle insaisissable » 82• Le
rythme est « motif rythmique irrégulier » (livre cité, p. 380), et • La
syncope se conjugue à l'intensité, le plus souvent, pour noyer la barre
de mesure et nier le temps fort » (ibid., p. 381). La prise en compte des
œuvres réelles historicise la notion de rythme, contre la tradition :
« Car ne pas faire abstraction de l'histoire en ce domaine, c'est paradoxalement- se mettre en opposition; c'est faire en quelque sorte
un antitraité d'harmonie » (p. 7). D'où la postulation d'une« relation
dialectique • (p. 19) entre le rythme harmonique et le rythme
mélodique : pour la musique, une« nature essentiellement dialectique,
non statique • (p. 13).
80. Alben Cassagne, Vmification et métriq•e de Charles Ba•delaire, Paris, 1906,
(Genève, Slatkine, 1972), p. 40.
81. Georges Lote, L'Aiexandrin français d'après la phonétiq•e expérimentale, p. 699.
82. Eveline Andreani, Antitraité d'harmonie, déjà cité, p. 380.
214
CRITIQUE DU RYTHME
C'est dans cette stratégie de l'historicité qu'il importe de ne plus
confondre langue et langage,comme le faisaient les thèses de 1929 du
Cercle Linguistique de Prague, recommandant d'étudier « la langue
poétique en elle-même •· Dire « la langue poétique •• « la langue des
vers • ne peut plus être que soit une traduction caduque, - là où les
langues slaves n'ont qu'un mot, jazyk en russe, comme un mot,
Sprache, en allemand, pour les deux concepts de langue et de
langage-, soit une stratégie, dont il est clair maintenant qu'elle est
celle de la métrique, contre le discours.
Mais le rythme n'est pas une liberté opposée à la fixité de la mesure.
Ce que sous-entend souvent l'opposition : conception émotionnelle du
rythme qui confond le sujet et le subjectivisme. C'est l'« esthétique
moderne du heurt, de la rupture •• de la discordance « anarchique • où
Mazaleyrat voyait une « modalité particulière •• non une « définition
nouvelle » 83• Le rythme-surprise, déception de l'attente : « l'échec de
nos attentes est souvent plus important que le succès » 84• Vertu de
l'irrégularité, symétriq11edes vertus de la régularité. Elle ne vaut pas
mieux : elle en est prisonnière.
Une sémantique du rythme est ce dont la possibilité s'ébauche à
travers les intuitions théoriques d'Ezra Pound. Ce n'est pas un hasard
s'il a renouvelé en même temps la notion de traduction. Le rythme,
pour Pound, semble d'abord ce qui « garde quelque trait précis de
l'impression émotive » 85• Où la technique et l'émotion sont tenues
ensemble, - comme, de son côté, fait Jean Mourot. A la fin de ABC of
Reading, Pound met un Treatiseon metre qui est un anti-traité : « Le
rythme est une forme coupée dans le temps, comme un dessin est de
l'espace déterminé » 86• Pound est un empirique. Il ne place pas le
nombre et la symétrie, ou quoi que ce soit, avant le sujet historique du
poème, avant le renouvellement technique qu'il est, s'il est un sujet
historique : « Du point de vue empirique : les vers (verse) ont
d'habitude un élément fixe en gros et un autre qui varie, mais quel
élément doit être fixe et lequel varier, et à quel point, c'est l'affaire de
l'auteur » 87• Antithéorique, antiformel, Pound dit seulement d'éco11ter.
Les nomenclatur~s « ont erobablement été inventées par des gens qui
n'avaient jamais ECOUTE des vers • (ibid., p. 204). A propos de la
section dorée : « vous apprenez la peinture par les yeux, pas par
l'algèbre • (ibid., p. 206). D'où son mépris de la métrique : « La
83. Dans l'article Rythme du Grdlld uro•sse de Li Ling##!
frdll~, cUjàciœ.
84. I.A. Richards, Princip/esof litertiry Criticism,déjà cité, p 140.
85. E. Pound, literary Esuys: « The serious anist •• 1913; déjà cité, p 51.
86. Ezra Pound, ABC of Reading, Londres, Faber & Faber, 1961, p. 198.
87. Livre cité, p. 201. From the empiric angle : verse usually bas some elemenr
roughly fixed and some other that varies, but which element is to be fixed and which
vary, and to what degree, is the affair of the author.
LE RYTHME SANS MESURE
215
prosodie et la mélodie, on y arrive par l'oreille qui écoute, pas par un
index de nomenclatures, ou en apprenant que tel et tel pied s'appelle un
spondée • (ibid., p. 206).
Mais c'est aussi tout ce chemin qu'il fallait sainder, piétiner les
définitions, puisque ce sont elles qui piétinent, mesurer ce qui revient
au mètre, pour arriver au rythme par le discours, au discours par le
rythme.
8. Le rythme sans mètre
Il n'y a pas à laisser tomber le mot rythme, comme Bely le conseillait
aux métriciens, mais à laisser la mesure à ce qui se mesure. Il s'agit de
situer le rythme, pour que la force empirique du discours suffise à en
renouveler la conception.
Le sens ne se mesure pas. Comme activité des sujets. Ne se compte
pas non plus. Chaque fois qu'on y compte quelque chose, on réduit le
langage à un modèle faible, dont l'inefficacité paye de retour les
satisfactions numériques. Ainsi la réduction au mot, - machine à
traduire, lexicologie littéraire, stylistique quantitative qui a compilé des
index inutilisables (les concordances sont autre chose) : autant d'échecs
que compte l'espoir scientiste. Parce que le langage est une syntagmatique et une paradigmatique ensemble, à tous les niveaux linguistiques,
et que le sens ne se divise pas selon les « subdivisions traditionnelles »
que critiquait Saussure. Et comme tout est sens dans le langage, dans le
discours, le sens est générateur de rythme, autant que le rythme est
générateur de sens, tous deux inséparables - un groupe rythmique est
un groupe de sens - et autant le sens ne se mesure pas, ne se compte
pas, le rythme ne se mesure pas. Dès qu'on mesure, dans le discours,
au sens d'une métrique, c'est autre chose que le discours qu'on mesure.
Ce que montre, par exemple, la tradition russe, de Bely à nos jours : la
rythmique y est une métrique comparative, - telle position jamais
inaccentuée à telle époque se désaccentue à telle autre. La statistique instructive dans ses limites - ne chiffre que des unités extérieures au
sens, et dont le rapport avec le sens n'est nulle part construit.
Tomachevski écrivait en 1929 : « Le domaine du rythme n'est pas le
domaine du compte » 88 •
L'antiquité et la force du primat métrique ont mené une tradition
répandue à ne plus prendre le vers comme discours. Ceux qui le
prenaient comme discours oubliaient qu'il était en vers, ceux qui le
prenaient, par réaction technique, comme vers, oubliaient qu'il est
88. B. Tomachevski, 0 stixe, éd. citée. p. 13.
216
CRlTIQUE DU RYTHME
discours. Autre effet du dualisme. Mais, truisme si transparent qu'il
semble invisible, le vers est inséparablement les deux. Sa spécificité est
là. Ce qui fait à la fois qu'il est irréductible à tout autre discours,
intraduisible en • prose •· Par conséquent, le 'Versne s'opposepas à la
prose. De la manière dont s'opposent deux antonymes, deux
contraires. Comme tout discours, il s'oppose au silence. Dont le blanc,
les blancs de la ligne, font un équivalent visuel. Le vers s'oppose au
blanc, comme la prose. Autrement. Il en est question plus loin.
Le primat du discours a parfois mené à contester même que le mètre
soit une matrice du discours en vers. Au lieu de faire entrer le discours
dans un mètre, Harding imagine une genèse empirique : le mètre,
déduit de certaines rencontres, schématisé à partir du discours. Quoi
qu'il en soit des genèses, dans le discours en vers métrique, le mètre
« déterminera lequel de plusieurs rythmes de discours possibles est
adopté » 89• En cas de conflit entre le mètre et le rythme du discours qui est le rythme du sens - " c'est le rythme du discours qui a la
précédence • (ibid., p. 155). C'est que« Le rythme que nous adoptons
n'est pas dicté par le mètre, mais choisi entre plusieurs rythmes du
discours possibles d'après le sens • (ibid., p. 28). C'est la marque de
Hopkins, que cite Harding, dans la tradition anglaise. Le rythme situe
le poème dans l'oral, dans le parlé même. Le sprung rhythm de
Hopkins, comme il l'écrivait dans la préface de ses poèmes," est la plus
naturelle des choses. Car 1) c'est le rythme du discours ordinaire et de
la prose écrite, quand du rythme y est perçu » 90•
Dans le discours, le discours est rythme, et le rythme est discours :
non un discours parallèle, intérieur, caché sous les mots, mais le
discours même. Le rythme est l'ensemble synthétique de tous les
éléments qui y contribuent, organisation de toutes les unités petites et
grandes, depuis celles de la phrase jusqu'à celles du récit, avec toutes
leurs figures. Ce qui pose la question, sur laquelle on ne sait rien; du
rapport entre les petites unités et le rythme des grandes, - quel
rapport, quel sens, quelle part au sens.
Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation des
89. Harding Words into rhythm, p. ISS.
90. Tht Potms of Gtrard Manlry Hopkins, ed. by W.H. Gardner and N.H.
Mackenzie, Oxford University Press (4' éd. 1970), 1978, p. 48-49 : .. Note on the nature
and history of Sprung Rhythm - Sprung Rhythm is the most natural of things. For ( 1) it
is the rhythm of common speech and of written prose, when rhythm is pen:eived in
them. (2) h is the rhythm of ail but the most monotonously regular music, so that in the
words of choruses and refrains and in songs written closely to music it arises. (3) h is
found in nursery rhymes, weather saws, and so on; because however these may have
been ounce made in running rhythm, the terminations having dropped off by the chanKe
of language, the stresses corne together and so the rhythm is sprung. (4) h arises in
common verse when reversed or contcrpointed, for the same reason •·
LE RYI'HME SANS MESURE
217
marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques
(dans le cas de la communication orale surtout) produisent une
sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j'appelle la
signifiance : c'est-à-dire les valeurs, propres à un discours et à un seul.
Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux ,. du langage:
accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. Elles constituent
ensemble une paradigmatique et une syntagmatique qui neutralisent
précisément la notion de niveau. Contre la réduction courante du
« sens ,. au lexical, la signifiance est de tout le discours, elle est dans
chaque consonne, dans chaque voyelle qui, en tant que paradigme et
que syntagmatique, dégage des séries. Ainsi les signifiants sont autant
syntaXiques que prosodiques. Le « sens ,. n'est plus dans les mots,
lexicalement. Dans son acception restreinte, le rythme est l'accentuel,
distinct de la prosodie - organisation vocalique, consonantique. Dans
son acception large, celle que j'implique ici le plus souvent, le rythme
englobe la prosodie. Et, oralement, l'intonation. Organisant ensemble
la signifiance et la signification du discours, le rythme est l'organisation
même du sens dans le discours. Et le sens étant l'activité du sujet de
l'énonciation, le rythme est l'organisation du sujet comme discours
dans et par son discours.
Ainsi la définition du rythme ne peut plus être uniquement
phonétique, - encore moins métrique. Elle est du discours. Le rythme
n'est pas uniquement l'accentuel. En quoi il y a à distinguer la nature
du rythme, et la notion de rythme, souvent, il semble, confondues. Les
disputes sur le principe du rythme, qui opposaient les partisans de
l'intensité à ceux de la durée - les stresserset les timers pour la
prosodie anglaise - illustrent bien cette confusion. Confusion qui a été
pour une part dans la violence des oppositions et la multiplicité des
positions théoriques.
les composantes phoniques du rythme accentuel, traditionnellement, sont l'intensité, la durée, la hauteur 91 . Éléments variables selon
les langues, toujours présents 92 • Il s'agit de ne plus identifier le rythme
91. Je renvoie, pour la définition de ces composantes, aux articles Aettnt et /ct,n dans
leDictionn11iTt
dt Poétiq11ttt dt Rhétoriq11td'H. Morier. A. Spire, dans Plllisirpoétiq11t
tt pl..isir m11SCHl..irt,
distingue trois éléments du rythme (durée, hauteur, intensité),
p. S7-106, quitte à rajouter les timbres au chapitre suivant - dissociation qui situe son
esthétisme traditionnel. Le paramètreprédominant, dans la syllabe accentuée, d'après
Mario Rossi, est « 1. la durée dans 7S % des cas, 2. l'intensité dans 67 % des cas, 3. la
bauœur dans SO % des cas environ •• dans Mario Rossi, « Sur la hiérarchie des
panmètres de l'accent •• dans les Actes d11VI' Congris lnttm11tion11/dts Scim«s
Phonhiq11es,1967, p. 786.
92. Paul Garde écrit : « dans les langues où n'existe aucun trait distinctif prosodique,
les trois caractéristiques prosodiques peuvent se mêler dans l'accent • - à la différence,
par exemple, du tchèque où la longueur est un trait distinctif - « Ainsi la voyelle russe
accentuée est à la fois plus intense, plus haute et plus longue que la voyelle inaccentuée
218
CRn'IQUE DU RYTHME
avec le seul rythme de l'accent d'intensité, pour y inclure, au lieu d'y
seulement juxtaposer, les timbres, c'est-à-dire la prosodie. Le rythme
se trouvait encore dissocié entre l'accent et le nombre des syllabes,
autre « principe ,. métrique. Le rythme linguistique - l'accent, le
rythme métrique - le nombre de syllabes, ensemble installant une
ambiguïté, dont la théorie s'est ressentie, sur la nature rythmique du
vers. Ce qu'illustre le passage suivant : « d'après quel principe
distingue-t-on les vers ? Il n'y a qu'un seul critère : le compte des
syllabes. Seul le compte des syllabes détermine le vers français, tandis
que sa structure rythmique est très variable. [... ] Toutefois, dans la
suite on adoptera un autre groupement : d'après leur structure
rythmique et leur rôle historique ,.93 c'est-à-dire vers pairs ou impairs,
césurés ou non césurés. L'ambiguïté s'étend à la notion même du
rythme, - mètre, discours. Je mets sur le même plan non plus trois
mais quatre composantes phoniques du rythme : intensité, durée,
timbres, hauteur.
A mi-chemin entre une définition phonique et une définition
discursive du rythme, Tomachevski distinguait trois rythmes : le
rythme accentuel-lexical, le rythme d'intonation de phrase, le rythme
de l'harmonie 94 • La distribution des limites de mots, les patrons
rythmiques-syntaxiques entrent dans la composition lexicale, syntagmatique du rythme - qui en aucune façon ne peut se limiter à la forme
ou à la substance phonique.
L'intensité et la durée coïncident dans l'accent, ou temps fort du
groupe rythmique, non du mot, en français. Mais en général, l'accent
est « la mise en relief d'une syllabe à l'intérieur de chaque mot ,.95 • Lote
écrivait il y a très longtemps : « L'intensité résulte à la fois de la force,
de la durée, du timbre et de la hauteur, mais [... ] l'ictus dynamique à lui
seul est incapable de marquer l'accent et d'engendrer un rythme » 96 • La
coïncidence de l'intensité avec la durée dans la syllabe accentuée, finale,
(sans préjudice de l'emploi de procédés accentuels négatifs). L'intensité est dominante en
allemand. Les modifications de hauteur sont, en même temps que l'intensité, essentielles
en anglais. La longueur joue, à côté de l'intensité, un rôle important en grec moderne et
en portugais, mais aucun en espagnol • l'acœnt, PUF, 1968, p. S2. Pour Agustin Garcia
(Barcelona, la Gaya Ciencia, 197S), l'accent
Calvo, dans Del ritmo del leng11t1je
d'intensité des langues à accent de mot est mélodique avant tout (p. 34). Il voit dans
l'alternance des accents de mots une métrique de la langue (p. 61.).
93. W. Theodor Elwert : Traité de wrsification franç.ue des origines • nos jo11rs,
Klincksieclr., 196S, §154, p. 113.
94. Tomachevski, 0 stixe, p. 2S.
9S. Paul Garde, l'accent, p. 4, repris p. 31. Ailleun : « l'accent est coextensif à
l'intensité ,. (p. 34), et voir p. 40. Je reprends cette question, pour le français, au chapitre
XI Prose,poésie.
96. G. Lote, les origines d11'!lff'S fr•nçais, Aix en Provence, 1940- Genève, Slatkine
Reprints, 1973, p. 1S. J'emploie le terme ammt au sens d'accent d'intensité, non le terme
ict11s,qui désigne le frappé, le • coup •• pour garder le terme courant, malgré son
LE RYTHME SANS MESURE
219
du groupe rythmique, en français, est un fait de rythme de la langue,
non de métrique. La confusion avec le code du mesurable, où par
convention une longue vaut deux brèves, apparaît pleinement dans :
« Une syllabe [sic] accentuée est deux fois plus longue que les syllabes
qui la précèdent; la durée est l'élément essentiel à prendre en
considération en français où l'on peut considérer les autres paramètres
(intensité-hauteur) comme secondaires » 97 • Ce qui, donné comme
« accent de langue •• est linguistiquement faux. Seule pertinence : la
métrique, mais seulement quand la métrique, selon les langues, est une
métrique de pieds, quantitatifs ou accentuels. Ce qui n'est pas le cas en
français - où il est donc aussi métriquement faux qu'une syllabe
accentuée soit deux fois plus longue qu'une inaccentuée98 •
Les éléments du rythme accentuel ont longtemps donné lieu à une
prise subjective. La longueur, ou durée, était contestée. Le discours de
la métrique aboutit à de curieuses contradictions. Exemple : « Aucune
notion de durée n'intervient dans la versification russe, si ce n'est le fait
que la syllabe accentuée est toujours plus longue que la syllabe
atone » 99 • C'est qu'il s'agit de discriminer la métrique accentuelle de la
métrique quantitative fondée sur une convention de longueur, et cette
stratégie finit par masquer la réalité linguistique, où durée et intensité
sont inséparables. Unbegaun ajoute : « mais ce fait n'a aucune fonction
dans le système métrique, pas plus que dans la langue parlée, si bien
qu'un Russe n'en a même pas conscience• (ibid.). En français, pour
Georges Lote, l'élément fondamental du rythme est la durée : « elle
seule crée le rythme » 100, et les autres éléments, les timbres en
paniculier, ne sont qu'« ornements de nature diverse • (livre cité,
p. 461). Delattre a confirmé que le« rôle de la durée est très positif. La
durée est le seul des trois éléments acoustiques qui soit toujours, par
sa proéminence, un facteur de l'accent • 101•
syncr&isme (I'« accent ,. maneillais, pour l'intonation) parce qu'il suffit à désigner la
position marquée, et parce que le rythme - sans méconnaître, au contraire, la
phonétique, qui est indispensable - n'est pas phonétique seulement, mais aussi
syntuique, syntagmatique - bref, synthétiquement sémantique. Garde dit qu'il est
• fonctionnel ,. (p. 49). Il intéresse tout le langage.
97. Daniel Delas, Poétiq•elprtitiqu, CEDIC, 1977, p. 82, à propos de .. Soldats
payés, tribuns vendus, juges complices .., nommé trimètre, et de « Biens, pillards.
intrigants, fourbes, crétins, puissances .., baptisé stnAire.
98. C'est cependant dans un ouvrage pédagogigue, destiné à « l'enseignant du
secondaire •• que ces confusions ont cours et s'enseignent. En même temps que,
négligence ? angliciution ? s'imprime de plus en plus « syllable ,. pour sy/W,e :
innombrablement, dans LA Vieilkssed'Akundre de Roubaud, dans Rhétoriq•e de 1A
polsie, du groupe Mu.
99. B.O. Unbegaun, LA 'Uersifiutionnme, Librairie des Cinq Continents, 1958,
p. 30.
100. G. Lote, L'Altundrin fr.,,çais... , p. 460.
101. P. Delanre, St•tÜesin French.,,d Comparatiw Phonetics,Mouton, 1966, p. 68.
Passage cité dans Delas et Filliolet, Linguistiq•eet poétique,p. 140.
220
CRITIQUE DU RYTHME
L'effet de rythme, comme on dit l'effet de sen~, - où lexique,
morphologie, syntaxe sont inséparables - est nécessairement une
conjonction des rythmes. Lote parlait du« rythme total » 102• Conjonction, ou plutôt combinaison, de l'accent de groupe, en français, avec
l'accent diversement nommé« accent de rhétorique • (par Lote, ibid.,
p. 376), oratoire, affectif, émotionnel, d'insistance. Qui est, lui, accent
de mot. Morier le dit vertical1°3 , contre l'accent de groupe, horizontal,
parce que la notation ( J ) marque qu'il ne s'agit que d'un allongement
de la consonne, première du mot, sans allongement de la syllabe. Paul
Garde, après Marouzeau et Dauzat, distingue l'accent d'insistance
affectif, sur la première consonne, de l'accentd'insistanceintellectuelle,
« renforcement de l'intensité de la première syllabe • (livre cité, p. 45).
Il importe de rappeler que cet accent est « du domaine de l'intonation •
(ibid., p. 45), et que, en français, il « ne se substitue pas à l'accent de
mot normal, mais s'y surajoute • (ibid., p. 46) 104• Normal, mais de
groupe, non de mot. A l'inverse de l'anglais, où l'accent, étant accent
de mot, l'accent d'insistance désaccentue et réaccentue selon l'insistance : I am speaking to you, I am speaking to you, I am speaking to
you. Oralement, la multiplication de la marque dans certains discours,
comme chez des présentateurs à la radio et à la télévision, ou dans la
prosodie du discours de réunion politique, par exemple, généralise la
surenchère à presque toutes les consonnes initiales de mots; la
,...,,
t$
précision, Toulouse... Quant à l'accent rythmique, Lote avait déjà
observé 105, ce que Morier a précisé106, que« L'accent rythmique reste
placé sur la fmale de groupe • (article cité, p. 98). L'accent rythmique
est attaché, en français, à la place, non au mot. Il est instable, étant
accent de phrase : « Le français est donc une langue à structure
•phrasématique,. [... ] et le phénomène de désaccentuation y joue un
rôle primordial » 107 • A l'opposé de langues à structure« lexématique ,.
où l'accent est lié au mot. L'organisation poétique du discours, en
particulier dans les vers, par toutes les figures prosodiques, et la mise
102. L'AiexandrinfranÇllis
... , p. 467.
103. Diction114irtdt poétiq11ttt dt rhétoriq11t,article A.cœnt.
104. La distinction traditionnelle entre ll«fflt Affectif et A«tnt inttlltct11tl a été
critiquée par Philippe Martin : • Elle ne permet pas de classer des exemples comme
"re-mar-quable", dans lequel le procédé d'insistance porte sur toutes les syllabes, ou
encore "merveilltNX", présentant un accroissement d'intensité sur la dernière syllabe •.
Il la remplace par la notion d'a«mt conmutif, dans • Une théorie syntaxique de
l'accentuation en français •• dans Ivan Fonagy et Pierre Léon, l'A.cant m frtmç41s
contemporain,Onawa, Didier, 1979, p. 10.
105. L'A.lt1CA11drin
franÇllis... , p. 383.
106. H. Morier, • Le moment de l'ictus •, dans Lt fins français "" 20' siidt,
p.p. Monique Parent, Klincksieck, 1967, p. 85-116.
107. Jadwiga Dabrowska, • Le rythme de l'expression en langue française et
polonaise"• lts Rythmts, colloque de Lyon, décembre 1967, suppl. n" 7 du journal
français d'oto-rhino-laryngologie, Lyon, SIMEP, 1968, p. 291-292.
LE RYTHME SANS MESURE
221
en paradigmes de points différents du discours par un même élément
consonantique ou vocalique, systématise, comme rythme du discours,
ce qui dans le parlé ne ressortit qu'à la situation du parlé. Ainsi le
rythme des timbres est panie constitutive de l'effet de rythme.
La transformation à la fois de l'écriture poétique et des conceptions
de l'écriture poétique situe l'imponance grandissante donnée à la
consonne plus qu'à la voyelle. Tant que la rythmique était essentiellement fondue dans la métrique, - syllabique en français - l'élément
voyelle était privilégié, puisque, Lote l'a montré, « l'élément principal
de la syllabe est la voyelle » (L 'Alexandrin... p. 462). Où prenait
peut-être aussi l'esthétisation de la voyelle, l'euphonie. Plus la poésie a
privilégié la rythmique, plus elle a systématisé une sémantique sérielle,
qui multiplie l' « inflexion oratoire » - l'accent consonantique, qui,
ajoutait Lote, • n'exerce qu'une action minime sur la voyelle, tandis
que la valeur de la consonne s'accroît dans des proponions énormes»
(ibid., p. 463). Mais plus aussi l'écriture consonantique a permis de
reconnaître, même dans les écritures du passé, la pan du consonantisme que l'esthétique classique avait minimisée, ou occultée. La seule
place qui lui restait était de se juxtaposer au rythme accentuel, - en
fait, rythme abstrait, puisque seul le mètre était pris en compte. Le seul
rôle qui lui restait était l'expressivité.
Au rythme des timbres, rythme des mots, rythme consonantique,
s'ajoute le rythme de la phrase, rythme des pauses, des ruptures et des
continuités, que la scansion biblique a codifié comme dans aucune
autre « poésie », à ma connaissance. Ce rythme des pausesest distinct
et proche de l'intonation qui n'est pas le rythme mais qui a son propre
rythme, et était dit se • superposer ,. à celui de l'accent. Il ne s'y
superpose pas, en réalité. Il n'est pas plus « suprasegmental » que la
substance phonique des segments elle-même ne saurait se disjoindre
des bouchées de sens dont l'air varie - puisque cet air est souvent la
signification des paroles plus que le sens même des mots 108• Georges
Faure a analysé, dans la poésie anglaise, l'imponance de l'intonation 109•
Mais il ne s'agit pas de mélodie. Il s'agit du sens. Jakobson raconte
qu'un acteur du théâtre de Stanislavski devait « tirer quarantemessages
différents de l'expression St'Uodnja'lJe,"'erom
"Ce soir", en variant les
108. Une histoire juive traditionnelle parle d'une pauvre femme, accusée d'avoir volE
une poule. Elle est men« devant le commissaire russe dont elle ne parle pas la langue. Un
interprète traduit. Vous avez volé une poule ? Moi j'ai volé une poule ? Qu'est-ce qu'elle
dit ? Elle dit moi j'ai volé une poule. Pourquoi avez-vous volé une poule ? Moi j'avais
besoin d'une poule ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'avais besoin d'une poule.
Dites-lui qu'elle a trois mois de prison. Moi j'ai le temps de rester en prison ? Qu'est-ce
qu'elle dit ? Elle dit moi j'ai le temps de rester en prison. Elle aura six mois de prison.
109. Georges hure, Les élémmrs dH rythme poétÙ{He m anglaismoderne, Mouton,
1970, p. 35, sqq.
222
CRmQUE
DU RYTHME
nuances expressives » 110• Plus que de « nuances expressives », il s'agit
de variations de situations, donc de variations complètesdu sens. Il y a
un « sens d'intonation » 111, qui implique des « attit"des ,., mais qui
aussi modifie le sens même 112•
Si la durée n'est pas phonologique en français moderne, elle est
quand même un caractère prosodique qui entre dans la composition et
le contraste des finales de groupes, de phrases : élément de rhétorique
rythmique, aperçu par Claudel. C'est le jeu des quatre consonnes
allongeantes à la finale : / 3 /, /RI, /v/, /z/. Avec un « début
d'allongement de la voyelle devant sonore en français » 113 : '()idepar
rapport à fJite.N'y change rien que les durées perçues ne coïncident pas
toujours avec les durées réelles, et il y a parfois « identité de durée des
voyelles perçues comme différentes ,. (ibid., p. 18). C'est qu'il s'y
ajoute une différence d'intonation, analysée par Marguerite Durand.
Montante pour les brèves (finales vocaliques), descendante pour les
longues (finales consonantiques « féminines ,.) : « en français le
caractère descendant semble être le fait de toutes !es voyelles longues ,.
(p. 44). L'importance de l'intonation a fait dire à Edouard Pichon : « le
français est jusqu'à un certain point une langue à tons comme celles de
}'Extrême-Orient ou de la péninsule scandinave ,. (cité ibid., p. 175).
Où l'intonation est « conséquence,. et non « fait premier ,..
L'intonation prête à une critique du rythme. A une époque où la
linguistique mettait l'intonation hors du sens, Antonin Artaud insiste
sur « cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi une musique
suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens
concret, et qui peut même aller contre ce sens, - de créer sous le
langa&eun courant souterrain d'impressions, de correspondances,
d'analogies » 114• D'où la tension vers l'irrationnel. Faire la part du
rythme dans le langage, c'est le considérer aussi, comme disait Artaud,
« sous la forme del' Incantation ,. (ibid., p. 56). Le rythme-sujet n'est
pas une idée claire, éomme le rythme-régularité. Il plonge trop dans
l'inconnu pour ne pas rappeler ici la phrase d' Artaud : « Les idées
claires sont, au théâtre comme partout ailleurs, des idées mortes et
terminées ,. (ibid., p. 49). Le langage tout entier fait toujours partie
d'un « spectacle total ,. (p. 104). Il comprend lui aussi une part de
« théâtre pur ,., qu' Artaud voyait « extérieur à toute lang"e parlée ,.
110. Roman Jakobson, Essaisde lingHistiqHegmér11le,Minuit, 1963, p. 21S.
111. Kenneth L. Pike, dans Dwight Bolinger, lnton11tion, Selected Re11dinis,
Londres, Penguin, 1972, p. SS.
112. Pierre Delattre, dans D. Bolinger, lnton11tion,p. 1S9.
113. Marguerite Durand, Voyelles longHeset voyelles brèves, Essa, SNTli, n11tNrede Ill
qH11ntitivocaliqNe, Klinscksieck, 1946, p. 173.
114. Antonin Anaud, Le Thiâtre et son doHble, « La mise en dne et la
métaphysique • (1932), Œuvres Complètes, Gallimard, 1964, t. IV, p. 46.
LE RYTHMESANS MESURE
223
(p. 69), tourné vers « une idée physique et non verbale » (p. 82).
Artaud opposait le langage des mots au « langage par signes ,. (p. 128).
Mais le rythme est ce par quoi le discours déborde les signes. Le
rythme est dans le langage l'équivalent de ce qu' Artaud entendait par le
théâtre comme « identité profonde du concret et de l'abstrait »
(p. 129), sans opposer le geste au mot.
On peut reconnaître non trois rythmes, comme Tomachevski, mais
trois catégories du rythme, mêlées dans le discours : le rythme
linguistique,celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de
groupe, et de phrase; le rythme rhétorique,variable selon les traditions
culturelles, les époques stylistiques, les registres; le rythme poétique,
qui est l'organisation d'une écriture. Les deux premiers sont toujours
là. Le troisième n'a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun
une linguistique du rythme, une rhétorique du rythme, une poétique
du rythme, la dernière présupposant les deux autres.
Le rythme du discours est une synthèse de tous les éléments du
discours, y compris la situation, l'émetteur, le récepteur. Il est ce qui
inclut l'extralinguistique et l'infralinguistique dans le linguistique. L'air
compte plus que les paroles.Il peut démentir, confirmer. Il peut laisser
entendre autre chose que le dit. Cette banalité de l'expérience
quotidienne, le paradoxe est précisément qu'elle n'est pas intégrée à la
théorie du rythme. Ce qui est à faire, par la signifiance.
Il a été proposé qu'il y aurait autant de métriques que d'éléments du
rythme : une métrique accentuelle, pour la dominante de l'intensité
dans l'accent; une métrique quantitative de longues et de brèves, pour
la dominante distinctive de la durée; une métrique des tons là où les
tons sont distinctifs. La métrique syllabique, qui ne ferait que compter
les syllabes, n'entre pas dans ce cadre, - bien qu'on ne puisse pas
poser que le principe syllabique l'emporte là où l'accent ne serait pas
marqué, car il se trouve dans les langues à accent de mot comme dans
les langues à accent de groupe. André Bely ne distinguait que les trois
principes accentuel, quantitatif, syllabique. Mais la versification
accentuelle ne se fondait, pour lui, que sur une analogie avec la
métrique grecque. Les incertitudes, que je reprendrai plus loin,
abondent dans ce rapport de la métrique à la langue. De même les
combinaisons entre ces principes. Sans compter la versification dite
allitérative, uniquement fondée sur les timbres, et les groupes
accentuels, de l'ancienne poésie germanique et scandinave115, - avec
ses • reprises » modernes chez Hopkins et Dylan Thomas. Les
llS. Voir Renauld-Kramz, Anrholog~ de il, poésie nordiqNe11ncimne,Gallimard,
1964, dont la préface vitt à donner quelque idée, ainsi que, par exemple, l'anicle
Allitn11tiw Metn dans l'EncydopediRof Poetry 11ndPoeticsde Princeton.
224
CRITIQUE DU RYTHME
hésitations, on le sait, portent même sur ce qui est apparemment le plus
connu : l'alexandrin national. La métrique, domaine du mesurable, du
tout mesuré, donc des certitudes, devient le vague des incertitudes. On
ne sait plus ce qu'on compte, ce qu'on ne compte pas, ce qu'il faut ou
qu'il ne faut pas, compter. Si la variable est le nombre des accents, ou le
nombre des syllabes inaccentuées. L'évolution de la poésie moderne
n'a pas été favorable à la métrique. Celle-ci le lui a bien rendu. Des
termes en quête de sens se sont multipliés : vers libre, verset, sans
parler du poème en prose.
C'est que le rythme est non métrique en soi. Il peut être métrique ou
antimétrique, selon l'histoire et la situation des écritures. Il peut donc
aussi coïncider avec une régularité ou une périodicité (dans quelque
matière que ce soit, accent ou syllabisme). Ce sont des rencontres
culturelles. Donc aussi des traditions. Mais leur force n'est qu'une
aventure historique variable, avec laquelle les sujets doivent compter.
Quand Valéry raconte comment un rythme lui est venu, pour Le
Cimetière marin, en décasyllabes, il croit parler d'un rythme, mais il
parle d'un mètre, de la prégnance culturelle d'un certain mètre, auquel
il s'est identifié, dont il a fait son rythme. Y compris l'arrangement des
strophes, unité supérieure.
La rythmique n'est pas les déviations de la métrique. Il n'y aurait ni
rythme, ni rythmique s'il n'y avait du sens qui court son risque. Ainsi
on pourrait presque dire que chaque écriture invente son ou ses
rythmes. Il s'invente sans cesse de nouveaux rythmes. On invente peu
de mètres. Un des effets historiques de la confusion entre rythme et
mètre est visible par l'effort des odes du XVIII• siècle - qui se retrouve
chez Hugo - pour inventer des formes strophiques. Mais une forme
strophique nouvelle n'est pas nécessairement un rythme nouveau, une
écriture nouvelle. L'académisme peut aussi être pindarique. Et le
renouvellement, se faire dans le cadre banal. Gœthe disait : « Quiconque invente un nouveau rythme fait circuler le sang dans nos veines
selon un mode nouveau; il est maître de nos pulsations, il en apaise ou
en active le cours » 116• Il y aura à reprendre le problème du mètre à
travers le renouvellement des rythmes.
On est compris par le rythme avant de le comprendre, et de
comprendre du sens, mais on ne sait pas comment. Le rythme d'un
texte fait du temps de ce texte une forme-sens qui devient la forme-sens
du temps pour le lecteur. Par le rythme, il n'y a pas succession des
éléments dans le temps, comme par la métrique. Il y a un rapport. La
suite, la raisonde la séquence n'est pas donnée. Quand il n'y a pas un
texte-système, les éléments du discours ne sont que des passages, une
116. Cité par RenéDumesnil,
u
ryrhme mHSN:IU,p. 34
LE RYTHME SANS MESURE
225
part du rythme est non linguistique, il y a système ailleurs :
idéologique, terminologique, etc. Mais dans un texte-système se pose
la question du discours au temps vécull 7•
La métrique est en elle-même la prédiction absolue. Le rythme est
imprévisible. Il est le nouveau dans l'écrit. Il est, en ce sens, la
représentation même de l'historique dans le langage. Comme la vie. Le
mètre est discontinu, chiffrable, binaire ou ternaire. Le rythme est
continu-discontinu. Il est un passage, le passage du sujet dans le
langage, le passage du sens, et plutôt de la signifiance, du faire sens,
dans chaque élément du discours, jusqu'à chaque consonne, chaque
voyelle. Aussi le rythme n'est-il pas une• fluidité», l'« écoulement»,
comme dit Bergson, pour lequel il prend l'analogie d'une • mélodie
que nous écoutons les yeux fermés ,.1ts. Si c'est un« flux », c'est aussi
la structuration en système de ce qui n'est pas encore système, ne se
connaît pas soi-même comme système, étant ouvert, l'inachevé en
cours. Le rythme, comme le désir, n'est pas connu du sujet de
l'écriture. Ce sujet n'en est pas le maître. C'est pourquoi le rythme
dépasse la mesure.
La métrique se dispose dans le temps. Le rythme dispose et le temps
ne peut plus être un contenant tels que des contenus « s'écoulent en
lui » 119et les choses sont dans le temps. Le rythme est une rationalité
transchronologique, translinéaire. C'est un récit propre qui joue et
rejoue un faire. Dans un poème, il inclut l'avenir du poème dans son
passé. Peut-être de même dans le poète. Mais pour ce qui est dans le
temps, écrivait Grœthuysen : • Le passé accumule pour ainsi dire les
futurs, sans les modifier. Le futur demeure dans le passé; le passé
contient le futur, le passé est pour ainsi dire le contenant; le futur, le
contenu » 120• A l'inverse du temps forme pure, tel qu'il est dans Kant et
dans la métrique, · le rythme fait ce que Grœthuysen appelait la
« structure dialectique » du temps, temps d'un sujet : • Et c'est aussi
pourquoi ce n'est pas le temps comme tel qu'il faudra chercher à
concevoir, mais le mouvement ou les mouvements du temps, sa
structure dialectique, telle qu'elle apparaît dans la vie et dans
l'histoire ,. (ibid., p. 195).
Le rythme est une tension inéludable de métaphysiques adverses;
non seulement celles du continu et du discontinu, mais celles du
117. Question que pose Arno Schmidt, dans " Calculs •• Po&sien° 8, l" trim. 1979,
p. 99.
118. H. Bergson, Durée er s1mulranéiré,
dans Mélanges,éd. citée, p. 98.
119. N. Khersonsky, • La notion du temps •• Recherches phJosophiques, V,
1935 1936, Boivin, p. 44.
120. B. Gra:thuysen, • les a~pe~ts du temps •• Recherchesph1losoph1q11es,
ibid.,
p 152.
226
CRITIQUE DU RYTHME
cosmique et de l'histoire. Ainsi Bachelard opposait à Bergson, dans !.A
dialectiquede la durée, un« bergsonisme discontinu » 121• Contre une
durée continue, il posait le rythme comme « notion temporelle
fondamentale » (livre cité, p. IX) : « Si ce qui dure le plus est ce qui se
recommence le mieux, nous devions ainsi trouver sur notre chemin la
notion de rythme comme notion temporelle fondamentale ». Le
rythme est fait de paradigmes, et il est la syntqmatisation de ces
paradigmes. C'est dire que l'opposition du continu au discontinu s'y
neutralise. Comme remarquait Bachelard : « la poésie, ou plus
généralement la mélodie, dure parce qu'elle reprend» (ibid., p. 115).
Mais Bachelard situait le discontinu dans l'objet, mettant, comme les
psychologues, le rythme dans la perception subjective : « L'action
musicale est discontinue; c'est notre résonance sentimentale qui lui
appone la continuité » (ibid., p 116). Oubliant l'organisation du
morceau, Bachelard, avec la tradition phénoménologique, met le
rythme, comme elle fait avec le signifier, dans le comprendre, dans
l'interprétant.
Bachelard qui semble se fonder sur Pius Servien, retrouve, au lieu de
discontinuités, des symétriques, des harmonies. Il y a « fermeture, en
symétries, de dissymétries ouvenes ailleurs » (ibid., p. 117). Ce que
ses exemples privilégient. C'est qu'il vise une « philosophie du repos »
(p. 127), la « régularité du souffle • (p. 146). La poésie n'est pour lui
qu'un exemple qu'il traverse, voyant dans le rythme « la seule manière
de discipliner et de préserver les énergies les plus diverses » (p. 128).
Métaphore de métaphores, le discours de Bachelard représente la durée
comme« métaphore» (p. 113). Sur fond de physique ondulatoire, « la
vie est ondulation ,. (p. 139). Il fait une « phénoménologie rythmique• (p. 129), - ce qui suffit à situer son rappon au langage.
Discours de poétisation, de séduction, dont on sait le succès qu'il a eu :
« Pour nous, le temps primitif est le temps vibré. La matière existe dans
un temps vibré et seulement dans un temps vibré» (p. 131). Ce qui
résume, sur ce point, la difficulté d'extraire de son discours ses
intuitions théoriques : « L'enfance est la source de nos rythmes »
(p. 149). D'où la recherche des archétypes. Phénoménologie, psychologie, thématique des éléments, autant de voies où le langage et
l'histoire n'ont plus entre eux que des rapports métaphoriques, où le
rythme et le sens se rejoignent pour mieux se manquer.
Dans le technique est la critique du sens. La critique du discours, du
signifier, doit être constamment active dans l'examen des notions
techniques. C'est pourquoi la théorie du discours fait la critique de la
métrique. La théorie du rythme et du sens se fonde par cette critique.
C'est l'enjeu qu'on reconnaîtra à analyser, d'abord paniculièrement
121. Gaston Bachelard, LA dia/ectiqi,ede la di,rée, PUF, t9n, p. 8.
LE RYTHME SANS MESURE
227
dans les limites de la langue et de la poésie françaises, le technique qui
est toujours plus, dans Je langage, que du technique.
9. Le mètre sans mesure,ou il n'y a pas de métrique&ançaise
Qu'est-ce que c'est que scanderun vers français ? Si scander, c'est
noter la distribution des accents, la scansion en français est rythmique,
et non métrique : rythmique au sens où elle enregistre les accents réels
du discours. La scansion métrique ne repère que les positions qui sont
Je lieu d'une codification. En quoi, dans une première approximation,
la métrique correspond au canonique du principe de Polivanov; la
rythmique, au facultatif. Autant de métriques que de principes
dominants. Mais quel que soit le principe, s'il est métrique, il suppose
une mesure, donc une unité de mesure. Un premier paradoxe est ici
que le vers, pour lequel est faite la métrique, n'est pas l'unité, ne peut
pas être l'unité métrique, alors qu'empiriquement, le vers est, ou passe
pour, l'unité du discours en vers. L'unité métrique est le pied, ou la
syllAbe.Cette unité n'est pas sémantique. Elle ne peut donc pas être
rythmique, au sens où le rythme implique du sens, et le sens, du
rythme. Et s'il n'y a une métrique que là où il y a une mesure, y a-t-il
encore une métrique là où seulement se comptent les syllabes ? Une
métrique syllabique est-elle encore une métrique ?
Sur fond de clarté française et de génie de la langue, ou sur fond
d'alchimie du verbe, le domaine français est révélateur de l'état de la
métrique dans la théorie traditionnelle du rythme. Ni la linguistique
structurale, ni la psychanalyse n'ont beaucoup contribué à penser
linguistiquement le rythme. Etat de choses qui ne peut profiter qu'à ce
qui reste de la théorie traditionnelle, quand des enseignants de français
ne savent plus scanderun vers français, sinon, comme les vers latins,
dans une langue morte, en commençant par la fin.
La tradition romantique de Coleridge, qui représentait le mètre
comme un trait organique de la langue, a rencontré la notion plus
récente, composé flou de heideggerianisme et de psychanalyse que j'ai
déjà analysé : la poésie travail de la langue - c'est la langue qui
travaille, qui se connaît, qui se souvient 122• Elle n'a qu'à se recruter un
sujet pour le faire. La métrique en a tiré une justification, comme effet
direct de la langue. Au contraire, les formalistes, et Jakobson, n'ont
pas cessé de s'opposer à la « théorie de l'adéquation absolue du vers à
122. • Le rythme est un phénomène "organique" et ne peut ~ pleinement appréaé
que par une approche phénoménologique au poème •, avec une note qui renvoie
explicitement à Heidegger, écrit par exemple B. Hrushovski, dans" On Free Rhythm,
in Modem Poetry ., dans Sryk in LAng11age,
éd. par Th. A. Sebeok, p. 180.
228
CRITIQUE DU RYTHME
l'esprit de la langue123 •· Ils y opposaient la « violence organisée
exercée par la forme poétique sur la langue », ou le caractère culturel,
historique, des changements de métrique dans une même langue.
C'est sur cette tradition que je m'appuierai pour faire une double
critique : la critique des concepts fondamentaux de la métrique, la
critique des notions qui ont cours dans la métrique appliquée au vers
français.
C'est dans son rappon au vers français que j'aborde la notion de
pied, avant de la reprendre, plus loin. La notion de pied est difficile
parce que le pied est une unité métrique, abstraite du rythme du
discours, et qu'elle entre en conflit avec une autre notion de l'unité où l'unité n'est plus un pied conventionnel, mais le vers tout entier,
segment rythmique, segment d'intonation.
Le pied est pourtant spécifiquement, uniquement, une unité
métrique - alors que la syllabe est une unité linguistique, qui peut être
prise comme unité métrique. Métriquement, dans son domaine
d'origine, à la fois musical et grec, le pied est une mesure, et il est
inséparablede la mesure.Un pied mesure un frappé plus un levé, temps
fort (sur une syllabe) plus temps faible, ce dernier pouvant componer
une ou plusieurs syllabes. Cette alternative binaire est fondamentale
pour la métrique. Seule la considération du nombre, ou de la position,
des éléments syllabiquescomposant le temps faible, amène des notions
secondes, telles que la composition et le nom des divers pieds, ou la
notion de rythme ternaire(une longue, deux brèves) qui ne change rien
au dualisme longue/brève, accentuée/inaccentuée.
Dire que le pied est une mesure, c'est dire qu'il n'y a pas de pied sans
mesure, ni de mesure sans pied. Ce dont on se souviendra plus loin. La
binarité interne du pied fait plus qu'un souvenir de l'opposition entre
thesiset arsis : « Les métriciens grecs appelaient le temps fort 6ia,<;,et le
temps faible, cipat<;. Les métriciens latins ont interverti le sens des
mots thesis et arsis;et, comme les modernes ont suivi, les uns l'usage
des Grecs, les autres, celui des Latins, il y a, dans l'emploi de ces
termes, une source de confusions constantes 124 ».Pas par une inversion
contre-sens, mais sans doute parce que les Grecs considéraient le
frappé du pied, et les Romains ont considéré la montée de l'intonation;
la voix, non plus le pied. La position traditionnelle consistait à voir une
vaine querelle dans cette inversion terminologique. C'est cependant le
passage; vraisemblablement, d'une dominance originelle de la danse au
plan du chanté. Passage qui reste inscrit dans la métrique, dans ses
termes, le scander,le pied, comme dans sa situation d'ensemble. Élan et
123. R. Jakobson, Q11estionsde poétiq11e,p. 40.
124. Riemann-Dufour, Traité dt rythmiq11eet de mémq11egrecques, p. t,.
LE RYI'HMESANS MESURE
229
reposétaient les traductions proposées par Dom Mocquereau dans ses
travaux sur le grégorien 125, pour l'arsis,syllabe accentuée, temps levé,
et la thesis, temps faible. Clair Tisseur avait proposé la lève et la
baisse126• Que critiquait Souriau : « On ne bat pas la mesure par "arsis,.
et "thesis,. dans des vers français, même en traduisant ces mots par lève
et baissecomme M. Clair Tisseur 127 ... Mais ce n'est pas la métrique qui
doit renoncer à sa lève et à sa baisse, car elle lui est consubstantielleoriginelle. C'est le vers français qui doit renoncer à la métrique.
Seule une stratégie explicite peut faire rendre son sens à la
distinction, en français, entre pied et syllabe.A constater l'usage, il est
clair que cette stratégie, malgré les différences de position, n'apparaît
pas plus chez ceux, les plus nombreux, qui disent indifféremment pied
pour syllabe, que chez ceux, plus rares, qui critiquent cet emploi.
Mazaleyrat juge que dire pied pour syllabe, « c'est méconnaître le
caractère accentuel et rythmique du vers français128 ... Pour Jousse,
« confondre syllabe et pied, c'est une méconnaissance totale de la
vivante rythmique orale 129 •· Vieux combat inutile, futile, s'il n'y avait
en jeu qu'un mot. Mais la stratégie est rémanente dans les termes, ce
que montre l'examen de la métrique. La terminologie française dit bien
octosyllabe, décasyllabe. Le décasyllabe n'est pas un pentamètre. Mais
les glissements métriques font que Souriau, par exemple, parle du
« vers de huit pieds 130 .. , et met le nombre de syllabes et les questions
de diérèse, sous l'en-tête de la « quantité ».
La nuisance du terme pied vient de ce qu'il n'y a pas de code
métrique, pas de pieds, et, en ce sens, pas de métrique, en français.
Pour la raison linguistique qu'il n'y a pas, en français, accent de mot,
mais accent de groupe. Parler de pieds installe une ambiguïté réelle,
c'est-à-dire des entités réelles : les barres de mesure, et sunout les
üimbes et les anapestes.Les péons sont pour les raffinés. Comme la
seule règle métrique, pour l'alexandrin régulier, concerne l'accent à la
6" et à la 12" position, les autres accents sont rythmiques, non
métriques. Rythmiquement, toutes les positions sont équivalentes. Les
figures de position résultent du jeu des limites de mots, de groupes, de
leurs variables, avec les règles d'élision et celle de la césure, dans
l'espace d'un dix ou d'un douze. Ce dontjirmounski déduit que le vers
12S. Dans un texte de Hugo Riemann, que cite René Dumesnil, lt rythmt mHsic.J,
p.77.
126. Clair Tisseur, Modestes obstnJations SHTl'an de TJt!TSifin,1893, cité par
A. Cassagne, Vnsif,c11twnet métnqHt dt Ch. BaHdtlaire,p. 31-32.
127. Maurice Souriau, l 'é-volHtwnd" TJnsfrançaisa• XVI~ s. p. 446-447.
128. Jean Mazaleyrat, Elémentsdt métnq•t française,Armand Colin, 1974, p. 3S.
129. Marcel Jousse, AnthropologieJ,. geste, Gallimard, 1974, p. 1S3.
130. M. Souriau, l'é-vol•tion d" fins ... , p. 317.
230
CRITIQUE DU RYTHME
français est plus libre, plus divers que l'allemand ou le russe131• La
distribution des accents, en français, n'obéit pas à des schémas codifiés
comme dans les prosodies à accents de mot. Il n'y a pas d'"iambes,
d'anapestesfrançais comme il y a des iambes, des anapestes anglais,
allemands, russes. Ce qu'on appelle ainsi n'est que l'effet d'une
combinatoire limitée. Une ressemblance. Anciennement on eût dit un
prestige.
La rythmique française, dans le cadre des vers traditionnels, est
sérielle, et non systématique 132• Il n'y a pas de métrique en français, au
sens où l'accent y est une notion rythmique, non métrique. Le nombre
(de syllabes), la position, y sont les notions métriques. Ainsi, en
français, iJne peut pas y avoir d'accentnon métrique. Seule une absence
d'accent, à la césure (de l'alexandrin, du décasyllabe) peut être non
métrique. Dans une métrique, il peut y avoir des inversions d'accent par exemple dans les deux premières mesures du pentamètre iambique
anglais. Il ne peut pas y en avoir en français. La métrique s'y réduit à la
position et aux règles (prosodiques, syntagmatiques) de la césure. Le
degré de prédictibilité des accents, qui dépend de la constance des
accents par position, dans une versification accentuelle ou syllaboaccentuelle, n'existe en français que pour la 12e position et - selon la
situation historique de l'alexandrin - pour la 6e. Mais plus chez
Verlaine. Dans toutes les autres positions, l'accent est linguistique. Sa
prédictibilité y est de l'ordre du discours, non de la métrique.
Les groupes de deux ou trois syllabes que le français forme dans
l'alexandrin sont donc des simili-iambes, des simili-anapestes. La
métrique est accidentelle,en français. Unbegaun avait noté que parfois
le vers français « peut offrir une distribution d'accents qui coïncide
accidentellement avec tel mètre binaire; mais ce n'est jamais qu'un
accident qui a peu de chances de se·répéter dans les vers voisins. Si cet
accident a lieu, c'est alors au vers russe que le vers français ressemble le
plus à cause des accents non réalisés133 •· Certains arrangements sont
traditionnellement évités dans le vers français, comme « le heurt
d'accents, spécialement aux deux syllabes préfinales134 •· Là où il y a
principe syllabique, les rythmes ne sont pas « canonisés en un nouveau
système135 •. Ainsi, dans le rythme ascendant du français, les figures
accentuelles n'ont pas d'intérêt en elles-mêmes, ni par rapport à une
131. :!irmunskij, lntrodllction to mttrics, p. 75-76.
132. Systim«tiq•t impliquant des unités - les pieds - autres que celles du discours
(les groupes) ou de la langue (la syllabe). Cette distinction est faite par l'Encycwptdiaof
Pottry ,md Poeticsde Preminger, an. • Prosody •• p. 676, col.2.
133. Boris Unbegaun, 1A 'fltmfio,tion r11sse,
p. 67.
134. Ïirmunskij, Intr0d11ctionto mttrics, p. 85.
135. Ibid., p. 87.
LE RYTHME SANS MESURE
231
codification, qui est inexistante. N'existant pas, cette codification ne
peut pas être plus ou moins réalisée. Une métrique qui étudierait ses
réalisations est donc sans objet. Les appellations dont ces figures sont
affublées (iambes, anapestes,péons), étant des métaphores, dont ceux
qui les exploitent oublient qu'elles sont des métaphores, constituent
une métriqu fantôme, une terminologie sans contenu, - une
formalisation développée pour elle-même qui n'a plus aucun rapport
avec la seule chose que pourraient concerner les figures qu'elles
nomment, - le sens.
Jirmounski avait déjà observé, en 1925, que là où on lit des iambes et
des anapestes, il serait « plus correct » de dire qu'il n'y a ni iambes ni
anapestes», puisque « aucune différence de principe entre les deux
mètres 136 » ne se reconnaît : on les retrouve ensemble dans un même
poème, dans un même vers, par suite des positions accentuées à
l'intérieur de l'alexandrin, au contraire del'« inertie d'accentuation»
sur les syllabes paires dans les iambes russes, avec impossibilité de
substituer des anapestes à des iambes. D'où, curieusement, « s'il fallait
appliquer le terme •pied• au vers français, il serait plus approprié de
regarderle vers entier ou l'hémistiche comme un vaste pied (dans
l'alexandrin, par exemple, un pied de six syllabes). Il vaut mieux, en
général, éviter un terme qui appartient à un autre système métrique et
qui en fait ne convient pas du tout au système français, qui est régi par
d'autres règles » (livre cité, p. 77). En italien non plus la cadence
iambique ne produit pas une métrique iambique. Les versifications
allemande et française, selon Jirmounski, sont ainsi radicalement
opposées l'une à l'autre. A la réalisation maximale du schéma en
allemand, due aux accents secondaires des groupes accentuels, s'oppose
« le nombre d'accents le plus varié et leur distribution la plus libre »
(ibid., p.85), en français. Libre, c'est-à-dire uniquement fonction des
règles du discours. Le russe et l'anglais ont des situations intermédiaires : le russe s'écarte du schéma par l'omission des accents;
l'anglais, par leur déplacement. Le système syllabique ménage la variété
des positions d'accents, contre la monotonie métrique qui surviendrait
par coïncidence entre la place de l'accent et la limite de groupe, dans
une langue à accent de groupe : réponsede la « métrique • à la langue.
C'est pourquoi il est, en français, anti-linguistique et anti-rythmique
de poser l'alexandrin, ce que font encore Roubaud et Lusson, comme
un vers « ïambique-anapestique 137 •· Mitsou Ronat, qui les suit,
considère le « trimètre ,. comme la « réalisation de la propriété
136. Ibid., p. 76.
137. P. Lusson et
sept. 1974.
J. Roubaud,
«
L'alexandrin ordinaire •• LAngut français, n" 23,
232
CRITIQUE DU RYTHME
anapestique de l'alexandrin 138 ». (Ne plus penser), (Ne plus aimer), (ne
plus haïr) de Gautier, - où la séquence Iu v -1 est prise pour
luu.., -1, et où on redécouvre que l'inversion, par coïncidence des
limites syntagmatiques et de la structure du vers, renforce la structure
du vers. Paradoxe des métriciens d'avant-garde : ils sont les meilleurs
et derniers (novissimi) représentants des stéréotypes traditionnels.
Une statistique des positions, comme en font les Russes, Tomachevski sur les vers de Pouchkine, est-elle possible en français ? Becq de
Fouquières avait esquissé une typologie des schémas d'alexandrins.
Comme seule la 6e position est métrique, la répartition des accents est
du discours, rythmique, sémantique. En faire le tableau revient à
confondre rythmique et métrique, fabriquant ces entités réelles dont se
nourrit la pseudo-métrique, qui ne tient compte du rythme accentuel
que par rapport à une métrique absente, et d'élémentssémantiquessans
prosodie et sans sémantique. C'est-à-dire sans les variables propres du
discours. Et il ne serait ni économique ni possible de formaliser toutes
les variables du discours. Même en douze, le discours est l'utilisation
infinie de moyens finis.
Reconnaître qu'il n'y a pas de pieds en français, pas d'iambes
accentuels, d'anapestes accentuels, comporte une critique de la mesure
que ne font pas les spécialistes : parce qu'ils tiennent à la métrique, et
restent dans la théorie traditionnelle. Leur critique du pied en apparaît
formelle, inefficace, inutile. On ne peut pas rejeterle pied en français et
garder la mesure. Ce que fait Mazaleyrat, par exemple, en assimilant la
notion de mesure à celle de groupe rythmique139 •
La notion de mesure implique celle de pied et celle de coupe. La
mesure finit avec la syllabe accentuée. Les syllabes suivantes
appartiennent à la mesure suivante, sans rapport avec les limites de mot
et de syntagme. Or l'analyse phonétique fait apparaître que la mesure
est insaisissable. Pour les uns, comme Paul Verrier, les mesures
débutent par un temps placé au début de chaque voyelle accentuée.
Pour d'autres, comme Grammont, le temps fort indique la fin de la
mesure. Marguerite Durand a montré qu'on ne peut pas déterminer
exactement où commence une mesure, la notion de début étant
douteuse pour une brève, le temps fort étant perçu comme fort jusqu'à
la fin de la consonne qui suit : « Cette question de savoir si la voyelle
forte marque le commencementou lafin de la mesureest sansobjet140 •.
138. Mitsou Ronat,
c
Metrico-Phono-Syntaxe : le vers français alexandrin •• C.ahitrs
tk Poétiqut comparét, Il, 2, P.U.F., 1975, p. 18.
139. Dans l'anicle Rythmt du Grand lArousst de la lAngut françaist, p. 5302, S304.
140. Marguerite Durand, • Perception de durée dans les phrases rythmées •• ]ourn.al
dt Psychologie Normalt tt Pathologiqut, juillet-Septembre 1946. Voir aussi le Français
modmit,
1950, p. 203, • Le bon roi Dagoben •.
233
LE RYTHME SANS MESURE
D'où apparaît le caractère d'abstraction formelle de la mesure. sans
rapport avec le rythme linguistique, c'est-à-dire le rythme du sens.
Mesure et barre de mesure aboutissent à la notion de mesure
enjambante,qui caractérise la métrique française traditionnelle. Morier
écrit : « Toute consonne finale de mot, à l'intérieur d'une mesure, se
rattache phonétiquement à la voyelle suivante, et devient une consonne
croissante 141 ». Il continue d'admettre la « mesure ,. et la « coupe ».
Grammont notait
Les holmmes sont ingrats, 1méchants, 1menteurs, Ijaloux
V. Hugo, Les Rayons et les Ombres
avec cinq mesures (Le versfrançais,p.78) où la première barre fait bien
paraître qu'il ne s'agit pas d'une pause, comme la 4" dans :
Et pas à pas, I Roland, I sanglant, 1temlble, las
V. Hugo, Le Petit Roi de Galice.
Les inaccentuées finales de mot, comme les finales élidées, appanien~
nent à la mesure suivante, la barre de mesure passant à l'intérieur des
mots, dans ces « tétramètres », « pentamètres ,. et « hexamètres ,.
(ibid., p. 79) :
Nofble, sajge, modeste, 1humble, 1honnêlte, touchante
Boileau, Satire X.
On ne peut mieux marquer l'irréalisme de la métrique par rapport à la
réalité empirique du discours et de son rythme, - la coupure radicale
entre la métrique et le discours. Et l'escamotage des effets : l'isolement
de terrible et de las par la pause qui les sépare. D'où destruction
partielle de l'effet de sens par application mécanique de la syllabation,
prise pour une métrique (ibid., p.11 ). Mourot adopte aussi la mesure
enjambante pour la prose de Chateaubriand, comptant (livre cité,
p. 51)
Le Tibre coulaitpâle dans ses rives
2
3
1
4
5
5
Ce que les limites réelles de groupe accentueraient autrement, et plus
expressivement, isolant pâle par ce que Morier appelle une coupe
lyrique : après une inaccentuée.
Le primat du sens dans le discours était déjà chez Georges Lote,
pour refuser des coupes contraires au sens (L 'Alex. fr., p. 78). Lote
montrait que la valeur des syllabes est relative. De quoi contester la
notion de groupe ou de mot métrique. Il montrait que toute les
positions peuvent porter un accent. Les métriciens ne pouvaient
admettre un« pied » monosyllabique à la l'\ ou un accent à la 5". Mais
Lote mettait sur le même plan un accent de « déplacement oratoire ,. et
l'accent de groupe, désaccentuant ainsi la finale, de même que,
141. Dictionnairede poétique et Je rhétorique, à (coupe) enj11mbante,p. 404.
234
CRmQUE
DU RYTHME
privilégiant la diction, il accentuait la 11" parce qu'il n'y avait plus que
onze syllabes à telle diction d'alexandrin (ibid., p.87). Il n'y a pas de
c pied monosyllabique ,. en français, parce qu'il n'y a pas de pied. Il ne
suffit donc pas de remarquer qu'il n'y a pas en français une pièce de
vers c qui soit bâtie uniquement sur un système d'iambes et
d'anapestes, et tous les pieds sont mêlés » (ibid., p. 109). A mi-chemin
du discours et de la métrique, parce qu'il s'était mis dans la diction, il
défendait les coupes suivantes, pour ce vers de Vigny.
Il se croise- les bras - en un calme -profond
c au lieu de celles-ci généralement adoptées :
Il se croi - se les bras - en un cal- me profond,. (ibid., p. 193; cf.
p. 306), tout en maintenant la notion de pied, mais de telle sone qu'elle
ne s'insérait plus dans le schéma traditionnel. Ainsi il recourait à la
notion de pied impur, « anapeste impur ,. (ibid., p. 322), - c Les
péons, les pieds de cinq et de six syllabes demeurent très rarement
intacts ,. (p. 322), spécialement par les c renforcements de la voix ,. dus
à lac nature des consonnes .., aux c accents dynamiques secondaires •
(p. 325)142• C'était l'esquisse d'une entrée de la prosodie et du sens dans
le rythme, qui ne pouvait se faire dans l'état traditionnel de la théorie.
Lote, qui se situe uniquement dans le cadre de l'alexandrin classique
et romantique, prend comme synonymes métrique et rythmique, mètre
et rythme (l'Alex fr., p. 70). Il est donc nécessairement amené à
reconnaître, dans la limite du douze, des c membres ou pieds
métriques ,. (ibid., p. 70), de 1, 2 (iambe), 3 (anapeste), 4 (péon 4eme),5
(4 brèves, 1 longue), 6 (5 brèves, 1 longue) et rarement 7 syllabes. Il ne
s'agit pas de contester c la réalité de ces mêmes groupements ,. (ibid.,
p. 72) mais leur caractérisation : c L'anapeste est comme l'iambe un
pied relativement stable et doit être considéré, lui aussi, comme un des
éléments fondamentaux du vers français • (ibid., p. 101). Outre les
raisons que j'ai déjà données, Lote lui-même fournit un argument qui
ruine cette métrique illusionnée : c il n'y a pas de syllabe privilégiée qui
reçoive de façon absolue et constante l'accent temporel le plus
considérable du vers; ou si l'on aime mieux, il ne suffit pas que la
syllabe soit seconde, cinquième, huitième, qu'elle occupe dans la série
tel numéro d'ordre, pour qu'on puisse assurer d'avance qu'elle doit être
la plus longue du vers • (ibid., p. 92). Dans les métriques vraies on peut
établir un marquaie de toutes les positions.
Ce n'est plus la mesure abstraite, et sans fondement en français, mais
1-42. Il ne parait pas qu'il y ait en français d'accent secondaire. Voir Mario Rossi,• Sur
la hiérarchie des paramètres de l'accent •, vr Congrès lntrmation.J dn Scimœs
Phon,tiq11ts, 1967, p. 786.
235
LE RYTHME SANS MESURE
seule la limite de mot et de groupe 143, qui peut entrer en compte dans
une rythmique du vers, rythmique du discours, annulant l'opposition
ancienne entre coupe enjambante et coupe lyrique. Ce n'est donc plus
la coupe syllabante de Grammont 144 :
- --
Jéhu, le fier Jéhu, 1 tremlble dans Samarie
mais
Racine, Athalie
.........,
.lt11•..111..
..,.:z
I
..,w_
Jéhu, l le fier Jéhu, 1 tremble dans Samarie
1#
..,_..,
..,
Non pl~s des barres de mesure qui, sans noter des pauses, se
confondent avec elles là où il y a des pauses, et utilisent la syllabation
enjarnbante du français pour alimenter la fiction métrique, mais des
barres qui notent les pauses du discours. D'autres, encore, mais
autrement, dans le maintien de la fiction métrique, mettent des barres
aux limites de mots. Ce que fait Kondratov, qui suit Tomachevsk.iH5
Eiéo ty dremler, drug prelestnyj
"-l"IJL "'1 _!_ 1 v ...!.."
(Tu rêves encore, ami charmant)
Le vers est du discours. Même là où il y a une métrique, le discours
lit la métrique. Quand la métrique lit le discours, elle ne lit plus
qu'elle-même. Ce que marque à un degré sublime la barre de mesure.
La métrique se lit elle-même. Aussi privilégie-t-elle toute égalité,
dont le modèle est l'isochronie des hémistiches - ce que disent déjà les
noms : iso-chronie, hémi-stiche. La métrique prend et réalisela 'lJérité
des noms. Grammont l'a fait pour tous les métriciens : « La durée de
chaque hémistiche est la moitié de la durée totale 146 •· L'alexandrin n'a
été conçu comme « vers rythmique • que comme vers à quatre
« mesures •• la 21:et la 41:fixes, sur les positions 6 et 12, les deux autres
variables. Ainsi nécessairement l'hémistiche accomplit l'égalité virtuelle
du rythme, que Grammont définit comme « le retour à intervalles
sensiblement égaux des temps marqués ou accents rythmiques ,. (livre
cité, p. 49). La diction est censée compenser cc que la structure
déséquilibrerait : « le rythme est produit par le retour à intervalles
égaux des quatre temps marqués, et, si l'un des intervalles était plus
court ou plus long que les autres, le rythme serait détruit '"· li
143. Sur la notion de limite de mot dans ses rappons à la synuxe et au ven, voir
J. Cl. Milner, • Réflexionssur le fonctionnementdu vers français • C11hitrsde Poitiq11e
Compa"'e• 1, 3, 1974, p. 2-19.
144. Maurice Grammont, Petit traiti de vtrsificationfrant;11ise,
Armand Colin, 1969,
(5• tirqe), p. S4. (Le livre est de 1908).
145. A.M. Kondratov, • Evoljuuija ritmiki V.V. Majakovskovo• (Evolution de la
rythmique de M.) Vup,os-yJazyltozJMnija,1962, n° 5, p. 102.
146. M. Grammont, Petit trlliti de versificationfrançaise,p. 51.
236
CRmQUE
DU RYTHME
ressortait, selon Grammont, que c les exigences du rythme obligent
donc à ralentir le débit des mesures qui ont moins de trois syllabes et à
accélérer celui des mesures qui en ont plus de trois • (ibid., p. 51). Où
Grammont ne voyait pas la contradiction avec sa propre notion de
l'expressivité, de « mesures lentes exprimant un mouvement lent », la
mesure « lente • étant celle qui a plus de trois syllabes, et qui serait
c naturellement propre à exprimer un mouvement lent ou prolongé •
(ibid., p. 51). La notion était reprise par Pierre Guiraud : c Les pieds
de peu de syllabes s'allongent par compensation 147». Par Morier aussi
(dans son Dictionnaire,à l'article débit).
Des notions controuvées, infirmées depuis longtemps, imprimées en
1904 et en 1908, continuent d'en imposer, de se répéter. C'est la
permanence de la métrique même à travers le rejet prétendu de
Grammont. Il reste dans la « vitesse ,. du trimètre chez DelasFilliolet148. L'isochronie est préservée comme « idéal » - la nonne.
Bien que Lote, que certains n'ont pas dû lire, ait démontré qu'il n'y a
pas d'isochronie, que Spire montre aussi qu'un hémistiche n'est pas la
moitié du vers, que Faure et Rossi aient achevé cette démonstration,
montrant que, paradoxalement, elle vaudrait pour l'anglais, non pour
le français 149. Mais Roubaud parle encore del'« existence autonome de
l'hémistiche dans la structure du vers 150"· Les deux notions étant des
dépendances l'une de l'autre. Impliquées également dans le numérisme
de I'« alexandrin ordinaire ,. : 6 = 6.
Si l'égalité est le modèle de la mesure, la mesure implique une unité
de mesure, et la fixité de cette unité. Or la métrique est à la recherche
de son unité. Une même poésie dans une même langue peut changer
d'unité de mesure. On peut ne plus ou ne pas savoir quelle est l'unité de
mesure. Ainsi en Angleterre, comme en Russie, au XVIIIe siècle, la
tentative de vers syllabiques, qui faisait paraître neuve la notion de
rythme accentuel que proposait Coleridge, ou la tentative de Milton
d'écrire ParadiseLost en décasyllabes 151.
Quelle est l'unité d'une même métrique ? On peut hésiter entre le
pied et la syllabe, entre le pied et le vers. Ainsi il n'est pas impossible
147. P. Guiraud, LA versification,PUF, • Que sais-je •• n" 1377, 1970, p. 99-100.
148. Delas-Filliolet, Linguistiqueet poétique, p. 140 (Grammont est critiqué p. 121).
Ils lui empruntent (p. 143) sa définition du rythme.
149. Georges Faure et Mario Rossi, • Le rythme de l'alexandrin : analyse critique et
contrôle expérimental d'après Le vers français de Maurice Grammont •, Trat1auxde
/inguistiq11eet de littérature, du Centre de philologie et de littérature romanes,
Strasbourg, VI, 1, Klincksieck, 1968, p. 203-233.
150. J. Roubaud, • Metrico-rythmico-linguistico-algebraïquo-syntaxe •• Cahien de
Poitiq11eComparée,Ill, l, 1976, p. 75.
151. Georges Faure, Les élémentsdu rythme poitiq11een aniwis moderne, p. 22, 33,
76, 320-321.
LE RYTHME SANS MESURE
237
que le pentamètre iambique de Shakespeare soit un mythe. C'est une
hypothèse, non publiée, de Tomas Segovia, poète et critique
mexicain152• Car le pentamètre iambique est nécessairement, à part
quelques résolutions d' « iambes •• composé de dix syllabes, puisqu'un
iambe en a deux. Le patron poétique et métrique majeur au XVIesiècle
étant le vers de Dante et de Pétrarque, l'hendécasyllabe italien - qui
est la version italienne du vers de dix, un même 'lJerspeut être
susceptiblede deux métriques différentes. En pentamètre iambique,
avec les irrégularitésdans la réalisation du schéma, que la tradition
classe en accents faibles, accents inversés, syllabes en trop, syllabes
élidées ou liées (slurred),et les omissions d'une syllabe, d'un pied, dont
la place est tenue par un jeu de scène, un cri 153• En scansion syllabique,
les accents métriques peuvent être ceux de l'hendécasyllabe italien,
dont la césure est instable154, mais le plus souvent 4e ou 6e,
s'accompagnant à la 4" d'une autre, 6e, r ou se, - donc à double
césure. La réalisation iambique complète peut aussi bien être un
décasyllabe comme, dans Ham/et :
152. Un autre critique compare le pentamètre iambique de Chaucer au décasyllabe :
• Chaucer had used the iambic pentameter line (or, perhaps more precisely, the
five-stress, basically decasyllabic, line) with skillful flexibility, but, because of unusually
rapid changes in the pronunciation and grammatical forms of the languageduring the
intervening century, the poets of the sixuenth century could not hear it •• Andrew
Welsh, Rootsof lyric, PrimitwePoetry•nd ModernPoetics,Princeton University Press,
1978, p. 197. D'une autre manière, mais qui ébranle aussi le fixisme métrique, Nonhrop
Frye entend le vieux tétramètre, parent de l'octosyllabe, dans le pentamètre iambique :
• si on lit beaucoup de pentamètres iambiques "naturellement", en donnant aux mots
l'accent fon qu'ils ont en anglais parlé, le vieux vers à quatre accents resson avec un net
relief sur son fond métrique• (An.tomy of t:riticism,p. 251). Il est vrai que ce n'est plus
alors un principe métrique. Charles O. Hartman rattache cette lecture de Frye à la
• théorie nativiste •• tournée vers les mètres du vieil anglais (FreeVme, éd. citée, p. 36).
153. Je prends les exemples dans Shakespeare, H•mlet, cd. by A.W. Verity,
Cambridge Univ. Press, 1950 (1" éd. 1911), « Hints on metre •• p. 236-248. Exemple de
syllabes liées (slurred) - équivalent consonantique de la synalephe vocalique italienne,
- prononciation de deux voyelles consécutives mais comptées pour une, ~.M1i.,;1♦i;,
• fusion • :
B,ft th•t I the si. 1 m~11ntingI to the t&ellkins's
t:h~ek
(The Tempest, 1,2,4) -
anicles que le Folio imprime parfois th', ou prépositions
inaccentuées :
I' the ListI night's sttrm 11 slch
1•
fllllOfllsiw
(King Le•r, IV, 1, 34). Exemple italien de syllabe en trop, liée, non comptée : • Che LA
dmtt• J!ifIer• sm•mt• • (lnf. 1. 3).
15-4. Comme montre W. Theodor Elwert, lulienische Metrilt,MaxHueber Verlag,
Munich, 1968, p. 56, Elwen continue de plaqi.er sur le vers italien la notion de pied,
10us forme de • rythme iambique, trochaïque, dactylique, anapestique • (p. 49).
238
CRITIQUE DU llYTHME
To sle'épI perchJ"nce
to dre~m: ay, thm's the ru1'
6
10
(Ill, 1, 65)
Les accents faibles, sur des prépositions, s'intègrent dans le décasyllabe
à l'italienne - avec, dans le premier vers suivant, ce que la métrique
française appelle une césure lyrique, et accent sur la se(l'accent faible
marqué')
"
I
'
/'
/
Do not Ifor eltierwith I thy 1JaiJleJ
luJs
4
8
,,
/
10
\
/
/'
Seek for I thy nolblefathler m I the Just
6
I, 2, 70-71.
\
/
\
/'
/
lt fa1Jed on I the CTOWling
of I the cocle
6
I, 1, 157.
La faible pouvant être en finale de vers, plus métrique que rythmique :
/
'
PassingI through nalturt to I eterjnity
4
8
10
/
/
L'inversion d'accent du schéma iambique devient rythmique, et non
plus métrique : reste l'accent, qui serait métrique, à la 4c, si la
« permutation • a lieu au premier pied; à la 6c, s'il est au second :
/'
/
\
/
/
Angels I and minlistersI of graceIde/end (11s)
4
8
10
/.
/
/
/
I, 4, 39
/
0 heart,l lose not I thy nalture;let I not e1J(er)
6
Ill, 2, 376
Les syllabes « en trop • se trouvent réaliser le même patron que dans
les vers italiens. Une syllabe inaccentuée, hypermétrique, après l'accent
final, intervient comme dans un 1Jerso
piano, avec la terminaison dite
féminine en français :
/.
/
/
/
/
The flejryplace Iputs toys I of desjpera(tion)
I, 4, 75.
4
8
239
LE RYTHME SANS MESURE
D'où, à la 4c\ ou 6• position, la syllabe hypermétrique
comme une césure • épique •
fonctionne
Had to l 1011rlord (ship) ..,
4
l'm rLld I to sée I yo11will.
8
I, 2, 159.
/
,,
/
/
/
/'li be l 1011rfoiJ, 1 Laer (tes) 1:in mine I ign'rance
6
V, 2, 243.
Les deux sont aussi explicables par cette scansion syllabique et par la
métrique:
Bllt that I this folll1 dollts (it).
6
Let's fôlllow, Gér(tr11de)
10
IV, 7, 191.
Deux syllabes hypermétriques après l'accent, comme dans le flerso
sdr11cr:iolo,
se situent en fin de vers, ou, à l'intérieur, après le
4• position :
I
/
I
I
/
My lord,11 came I to see I yo11rfathler's f11(neral)
10
6
1, 2, 175.
/
/
I pray I thee, stay I with
/
/
/
11s,I
go 11otI to Wit(tenberg)
6
10
1,2,119.
\
,,
/
/
/
Unto I that e(lement);Ib11tlong I it co11ltlI not be
4
8
IV, 7, 180.
Ainsi, au lieu de la métrique traditionnelle, conduite d'exceptions en
exceptions, le modèle le plus simple, le syllabique, et le plus
traditionnel, le plus productif aussi, établirait, avec des différences dues
aux langues, un modèle qui oppose des accents métriques à des accents
rythmiques, laissant la possibilité au discours de le déborder sans le
détruire. Les trois types de fin de vers sont les mêmes qu'en italien,
240
CRITIQUEDU RYTHME
dont Elwen prend les exemples suivants (livre cité,
S2,
p. 16) :
verso piano :Ne[ mezzo del cammin di nostra tJita(Inf l, 1)
Verso sdrucciolo : SeguendoÜ cielo,semprefu durabile (Par. XXVI,
129)
Verso tronco : e came albero in nat1esi lew (lnf XXXI, 145)
lo cielperdei cheper non at1erfè (Purg. Vll,8)
La scansion des sonnets de Shakespeare est différente en ce qu'elle ne
semble pas admettre les syllabes hypermétriques. Le « décasyllabe • à
césure 4c serait
,,,,._ .,,,,
W6ry I with toü,11 haste I me toimy bld
4
Sonnet 27, v. 1
Césure 6c:
.,,
,,,,.
,,,,
/
/
How can 11 then I return I in haplJ,ylight
6
Sonnet 28, 1
Le sonnet n'admet donc que la césure« lyrique• :
,,,,
,,,
,,
4
7 8
,,,,.
/
When to I the seslsionsof I sweet sillent thought,
'
/
,,,
/
/
I sumlmon up I rememlbranœ of I thingspast,
6
,,,,
,,,,.
,,,,.
/
,,,,
I sigh I the lack I of malny a thing l 1 sought,...
4
_.. 8
Sonnet 30, 1-3
L'accent serait rythmique sur sweet et métrique sur süent - mais à
vrai dire la distinction y devient oiseuse. La métrique est minimale, mais en même temps elle maximalise le compte des syllabes. Le rythme
réel continue, quel que soit le modèle producteur, de n'être que le
discours. Seules les règles d'élision et de synalèphe, propres à la langue
italienne, différencient le vers de Shakespeare de celui de Dante.
D'une même poésie, d'une même rythmique, l'interprétation
métrique peut être différente. Celle qui est établie depuis longtemps
peut s'avérer fausse un jour. Ce qui est arrivé au « vers irrégulier »
espagnol, au Poema de Mio Cid, dont le vers a entre 10 et 20 syllabes,
la plupan de 14, 15 et 13, et pour lequel « on a supposé, entre autres
hypothèses, que ses vers sont le produit d'une adaptation déformée de
mètres germaniques, qu'ils sont maladroitement construits sur la base
de l'alexandrin français, qu'ils résultent d'un mélange entre l'alexandrin
LE RYTHME SANS MESURE
241
et le décasyllabe de même provenance et, enfin, qu'ils sont simplement
la représentation imparfaite du mètre de base d'hémistiches
octosyllabiques 155 •· On ne réduisait ce vers au régulier qu'en
corrigeant le texte. Selon Tomas Segovia, la scansion, inexpliquée par le
principe syllabique, n'est pas fautive ou maladroite. Une versification
est productive par définition. Elle ne peut pas être fautive. Seule la
métrique à laquelle on la soumet peut être une autre que celle qui l'a
produite. Ainsi les hémistiches, oscillant entre 4 et 14 syllabes, mais la
plupart (62 % selon Menéndez Pidal)156 de 7 et 7, 6 et 7, 7 et 8, 6 et 8, 8
et 7, 8 et 8 par ordre de fréquence, peuvent ne plus se compter en
syllabes mais en groupes rythmiques avec un accent par groupe :
Grfnt ianttir le ftizen
al buln Campeadôr
,,,,_ las campanas
,, •
,, a clamor.
,,,
tànen
en san pero
Por Castillla
oylndo vtfn los preg6nes
afmmo se vJ de tibra
Mio C{d el Campead6r
{nos dlxan cisas
e ltros on6res.
(I, str. 17, v. 285-289).
Où l'éditeur a mis des blancs aux césures présumées, le troisième
vers ici aurait plutôt, peut-être, une césure éventuelle après oyendo.
Rythmique accentuelle par groupes de deux contre trois ou tro~ contre
deux. La métrique en difficulté corrige les textes. Ce que faisait
Menéndez Pidal pour le Cid, d'autres le faisaient pour les textes
bibliques. Il suffit ici de retirer à la métrique le sol sur lequel elle bat sa
mesure, puis l'unité de sa mesure. Ou de la changer.
Ce problème montre l'historicité du rapport entre une rythmique,
une métrique, une langue. En russe, du point de vue rythmique, il n'y a
« pas beaucoup de différence entre la prose et le vers157 ». Le rythme et
le mètre sont proches l'un de l'autre. Le pied fait une unité contestable.
L'unité, pour Tomachevski, devient le vers. A peine est-elle le vers,
qu'elle passe à l'unité supérieure, la strophe (livre cité, p. 58). Car,
étant donné certaines doubles accentuations, un même vers·peut aussi
bien être un trimètre dactylique, lëxkim zéÎirom, ponc;{( (voltigeait
dans un léger zéphyr) ou un tétramètre trochaïque lfxkim zffirom
lSS. Tomàs Navarro, Métriet, espaiio/4, Resen• hmémc:a y descnptnu,, New-York,
Las Americas Publishing Company, 1966, p. 32.
156. Pom11,de Mio Cid, ed. de lan Michael, Madrid, Clâsicos Castalia, 1976, p. 18.
Traduction des vers cités : • On lui prépare un grand dîner au bon Campéador. On
,onne les cloches à San Pedro à toute volée. A travers la Castille on entend publier la
nouvelle que mon Cid le Campéador quitte le pays. Les uns abandonnent leurs maisons,
et d'autre leurs fiefs •• trad. E. Kohler, Klincksieck, t9SS.
157. Tomachevski, 0 Stixe, p. 37.
242
CRITIQUE DU RYTHME
porxfl (ibid., p.40-41). Il n'y a plus de certitude métrique. Le pied ne
peut plus être l'unité.
Le vers est incontestablement une unité métrique, mais composée.
Spire écrivait : « Au-dessus du membre ou groupe rythmique il y a la
figure rythmique, qui en poésie est le vers composé de plusieurs
groupes rythmiques 158 '"· Ce qui paraît exemplairement dans Saint-John
Perse. L'ensemble supérieur au vers, la strophe, est présent dans le vers
par la rime. L'accent final de vers s'appelle en espagnol acento estr6fico.
Il peut y avoir une métrique sans vers. Chez Chaucer, le demi-vers a
pu être une unité rythmique 159• Chez Pindare, on est sûr qu'il y a des
strophes, des antistrophes, des épodes. Mais des vers ? Une métrique ?
Peut-être plutôt une rythmique de Pindare, et des cha:urs tragiques.
Un rapport entre des masses, les strophes, et des éléments variables, les
160• L'unité est alors la strophe, avec des symétries de strophe à
>Ct.oJÀœ
strophe, non de vers à vers ou de pied à pied. C'était aussi ce qui avait
lieu dans l'hymnographie byzantine 161 • Le colon est« un pied composé,
ou, pour parler plus exactement, un mètre composé ,., que la Grasserie
définit ainsi : « Il se distingue du vers en ceci : 1° la syllabe dernière du
colon n'est pas de quantité ad libitum, comme la finale du vers; la
deuxième syllabe du groupe de colons, du système, est seule de quantité
libre; 2~ l'hiatus est interdit entre deux colons, tandis qu'il est permis
entre deux vers; l'élision a lieu d'un colon à l'autre ,. (livre cité, p. 183).
La notion de colon fournit un intermédiaire entre le pied et le vers. Elle
fait échec à la métrique, à la mesurabilité généralisée qui assure le
formalisme de la métrique. La métrique n'est pas toujours aussi sûre de
ses unités que son discours, mi-théorique, mi-didactique, en donne
l'air.
C'est pourquoi je prends l'exemple d'un discours métricien dans son
ensemble, les Éléments de métrique française de Jean Mazaleyrat, pour
analyser comment on enseigne la métrique, en France, aujourd'hui.
Mazaleyrat identifie mètre et vers (p. 15), en prenant ses exemples dans
158. Plaisirpoétiq11eet plaisir m11sC11laire,
p. 109.
159. Voir lan Robinson, Chaucer's Prosody: A Study of the Middle English Verse
Tradition, Cambridge, 1971, que cite Harding, dans Wordsinto Rhythm, p. 59.
160. Un vers grec se compose non de pieds, mais d'« éléments rythmiques •, selon
Jean lrigoin, Rechtrchess11rles mitres de la lyrique choralegrecque,La str11ct11re
du t>m
(Klincksieck, 1953), et« sans cesse les mots chevauchent sur deux éléments • (p. 91). Le
côlonou membre est« l'unité intermédiaire entre l'élément rythmique et le vers •• qui est
• formé d'un ou de plusieurs éléments rythmiques • (p. 11).
161. Raoul de la Grasserie, Et11desde Grammaire Comparée,Analyses métriq11es
et
rythmiques, p. 23.
LE RYTHM.BSANS MESURE
243
la prose. Il identifie gro#/JerythmiqNeet mesNre(p. 14), notions oui
n'ont pas les mêmes implications, pas la même histoire, ne disent pas la
même chose : la mesure est métrique; le groupe rythmique est
syntagmatique, sémantique, il est du discours. Les identifier situe une
stratégie : celle d'une modernisation de la théorie traditionnelle qui
prend des termes du discours pour mieux conserver la théorie
traditionnelle. Comme pour la théologie, la mise au goût du jour est
conservatoire. Mazaleyrat dit «mesNresrythmiqNes• - contradiction
dans les termes, pour définir le vers par le rythme, au lieu de le définir
par le syllabisme, définition censée désuète : « Un vers (ou mètre) est
composé d'abord d'un système de mesNresrythmiquesfondé sur une
série de rapportsperceptiblesdes parties entre elles et des parties aN
toNt,. (p. 16). Mais la volonté de modernisme donne une définition à la
fois trop lâche et trop stricte : elle ne dit rien du nombre de syllabes,
elle revient à inclure la prose - « Prose linéaire, découpage naturel,
découpage orienté, forcé ou fantaisiste, dès lors que se construisent des
ensembles cohéren~ fondés sur des rapports sensibles, on peut parler
de vers • (p. 24). Echo mallarméen des VariationssNr un sujet: « à
savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la
littérature; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès
que style 162 ». Moderne est mallarméen.
Coupe et mesure sont réalisées,par Mazaleyrat : « Comme la césure
marque le point de séparation des hémistiches, de même la coupe
marquele point de séparationdes mesures• (p. 165), au risque de faire
de la « coupe • une pause. La barre oblique « rend immédiatement
sensible le nombre des syllabes dont chacune est composée •· En
ajoutant : « Au vrai, la coupe n'a pas de réalité concrète. Phonétiquement, elle n'existe pas. Il existe des pauses, des silences, de simples
interruptions de la chaîne verbale, amenés par le sens, la syntaxe, la
ponctuation ou par l'interprétation personnelle ,. (p. 168). Mais il y a
ambiguïté, quand les mesures coïncident avec des groupes :
Je le vis,Ije roNgis,II
je pâlis I à sa vue
Conclusion : « La coupe est affaire métrique, mais purement
abstraite. Ce n'est rien d'autre que la ligne idéale de séparation des
mesures créées par la répartition équilibrée des accents. [... ] C'est une
commodité d'analyse, rien de plus • (p. 169). Mais cette commodité
d'analyse est l'exact maintien de la théorie traditionnelle. La mesure
(avec sa coupe, sa barre) est un obstacle - héritage culturel, mode de
description - à la théorie du rythme comme discours, du vers comme
discours. Il y a ici à faire le même travail que celui qui a été fait pour
162. Mallarmé, Œ11wts Complètes, éd. de la Pléiade, p. 361.
244
CRITIQUE DU RYTHME
délatiniser la grammaire française, ou qui reste à faire pour désémiotiler la théorie du discours.
Du maintien de la mesure dépend que la prosodie et le rythme sont
des niveaux distincts : conséquence applicative du signe. Niveau,
décoration, accessoire : « Les rapports de sonorité (rime comprise) ne
font donc pas le vers. Ils n'affectent même pas, ordinairement, tous ses
composants. Mais, subsidiairement, quand ils apparaissent, ils le
perfectionnent• (p. 183). Ce ne sont que des« rapports sonores• pas des signifiants qui sont le sens. Simplement« Une structure sonore
perceptible se superpose ainsi à la structure métrique pour faire du vers
un ensemble ordonné à différents niveaux• (p. 183). La complexité est
un« ensemble harmoniquement cohérent• (p. 218). Le structuralisme
littéraire apparaît ici au stade même qui l'a mené à son impasse :
blocage de la théorie du sens, du sujet, de l'histoire, - donc de la
valeur, mise dans la complexité, signe d'harmonie. La métrique ne peut
que reléguer à la parole saussurienne structuralisée, à la réalisation
phonique individuelle, l' « accent contre-tonique ou oratoire • : « Mais
l'accent contre-tonique et les accents oratoires n'apparaissent que
comme des détails d'interprétation liés à des réactions individuelles et
aux modalités du ton adopté. Ils ne déterminent pas le rythme, lequel
reste attaché aux accents toniques et à leur coïncidence avec les
articulations grammaticales • (p. 137). Ce qui identifie le rythme au
mètre. Je ne tends au contraire qu'à montrer que le sens et le rythme,
indissociablement, sont modifiés par la prosodie, qui est une
organisation du sens, et du vers, du sens à travers les signifiants, rythme de son ordre propre et contrepoint du rythme d'intensité. Sans
les confondre avec la diction. Chez Mazaleyrat, le rythme reste hors
sens, la prosodie, hors rythme et hors sens. Ce qui est hors sens est
aussi hors rythme : « les accents de caractère contre-tonique ou
oratoire sont des accessoires du rythme, non des constituants ,.
(p. 138).
La métrique, ayant affaire à la poésie, au rythme, ne peut pas se
passer du sens. Et elle exclut le sens. Mazaleyrat écrit d'un côté : « La
poésie est affaire de fond et de style, la métrique n'est affaire que de
nombres • (p. 22). Mais il admet ailleurs : « Pas plus que le rejet, le
contre-rejet ne se définit par la seule forme : il dépend aussi du sens ,.
(p. 125). Le sens est du côté du goût : « On soumettra, ici encore [pour
la syncope], sans métromanie abusive, l'indispensable souci du rythme
aux considérations du goût • (p. 70). Pour ne pas tomber dans la
« vulgarité •· Le goût met le sens dans la stylistique. Sens et forme, la
coupure en deux traditionnelle : « L'étude de la fécondité poétique des
associations amenées par la rime ne relève pas de la métrique. Elle est
du ressort de la stylistique • (p. 209). Toute la prosodie, pas seulement
la rime, toutes les structures sonores « produites par un certain choix,
LE RYl"HMESANS MESURE
245
conscient ou de hasard, des phonèmes utilisés •· Mazaleyrat remarque
justement qu'elles« ne sont pas liées à la représentation métrique. Elles
peuvent aussi bien être produites par un texte en prose. Elles relèvent
du style • (p. 182). Pourtant, la justesse même de la remarque met la
métrique en question. Car elle présuppose que si ces structures se font
dans le discours en vers, elles ne modifient pas le vers en tant que le vers
est spécifiquement un mode de signifier, un faire-du-sens-en-vers.
Ainsi la métrique, séparée du style, présuppose-t-elle une séparation du
sens et du vers qui est empiriquement infirmée : s'il y avait cette
séparation, un poème serait traduisible en prose. Il ne l'est pas. La
métrique montre par là qu'elle a une théorie du sens, mais une théorie
régressive, intenable.
C'est l'écart. Voici comment le goût ramène le non-douze au douze,
pour Mazaleyrat : « Dans cette suite d'Apollinaire, au troisième vers
de mètre incertain :
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne
le mouvement d'ensemble alexandrin suggère clairement pour ce vers
le dessin métrique à adopter ,. (p. 71). Embarrassé par l'apocope
(suppression de la voyelle finale) éventuelle de violâtres, qui enfreindrait la « loi des trois consonnes ,. (un/ 8 / dit muet n'est pas muet
entre trois consonnes) 163, ou par celle de comme qui serait une
« vulgarité •, Mazaleyrat isole violâtres par une coupe épique, « pause
légère après Violâtr(es) » où la finale ne compte pas métriquement,
pour ne pas admettre un vers de treize. A propos de la coupe lyrique
( « coupe sur e atone », où la brève compte métriquement) comme sur
âcre dans cet autre vers d'Apollinaire : « Et crache-lui/l'insulte/
/ACRE/de ton écume ,. que Mazaleyrat imprime ainsi, il écrit : « Dans
tous les cas elle est expressive, puisqu'elle est écart ,. (p. 180). U
invoque ailleurs « la conscience de l'écart par rapport à une norme
presque immuablement suivie ,. (p. 221 ). La métrique est condamnée à
l'écart, et au pas de sens, c'est-à-dire à une dénégation du sens dans le
rythme. C'est l'effet-style de son athéorie du sujet.
Le rythme doit donc excéder la métrique. La théorie et l'analyse du
163. H.Morier, dans Le rythme di, vers libre symboliste éti,dié chez Vnh11.erm,H. de
Régnier, Viélé-Griffin, et ses relA.tionsAvec le sens, Genève, les Presses académiques,
1943, 3 vol, note (I, 52) qu'en prose il faut trois consonnes, comme dans • un simple
mot • &jtpl•mo, mais qu'• en, poésie,, de,a suffisem : "La lente Loire passe" •. A
une - en finale - il disparaît. Mais tout dépend de la métrique, et de l'enwurqe
phonétique, ainsi que, dans le parlé, des registres du diKOurs.
246
CRfflQUE
DU RYTHME
rythme dans le vers doivent excéder la scansion. Toute scansion n'est
que l'application d'un modèle. Il n'y a pas de scansion modèle. Il y a la
scansion minimale : celle, pour le français, de la métrique qui, bien
qu'elle s'en tienne seulement aux accents d'intensité principaux, mêle
déjà le métrique et le rythmique, et ne peut s'obtenir qu'en simplifiant
le rythme à l'accentuel, en sollicitant l'énoncé vers la simplification
nécessaire à son modèle. Il y a les cas ambigus syntaxiquement. Il y a,
non sur le plan des réalisations phoniques individuelles, mais sur celui
de l'organisation syntagmatique, paradigmatique du discours, la
somme des scansions possibles, pertinentes, significatives. Il y a
l'interaction de la prosodie avec le rythme accentuel. La lecture du
poème n'est que la réalisation empirique de son organisation, qui
déborde toute lecture. L'analyse du rythme est donc la prise en compte
du non-linéaire dans le linéaire, de la prosodie constante, - la
surscansionqui annule la scansion minimale par excès : la rythmique du
discours, non plus la métrique.
Excéder la scansion, c'est excéder le binarisme de la métrique,
l'opposition duelle entre position accentuée, position inaccentuée quelles que soient les appellations, elles n'y changent rien. Car ce
binarisme ne tient que d'exclure la prosodie, c'est-à-dire la rythmique
de phrase du discours, sa complexité et la signifiance qui échappent
indéfiniment à la métrique. La métrique même a déjà deux problèmes :
celui des positions fortes, par l'hésitation comme par la décision; celui
des positions faibles, par la résolution des irrégularités contre la
régularité présumée. La rythmique est cumulative, sérielle, non
linéaire. D'où l'importance de la notation. Korzybski rappelait que b
notion romaine des nombres « n'aurait pas pu mener aux développements modernes en mathématiques, parce qu'elle n'avait pas assez de
caractéristiques de position et de structure » (Science and Sanity
p. 2S6). De même, pour la rythmique.
La notation brève/longue, proportionnée de un à deux, daterait
d'Aristophane de Byzance, du 111•siècle av. J.-C. 164 • Paul Verrier disait
déjà qu'elle a « tout brouillé », c'est-à-dire la réalité linguistique. La
coïncidence habituelle du temps fort et de la syllabe longue autorise la
notation conventionnelle des syllabes accentuées par le signe de la
longue, le makron (-), et celle des inaccentuées165 par le signe de la
164. P. Verrier, le vers français, t. Il, p. 13.
165. La syllabe accentuée en finale était traditionnellement dite masa,{ine et
l'inaccentuée après l'accent, une seule en français, féminine. Elle est enclitique,
métriquement, en surnombre. Les traités de seconde rhétorique appelaient l'alexandrin
vers de douze 014de treize, et le décasyllabe vers de dix 014de onze. je considère cette
appellation comme une survivance du dualisme de la métrique. La marque idéologique,
anthropologique, pour le couple encore dit toniq14e/atone,travesti en masCMlinlféminin.
y est à son comble. je laisse cene terminologie à ceux à qui elle convient.
LE RTI'HME SANS MESURE
247
brève ( tJ ). En anglais, la convention est la barre oblique pour l'accent
( ,...), la croix penchée (X) pour l'inaccentuée. Il ne s'agit chaque fois
que de la syllabe. La distinction entre voyelle brève ou longue n'est
peninente que dans une langue où la quantité est phonologique,
comme en latin, dans la différence entre ~sr. « il est • et êst, « il
mange».
Mais cette convention métrique de un pour deux, qui n'est pas
linguistique, n'a pas non plus l'appui de la musicologie. Le principe
abstrait que la longue vaut deux brèves y est aussi contesté : « chaque
brève peut être remplacée par une longue irrationnelle, laquelle peut à
son tour se résoudre en deux brèves • 166• Il y a des péons de cinq
brèves, ou de cinq longues (Agamemnon, v. 1142; les Sept contre
Thèbes, v. 565). Il y a des« longues à trois temps, des lonpes iÀo-yo,et
des silences, bien attestés par la notation musicale • (livre cité, p. 57).
A la différence de la métrique, la rythmique fait appel à la situation de
discours, qui inclut en ce cas la musique et le caractère de chaque pièce.
Sans la musique, et sans le discours, la métrique est une « métrique de
papier».
La brève de convention, comme la longue, peut en réalité être une
moyenne. Les longues réelles ne sont pas pertinentes métriquement.
Rythmiquement non plus, car leurs proportions sont phonétiques, et le
rythme est syntaxique, syntagmatique, sémantique, plus que sonore.
D'où, il me semble, l'échec des échelles non binaires pour mesurer,
graduer, numéroter la force des accents. Par exemple de 1 à 5 dans le
Petit traité de versification française de Grammont (p. 150). Une telle
échelle confond le rythme accentuel et le rythme prosodique, comme
elle confond le plan de la phonétique expérimentale - celui des
réalisations phoniques individuelles - avec celui de la métrique
théorique. De plus, elle suppose un accent secondaire phonologique en
français, inexistant. C'est-à-dire qu'elle met sur le même plan l'accent
de groupe et l'accent affectif de mot, qui est consonantique et non
syllabique. Aucun compte tenu des limites de groupes rythmiques.
Tomachevski, qui a étudié le tétramètre et le pentamètre iambiques de
Pouchkine, a démontré que la rythmique tient à la combinaison des
accents avec les limites de mots. Il note d'un chiffre le nombre de
syllabesdu mot et, d'un exposant, laquelle porte l'accent, comme : 32
+ 2 1 + 11 + 32 pour le vers de Pouchkine, dans Eugène Onéguine, U
ntéi I mnogo I zvizd
charmantes )167 •
I prellstnyx
(La nuit a beaucoup d'étoiles
166. Emile Manin, Trois doa,mmrs de m11siqNcgncq11r, Klincksiock, 19S3, p. 2'4.
167. V. iinnunskij, lnrrodNction10 mrrrics, p. 158.
248
CRITIQUE DU RYTHME
Le domaine russe est celui où la notation de l'intervalle a sans doute
été la plus ~laborée, en rapport avec le travail rythmique de la poésie
russe. Le vers purement accentuel (tonique) y est une découverte du
xx• siècle, chez Blok, Akhmatova, Maïakovski, reprenant le vers
populaire russe. Jirmounski écrit : « La forme générale de ce vers est
x~x.Lx.Lx
où x est 0, 1, 2, 3... ; en conséquence on distingue des
vers à 2, 3, 4 accents 168• • Dès qu'il n'y a plus de métrique régulière,
l'étude statistique touche à sa limite, comme l'admet un de ses
pratiquants, Kolmogorov : « En général, quand nous avons affaire à
des données sur le rythme provenant d'œuvres aux structures
rythmiques différentes, le traitement statistique automatique sur un
patron d'ensemble n'est pas très productif en poétique 169.» Au lieu de
chiffrer le nombre de syllabes des mesures (et non des groupes
rythmiques), à la mode des métriciens français, l'alexandrin 3333,
3342, etc. - chiffrage qui ne rend pas le rythme interne du groupe, la
notation des intervalles totalise seulement les syllabes non accentuées,
le zéro notant l'absenced'inaccentuée,c'est-à-dire la place d'un accent.
C'est ce que faisait G. Lotz sur le poème de Coleridge170 :
lt fs an Jncient Mt!rin{r 11110
And he stcfn,eth ône of thlee 2110
Système de notation utilisé par les métriciens russes, comme
Kolmogorov et Kondratov pour la rythmique de Maïakovski171,
étudiant ce qu'ils nomment le tétramètre accentuel régularisé (uregulirO'fJannyjéetyrëxdol'nik)172• La convention métrique consiste à admettre une anacrouse173, c'est-à-dire à ne pas compter la ou les syllabes
qui précèdent la première accentuée, et à ne pas compter non plus les
syllabes qui suivent le quatrième accent métrique. Ils distinguent ainsi
seize formes, huit avec anacrouse zéro, comme le dactyle régulier,
forme (0.1), qui ne peut se lire ainsi qu'en postulant que le temps fort
est la fin d'une mesure :
168. V. Zinnunskij, • The versification of Maïakovski •, dans P~tics, Poerylt11,
Poetica,Varsovie, 1966, p. 213.
169. A. N. Kolmogorov, K iz11mzij11ritmik, M11jalt0flsltow,p. 69, cité par Zirmunskij, dans Poetics,PoetilttJ,p. 220.
p. 146.
170. G. Lotz, • Metric Typology •• dans Sebeok, Style in LAng11t1ge,
171. A.N. Kolmogorov, A.M. Kondratov, • Ritmika poem Majakovskovo. (La
rythmique des poèmes de M.), VoprosyJazyltoznt1nijtJ,1962, n° 3, p. 62.
172. Le doi'nik est défini dans le dictionnaire d'Uchakov • mesure (r11zmn-)versifiée
avec un nombre arbitraire, inégal de syllabes inaccentuées entre les accentuées •· Mttre
très employé par Maïakovski et d'autres poètes contemporains.
p11rt011métriq11ed11
173. j'aborde l'analyse de l'anacrouse au chapitre X, Métriq11t!
disco11rs.
249
LE RYTHME SANS MESURE
~2..!.2..!.2..!.
la vot v bjuro p_oxor:pnnyxproc.,ssii
tt.;,.t:,.
:L,W
'-"-
'-'
-
(Me voilà au bureau des pompes funèbres)
ou la forme troisième, ~2..!.1..!.2~
Bol'1e ëem molno, bol'Ie lem nado
"'-"'"'
~..,
.&..u"'
~
(Plus que possible, plus qu'il ne faut)
la dernière étant le trochée ~t..!.t...!.1...!.:
Ôto mne vzdox ot vidov
.L..,
..t:t. v~v..L
namore ?
(Que me fait un soupir pour des vues sur la mer)
et avec une anacrouse, une syllabe en anacrouse, depuis la forme
1-=-2-=-2-2-', qualifiée d'amphibraque (vcompte et ne compte pas l'anacrouse :
v),
ce qui à la fois
A ja, raziivjas' trëxrublëtJkoi fal'sivoj
vv-t:..vv..i:.
u~vv-'-
(Et moi, enrichi avec trois faux roubles)
.
,,a 1,..
1usqu
1ambe 1- " 1- '1 - '1 - " :
U procix znaju serdca djm ja
V~
V~
V..:!
U-
(Chez les autres je connais la maison du cœur)
et les auteurs concluent à la dominance des intervalles de deux syllabes,
du schéma dactylique 0222 (26,8% sur 149 vers), intervalles simples
rares entre le 3e et le 4e accent. C'est-à-dire ralentissement du rythme.
Pour préserver le mètre, un accent supplémentaire en début de vers
n'est pas compté non plus :
la iirn-vx s detstva priv1.k nenavidet'
V
~
V V~
vv_t:.
(~~
(Moi les gras tout enfant je les détestais)
L'anacrouse zéro est censée avoir pour fonction de donner le signal
d'approche de la phase décisive dans le développement du sujet. Le
conventionnalisme de la métrique ne peut que psychologiser directement. Se voulant descriptif, structural, non normatif, il a perfectionné
la notation et l'analyse, mais formelle, dans la tradition de Bely, de ce
que Kirsanov énonçait ainsi : « Les poèmes de Maïakovski sont écrits
avec beaucoup de mètres et de non-mètres (mnogimi razmerami i
nerazmerami). ,.
CRITIQUE DU RYTHME
Cette notation, cependant, malgré les problèmes de la métrique, et
dans son rapport propre avec la rythmique de la langue russe, a permis
une étude statistique des positions. L'accomplissement de la métrique
est sans doute cette systématique développée en historicité, dans son
schématisme accentuel. Ainsi T aranovski dégage six variantes accentuelles fondamentales du tétramètre iambique russe 174, « sur la base de
dizaines de milliers de vers • (livre cité, p. 179, n. 5), pris entre autres
chez Joukovski et Pouchkine :
No
Nombre
d'ictus
Syllabes
accentuées
exemple
I
4
2,4,6,8
Odn{m dyia odno ljubja"
II
3
-,4,6,8
BeregO'IJoj
el granft
III
3
2,-,6,8
Na lakovompolu molm
IV
3
2,4,-,8
Byla"uiamaja pora"
V
2
2,-,-,8
Izvolila Elisavét
VI
2
-,4,-,8
Porfirono~naja
vdova"
La métrique statistique peut montrer que du XVIn• au XIX• siècle le
tétramètre iambique russe passe d'une accentuation sur le début et la fin
à une accentuation sur le milieu et la fin. D'où le double tableau suivant
(ibid., p. 183), où le pointillé dans le diagramme représente le mètre
théorique, les tirets, celui du XVIII• siècle, le trait continu, celui du
XIX· siècle :
Syllabes
2
4
6
8
Tétramètre
iambique
théorique
77,9
66,6
52,1
100
XVIII' s.
9J,2
79,7
5J,2
100
XIX' s.
82,1
96,8
34,6
100
Taranovski, en pourcentages d'accents, tend ainsi à caractériser la
manière d'un individu, d'une époque, pour la critique interne, la
critique d'attribution, la métrique comparée du domaine slave. C'est
par la présence ou l'absence de telle variante dans tel poème que le
174. Kiril Taranovski, .. Problèmes fondamentaux
slave •• P~tirs P~ryk11,p. 173-196.
ae l'étude statistique du vers
251
LE RYTHME SANS MESURE
90
80
70
60
50
40
30
8
6
4
2
rythme sera situé : par un écart. La notation répercute la spécificité
rythmique d'une langue, déjà caractérisée par ses possibilités métriques.
Il suffit d'appliquer cette notation à des vers français pour voir que,
si elle inverse la notation habituelle, elle se heurte immédiatement aux
cas douteux qui proviennent doublement du fait que la métrique est
minimale, en français, pour l'alexandrin, - sur la 6" et la 12" positions,
et que l'accent est accent de groupe, non de mot, donnant
paradoxalement d'autant plus d'importance aux figures prosodiques,
dans les figures rythmiques qui ne peuvent pas être métriques, et qui
doivent tenir compte de cas douteux, que la métrique simplifie.
La formule 3342 devient 2231 : 2..!.2..!..J-!.t..!.
Comme on voit sur la branche au mois de m11.i
la rose
V
V
'-'
2
V
V
2
'-'
V
-
'-' -
1
3
ou encore 01231, au lieu de la notation par groupes qui serait 22242,
pour le vers suivant
Sont!e,songe, C#J_hise,à cette nuit cruelle
-
C,
o..!..
-~
'-"'
-
vv""
-
-.;,,,,--
2
I
3
.J_ }.J...
Comme les pauses appartiennent au discours, les formules non
seulement seront très nombreuses, mais elles ne seront pas pertinentes
- elles ne seront pas métriques. A la différence de la scansion mesurée
enjambante, la notation des intervalles est à contre-mesure, elle permet
J.2_
252
CRITIQUE DU RYTHME
de ne pas confondre dans un même nombre, 2, le rythme de songe avec
celui de Céphise : 0, 1, 1 au lieu de 2, 2, 2,. Reste que la prosodie lui
échappe tout autant. Elle demeure une notation métrique. Les limites
de mots lui échappent. La notation de Tomachevski pour le dernier
vers serait : 2 12 122 121122 • Il y a à proposer une notation rythmique.
Si l'intervalle compte autant que l'accent, ce que montre toute
l'expérience de la métrique russe, comme la tradition issue de
G.M. Hopkins; si la mesure est une abstraction inutile et nuisible; si la
prosodie, autant que les limites de groupes, sont partie intégrante du
rythme, - la rythmique ne peut plus compter, chiffrer. La notation
doit être qualitative, non plus quantitative. Elle excède le statistique.
Comme la prosodie fait rythme à l'intérieur du vers, nonmétriquement, la notation rythmique-prosodique excède la scansion.
Matila Ghyka analysait le vers, isolé, de Racine175, en le comptant 2 4
24:
L'éclat de mon nom même augmente mon supplice
V-
v
V
V
-
V
-V
V
V
-
où la fiction métrique matérialise numériquement des pieds inexistants
en effaçant le conflit entre syntagme et mètre, et les figures du rythme
consonantique. L'isolement empêche de rythmer en fonction des
motivations, des séries produites par le contexte. La notation
rythmique serait
,,.
..- _,,,
~~
,cJ~'""..!f!'
V
V
._! .!J J!L
L éclat
mon nom même augmente mon supplice
de
Aucun nombre n'est plus possible, dans le discours, là où mon est
marqué par couplage vocalique avec nom et couplage consonantique
avec même. Ce ne sont pas des assonances, des allitérations, mais les
éléments d'une série paradigmatique, avec augmente et mon (supplice),
éléments d'une linéarité mais aussi d'une circulation des signifiants non
linéaire, par l'espace qu'installe cette organisation-saturation. Ghyka
accentuait même métriquement, pas d'accent sur nom : simplification
d'un rapport double, et ambigu - le groupe l'éclat-de-mon-nom
qualifié par l'ajout de même, ou le groupe l'éclat, suivi de son
complément de mon nom même. La qualité monosyllabique des termes
nom et même contribue, comme le rapport consonantique, à peser sur
chaque terme, faire l'intensité sémantique que la situation, le contexte
font déjà. En tant que syntagme, l'éclat de mon nom, cinq syllabes,
entre en conflit avec la cellule métrique, qui est de six. La convergence
des effets réalise une tension entre la 5c:position et la 6c:. C'est cette
tension que je note par une double scansion ..!:.., et une relation de
175. Matila Ghyka, lt Nomm d'Or, Ritts tt rythmts pythagoriœns dans lt
d'11t/opptmmt dt Li cwilisationocridtntalt, Gallimard, 1976, (1,. éd. 1931),'r, p. 114.
LE RYTHME SANS MESURE
253
contre-accent, accent consonantique (marqué ~. pour rappeler qu'il
n'allonge pas la syllabe) sur mon, sur nom, accent de groupe sur même.
La séquence progressive appelle la gradation 11/ I// , effet cumulatif,
qui n'indique pas que même est « trois » fois plus marqué que mon,
mais qui figure l'addition linéaire des effets prosodique et rythmique
sans les confondre. Le couplage consonantique note la marque dans
l'éclat. De même dans supplice, précédé par mon qui est déjà marqué, et
par la répétition, et par la 4e position dans la série en /ml; d'où le
marquage triple. Neuf positions sur douze sont marquées, les seules
non marquées étant la 3e, la 7e, la 9". Encore la 3e et la~ sont-elles en
rapport phonétique par les dentales, et la 7" est également à demi
marquée par la liaison, faite ou non, qui place cette syllabe initiale de
mot entre un /ml de fin de syllabe et un /g/ qui répond en écho voisé au
/k/ de éclat comme, inversement, le /t/ répond au /d/ de la 3e, Pris au
hasard, et isolément- dans le cadre même de la métrique, qui n'est pas
celui d'une analyse rythmique réelle, car celle-ci récuse l'isolement du
vers - isolement qui, en un sens, produit sa propre notion du vers, il
ne s'agit ici que de montrer, par un exemple, en quoi la technique de la
notation est importante. Elle fait paraître l'inefficacité et la nonpertinence de la théorie traditionnelle. Une notation excède l'autre
comme le rythme excède la métrique.
Le jeu du prosodique avec le rythmique accentuel, l'un par rapport à
l'autre, ne fait que ramener le vers au discours, la métrique au langage.
En ce sens, G.M. Hopkins est l'inventeur de la rythmique, le premier
qui a reconnu que la poésie est, consubstantiellement, du discours
ordinaire, des rythmes du parler, à la fois par sa notion de sprung
rhythm ou suraccentuation 176 et par son insistance sur le consonantisme, pris dans sa propre tradition celtiste177; mais généralisable, et
caractéristique de plusieurs modernités. Il en tirait une métrique, ou
plutôt une hypermétrique, autant par la systématisation des syllabes
hypermétriques, les accords de consonnes, mais aussi de voyelles
(vowelling on, vowelling off), rimes enjambées, qu'Aragon a réinventées pour lui. Le contre-accent est la figure rythmique qui caractérise le
mieux cette relation du poème au discours. Il n'a pas, linguistiquement,
la même valeur en français et en anglais, mais, curieusement, il garde la
même valeur inséparablement poétique et polémique.
En anglais, le contre-accent joue sur la double provenance du
lexique, saxon et latin, qui privilégie le saxon, le mot court, dans une
176. L'Enc,clopedia of Pottry tmd Pottics de Preminger définit le sprung rhythm
comme • system of overstressing •• - • presque comme si le spondée était un pied
anglais normal », parlant de • l'approximation des mouvements du discours naturel
chargé d'émotion •·
177. Voir sa lettre du 3 avril 1877 à R. Bridges : • The chiming of consonants l &Otin
pan from the welsh, which is very rich in sound and imagery •• éd. citée, p. 38.
254
CRfflQUE
DU RYTHME
rythmique linguistique à accent de mot fixe. En français, il n'y a pas, en
tout cas, aussi nettement, cette opposition de provenances lexicales, et
la langue est à accent de groupe. Cependant, quelle que soit la langue, il
semble bien que le contre-accent privilégie à la fois le parlé et le mot
co11rt. C'est ce qu'on pourrait tirer d'une étude de Nikonov sur « La
longueur du mot 178 •• en russe, en géorgien et en kazakh, langues de
familles différentes, où le profil d'emploi est pratiquement le même. En
russe, selon quatre registres de discours, la quantité moyenne de sons
par mot est la suivante (anicle cité, p. 107) :
1. Discours parlé
4,5
5,2
2. Prose anistique (sans dialogue)
3. Prose scientifique
6,7
4. Journalisme
7,0
Le corpus était le suivant : pour le « parlé .., des pièces de Tchekhov,
Ostrovski, Gorki, et le discours direct des personnages dans la prose de
Pouchkine, Tourguéniev, Tolstoï, Tchekhov, Cholokhov. En 2., cette
même prose. En 3. des textes de physique, botanique, linguistique,
chimie, géologie, physiologie. En 4., les anicles principaux de la
Pravda entre 1974 et 1976. L'étude ponait sur 180 000 emplois,
prenant le mot comme unité graphique. L'indication vaut, même si on
critique le corpus de l'auteur. Elle reste indicative et situe la stratégie
poétique du contre-accent.
Le contre-accent, étant la suite immédiate de deux accents, est
marqué, en français, parce que la séquence progressive, linéaire, dans
une langue à accent (final) de groupe, éloigne généralement les accents
l'un de l'autre. Sauf construction syntaxique paniculière, liée à des
rappons de syntagmes monosyllabiques. Le contre-accent est un cas
marqué syntaxiquement et sémantiquement. Morier propose même
que le français en a horreur : « Nous ne croyons pas que le français
adopte, comme le propose M. Kibédi Varga, "aussi bien" et aussi
fréquemment, la mise en évidence du monosyllabe final au moyen de
deux accents consécutifs, comme dans "... que vous me semblez/
beau", "un soupir/las", "un regard/mort". Il s'agirait là d'un écan
stylistique par rappon à la norme : le français, en principe, a horreur
du spondée 179• ,. Il est vrai que, syntagmatiquement, dans le discours,
178. V.A. Nikonov, • Dlina slova •• (La longueur du mot), Voprosyjazyltoznani1a,
1978, n° 6, p. 104· 111.
179. Dictumnairt de pcnti'l11eet de rhétoriq11e,
au mot Acctnt, p. 22. Paul Garde écrit
é&alement : c le français tend à éviter la succession immédiate de deux accents, et de ce
fait tout mot précédant une unité accentuelle monosyllabique est fon exposé à perdre son
accent : dans les expressions 11ncrayonvm, elle dessinebien, 11ne
position clé, il n'y aura
qu'un seul accent, celui du mot monosyllabique final • (L'accent,p. 94-95). Parcequ'il
n'y a q11'unsyntape. C'est dans le discours,dans les rencontres et les effets des groupes
entre eux, qu'ont lieu les contre-accents, non dans la langl4e,qui arrête son observation
au syntagme seul comme à la phrase seule. Même réponse à la prétendue intolérance que
255
LE RYTHME SANS MESURE
les exemples cités ne sauraient être des contre-accents, pour la raison
qu'ils ne font chaque fois, avec des nuances, qu'un syntagme, et n'ont
qu'un accent. Seule, éventuellement, une diction, pourrait accentuer
autrement : cas flagrant d'une réalisation phonique individuelle, qui
peut faire n'importe quoi - mais c'est une diction, ce n'est pas
l'organisation du discours. Au contraire, c'est l'organisation du
discours dans, par exemple, Infinitif de Desnos :
y
..,
J:""..U-.JJJ\I
V
v
\,1
-
Y mourir ô belleflammèche y mourir
où la séquence des groupes, ô vocatif et adjectif antéposé fait une série
de trois accents immédiatement consécutifs.
Il y a de nombreuses figures possibles de contre-accent. Je n'en fais
pas ici un traité. Je distinguerai seulement, puisqu'il s'agit d'une suite
immédiate, qu'elle peut jouer sur les deux plans de l'accentuel et du
prosodique, ~ù
quatre sortes de contre-accent : (rythmique)1
rythmique : ~
, (prosodique)-prosodique
: .:f:' ..$ , prosodiqueL'accroissement
rythmique : ~ .JL, rythmique-prosodique : -'-~.
du nombre des barres obliques est fonction du nombre de marques
consécutives, quand plusieurs contre-accents se suivent. La courbe qui
va d'une position à l'autre, en surplomb, note l'effet de lien en tension
avec le discontinu des syntagmes - puisque, nécessairement, deux
syntagmes distincts sont conjoints, et peuvent l'être par-dessus une
ponctuation forte. Il peut, dans le vers, par position, y avoir
contre-accent enjambant :
I
-
comme dans ces deux vers de Chénier, dans L'aveugle,où le fils d'Egée
saisit l'ennemi : il court
I
L'entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec effort,
...-...4.
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.
Plusieurs accents consécutifs équivalent à ce que la terminologie
anglaise appelle hoveringaccent(V. au mot, dans l'Encyclopeàia
... de
Preminger), plateau rythmique accentuel, pour ce vers de Yeats, par
exemple, où sont nQtés aussi les pieds :
)(,/X.//
/'l('J('J(
/
Unfriendllylamp I light hid I under I its shade.
relevait Paul Verrier : • L'alternance entre fones et faibles s'accorde avec l'accentuation
de notre langue, qui ne tolère de suite ni deux accentuées ni plusieurs inaccentuées • (u
wrs fr11n(Ais,
Il, 18). C'est l'esthétique classique de la langue, celle du rythme comme
mesure et cadence, celle de l'euphonie et de la cacophonie, qui condamne le
contre-accent. Par exemple Auguste Rochme, dans L'Ala11ndrin chtz Victor HNfO
(Lyon-Paris, Lile. Cath. Emm-Vine, 1911), p. 392.
CRITIQUE DU RYTHMB
256
Les effets prosodiques peuvent souligner le contre-accent, comme le
couplage consonantique, ou la succession de monosyllabes, au lieu de
la séquence d'une fin de groupe polysyllabique et d'un monosyllabe
accentué. Je prends tous ces exemples isolés dans la littérature
métrique :
,;--' ..IL
Rebelle à tous nos soins,sourdeà to11snos discours
011
Phèdre
Et comptez-'Vouspour rimDku qui combatpour tJous
Atha~
Il y a contre-accent prosodique par le rapprochement immédiat de
deux consonnes identiques dans deux syllabes qui se suivent, comme, à
la fin de La Mort des amants de Baudelaire, l;~eux /ml, dans
V
Ô-_,1,.-"--::a,V
V
-
JL
0
Les miroirsternis et lèsflammes mortes
ou, dans Les Contemplations(IV, 8,5-8), les deux /p/ de :
~
V
&,..&_...!t
V\,/-
Et comme une lampepaisible
v
ô.lL
V
V -
V
-
Elle éclairaitce jeune cœur
Il y a un effet de marqua analogue dans ce qui est traditionnellement
répertorié comme un hiatus de deux voyelles identiques, ce qui, dans la
prosodie du vers classique, n'est possible que par l'intermédiaire d'une
élidé ou d'un h aspiré, comme dans le vers de Hugo (Les Orientales,Le
.....
feu du ciel, VIII)
" (1-:1,.,-
Là nuee eclate
v
v ~
v_,!,JL
...--
ou dans cette phrase de René Char : .. Nous devons troutJerla halte,.
Les figures rythmiques sont des figures syntaxiques. Dans les vers,
c'est l'attaque du vers par une syllabe accentuée, qui est le produit,
entre autres, d'une syntaxe de l'invocation : dans Cours naturel,
d'Éluard
-.
V
V
~
VU
-
Mams par nos mams reconnues
-
vvu-vvu-
Lèflresa nos lèvres confondues
Sans Age
que Morier prend comme exemple d'anacrouse dans son Dictionnaire.
C'est aussi le cas avec une attaque prosodique marquée, accent
prosodique et non plus rythmique accentuel, comme dans Infinitif de
Desnos, déjà cité :
_
_
_
J. V 4,:Y,ltv
IJ
,+ ./J -&.--::.
Y mounr o bëllef/ammeche y mounr
C'est les figures de symétrie, rythmes fermés, comme, en particulier
dans Apollinaire, Le Pont Mirabeauen fait une forme-sens, paradigme
rythmique:
coÜ~,: Seine
LII RYI'HME SANS MESURE
257
Vienn1Il' nüit
sonne l'heure
-
-
l'onde..,si"'lasse
Pâss;:,tds jours
auquel s'ajoute la figuration lexicale : les mains dans les mains restons
face à face, cycle, indéfini retour et recommencement de l'amour qui
tient à l'ambiguïté du poème : le rythme est du poème, non du vers.
Comme ses métaphores (sousle pont de nos bras). Et le rythme n'est
pas une forme, mais un sens du sujet, qui n'a pas la même valeur
ailleurs. Pas plus qu'ombre, sens lexical, n'a la valeur de Hugo hors
Hugo. Ce qui récuse d'un côté l'attribution en soi de valeurs
psychologiques ou descriptives quelconques à ces rythmes que Henri
Morier appelle « polaires » en leur donnant le nom de mètres grecs,
crétique - v -, choriambe - v v -, à quoi il ajoute un
« hémistiche polaire ,. (d'alexandrin) v v v V -; et ce qui
récuse d'un autre côté la scansion métrique, car le ·même 3333 ou autre
chose y recouvre des rythmes, des effets de rythme différents. Auraient
la même scansion
Et lesfruits passerontla promessedesfleurs
Et tes pieds s'endormaientdans mes mainsfraternelles
où le vers de Malherbe et celui de Baudelaire ni ne disent ru ne
rythment la même chose 180•
180. Cette non-superposition du rythme et de la scansion métrique m classique.
Ainsi Louis Nougam, dans son Traiti dt mitriqut latine classÙ/ut(Klincksieck, 1948)
attirait déjà l'attention sur ceci que • Les pitds n'ont aucune existence au point de vue de
la langue. Seuls existent les mots, c'est-à-dire des formes prosodiques extrêmement
variées, qu'emploie le versificateur. La scansion ne fait pas apparaitrecene varifté. Voici,
par exemple les deux premiers vers du chant VI de l'Eniide :
sic fatur lacrimans classique immittit habenas
et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris
[Ainsi parle Enée en pleurant : il lâche les rênes à sa flotte et finit par aborder au.xrives
Eub&nnes de Cumes. trad. Budé] Us sont semblables quant à leur scansion :
--1-Vvl
-11-1--/-uvl--
mais très différenlS quand à leur architecture. Les voici décomposés en leurs éliments :
SIC
et
fatur
- tand(em)
lacrimans v u Euboicis
- \J V classiqu(e) - Cumar (um) - immittit
- - v
allabitur
-v V habmas '"' - ons
Aucun mot, peut-on dire, du premier vers n'est l'équivalent erosodique du mot
correspondant du MCOnd. Sous l'uniformité de la Kansion apparait la diversité du
langage. • (§ 32)
258
CRITIQUE DU RYTHME
Je ne prends qu'un dernier exemple de figure rythmique dans le
cadre du vers français de la fin du XIX• siècle et du début du XX•, la
césure dite épique, et la césure lyrique, faits de rythme métrique au
moyen âge, c'est-à-dire codés, comme la langue, et faits de rythmique
anti-métrique dans le vers symboliste. Dans la césure épique, la syllabe
inaccentuée après l'accent-césure ne comptait pas, était traitée comme
une finale de vers :
Ço sent Rollant que la mort le tresprent(pénètre)
Devers la test!_sur le quer li descent
Ce qui a continué dans la poésie populaire, dans le vers de 16, comme
dans cette chanson canadienne du XVIII' siècle, La Courte Paille :
Ce sont les enfants de Marseil~ sur les eaux s'en vont naviguer
Ont bien été sept ans sur mer, de terr' sanspouvoir approcher.(... ]
Au bout de la septième année, de provisions ils ont manqué
Leurs chiens, leurs chats il faut qu'ils mangent jusqu'aux courroiesde
leurs souliers
Exemple possible, à la fin de Vendbniaire d'Apollinaire :
Et la nuit de septembr'l.s'achevait lentement
Césure lyrique, l'inaccentuée compte comme position, donc la césure
recule. Chez Charles d'Orléans 181
Si commençay de cœur à soupirer
Combien cert!! que grand bien me faisait
De voir FranC.!_
que mon cœur amer doit
rythme repris par les symbolistes, rythme descendant; recul, remontée
de l'accent par rappon à la limite du groupe, repris en écho, au point de
faire un contre-rythme, comme dans les jeux r11stiqueset divins
d'Henri de Régnier182 :
Vois, l'Automn!._tiss!.ses brumf!.Set sespl11ies
ou encore
La mémoir!.pleurr_sur la pierr!_des tombes
qui sont, métriquement, dans leurs contextes, des alexandrins,
des vers à prosodie non métrique.
·
et
non
Le problème des figures rythmique est leur sens. La limite de la
métrique n'est rien d'autre ici que celle du dualisme, qui postule une
forme, puis psychologise cette forme. Ainsi, par un paralogisme
181. Charles d'Orléans, Poésies, éd. par P. Champion, 1956, Ballade, LX.XV, t. l.
p. 122.
182. H. Moricr, Le rythme dH vers libre symboliste, Il 169, 170.
l E RYTHME SANS MESURE
259
constant, la forme est-elle dotée du sens que le sens suggère .. chute •, « souffrance •• disait Morier pour les coupes lyriques, dans
ces vers d'Henr; de Régnier.
C'est pour sonir de ce cercle que le rythme et la prosodie ensemble
sont à prendre comme organisation de la signifiance. Pour quoi, après
la critique de la métrique, il faut passer, pour établir le rythme comme
discours, aux principales questions de la prosodie.
10. Prosodie,signifiance
André Spire écrivait : « Pas de sens, pas de rythme, donc pas de
poésie • (livre cité, p. 190). Mais qu'est-ce que le sens ? Le sens fuides
mots. Les mots ne sont que des passages du sens. Le sens est ce qui ne
cesse de fuir, comme la vie, comme le temps. Y a-t-il un temps du
sens ? un rythme du sens - une subjectivité et une temporalité du
sens ?
Qu'il n'y ait pas de son dans le langage, mais seulement du sens,
seulement de la signifiance, jamais de vide du sens, mais des systèmes
qui se forment et se déforment, communiquent ou se cachent, comme
dans les mondes enfantins, c'est ce qui détruit empiriquement le
schéma dualiste du signe, que reprenait, par exemple, une fois de plus,
Jiri Levy 183, en reconnaissant dans la forme des qualités acoustiques,
des schémas d'arrangement (continuité/discontinuité, équivalence/
hiérarchie, régularité/irrégularité) et dans le sémantique des tensions
entre cohérence et incohérence, intensité et non, prédictibilité et
non-prédictibilité. Pas plus que le langage ordinaire, le poème n'hésite
entre le son et le sens : la nécessité fait sens. Chercher ses mots est autre
chose. L'illusion du traducteur, comme disait Paulhan, vient avec la
demi-science. Qui sait moins n'hésite pas.
Le poème ne travaille pas l'hésitation, mais le sens. Le poème est un
des modes de signifier les plus actifs du langage sur le langage. Cette
interaction, nécessairement syntaxique, fait une « sémantique rythmique ,. dont Ossip Brik a parlé le premier 184• Brik nomme « figure
rythmico-syntaxique ,. la coïncidence des accents, des limites de mots
et de la structure syntaxique. En vers, la syntaxe est une « syntaxe
rythmique ,. (ibid., p. 62), dont il formalise les figures. Ainsi le
rythme, la prosodie, la syntaxe, le sens étaient-ils pour la première fois
une seule organisation, que Brik restreignait au vers.
183. JifiLn-y, • The meaninp of fonn and the forms of meaning •• Poetù:sPoetylu,,
p. 45-59.
18-4. Dans • Ritm i sintaksis •• Two Essayson Poetic Lang•age, p. 72.
260
CRITIQUE DU RYTHME
Dans son anicle de 1917, sur les répétitions sonores, Brik s'opposait
à la fois aux recherches « intuitives .., subjectives, et à la poésie comme
« langage d'images •, qui mène les « belles sonorités ,. à n'être qu'un
« ornement extérieur ,. {livre cité p. 3). Il pan de l'« interaction de
l'image et du son ,., sans confondre le son, ou plutôt le phonème, et la
lettre. Ses.schémas de disposition - AB-BA, ABC-BCA-CAB ... ne tiennent compte que des consonnes, dont les retours sont associés à
certains mots. Du point de vue de la position dans le vers, Brik
distingue quatre figures qu'il nomme : 1) l'anneau (kol'co), « la base est
au début du vers, la répétition est à la fin du même vers ou du
suivant •; 2) la jointure (styk), « La base est à la fin du vers, la
répétition au début du suivant •; 3) la pince (skrep), « La base est au
début du vers, la répétition au début du suivant •; 4) la clausule
(koncovka), « La base est à la fin du vers, la répétition est à la fin du
suivant. Un cas fréquent de la clausule sera la coïncidence de la
répétition avec la rime ,. (ibid., p. 29-30). Brik se place sur un plan
« acoustique •· Le « matériel phonique ,. est pour lui une « instrumentation .., une structure, non une sémantique, du moins pour l'analyse
organique d'un texte. C'est qu'il procède comme les métriciens, par
exemples formels isolés. En somme, Brik n'a pas exploité ce qu'il
indiquait.
Formes, nombre, disposition, position, - la taxinomie de Brik est
classique et cependant son jeu de variables ouvre le chemin aux
structuralistes. Il s'agit d'une organisation, non d'un test projectif. La
prosodie y retrouve le rôle que la théorie du signe lui retirait, la
confinant quelque pan au-dessus du sens, - intonation, tons, accents
-qui n'ont jamais cessé, selon les langues, d'être des éléments du sens.
La prosodie, étymologiquement, était comprise comme « le chant
qui s'ajoute aux paroles185 •• 7CpOO"q,8iœ,
ce qui 7Cp00"~8c<t0tL
<t«ia o-uÀNl{3«iç,
c'est-à-dire plutôt qui« chante avec les syllabes •• qui les accompagne,
plutôt que de s'y ajouter. et que traduisait littéralement le latin
accentus, de cano, chanter. Le Dictionnaire de la musique fait de la
prosodie, dans un vers, une « mélodie résultant de la succession de ses
voyelles ... Ce n'est pas un surplus, c'est un accompagnement, et pas
dans les voyelles seulement, mais dans toute la syllabe, c'est-à-dire
l'accent, l'intonation, dans tout discours, non seulement dans les ven.
Elle implique la phrase. Plus que la danse, qui est la métrique.
C'est pourquoi le sens est panout dans l'air des paroles, et pourquoi
la position, l'espace, comptent autant dans la valeur que le jeu lexical.
Pour Tomachevski, était « amorphe ,. une étude qui ne tenait pas
compte de la position dans le vers186• L'organisation interne du
18S. Cité dans Riemann-Dufour, livre cité, p. 16.
186. Tomachevski, 0 stixe, p. 20.
LE RYTHMESANS MESURE
261
discours fait ainsi de la rime un cas particulier de la sémantique de
position. Figure de construction. Sa diffusion, son ramassé, en finale,
sont des variables spécialisées selon les cultures 187• La métrique
allitérative l'ignorait, rimant par l'avant. Le formalisme y a toujours vu
des figures phoniques. Ses conséquences sont pour lui. Comme la
notion de niveau.
La rime a sa place historique. Si des poètes modernes ne riment plus,
ce n'est pas qu'ils se passent de la rime nécessairement. Il se pourrait
que Je discours tout entier généralise ce dont la rime n'était qu'un cas
particulier, privilégié. La suppression de la rime peut ne pas être la
simple coupure avec une tradition, mais sa réinterprétation, son
approfondissement, son extension prosodique, rythmique.
La rime n'est pas seulement le retour d'une sonorité, c'est une
« récurrencede valeurs188 •· Jirmounski étendait la notion de rime à
« toute répétition phonique porteuse d'une fonction organisatrice dans
la composition métrique d'une poésie189 •· La notion de rime n'a cessé
d'être l'objet de restrictions et d'extensions. Restrictions du classicisme, extensions du symbolisme. La rime est élément de composition.
C'est pourquoi, historiquement, elle comprend aussi l'allitération
initiale du vers germanique, Stabreim. Sa position est secondaire. Le
parallélisme, ou plutôt le sériel, y est premier. Ainsi de l'opposition
entre rime riche et pauvre est-on passé à la rime inexacte, approchée,
fausse, des techniques symbolistes, autant en France qu'en Russie ou
dans le domaine anglo-américain. Jirmounski parle d'une canonisAtion
de la rime, qu'a suivie une décanonisation(livre cité, p. 14). Dont
témoignent, en France, les Notes sur la techniquepoétique de Duhamel
et Vildrac190 qui donnent le plus de place aux « constantes rythmiques ,., pour passer aux allitérations et à la rjme, dans le cadre d'un vers
libre qui maintient, comme Aragon dira d'Eluard, plus tard : « Le vers
régulier fait partie de notre liberté... ,. (p. 7). La théorie de la rime
décanonisée est surtout faite dans le Traité de versification de Jules
187. Avecda valeuncliff&entes selon la cultures. En anglais,la rime• masculine•
prfvaut, la rime féminine trisyllabique (dactylique) n'est employée qu'avec un effet
comique, comme dans le limerick: • There was a young lady of Tonenham, / Her
manners - she'd wholly forgonen'em. /While at tea at the Vicar"s,/She took off ber
Book of Limericks,ed. by
knickers, /Explainingshe felt much too hot in 'em • (The P1111
Louis Untermeyer, London, Pan Books, 1963). En italien, la rime sdn,ccioL, est
non-marquée. Dans les bylines russes, la rime dactyliqueest un élément caractéristique
du style de l'épopée. Pas en allemand, le gleitenderReim•.
188. MichaelShapi~o,• Sémiotiquede la rime •• Poétiquen° 20, 1974,p. 508.
189. Viktor Zirmunskij, Rifm11,eë istori4i teori4 (LA rime, son histoireet ui théorie),
Petersbourg,1923;WilhelmFink Verlag,Munich, 1970(SlavischePropylaën, 71), p. 9.
190. Georges Duhamel et Charles Vildrac, Notes sur Li technique poétiqiu,
Champion, 1925,ie éd. (1,. en 1910).
262
CRfflQUE DU RYTHME
Romains et Georges Chennevière, en 1925. la rime enjambante
d'Aragon, en 1940, s'y insère. La définition est donc passée de
l'identité à l'équivalence, ce qu'a observé Shapiro, qui définit la rime
ainsi, non seulement la rime moderne, mais celle des proverbes et de la
tradition populaire : • la rime est la récurrence régulière, dans des
positions se correspondant séquentiellement (syntagmatiquement), de
sons équivalents phonologiquement (paradigmatiquement), leur équivalence s'exprimant en termes de valeurs de marque identiques 191...
Défmition qui neutralise l'opposition entre rime pauvre et rime riche :
elle est faite pour expliquer que
A stitch in tiMe saves niNe
et donc inclure la définition étroite, phonétique, dans une définition
large, phonologique.
Le paradoxe de ce développement de la rime est qu'il est sorti du
culte romantique de la rime riche. Wilhelm Ténint, dans sa Prosodk ck
l'écolemoderne, en 1844, écrivait que• la rime est le seul générateur du
vers français » 192, à peu près au moment des premières Ocks
de Banville, où celui-ci cherchait • une nouvelle
f11namb11/esq11es
langue comique versifiée193 ». La rime faisait faire les vers par la fin :
« les vers devinrent pour la plupart des bouts-rimés; on commençait
par chercher, disposer, aligner les rimes, si riches que les vers en étaient
ruinés et pauvres, puis on remplissait le reste du vers avec ce qu'on
pouvait 194• • Mais le culte de la rime riche remontait à Malherbe195• On
a isolé la proposition-provocation de Banville: • on n'entend dans 11n
196
•· Isolée, elle appauvrit tout ce qui
fJeTS q11ele mot qui est à la rime
précède dans le vers. Banville ajoutait : « et ce mot est le seul qui
travaille à produire l'effet voulu par le poète •· Mais l'excès était
corrigé par la phrase suivante : • le rôle des autres mots contenus dans
le vers se borne donc à ne pas contrarier l'effet de celui-là et à bien
s'harmoniser avec lui, en formant des résonances variées entre elles,
mais de la même couleur générale. • Si, ré"'rswement, la rime organise
tous les autres mots du vers, dire que la rime • est l'unique harmonie
des vers et elle est tout le vers .. (ibid., p. 41-41) n'est plus privilégier
un mot, mais construire une organisation généralisée de l'écho. Dont la
rime n'est qu'un terme, dans la position la plus marquée. Mais qui
engage tout un mode de signifier, au lieu de ne prévoir que du
191. .. Sémiotique de la rime •• déjà cité. p. 506.
192. Wilhelm Ténint, Prosodie de l'icok motkme, p. 101, cité par A. Cassagne:,
Vn-sifJCAtion
et mitrù/•e de Ch. BaNdelaire,p. 4.
193. Préface de la r éd. des Odesf•""mb,dnqNes, 18S9, cité par A. Cassagne, p. 2.
194. Alphonse Karr, cité par M. Souriau, L'i-vol•tion d• fJtn fr1111ÇAis
a XVII' s.,
p. S2.
19S. Ce que montre Maurice Souriau, livre cité, p. S3-S4.
196. Théodore de Banville, Petit muté de poisie franç.ise, 1sn (Editions d'Aujourd'hui. 1978), p. 42.
LE RYTHMESANS MESURE
263
remplissage. Aussi est-ce tout proche des notes de Baudelaire pour une
préface aux Fleurs du Mal : c Pourquoi tout poète qui ne sait pas au
juste combien chaque mot comporte de rimes est incapable d'exprimer
une idée quelconque. » La pensée par la rime n'est qu'un cas particulier
de la pensée par la signifiance, de la pensée-rythme du poème. Si la
rime, plus tard, a disparu, c'est par saturation. Devenue inutile. Du
moins là où il y a le serré de cette saturation. A distinguer des
imitations. A l'académisme de la rime s'ajoute celui de l'absence de
nme.
Cette prosodie et sémantique de la rime remet la rime à sa place. Elle
n'est pas l'élément structurel fondateur du vers, que disaient Ténint et
Banville. Tradition devenue scolaire, avec Quicherat : c En poésie,
c'est le retour de la même consonance à la fin de deux ou plusieurs
vers197• ,. D'où : c Ceux qui ont attaqué notre rime prouvaient qu'ils
n'avaient aucun sentiment de l'harmonie. En effet, quelle cadence sera
sensible dans la poésie française, si l'on retranche la rime ? ,. (ibid.,
p. 34). Rime égalefin de oers : sa c fonction est de marquer avec force,
pour l'oreille, l'achèvement de la période rythmique constituée par le
vers198 ». Il est remarquable que cette structuralisation de la rime, qui
avait pour effet, sinon pour visée, de la maintenir, est contemporaine
de son académisation, donc précisément de son effacement, disparition-transformation, dans la poésie française.
L'identification de la rime à la fin de vers, et par là au vers lui-même,
confond le rythme avec la cadence, et englobe cette confusion dans
celle de la rime avec le rythme. On dirait qu'elle hérite de l'étymologie
médiévale, fusion de rythme et de rime : « Et premièrement de rithme
et terminaison leonine, qui est la plus noble des rithmes 199• » Et de
l'origine germanique, qui identifiait en moyen haut allemand, au
XII• siècle, rime (rim) et vers, parce que le pluriel rime désignait le
couple de vers rimant entre eux200• Benoît de Comulier a montré qu'on
a prêté à la rime c toutes les vertus de la fin des vers201 », et que cette
c théorie démarcative de la rime se fonde sur un vieux mépris de la
métrique française » (article cité, p. 248), c'est-à-dire du principe
syllabique. Au terme, la rime est définie en distinguant ses deux
fonctions : • une équioalenceentre les oers, baséesur une équioalence
entre le11rsde11xdernierséléments métriques ,. (ibid., p. 255).
197. Louis Quicherat, Petit tTtiitt dt flersific•tion frtinçtiist, Hachette, 1881, (7" éd., la
est de 1838), p. 18.
198. Auguste Don:hain, l'tirt dts fiers, Bibl. des Annales, 1906, 2• éd., p. 107.
199. Pierre le Fèvre, dit Fabri, Le grand tt waytirt dt pltiint rhttOTÙ{Nt,Rouen, 1521;
éd. A. Heron, Rouen, 1889-90, 3 vol., réed. Slatkine, 1969, p. 16.
200. Werner Hoffmann, AltdtNtscht Mttrik, Stungan, j .B. Metzlersche Verlags•
buc:hhandlung, 1967, p. 54.
201. Benoît de Comulier, • La rime n'est pas une marque de fin de vcn •• PotriqNt
n" 46, avril 1981, p. 2SS, note 11.
r
264
CRITIQUE DU RYTHME
vers, basée sur une éq,,walence entre le,m deia derniers éléments
métriques • (ibid., p. 255).
La pensée par la rime fait la distance métaphorique, en proportion du
petit nombre de rimes possibles. Cassagne le montre, indirectement,
pour Sed non satiata : seuls caravane, savane, pavane, pouvaient rimer
riche avec havane. Le retour fréquent des mêmes rimes, ténèbresfunèbres, mer-amer, automne-monotone, qui faisait que Cassagne
trouvait à Baudelaire une « véritable indigence verbale • (p. 23),
l'estimant « très moyennement doué au point de vue verbal ,. (p. 24),
ce retour est la matière des métaphores.
L'intériorité du vers est alors liée aux assonances et aux allitérations.
Cassagne y attribue le « charme original et pénétrant ,. (p. 57) de la
poésie de Baudelaire. Baudelaire a été le premier à parler de la
« prosodie mystérieuse » du français. Après Becq de Fouquières,
Cassagne reconnaissait que « l'allitération et l'assonance pourraient
bien constituer pour une forte part, et au même titre que le rythme
(qu'elles contribuent d'ailleurs souvent à marquer), le charme musical
de la poésie » (p. 60). Mais le repérage qu'il en fait est orienté sur la
psychologisation de Maurice Grammont : sons « clairs • pour l'allégresse - qui en a : autométaphore. Cassagne critique Grammont pour
ne retenir dans l'harmonie que les voyelles, et pour isoler les vers. Le
renversement du principe canonique, la rime, en principe facultatif se
fait par la prédominance, et généralisation, des harmoniques. C'est
ainsi que Gustave Kahn définissait le vers libre : « Le vers libre, au lieu
d'être, comme l'ancien vers, des lignes de prose coupées par des rimes
régulières, doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et
de consonnes parentes2°2 • ,.
La systématisation des échos a entraîné celle de la théorie des figures
prosodiques, dans leur rapport à la place de l'accent, à la place dans le
mot et dans le groupe. Ossip Brik avait formalisé des figures de
nombre, d'ordre, de position. J'analyse plus loin l'entreprise de René
Ghi1203• La seule autre tentative synthétique, à part celle de Jules
Romains et Georges Chennevière204, à ma connaissance, est celle de
David 1. Masson 20s. Les termes d'allitération et d'assonance, outre une
certaine ambiguïté - soit tout rapport de consonne ou de voyelle, soit
seulement, dans les définitions restrictives, proches d'un emploi
202. Dans J1.1lesHurec, Enqlfite SlfT l'é1Jo/,.uon litcérairr, 1891, p. 394, <:ité par
A. Cassagne,livre cité, p. 72.
203. Au chapitre XIII, L'imitation cosmiq11e.
204. Voir Po11rla poétiqlft J, p. 81.
20S. David [. Masson, • Sound-Repecition Terms •• dans Poetics,Poetyka, p. 189199. Voir PolfT la poétiqlft J, p. 82, ec, pour ne pas y revenir, les pages76-97, point de
dépan pour ce que je développe ici.
LE RYTHME SANS MESURE
26S
ancien, ces rapports à l'initiale - sont trop marqués par la stylistique et
leur passé omementaliste, pour constituer une systématique. Ils restent
décoratifs. Mais les efforts terminologiques unifiés, comme ceux de
Jules Romains, qu'ils viennent de praticiens ou de théoriciens, ne se
sont jamais imposés. La résistance est sans doute surtout venue de la
pression sémiotique, qui fait obstacle à une théorie unifiée de la
signifiance, mais aussi peut-être de la fantaisie importune qui se
cherchait des noms imagés, subjectifs, au lieu d'être purement formelle
et analytique.
Un protocole, une terminologie sont pourtant nécessaires. Précisément pour ne pas rester dans l'ornemental. Ce n'est donc pas un
formalisme. C'est pourquoi je reprends ici, avec le seul terme d'écho,
diversement déterminé, l'analyse de David 1. Masson. Les schémas des
séquences, par position, - où C désigne une consonne ou un groupe
de consonnes, V une voyelle ou des voyelles : écho consonantique
initial, C-!C-; écho consonantiquefmal, -C/-C; écho vocalique,V/V;
par rapport à la consonne, écho avec consonneavant, CV/CV, avec
consonneaprès,VC/VC; (écho) consonantiquedouble avec voyelle, la
rime riche, CVC/CVC et double sans voyelle, la fausse rime,
C-CIC-C; consonantiquetriple,ou en sérieC-C-C!C-C-C; polysylLibique, la rime léonine CVCVC/CVCVC. L'écho pouvant être, par
rapport à l'accent, accentué ou inaccentué;par rapport à la syllabe,
d'attaque ou de fin de syllabe. Par rapport à d'autres consonnes ou
voyelles, il peut être direct ou entra'IJé(écho d'un diphone avec une
consonne simple). L'écho peut être, par sa disposition, linéaire,
(être/très)ou renversé(beau, aube). Si l'écho consiste dans un rapport
de groupe consonantique à consonnes simples, il peut être, selon
l'ordre de la séquence, resserré, s'il va des consonnes simples au
groupe, élargi s'il va du groupe aux consonnes simples. Les
permutations complexes peuvent être soit formalisées par des lettres,
soit mises en évidence par des chiffres. Il n'y a là que quelques moyens
très simples de repérage. Sans baptiser des figures comme si leur
donner des noms était faire exister la description. En fait, il ne s'agit
que de rhétorique, mais transportée au niveau des éléments du
discours. En quoi l'inclusion- la paronomase - si fameuse depuis
Jakobson, depuis son analyse de l like lke, reste une figure majeure,
qu'on retrouve dans ces quatre lignes de Hopkins qui rassemblent les
termes antérieurs en un, concentrant comme par anagramme les
attributs du Christ dans le Sacrifié :
Five ! the finding and sake
And cipherof suffering Christ
Mark, the mark is of man's make
And the word of it Sacrificed.
The Wreck of the Deutschland,str. 22.
266
CRITIQUE DU RYTHME
Autrement, et avec d'autres questions, Saussure dans ses cahiers
d'anagrammes avait aussi élaboré les termes de son analyse. Le rapport
même avec le rythme, la syntaxe, les effets de sens, fait de ces repérages
les éléments d'une sémantique, à la fois généralisée et subjective.
La dénudation de cette sémantique est moderne, - bien que son
fonctionnement soit un des universaux de la poétique - comme la
transformation de la rime en saturation signifiante, dans certaines
limites de la poésie européenne, est moderne. Il se trouve que ce
passage a coïncidé avec un déplacement de l'esthétique classique de
l'euphonie, qui privilégiait la voyelle, et dont Plaisirpoétique et plaisir
musculairede Spire est un des derniers témoignages, vers une pesée sur
les consonnes. La modernité a privilégié le consonantisme. La
généralisation même, dans et depuis le symbolisme, de disséminations
harmoniques du sens, - indépendamment des mystiques alphabétiques qui ont eu cours, de Fabre d'Olivet à René Ghil jusqu'à André
Bely- a joué en même temps que l'extension du poème en prose avec
son travail des finales, et que le passage, pour le français, des rimes
traditionnelles (accentuées-masculines/inaccentuées-féminines) à des
rimes consonantiques ou vocaliques, autre type d'oppositions entre
fmales suspensives et conclusives. La pratique des poètes a multiplié les
consonantismes, de la fausse rime de Wilfred Owen à la rime
calembour de Maïakovski, de la valorisation théâtrale de la consonne
chez Claudel à la valorisation étymologique chez Khlebnikov, du
celtisme de Hopkins et de Dylan Thomas au rapport de Blok et de
Lorca à la poésie populaire. Ce qui ne propose que quelques jalons.
Roman Jakobson est de ceux qui l'ont reconnu : " Dans la poésie
contemporaine,
les consonnes sont l'objet d'une attention
exceptionnelle206.,. Le texte russe dit exactement : « Dans la poésie
contemporaine, où se concentre sur les consonnes une attention
exceptionnelle, les répétitions sonores surtout du type AB, ABC, etc.,
sont souvent éclairées par l'étymologie poétique, de telle sorte que la
représentation de la signification principale est liée aux complexes
répétés de consonnes, et que les voyelles distinctives deviennent
comme une flexion du radical, apportant une signification formelle soit
de la formation du mot, soit de la transformation du mot2°7• •
J ak.obson ajoutait plus loin : « Les consonnes ont plus de valence que
les voyelles. C'est dans l'ensemble un trait de l'euphonie moderne ,.
(ibid., IX, p. 61). La marque consonantique n'est peut-être pas
étrangère non plus au changement qui a touché, dans la modernité, les
206. Roman Jakobson, dans Questions de poétiq11e,(• La nouvelle poésie russe .,
Vil, traduit par T. Todorov), p.21.
poezitl, (i.tl poésie russt mod"11e), Prague:,
207. Roman Jakobson, Novejsajt1russkt1jt1
1921, p. 48.
LE RYTHME SANS MESURE
267
conceptions de la poésie : non plus l'euphonie, la beauté, l'ornement,
l'expressivité, etc., mais un mode de vivre-écrire, un mode de signifier.
L'esthétique est, pour la poésie, pour la théorie du langage, désormais
un fossile théorique. Que ce fossile se porte bien, çà et là, n'est pas une
preuve qu'il ne se survit pas. C'est le lien interne entre les pratiques et
les théories de la modernité poétique. Leur commune historicité. Leur
ouverture, contre tout dogmatisme.
Si la prosodie est une signifiance, elle est subjective, transsubjective :
c'est-à-dire construite pour faire le sujet dans et par un texte.
Apollinaire en avait l'intuition, écrivant : « Et, si l'on cherche dans
l'œuvre de chaque poète une personnalité, on ne s'étonnera pas de
rencontrer des prosodies personnelles208. ,. Prolongement théorique
immédiat de l'intuition de Baudelaire sur la prosodie française, et des
propositions de Hugo sur la subjectivité du livre, de l'œuvre, qui est la
communication même. j'ai déjà à plusieurs reprises commencé de
l'analyser, particulièrement dans« Un poème est lu : Chant d'automne
de Baudelaire209 ,., et dans Écrire Hugo. J'y renvoie, puisque,
empiriquement, c'est là que je me fonde.
Je n'ajoute ici qu'un exemple, fragmentaire comme tout exemple :
quelques éléments pris dans Pasteurset troupeaux de Hugo (Cont. V,
XXIII).J'essaie d'exposer comment ce poème élabore la transformation, dans l'énonciation, du je de l'écriture en pâtre promontoire, à
travers l'énoncé qui décrit une double métamorphose : celle de la
gardeuse de chè'Vresen pâtre promontoire; celle des chè'Vres,brebis,
béliersen moutons sinistresde la mer, en passant par le flocon d'écume
(v. 31). Les actions du« pâtre promontoire» sont celles-là mêmes du
poète: « S'accoude et rêve» (v. 41), « Regarde se lever» (v. 43).
Pensif, qualificatif usuel du poète, chez Hugo, en est le paradigme
déplacé sur« le vieux gardien pensif ,. (v. 37), où la rime pensif: récif
réalise la fusion du cosmique et de l'humain. La métaphore n'est pas
énoncée : c'est l'énonciation qui la propose, dans la mesure où elle est
l'extension du sujet à l'organisation de son discours. La totalisation
rythmique et prosodique se fait dans la préparation phrastique,
métaphorique qui mène au dernier vers. A la rhétoriquerythmique qui
organise les marques, l'hypothèse pourrait ajouter que l'écriture du
poème est ici prosodique plus que rythmique-accentuelle. Il ne s'y agit
pas seulement des intensifications de l'énoncé, par les contre-accents,
mais de l'inversion du familier en terrible, et de la familiarisation
réciproque du terrible.
208. Guillaume Apollinaire, "Jean Royère •• LA Pha'4ngt, janvier 1908, dans
Œuwts complètes tk GuillAumt Apo/Jûu,i,n, éd. par M. Décaudin, Paris, Balland et
Lecat, 1966, volume Poisit, p. 782.
209. Dans Pour 14poitiqut Ill, p. 275-336.
268
CRITIQUE DU RYTHME
La sémantisation des rimes est ici l'aspect le plus rhétorique d'un
système qui s'est fait ses stéréotypes, ses valeurs. Couplages inclusifs,
comme inconnu: nu dans Cérigo (Cont. V,XX, v. 15-16), qui passe
par Vénus; couplages antithétiques : nature-imposture (Ponto, Cont.
V, 23-24), couplages du même : amour-jour,funèbres-ténèbres, Liberté-clarté (Écrit en 1846, v. 351-354, 376-377) ou ombre-sombre (Écrit
en 1855, v. 423-424). Ici, les couplages par opposition la roche
hideuse-gardeuse De chèvres (v. 19-20); un ravin noir-qui s'étoile le
soir (v. 21-22), couplage du même par transformation de valeur, car le
soir y est éclairé chez Hugo, comme l'ombre; mais opposition forte
entre sombre esprit et me sourit (v. 25-26). Couplages du même avec
écume-brume (v. 31-32), sillons gris-de chauve-souris (v. 33-34), la
plaine ouvrière-la douce chevrière (v. 35-36), pensif-récif (v. 37-38),
tous les infinis-nuages bénis (v. 41-42), souffle amer-de la mer
(v. 45-46).
Partant du titre, Pasteurs et troupeaux, je ne relève que quelques
paradigmes, qui prennent en série substitutive pasteurs et pâtre
promontoire, je passe (v. 32) l'âpre (rafale), opposant j'apparais et le
12 3
pauvre ange, ABC/BCA (v. 26), alors que troupeaux est repris par
1
2 3
. 'fi1ant d'où se
tnste (v. 3), trava,·u
eurs (v. 5). P.asteurs est le s1gn1
développe la métaphorisation du vallon en sujet : de l'opposition entre
« Chèvres, brebis, béliers paissent ,. et « sombre esprit ,. (v. 25), du
monde extérieur au sujet; entre« je la salue ,. et« l'innocence ,. (v. 27),
le personnage féminin caractérisé, accompagné par « Ses agneaux, dans
le pré plein de fleurs qui l'encense, Bondissent [... ] au soleil
s'empourprant ,. (v. 29), passant partiellement à la mer « comme un
flocon d'écume,. (v. 31), passage-métaphore qui passe lui-même par
l'écho qui oppose« Je passe ,. à« enfant, troupeau, s'effacent ,. (v. 32).
L'opposition pensif/récif (v. 37-38) contient à elle seule le passage
métaphorique du poème, l'échange annoncé par la juxtaposition et la
série linéaire « Et là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif ,. : non
métonymie plus métaphore mais un fondu enchaîné de métonymie et
de métaphore. Les termes en /s/ organisent ainsi, de« Serein ,. (v. 2) à
«Disperse[ ... ] avec son souffle »,«sinistres,. (v. 45-46) la transformation du poème. Dans la sonore /z/, série restreinte, se retrouve en
abrégé l'opposition du petit et du grand, de l'horrible et du doux :
gazon/horizon (v.17-18), hideuse/gardeuse(v. 19-20), repris par« Un
doux être; quinze ans ,. (v. 20), « aux roseaux ,. (v. 24), série
rapprochée qui se transforme avec la « bise ,. (v. 30), « un peu de sa
toison ,. (v. 31), en chemin vers la métaphore.
Autre série, celle du / J /, du je : le seul vers qui en contient deux,
« fapparais, le pauvre ange... ,. (v. 26) oppose les deux sujets de
LE R'YTHMESANS MESURE
269
somm
l'énoncé, et place le je-énonciateur dans le paradigme du
(esprit) opposé au sourire, donc en rappon paradigmatique avec la
brume (je passe). D'occurrence en occurrence, de je 'fJtU.S
(v. 1) à
« j'entends encore • (V. 35), le je ( ':Ja) se termine« dans l'ascension
des nuages bénis • (v. 42), autre trajet du sujet au cosmique, nuges
paradigme final de je. La série en / 5 / présente un trajet orienté de
même, de « charmant • (v. 1) à « chapeau de nuées • (v. 40),
aboutissement-fusion des deux séries sémantiques : « quelque chose •
(v. 4), qui est du côté de Dieu et du terrible chez Hugo, « le bruit des
champs • (v. 5), (Dieu) « rabâche • (v. 13), « chèvres • (v. 21), « un
vieux chaume • (v. 22), « chèvres • (v. 25), (ses agneaux)« et chacun •
(v. 29), « Chanter derrière moi la douce chevrière • (v. 36), seul vers
avec deux/ f / et la série« roche hideuse • (v. 19), « chauve-souris •
(v. 34).
Un même thème donne lieu à un renversement interne, successif
dans la série en If/. Jusqu'au vers 32, le thème est fait de« la fauvette •
(v. 9), « car Dieu fait un poème • (v. 12), « les fleurs • (v. 14), « Une
petite mare est là, ridant sa face • (v. 15), « Prenant des airs de flot
pour la fourmi qui passe • (v. 16), seul vers jusqu'ici à deux fois /fi.
D'où la réduplication, série par série, en un seul vers, d'un phonème,
apparaît comme un effet de marque du thème; « parfois • - « J'y
rencontre parfois[ ... ] Un doux être• (v. 19), « habitant au fond d'un
ravin noir • (v. 21), « filent leur quenouille • (v. 23), « fleurs •
(v. 28). Puis le tournant du thème, avec« flocon d'écume • (v. 31) qui
est le terme double, à panir duquel toute la seconde panie est de l'autre
côté. Dans enfant-s'effacent, « Je passe, enfant, troupeau, s'effacent
dans la brume ,. (v. 32), double occurrence, le thème substitutif passe
de la forme à l'informe, du menu (/au'flette,fleurs... ) à l'énorme, du
doux au menaçant : « fantôme • (v. 24), «pensif• (v. 37), « De
l'écume, du flot, de l'algue, du récif,. (v. 38), - dernier double-,
« sans fin • (v. 39), « de tous les infinis • (v. 41), « la lune triomphale,
Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale • (v. 43-44), « son
souffle amer • (v. 45). La ligne ne peut pas être plus nette.
La définition descriptive du thème en /v/ dans Pasteurset tro11pe1U1X
se présente comme le retournement interne du « vallon où je 'fiais »
(v. 1), « le bou'flreuilavec le verdier » (v. 8) « Et que la fau'fJettey met
de tra'f/ers son bonnet • (v. 9) - et on sait quel signifiant érotique,
chez Hugo, est un bonnet mis de tra'flers,moment-signe analogue au
quel giornopiù non vi leggemmoa'fJantede Francesca da Rimini, qui
est un des patrons de Hugo-, avec le« vieil Homère » (v. 13), « un
vieux chaume» (v. 22), ce monde se renverse, change de signe avec
« devant moi, le -vieux gardien pensif • (v. 37) et le paquet final des
vers 39-45, « Et des vagues sans trêve •• avec la rime interne « et
rêve •• « se lever la lune •• « à tous les vents •• thème de l'effrayant, du
270
CRmQUE
DU RYTHME
refJe à travers le v". Toute cette visualisation énonce une fois
« Regarde » (v. 43), pas une fois le verbe voir. Mais .. j'entends
encore », au v.35. La vision n'est pas séparable de l'audition. A la
différence du thème en /v/, le thème en /vR/ est réduit au seul motif
antérieur à la transformation, depuis « le bouvreuil avec le verdier •
(v. 8) jusqu'à la rime ouvrière-chevrière (v.35-36), passant par les
« chèvres » (v. 21-25) et le « pauvre ange ,. (v. 26).
Je remarquerai seulement la valeur constructive des groupes
componant /R/ ou /1/, par leur ramassé : entre autres, au v.5 « le bruit
des champs remplis de travailleurs »; « j'y rencontre ,. et « Un doux
être» à la même position (v. 19-20); « dans le pré plein de fleurs ,.
(v. 28); « Le pâtre promontoire ,. (v. 40j '" Pendant que l'ombre
tremble, et que l'âpre rafale ,. (v. 44), neuf entre les vers 40 et 46. Les
paquets de convergences, la distribution contribuent à une sémantique
de position, sans parler d'une recherche dite expressive.
L'expressif est débordé par quelque chose que je ne peux qu'appeler
un effet de signifiance, qui neutralise toute intentionnalité, tout
problème de conscience ou d'inconscient, et qui fait l'organisation
paradigmatique du texte, la vision dans l'oralité des signifiants. Ce
qu'illustre dans Pasteurs et tro,,peaux l'opposition des termes en /ml et
des termes en /n/. En ne tenant compte, pour ne pas les confondre, que
des /n/ et des /ml phoniques, donnant un rôle accessoire aux n, m
purement graphiques. Chaque série propose deux groupements
organisés chaque fois de façon spécifique. La série en /ml compone
une première partie dont les termes sont ceux du monde accessible,
familier, rassurant, jusqu'au tournant des vers 31-32 : charmant,
firmament, (l'ombre) fait l'amour, y met de travers, des mousses
riantes, un poème, Comme le vieil Homère, Mais c'est avec [... ] les
monts, petite mare,fourmi, au müieu du gazon, (un vieux) chaume, que
l'étang mouille,me sourit. L'opposition intervient en fait dès Et moi
(v. 27) qui ouvre la phrase où commence la métamorphose, le moi étant
un paradigme du sombre et de l'inquiétant, chez Hugo alors, et dans ce
poème entre autres. Le motif qui suit est sous un autre signe, celui de
l'étrange et de l'effrayant, jusqu'à la fin, avec : comme un flocon
d'écume, brume, fantôme, derrière moi, De l'écume, remuées,
promontoire, souffle amer, moutons[ ... ] de la mer. A la différence de
cette série duelle et dont le moment d'inversion contribue à marquer,
comme une charnière, les vers 31-32, déjà marqués par la métaphore
première dans flocon, et le couplage des If/ et des /s/ - opposition déjà
annoncée au v.26 (couplage des/ J / -, la série des /n/ alterne deux
motifs en paquets : le motif de la « bonne ,. nature avec abandonné,
On ne saurait plus ... , l'idylle naturelle, son bonnet, l'aubépine, le genêt
(v.2 à 10). Puis un vers du motif opposé : De noirs granits bourrus
(nettement opposé à : puis des mousses riantes) au v. 11). De nouveau
271
LE RYTHME SANS MESURE
le premier motif : Nne (petite mare), Prenant des ain, Ironie, pieds nNs
(vers 15 à 20). Les vers 12 à 14 sont seulement en /m/ : poème, Homère,
et monts. De nouveau un vers (v. 21), du motif adverse : aNfond d'•n
ravin noir. Dernière apparition, plus clairsemée, du premier motif :
qNenouille (v. 23), l'innocence (v. 27), dans la plaine (v. 35). Le dernier
paquet rassemble uniquement le second motif, préparé aux ven 11 et
21 : chapeau de nNées, les infinis, n,uiges bénis, la lNne, la laine,
sinistres. Seulement trois vers opposent le thème en /n/, le thème en
lm/ : le 11, avec une opposition sémantique; le 40 et le 46, le dernier,
où les deux thèmes se cumulent, achevant le retournement ambivalent
d'éléments qui ne sont pas ici les« lettres », ni les phonèmes, mais les
signifiants tout entiers, marqués de signes qui échappent à la
signification.
Ainsi le récit métaphorique est inséparable de la prosodie, la
prosodie est inséparable de la valeur. Le poème fait un travail de la
valeur, non du sens. Car, séparément l'un de l'autre, tous ces mots
n'ont que leur sens : mouton est mouton, sinistre signifie sinistre. Seule
la paradigmatique et la syntagmatique propres à ce poème en font ce
travail poétique. Travail qui n'est possible aussi que comme une
rythmique : les contre-accents prosodiques par exemple, dans quelqu'un Là-l'ombre :
'
I
"' .., ,.,
.... ..J.
·~--- 6 fil .., -:--., . ..,,J.
0 n ne saurait plus là s',,!J!'equ un vit auteurs.
~ ~-/6
\J
'°" ,,..,L
~-,V
V..,-!-,
Là, l'ombre fait l~mour; l ,dylie naturelle
~
Il
Rit
(v. 6-8)
ou les effets rvthmiques-syntaxiques dans : .,.
\,1 .:r-.i
.Ji.,-...L,.... /1.-.,!!_--.Jttt..-!!!!! .., Un doux êtr't quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse
iJe chèvres,
(v. 20-21)
la conjugaison du l}"thmique-accentueLet du prosodique, dans
- ....-1s,~ - ..:r---.L
Chk,r~ bfebis, beliers, paiss'tnt; quand, sombre ~sprit
(v. 25)
L'effet cumulatif de toutes les séries de signifiance venant, au dernier
vers, marquer toutes les positions du vers : _ ~
~... "'1 ~ ~~"°;'~
V I p -.J..L
la laine jdes moutons: sinistres;ae la mer
Où apparaît nettement la différence entre la métrique
la
rythmique. Pour la métrique, l'alexandrin n'a que deux positions
marquées, la 6~ et la 12". Pour la rythmique, l'alexandrin a douze
positions. Seule la position de fin de groupe inaccentuée fait que je n'ai
peu marqué les positions 3 et 9 : elles sont marquées autrement, et
et
272
CRITIQUE DU RYTHME
doublement, - par le couplage consonantique (laine, sinistre), par la
série ramassée (ombre, tremble, âpre, sinistre),et par la position en fin
de groupe, à condition de ne pas demeurer dans la confusion entre
syllabation enjambante et mesure enjambante : autrement dit, le vers
est tendu entre non pas deux pauses mais deux creux, ou limites de
groupes; sinistresétant marqué par rapport à la césure classique par la
répartition du nom et de l'adjectif de chaque côté de la césure.
Rythmique, prosodie, métaphores, sont une seule sémantique.
Sémantique du particulier, de la valeur. De la gardeuseDe chè'IJres
au
vieux gardienpensif, le monde féminin jeune opposé au moi, du côté de
l'âge et de l'inquiétant, met la différence sexuelle derriire lui. Un
poème ne dit pas seulement, il fait. Son historicité ici est d'être Hugo et
transmissible. Daté, situé, symboliquement. Mais aussi trans-daté,
trans-situé. D'autres lectures en sont possibles, indéfmiment. Mais ce
qui échappe ne sera pas le même, selon que c'est le résidu de l'analyse
dualiste, où s'insère la métrique, ou selon que c'est la signifiance qui,
une fois produite, ne finit plus, sinon par la catastrophe de la
disparition du texte. Comme les langues, non mortelles par ellesmêmes, mais par extinction de qui les parle.
La signifiance est infinie, comme la théorie. On ne saurait donc dire,
strictement, qu'il en échappe. Le primat du rythme contribue à situer le
sens dans la non-totalité, dans la non-vérité, dans la non-unité. C'est
son effet critique.
Il a lieu dans l'oralité et le visuel, et j'aborde quelques-uns des
problèmes d'une future anthropologie de la voix et des espaces du
rythme.
VI
LE POÈME ET LA VOIX
Cherchant une rythmicité pure, la métrique ne peut pas se défaire du
sens comme la peinture s'est « libérée • du figuratif. Le rythme, pour
elle, ne peut être qu'expression : cercle vicieux, puisque l'expression
est imitée du sens.
. Le sens du mètre serait de symboliser la poésie, fonction culturelle,
icône pour les sémioticiens selon Peirce. Mais, de même que
l'interprétation du « son • vient du « sens • du mot, celle du mètre
vient du vers, du sens du vers. Le mètre n'existe pas plus hors du
poème que le poème ne se fait hors du sujet, qu'il porte à tout sujet. Le
mètre a mis le rythme du vers dans la structure. Non dans le système
du discours, mais dans la structure structuraliste.
Ainsi le sens, le sujet, le rythme se retrouvent liés, et rejetés
ensemble, avec le rejet de la diction, par la métrique, et le rejet de la
voix. Contre la confusion phonéticienne du rythme avec la diction, le
structuralisme est allé vers l'oubli de la voix. Chatman reste dans
l'abstrait en représentant le mètre comme « la matrice de toute scansion
sipûficative • (the matrix of ail meaningful scansion - livre cité,
p. 104).
Lever l'opposition entre structure et diction serait poser le rythme
du vers non comme la matrice, mais comme la somme de toutes les
scansionssignificatives,de toutes les possibilités de signification et de
signifiance. Le sujet et l'histoire dissous dans la structure, la structure a /
été du langage sans voix. La voix ne se rajoute pas à la structure.
Oralité et spatialité, dans des rapports divers selon les cultures, sont
inséparables. L'oralité demanderait une anthropologie comparée de la
diction, des modes d'oralité, autant que des techniques du corps. Et
chercher le pourquoi de la métaphore ancienne, stéréotype toujours en
usage, caractéristique du discours traditionnel sur la littérature, qui fait
dire : la voix d'un écrivain.
et il se mit à lire d',,ne fJoix basse, égale, sans le
moindre •effet•, presqNeà soi-même... j'aime cette
absence d'artifices. la voix humaine me semble si
belle intérieurement,et prise au pl11sprès de sa so11rce,
q11eles disco11rs
de professi.onpresquetoNjo11rs
me sont
insNpportables,qui prétendent faire valoir, interpréter, quand ils surchargent,débauchentles intenti.ons,
altèrent les harmoniesd'11ntexte; et qu'ils substituent
leur lyrisme au chant propre des mots combinés.
PAUL VALi&Y, Œ11'tJtYs,
éd. de la Pléiade, I,
p. 623-624.
Georges Lote observait que l'alexandrin perd quelques syllabes dans
la prononciation réelle (L'Aiexandrin ... , p. 535). Pour ces raisons ou
d'autres, Rémy de Gourmont avait écrit : « L'alexandrin traditionnel
n'est qu'une superstition » 1• Lote le démontrait. Il en tirait argument
pour énoncer que le« syllabisme est un leurre ,. (livre cité, p. 701). Où
se manifeste sa confusion. La phonétique expérimentale faisait oublier
l'effet conservatoire non seulement de la métrique, mais de la charge
sémantique propre au poème, car celle-ci, en saturant le discours, le
ralentit, du moins dans notre culture. Lote, paradoxalement, était
conduit à méconnaître l'organisation spécifique d'un discours en
n'écoutant que sa réalisation phonique individuelle. Ainsi, il répugne
au contre-accent, à la « collision ,. de deux accents, qui est pourtant
essentiellement un fait de syntagmatique, et de syntaxe : « les tracés
prouvent qu'on a peine à les prononcer ,. (ibid., p. 95). Mais le
« silence ,. qui s'insère alors entre eux n'est pas un « artifice de
déclamation ,. (ibid., p. 94), sans compter les cas où la ponctuation
1. Râny
de Gourmont, Esth,uqra de t. t.ngu
899), 14° éd., 1923, p. 234.
fr.,,ç.ue,Mercurede France(1... éd.
278
CRfflQUE
DU RYTHME
l'inscrit, c'est une contrainte du discours. Lote donnait tort à Becq de
Fouquières, qui scandait ainsi le vers de Racine :
Le sang de vos
rois
cmet n'est point écouté.
Mais l'accent cinquième n'est pas en « concurrence » avec celui de la
césure. Il constitue vers elle, avec elle, un sommet sémantique. C'était
escamoter - au bénéfice de la métrique, et de la scansion circonflexe,
banale- l'effet de sens, l'effet poétique, que d'en remettre la diction à
des « difficultés de déclamation ». Lote savait bien que les vers sont
construits avant d'être déclamés. Des jugements de valeur intervenaient : tel alexandrin de Hugo« outrage l'oreille » (ibid., p. 107), par
l'accumulation d'accents. Il y avait pour lui de l'euphonie, un « bon
rythme ». Il mettait au compte de la structure la prononciation de
l'alexandrin en onze syllabes, et en même temps, contradictoirement,
ne reconnaissait que la métrique, non le rythme du discours.
Mais avec toutes ces limitations, de méthode, et de corpus, il réalisait
quand même une étude de la réalité orale du langage. Il notait, pour le
français, que « toute syllabe tonique porte l'accent de hauteur
musicale » (p. 164). Il confirmait que « hauteur et énergie croissent
dans le même sens ,. (Landry, La théorie du rythme et le rythme du
français déclamé, de 1911, cité p. 332), et que la « place du terme ,.
importe plus que le terme (p. 169.). Ce n'était pas sans intérêt
d'observer que « la poésie se comporte exactement comme la prose,
déclamée d'un ton solennel ,. (p. 179) - quitte à référer cette
observation non à la poésie, mais à une poésie, dans son histoire.
L'analyse expérimentale a permis des découvertes capitales pour
l'analyse du rythme, telle que la distinction entre l'accent consonantique et l'accent de groupe. Mais elle s'est trompée sur son effet
d'objectivité. Car elle mettait tout le discours dans l' « intention du
lecteur
» 2•
Cette confusion a trouvé un renfort dans Valéry, qui écrit en 1937 :
« C'est l'exécution du poème qui est le poème » 3 • Donnant
à
confondre la trans-énonciation du poème avec sa réalisation 2hon~.
comme avec son interprétation, toutes deux variables individuelles. Le
« poème en soi ,. n'était qu'une « chose possible ,. (ibid., II, 1255;
1926). Et cette formulation nette : la poésie« n'a d'existence que dans
deux états - à l'état de composition dans une tête qui la rumine et la
fabrique; à l'état de diction ,. (Cahiers, Il, 1141; 1944). C'est que le
discours, incluant son code, et sa perception selon ce code, le discours
comme trans-subjectivité était confondu avec une réception subjective
unique. Dire, alors, qu'un poème n'existe que lorsqu'il est lu, c'est dire
2. Comme fait encore Kibédi Varga. Les Const.,,tes d11pobne, p. 69.
3. Paul Valéry, Œ,wres, éd. citée, I, 13SO.
LE POàME ET LA VOIX
279
que la Vénus de Milo n'existe plus quand un je, qui se dit on, lui tourne
le dos. Variante du solipsisme, ou du jeu avec le solipsisme. Dont, je
dirais, une forme inversée est l'existence donnée au collectif anonyme,
« dire supra-individuel »4,confondu avec la langue, où serait située la
« fonction poétique » : l'horreur du solipsisme revient en hypostase du
collectif, - la poésie, dit Celay a, « consiste et existe seulement dans les
actes concrets de sa transmission » (ibid., p. 244) - sans davantage
une théorie du sujet, pas plus dans le subjectivisme que dans le
sociologisme. Même absence, inversée.
La critique de la phonétique expérimentale doit donc reconnaître,
comme faisait déjà Tynianov, que « l'approche acoustique du vers a
rendu possible l'élargissement du concept de rythme, au départ limité
habituellement au domaine étroit du système accentuel » 5• Ce qu'il
développait par la notion d'« instrumentation » (ibid., p. 136), de
« métaphore sonore ,. (p. 139), de « métaphore rythmique » (p. 144).
La distinction de Roman Jakobson entre versedesign,verseinstanceet
delivery instance6,- modèle de vers, exemple de vers, exemple de
réalisation, fondamentale désormais, était déjà formulée par Jirmounski en 1925, qui opposait l'œuvre à l'exécution 7; par Tomachevski en 1929, qui mettait en garde contre la confusion du rythme du
vers avec une diction particulière 8 ; par Pius Servien en 1947 : « Tel
auteur, croyant faire une thèse de doctorat sur l'alexandrin de Racine,
l'a faite, à son insu, sur la prononciation du français et les méthodes de
déclamation à la Comédie Française au xxcsiècle » 9 • Toute une
tradition, sûre d'elle-même, rejette, à bon droit, cette confusion 10• Le
rejet en bénéficie à la métrique. Non au discours. L'exemple de vers est
nécessairement référé au modèle de vers.
Il ne s'agit pas de revenir à la confusion si justement critiquée. Si une
critique de la critique est nécessaire, elle ne peut porter que sur ce que, à
son tour, la critique a laissé inthéorisé. C'est les rapports du poème, ou
du rythme, plus généralement, à la voix. La voix, donnée individuelle,
a été laissée soit à l'interprétation, soit à la physiologie, à la confusion
entre subjectivité et individualité, subjectivisme et individualisme.
Confusion aussi, dont il semble qu'on s'est peu attaché à la démêler,
4. Gabriel Celaya, lnq•isicion de L, poesia, p. 251.
5. Tynianov, Le wn l•i-mhne, p. S'4 (Le Problnne d" /J,ng11gtversifil, I, 3).
6. R. Jakobson, Essaisde linglfistiq•t génfrtik, p. 229.
7. lntrod#ction to Metria, p. 19.
8.. 0 StiJi:e,p. 32.
9. Pius Servien, Scienceet Poésie, Flammarion, 1947, p. 73.
10. Benoît de Comulier, dans sa thèse encore non publiée, à paraître aux éd. du Seuil,
Problnnes de métriq#t fr11nç11ist
(soutenue à l'Univenité de Provence le 29 juin 1979,
2 tomes, éditions Janine Tesseire, Faculté des Sciences de Luminy, 13009 Maneille,
avril 1979, p. 385, n. 1) écrit : • la diction d'un ven n'est pas le ven •.
280
CRITIQUE DU RYTHME
entre la voix physique qui prononce, et la voix l'originalité la plus intime.
métaphore de
La critique du rythme, critique du discours, suppose une anthropologie de la voix, une historicité de la voix. Ne pas confondre un vers et
son exécution ne doit plus se payer d'oublier un statut historique de la
diction : la diction circonflexe de l'alexandrin de théâtre au xv1ie s. en
France, la diction monocorde de la poésie symboliste. C'est un statut
culturel : il n'est pas le même en Europe et en Afrique, par exemple. Ce
statut fait partie des conditions de production du poème, ou du
discours en vers.
Autant, comme j'essaie de le montrer plus loin, la typographie est
historique, culturelle-collective, en même temps qu'individuelle,
quand elle l'est, autant l'oralité est historique. En ce sens, la voix, votre
voix unique, n'est pas seulement individuelle. Elle a, outre ses
caractères physiologiques, des marques culturelles situées. On ne peut
pas exclure, avant même d'essayer de les concevoir, de les examiner, s'il
n'y pas là des éléments qui entrent en rappon avec ce qui est émis par
cette voix.
L'oralité n'est pas séparable de dire quelque chose, et, dans une
cenaine mesure, de ce qui est dit. Il y a une oralité de masse et une
oralité de chambre, ce qui se crie, ce qui se dit tout bas, presque en
dedans. Dire n'est pas intransitif. Ce qu'on dit est aussi dansle dire.
Une désoralisation de la poésie - d'une cenaine poésie - française
contemporaine, est un excellent exemple que ce qui s'écrit dansle
visuel seul est de moins en moins apte à se lire à voix haute. Lien de
l'historicité et de l'oralité. Ainsi l'écrit se dédit. Déjà Saint-John Perse
tirait de sa poésie que la poésie ne devait pas être récitée. L'oralité est
un indice de situation poétique. Je ne parle pas ici de la tradition
inverse sur laquelle je reviendrai plus loin, qui commence à dada et se
poursuit dans la poésie concrète, en incluant le lettrisme, et qui s'est
mise entièrement dans le sonore : le sonore n'est pas plus !'oralité, que
le langage n'est fait de sons ou de bruits.
L'oralité est le rappon nécessaire, dans un discours, du primat
rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce
discours. L'oralité est collectivité et historicité. Avec ou sans l'épreuve
du gueuloir à la Flaubert. L'oralité apparaît le mieux dans ces textes
ponés d'abord par une tradition orale, avant d'être écrits : la Bible en
hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature c populaire ».
Il est clair qu'autant le théâtre est oralité, autant il est générateur de
confusion de mettre ensemble des vers de théâtre, et de la poésie qui
n'est pas théâtre. L'opposition du poète et de l'acteur en est toute
contaminée.
LE PObœ
ET LA VOIX
281
Je ne citerai qu'un exemple d'oralité, et de ce rapport nécessaire entre
la diction, la voix et le dit, c'est celui de Gogol lisant Le mantea11,tel
que le rapporte et l'analyse Eikhenbaum 11• La lecture de Gogol
participe de la « déclamation mélodieuse • et du « récit mimé », sans
être une « lecture théâtrale •· Elle donne l'impression d'un « mitn
conn11.., sans être métrique. Les mots y semblent là pour « l'effet
harmonique •· La dictée du début des Ames mortes, même si elle
s'accompagne de gestes, garde un « cours régulier•· Eikhenbaum
commente ces témoignages comme l'indication que « la base du texte
de Gogol est le récit •• sleaz- au sens du récit populaire, proche du
conte (skazka) et du parlé, que « son texte se compose de
représentations parlées vivantes et d'émotions parlées », de reé', le
discours. Les noms propres sont inclus dans ces« gestes sonores •· Il y
a ainsi plus qu'une continuité entre l'écrit et la diction, il y a cette
diction parce qu'il y a cette écriture. Gogol a la diction de son écriture.
D'où la question, à reprendre : un auteur a-t-il la diction de son
écriture, et l'écriture de sa diction ? C'est le rapport entre la voix et la
diction.
Il y a des traditions du dire. Claudel rapporte que Dullin « basait la
diction de l'acteur sur la consonne » 12• L'imitation de la nature est une
ligne directrice de tradition théâtrale, et de théâtralisation. Combarieu
écrivait : « Dans son Art de la lecture, M. Legouvé veut qu'on revête
les mots de toutes les couleurs du prisme, et qu'on peigne avec la voix;
ainsi, à propos des vers de La Fontaine sur "'le pauvre bûcheron tout
couvert de ramée• qui "'regagneà pas lents sa chaumine enfumée• : •rendez-moi, dit-il, ces rugosités du fagot par votre voix rugueuse;
ayez des tons gris, des tons de fumée, pour cette chaumine enfumée.
Enfin, c'est un Decamps qu'il faut faire, puisque La Fontaine a fait un
Decamps• 13• Permutations entre la convention et la nature, la
recherche de la nature, le naturalisme de l'acteur. Vivre son rôle, vivre
son personnage, contre l'école de Coquelin l'aîné qui disait : « l'acteur
ne vit pas : il joue », c'était l'enseignement de Stanislavski14 : « Ne
copiez pas des passions ni des types, mais vivez ces passions ou ces
types » (ibid., p. 47), diction psychologique, qui vise le « sens du
vrai • (p. 161), opposé à la « tentation de s'karter de la nature et de
l'humain ,. (p. 231), le cabotinage.
Ainsi, à la voix-nature s'oppose la diction, où convention et
recherche de la nature sont un seul et le même, l'un étant la tentation de
11. Boris Eikhenbaum, S/«Joz'literat11n,,p. 173-174, traduit dans Tzvetan Todorov,
Thio'rwtk 1"linh-11t11rt,
Seuil, 1965, p. 214-215.
12. Claudel, Mbnoirts Îmf'TO'rlisls,
Gallimard, Idées, 1969, p. 241.
ses Lois, son lwl11tion, p. 176.
13. J. Combarieu, L,, M11siq11e,
Payot, 1979, p. 21, 29.
14. Constantin Stanislavski, ùfomuition de 1'11cte11r,
282
CRmQUE
DU RYTHME
l'autre, circulairement. Le souffle étant la vie de la voix, Jouvet avait
dit : c Le texte est une respiration écrite » 15• D'où, malgré une mise en
garde contre la théâtralisation, aussitôt la théâtralisation : La cigaleet
la fo14rmitraduite en comédie de deux actes et douze actions, par trois
interprètes, le narrateur, la cigale, la fourmi. L'artifice de la diction, le
naturel de la voix s'échangent indéfiniment, par le jeu : c le lecteur,
l'interprète, est à la fois instrument et instrumentiste. Il joue de
lui-même » 16• Même la distinction entre le poème et le théâtre ne suffit
plus à garder à la voix sa natl4re: « Un poème se dit debout, sans
bouger, la tête et le cœur en émoi. Un texte dramatique demande que le
corps entier - même immobile - se sente concerné par le personnage
qu'il incarne • (ibid., p. 23). La « vérité ,. du texte, du personnage,
une fois entrée dans ce jeu, fait que« le texte est un tremplin ,. (p. 64).
Il sera joué. La diction calque le sens de l'énoncé : ellefait ce qu'elle
dit. René Rabault (professeur d'art dramatique à l'École nationale de
Musique, d'Art dramatique et de Danse d'Angers), pour « Et ne
m'objectez pas •• dans un passage de Hugo, recommande : « réagissez
nettement comme si quelqu'un voulait faire une objection " (ibid.,
p. 34). Plus loin, « une idée subite vous fait dire plus haut "ou, si vous
l'aimez mieux" »; à « Il vous échappe » : « Vous avez peur. Vous
haletez. Hachez la phrase à chaque virgule », - toujours dans le
c Vivez, vivez intensément ,. (p. 35). Sur La Fontaine : « Puis vous
dites comme ayant grand faim "Le galant en eût fait volontiers un
repas• » (p. 36). Sur Flaubert, Quand Bo14varddit tol4t à '°"P···•
l'indication : « Brusquement » (p. 39). La diction redouble le texte.
Elle le mime. Du coup, elle l'exagère : les menaces sont tonnantes. S'il
y a le mot « rapidement », la voix doit accélérer. Confusion entre
rythme et tempo : « C'est le rythme plus ou moins rapide, coulé ou
heurté qui donne à la phrase sa vibration, au morceau son
mouvement » (ibid., p. 32). Il faut hésiter les hésitations, ralentir la
lenteur. Cette mascarade est pour la galerie, pas pour le texte :
c Marquez un loni temps. Promenez à nouveau votre regard sur
l'auditoire. Souriez et énoncez la conclusion comme une évidence
inéluctable ,. (ibid., p. 35).
L'enseignement, en France, de la diction, par et pour le théâtre, est·
un conservatoire de la diction. La diction est définie comme
« ensemble des règles qui régissent le langage parlé » 17 et « la manière
15. L. Jouvet, Mol~ et 1Acomi~ d.ssiq11e, Gallimard, cité par René Rabault,
Diction, npnssion, exerci«s et exemples, préf. de P.A. Touchard, Paris, Librairie
théitrale, s.d., p. B et 13.
16. R. Rabault, livre cité, p. 16.
17. Georges Le Roy, Gr11m,ruirede dictionfr•nÇllise,éd. de la pensée moderne, 1967,
p. 9-10. Goo1:1esLe Roy ffl ,ociéta.ire de la Com6ilic Française, profaaev.r av
Conservatoire.
LE POàME ET LA VOIX
283
propre à chaque individu de parler ou de lire à haute voix •• où le lire
prime, naturellement, le parler : « La diction étudie la langue parlée
d'après la langue écrite • (livre cité, p. 41 ). La diction est archàisante :
« Les rimes féminines ée, ie, ue, 011edoivent être allongées. Ainsi ée
doit laisser entendre ée (et non pas é-eN)• (ibid., p. 160), avec les
impossibles de l'historicisme : reconstituer la prononciation de cour du
xvnes. ! De fait, sa théorie, prescriptive, date. Il y a pour elle encore,
en français, des diphtongues(p. 83), alors qu'il n'y en a plus depuis la
fin du XVIIe s. Mais elle ne compte que 15 voyelles sur 16, en français,
et celle qu'elle oublie ou refuse est précisément le /i)/ muet ou caduc,
sans lequel on ne peut pas dire les vers français, pas parce qu'il ne s'y
trouverait que là, mais parce que, dans certaines conditions, il est
parfaitement prononcé et est un phonème français. D'ailleurs, après
avoir dit que « l'âme de la phrase ou du vers réside dans les temps
forts ,. (p. 159), Le Roy est obligé d'ajouter que l'e muet est« aussi un
grand élément du rythme, car il constitue un repos dans les différentes
sonorités de notre langue, et une transition harmonieuse entre elles ,.
(p. 160). Comment, puisqu'il l'a éliminé ?
La diction est expression. C'est pourquoi sa norme déclarée est le
naturel, la sobriété, la simplicité, contre « les explosions violentes du
souffle sur les consonnes qui n'ajoutent rien à l'expression ,. (ibid.,
p. 157). Valorisant les silences : « En diction, les choses les plus
importantes sont celles qu'on ne dit pas » (ibid., p. 145). Valeur des
"temps" (d'arrêt). La diction, en somme, imite la voix. La diction
essaie d'être une voix. C'est pourquoi elle fait de la psychologie. Même
sa définition du mouvement est psychologique : « Le mouvement est,
en diction, un entraînement progressif résultant d'une animation
croissante_et dont l'intensité doit correspondre à sa finale ,. (ibid.,
p. 149). Eloquence, animation, l'action est définie l'« éloquence du
corps » (p. 163) et doit être inspirée des «chefs d'œuvre de la sculpture
antique », allez au Louvre. La définition donne du mou au stéréotype
marin sinusoïdal : « Le rythme est constitué en diction par un
élargissement de la sonorité - à intervalles harmonieux, mais très
variables - sur des syllabes généralement toniques » (p. 159). Elle ne
peuvent être que toniques, accentuées. Tout le rapport de la diction
(théâtrale) à la métrique, dans sa difficulté, est dans cette définition, qui
retrouve un autre stéréotype, celui de l'alexandrin-unité-de-souffle (le
Français respire toutes les douze syllabes) : « Les beaux vers doivent
toujours être dits d'une seule expiration du souffle d'une seule inflexion
de voix ,. (p. 160).
La diction est culturelle. C'est quand elle est un art de la voix qu'elle
n'est plus la voix. D'où l'intérêt qu'avait l'insistance de Meyerhold sur
la convention, la stylisation, contre le naturalisme. Comme Apollinaire, dans la préface des Mamelles de Tirésias, a écrit : « Au
284
ClllTIQUE DU RYTHME
demeurant, le théâtre n'est pas plus la vie qu'il interprète que la roue
n'est une jambe •· Non pas imiter la voix-de-la-nature, mais faire avec les risques volontaristes du futurisme - de la voix une matière,
dénudation des procédés. Meyerhold écrit en 1912 : « Dans le domaine
de la diction. 1) Une froide ciselNredes mots est nécessaire: aucune
intonation vibrante (trémolos), aucune voix larmoyante. Absence
totale de tension et de couleurs sombres. 2) [... ] Dans le son, aucune
imprécision, pas de finales vibrantes dans les mots, à la manière de celui
qui dit des vers "décadents", [.. ] 5) Il faut éviter à tout prix le débit
rapidequi n'est concevable que dans les drames neurasthéniques, dans
ceux où l'auteur place si amoureusement des points de suspension. La
sérénité épique n'exclut pas l'émotion tragique. Les émotions tragiques
sont toujours majestueuses [... ] » 18• Texte qui manifeste le caractère
contrastif, réactif, d'une diction.
Théâtre de la convention, « théâtre immobile • (livre cité, I, 106).
Dans La Baraquede foire, en 1914, Meyerhold écrit : « Au théâtre, il
ne faut pas imiter la vie, parce que la vie au théâtre, tout comme la vie
sur un tableau, est particulière, située sur un plan autre que la vie
quotidienne ,. (ibid., 1, 249). L'effet, en apparence paradoxal, de cette
anti-imitation, est de mettre la notion de rythme au centre du théâtre,
et, de la diction : « Toute l'essence du rythme scénique est aux
antipodes de celle de la réalité, de la vie quotidienne » (1, 129), et « en
prenant le rythme comme base de la diction et du mouvement des
acteurs, il laisse entrevoir la possibilité d'une prochaine renaissance de
la danse; en outre, dans le théâtre, la parole pourra facilement se
traµsformer en un cri harmonieux ou en un silence mélodieux • (1,
122). La convention est, chez Meyerhold, comprise comme« technique de mise en scène ,. (I, 144). L'anti-psychologisme, la
biomécanique 19, le constructivisme anti-naturaliste (le naturaliste étant
le « bourgeois ,.) mènent, au début des années vingt, à la schématisation du grotesque. Mais Meyerhold libère ainsi la voix : pour le
Revizor, en 1926 : « Il faut une diction mobile ,. (Il, 191). Avec un
cheminement analogue à celui-là même de la métrique russe, vers le
dol'nik, c'est-à-dire l'insistance sur les intervalles, non plus sur les
temps forts (et leur régularité), Meyerhord note, pour la lecture des
vers, dans son programme d'études en 1914 : « Expressivité des
intervalles ,. (1, 243).
La voix et la diction, dans leur rapport nécessairement étroit,
découvrent ceci, que la voix, qui semble l'élément le plus personnel, le
111.Vsevolod Meyerhold, lents s11r k tblim, t. I, 1891-1917, Lausanne, La
Cité-L'Age d'Homme, 1973, p. 114-llS.
19. Vs. Meyerhold, lents sur le théâtre, II, 1917-1929, La Cité-L'Age d'Homme,
!97S, p. 80.
LE POÈME ET LA VOIX
285
plus intime, est, comme le sujet, immédiatement traversée par tout ce
qui fait une époque, un milieu, une manière de placer la littérature, et
particulièrement la poésie, autant qu'une manière de se placer. Ce n'est
pas seulement sa voix qu'on place. C'est une pièce du social, qu'est tout
individu. Tous les dualismes se retrouvent dans la voix. Ils se ramènent
essentiellement, pour et par le poème comme révélateur, au dualisme
de l'intériorité et de l'extériorité, à l'oppostion, qui n'est peut-~re pas
une contradiction, entre l'auteur et le lecteur.
Aussi est-il nécessaire d'analyser - d'en esquisser, ici, l'analyse par la documentation empirique qui consiste dans les enregistrements,
venant après les témoignages, quel rapport la voix de l'auteur, et sa
diction, ont avec le poème, leur poème. Ce qu'elles en donnent à
entendre. Quel rapport le dire et le dit ont entre eux, et, ensemble, avec
la diction, et, diction, avec la voix. Il y a à sortir cette question des
jugements de goût qui l'empêtrent dans un impressionnisme esthétique
qui ne montre jamais son jeu : si un auteur lit mieux, ou plus mal- par
rapport à quoi ? - qu'un « professionnel ,. est désormais sans
pertinence, à prendre toute diction comme un document sur le texte,
sur le sujet, sur leur situation. De même, plus loin, pour la disposition
typographique.
Je commencerai par quelques exemples français. Le document est
double : la voix, et le discours sur la voix, dans cette situation
particulière de discours et privilégiée pour ce registre idéologique, que
sont les enveloppes de disques.
Je ne pourrais mieux commencer que par la diction d'Apollinaire,
enregistrant Le Pont Mirabea# en 191220• Diction complémentaire de
sa typographie, diction non ponctuée, voix « monotone ,., dans la
tradition de la lecture de Mallarmé, telle que la rapporte Valéry :
lecture symboliste qui constitue une lignée dans la lecture française des
poèmes, lecture-d'auteur, lecture-écriture. Elle ne fait ressortir que la
prosodie assonancée du poème. Elle pourrait passer pour la-voix-dupoème. Elle ne cherche à imiter ou à vivre aucune nature, aucune
expressivité. On ne saurait lui trouver de meilleur faire-valoir que la
version de Jacques Duby 21, acteur : il remet toute la ponctuation
qu'Apollinaire avait enlevée, il la souligne, il mime le sens - puisqu'il
y a du sens, il faut l'interpréter - il rallonge les finales. Pierre Seghers
écrit, sur la pochette, qu'on ne trouve pas « dans les poèmes de
Guillaume Apollinaire des éclats de voix révolutionnaires •· Le
20. Archives de la parole, Disque PN/PR-1 édité par la Phonoth~que Nationale,
juillet 1961.
21. Apol/i,u,ire, Pottes d'a11jo11rd'h11i,
Seghers, par Jacques Duby. Disque ADES,
P 37 LA '4004, 33 t.
286
CRfflQUE
DU RYTHME
discours sur les poèmes fait passer comme allant de soi cette
théâtralisation, cette mise du poème hors de lui-même. Par quoi se
situe une tradition rhétorique, pas seulement dans la diction.
La rhétorique de l'écriture et celle de la diction vont la vois dansla
voix. Ce n'est plus toujoun une métaphore, de dire que le poèœ
chanu, quand Seghers écrit qu'« Aragon chante sur Paris lointain et
martyrisé » 22• Ce que s'efforce de réaliser Jean-Louis Barrault,
cumulant toutes les marques, faisant de beo dans « il fait beau comme
jamais • une hyper-longue, hyper-haute, syllabe à la hauteur de
l'enthousiasme-nature, où on ne saurait mieux disjoindre le poème et sa
diction-réalisation phonique individuelle. Aragon-auteur ne surmarque pas les consonnes comme J.L. Barrault : sa diction est de grande
rhétorique, autrement que et comme son écriture, par le grasseyement
du /RI et l'allongement des finales". La voix est rhétorique comme son
écriture.
Comme l'éloquence révolutionnaire était à la mesure de la situation
révolutionnaire, la vois-émotion, chez Paul Eluard, a l'éloquence
nature, tremblée, diction emphatique, qui marque et détache les mots,
grasseye les /RI, pour ses poèmes de guerre et d'amour2 4 • Claude Roy
montre, en la présentant, un exemple parfait du passage d'une voix à
l'autre, tel qu'il semble aller de soi : « En lisant un grand poète, nous
entendons toujours sa voix. La voix de l'homme a pu s'éteindre il y a
des siècles. La voix du poète, elle, ne cesse jamais de nous atteindre et
de nous émouvoir•· La voix, lieu où se fondent l'homme et l'œuvre ?
L'enregistrement,en tout cas, est présenté ici comme réalisant cette
fusion. L'enregistrement préserve« non seulement la voix éternelle des
poètes, mais l'accent, le timbre, la présence même de cette voix
charnelle, fragile et bouleversante que fut celle d'un vivant de génie.
Voici, intimement confondus dans ce disque, Paul Éluard éternel et
Paul Éluard mortel [ ... ] les cinq poèmes que voici sont le miroir fidèle
d'une des plus hautes voix de la poésie française. Elle continue, au-delà
de la mort, à parler à voix haute à l'oreille et au cœur de chacun de
nous •· C'est l'état métaphorique par excellence, l'état commun du
passage homogène, de la voix physique à la voix symbolisant
l'originalité. Cet état suppose que dans l'accent, le timbre, la
prononciation et l'articulation individuelles, pourvu qu'ils soient ceux
de l'auteur, passe non seulement un effet, mais toute la valeur du dit
dans le dire. Du moins, certainement, un témoignage, mais de quoi, la
limite étant physiologique, et la butée sur l'émotion - la poésie mise
22. Ar•gon, dit par J. L. Barrault, coll. Poitts d'.i111jo11Td'h11i,
ADES, P 37 LA 4009.
23. Amo,m, huit poèmes dits par l'auteur, Chant du monde, LDY 6002, 33 t.
El11<1rd,
Chant du Monde LDY - 6000, 33 t. L'intitulé/.,. floix dt
24. J...flOÎXdt P.i111l
manifeste une valeur affichée que n'a pas la formule • dit par l'auteur •·
LE PO!ME
ET LA VOIX
287
dans, réduite à, l'émotion. Ce qui est aussi une situation historique
pour un certain écrire, et un certain discours sur la poésie, qui alors
mobilisent la communication par la voix, signes du corps, infralinguistiques.
A cette diction-nature, imitative, rhétorique, s'oppose étrangement
la diction iambique d'Yves Bonnefoy25• Bonnefoy met un accent en
français toutes les deux syllabes, sur les syllabes paires. Sa diction
matérialise le rythme iambique universel. L'iambe fondamental est
accompli. Menant des accents secondaires, normalement inexistants, la
diction hypermétrifie l'énoncé, hors toute contrainte syntaxique ou
syntagmatique. La voix est dans la tradition monocorde, non
expressive, oraculaire, hiératique - la « maîtrise du verbe • - grave,
venue de loin, du fond de la douleur. En ce sens, elle est
motivée-motivante : la voix de ce qu'elle dit. Sa poésie est présentée
avec des mots qui s'appliquent à la voix : « tragique à voix basse, à voix
brisée •· La poésie décrite en termes de voix, la voix est décrite en
termes de poésie. La diction-de-poète est opposée par le présentateur à
la diction interprétative : « Yves Bonnefoy dit lui-même ses poèmes.
Ce n'est donc point ici une "interprétation" mais le cheminement de
l'auteur à travers sa propre création. Le poids exact des mots, la place
exacte des silences, l'architecture interne du poème : voilà ce que nous
apporte une voix qui éprouve en elle-même l'émotion des paroles
arrachées à l'obscur de la création poétique. Toute parole, ainsi,
devient brûlante, et l'évidence du chant, dans cette pénombre traversée
d'éclairs, remplace très heureusement les clartés artificielles d'une
vision "par l'extérieur". C'est en effet par les vertus d'une incantation,
au sens le plus absolu, que la succession des poèmes [... ] nous conduit
au cœur même de l'expérience intérieure du poète•· Voix et diction,
voix et poème échangent ainsi par osmose leurs propriétés. Non sans
quelque prédominance du sombre, sinon du lugubre (« pénombre
traversée d'éclairs • ). Par motivation le dit de la mort se fait dans la
voix grave et basse, prédominance oraculaire du double complexe de la
poésie moderne, complexe de Prométhée et complexe d'Orphée, qui
sacralise, en chaîne, la parole poétique, le parlant poétique, donc aussi
sa voix. Il y a, à la fin, quelque paradoxe, ou inconséquence, à opposer
cet aboutissement de la lecture symboliste, à la lecture interprétative.
Tout, dans le commentaire précédent, est au contraire orienté
interprétativement : motivation-imitation du dit par le dire. Renversement même de la diction voix-pure-du-poème. Cette diction, présentée
comme intérieure, nécessaire (mais son ïambisme n'est pas dans le
texte, il vient donc bien d'un ailleurs)- ne serait pas ce qu'elle est si
elle n'avait pas, à son origine, repérable, la diction de Mallarmé
2S. Poèmes d'Yves Bonnefoy dits par l'auteur, 8AM LD 707, 1960.
288
CllITIQUE DU RYTHME
rapportée par Valéry. Ce qui se présente, et qui est vécu, reçu, comme
le plus personnel, est au bout d'une tradition 26•
Je ne prends qu'un exemple de diction hors de la poésie : car la voix
y a toute liberté d'être expressive. Elle dit son texte. C'est ce que fait
Camus 27, et que le commentaire fait ressortir, quand il lit son éditorial
de Combat d'août 1944 : « Camus lit son texte d'une voix contenue où
l'auditeur percevra cependant les accents d'une juste passion, d'une
émotion grave et d'une jeune espérance ». Pour la lecture de
L 'ltranger, faite en 1954 : « Parfaitement conscient des problèmes que
la lecture d'un texte pose au comédien (il exerça, rappelons-le, le métier
d'acteur et d'animateur de théâtre), Camus prend à l'égard de son texte
la pistance nécessaire pour l'éclairer sans le déformer. L'intérêt de cette
archive sonore est multiple. Camus se révèle, absolument, un lecteur
intelligent, dont le ton mesuré et nuancé fait accepter le texte sans
affaiblir ou lasser un seul instant l'attention de l'auditeur. Relativement
à son œuvre propre, Camus suggère à l'auditeur toutes les intentions
contenues dans la forme et le style de l'ouvrage ». Ton « extérieur ,.
que Camus abandonne pour lire La Chute, où il « devient JeanBaptiste Clémence; sa voix s'infléchit selon les méandres que suit la'
pensée de son personnage ». La voix et son discours, le discours et sa
voix sont ensemble comme le signifiant et le signifié du signe quand ils
sont vus comme nécessaires l'un à l'autre, uniques ensemble comme le
motivé et le motivant.
On ne s'étonne pas que là où il n'y a pas de sujet, sinon un jeu
revendiqué comme tel sur de la langue, où la langue est censée parler
seule,se choisissant seulement un vicairepour le passage du proféré, il y
ait peu de goût pour la diction à voix haute, peu de diction pour peu à
dire, dans le culte du rare, peu de diction pour peu de gens. Aussi
l'effet d'une tradition. Le poème contre la voix. Quel effet sur le
poème?
Brièvement, quatre autres exemples : dans la tradition anglaise, dans
le domaine russe, allemand, dans la littérature orale africaine. Ils ne
font qu'illustrer que l'anthropologie du rythme, du langage, demande
une anthropologie historique de la voix.
26. La diction de Bonnefoy se place dans la " récitation syllabique •• par exemple c:elle
d'Auguste Rochette en 1911. Il la fondait sur l'e accent étymologique • : accentuant la
dernière syllabe du radical dans les abstraits ou adverbes dérivés d'adjectifs, et dans les
formes conjuguées. A la fois peut-être influence des idées germaniques sur l'iambicité,
confusion entre l'accent d'insistance et l'accent de groupe, effet de la conviction qu'il y
avait un accent secondaire en français. Il scandait donc en accentuant les syllabes
•• • Par ws
soulignées ces vers de Châtiments : " Tu te réveilleras dans ta tranq11111ité
co1Wexitéset ~os conc,,vités•• dans l'Altxandrin chtz VictorH11go,éd. citée:, p. 357.
27. Pnsma ,k Albm Cam11s,3 disques Archives de la Radiodiffusion Télévision
française, ADES TS 30 LA 606.
LE POba
ET LA VOIX
289
Le premier est celui de James Joyce, enregistré en 1924 lisant un
passage d'Ulysse,et en 1932, un fragment d' Anna Livia Plurabelle dans
Finnegan's Wake28• j'en retiendrais seulement que Joyce, imitant
l'intonation d'une lavandière irlandaise, fait ressortir, par la diction et
par sa voix, le caractère pop#laire,et quotidien, de son langage, de ses
jeux de langage. L'oralité y intègre toutes les éruditions. L'épopée et le
comique y font leur fusion. Contre les utilisations hyper-écrites qui en
ont été faites : l'histoire recommencée en farce, toujours.
Yeats fait exemple aussi, dans un autre lieu de la poésie symboliste,
par un extrait d'un Tallt on Rhythm and bispoetry with Readingsfrom
• The Laite of lnnisfree » (1932)29: • lt gave me a devil of a lot of
trouble to get into verse the poems that I am going to read and that is
why I will not read them as if they were prose ! »30• La présentation
évoque la « voix incantatoire » de Yeats, et Yeats ne parle pas son
poème, il en fait une cantillation. Quel que soit l'humour de la raison
donnée pour ne pas lire comme de la prose, elle porte sur la spécificité
radicale du poème. La voix qui dit le poème n'est pas la voix qui parle,
parce q"'elle ne dit pas la même chose. Et non seulement parce que
Yeats avait une voix • riche et mélodieuse », col)lllle dit une autre
anthologie31, dont la présentation porte : « Il suffit d'écouter ces
poètes lire leurs propres œuvres pour savoir combien leurs interprétations importent à une pleine compréhension de leurs poèmes. Les
intonations prédicantes (ministerial)d'Eliot, les orchestrations passionnées de Thomas, les formulations très, très précises de Cummings,
les inflexions faciles de la conversation de Frost sont une unité (are
integral),et prêtent ces éclaircissements subtils qui sont au-delà de la
page imprimée. Il y a des dizaines d'années, Ezra Pound s'efforçait à ce
même effet quand il introduisait une sorte de système de notation
musicale, plaçant les groupes (phrases}légèrement au-dessus et
au-dessous l'un de l'autre. Même Cummings, en éliminant les
formalités typographiques qui gênaient le flux de sa poésie, se battait
avec ce problème de la communication parfaite entre auteur et lecteur.
Mais la vraie troisième dimension de la page imprimée est l'enregistrement».
Le lieu de la voix est le lieu de la poésie, et c'est un lieu historique,
une culture. Le lieu de la voix n'est pas le même dans la tradition
française et dans la tradition anglo-américaine, parce que le rapport du
28. J•mn Joyœspricht,Rhein-Verlag, Zürich.
29. Poetry b, WüliAm B11tler Ye•ts, read by W.B. Yeats... , Argo Spokm Ans
Recording, 1959, RG 182.
30. • j'ai eu diablement du mal à mmrc en vers les poèmes que je vail lire et c'm;
pourquoi je ne vais pu les lire comme s'ils étaient de la prose ! •.
31. The C.edmon TreasNryof Modern Poets Re•ding Thm Own Poetry, Cudmon
Literary Series,TC 0994-0995.
290
CRITIQUE DU RYTHME
poème à l'oral, au parlé, au langage ordinaire, n'y est pas le même. De
Wordsworth à Hopkins, à Pound et à Eliot, la nouveauté poétique s'est
toujours faite en anglais dans un rapport nouveau au parlé, jusqu'aux
beatniks et à Charles Oison. La voix y est nécessairement située par le
primat, ou l'histoire, de }'oralité. Qui détermine aussi la diction au sens
ancien de choix des mots, qui est resté en anglais. Les traditions
poétiques qui régissent la modernité en français, toutes diverses
qu'elles sont, convergent toutes vers une censure de !'oralité, et de la
voix, qui se répercute également dans la diction, y compris d'abord au
sens lexical, stylistique, du mot. L'échappée, qui n'en est pas une, étant
une sur-rhétorique, qui fait langage à part.
En ce sens, Dylan Thomas, qui vécut de tournées de lectures aux
États-Unis, est bien inscrit dans une tradition. La présentation de ses
enregistrements parle de sa voix d'or, de son « instrument verbal
incomparable », ne donnant, pour Under Mük Wood, d'autre directive
aux acteurs qui l'entouraient que d'« aimer les mots » 32• Le mot
d'ordre de Gertrude Stein, aimer un mot, n'a pas, ne peut pas avoir la
même valeur, en anglais et en français. Parce que l'histoire du poème
n'y est pas la même. Dada, les mots en liberté, sont des jeux de langage
coupés du langage ordinaire, et de l'homme du commun. Leur
historicité est réactionnelle. Une autre présentation des lectures de
Dylan Thomas note : « Il essayait sans cesse de débarrasser sa voix du
sentimentalisme qu'il mettait dans les derniers vers du Poème sur son
annifJersaire, mais il ne pouvait pas lire autrement. C'était son
anniversaire... » 33• Sa « voix inoubliable ,.34 est située.
Peut-être n'a-t-on pas la même voix dans une autre culture,
autrement qu'on n'a pas la même voix dans une autre langue. La
diction de Mandelstam est décrite en des termes qui rappellent celle de
Ycats : « Mais voilà qu'il se mettait à lire, en chantonnant et avec un
léger balancement rythmique ,.3s. Maïakovski, en futuriste, mais en
futuriste russe, lance à pleine voix non des vers mais les segments,
groupe après groupe, que sa typographie met en escalier-36.Il a la
diction de sa typographie, et la typographie de sa diction. Il semble
qu'il ait créé non seulement cette typographie, imitée depuis, mais une
tradition de diction. Car Voznessenski, ou Evtouchenko 37 , en sont
32. Dylan Thomas, Undrr Mük Wood (1953), Caedmon Literary Scries, TC 09960997.
vol. Il, Caedmon Literary Scries, TC 1018.
33. D,'4n Thom4s Re11ding,
34. D,'4n Tho""'s Re.ding, vol. III; Caedmon Literary Scries, TC 1043.
soèinmij, vol. III, p. 365.
35. Mandeliwn, Sobr1111ie
36. les écm,11insp11rlmt, les voix de Tolstoï, A. Kouprine, Veressaiev, Brioussov,
P 05592/05593. 33 t.
Maïakovski, Essenine, etc. Coll. Théâtre et Pqes choisies. SO'C!disc
Madein URSS.
Chant du Monde, LDY-6022,
37. LA floi%d'Andreï Voznessmski, poètt sO'Cliétiq11t-,
LE POÈME ET LA VOIX
291
l'écho, lançant chaque mot ou groupe, à pleine gueulée. Dans les deux
disques qui les présentent, la photo ajoute sa sémiotique visuelle, photo
d'un visage bouche grande ouvene, criant son poème en gros plan pour
Voznessenski, le buste bras levés pour Evtouchenko. Le dit, le dire, le
rappon au public sont visibles dans cette bouche ouverte. Ce qu'elle
crie et son cri ne sont pas séparables, et situés historiquement.
Ce n'est ni la poésie, ni la diction, ni la voix de Celan 38 : le ton est
contenu, rentré, presque à voix basse, sans effets oratoires, mais avec
précision. Le texte de la présentation de son enregistrement pone que
le poète vit« de la langue et dans la langue »,qu'il« parle pour vivre »;
commente sa diction qui « laisse ouverts bien des chemins »; insiste sur
la « concentration » qu'il demande à ses auditeurs. Ce qui est dit des
poèmes, ce qui est dit de la voix qui les dit, est un seul et même
discours. Changer de diction, c'est changer le poème, le discours. Il y a
autant de différence entre le texte allemand du Gesprachim Gebirg et
l' Entretien sur la montagne traduit par Du Bouchet dans Strette39 - où
l'opposition entre sprechenet reden est effacée, le sprechenheideggérien dans la « langue » immédiate des choses, le reden du côté de
Martin Buber et du dialogue - autant de différence entre la lecture
contenue, discrète, de Celan et la lecture lançante, tendue, de Du
Bouchet, haletant des paquets de deux trois mots avec des silences qui
sont de sa réalisation phonique individuelle, n'étant ni dans la syntaxe
ni dans la prosodie du texte40 , pour le dramatiser.
Dernier exemple, pour montrer l'historicité de la voix. Ce serait
celui du récit épique africain, où la parole parlée est prise entre la
musique et la danse, et la parole chantée. Il est remarquable que le
rappon de lenteur, ou de ralentissement du récit poétique au débit de la
parole ordinaire est inverse de celui qu'il a dans les langues-cultures
européennes. En français, le poème est plus lent. Ici, le poème parlé est
plus rapide que le discours parlé et que le chant. Ainsi dans les
Chantefables du Cameroun•n. Le rythme y est pris dans une rythmique
corporelle, qui fait sa situation, sa culture 42•
33 t., et LA -voixd'E-vguhri E-vto#Chmlto, polte so-viltique, Chant du Monde, LOS6024, 33 t.
38. Paul Celan, Gedichte und Proui, Doppelalbum Suhrkamp, 197S, ISBN.
3.S18-09S07.2.Enregistré entre 1963 et 1967.
39. Mercure de France, 1971.
40. Lecture de !'Entretien sur L, monr.gne, par A. Du Bouchet, France-Culture,
23 mars 1980, 20h, émission Albatros.
41. Chantefables du ûimeroun, recueillies par Eno Belinga, Chant d" Monde,
LDZ-S-4326. Michel Leiris évoque la rapidité particulière du débit dans certaines
situations, et pour certains discours, dans LA '4.ngue secrète tks Dogons de Samb4, éd.
citée, p. 392.
42. Par exemple aussi dans An Antho/ogy of Afria,n Music, Unesco Collection,
Ba-Benzele Pygmies, BM 30 L 2303.
292
CRITIQUE DU RYTHME
Avant de, ou au lieu de, rejeter la diction et la voix dans la réalisation
phonique individuelle, il y a donc à entreprendre une histoire comparée
des dictions, de leur rapport à la voix, en relation avec le sens et le
rythme des choses dites. Analyse des discours, et de leurs conditions
qui ne se confond nullement avec les réalisations individuelles prises
pour la systématique du discours.
A ne prendre que ce qu'enregistre, en désordre, un dictionnaire
analogique du français, la voix a les caractères mêmes qui sont attribués
au rythme : hauteur, intensité, timbre, intonation - et, ce qui l'en
distingue, inflexion et accent (au sens d'intonation régionale). La voix a
ses caractères propres, physiques, physiologiques (l'âge) : elle est
féminine ou mâle, jeune, mûre, sénile, pleine ou blanche, chaude ou
aigre. Puis il y a une symptomatologie par la voix : elle est vigoureuse
ou souffrante, frêle, cassée, fraîche, enrouée, pâteuse, avinée. Enfm, il
y a l'énonciation, l'énonciateur, dans la voix, chargée soit de ses
émotions, soit de son rapport aux autres, rapport tantôt dit
subjectivement, tantôt énoncé tel qu'il est reçu par l'autre : voix
enchanteresse, émue, tendre, plaintive, sèche, ironique cassante,
déchirante, suppliante, polie ou grossière. La voix est séminale : il y a
émission de voix...
Voix de poitrine, voix de tête, de gorge, de nez. Les variations ne
modifient pas seulement les voyelles, elles conditionnent une profération de la personne. Les orateurs politiques en font plus un medium
qu'un moyen·0 • Il y a un rayonnement de la voix. Lucrèce l'aurait
compris matériellement, comme pour le soleil, lui qui attribuait à la
voix une nature moléculaire (De rerum natura, IV, v. 524-547). Tout
ce qui désorganise l'humain, qui le dissocie, déstructure la voix,
retourne le langage vers la glossolalie comme chez Artaud. Tout ce qui
ramène la voix à la nature, la ramène, à contre-langage, vers le cri.
L'écoute moderne de l'Orient, de son théâtre, de sa musique, a
contribué à découvrir une anthropologie de la voix. Cette exploration
était déjà dans le « Sprechgesang », le Pierrot lunaire de Schônberg dès
1912. Les expressionnismes de la voix l'irrationalisent. Quand la voix
se mêle du silence, elle se rappproche du cri. Contre la linéarité du
langage, la voix est un pluriel interne, une simultanéité. La voix est
synorale, comme on dit synoptique.
Il n'est pas non plus indifférent à la théorie du langage que le mot
voix soit décrit étymologiquement, dans le Dictionnaire étymologiq~e
43. Jean-Loup Rivière, dans• Le vague de l'air "• Trtwrrsn 20 (novembre 1980, • La
voix / l'écoute •• étudie la voix des orateurs politiques. Dans la même revue Daniel
Charles, dans « Thèses sur la voix •• montre l'irrationnel de la voix, son Orient, et
d'autres articles évoquent le rôle de la voix chez les Bambara ou en Inde.
LE POÈME ET LA VOIX
293
de la lang11elatine d'Emout et Meillet, IIOX,11ôcis: « organeactif de la
parole (d'où le genre animé, féminin, comme lüx, prex, vis, etc.); au
pluriel sens concret: "sons émis par la voix" [... ]; "paroles, mots",
sens qui s'est étendu secondairement au singulier•· Une voix, des
mots. Comme le mot voz en espagnol, qui a les deux sens : « Sonido
que sale por la boca del hombre ••et« Vocablo • 44 • Les mots sont les
cr~tures de la voix. Aristote dit, au début du De Interpretatione,-t«
év
Tfl~Tï'5.ce qui est dans la voix. En hébreu, l'écho est la« fille de la
voix•• bat-kol. Emout et Meillet ajoutent : « La racine•wek•- était
en indo-européen celle qui indiquait l'émission de la voix, avec toutes
les forces religieuses et juridiques qui en résultent •· Du fat11m
jusqu'aux fées. Ainsi, très anciennement, la voix est cri, cri de guerreet
cri religieux, et la voix et l'épopéeont partie liée, comme le dit et le dire,
par le thème en e du mot, représenté dans le grec (F) moç,le parfait du
verbe dire (F)cmê, et le terme homérique pour dire les mots, les
• paroles ailées •• rnc« mcpocvt«. L'épopée est un dit, -slot,o en vieux
russe, comme dans le slovo o polku lgoreve, le Dit de la bataille d'Igor.
Dans la voix, le plus physiologique est déjà social. Comme
l'individu. La voix est donc située différemment non seulement selon
les cultures, mais selon les anthropologies. La voix est associée à la
magie par l'incantation, ,avant le chant. Combarieu, qui évoque les
grimoires magiques des Egyptiens, cite une formule de Caton, du De
qui se chantait, pour guérir une fracture : • but hanat huai,
re r11stica,
ista pista sista, domiabo damnaustra •46 • La voix, « moyen de
séduction • (ibid., p. 159), est modifiée par la saturation sonore du
texte qu'elle prononce, selon qu'il contient lui-même ou non du
carmen. Il y a la voix qui dit un conte, celle qui dit une comptine. Il y a
tous les changements de voix.
La voix participe de l'inconscient, comme le langage : au moins de
l'inconscient du langage. Pour l'inconscient freudien, il manque trop
de choses encore pour qu'on s'entende. Il reste à prendre au mot une
magie de la voix. Magie, au sens d'une action sur les autres, sinon sur
les éléments. Magie au sens où, écrivait Mauss, • En magie, comme en
religion, comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui
agissent » 47 • Comme Mauss remarquait, en 1902 : « En somme, dès
que nous en arrivons à la représentation des propriétés magiques, nous
sommes en présence de phénomènes semblables à ceux du langage ,.
(livre cité, p. 71-72).
44. Diccionario Porrûa de la lengua espanola.
par la voix ., dansAristote,Organon,Vrin,
45. QueJ. Tricot tradwt • les sons mua
1966, p. 77.
ses lois, son É'Vol#tion,p. 10S.
46. J. Combarieu, La M11siq11e,
47. Marcel Mauss, Esq11isse
d'11nethéorie génirale de la magie, dans Sociologieet
•nthropologie, introduction de Cl. Lévi-Strauss, PUF, 19SO(1968), p. 109.
294
CltITIQUE DU RYTHME
La voix unifie, rassemble le sujet; son âge, son sexe, ses états. C'est
un portrait oral. On aime une voix, ou elle ne vous dit rien. Eros est
dans la voix, comme dans les yeux, les mains, tout le corps. La voix est
relation. Par la communication, où du sens s"échange, elle constitue un
milieu. Comme dans le discours, il y a dans la voix plus de signifiant
que de signifié : un débordement de la signication par la signifiance.
On entend, on connaît et reconnaît une voix - on ne sait jamais tout ce
que dit une voix, indépendamment de ce qu'elle dit. C'est peut-être ce
perpétuel débordement de signifiance, comme dans le poème, qui fait
que la voix peut être la métaphore du sujet, le symbole de son
originalité la plus • intérieure », tout en étant toujours historicisée. De
la voix de l'écrivain à la voix du chanteur de « charme », toute une
gamme, du plus retiré au plus dégénéré, fait la matière d'une
anthropologie du langage, incluant ce que Mauss appelait une
« psychologie non intellectualiste de l'homme en collectivité .. (livre
cité, p. 101).
Mauss remarquait que, dans la magie, « l'intonation peut avoir plus
d'importance que le mot » (ibid., p. 51)- ce qui ne fait que reprendre
le fonctionnement le plus général, l'observation la plus empirique.
Mais qui est à étendre au rythme. Où elle devient moins banale. De
même que la réversibilité de cette autre remarque, précisément sur la
réversibilité du social et du langage : • Tout rite est une espèce de
langage » (ibid., p. 53). Il y a une force de la voix. Et la voix est une
force, autant qu'une matière, un milieu. Elle a une efficacité. Comme la
signifiance du rythme et de la prosodie. Elle est à la fois naturelle, et
dépasse l'entendement. Tout ce qui est physique contient un mystère.
Mauss rappelle qu'en Grèce « le mot de tvauc:~ était synonyme de
magique » (ibid., p. 136). D'où l'instabilité des relations qui l'associent
au dit, au discours. En quoi elle trouve une autre analogie avec le
mana, puisqu'il « se compose d'une série d'idées instables, qui se
confondent les unes dans les autres » (ibid., p. 102). La force de la
voix-origine est celle de l'auteur, et « Il n'est pas téméraire de penser
que, pour une bonne part, tout ce que les notions de force, de cause, de
fm, de substance ont encore de non positif, de mystique ou de
poétique, tient aux vieilles habitudes d'esprit dont est née la magie et
dont l'esprit humain est lent à se défaire » (ibid., p. 137). Je
n'enlèverais à cette remarque, aujourd'hui, que le «positif » et le« lent
à se défaire », datés d'une croyance au progrès. Le magique n'est pas
une survivance, mais une composante. L'archiisme est quotidien, et
futur.
Comme il y a l'énoncé et l'énonciation, il y a l'incantation-énoncé et
l'incantation-énonciation. En ce sens, il y a une incantation dans la voix
elle-même. Mauss avait recueilli que, pour les Iroquois, « la cause par
excellence, c'est la voix ,., et qu'orenda, qui désigne cette puissance ou
LE POIME ET LA VOIX
295
effet magique signifie • au sens propre, prières et chants » (ibid.,
p. 107). Le Verbe théologique, non raison mais d'abord langage, ne dit
pas autrement que les Iroquois. L'anthropologie cosmique du lanpge
le fait participer au sacré, le sacré de nomen numen, autant que de ce
qu'il ne faut pas dire, de la voix du tonnerre à la voix redoutée du plus
menu silence : la voix-puissance est attribuée à ce qui agit. La voix est
le plus ancien poème, parce qu'elle est puissance de parole, de dire. Ce
qu'est l'épopée. En quoi la relation entre 'Voixet épopéeest antérieure
aux spéculations sur la notion de poésie, création ou fabrication, qu'elle
déborde.
Le rythme, par tout ce qu'il pone dans le langage de sous-lan1age, de
hors-langage, est alors, dans le langage, peut-être le correspondant par
excellence de la voix. Il en panage l'historicité.
Paul Zumthor, récemment 48, appelait à une théorie générale de la
voix, de l'oralité, qui • devra faire appel à la linguistique, à la
mythe>&raphieet, sur cenains points, à la psychanalyse ,. (p. 515).
Mettre fin à une « préhistoire ,. de la voix, qui engloberait les travaux
de J ousse et finirait au livre de Ruth Finnegan, Oralpoetry49 • Mais Paul
Zumthor, tout en postulant cette poétique, la situe dans le cadre d'une
phénoménolo1ie. Par là il la réduit à une typologie, une taxinomie.
C'est la définition ethnoloiique de /'oralité qui constituesa préhistoire.
La primauté de la voix semble réservée à la poésie orale, reconnaissant
mais limitant le primat du rythme : « Les manifestations jusqu'ici
répenoriées d'une poésie destinée à la transmission orale (même
lorsqu'elles reposent sur un texte initialement écrit) impliquent une
primauté du rythme sur le sens, de l'action sur la représentation, de
l'attitude sur le concept : elles tendent, comme à un terme ultime, à
l'identification de la poésie et de la danse » (p. 516). Le rappon de la
voix à l'écriture est posé dans la « perspective grammatologique ,.
(p. 520) de Derrida, en référence au structuralisme de Jakobson et de
Ruwet. Zumthor est conduit à prendre pour hypothèse « la coexistence, dans la plupart des traditions culturelles, de deux types de
poéticité, irréductibles l'un à l'autre, autrement articulés sur l'histoire
et déterminés par des modes différents d'être au monde ,. (p. 524).
Pour une anthropologie historique du langage, autant le structuralisme
que la phénoménologie sont des obstacles épistémologiques et
politiques, avec lesquels aucun compromis n'est possible, même s'ils
règnent encore. Une anthropologie de la voix poserait au contraire
qu'il n'y a qu'une « poéticité .., dans le primat du discours. Seulement,
ses rapports à la voix, d'une part, peuvent être plus ou moins éloignés,
48 l>ens • Pour une poétique de la YOUI • Poitiq11e n" 40, novtmbre 197'J,
p St4 S24
,., Ruth I mnogan, Or•/ poetry, Londres, Cambridge University Pre1s, 1977.
296
CRITIQUE OU RYTHME
selon les cultures et les moments, de l'oralité première, dont l'écrit
n'est qu'une déclinaison, ou un déclin, continu-discontinu; d'autre
part, les écritures non alphabétiques y apportent un élément que nous
méconnaissons autant èn l'ignorant qu'en le survalorisant par, et vers,
un mime du monde. L'historicité de la voix inclut celle de l'écriture.
Tout ce qui déshistorù:isel'une, déshistoricisel'autre.
On verra, passant de l'oral au visuel, que précisément il n'y a pas
d'hétérogénéité entre les deux, mais un passage, et une continuité. La
scène racontée par Valéry, de la lecture que lui a faite Mallarmé du
Coup de dés, « Je crois bien que je suis le premier homme qui ait vu cet
ouvrage extraordinaire ,., cette scène est comme la scène primitive des
rapports entre le visuel et la voix, entre le rythme oral et le rythme
typographique. Scène racontée avec le fétichisme du souvenir : « Sur sa
table de bois très sombre, carrée, aux jambes torses, il disposa le
manuscrit de son poème; et il se mit à lire d'une voix basse, égale, sans
le moindre "effet", presque à soi-même ... » 50 • L'entrée du blanc, et du
théâtre mental, dans la page, se fait en rentrant les blancs dans la voix.
Voix blanche, autrement que pour Camus. Qu'on passe ensuite aux
expériences phoniques de dada, au poème optophonétique de Raoul
Haussmann 51, le phonique passe à l'optique, il produit sa typographie.
Il reste à l'écriture à produire sa continuité avec le dessin, à se perdre
dans l'in-scriptible, comme le rythme dans la voix. Illustration, mais
qui demande d'autres rapports que ceux de l'alphabet latin, du continu
qui fuit le langage et que le langage ne cesse de poursuivre 52•
50. P. Valéry, Œ,wres complètes,p. 623.
Sl. Dada Berlin, Texre ManifesteAktionen, Redam, 1977, p. 28.
52. Calligramme
Abdalah
de l'écriture Koufi, E11rope,
littb1m,re
maroc-aine,juin-juillet 1979, p. lO.
VII
ESPACES DU RYTHME
Il n'y a pas d'un côté, l'audition, sens du temps, d'un autre, la vision,
sens de l'espace. Le rythme met de la vision dans l'audition, continuant
les catégories l'une dans l'autre dans son activité subjective, transsubjective. Le visuel est inséparable de son conflit avec l'oral. La page
écrite, imprimée, met en jeu, comme toute pratique du langage, une
théorie du langage et une historicité du discours, dont la pratique est
l'accomplissement, et la méconnaissance. C'est l'enjeu de la typographie.
Le blanc typographique lui aussi a son historicité. Une poésie
récente continue les blancs du théâtre mental de Mallarmé. Je me situe
dans un emploi qui remonte à Claudel, et qui est rythmique, suspensif,
oral. Ici les textes de la Bible sont efficaces, fondateurs : ils ignorent
l'opposition occidentale entre prose et poésie-vers. Tous les moyens
sont bons s'ils ouvrent la possibilité de dire, au lieu de fermer. Par là, ce
qui arrive à la poésie ne concerne pas seulement les poètes. Chacun est
en jeu dans ce qui arrive à la poésie. C'est pourquoi j'analyse les
procédurestypographiques,cherchant leur historicité, leur visée.
L'oral est lié au visuel. Hugo, pour Châtiments, demandait
l'intégrité de la ligne pour le vers : « que, dans tous les cas, il soit bien
entendu qu'on entaillera la garniture pour les vers longs et qu'il n'y
aura pas de pauvres hexamètres pliés en deux 1• » La typographie est
signe de signes. Horkheimer remarque, à propos de /'Etre et Je Néant,
en 1946 : « La manipulation fétichiste des catégories apparaît même
dans la typographie, avec son usage énervant et insupponable des
italiques2. » L'insertion d'idéogrammes chinois, d'hiéroglyphes égyptiens, de symboles de canes, dans les Cantos d'Ezra Pound est liée à la
1. Lenre à Hetzel, 24 février 1853, dansŒ.,wrrscomplices,éd. Cub français du livre,
1967-1970, t. VIII, p. 1045.
2. Cité dans Manin Jay, L'imagination dialtr:tiq11t,
p. 308.
300
CRITIQUE DU RYTHME
technique du collage, visant, d'échos en échos, à idéogrammatiser
l'écrit occidental, à refaire l'unité perdue paradisiaque de la musique et
de la poésie3. Il n'y a pas de « poèmes à voir exclusivement4 ,. comme
on prétend que seraient certains poèmes de Cummings : leur
organisation typographique fait sens dans un rapport consubstantiel au
syntagmatique, à l'organisation du rythme. Si tout ce qui se fait
typographiquement ne peut pas se dire, cela se tourne, précisément
chez Cummings, en un faire et un montrer poétiques de l'impossible à
dire, qui le dit. Comme, chez lui, la substantivation de formes verbales
conjuguées.
La ponctuation est l'insertion même de l'oral dans le visuel. Son
historicité reste méconnue de la pire manière : on tient la ponctuation
du XVII" s. pour des caprices d'imprimeurs, qu'on corrige, au lieu de la
prendre comme ponctuation orale. Ponctuation d'époque, une époque
de la ponctuation. Ce que les Anglais ont compris pour le folio de
Shakespeare. Ponctuation de théâtre. Il n'y a pas, à ce jour, d'édition
de Corneille dans sa ponctuation. Lote remontait à l'édition de 16645 •
Lamartine s'était fait, pour la seconde édition de Raphaël, en 1849, un
signe nouveau, le point non suivi d'une majuscule, pour noter un
intermédiaire entre la virgule et le point-virgule dans une
énumération 6 • Hugo se plaint de l'excès de virgules, pour La Légende
des siècles: « La ponctuation belge a la maladie des virgules; on a beau
faire, ces vermicules se glissent partout, et coupent les phrases et
hachent les vers à faire horreur. Toute largeur et toute ampleur
disparaît sous cette vermine. Je m'y résigne, hélas. Mais il est triste de
faire ce vers :
Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche
et de le retrouver ainsi tatoué et marqué de petite vérole :
Elle, ayant l'air plus triste. et lui. l'air plus farouche7. ,.
La ponctuation va du logique au rythmique, les deux ·pouvant
coïncider, ou s'opposer. Dans la ponctuation française moderne, le
logique domine le rythmique. Pour une autonomie et une prédominance du rythmique, la poésie a supprimé la ponctuation. D'où l'ironie
simplificatrice d'une appréciation sur Le Fou d'Elsa, que mentionne
Francis Crémieux, disant que« ce qui est poésie c'est ce qui n'a pas de
ponctuation et que tout ce qui a de la ponctuation est de la prose8 •· Ce
3. Comme l'a analysE Christine Brookc-Rosc, dans A ZBC of Ezra Po11nd,University
of Califomia Press, Berkeley, Los Angeles, 1971, p. 183.
4. Groupe Mu, Rhétoriq11ttk /,, poésie, p. 268.
S. l 'Alexandrinfrançais, p. 6.
6. Jacques Krafft, Essais11r/'esthltiq11ede/,, prose,Vrin, 1952, p. 32-33.
7. Lettre de Hugo à Paul Meurisse, 4 septembre 1859, éd. citée, t.X, p. 1316.
8. Aragon, EntretiensafJtCFrancisCrbnit"", Gallimard, 1964, p. 145.
ESPACESDU RYTHME
301
qu'explique et légitime ainsi Aragon : « Car qu'est-ce que le vers ?
C'est une discipline de la respiration dans la parole. Elle établit l'unité
de respiration qui est le vers. La ponctuation la brise, autorise la lecture
sur la phrase et non sur la coupure du vers, la coupure artificielle,
poétique, de la phrase dans le vers ,. (ibid., p. 147). Je reviens plus loin
sur cette association du vers à la respiration9• Elle réinstalle le dualisme
du rationnel, représenté par la phrase, la ponctuation logique, et du
souffle (vital, irrationnel) représenté par le vers, - cette pensée du
x1x•siècle. Le conflit n'est pas entre des catégories d'espace ou de
temps, mais entre des sujets et des historicités.
Le paradoxe de certains modernes étant d'avoir annulé leur
historicité en s'identifiant à la subversion en soi, leur surenchère a mené
à }'in-signifiant d'une ponctuation pure, sortie symétrique opposée du
lettrisme hors du langage, aussi symbolique que lui. Ainsi une virgule,
ou un tiret, trois virgules et un point présentés seuls sur une page10 :
'
' ' '
•
C'est aussi le point tout seul, final, qui faisait le titre du livre de
Jabès, surtitré El, ou le dernier livre11• Depuis Tristram Shandy,de
Sterne, les signes font signe aux signes. Les refus du discours ont aussi
leurs historicités.
9. Au chapitre XIV, Critiq11ede l'anthropologied11rythme.
10. Jean Oaive, « Un transitif .., Action poétiq11e,n° 74, juin 1978, p. 34-35.
11. Edmond Jabès,El, 011le dernierlwre, Gallimard, 1973.
Unepage, ,m rythme
Toute page est un spectacle : celui de sa pratique du discours, la
pratique d'une rationalité, d'une théorie du langage. Page dense, ou
éparse, le spectacle est ancien. Le figuratif alignait déjà, dans la Bible
hébraïque, les noms des dix fils de Haman, dans Esther (IX, 7-9),
verticalement dans l'ordre où ils étaient pendus. Dans le Talmud, la
circularité du commentaire autour d'un texte qui est déjà lui-même
répétition (michna) d'un texte absent-présent, figure la transmission
même.
Le peu de mots-page peut figurer un trop à dire, un peu à dire.
Densité, imposture ? Discriminer suppose théoriser la littérature et le
langage l'un par l'autre. Monologue, plurilogue, un texte est une figure
du je, lui-même figure du langage, de son statut. Quel rapport a-t-il
avec sa disposition, son espace ?
Je pose comme hypothèse à explorer que toute mise en page
représente et pratique une conception du langage à découvrir. Qu'elle
en est le spectacle, le métasigne. Reconnu ou méconnu comme tel
importe peu. Puisqu'il s'agit des pratiques, non des intentions ou du
savoir. Ignorer la théorie du langage n'empêche pas de parler ou
d'écrire. Ainsi toute page de poésie représenteraitune conception de la
poésie. L'insu n'est qu'une part du donné à situer.
Une page est toujours un rythme, et un moment du rythme qu'est
l'unité-livre. La pleine page sans un seul alinéa est un rythme
spécifique, pas une absence de rythme, comme chaque prose a ses
rythmes propres, non l'inorganisation qui lui était imputée, où se
répercute l'idée encore, chez certains, reçue, que le français n'a pas de
rythme. Toute pensée est émise avec un rythme qu'elle ne découvre
qu'en s'avançant : son aventure. Se découvrir est peut-être en partie
reconnaître ce rythme.
304
CRmQUE
DU RYTHME
Je poserai donc que la typographie n'est pas isolable, qu'elle
participe de, et réalise, chaque fois, comme la syntaxe, le lexique, ou
l'intonation (son symétrique oral, exclu jadis du sens comme
« supra-segmental ,. par des linguistes), un ensemble théoriquepratique qui accomplit à la fois un statut du langage et un effet de sens.
La pleine page manifeste la prédominance du dire, quels que soient
les syntaxes et les effets de sens. Ses modes sont innombrables. Mais
tous s'opposent à un indicible qu'ils refoulent, éloignent. Quand le
blanc vient, il note la limite transitoire du dit.
Est-il légitime d'identifier le blanc typographique au silence ? Un
silence signifie. Par son contexte de situation, gestes, regards, ou non,
entre des sujets. Il a une durée, qui signifie aussi. Il est entre de:.
paroles, du côté de la parole, plus que son contraire, bien qu'on l'y
oppose. Un silence n'est pas l'absence de langage.
Mais le blanc de la page, une page blanche, n'est qu'une absence de
langage, de texte. Pour signifier, il faut que le blanc devienne une
structure écrite, qu'il entre dans les contraintes du texte. Sa surface plus
ou moins grande ne peut pas fixer objectivement une durée, qu'elle
symbolise. On ne peut pas lui faire confiance. Pas plus qu'au langage.
On pourra rechercher si ceux qui font confiance au langage ne font pas
aussi confiance au blanc.
Les blancs sont nécessaires au poème. Non comme marges
seulement, mais l'entrée du blanc de la page à l'intérieur du corps du
texte. Les entrées du blanc marquent une alternance de l'inconnu et du
connu, du non-dit sur le dit, avancées, reculs, les rimes du langage avec
lui-même, les intermittences du vivre-écrire. La typographie signale
que le poème est un rythme organisateur, le primat du rythme-sens,
non un « niveau • ou une catégorie à côté de tranches soit lexicale, soit
syntaxique, bref à côté du sens. Lignes et blancs matérialisent que le
langage et le non-langage signifient l'un par l'autre. D'où la futilité de la
question où des malins croient triompher : si on dispose n'importe
quoi en lignes inégales, est-ce qu'on n'y met pas un rythme qui en fait
des « vers • ? Oui, vos vers à vous, - la satisfaction du dualisme qui se
présuppose, dans sa pertinence fantôme. Un blanc est poétique s'il est
inscrit dans le texte autant que le texte marqué par lui : s'il est lié à une
syntaxe, et plutôt à une syntagmatique. Un blanc n'est pas de l'espace
inséré dans le temps d'un texte. Il est un morceau de sa progression, la
part visuelle du dire.
Toute l'histoire du langage poétique confirme que voir est dans la
voix, des prophètes bibliques à Hugo. Claudel écrit en 1925 : « ••• il est
impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l'on
ne tient pas compte du blanc et de l'intermittence », au début de
ESPACES DU RYTHME
305
Réflexions et propositionssur le vers français, et aussitôt : « Tel est le
vers essentiel et primordial, l'élément premier du langage, antérieur aux
mots eux-mêmes : une idée isolée par du blanc ». Les discontinuités
font autant du poème les intermittences du blanc, que des blancs les
intermittences du poème.
Dans sa « physiologie du livre », Claudel parle de la page en termes
surtout d'architecture : « une architecture de lignes contenue et
déterminée par un cadre » (La phüosophie du livre, dans Œuvres en
prose,éd. Pléiade, p. 75), « édifices typographiques », « le portique du
papier » (p. 76). Métaphores statiques. Comme les paroles forment le
silence, le rapport dans la page de l'imprimé au blanc, dit Claudel,
« n'est pas purement matériel, il est l'image de ce que tout mouvement
de la pensée, quand il est arrivé à se traduire par un bruit et une parole,
laisse autour de lui d'inexprimé, mais non pas d'inerte, mais non pas
d'incorporel, le silence environnant d'où cette voix est issue et qu'elle
imprègne à son tour, quelque chose comme son champ magnétique. Ce
rappon entre la parole et le silence, entre l'écriture et le blanc, est la
ressource particulière de la poésie, et c'est pourquoi la page est son
domaine propre, comme le livre est plutôt celui de la prose » (ibid.).
Sans reprendre ici cette opposition de la prose à la poésie, circonscrite
au poème court, le rapport même qu'analyse Claudel fait de la
typographie, contre ses métaphores statiques, une mise en mouvement,
une manière, spécifique à un texte, de lancement.
Pour ne prendre que quelques exemples, la strophe, avec et malgré
toutes ses variables, était une codification, une ordonnance de langage,
le passage au morceau de l'ordonnance métrique du vers. La régularité,
même si le sens les franchissait, des espaces, montrait la spatialisation
d'un ordre, celui du répons, de la symétrie, le retour du même qui
amplifiait celui de la rime, faisant de ces retours, dans un monde où les
rappels visibles sont la figure des invisibles, des réponses au caché, des
formes dans un système de formes. Des parallèlismes comme d'une
rhétorique du sacré et du divin, assurés.
Une rhétorique du non-préformé fait une représentation de l'écriture
subjective, de sa coulée irrégulière de fragments. Elle visualise un
discours, une spécificité, une historicité qui ne se rattachent à aucun
ordre. A aucune transcendance. C'est une expression. Des poèmes de
Leopardi en sont un exemple. L'allure du poème est celle d'un bloc
imprédictible où se figure un je à venir. C'est, à travers les ambiguïtés
du " vers libre », apparences et contre-apparences, ce qui tend à
devenir le mode le plus répandu. Il y a la théâtralisation de l'alexandrin,
chez Hugo, dans La Fin de Satan et Dieu. Entrée de l'inachèvement
dans )'achevé, le \ers défait de l'intérieur dans ses formes externes
maintenues, dérythmements et hyper-rythmes combinés, qui partent
306
CRITIQUE DU RYTHME
sans doute d'une dialogisation réelle, pour faire du vers un dialogue
avec l'informe. Y prend sa place la typographie à effets, typographie
poème de la prose, en clausules surtout, dans les Travttilleursde La
mer. Apparemment expérience fermée sur elle-même. Alors que s'est
répandue la typographie non ponctuée du flux de conscience, celle de la
fin d'Ulysse, de Joyce, elle-même supposée la saisie continue du
discours intérieur, dans son rythme. L'automatisme (post-)surréaliste,
et la psychanalyse, ajoutent, chez les épigones, leur fabrication. Il y a la
spatialisation de Maïakovski, qui faisait du visuel le vu de sa diction,
diction de sa syntaxe, de son lexique, de sa vision. Cette segmentation
du vers en escalier, répandue jusqu'à transformer cette écriture en
rhétorique, montre, par son expansion, combien l'individuation dans
le langage est un passage du transsubjectif.
L'espace de la page, pas seulement du poème mais aussi de la
philosophie et du roman contemporains, en France, - donc l'espace
même, généralement, de l'écriture -, est souvent pris comme un
théâtre, sous l'invocation expresse de Mallarmé. Mais théâtre comme
annulation paradoxale de l'action : théâtre vide, abstrait, théâtre
comme lieu pur où
RIEN
N'AURA EU LIEU
QUE LE LIEU
cite Pierre Torreilles, dans Denudare (Gallimard, 1973). Parler du
c roman ,. d'une page n'a pas cours, métaphore qui serait celle plutôt
d'une aventure. Au théâtre mallarméen s'ajoute la scène,terme marqué
récemment par la psychanalyse. On dit : c la scène philosophique >.
Derrida parle de c la scène ?ù j'écris, où je publie du moins12 ». Jean
Ristat dit de l'écrivain : c Ecrire suppose probablement une mise en
scène dans le grand théâtre du monde 13 ». Il importe, pour la poétique,
de situer cet usage contemporain.
LI typographie dans l'historicité
Il s'agit toujours de reconnaître ce que fait un acte de langage, ce
qu'il montre, ce qu'il cache, dans ce qu'il dit. Esquisser quelques uns
des rapports de cet acte à la typographie. Entendant par là l'ensemble
12. J. Derrida,41 Ja,ou le faux-bond», Digr.,,he n" 11, avril 19n, p. 96.
13. J. Rittat, 41 Le manu1erit d'Arqon considéré comme un jeu de canes•• ibiJ.,
p. 144.
ESPACES DU RYTHME
307
de la page, les rapports entre l'imprimé et le blanc, autant que la
ponctuation et les caractères.
Situer est inévitable, doublement, dans la poétique et dans la
modernité. Si on pose que toute pratique du langage met en acte une
théorie du langage, il apparaît que des pratiques d'écriture sont les
pratiques d'une historicité du langage, du vivre-écrire, et d'autres,
celles d'une métaphysique de l'origine dans le langage. Sans jugements
de valeur, ni position normative, mais dans et pour la reconnaissance
théorique des enjeux, qui sont toujours, quand il s'agit du langase,
ceux des statuts du sujet. Tout acte de langage, outre ce qu'il dit, agit
selon une stratégie qui lui est vitale. On n'en change pas comme de
philosophie, ou de politique. C'est son mode, son éthique, où se pose
la voix. Où se comprend l'investissement passionnel, l'agressivité qui
répondent à une analyse des idéologies dans les pratiques; La
répugnance à l'analyse est même tout ce que montre une pratique qui se
cache à elle-même sa théorie. Bénéfices narcissiques de certaines
pratiques.
Je prends ici, pour la prise de cette hypothèse sur l'empirique, pour
sa puissance théorique -, le langage et la langue comme historiques
dans un sens radical, celui de l'arbitraire, chez Saussure, qui n'est pas le
conventionnel. La prose, le vers sont conventionnels, historiques dans
un sens qui dépend de l'historicité première du lanpge. j'essaie
d'analyser dans la typographie ce qu'elle donne à voir du point de vue
d'une historicité ou d'une« nature • dont les logiques n'informent pas
seulement la constitution des textes, mais leur présentation,
C'est toujours une poétique qui se montre, qui agit. Il n'y a pas
d'espace poétique, typographique, qui soit neutre. Pas plus qu'il n'y a
de langageneutre, d'observateur neutre. L'écriture et la typographie
sont associées comme le texte et la mise en spectacle d'une même
rationalité. Travailler l'écriture mène nécessairement à travailler la
typographie. L'enjeu est explicite dans la séquence suivante, qui
désigne une équivalence : • l'écriture traditionnelle, l'écriture
logocentrique 14 •· L'entreprise est concertée. Défaire la typographie
traditionnelle continue la visée contre le logocentrisme. C'est bien dire
qu'une poétique est l'agir d'une métaphysique. Ensuite vient le conflit
des poétiques.
L'historicité dit deux notions distinctes. L'historicité est l'appartenance à un ensemble nécessairement historique, qui donne du sens, et
auquel du sens est référé. Mais l'historicité est aussi une situation active
pusive dans l'histoire comme principe de spécificité empirique, contre
14. Stefano Apti, • Coup sur coup •• dam J. Derrida, Epnwu, ln n:,ln dt
Nietzsche, Flammarion, 1976, p. 20.
308
CRITIQUE DU RYTHME
la transcendance du cosmique (le sacré), celle du divin et de la
métaphysique, - leur rappon au sujet. Toute théorie et pratique du
langage engage le sujet. C'est pourquoi tout ce que fait le poème
intéresse le sujet. D'où l'imponance des relations entre le poème et son
espace. Il s'impose de chercher quel traitement de la page mine le
logocentrisme, ou l'accomplit.
Jacques Roubaud note justement que le formalisme tient dans
l'opération dualiste même, passant par la • dénégation du forme/15 ,.
chez les • formalistes ,. comme chez les • antiformalistes,.. Mais le
formalisme - le dualisme - est lui-même incompréhensible si on ne le
situe pas dans le conflit entre le cosmique et l'histoire. Il a lieu dans un
espace métaphysique, car il est la corrélation du système des signes au
système des formes, dans I'• incontournable ,. mimesis. La force
théorique de l'histoire est ici de radicaliser l'arbitraire, intériorisant
l'origine en fonctionnement, l'opposition du signifiant au signifié en
signifiance généralisée, l'écriture en subjectivité généralisée, les formes
en termes de discours. La notion de recherchesformelles y est
transformée.
Comme est transformée la situation, sans cesse à reconnaître, de
l'écrire dans l'idéologie. Recherche seconde des épigonalismes et effets
de groupe. S'y ajoute ce qu'a de difficile la notion du délibéré : son
rappon à l'intentionnel, au volontarisme, au double inconscient de la
psychanalyse et de l'idéologie, dont le savoir même nous éloigne. Le
délibéré est peut-être plus en rappon qu'il ne croit avec l'inconnu.
Le lien entre la poésie et la page comme théâtre pone plusieurs
questions. Quelles interactions entre le visuel et l'auditif ? Le visuel,
transcription ? La poésie, spectacle ? Oui, si le spectacle est l'actualisation, dans un lieu, du subjectif, et la poésie l'aventure du sujet transsujet dans le langage. La poésie : théâtre de la voix. Le subjectif y
est pluriel. Mais si spectacle, théâtre impliquent ce sans quoi il n'y a pas
dé théâtre réel (situation scénique, mouvement des corps), la poésie est
un anti-théâtre : la situation, l'action, le corps y sont inscrits dans le
texte, non le texte dans la situation, dans l'action, dans les corps.
lS. Jacques Roubaud, « Notes sur l'évolution récente de la prosodie (1960-1974) ••
Action poétiqNt 62, juin 197S, p. 50. Sur l'imponance de la typographie dans la poésie
moderne, liée à une désoralisation,Roubaud ajoute : « J'ai mis l'accent sur la disposition
du vers dans la page imprimée comme caractéristique du vers libre commun; cette
manifestation matérielle de l'unité métrique qui n'est pratiquement plus jamais dans
notre tradition poétique (au moins jusqu'à date très récente) purement orale de
conception ni de transmission est devenue il me semble indispensable à son existence
même; en l'absence d'un décompte et de la rime il n'est guère plus possible sans une
marque écrite d'identifi« une frontière de vers •• dans Action poitiq•t 69, avril 1977,
p. 23.
ESPACES DU RYTHME
309
Question aussi des relations entre la syntaxe et l'espace de la page. La
poésie moderne, depuis le « vers libre ,., dans le « dialogue ,. entre le
formé et l'inconnu, matérialisé par le blanc, étant allée de plus en plus
du formé à l'inconnu, en est venue à tenir les deux bouts de la page avec
de moins en moins de moyens. Comme si, corrélativement, se mesurait
l'ambition à la réduction du texte. Jusqu'à une inversion quantitative
en faveur du blanc. Ce n'est plus le langage qui figure, mais le
non-langage. La densité du blanc devient la figure d'une métaphysique
du langage, contre le langage, tenu pour l'obstacle qu'on sait à la
communion, vers le silence, figuré par le blanc. Fin du langage, sa
perfection. L'intimité directe avec les choses, possession tacite d'un
secret. Les rares mots y tiennent lieu du cri, ou de l'oracle. Et un cri n'a
pas de syntaxe. Est-il langage, même, discours ? Sa non-syntaxe est en
fait la prédominance de l'infinitif, du nom abstrait, ou concret désitué,
(en phrase nominale), ou du il ()'Absent, le Caché) et comme disait
Apollinaire, du « style télégraphique ,._ Question inverse : une telle
non-syntaxe est-elle nécessairement un cri, ou un oracle ? L'attente
dans la prédominance du blanc mène à un « message ,. élusif,
ambition-déception où l'avantage du silence tourne d'avance au
bénéfice de la « poésie ,., puisque la poésie est ici le porche d'une
métaphysique triomphante.
L 'intratypographie
Une rhétorique de l'anti-rhétorique s'est constituée, répandue. C'est
une vulgate typographique-poétique. J'appelle intratypographiel'ensemble des effets qui tiennent essentiellement au visuel en pratiquant
un dualisme du visuel et de l'auditif tel qu'ils sont désoralisés :
inaudibles pour la plupart. Dans le paradoxe d'une visée contre la
métaphysique du signe (le logocentrisme), ces pratiques, dressées
contre le primat du signifié, du linéaire, refont le dualisme.
Homologues de l'intrasignifiance,production de sens par le jeu des
signifiants sur eux-mêmes, pris comme jeu de la langue, sans sujet ni
histoire ni discours.
Les typographismes, dénominateurs communs de discours divers,
étendent le fragmentaire au corps typographique du mot. Le
fragmentaire comme drame de la pensée, de l'écriture, s'étend alors de
l'authentique à sa modélisation.
Ses éléments les plus fréquents, que j'analyse plus loin, sont : la ligne
coupant un mot en dehors de sa syllabation, effet non prononçable,
qu'il en sorte un sens nouveau ou non, outre l'effet d'interruption; la
majuscule en fin de vers, en fin de mot ou au milieu, ou distribuée sans
310
CRfflQUE
DU RYTHME
rapport avec un début de phrase; les parenthèses ouvertes non
refermées, ou fermées sans être ouvertes; les parenthèses doubles,
multiples, enchâssées, déjà chez Raymond Roussel dans No"velles
impressionsd'Afrique; le mélange des types de caractères (italiques,
romain, petites capitales) et des corps; )'occupation irrégulière, ou en
figures, de la page. Le jeu avec les caractères, la ponctuation, la
disposition en fait des métasignes.
Une incohérence syntaxique peut être un mime. La disposition
transpose spatialement ce mime. Un récit est un récit du temps. Il se
déroule. Tout récit sombré, le temps cède à l'espace. Au discours, de
quelque chose, de quelqu'un, - la chaîne, la continuité-discontinuité.
Au poème non-discours, ou au texte (romanesque, philosophique) qui
identifie discours et logocentrisme, - le refus du discours, du
métalangage, le discontinu seul, et le mime. Refuser le discours mène à
faire un métadiscours : le vœu de discontinuité se prenant lui-même
pour objet fond la linéarité, le sujet unitaire dans une même disparition
élocutoire. Se produire lui est un reproduire.
Mais on ne peut pas aborder les stratégies typographiques actuelles
sans y repérer les dérives de recherches fondamentales, diversement
orientées, celles de Mallarmé, de Claudel, d'Apollinaire, de Reverdy.
DérifJesd11bltmc
Les dérives du blanc ont des historicités différentes. Même si des
rencontres ont pu produire un effet global de modernité. La modernité
n'est pas une confusion ni une convergence d'effets. Leurs visées, leurs
implications peuvent plus que diverger. D'où la nécessité de quelques
repérages. Le blanc de Claudel n'est pas celui de Mallarmé.
Mallarmé dérythme le blanc en ce sens qu'il dresse une construction
antiphysique, où deux termes s'opposent, paradigmes constants, celui
du théâtre, celui de l'Idée. L'en-tête d'lgitur, « Ce conte s'adresse à
l'intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même », se
continue dans la préface à Un coupde désjamais n'abolirale hasard : ce
sont les « subdivisions prismatiques de l'Idée », plus loin )'« emploi à
nu de la pensée •· Le théâtre s'y oppose au récit, qui est identifié au
linéaire (logique de la ligne et ligne logique), « on évite Je récit ». Mise
en scèney équivaut à simultanéitévisuelle, dans l'association « mise en
scène spirituelle • et « vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour
unité comme l'est autre part le Vers ou ligne parfaite ». Toute distance
sur la page est donc mentale : « distance copiée qui mentalement sépare
des groupes de mots ou les mots entre eux •· Ce qui se joue sur ce
théâtre est la« lucidité • (La musique et les lettres,Pléiade, p. 649). La
musique, figurée par la « participation •• ne réalisepas ce qui est ici
ESPACES DU RYTHME
311
mentalisé. Au point que les deux paradigmes du théâtre et de l'Idée
fusionnaient dans l'équation des notes d'lgitur : « Théâtre ==idée »
(Pléiade, p. 429) que prolonge « héros .., hymne•· Hymne et a,/te
font une série homogène.
Par ce théâtre de l'Idée, « dont les représentations seront le vrai culte
moderne • (Pléiade, p. 875), Mallarmé lie le rythme de la page à un
ensemble métaphysique-cosmique : « L'explication orphique de la
Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence :
car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans
sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode •
(lettre-autobiographie à Verlaine, du 16 novembre 1885, Pléiade,
p. 663). Sa pratique est continue à sa réflexion : « je demande pardon
de mettre à nu les vieux ressorts sacrés... • (Notes de 1869, Pléiade,
p. 855). La métaphysique occidentale du signe, tout entière, s'énonce
strictement dans l'avant-dire au Traité du verbe de René Ghil : « Je
dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour,
en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se
lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets » (Pléiade,
p. 857). Cette métaphysique du signe fait du vers - du poème l'anti-arbitraire, le recours, et retour à la nature, l'arbitraire étant
compris comme hasard : « niant, d'un trait souverain, le hasard
demeuré aux termes malgré l'artifice de leur retrempe alternée en le
sens et la sonorité • (Pléiade, p. 858).
L'un des termes de cette cohérence, et le mode même de ce dire, qui
est inscrit chez les participants du sacré ou du divin - par delà les
différences entre les discours, poétique ou philosophique, de Mallarmé
à Hegel ou Husserl-, est l'orgueil, que mentionnait Jules Huret dans
son enquête, « un immarcescible orgueil, planant au-dessus de tout, un
orgueil de dieu ou d'illuminé • (Pléiade, p. 866). Le contact avec le
sacré sacralise le langage, tous les aspects du langage, l'émetteur, le
texte, le Livre, et la typographie, puisqu'elle réalise, par une
motivation graphique, ce théâtre-idée : « le monde est fait pour aboutir
à un beau livre •· (Pléiade, p. 872).
La page est ce veau d'or. Cette sacralisation continue de faire des
dieux. La mise en page, le dire, l'orgueil sont leur démarche visible
parmi nous. Théurges moins l'aventure, qui fut celle seulement de
Mallarmé. Moutons de ce Panurge.
D'espace mental, chez Mallarmé, le blanc devient rythme, chez
Claudel. Rien, là, qui répète Mallarmé. Une figuration qui tient à la
réflexion sur le temps, dans son Art poétique. C'est d'abord le blanc du
travail sur la syntaxe et sur le mot, dans les premières versions de Tête
d'or et de La Ville. La Ville, acte I, Angèle :
312
ClllTIQUE DU RYTHME
« Celle-là même que je te donnerai. Mais appelle L
éon. Pourquoi ne parlent-ils pas ? •
- «l'« essai d'un style qui a avorté •• comme il notait en 192716•
Puis c'est le blanc intérieur à la ligne, entre des mots ou dans les mots,
blanc des Cent phrases pour éventails, en 1926. Ce blanc ne se
rencontre pas, sauf erreur, dans les versets de Claudel, mais dans les
vers courts, dans quelques poèmes de 1942, 1943. Ce blanc
idéogrammatise. Il tient aussi à une réflexion sur la syntaxe. Il ne mime
pas un théâtre de l'idée, mais une impression, une nature, une durée.
La préface de 1941 des Cent phrases pour éventails l'explicite : « et
voici, de quelques mots, débarrassés du harnais de la syntaxe et rejoints
à travers le blanc par leur seule simultanéité, une phrase faite de
rapports • (Œuvre poétique, Pléiade, p. 699) et « Laissons à chaque
mot, qu'il soit fait d'un seul ou de plusieurs vocables, à chaque
proposition verbale, l'espace - le temps - nécessaire à sa pleine
sonorité, à sa dilatation dans le blanc. [... ] Substituons à la ligne
uniforme un libre ébat au sein de la deuxième dimension ! • (ibid.,
p. 701). Plus particulièrement une note, non datée, insiste sur la
lenteur : « On a voulu que dans la disposition des lignes et des mots,
par l'interposition des blancs, par le suspens dans le vide des consonnes
muettes, des points et des accents, la collaboration de la méditation et
de l'expression, du sens, de la voix, du rêve, du souvenir, de l'écriture
et de la pensée, la vibration intellectuelle de chaque mot ou de la partie
essentielle de chaque mot devînt perceptible à un lecteur patient qui
déchiffrera chaque texte l'un après l'autre avec lenteur, comme on
déguste une petite tasse de thé brûlant • (ibid., p. 1150). Toute la
pratique et la réflexion de Claudel situent sa typographie dans sa
poétique. Imitation présente du monde, théâtre qui est l'extension, à la
page, du drame ou des mouvements de la subjectivité.
Il me semble que, contrairement aux clichés qu'on se passe,
concernant les calligrammes, la poétique d'Apollinaire est une poétique
historique. Ses recherches typographiques de figuration, facilement
rejetées comme telles aujourd'hui, le sont d'autant plus sommairement
qu'elles sont isolées de leur langage, qui était à la fois une pratique et
une réflexion17 • La poétique d'Apollinaire est historique en ce qu'elle
n'imite pas la nature. Supprimer la ponctuation dans Alcoolsest une
antitradition, vers un rythme, vers la spécificité d'un mode de signifier.
Dès la Réponse à une enquête, de septembre 1906, il est partisan d'un
art « aussi éloigné que possible de la nature avec laquelle il ne doit avoir
rien de commun •.
16. Cité dans Claudel, LA Vilh, éd. critique par Jacques Petit, Mercure de France,
1967, p. 129.
17. Le groupe Mu y voit un « iconisme servile •• Rhltoriq•~ de L, ~.
p. 263.
ESPACES DU RYTHME
313
Au contraire de la métaphysique de l'origine qu'impliquent
l'expressionnisme allemand et le futurisme - Gottfried Benn, fondant
ensemble les mots et les choses, appelait à un « langage qui vole en
éclats pour faire voler en éclats le monde 18 ,. - les formules du
manifeste-synthèse L'Antitradition futuriste, en juin 1913, ambiguës
par rapport à Marinetti, partiellement dérisoires (suppression « des
maisons ») sont historiques et non métaphysiques. Dans la série
DESTRUCTION,
Apollinaire supprime non la syntaxe, mais les « syntaxes déjà condamnéespar l'usagedans toutes les langues ». La plupart
des suppressions s'opposent à la linéarité du sens, ce que manifeste
aussi la « SUPPRESSION DE L'HISTOIRE ». C'est un statut culturel de
l'agression contre l'ancien. De même chez Maïakovski. Suppression
« de la copie en art ». Les propositions constructives identifient
renouvellement et rythme : « Techniques sans cesse renouf.leléesou
rythmes ». Il y a chez Apollinaire une critique, dont la lucidité reste
pertinente, des mots en liberté favorisant le descriptif, dans sa
chronique « Nos amis les futuristes » des Soiréesde Paris (15 février
1914) - bien qu'il n'y voie que procédés sans implication métaphysique. Apollinaire s'en éloigne encore plus dans l'Esprit nouf.leauet les
poètes, en 1917, rejetant le «décoratif» autant que l'« impressionniste », pour partir de la « vie ». Comme Maïakovski contre le
formalisme. Une poétique étant une cohérence théorique-pratique, il
n'est pas surprenant de voir Apollinaire tenir à la spécificité des langues
(et à la spécificité littéraire, culturelle, nationale) contre la notion de
langue universelle (dans un article de la revue Pan, en mars 1909),
notion caractéristique de la métaphysique du langage.
Dans cet ensemble, les calligrammes sont des expansions dans
l'espace, des vectorisatons dynamiques actualisant graphiquement le
dire. Faisant du visuel une dimension de la signification. Les poèmes
figurés de Calligrammes se situent alors comme une esthétique de
l'éclatement, - six sur vingt-deux irradient à partir d'un centre, en
soleil, - programmée comme telle, d'où sans doute qu'elle donne son
titre au livre, alors que les poèmes-conversations ou les poèmesprophéties ne sont pas figuratifs. Le figuratif y est ludique, plus que
mimétique, malgré l'apparence. L'espace de la page renvoie le poème
au multiple du monde, à la simultanéité culturelle et physique, à travers
tel objet représenté. Ce sont les mots, non les blancs, qui font l'espace.
Mais dans l'imitation, çà et là, qui en a eu cours, le calligramme,
comme la bouteille de Rabelais, est pur mime du monde par les mots.
18. Cité dans I ionel Ri~hard, Expremonmstes111/e,mands,
Maspéro, 1974, p. 12. Voir
plus loin au chapitre Prose,poisil!la section • Poétique et politique de l'image •• oil
j'analyse la méiaphy,ique du langage impliquée par le_futurim1e.
314
CRITIQUE DU RYTHME
La typographie de Reverdy reprlsmte un passage qui lui est propre
d'une poétique historique, à travers un rejet de l'histoire, vers le divin
et la métaphysique du langage, correspondant d'ailleurs à un abandon
graduel des premières recherches. Sa poétique part de l'histoire,
comme celle d'Apollinaire, en cc qu'elle fait la poésie « dans
l'homme », • pas dans les choses19 ». Il met la poésie dans la « lutte
contre le réel tel qu'il est • (E., 62), - « La poésie n'est pas dans
l'objet, elle est dans le sujet » (1938 - E., 129). En termes voisins de
ceux d'Apollinaire, Reverdy, à propos du cubisme, parle d'un« art de
création et non de reproduction ou d'intcrprétation 20 ». Dans la même
cohérence, il s'opposait en 1919 au futurisme : « Ne pas confondre
esprit libre et mots en liberté • (N.S., 105).
La typographie de Reverdy ne fait pas une poésie« cubiste•· C'est
le cubisme qui est une • poésie plastique ». Poésie et typographie liées,
anti-linéaircs : • écrire n'est pas forcément raconter • (N.S., 42).
Anti-représentatives : « Une œuvre d'art ne peut se contenter d'être
une représentation; elle doit être une présentation • (1918 N.S., 133), par la prépondérance de ce que Reverdy appelle des
« moyens littéraires » (N.S., 56), de l'écrit, - du visuel : « le propre
d'une œuvre d'art littéraire est de ne pouvoir être conçue et réalisée
autrement qu'écrite • (N.S., 53-54).
Reverdy, opposant l'œuvre à la nature, rejette les calligrammes
d' Apolinaire comme imitation, faisant du blanc un rythme visualisé :
« Tandis que d'autres pratiquaient des dispositions typographiques
dont les formes plastiques introduisaient en littérature un élément
étranger, apportant d'ailleurs une difficulté de lecture déplorable, je me
créais une disposition dont la raison d'être purement littéraire était la
nouveauté des rythmes, une indication plus claire pour la lecture, enfin
une ponctuation nouvelle, l'ancienne ayant peu à peu disparu par
inutilité de mes poèmes. Cette disposition répondait en même temps au
besoin de remplir par l'ensemble nouveau la page qui choquait l'œil
depuis que les poèmes en vers libres en avaient fait un cadre
asymétriquement rempli [... ] » (1919- N.S., 122). Ce sont les
« carrés • des Quelques poèmes de 1916, généralisés dans La lucarne
ovale. Ces « dispositions typographiques nouvelles » sont liées à la
suppression de la ponctuation. Reverdy établit une corrélation
nécessaire entre la ponctuation, la typographie et le caractère, la
structure même du texte. La typographie nouvelle est « un ordre
supérieur qui apporte une clarté nouvelle et ne peut se concilier qu'à
des œuvres simples et d'une grande p11rcté» (N.S., 62), alors que la
19. P. Reverdy, Cerre émotion 4ppelée poésie, Ecriu sur la poEsie (1932-1960)
Flammarion, 1974, p. S6. Abttgé en E.
20. P. Reverdy, Nord-Sud, Self-Defenœ et autres Ecrits sur l'an et la poEsie
(1917-1926), Flammarion, 1975, p. 17. Abrégé en N.S
ESPACES DU RYTHME
315
ponctuation normale va aux « œuvres de forme ancienne et de
composition compacte •· La typographie, comme la syntaxe, est
subjective : « on n'imite pas plus la syntaxe de quelqu'un qu'on n'imite
son art• et« La syntaxe est un moyen de création littéraire. C'est une
disposition de mots - et une disposition typographique adéquate est
légitime21 •· Ainsi la typographie est intrinsèquement liée à une
syntaxe. Toutes deux inimitables. On ne peut donc plus que les imiter,
ou se trouver ailleurs.
La typographie de Reverdy, carrés, créneaux, alignements selon un
ou deux axes verticaux, est l'imposition d'une statique, d'un équilibre,
au désordre. Il s'agit d'« équilibrer les blancs • disait Reverdy22, par
des poèmes« carrés, construits, comme des blocs • (V.T., 176), et, en
1917, « c'est de cet équilibre que doit jaillir l'impression de beauté •
(N.S., 58). Aragon parlait des« contrepoids du balancier" », à propos
de cette typographie axiale. Tout se passe comme si la typographie (la
syntaxe, le poème) doit fixer, régler le drame : « Car la poésie, même la
plus calme en apparence est toujours le véritable drame de l'âme •
(1924 - N.S., 204). Cette statique requise est conçue comme la
condition même de l'art : « L'art durable ne saurait être que
statique24 •· « Une œuvre d'art est un équilibre de forces, de formes,
de valeurs, d'idées, de lignes, d'images, de couleurs • (G., 46), et
« L'œuvre d'art lutte contre le déséquilibre du mouvement• (ibid.). Le
propre du poème, pour Reverdy, est spécifié par le statique, par
rapport à la prose du roman : « Le poète est maçon, il ajuste des
pierres, le prosateur cimentier, il coule du béton 25 », et« Le poète est
statique - le romancier dynamique et mouvant• (l., 133). Cette
typographie Reverdy n'est pas séparable d'une recherche qui ne vise
qu'à arrêter le mouvement. Même les images sont représentées, dans
Le Gant de crin, comme des « cristaux déposés après l'effervescent
contact de l'esprit avec la réalité •· Typographie d'une syntaxe, - la
répétition, rapprochée, fréquente, de structUres identiques (sujet•
verbe-complément) qui montrent et font la monotonie. Typographie
anti-drame - qui représente le conflit même qu'elle immobilise.
La typographie du Voleurde Talan et des Ardoisesdu toit s'opposait
aux « dents de scie • du vers libre, disposant des carrés brefs, rythmés
21. • est légitime • dans N.S., 82; • et légitime • dans P/11ptirtd11tmzps, poèmes
1915-1922, Flammarion, 1967, p. 414. Abrigé en P.T.
22. P. Reverdy, u wk11r de T•lan, roman, Flammarion, 1967, p. 167. Abrigé en
V.T.
23. En 1918, repris dans le MeTCNre
de Frtince, .. Pierre Reverdy ., janvier 1962,
p. 24.
24. P. Reverdy, gtint de crin, notes, Flammarion, 1968, p. 29. Le livre est de 1927.
Abrégé en G.
25. P. Reverdy,
lwre 1k mon bord (1930-1936), Mercure de France, 1948. Abrégé
en L.
u
u
316
CRITIQUE DU RYTHME
prose, souvent un groupe verbal, isolés sur la page, en corps gras, pour
séparer des sections de pages « en créneaux ,. - toute linéarité du récit
brisée. La prose, du point de vue métrique, et la disposition de prose,
apparaissent comme une visée de la poésie. Rien de plus que la chose à
dire. Puis dès La guitare endormie, la disposition commune du vers
libre reparaît, se généralise. De plus en plus, des rimes, (surtout
pauvres), plates ou croisées, en fin de poème et puis de part en partla rime est insistante dès Les Ardoisesdu toit - ramènent les signaux
que la typographie plastique avait rendus inutiles, en même temps que
la métrique, l'alexandrin, en masse, même s'il est typographiquement
segmenté.
Le poème et sa typographie visaient à « fixer le lyrisme de la réalité ,.
(G., 15), la forme-poème contre l'inconnu, l'ordre - il n'en reste que
des débris - contre le désordre. D'où le sens psychologique, au bord
du mysticisme, que Reverdy donne au rythme : « La valeur d'une
œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée; c'est
à son rythme que circule le sang qui lui donne la vie ,. (G., 41). La
typographie plastique de Reverdy n'est pas séparable du dire fasciné
par la fin du monde, où le Christ et la Croix s'esquissent dès Les
Ardoises du toit. Solesmes et Dieu y sont un « mur de contre-fort »
(G., 202) contre l'« affreux désert» du monde. Plus tard, la peur se dit
par l'inclusion rhétorique « La terre - la terreur ,. (L., 8). Cet
ensemble récrit nécessairement la métaphysique connue du langage,
contre le langage ordinaire méprisé : « L'homme normal, muet,
l'homme taciturne et obscur qui jamais ne projettera hors de lui que les
paroles banales des rapports quotidiens avec ses semblables paraît à
l'artiste la plus triste énigme du monde » (L., 159). La motivation y
dégagedes mots une nature-vérité : « Lavie est une chose grave.Il faut
gravir ,. (L., 168). Mais l'écriture y fait un travail à contremétaphysique, que note Reverdy : « La parolea été donnéeà l'homme
pour dissimulersapensée-puis l'écriture, pour trahir tout ce qu'aurait
su cacher la parole» (L., 158). De la typographie comme défense à la
conversion et à la retraite, c'est la continuité d'un vivre et d'un dire,
chez Reverdy, dont on ne séparerait les « images ,. ou la typographie
qu'en transformant ces moyens, qui étaient les siens, en procédés.
Aucune de ces aventures typographiques n'est séparable de sa poésie,
de sa poétique, de son historicité. Leurs implications et leurs
conséquences sont actives dans la modernité dont elles sont les
commencements.
Visllldité,asocialité
Il n'y a sans doute pas à s'attarder sur un type d'expériences comme
celui de la poésie spatialiste, mais son schématisme même, déjà daté,
ESPACES DU RYTHME
317
fournit une anthologie de la métaphysique du signe, donnée pour une
nouveauté. Le visuel y dérive vers l'antisocial, l'asocial, par une
asémantique.
La poésie « nouvel art de l'espace ,. identifie cependant les
calligrammes d'Apollinaire à une erreur ou une impasse : « dessiner
avec des mots26 ». Typographie « gestuelle ,. (p. 60), « théâtre spatial ,.
(p. 54) - « au seuil de l'âge spatial ,. : ce théâtre, qui invoque le
mouvement, met l'espace de la page en rapport avec le grand espace
entre les étoiles. De quoi est-il fait ?
C'est un théâtre de la langue, et non du discours, mais d'une langue
dont les signes sont réifiés, une « langue-matière ,. (p. 15) qui a rejeté
la signification en se débarrassant de la communication. Par un
behaviourisme sommaire, la signification y était réduite à des
« réflexes ,. (p. 16). Par un même simplisme, la poésie pré-moderne est
de la « prose régularisée, mécanisée » (p. 19). Le mot est identifié à la
chose, métaphysique des mots en liberté, les « mots-étoiles sur la page
blanche ,. (p. 130), le sens étant une « communion avec les choses ,.
(p. 118)
Pour le mot contre la phrase, le mot, « nom seul ,. (p. 131), mythe
primitiviste, - ineptie linguistique : « Le mot n'existe qu'à l'état
sauvage. La phrase est l'état de civilisation des mots » (p. 131). La
" convention ,. est identifiée à la construction sujet-verbe-complément
de la phrase indo-européenne, les autres structures étant sans doute
libératrices par leur exotisme, particulièrement, bien sûr, celle du
chinois. Créer « une poésie reposant sur le mot ,. (p. 28) entre ainsi
dans un projet libérateur de l'individu, puisque la phrase-la culture-la
société sont aliénantes. L'individu seul, le mot seul, -ces deux fictions
se révèlent un même paradigme, qui sacralise le Moi unique par
l'écriture. Seul est sauvé, selon ce mythe, l'écrivain. Sauvé par la
réaction anticulturelle : « La culture, cela signifie : faire entrer
l'énorme mémoire collective dans une seule tête, menaçant ainsi de la
tuer ,. (p. 93). On vérifie ici une fois de plus qu'une poésie, et une
théorie de la poésie, font l'épreuve d'une théorie de la société, et du
SUJet.
Pour la lettre contre le mot, prolongeant la métaphysique antilangage du lettrisme, la poésie spatialiste se tourne vers Schwitters, qui
« se mit à ne travailler qu'avec les lettres » (p. 62), mais en peinture.
La lettre est une « réduction-purification ,. (p. 96) du sens et du
social : « Les lettres nous permettent de "court-circuiter• l'expression
sociale, par une multiplication et une diffusion des traces » (p. 88).
26. Pierre Garnier, SpatiA/isme et poésie conCTètr, Gallimard, 1968, p. S8. Lei
réftrences qi.i suivent ne donnent qut les paies.
318
CRITIQUE DU RYTHME
Dessinant, lui, avec des lettres, le poème mécanique, « créé avec les
lettres de la machine à écrire • (p. 100), vise, par sa pratique asociale, à
retrouver la « spontanéité • (p. 65 ).
Contre la langue, contre les langues, « la langue bavarde, la
langue-bruit-de-fond • (p. 121), les langues nationales conçues comme
des « catégories réactionnaires, rompant les communications •
(p. 116), forteresses des « anciens nationalismes •, pluralité « Facteur
de désunion •, l'idéologie spatialiste à l'ère spatiale continue le mythe
de Babel, et reprend le remède, que rejetait Apollinaire : le « passage
des langues nationales à une langue supranationale • (p. 148). Le
mythe allant au mythe, cette cohérence contient celui de l'intraduisibilité : « tout vrai langage est intraduisible • (p. 121); celui des âges de
l'humanité, le spatialisme étant préparé dès le XVIII• siècle, « date de
l'un des passages de l'humanité à l'âge adulte • (p. 126), que corse le
mythe du« sens de l'évolution,. (p. 173).
Pour le cosmos contre l'histoire, contre le discours, l'anthologie
spatialiste énonce : « Le cosmos est un beau poème concret • (p. 38).
En perdant le sémantique, « nous entrons dans le fonctionnement
cosmique • (p. 118), par l'effacement du sujet vers une objectivité qui
est « l'objectivation de la langue-univers • (p. 46).
Un énergétisme vague ajoute ses «impulsions • pour un maniement
de la page qui se réfère à la 41 Théorie de l'Information • (p. 96) et,
savant, « macrosémiologie •• 41 microsémiologie •• 41 particules linguistiques • (p. 85,87), ouvre, par le cinétisme, • la poésie à une ère
scientifique • (p. 125). Il proclame la fin « des religions et des
mythes • (p. 180) en perpétuant celui de Babel et celui de la science.
C'est la comédie moderne des barbouillés.
L'espace de la page, l'espace du poème, l'espace culturel ne sont pas
séparables. On ne touche pas au langage sans toucher à son espace, à sa
visualité. On ne touche pas à sa visualité sans toucher à la théorie du
langage. Le spatialisme sort du langage, comme le lettrisme. Révolte
qu'annule son acte même. Son outrance ramasse des traits qu'on trouve
ailleurs. Mais elle force à la question des rapports entre l'innovation en
poésie et le fonctionnement historique du langage.
D11fig11ratif"" séri«
La facilité : le mime du monde. Le calligramme est un signe à la fois
linguistique et extralinguistique. Depuis, le visuel joue avec le figuratif,
jusqu'à la dérision. Mais la dérision ne reste-t-elle pas, ici, prise à son
image ? Le visuel est devenu abstrait. Il est devenu siriel, par l•
nombres.
ESPACES DU RYTHME
319
Calligramme abstrait, des figures géométriques, losange ou rectangle, dans Le voyage de sainte Ursule de Paul-Louis Rossi
(Gallimard, 1973, p. 39-42 et 55). Ou dans Vita nova de Claude
Minière (éd. d'atelier, 1977) : un texte en forme de corne ou croissant
sur la page blanche (p. 28), de grenade ou de ballon (p. 26), de triangle
(p. 25). Par une transgression plus grande du lisible, figuration de la
page déchirée en croix ou panagée en une sone de sablier, p. 20, toute
imprimée (les panies intérieures en italiques, extérieures en romain)
deux discours présentent leur discontinuité. Les débuts et les fins de
lignes, qui interrompent les mots par le jeu du calculé et de l'aléatoire,
les rognent et les enchâssent. Ce dont j'extrais les deux premières lignes
d'une page (p. 19), où deux zigzags symétriques isolent une figure
centrale :
et d'une co
onner l'aspe
une surprise alor
mposition ty
que le paysage commen
pographique I
La dérision du calligramme, tournant dans le figuratif qu'elle expose,
fait par exemple cenains poèmes de J.Fr. Bory. Dans L'énergumène
6-7, juin 1975, p. 111, la pièce intitulée angoisse 3 est faite du mot
maman répété indéfiniment et constituant un trou de serrure sur le
blanc de la page. Dans le poème lépreux (p. 114), le mot lèpre répété sur
toute la page est rongé par trois blancs en forme de taches irrégulières.
Une autre expressivité, non parodique, fait la• calligraphie sonore »
de Massin, sur Délire à deux d'Ionesco (Gallimard, 1966). Elle réalise
une• mise en scène typographique•• en transcrivant la voix et les sons
« à l'aide d'une typographie modulée et de taches ou accidents
graphiques divers », italiques pour la voix de femme, romain pour la
voix d'homme. Les formes et les déformations du corps des lettres
jouent le théâtre du langage. Mais il n'est pas fortuit que ce théâtre, ou
transposition du théâtre en typographie, soit comique.
Le blanc claudélien, systématisé, est devenu un blanc sériel, la
typographie d'une sérialisation de l'écriture, par l'expérience oulipienne. Le sériel suppose une règle. La régie d'un principe numérique
quelconque, répété, installe dans le langage une mathématisation. Elle
insère, dans le désordre de l'histoire, le cosmique. L'ordre.
Ce qu'illustre, exemplairement, Jacques Roubaud avec le tankti,
5.7.5.7.7, pour le nombre de syllabes séparées par un blanc (quel que
soit le rappon au découpa&e des mots), pour le nombre de vers séparés
par un interligne, pour le nombre de poèmes groupés en sections,
patron numérique de Trente et un au cube (Gallimard, 1973) en pa&es
longues repliées. Du Japon, haï-kaï ou dodoïtsu, Claudel retenait une
vision-écoute, un dire par la typographie. Roubaud y prend une
combinatoire numérique. Il me semble qu'une double question, par là,
se pose : une combinatoire est-elle un principe d'engendrement ? ce
320
ClllTIQUE DU RYTHME
que ne dit pas « génératif », au sens strictement linguistique du terme,
ou est-elle un principe d'ordre ? Une combinatoire dans la pratique du
langage n'a-t-elle aucune implication théorique ? Ni la théorie, ni la
métaphysique ne sont une spécialité (sinon dans un sens étroit,
commode pour l'empirisme). Partout actives, comme le politique, ou
l'inconscient, d'être déniées ne les gêne guère. La dénégation même de
la part métaphysique est métaphysique. L'ordination par le nombre
postule une croyance à l'effet du nombre, qui suffit à restituer la forme
aristotélicienne. S'il y a un pouvoir ordinateur du 5.7.5.7.7, ce pouvoir
est-il un sens ? un mode de signifier ? est-il asémantique ? et s'il n'a pas
de sens, s'il n'est pas un sens, qu'est-il ? S'il est un procédé
d'engendrement, une formule générative, ne cède-t-il pas à la
motivation de son propre terme, comme la grammaire générative ? Il
est alors conduit à faire entrer, non seulement le cosmique dans l'ordre
historique du langage, mais de plus en plus l'intertexte dans le texte,
engendrement par le multitexte culturel - effacement du sujet qui est
un artefact de la méthode. Problème poétique. C'est-à-dire aussi de
politique du discours, et du sujet.
A contre-le~
l'tmti-ttrbitr11ire
Le rapport entre mot et ligne rompu, l'intégrité typographique du
mot défaite appartiennent à un ensemble qui traite le langage comme un
objet, comme des formes. Cet ensemble ressortit à un refus ou rejet de
l'arbitraire du signe, du radicalement historique. C'est une pratique
multiple, sue ou insue, de la métaphysique de l'origine dans le langage.
Le figuratif n'est qu'un de ses modes. Sa visée est un statut réaliste du
langagequi attribue un pouvoir à la typographie, à la page, un pouvoir
sur la signifiance et sur le sens. Et il est vrai qu'un pouvoir (allusif, etc.)
du visuel est réel, empiriquement, dans la propagande, la publicité ...
Mais il ne s'agit pas de ce pouvoir.
Un trait singulier de la modernité est que, panant ou non de
l'empirique, une pan importante de la poésie moderne s'est développie, à contre-linguistique c'est-à-dire à contre-histoire, vers une
pratique réalistede la matérialité des lettres. Redevenant à son insu les
Belles-Lettres. La « poésie ,. représente alors, même s'il est déplaisant
de l'admettre, un élément de la réaction irrationaliste, resacralisante,
dans la crise contemporaine de la rationalité. Ce n'est pas hasard que ce
soient justement les poètes mystiques, symbolistes, rejoints par les
futuristes dans un même messianisme apocalyptique, qui ont glorifié la
révolution russe, à la fois comme le nouveau Christ et la fin du monde.
Ce qui impose quelques réflexions.
Dé-figurer Laconvention écrite ,. est le programme professé dans
les« Leçons sur la vacance poétique ,. qui précèdent Erosénergumène,
«
ESPACES DU RYTHME
321
de Denis Roche (Seuil, 1968, p. 10). L'entreprise semble admettre et ne
connaître rien d'autre que le conventionnalisme : « Défigurer la
convention écrite c'est, en écrivant, témoigner de façon continue que la
poésie est une convention (de genre) à l'intérieur d'une convention (de
comm11nication)» (ibid., p. 11). Mais la convention est convoquée
pour détruire la convention, laisser l'espace, « espace dynamique »
(p. 14), à la seule scansion de « modes d'alternance pulsionnels »
(p. 16). En rapport avec l'appel à la peinture, « des artifices à la
Kandinsky (propos sur les points, les lignes, les surfaces)... » (p. 14).
Le calligramme est loué pour la raison même qui déplaisait à Reverdy :
il est vu comme « l'une des formes possibles de la destruction du
fonctionnement poétique » (p. 15), le rythme visuel dominant, avec
« l'absen~e d'intérêt quant au texte de la plupart des calligrammes »
(p. 15). Ecrire vers une « Fin de la poésie parlée » utilise l'écrit contre
l'écriture, le visuel pour brouiller la vue. Vers une poésie faite« ni pour
être regardée ni pour être déclamée » (p. 15). Le spectacle, mais un
« spectacle abusé ». L'écrire comme anti-culture, par l'anti-lecture.
» (Le mécrit,
Mais ce travail d'annulation de l'idéologie, de« mécuJt11re
Seuil, 1972, p. 139) ne peut se faire que par un surécrire. Infinitisant
l'ironie, pour ne pas être dupe de l'illusion de n'être pas dupe ...
Le spectacle ressemble à celui du vers régulier : des séries
d'alexandrins. Majuscules initiales, douze syllabes souvent, - mais à la
condition d'une scansion mécanique, hyperscolaire, des e muets. La fin
du vers dément le début. En fait, des lignes non métriques. L'inachevé
des phrases, des mots, )'entremêlé des phrases font, non pas l'écriture
du fragment mais celle du débris. L'intérêt de l'« absence d'intérêt
quant au texte », quelconqueries érotiques calculées, passe au corpsdu
texte (érotisé-adoré), majuscules en fin de ligne, imitations typographiques du brouillon écrit. La typographie est une métatypographie. Le
texte, insuivable, suit un titre qui, selon la dérision dada pour les titres
de tableaux, joue la déception, non la redondance : « Poème en forme
de calligramme ,. (Éros... , p. 105), qui n'est pas en forme de
calligramme. L'une_des sections d' Érosénergumènes'intitule « Théâtre
des agissements d'Eros •· La page de Denis Roche est un antithéâtre.
Elle pousse l'antireprésentation jusqu'à être elle-même en représentation.
Le faux conventionnel est devenu un genre. Le douze syllabique,
non métrique, qui y domine, y découpe procustement le discours.
Dans Le fil(s) perdu, de Jean Ristat (Gallimard, 1974), intitulé
« tragi-comédie », au hasard le début de la p. 12 :
Brasement l'antre divin à ses coups bas cé
Der entrer dans le théâtre ou sortir mais jou
Ir enchaîné sur la roue du soleil ou[ ... ]
322
CRmQUE
DU RYTHME
Le démarcatif fin-de-vers n'est sunout plus fin de phrase ou de mot.
Où se signe un écrire d'écrire contre l'écrire.
Claudel, dès 1925, dans Réflexionset propositionssur le wrs français,
avait reconnu, sinon systématisé, cet effet, parlant d'une • espèce
d'hémorragie du sens inclus. Si par exemple au lieu d'écrire : La
Clo-che, j'écris la C-loche [... ] Voilà le lecteur à qui on met sur les bras
ce corps mutilé et tressautantet qui est obligé d'en prendre charge
jusqu'à ce qu'il ait trouvé le moyen de recoller cet Osiris typographique».
L'iconoclaste se voit dionysiaque. Mais s'il détruit, par sa parodie, la
convention, sa rigueur laisse intacte, paradoxalement, ce qu'elle
détruit. Car la convention, autant que la destruction de la convention,
présupposent une commune métaphysique, celle de la nature contrairement à ce que les mots peuvent prêter à croire, qui les
opposent. La destruction de la convention reste dans la conventjonnature comme la subversion dans l'ordre et l'anarchisme dans l'Etat.
Libration sur place et clair de lune. L'art du trompe-l'œil. C'est que
son premier et son dernier est de croireà la typographie.
Croire à la typographie confond matérialité et matérialisme. Pour
montrer le rejet du code, on se bloque dans la réalité de la lettre. Mais
quelle est la réalité de la typographie ? La typographie est d'un même
mouvement prise pour le signe et pour le réel extralinguistique. Elle
réalise la confusion (futuriste, entre autres) du mot et de la chose. La
lune des classes s'ajoutant au psychanalysme libertaire, la subversion
des lettres croit qu'elle a touché à l'ordre humaniste, à l'unité
petite-bourgeoise du sujet. La même ancienne illusion confondait la
révolution poétique et la révolution politique. Sans parler de cene
présupposition qu'il y ait ici toujours, à travers la surenchère,
révolution poétique.
Un certain usage de la typographie, renvoyant tout autre à une
rationalité de la représentation (linéaire), s'avance avec l'orgueil-terreur
des propriétaires de la vérité. Mais le réalisme typographique inscrit sur
la page sa dédialectisation spécifique du langage et de l'histoire.
Typographie d'une crise du sens. Son opposition semble lui tenir lieu
de théorie et de pratique du sens. Aussi sa progression ne semble-t-elle
pouvoir tenir qu'en un retrait-rétrécissement vers sa propre sacralisation.
Dans la diversité des tentatives typographiques actuelles plusieurs
orientations se discernent, mêlées mais distinctes, variant selon les
poétiques. Dérives de l'excès, de la pluralisation, de l'infinitisation.
ESPACES DU RYTHME
323
L'excès
La ponctuation est excédée, outrée, bouleversée. La ruine par la
surenchère. Les parenthèses enchâssées de R. Roussel. Les variantes,
qui en sont sorties, pullulent. C'est la multiplication des majuscules,
des deux points et des points, en initiale et en finale comme le point
d'interrogation en espagnol. Exemple bref isolé sur la pa&e27 :
: «
Revint Fut Ce Qui Ne Vint ,. :
.Parole d' Ange.
Chaque fois la typographie de ce poème : la majuscule y montre
l'expansion du sacré, l'approche du divin. Le livre annonce, en
première et dernière page : • RIDEAU •· La page vire au lapidaire.
Elle généralise la majuscule de divinité des textes sacrés : « Voici que
j'écris ceci : sur Son Corps. Et que je Le fais être] ,. (ibid., p. 79).
Parmi les autres termes de la cohérence poétique : la motivation du
genre, - la grammaire est féminisée (p. 155); le mot est réifié : « la
Mort, de Ses quatre Lettres me ronge,. (p. 163). Archaïsmes de
rigueur : « Et Prophétie d'icelui ,. (p. 30). Que devient le poème s'il
est l'écriture d'une croyance, s'il s'identifie à une croyance, au discours
d'un mythe ? Où est le poème, spécifiquement ?
'
Parenthèses uniquement ouvertes, blancs intérieurs dans l'italiquepoème, par rapport au romain où reparaît la syntagmatique de
« prose •• et la ponctuation habituelle, figure de la linéarité, dans Les
balconsde Babel, de Gérard Macé (Gallimard, 1977). Ou, entre des
exemples qui s'anonymisent: « les tribuNaux,. (d'atelier 12-13, nov.
1976, non paginé, dans« Une translation du cauchemar•).
C'est la typographie de l'aléatoire. Elle est devenue banale. Elle est le
métasigne qui dit : je suis poésie, avant-garde, subversion, antilinéarité. Par la coupure antisyllabique, la coupure après un nombre fixe de
lettres, par exemple quinze dans Action poétique n° 70, juillet 1977,
p. 160 :
AUNIMMENSENUAGE
DEPOUSSIERESCOM
POSEDEMILLIONSD
EGRAINSDONTCHAC
UNSERAITUNSOLEI
[... ]
Son inverse identique, par excès, est l'occupation de la ligne et de la
page sans une seule interruption ni signe de ponctuation, par syntaxe
nécessairement accumulative, coordination et juxtaposition, plus
Gertrude Stein que Péguy, elle ne peut être qu'interrompue : « Les
27. Dominique Rouche, Hi11lq11ts
cop11lts,Gallimard, 1973, p. 160.
324
CRITIQUE DU RYTHME
yeux,. de Jean-Luc Parant, dans Action poétique 62, 1um 1975,
p. 120-124.
La midtiplicationdes liercc
La typographie est une topographie. L'unité est extensible. Elle est la
double page, gauche et droite à livre ouvert, à la suite d'Un coup de
dés... Comme dans Dyptique de Michel Butor, dans Impassesn° 5-6,
février 1977, p. 12-13. La page virtuose, dans Illustrations,de Butor
(Gallimard, 1964) se répartit en lieux contrastés, au blanc prédominant.
Des italiques brefs reprennent en écho des fragments en romain
(Illustrations, Rencontre, p. 33-53). Des textes isolés figurent la
non-communication entre des personnages (ibid., La gare SaintLazare, p. 56-77). Ou la diversité des caractères matérialise les
éléments différents de la simultanéité et de la successivité, convocation
considérable de lieux, de parleurs, de textes, nomination indéfiniment
recommencée, bribes de phrases battues comme des cartes qui
reviennent, qui deviennent refrain. Une liturgie des voyages, dans
IllustrationsIll (Gallimard, 1973). Dans IllustrationsIV (Gallimard,
1976), le titre est intégré au texte comme dans Un coup de désjamais...
C'est bien, comme l'avait prévu Mallarmé, un genre littéraire
spécifique, un mode pluriel du récit et de la dérision, entre autres, plus
que de la parodie.
La page est plurielle. Par une alternance, irrégulière, en damier, de
paragraphesen prose. Par exemple dans « Notes vers l'absence de
soutien,. d'Alain Veinstein, dans L'énergumène 6-7, juin 1975. C'est
une occupation de la page par régions autonomes croisées, dans Le
voyage de Sainte-Ursule de Paul-Louis Rossi. Entrecroisement de
discours distincts, de nouveau l'un en italique, l'autre en romain, leur distance accrue quand ils sont dans des langues différentes. Le
« dialogue ,. de deux sortes de caractères, italiques, et romain, le plus
souvent met les italiques en poème, et le romain en prose, blocs
typographiques alternés comme des strophes, dans Sol .absolu de
Lorand Gaspar (Gallimard, 1972). Petites capitales espacées pour un
autre ton dù poème.
Ou de grosses différences de corps dans les caractères, faisant jouer
des rubriques et des répliques entre elles, distancent des morceaux,
posés sur la page comme des restes séparés par des points de suspension
entre parenthèses, dans Du dépeçagecomme de l'un des Beaux-Arts,de
J.M. Michelena, William Blake&: C 0 , 1976. Typographie du fragmentaire.
ESPACES DU RYTHME
325
L'inachftlé
L'aléatoire travaille la ponctuation et les coupures plus que les
blancs. Une autre orientation, par le blanc envahissant, opère et figure
l'effacement du discours par le silence. La désyntaxisation apparaît
comme la structure de l'effacement. C'est un effet du poème, dans
Bouche à la terre de Claude Adelen, dans Action poétique 61, avril
1975. Dans le vers très coun, en pièces très brèves, dont le blanc est lu
ponctuation-syntaxe, de Guillevic à Vargaftig, dans Treize poèmes
(ibid.).
Le blanc est plus imponant sur la page que le texte, comme le
non-dit infiniment toujours plus grand que le- dit. C'est une
performativité du blanc : la disparition élocutoire non plus du poète,
mais du texte. La charge du blanc montre son ambition métaphysique.
Elle tient elle aussi une cohérence entre syntaxe et idéologie. Ainsi Jean
Oaive, dans Déamale blanche,Mercure de France, 1976, p. 24, entre
autres exemples :
mère
mère mère et moi
Le langage du sacré : « au commencement / je fus quatre fois »
(p. 28), un emploi oraculaire des chiffres, l'annonce d'un message
mystérieux « à la limite de l'énigme » (p. 55) sont l'énoncé d'une
syntaxe nominale, post-mallarméenne : « pure lampe de nul livre »
(p. 60). La poétique précède la poésie. Dont l'historicité est ainsi d'être
une poétisation.
326
CRITIQUE DU RYTHME
Cette stratégie du blanc, part visuelle d'une poétique et d'une
métaphysique du langage, mène la « poésie • à un discours sur la
poésie. Les mots sont mentionnés, plus qu'emp/oyés. Mots-objets,
page-objet : « de chute à déchet I la main prise dans la page •· La rareté
du texte montre l'extrême désir de condensation du dit, distanceeffacement du je que signifie, syntaxiquement, le recours cliché à la
3.epersonne, l' Absent, le Caché, qu'accompagnent des infinitifs « ne pas craindre • - et des phrases nominales. Par exemple, portant
dès son titre sa théologique, Le travail du nom, de Claude
Royet-J ournoud. éd. Maeght, 1976 :
VOIS CI
VOIS Cl
il n'approchera pas
de la chambre d'écriture
Ce qui reste sur la page, l'oracle, ou le motif (au sens où Claudel le
dit de Mallarmé), motif pur, intentionnel, n'est plus, par son historicité
interne, que l'idéologie d'une poésie dont le blanc plus que le texte
mesure l'orgueil21 .
28. Pour Jacques Roubaud, « la raréfaction de fragments d'anciens vers reconnaissables, dans le silence luxueux( ... ) achève la séparation d'avec la définition minimale du
vers, 11nitiidmtifiAblt dt lignts po11rl'ail tt l'ortilk •• Lt, Vitil/,ss, d'Altundrt, p. l 87.
327
ESPACES DU RYTHME
L'inachevé utilise le démarcatif de la fin de ligne pour interrompre un
mot dont la suite manque. L'interruption figure, performativement,
l'interruption. Comme dans Le voyage de Sainte-Ursule, de PaulLouis Rossi, p. 68 :
Quand on regarde la Ville.
Si l'on regarde la Vi
n'est qu'une masse informe de toits
de palais
coupoles canaux où grouillent les ponts et les
es
où
les nervures
des ruelles
et
rues
appara
comme fibres
une toile d'araignée
et se
mê
Il est remarquable que la fin de ligne, par l'accident qui efface la fin
de mot, retrouve, inversé dans son effet de sens, un rôle semblable à
celui de la fin de vers.
Le poème peut se terminer sur un mot inachevé : dans
poèmes neufs • de Jude Stéfan, (la N.R.F., juin 1976, p. 32)
«
Neuf
ne me parlez plus de l'amer cyet l'infini qui précède et qui suit sont figurés par le début sans
majuscule et en retrait, la fin sans point final, et même sur une virgule
finale : Achronique 76 de Michel Deguy, (les Cahiers du
Chemin 27 avril 1976, p. 107), texte en justification étroite, italiques
entre deux largeurs de marges, à syntaxe suspensive interrompue. La
virgule finale performe une plus grande interruption :
et, pourtant, commençantl'écrire,et de livre, ÜS,aucun,
ni moi exceptéici peut-être, un souscripteur,n'a pas en vue
et en compte ce qui vient d'avoir eu lieu, l'antérioritépour
notre lecture, à savoir ce rapport spécialà •soi» qu'on
appellele papier,ce retirementoisif où à l'instant, comme à
l'instant, comment autrement aurait-ce lieu, je, qui n'est
plus ici, négligeanttout et soi, suspendantce qu'on appelle
notre vie, ai pu commencerd'écrirececi,cela,
Ltz page corpsmorcelé
La fusion du mot à la chose s'est particularisée en fusion alléguée du
mot et du corps. Pas un discours sur le corps, pas non plus les rapports
pathologiques décrits par Freud, continuité des signifiants linguistiques
et extralinguistiques. Mais dans le dit et le dire un commesi l'écrit était
un corps, et le corps un écrit : « il terminait son corps tel un écrit29 ».
Je prends comme exemple Il donc, de Danielle Collobert (Seghers29. Cl. Roytt-Joumoud, Lr RtmJmmimt,
Gallimard, 1972, p. SS.
328
CRITIQUE DU RYTHME
Laffont, 1976). La seule ponctuation est le tiret, entre des segments que
leur syntaxe déjà sépare, infinitifs, découpages agrammaticaux,
asyntagmatiques, rythme d'interruptions internes, - jamais le tiret en
fin de fragment : le blanc. La ponctuation et la syntaxe y sont le dire
apparent d'une « folie ,. enfermée, douloureuse, l'imitation de l'incohérence : « un corps là - non - ce corps là - celui qui frappe son
visage contre le mur - peut-être - non ,. (p. 14) ou « Il donc - son
souffle- l'histoire des mots - l'objet d'écrit- son rythme- comme
il s'entend battre dans la parole - à fondre des mots pour s'y
reconnaître le bord d'un corps peut-être ,. (p. 119). Comme dans toute
la poétique du mime, une part importante du • poème ,. consiste à
parler de lui-même, spéculaircmcnt.
Texte imitation du corps, nécessairement à contre-arbitraire du
signe. Dans le rêve de l'origine, le mot a une frontière possible avec la
chose. Une frontière perdue comme le paradis, à retrouver par la poésie
peut-être. La forme récente du mythe - sans parler de sa féminisation
démagogique - est une psychanalysation de l'écriture : vers une
frontière commune du mot et du corps. Mais dans l'historicité du
langage, le mot n'a aucune frontière cammunc avec les choses. N'en a
jamais eu. Cc rapport au corps mêle le plan mal connu de
l'investissement oral dès le pré-langage, dont quelque chose d'hypersubjectif nous travaille à notre insu, avec le plan du langage élaboré
dont l'écriture fait un portrait délibéré de l'auteur en schizophrène,
morcelant les mots, les phrases, comme le corps. Peut-être le discoun
est-il du corps. Par son rythme. Ce qui est autre chose. Pas les mots. Et
dès le titre, Il donc, se représente une poétique, donc une linguistique,
du mot. Une mimétique est une fabrication. L'authentique est le
modèle qu'elle préfère.
Texte : corps, c'est un des traits de la vulgate. Il est passé par les
métaphores, • Faire corps avec la calligraphie », dans Compact de
Maurice Roche. Idée reçue, aujourd'hier. Elle rêve d'une linguistique
du corps.
La page performatifJe
La poésie, espace particulier de la page, opposée à la prose, apparaît
comme une chose que les pratiques récentes relèguent au passé. Il y a
une poétique, à prendre comme ensemble, de la typographie, où la
poésie ne se distingue plus. Du discours « philosophique ,. de Derrida
au discours « romanesque ,. de Maurice Roche, les catégories vieillissent par le renouvellement des discours, de leur rythme et de leur
espace. Une« poétisation ,. des discours philosophiques a mené à leur
pluralisation typographique. L'éclatement délibéré de la linéarité du
329
ESPACES DU RYTHME
discours, du récit : la page fait ce qu'elle écrit qu'elle fait, en
s'imprimant éclatée. Performative, elle mime. Elle est une image.
Il n'est pas accessoire que le format du livre, pour Glas et pour
lperons, les styles de Nietzsche, de Derrida, soit différent du format
commun, in-octavo. Le grand format et, pour Éperon,les dessins, font
de la« présentation ,. une représentation. Le livre ordinaire,comme le
discours ordinaire, véhiculaire, montre par contraste son caractère
d'objet transitoire, instrumental, simple porteur du texte comme le
signifiant escamotable, dans la théorie classique du signe, est porteur
du signifié-roi. Le livre ordinaire est l'équivalent matériel, réalisé, du
conventionnalisme linguistique. Un signifiant second. Le texte, un
signifié second. Peu y importent, sinon fonctionnellement, les rapports
de blancs, la disposition.
La présentation-représentation montre la variante nature de la
métaphysique du signe : rapport naturel entre les signifiants et les
signifiés. Et comme ils se ressemblent, du moins on les fait tendre à se
ressembler, l'objet-livre, l'objet-page accèdent au statut de signifiants
naturels seconds. Le blanc reçoit une intentionnalité. Le danger : à
l'ascèse rien ne peut plus facilement ressembler que le montage. La
recherche typographique fait son espace, son format. L'érosion des
spécificités de discours (la différence entre un texte de philosophie et un
poème) est marquée par le format, les dessins. La page de
« philosophie » y ressemble plus à certains romans et poèmes qu'à la
page d'une revue technique de philosophie. Une page vous montre.
Elle montre par exemple le primat de l'intentionnalité : Husserl, non
Saussure.
Un figuratif moderne est bien issu d'Apollinaire : la « logique
idéographique,., comme dit J.N. Vuarnet en postface à Compact de
Maurice Roche (10-18, p. 172), une« fête typographique», écriture de
prélèvements, d'entrecroisements, opéra, « théâtre en creux »,
(p. 176), « fragments multiples, éclats », un« kaléidoscope » (p. 180).
Compact rassemble toute la poétique moderne de la typographie dans
son puzzle aux caractères différents comme des motifs-personnages. La
page tout entière est un idéogramme. Contrastives, mimétiques,
enchâssées, les figures de position (abab, abba, etc ... ) de la rhétorique
peuvent se retrouver, par unités non plus lexicales mais typographiques. Dénominateur commun : casser la linéarité. Ainsi, p. 51 :
Jf
une porte s'ou
(vre - dans le couloir, [... ]
(
ou p. 82 :
1d'une oreille
à
l'autre 1
330
CRfflQUE
DU RYTHME
ou, au bas d'une page vide, p. 84 :
.........................................................................................
,
D'HETE avant de m'immobiliser au milieu d'une ligne RONYMES
en bas de page contre le mur où je me trouvais déjà,
couché ... ; j'étais toujours au même moment, avec du temps
La typographie éclatée présuppose l'identification du stns et de la
linéarité-identité, présupposition qui est elle-même toute la théologique du signe, et que la linguistique a depuis longtemps dissipée. La
page performative sait ce qu'elle fait, fait ce qu'elle sait. Mais pas plus.
Dans son propre cercle. Performative, mais programmée. Identique à
son programme, don~ idéologique à son tour. Elle est le Delly de ceux
qui la consomment. Ecriture oblige.
Que devient son rappon au langage, le langage pris dans son
historicité, sa spécificité qui n'est pas la théologique du signe ? Son
commentateur note : « En finir avec la théologie du texte, avec le règne
du Sens... Seul recours : la pluralisation du message et de l'émetteur
lui-même. Seule détermination, la surdétermination. Seule arme : la
lettre. Seul espoir : la parodie ,. (ibid., p. 181). Il en son, puisque le
sens est bloqué dans la théologie du sens, une « polygraphie
asémique •· L'arbitraire est présaussurianisé : « Dans le mouvement
d'une parodie sournoise et constante apparaît l'arbitraire des rapports
normaux : rapports sexuels, linguistiques, monétaires ,. (p. 181). A
l'arbitraire est opposé l'analogie : « tout peut se changer en tout •• vers
un« paysage littéral : p(l)age où se remarquent les différentes ph(r)ases
et les écrits d'une Déméter culture périodique avec ses règles ses
absences et le 1rondement de ses dessous. Culture qu'il s'agit de mettre
tout à fait en boîte afin qu'elle ne s'appanienne plus et ne nous
appanienne pas ,. (p. 182). Mais les rapports sexuels ou monétaires
sont-ils arbitraires ? Pas au sens, ni sur le plan, en tout cas, des
rappons linguistiques, où l'arbitraire n'est pas le hasard ou le caprice,
mais l'historicité radicale. L'analogie ne s'y oppose pas. A moins de
l'identifier au préalable avec la motivation naturelle. L'analogie est une
démarche exploratoire qui déborde l'anthropologie mystique du
macrocosme et du microcosme d'où elle est sortie. Se fait jour ici une
notion magique de l'écriture : obtenir un résultat sur le monde confiance extrême dans le langage. Agir les mots bougerait les choses ?
Ce qui se donne et est reçu comme une anti-culture est au contraire,
comme le montre sa métaphysique du langage, une pratique hyperculturelle pour hyperculturés.
Il est remarquable que l'excès du langage, chez Beckett, passe par le
flot de paroles vers le silence, à travers la page pleine. La
ESPACESDU RYTHME
331
théâtralisation baroque ,. (ibid., p. 183) de Maurice Roche est
comparée par J.N. Vuamet à un cancer - « Chez Roche, la parodie
généralisée permet la rotation rapide d'un langage proliférant : chaque
cellule devient cancer : de mots en jeux de mots, chaque séquence
devient l'origine de multiples excroissances elles-mêmes susceptibles à
chaque instant de devenir des origines ,. (p. 183). Le mythe de l'origine
y retrouve celui de Babel, la dispersion : « Aux frontières de la
cacophonie : pas de thème victorieux, pas de premier rôle, mais la
dispersion des langues et des voix... ,. (p. 185). La parodie ne peut
mener qu'à un tragique. La dispersion (des langues et des discours)
continue d'y être mal vécue. Elle continue d'être opposée à l'unité
monosémique comme faisait la théologie qu'elle pense subvertir.
«
En quoi la nou11elletypographie n'est pas sans analogie avec la
nou11ellephilosophie: une même bascule dans une rationalité à deux
termes précipite de la théologie du signe monosémique dans le pas de
sens du multiple, de la raison dans la déraison, de l'espoir dans le
désespoir. Fermeture du blasphème qui croit en sortir. Crise et force de
la métaphysique.
Le dispositif
Dans Glas,une double colonne, chacune irrégulièrement dédoublée
d'encarts en plus petits caractères, entrecroisant leurs continuités, leurs
disjonctions, brisent et rebrisent les linéarités. C'est une talmudisation
de la page, sans l'ordre mésodique du Talmud.
La ponctuation est réifiée. Derrida dit, dans un entretien : • Comme
des pinces ou des grues (j'ai comparé quelque part, je crois, les
guillemets à des grues) qui saisissent pour dessaisir 30 ». Fausse, ou
non, la signature, à la fin de Marges, exhibe le spectacle du (nom)
propre. Elle joue, montrant et dissimulant à la fois. Ce qu'accroît
même sa fausseté. Tout, de ce spectacle, est calculé. Vers quoi ?
Derrida disait, de Glas : « machine à reproduire, à produire des
effetsde lecture sous la forme de reproduction. Le dispositif est ce qu'il
y a de plus facile à reproduire (par exemple le jeu des colonnes
typograf hiques, la rupture de la linéarité, l'inscription des judas,
etc... ) ,. 1• Il s'agit bien de I'« effet de lecture », dont Derrida énonçait
le programme comme, de préférence, une négativité : « L'indispositif
dans le dispositif ou comme autre dispositif, comme ce qui fait faux
bond au dispositif, c'est peut-être plus intéressant,plus inévitable. S'il
30.
31.
J. Derrida,
J. Derrida,
.. Entre crochets•• Digraphe8, avril 1976, p. 100.
.. Ja, eu le faux bond •• Digraphe11, avril 1977, p. ,1.
332
CRITIQUE DU RYTHME
y a des effets de lecture recherchés, ils sont là : que faut-il faire pour
indisposer ? • (ibid., p. 91). La motivation, le mimétisme, leurs
corollaires, toute cette métaphysique du langage est jouée comme si elle
tenait lieu de l'inconscient exclu dont le conventionnalisme serait ce qui
est disposé, reçu. Qui continue de présupposer l'identité entre la
linéarité, le primat du signifié, la représentation, le sujet unitaire.
Indisposer est du côté de l'hiéroglyphe, à la Chine. La stratégie est
explicite, délibérée : « Pour cela il aura fallu calculer, aussi délibérément que possible... • (p. 93). Déconstruire« l'opposition arbitraire/
motivation • (p. 103) est donc une stratégie qui équivaut, d'abord, à
conventionnaliser l'arbitraire, comme Genette dans Mimologiques: ce
que montre l'expression caractéristique de « conventionnalité arbitraire • (p. 104); ensuite à virer cette déconstruction au bénéfice de la
motivation, dans la métaphysique, c'est-à-dire dans la mimesis. La
démarche critique se tourne plutôt, alors, vers la « confiance faite à
l'instance critique ,. (p. 103). Mais sa légitimité reste immanente, le
" dispositif » et I'« indispositif », les deux visages d'une même tête. La
déconstruction n'est pas une « anti-philosophie ou une critique de la
philosophie • (p. 119).
Le polytope de la nouvelle typographie est une stratégie explicite et
volontaire pour détruire la logique de l'identité, censée se trouver dans
la linéarité du discours, de la phrase, du mot. Le texte produit .. détruit
à jamais la spécificité, l'historicité (et la propriété) du texte en tant que
texte » (Éperons,p. 8). Bien que les notes, ajoutées, n'aillent pas sans
refaire ce que le néotexte était censé avoir à jamais détruit.
Le polytope typographique est un polytope sémantique. L'intrasignifiance est la rhétorique spectaculaire et spéculaire qui développe
.. un coup d'lgitur ,. (ibid., p. 14), « et de dés » en « coup de don »,
« coup dedans "• " coup de dent ,. et « coup de donc », .. coups de
style ou coups de poignard ,. (p. 44). Développement étymologique,
sur le style .. objet pointu ,. (p. 32). Motivation du genre grammatical,
de style, nom masculin à écriture, nom féminin : " si le style était
(comme le pénis serait selon Freud le prototype normal du fétiche)
l'homme, l'écriture serait la femme • (p. 46). Ce sont les accessoires
prévus qui lient, dans l'écriture métaphysique, par disparition du
métalangage,le langage du commentateur au langage qui est déjà un
mime. Se demandant s'il fallait le justifier, le présentateur d' Éperons
écrit : .. Oui, s'il s'agissait - quant à leur objet - de "littérature" ou
de "philosophie", à savoir, somme toute, d'un« discours». Non, ici,
où le texte (l'objet) ne donne rien en dehors de soi. Parler du .. texte ,.
de Derrida, ne peut revenir qu'à le redire, qu'à le prolonger. Comme
dans le cas présent, justement. Où le texte, le mien, prolonge l'autre
jusqu'à en répéter, épave aimantée et remémorative dans le sillon d'un
navire, le souci d'un post-scriptum,. (p. 23-24).
ESPACES DU RYTHME
333
Le refus, ou la dénégation plutôt, du statut de discours et de
métalangage (peut-être par confusion entre le sens rhétorique et le sens
linguistique de discours) montre l'impossibilité d'une théorie du
discours pour cet ensemble poétique-épistémologique. C'est le même
refus de la spécificité et de l'historicité. Une écriture est inséparable
d'une stratégie. Ici le « dispositif• découvre l'enchaînement des
identifications fantasmatiques entre
texte et objet
mot et chose
dire et faire
par lesquelles agit, sur le mode charismatique, la métaphysique de la
nature. Elle a fait de la performativité un genre littérairephilosophique. L'espace typographique en est le montreur et la scène.
Ven une prose du poème
La typographie figurative, la typographie dada, la typographie
futuriste réalisent, en homologie avec l'asyntaxe des mots en liberté, la
variante métaphysique du langage qui confond le signifié et le référent.
Mais le théâtre de la page dada est différent de la performativité
moderne. Il multiplie les lieux, les caractères, dans tous les sens, à
l'endroit, à l'envers, en diagonale : par exemple dans 391 de Picabia, ou
la revue dada de Tzara. Mais il ne touche pas à la rationalité ordinaire
du discours, de la phrase, à l'intégrité banale du mot. Il y ajoute des
onomatopées. Ses effets sont parfois proches du décoratif. Il fait sur la
page ce qu'il faisait sur scène, du chahut en haut-de-forme.
La typographie surréaliste est en retrait - si c'était une avancée sur dada. Dans La révolution surréaliste et dans Le Surréalisme au
service de la révolution, les textes sont surréalistes, et les illustrations,
pas toutes. Mais pas la typographie, toute classique. Il n'y a pas de
typographie surréaliste. Reverdy occupait l'espace autrement. Il n'est
pas suivi sur ce plan. Alors qu'il l'est pour la théorie et la pratique de
l'« image •· Dans Quelques-uns des mots qui jusqu'ici m'étaient
my_stérieusement interdits (GLM, 1937), le découpage des lignes
d'Eluard est le découpage syntaxique du vers libre que Roubaud
appelleclassique : découpage conjonctif, et non disjonctif.
Il y a peut-être ici quelque chose d'analogue au vers romantique, qui,
dans sa période noire, frénétique, shakespearisée, mime par le très
grand nombre des enjambements le descriptif, le pittoresque, les sautes
du cœur, vers de l'escalier
334
CRITIQUE DU RYTHME
Dérobé
et des poèmes de jeunesse de Nerval. Puis Nerval abandonne les
enjambements, à mesure que le poème intériorise un récit-poèmerévélation : l'alexandrin contenu des Chimères, la prose d'Aurélia. La
charge de la ponctuation, dans certains vers des Chimères, visualisant
un bouleversement, est autre chose. Hugo suit un autre chemin, un
prosé qui inclut un vers lent et lié, dans Booz endormi. L'attention
surréaliste au rêve, à l'automatisme, joue un rôle semblable d'aiguillage. Elle fait une attention au récit-poème, à la prose du poème. A la
mesure de la révélation les effets de spectacle semblent diminuer.
La typographie banale, l'apparence linéaire de la page, ne signifient
pas plus une linéarité de la rationalité que la dissémination typographique ne signifie nécessairement un éclatement de la linéarité. Le
montage-démontage peut n'être qu'une dissimulation, un comme-si.
Et même si l'éclatement typographique a réussi une désintégration (du
signe, de l'identité, du sujet... ), il ne fonctionne dans la modernité que
comme le beau refuge anti-véhiculaire qui sait qu'il peut jouer ce jeu
parce qu'autour de lui et en lui le véhiculaire continue. Il n'y a pas
touché. La typographie ne fait pas, ne change pas la métaphysique du
langage. Il y faut un autre travail. Mais l'inverse est vérifiable : une
métaphysique du langagefait une typographie.
Aussi, devant les spatialisations diverses, devant leurs ambitions
déclarées, l'enjeu et la situation de l'écrire imposent de lire entre les
lignes le rapport de l'espace au rythme, qui n'est pas nécessairement ce
qu'il montre. Si un rythme est le sens et le fonctionnement d'un texte.
C'est pourquoi, du point de vue du langage, et du poème, dans
l'ici-maintenant qui est leur double historicité, d'autres pages s'ouvrent, au poème qui fait son espace. Cet espace est une prosodie et un
rythme avant d'être une disposition. S'il est d'abord disposition, jeu
d'espace, il est primat présupposé du cosmique apparaissant tôt ou
tard. Pour que le poème ait l'espace, il faut d'abord qu'il ait le temps.
Et seule sa construction comme rythme-sujet peut le lui donner. Elle
n'est pas du ressort du délibéré.
C'est pourquoi, aujourd'hui, la traduction compte dans le poème, et
la prosaïsation dans le vers. Visant une prose du poème qui est autre
chose que le poème en prose. Prose de Jacques Réda. Poèmes de
Ritsos. Le nouveau y est une épopée naissante du quotidien. Le récit, le
discours ne sont plus bloqués dans le linéaire ni dans le sujet
psychologique. La typographie n'y est pas une forme. Mais le rythme
de sa spécificité.
Ce rythme peut aller de la typographie en lignes inégales, impression
vers libre, au passage imprimé prose, sans effets sinon les blancs
ESPACES DU RYTHME
335
intérieurs du langage, hiérarchisés ou non. Exemple, L'embrasure de
Jacques Dupin (Gallimard, 1969). Passant, chez le même, à une
diversification des blancs internes, occupation extensive clairsemée de
la page, dans Dehors (Gallimard, 1975). Les dialogues du blanc et de la
ligne, avec ou sans axe, par lignes ou par blocs. Ce sont les bribes d'un
« récit • dont les décrochements typographiques sont les intermittences.
Subjectif, non préformé, le poème ne peut que rejeter tout
formalisme. Sa typographie peut paraître reprendre celle du vers libre,
lignes inégales alignées à gauche, sans refaire l'accordaille métriquesyntaxique du vers libre, comme elle peut tenir la page sans que sa
prosaïsation soit une linéarité. Libre du vers libre. Imprédictible. Sa
typographie inégale est une figure de son rythme.
L'allure typographique n'est plus visée comme révolution du regard.
Elle est le produit improgrammable d'un bouleversement intérieur.
L'allure d'un dire auditif-visuel. Pas un objet, mais le passage d'un je.
Un langage « étonné •• comme écrivait Salabreuil, plutôt que « ce
langage étonnant qui a cours 32 •· Ce qui est, et a toujours été, la force
du poème. Sa circonstance.
32. Jean-Philippe Salabreuil,)1,1srrrero1,1r
d'abîme, Gallimard, Le Chemin, 1965,p. 8.
VIII
SITUATIONS DU RYTHME
Historicité de la voix, de l'espace typographique, le rythme doit
s'analyser dans l'historicité des discours, qui met à l'épreuve celle des
notions. Le rythme n'y est pas séparable d'une historicité de la syntaxe,
prise dans celle de la prosodie et de la rythmique. L'idée que la
modernité était le bouleversement du mètre a entraîné une volontarisation du dérythmement. La synwce paraît alors le lieu privilégié de la
« vieillerie poétique •·
Je ne prends ici que troix exemples, pour leur situation : Mémoire,
de Rimbaud, « point ultime • de la « critique de la prosodie • dans le
vers, pour Roubaud 1, et dont je n'essaie de noter que la relation entre le
rythme et la nouveauté-subjectivité du discours : seul un sujet peut
modifier les règles du discours par ce qu'il dit. La nouveauté alors n'y
est plus seulement « 1872 », mais un opérateur d'activité, de
renouvellement, peut-être indéfini. Vendémiaire,d'Apollinaire, n'est
pris que pour la situation qu'il présente de l'alexandrin dans le
non-alexandrin, comme un moment de son histoire. L'a:uvre de
Saint-John Perse a été choisie pour le conflit qu'elle dissimule entre la
nouveauté, et sa rythmique, dont il y avait lieu de démontrer qu'elle
s'identifie à une métrique, et par là constitue à elle seule le plus vaste
développement rhétorique jamais donné à la vieille étymologie du
rythme-mer, critiquée par Benveniste. Il y aura alors à reprendre les
catégories traditionnelles de prose et de poésie.
1.
LI, 11ieilleue d'Alexandre, p. 32.
t. Le travail du langagedans Mimoirt de Rimbaud
...lt génie, c'tst précisbntnt, ""' moins m matiirt
poétiqNt, d'êtrt fuJèlt à la libmé.
YVES BONNEFOY, Rimbaud par lui-mime, p. 39,
éd. du Seuil, 1961.
Je ne cherche ici qu'à faire converger quelques notes fragmentaires
sur le travail du langage poétique d'un poème, Mémoire,de Rimbaud2•
Je ne prétends pas à expliquer. j'analyse, à titre méthodologique, le
travail du rythme, de la prosodie et de la syntaxe dans la production de
valeurs qui font une sémantique prosodique, rythmique, syntaXique.
Par là, l'historicité d'une écriture est marquée, par rapport à lasituation
culturelle (la versification classique, la poésie parnassienne) d'un
poème, et par rapport à l'œuvre elle-même du poète : ce poème non
daté, sans doute de 1872 comme la plupart de ses« derniers poèmes ».
Travail implique le rôle transformateur de l'écriture sur l'idéologie. Le
postulat fondamental est le primat du signifiant rythme dans le langage
poétique.
C'est pour sa situation de rupture avec les codes culturels del'« art
du vers » en son temps, qu'est essayée ici l'analyse de ce poème. Pour
montrer que ce qui sort des cadres idéologiques d'un langage est
construit, par là-même, pour sortir indéfiniment des cadres fixés par
l'idéologie de la littérature, définissant ainsi le caractère de ;e-icimaintenant de tout langage poétique véritable, - c'est-à-dire qui
transforme la poésie. La complexité sémantique de ce poème est déjà
2. Je reprends, en le mouchant, un anide paru dan• ungarn, Hpt. 1973, n" 31,
• Simiotiques textuelles *·
342
CRITIQUE DU RYTHME
colportée par la tradition. En témoigne cc commentaire d'Yves
Bonnefoy : .. Et vraiment cc poème, si admirablement mystérieux,
s'illumine quand nous décidons qu'il s'agit, en partie au moins, du récit
d'un rêve, au sens littéral de ce mot [cc que disaient les brouillons
d'Une saison en enfer]. On avait voulu le comprendre comme le
souvenir de la première fugue de Rimbaud, abandonnant sa mère et ses
sœurs un après-midi de fête dans la praim, ou comme une allusion au
plus ancien des dépans, celui du père, mais tous ces thèmes se fondent
dans un symbolisme plus essentiel. Elle, c'est la Meuse qui se sépare de
la lumière, préférant par obscurité intérieure, fatalité, d'aller se perdre
sous l'arche. Mais c'est aussi Madame Rimbaud l'Epouse, celle qui s'est
séparée, par névrose et orgueil, du courant originel de la vie, quitte à
regretter temement le soleil disparu derrière la montagne avec le
compagnon possible d'une existence moins sombre.( ... ] Il est bien, lui,
Rimbaud, ce canot toujours fixe ancré par le malheur de la mère, dans la
boue inconnue de l'inconscient névrosé ,. (livre cité, p.73.) Commentateurs, annotateurs (par exemple dans les notes de Suzanne Bernard éd. Garnier, 1960), exégètes, tous au nom du Lecteur, et comme
lecteurs, interprètent, ne peuvent pas ne pas interpréter. Sans remettre
en question ici aucune interprétation, ni vouloir en ajouter une autre, je
ne cherche pas à illuminer ce poème, comme si le commentaire devait
en dire la vérité ou le sens. S'agit-il d'éclairer ? Pas plus que
d'obscurcir. C'est la notion même du comprendre que tout poème
remet en question, et chacun spécifiquement. Comme, cherchant
l'origine du langage, on ne trouve que le fonctionnement. En quoi il
est, s'il est poème, cet exercice de la .. libené ,. dans l'exploration du
rappon individuel-collectif qu'est le langage poétique. C'est pourquoi
je restreins le commentaire au comment, sans entendre par là des
procédés, une combinatoire formelle propre aux conceptualisations
dualistes, mais une signifiance, c'est-à-dire la spécificité des signifiants
poétiques. Signifiant, je le rappelle, entendu en poétique non pas
comme en linguistique par opposition à un signifié, ni comme en
psychanalyse selon un plan symbolique pouvant être cxtralinguistique, mais comme l'organisation linguistique et translinguistique d'un sujet dans et par le langage, caractérisée par l'inséparabilité
d'un message et de sa structure, d'une valeur et d'une signification. Où
translinguistique signifie : qui déborde la linguistique de la phrase et de
l'énoncé par une pratique et une théorie de l'énonciation.
Les moyens d'ensemble du métaphorisme, dans cc poème, les
moyens de l'ambivalence symbolique réalisent non une ambiguïté au
sens de I.A. Richards et de Valéry, mais une motivation subjective
transnarcissique. Il n'y a pas d'ambiguïté. Il y a une organisation de
valeurs, une orientation de contraintes. Je reprends ensuite, avec une
linéarité qui n'appartient qu'à la procédure d'exposition, non au
SITUATIONS DU RYTHME
343
fonctionnement du langage, le plan des effets rythmiques pour montrer
des paquets de convergences.
Ce poème, que Rimbaud, dans un brouillon d'Une saison en enfer,
voulait citer en exemple des « rêves les plus tristes », est fait de
symboles qui fonctionnent en tableaux. Cinq couples de quatrains
posent successivement des scènes qui constituent des sujets typiquement impressionnistes, puisqu'il s'agit de l'eau et de ses métamorphoses. Autant la juxtaposition des tableaux et des métaphores est
impressionniste, autant la destruction du vers par la phrase fait une
cascade de discordances rythmiques qui installent une façon spécifique
de sentir, c'est-à-dire ce rapport entre langage et société qui est à la fois
culturel et individuel. Jusqu'à une confusion des plans de l'animé et de
l'inanimé, le symbolisme joue ici une identification multiple qui est le
propre de cette mémoire.
Dès les premiers mots - les cinq premiers vers - la structure
nominale impose une nomination d'objets dans une juxtaposition sans
coordination, une parataxe située culturellement, le style substantif,
qui s'est identifié pour toute une tradition à la poésie même, le donner~
voir. La syntaxe de Rimbaud, bien plus dégagée ici de la rhétorique de
son époque que dans Le Bateau ivre (de l'été 1871), est en chemin vers
la syntaxe de certaines proses des Illuminations. La comparaison
comme le sel des larmes d'enfance économise toute description : ce qui
prévaut dans cette poésie est l'association subjective. Le rapport établit
le sel des larmes comme élément, avec l'eau. Le comme est
indispensable pour marquer et tenir la distance analogique, par quoi il
est le terme pivotai de toute une poésie qui se fait dans l'analogie, ce
que - contre une ancienne valorisation de la métaphore aux dépens de
la comparaison - André Breton, Robert Desnos, Michel Deguy par
exemple ont reconnu. Le déséquilibre rythmique du vers en fait un
terme marqué aussi rythmiquement. Tout le premier quatrain élabore
un champ sémantique de la blancheur, à quoi collabore le rythme des
accents et des pauses, aux vers 2 et 3, ainsi que la parenté prosodique
des échos (blancheurs, corps, pur, pucelle). L'évocation de " quelque
pucelle ,. est une harmonique du thème de l'enfance par. le rappel
d'images du livre d'histoire de l'enfant. De même les anies du vers 5,
que reprendra le vers 22.
L'ébat des anges, métaphore des boNillons limpides du vers 9, est à la
limite de la chose vue et de la figure de rhétorique. Il est caractéristique
du traitement de la rhétorique chez Rimbaud, dans ces " derniers
poèmes •• que la figure soit niée par l'intrusion même de la rhétorique
{Non ... accentué, isolé, à la césure) pour réinstaller l'ordre du visuel.
On y remarque déjà le jeu de l'animé (meut ses bras) pour le
non-animé. Ce jeu reparaît au vers 14 (ta foi conjugale, ô /'Epouse),
344
CRITIQUE DU RYTHME
domine dans les vers 17-24, s'atténue ensuite (vers 25-29) et subit un
transfert dans la dernière partie où l'eau ne sera plus que morne, coule11r
de cendre, et boue, alors que le je sujet des métamorphoses se reconnaît
dans le canot immobile. Que la vision repose sur les figures (ainsi le jeu
verbal sur le carreau et sur les couches) ou qu'elle consiste dans un
renversement des valeurs visuelles par le renversement des rapports
entre le comparant et le comparé (Les robes vertes et déteintes des
fillettes / font les saules... vers 11-12), rhétoriquement, le poème
progresse en constituant la surprise non comme « écan • mais comme
système, non seulement comparé au contexte stylistique de son
époque, mais encore aujourd'hui : il est une symbolisation transsubjective, plus qu'une cohérence.
Visuel encore le cycle métaphorique des vers 13-16, qui préparela
troisième partie, de l'Epouse à Madame. Des éléments d'écriture
d'époque (donc une dominance de l'idéologie sur l'écriture) marquent
ce poème et c'est en eux, avec eux, que se fait, contradictoirement, le
retournement de cette rhétorique en écriture, le retournement du
sémiotique en sémantique. Ainsi la tournure (vers 18) où neigent les[Js
du travail transpose du non-animé à l'ignoré, du singulier invariable au
pluriel un verbe impersonnel, et ce travail sur le langage était déjà
partiellement commencé dans l'écriture théologique de Bossuet (Dieu
a-t-il tonné et éclairé ?), il était surtout différemment essayé dans
l'écriture artiste (que reprend, vingt ans plus tard, Il neige lentement
d'adorables pâleurs, d'Albert Samain). La grammaire de l'ensemble du
poème montre sa date culturelle. Ainsi la structure grammaticale des
vers 17-21 juxtapose, de manière caractéristique, après les deux
premières propositions, une succession nominale dont les quatre
composantes sont des variables : une phrase nominale, l'ombrelle / aux
doigts, composée d'un substantif suivi d'un tour prépositif; une phrase
participiale, foulant l'ombelle, où un participe fonctionne comme
attribut détaché (et le rapprochement des deux mots, ombrelleombelle, fait un jeu sémantique); dé nouveau une phrase nominale, trop
fière pour elle, où le prédicat du thème Madame est un adjectif dans une
tournure comparative; de nouveau une participiale, des enfants lisant
dans la verdure fleurie / leur livre de maroquin rouge, le participe y
faisant l'adjectif syntaxique. Ces quatre phrases nominales paratactiques, avec leur variété, leur alternance, leur jeu aussi par rapport au
rythme métrique, peuvent se caractériser comme syntaxe impressionniste, datée. Mais cette appartenance est complexe, par l'ironie qui
semble faire une parodie de Verlaine (la Sphère rose et chère), par le
parlé difficile à caractériser de Madame se tient trop debout allant
jusqu'à la trivialité (après le départ de l'homme) qui fait allusion
cruellement au conjugal. Le parlé des interjections Eh/ v. 9, Oh / v.34,
Ah ! v.37, déjà dans le - Non ... du v.5. Cette sémantique, incluant
SITUATIONS DU RYTHME
345
l allégorie (que marque la majuscule de Lui) et le rappel baudelairien
des « pourritures ,., développe la symbolisation subjective où des
commentateurs ont senti poindre le biographique (Madame, des
enfants... Elle... court! après le départ de l'homme). Mais il y a
symbolisation parce qu'il y a de l'indécidable. Il n'y a pas lieu de
défigurer la figure (Lui, comme mille angesblancsqui se séparentsur la
route) en traduisant : « soleil •· La sémantique de cette ambivalence
garde la motivation féminine culturelle de l'eau (L'eau claire... Elle, v.6
... Madame... Elle, v.23,29). Elle la particularise.
Deux éléments de grammaire caractérisent encore, diversement, la
situation de ce poème dans le langage et dans la langue. Au v.31, Puis,
c'est la nappe retire la particule c'est à sa double valeur, présentative et
représentative, en langue, d'identification et de description (c'est lui,
c'est une armoire,c'est l'heure). Ici un rapport d'identité est posé, mais
sans représentation préexistante, d'où le verbe être tend à prendre un
sens fort d'existence. Un c'est de métamorphose que reprendra
Apollinaire dans Le voyageur : Une nuit c'était la mer et lesfleuves s'y
répandaient. Au v.40, à quelle boue fait un emploi de à avec un
substantif déterminé complément de lieu (impliquant ici un mouvement, non une localisation) qui relève de la syntaxe archaïsante et
« poétique ,. au XIX• siècle. Les en:iplois de à pour construire de tels
compléments étaient plus nombreux au xvn•siècle que dans la langue
moderne. Ici la valeur descriptive-concrète est moins accusée qu'avec
vers. La visée stylistique est une certaine ambiguïté par la préposition
abstraite. C'est une recherche propre à l'esthétique tant parnassienne
que symboliste. Rimbaud tient encore, à cette étape de son écriture, à
cette « vieillerie poétique •· Autre syntaxe particulière de à au v.36 :
amie à l'eau... Et les pluriels de poétisation : des lunes d'avril, aux soirs
d'août. Et, à moins d'une poudre réelle, la poudre du dialecte littéraire
archaïsant, pour « poussière •· Cette syntaxe situe l'ensemble du
langage de ce poème et le lie. De même, dans la discontinuité des
évocations de cette mémoire, discontinuité qui est elle-même un lien
structurel, des rappels rhétoriques tiennent l'ensemble comme tel : lien
de l'Epouse(v.14) à Madame (v. 17), répétition des anges(v.5, 22), des
bras (v.6, 34), rappel de la barque au canot, du souci (v.14) à la jaune
(v.35).
Par-delà les explications paraphrastiques littéralisantes, interprétations auxquelles se sont consacrés certains commentateurs, il est plus
pertinent d'analyser le fonctionnement, analyse non interprétative du
mode de signifier, dans un tel poème : l'invocation, renouvelée par la
phrase nominale menant à un travail du rythme, à des dissonances entre
la phrase et le mètre qui désarticulent l'alexandrin de son temps. Ce
poème qui multiplie les notations visuelles, colorées (le blanc six fois,
l'or quatre fois; le bleu, le noir, le gris, le rose, le vert, le jaune, tous,
346
CRITIQUE DU RYTHME
deux fois; le rouge, une fois, en rapport avec les enfants, renforçant
l'isolement de l'enfance, et elle caractérisée par le jaune et le noir) rend
les effets ostensiblement pris à l'ordre du visuel inséparables de l'ordre
auditif. Par rapport aux contraintes culturelles d"écriture, à la
rhétorique d'époque, c'est par cet ordre que le poème passe, liant le
travail métaphorique au travail rythmique. C'est ce travail qu'il faut
préciser.
Scandant le poème, je me sen des signes de notation rythmique, et
non seulement métrique, que j'ai déjà présentés, pour l'attaque
consonantique sur une syllabe inaccentuée .J, et les divers contreaccents. Ci-dessous, la notation du rythme, puis quelques remarques
qu'elle appelle.
Mémoire
I
....--.
~
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- ..
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~
VJ,J-
U
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-
L'eau claire; 1comme Je sel des larmes d'enfance, 1
,,,,--...
'5 .4uJ-"
J _.
.., ..,l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes; 1
.....,
~-4 .., - ,., "' .2 ..!.. I " vu J
la soie, 1en foule et ae lys pur, des onBammes
,.
.., ~ u
tJ
4 sous 1esmurs dont quelque
~
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V -
(1
l'ébat des anges;
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ucelle eut la aéfense;
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~ .4.
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1- Non ... l le courant d'or
en marche, 1
-
U
U
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I ~H
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Il ~~
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1et
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V
U 1d' erbe.
,--.-...._
1noirs,
lourds,
1et
frais
surtout,
1Elle
meut
ses
bras,
sombre, 1ÏyÏnt
~ cfeft;'f
eu po'tirêi~-d:-Gt,
l 'tppelle
& riaeaux
"'r!-,._.!L
~ la"'colline
u" "' 8 pour
l'ombre" ae
et ae l'arche. 1
Il
,-n_,.
, ,.._r!!L..,
,-i-.
ËJi! ! l'humide c~rrêâu tmd sè's b~illons limpides ! 1
.J..,_~"',
4.., ~
..!, .IL.,_"'~
-
L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches pretes. 1
1',
" robes
- " vertes
- " uet detemtes
f,f "' dl,)
Les
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11ettes
347
SITUATIONS DU RYTHME
12
-
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-
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V '11.
,_,,_i;r
-
U
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font les saules, 1d ou sautent les 01seaux sans ndes. 1
~
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JI. v
..........
._, .., 1 .......-!L ,._,
.., ~ JJ.
qu'un loufs, I jaune et chaude paupière
Plu~ure
\I J, .Y,"'IIL_
le souci d'eau
-1
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-
au m1a1prompt,
16
-
"
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_
V
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v.J.. l""'.!"'8--:::0.
1
ta 101conjugale, ô l'Epouse ! -
1
I..,
..,_ vv. .... vde son terne m1r01r, 1Jalouse
JL. >' v _
v_.,-v-
u"T'":'
au ciel iris ae chaleur la Spnère rose et cnère. 1
Ill
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.., .., 1,,r-.fS,....g"".l!.-0' "' J':'"-11Madame se tient trop débout dans la pra1ne
-e-111
._, .., ..,
..!J-11"""5,.....!JI.
prochaine où neigent les EiTsdu travâif; ! l'ombrelle
V
l!~e....,..,
v
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" v
aux doigts; 1foulant l'ombelle; 1trop fière pour die; 1
20 des è'ntanu lisâiit d:l':tsrav~rdure ~Urie
-
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1, ~ oJ 1-1 \I .., ~ _
V I
If
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lè6r Irvre ac maroquin roue:e ! 1Hélas, I Lui',1comme
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-~
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r.., . J, l!,,Lv
b umille anges b1ancs qui se separent sur la route,
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I
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,J,,-'f.
V ..,
.., r." U
\J j_
.J.V s éloigne par-detà la montagne ! 1Elle, 1 toute
--"'
" "" u "" .1.
24 froide, 1..,
et noire, 1court ! 1après le départ de l'homme ! 1
IV
1'
~ .f!. v - V - -.1 ,._ V r- v.L
Regret des bras épais et Jeunes d'nerbe pure !
,-. Il r-11"•
J.,:.!..
I '"'.J!.
.,......JI.
Or dts lünts d'avril a~ cœur d~ saint lit ! 1Joie
348
CRITIQUE DU RYTHME
V
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V
-
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des chantiers riverains à l'abandon, 1en proie
28
-+l""'\.JL ~ .:Ar-(5~
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aux soirs d aout qui faisaient germer ces poumtures ! 1
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v,J..J/.
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Qu'elle p1eure à présent sous les remparts ! l l'haieine
.., J"Vr__lil ~ r!J
,J V - V r-:
des peupliers d en naut est pour la seule orise. 1
_J_ r'
d 1.
_J. ,....._.t1 "e"fj',..._
Puis, 1c'est napp~ 1s~s ~flets, 1sans source, 1grise : 1
V
..!.. ~d';!!L ~ tf u
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V
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un vieux, 1dragueur, 1dans sa barque immo6Tie, 1peine. 1
t':
32
V
----
- _,_
J .!.
-4 .!L ...tL V ,!., - ~ L
Jouet de cet oeil d'eau morne, 1je n'y puis prendre, 1
-.
.....
~tflt!Lv v , -.1.4. (/
.4!!I
v•
ô canot immobile ! 1Oh ! 1bras trop courts ! 1ni l'une
-lf!!l'•v--'-
-
.,--
dv-v
v v v ni l'autre fleur : 1 ni la jaune qui m'importune, 1
36
rf~ V r
V -V
V v..L
ta; 1 m la b1eue I amieà l'eau couleur de cendre.
,-..
v _
v . ..., - v, ~~*v
0_!.
Ah ! l la poudre ;des saules ~u'une irre : secoue! 1
,,,-._1_
u-v\;;lu-Vv-
,.-.,...,,,~_,
I ---~ V
-
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées ! 1
v - I v . v .,,.. I v v -,-A v ~~
tou1ours nxe; et sa cname t1ree
Muon canot,
40
'-'
,--
\I
'-'
~•~c'°'•
Au rond de cet oeil d'eau sans bords,
U 1- Và quelle
boue ? 1
L'organisation des chaînes prosodiques construit non une expressivité ou un mimétisme mais une sémantique subjective d'associations par
paquets, qui inscrivent ainsi dans la construction même du langageles
subdivisions rhétoriques des cinq groupes de deux quatrains, autant
que, inversement, la continuité en un poème. Sans procéder à un relevé
systématique, quelques exemples montrent ce fonctionnement. Ainsi
une châme se constitue par les /s/, qui est propre à la première strophe,
349
SITUATIONS DU RYTHME
et relie entre eux sel - enfance - assaut - soleil- soie - lys pucelle: une signifiance (production de valeur à partir des signifiants)
entre dans le jeu de la signification. Sa configuration, dans cette
sémantique prosodique, délimite un sujet comme langage personnelimpersonnel. Il ne s'agit plus ici d'allitérations ou de couplages
formels, même si ces chaînes ont pu être lues comme telles. Leurs
figures forment des rappons spécifiquement poétiques et non
directement interprétables par la langue : comme l'embrassement
syntagmatique !lssl!dans la suite (l'assautau soleilv.2), l'inversion des
consonnes a la même position syllabique superposée la soie- sousles
Ils - si/, et lys pur - pucelle qui fait une figure d'inclusion
semi-renversée presque complète, construisant la motivation. La
chaîne des /JI suit à peu près tout le poème, combinant son jeu
syntagmatique par groupes et son effet paradigmatique d'ensemble où
jaune-conjugale-jalouse,
jeunes-joie-germeret jouet-je-jaune se reportent réciproquement l'un sur l'autre, non linéairement et en tenant
compte de la distribution et de la position : anges (l,S), jauneconjugale-jalouse(II, 13-14-15), neigent(III, 18), rouge-anges(III, 21,
22), jeunes-joie-germer)(IV, 25, 26, 28), Jouet-je-jaune (V, 33, 35),
toujours (V, 39). Il y a là le rappon entre une rhétorique de la
signifiance et un je. Ce rappon fait que cette prosodie, contrepoint du
rythme, invente sa sémantique, propre à chaque je de l'écriture et à
chaque texte.
Le code métrique traditionnel est renié dès le premier vers, par
l'accent à la septième syllabe et l'inaccentuée à la césure, la pause fone
après la quatrième inaccentuée : dans (encore) le moule préétabli du
douze, le rythme ne coïncide plus avec le mètre, bien qu'il garde ce
mètre : c'est un des éléments de la datation culturelle pour ce langage
en vers.
Le rythme, son fonctionnement par préparations et convergences,
est inséparablement effet de grammaire et effet de sens. La syntaxe
nominale, autant que la prosodie, vient proposer, par rappon à la
..,
-
sé,uence progressive du lania&ecourant l'eau claire,sa contre-diction
~
l'eau claire, c'est-à-dire une attaque du vers sur un temps accentué,
faisant ressonir, contre le caractère syntagmatique de la chaîne
phonique, les mots qui sont des monosyllabes. La combinaison de la
syntaxe nominale et du style de l'invocation, ou de l'exclamation,
multiplie les marques rythmiques (par exemple aux vers 25-26).
L'ambiguïté syntaxique et sémantique vient également marquer le
rythme d'intensité, par exemple au v.16 où la construction indécidable
ciel gris / de chaleur ou ciel / gris de chaleur aboutit à accentuer le
monosyllabe ciel. Ce poème est une culture paniculière des marques
rythmiques, ce que montre son traitement des monosyllabes en fin de
350
CR•TIQUE DU RYTHME
vers : aux vers 6, 21 (deux monosyllabes consécutifs isolés), 23, 26
(trois monosyllabes consécutifs en deux plus un), 31, 32. La fin de vers
reste privilégiée, aussi par l'isolement des dissyllabes :aux vers 7, 15,
18, 27, 29, 34. Le plus marquant de cette rythmique est dans les
plafonnements de contre-accents consécutifs, rythmique affective,
antimétrique et organisatrice du parlé dans le vers, analogue au sprung
rhythm de Gerard Manley Hopkins, « Mouvement de la parole dans
-L..""""
...IL.
l'écriture
».
Contre-accents rythmiques de deux, comme lys pur (v.3),
....!..
-::JL
-'-
~
_[_---:.JL
ciel bleu (v.7), rideaux l'ombre (v.8) ou la montagne! Elle (v.23).
Gro~s
-!. --- _,u_ -
~.JJ.-
..!.!L
.IJL
.L
de trois : surtout d'herbe. Elle (v.6), saint lit! joie (v.26), œil
-.LJ.::. 1.!l..
d'eau morne (v.33). Groupes de quatre, contre accent rvthmique plus
_.!,.-
~..!.!!..~
contre-accent prosodique-rythmique : œil d'eau sans bords (v.40).
..1..- ..11:-.li!.. -.ll!L- .Jl1!J
Groupe de cinq en enjambement : Hélas, lui, comme / mille anges
~-
.JL ....- JJL-~~
(v.21-22) immobile! Oh! bras trop courts (v.34). La juxtaposition de
ces groupes dans de mêmes vers fait des surcharges, des vers de sept
accents (v.10,26,34), de huit accents (v.6), répartis pour le déséquilibre
(ainsi au v.21), l'attaque du vers (7,26,37), la fin du vers (6,21,26).
Cumul, et non confusion, du prosodique et de l'accentuel. Le rythme
construit ses groupements d'effets par paquets dans le vers, et par
paquets de vers : ainsi les vers 5-6, 9-10, 21 à 24, 26, 31 à 34, 40. Les
ralentissements sont aussi marqués que les concentrations : ainsi 37 à
39, où les limites de groupes rythmiques font la « coupe lyrique », et
particulièrement le vers 38 qui reprend la cadence alexandrine pour le
bonheur de la tradition par la nostalgie, ce qu'appuie le double couple
prosodique roses-roseaux, dès longtemps-dévorées. Tous ces rapports
de conflits entre la phrase et le vers se lisent comme une sémantique,
comme une histoire. Ce dire est pris encore dans une idéologie
mimétique où l'effet est redondance d'un sens : le rythme des pauses,
particulièrement dans les vers 31-32. Mais l'ensemble de cette
rythmique n'est pas une .. expressivité "· C'est la construction dans et
par des signifiants, dont la dominance est rythmique et prosodique,
d'une parole écriture subjective, prise dans une expérience individuellecollective. Elle n'en est elle-même qu'un moment, avant Une saison en
enfer, et Illuminations, dans le langage poétique de son temps. Sa
lecture et sa transmission - sa réception-, sont, pour une part qui est
encore à théoriser, une fonction de cette structuration.
La poétique désacralise le poème, et le poète. Elle les prend par leur
historicité. Le rapport entre auteur et lecteur y est inclus, non dans
l'alternative psychologisme ou sociologisme, mais comme mode de
signifier, mode <!_~pécificité.Pourtant ce n'est pas-pour ce qu'elles ont
été pé>Ùrleur temps, qu'on lit les œuvres. Ni comme elles ont été. Ce
serait confondre l'historicisme et l'historicité. Un temps de l'écriture a
été transformé. Il porte sa date. Autrement que ce qui ne transforme
pas.
Apollinaire a plein de ces transformations, qui sont aussi ce que
l'après-coup appelle des transitions. J'y prends un exemple parce qu'il
est l'objet d'une double réduction, et méconnaissance. L'Ecole et
l'Avant-garde, comme pour Hugo, le voient toutes deux de la même
façon - un sentimental. Les conclusions qu'elles en tirent diffèrent
selon leur usage propre, mais leur analyse, ou plutôt leur idéologisation, est la même.
Situation poétique d'un poème. J'ai cherché à montrer dans
Vendémiairè,par le rythme et la prosodie, une forme-sens, celle d'un
moment subjectif, énonçant, à travers les noms des villes, l'allusion aux
attentats, un langage que reprendront les poèmes de guerre : « Nos
cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées • (v.43), et« Mes grappes
d'hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le
sang de l'Europe • (v.122-123). Les cheminées auront pour paradigmes
les canons. L'engrossement est le même. Les villes ont soif, les vieux
ont soif. Le jeu entre l'alexandrin et le non-~lexandrin est une tension
et un récit, dans son ordre, comme la tension et le récit de l'ancien et du
nouveau. Le récit du vers et du parlé. Le poème est ce qui porte cette
situation, non ce qui est porté.
2. Situation de Vendémiaire
Ce qui commence avec Apollinaire est la recherche d'un langase
poétique plus proche du parlé et du chanté à la fois, recherche
comparable aux tentatives contemporaines d'Ezra Pound, tenant à
Laforgue, au Maeterlinck des Chansons, plus tard à T.S. Eliot3. Pour
un monde nouveau, la recherche de rythmes nouveaux. Mais
l'impulsion de la trouvaille n'est pas séparable, chez Apollinaire, des
poèmes et des rythmes du retour en arrière, comme le quintil
d'octosyllabes de LA Chanson du mal aimé, rythme de retour sur soi,
rythme d'élégiaque, forme-sens du passéisme chez Apollinaire. Dans
Vendémiaire, l'alexandrin est une forme heureuse, faussement heureuse : elle réconcilie d'avance avec la tradition. Ce n'est qu'en
apparence une forme donnée, c'est aussi une forme construite comme
bonheur formel, qui date poétiquement ce poème d'une période
d'incertitude.
3. Une première version de ce passa&e a paru sous le titre • Signifiance de
Vtndtmiairr ., R1t1111t dts ltttrts modtnrts, G11i/J.11mtApolliruiirr, n• 11, 1972,
p. 41-63.
SITUATIONS DU RYTHME
353
Le rythme du poème, dans Vendémiaire, est le rappon de
l'alexandrin au non-alexandrin, dans une fusion allusive entre la
révolution poétique, qui renvoie au Poème lu au mariage d'André
Salmon, aux « pèlerins de la perdition », et la révolution politique :
situation dans le projet d'un recueil sur le calendrier révolutionnaire, en
1909, dans le contexte des attentats anarchistes, « l'époque où
finissaient les rois •· Le verger de Clair de lune, du larron, devenant
vendange à la fin du livre, répond au larron. Le rythme et la prosodie
en font un poème de la communion, de la voix, l'apparition d'une voix
dans le silence figurant la poésie même, répondant à l'inquiétude de la
poésie comme gnose, à la tentation de l'hermétisme chez Apollinaire,
dans Le Brasier. La vendange est ambivalente, par la correspondance
entre les rois qui meurent, les rois fous, les« grappes de mons • (v.69),
• Et même la fleur de lys qui meun au Vatican ,. (v.99). Il y a une
valeur Apollinaire de la vendange. Poème de l'énumération, de
l'accumulation, réponse à Cortège, résolution, à sa place, en fin de
livre, de la quête figurée par le conège : l'énonciation est mêlée aux
objets qu'elle énonce comme un objet elle-même, dont le poème est le
discours. Mais poème où le je de l'énonciation est au passé de
l'énoncé : • Je vivais à l'époque où finissaient les rois ,. (v.2).
Vendémiaire,
• premier poème publié non ponctué par
Apollinaire ,.4, dans les Soirées de Paris de novembre 1912, un mois
avant Zone, appanient au nombre des poèmes qui commencent les
conflits de la modernité. Poétiquement, Vendémiaire peut s'opposer à
Zone. Zone, qui ouvre Alcools, en est le dernier poème, le plus récent.
La position, en ouvenure et en finale, appanient à la rhétorique du
livre. Le« A la fin tu es las de ce monde ancien ,. s'oppose à« l'ancien
jeu des vers ,. dont il est parlé dans Les Fiançailles. Mais c'est la cadence
qui termine, avec l'imparfait (« Les étoiles mouraient le jour naissait à
peine ,.), la cadence, c'est-à-dire l'alexandrin, rythme de la tradition,
colponage de la confiance lyrique. Vendémiaire est un poème clausule.
Par quoi un des sens de Zone est celui d'une reprise cyclique de tout le
livre à panir du début. Et la nouveauté rythmique est beaucoup plus
grande dans Zone. Contradiction tendue entre l'« esthétique nouvelle •, l' • ébriété lyrique ,. (Dossier d'Alcools, p.224), • final de joie et
d'ivresse lyrique • (ibid., p.38) et l'imparfait, comme entre l'alexandrin
et le non-alexandrin. La fin du poème, qui est en même temps la fin du
livre, est une fin qui renvoie à du passé. Le poème tout entier est
clausule, avec son début par alexandrins, sa fin sur des alexandrins, ses
alexandrins en laisses. Ce n'est pas une dominance de la convention
rythmique, mais une tenue rhétoriquement bloquée de la contradiction.
4. Michel Décaudin, le Dossier d'Alrools, Droz-Minard, 1960, p. 224.
354
ClllTIQUE DU RYTHME
Le rapport entre l'alexandrin et les autres vers est ici de groupes, à
peu près identiques sauf le premier, le plus long, et dont l'interruption
semble avoir pour rôle de briser l'aspect canonique. Sur les 174 vers du
poème, les alexandrins, de facture en majorité traditionnelle5, pour leur
temps, sont 117, répartis en laisses et en vers isolés : les 18 premiers
vers, 9 vers (59-67), 7 vers (75-81), 10 (85-94), 12 (107-118), 8
(120-127), 8 (130-137) et 12 (140-151); vers isolés ou groupes brefs de
deux-trois vers : v. 20 à 22, 24, 27-28, 33-34, 37, 39, 41-42, 44, 47, 53,
55 à 57, 69 à 71, 73, 96 à 98, 100 à 102, 150, 165, 169 et les deux
derniers 173-174. Sur ce fond d'alexandrins, jouent des formes variées,
totalisant 57 vers : un vers de 2 (95), deux vers de 6 (45, 159), quatre
vers de 7 (49, 138-139, 160), trois vers de 8 (83, 152, 155), deux vers de
9 (72, 156), cinq vers de 10 (30, 40, 48, 152, 161), six vers de 11 (82,
105-106, 154, 163, 167), neuf alexandrins « libérés • avec coupe ou
césure épique (36, 54, 68, 84, 99, 103, 128, 170, 172), sept vers de 13
(23, 31, 35, 38, St, 164, 171), six vers de 14 (32, 43, 58, 153, 162, 166),
quatre vers de 15 (19, 52, 119, 129), deux vers de 16 (25-26), un vers de
17 (168), cinq vers accentuels (29, 46, S0, 74, 104). Il ressort que ces
vers sont rarement en couples (que j'ai soulignés); qu'ils semblent
essentiellement faire les briseurs de cadence; que beaucoup, une
trentaine, sont des approximations du douze; qu'apparaît enfin une
incertitude métrique telle qu'on peut parler, en quelques cas, de vers
accentuel - neutralisation du syllabisme, où le nombre de syllabes
inaccentuées ne se compte plus, devient indifférent (non métrique),
entre les positions accentuées : aux v.S0 et 74, une syllabe inaccentuée
en finale de groupe dont le compte est indécidable :
v.S0 Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières
v.74 Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique,
dans lequel naissentse superpose à la même position que caresseau ven
précédent, favorisant ainsi plutôt un « alexandrin accentuel • qu'un
vers de 13; au v.29, deux syllabes non comptables, car le contexte
n'impose pas une métrique :
Les oreillesdes écoleset nos mains rapprochées,
aux v.46 et 104, trois syllabes qu'aucun patron métrique, syllabique, ne
comptabilise, vers à quatre accents :
-
-
-
-
Usines manufacturesfabriques mains
Une cou;:;;;,nedu trirègne est tombée sur les dalles
5. Sanstenir compte des hiatus (par ex. v. 66, 100), des règles classiques d'élision non
respectées (v. 114), et avec les panicularités suivantes : v. 56 «trimètre •• v. 57 césure
lyrique; v. 62, 67, 118, la césure tombe au milieu d'un mot.
355
SITUATIONS DU RYl'HME
C'est ici plus qu'une variété rythmique : un décentrement par rapport à
la métrique et à la rythmique traditionnelles.
Poème critique de la métrique réalisée - « Les bons vers immortels
qui s'ennuient patiemment » (v.151) - l'organisation prosodique y
relaie le comput syllabique perturbé. Ainsi dans le vers de 17 syllabes
(v.168)
'
Il
Sur le quai d'où je voyais l'onde coukr et dormir les bélandres
1 2 3
le patron consonantique (le quai d'où) est inversé dans l'onde couler, et
le schéma syntaxique (nom + infinitif et infinitif + nom) produit une
expansion syntagmatique du premier groupement, en 7 + 10,
l'articulation étant marquée par un contre-accent. Infractions à la
cadence, et variations sur la cadence. Ainsi les enjambements sont
groupés, sept sur dix, surmarquant la marque rythmique : enjambement aux vers 6-7, contre-rejet à la fin du v.7, rejet aux v.8-9. Trois
enjambements isolés (v.16-17, 19-20, 82-83), deux groupes : (v.
100-101, 102-103) et 116-117, 119-120. Les rythmes fermés font des
variations sur la cadence :
_,.,_
-"""'-
v.37 Double raison de la Bretagne où lame à lame
V V _j_-:JJ....,V v.60 Noble Paris seule raison qui vis encore
J
...
\J
-
I ,,,.-.. I,
-"-
\J
-\J-
-,
v.148 Tous les noms!six par six:les nombres un à un
'
1
les groupes syntagmatiques y entrent dans la constitution de
paradigmes rythmiques d'Apollinaire : V-:--"' v -.
- v l'h1enne 1a nuit sonne eure
La prosodie, dans Vendémiaire, rejoint ce que disjoignent les blancs
du discours, entre les laisses : Rennes (v.22) est en écho partiel inversé
de chantèrent (v.21), et de Paris (v.23); Lyon (v.50) reprend cel. (v.49)
par le IV; Midi (v.59) et Paris (v.60) sont en écho vocalique; millénaire
(v.112) est repris par Moselle (v.113); rivières (v.118), par vin (v.119).
La rime et l'assonance, pratiquées, comme la fausse rime Sicile: paroles
situent le bazar des procédés employés jusqu'à la dérision : famille:
s'ennuyent (v.75-76). Rime plate mais aussi vers sans rime (v.46),
correspondant à des changements de rythme (v.82), la saturation
symboliste les replace dans une technique générale des échos, Li-haut :
aube (v.7-9), exposés à la fin de vers ou cachés : couverte d'yeux
ouverts: impérieuse (v.92-94). Cette progression par échos fait un
engendrement du poème par ses signifiants. Par exemple, aux v. 80-84 :
Où chantaient les trois voix suaves et sereines
Le détroit tout à coup avait changé de face
Visages de la chair de l'onde de tout
Ce que l'on peut imaginer
Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées
356
CRITIQUE DU RYTHME
les rappons prosodiques mènent leur syntaxe par-delà les limites de
phrase (une phrase finit au v.80, une autre commence au v.81) : de
détroit à trois, de changé à chantaient, de avait changé à visages de la
chair, visages-imaginer, l'onde-l'on peut, face-masques-masquées.
Technique généralisée, non d'imitation, mais d'organisation du
langage, du sens. Une relève de la métrique par le discours contrepoint du rythme accentuel par le rythme prosodique et le rythme
lexical. Non une pure associativité, mais une systématique, avec ses
paradigmes - « prosodie personnelle ».
La chaîne sémantiquement la plus imponante, dans Vendémiaire, et
répanie sur l'ensemble du poème, est celle qui reprend le sens explicite
même, par exemple du v.19 : « Je vis alors que déjà ivre dans la vigne
Paris / Vendangeait ». Vis-ivre-vigne se constituent en échos qui
englobent, dans la ligne narrative du poème, le mot ville: « J'ai soif
villes,. (v.17), marqué par un contre-accent. La soif est contiguë à
.. ville .., qui du point de vue du sens, n'a rien de commun avec la soif,
mais qui entre ici dans un système de valeurs dont le fonctionnement
subjectif-transsubjectif n'a lieu que par ce poème, faisant de la
contiguïté-métonymie une série substitutive, métaphorique, continue :
vigne-ville-ivres-vendange (v.6-9). Le rappon entre les « grappes »
(v.24, 58, 69, 122) et les .. têtes coupées » du poème appanient, dans
une logique qui est une historicité, à la série « je vivais ». Tout
l'érotisme de Calligrammes est, dès Vendémiaire, associé à la mon, et
ne saurait être simplifié, comme, par exemple, les surréalistes le
simplifiaient, isolant « Ah ! Dieu, que la guerre est jolie ,.. Rappon du
vivre au voir et à la voix, en rappon interne avec la dépense de vie, « Se
sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille » (v.25). Les villes
sont des « boissons vivantes » (v.40) sur tous les plans du sens. Echos,
métaphores font un seul et même récit, justifiant les paronomases par la
signification, maximalisant le sens par la signifiance. Le motif de la soif,
de l'ivresse, de la vie est lié à celui du devenir, de « Je vivais ,. (v.2) à
« devenaient trismégistes » (v.4), « Chaque nuit devenait une vigne »
(v.6), « l'avenir et la vie » (v.76). Cette relation entraîne un rappon
divin : « Désaltère-toi Paris avec les divines paroles • (v.52), « Mouvements adorations douleur divine ,. (v.163), et« Parce que c'est dans toi
que Dieu peut devenir » (v.125), où les« vignerons • (v.126) prennent
une valeur, qui en fait ici un mot poétique - comme tous les termes
que tient la relation du poème. Comme la relation au divin est une
valeur, chez Apollinaire. L'eau-de-vie, premier titre d'Alcools, fait la
continuité qui lie « boissons vivantes Les viriles cités » (v.40-41),
.. seule raison qui vis encore » (v.60), « Deviendront ô Paris le vin pur
que tu aimes .. (v.65). Le vin (v.100, 112, 119, 140, 158), la vigne
(v.110), le rappon vigne-vendanger (v.68), le mot ville (v. 132, 136,
138) font le lien principal, mais sont repris par des relais, la voix : • les
SITUATIONS DU RYTHME
357
trois voix suaves et sereines ,. (v.80), la « voix impérieuse ,. (v.94, et
139); la saveur du sang (v.70, 101, 166); rive (v.85, 143) rimant avec
« chanteuses plaintives ,. (v.87) et rivière (v.28, 118), passant par
suivirent (v.91), revint couverte d'yeux ouverts (v.92), tout ce thème de
signifiance aboutit, à la fin du poème, au mot univers qui rime avec
lui-même
Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers
je suis ivre d'avoir bu tout l'univers
résolution des éléments principaux du poème, synthèse des deux motifs
de la ville et de l'ivresse : la paronomase est le récit du poème, qui
inclut ivre dans univers.
Comme dans la syntaxe, de juxtaposition, une limite incertaine entre
l'énumération, l'apostrophe (22) et l'apposition (27) se retrouve dans
une indistinction entre la contiguïté et la similarité. Ce fondu
syntaxique répond au fondu prosodique, sémantique. La coordination
est lançante (58 et dont 27 en début de vers, 1 ni, 4 mais), énumérative,
accumulative. Il y a des paquets de convergence qui relancent la phrase,
coïncidant avec les enjambements (v.98-103). La datation d'écriture
passe aussi, dans ce poème, par l'adjectivation nombreuse : 25
antéposés, 60 postposés, dont 12 en couples, tous ceux-là dans des
alexandrins (sauf au v.128), tous ceux-là en fin de vers; 27 adjectifs
simples en fin de vers, sept fois par groupes (par ex. v. 158, 161, 162,
163). Chaque poème a sa grammaire. Cette grammaire est partie
constitutive de son rythme, de sa signifiance. Cette grammaire tire son
poème en arrière.
Chez Apollinaire, les rythmes fermés du Pont Mirabeau, les
syntaxes circulaires, des Colchiques, la strophe du Mal Aimé sont en
conflit avec des rythmes d'énumération indéfinie, de métaphorisation,
de prosaisation, des Calligrammes aux poèmes à Lou. Vendémiaire est
un moment de cette subjectivisation du temps.
Quand le rythme est inséparablement la syntaxe, le sens, la valeur
d'un poème, il est sa forme-sens, son historicité. Il transforme
l'écriture, la littérature. Il impose une perception nouvelle. Il agit plus
que les mots : à un niveau qui n'est pas conceptualisé par notre culture.
Le rythme est l'historicité d'un poème. A ne pas confondre avec celle
de la métrique. Ceux qui font cette confusion peuvent s'enivrer de
l'éloge du rythme. Ils ressemblent à ceux dont parle Proust dans le
Contre Sainte-Beuve,qui « s'enivrent de l'élo&ede la profondeur, qui
disent : "Voilà de l'art profond• 6 ».
Le primat du cosmique est le corollaire du cyclique, qui est dans la
métrique. Le cyclique en est le signe. Cyclique du temps, du rythme.
Le cyclique rétablit une statique, une perfection par le mouvement vers
l'immobile. Et une disparition apparente du sujet, qui est son extension
maximale : au monde. Cette position élocutoire est aussi une éthique :
l'orgueil.
Le primat de l'historique institue le rythme comme temps d'un sujet
historique, temps organisé irréversible, forme-sens du spécifique.
C'est pourquoi j'ai choisi Saint-John Perse. Pour l'exemple.
Saint-John Perse célèbre un alleluia perpétuel, mais au lieu de Dieu
c'est le monde qu'il loue. Constamment noble parce qu'il se situe à
l'échelle de l'espèce et des révolutions astrales. Il a porté la métrique à
sa puissance métaphysique. L'étymologie ancienne du mot rythme a
été toute sa mythologie, tout son programme. Jamais on n'a poussé si
loin la programmation du poème par la réciprocité postulée du langaie
et des éléments, - la mer, métrique et matrice d'un discours qui les
invoque, qui les mime. Mimant l'idée qu'il s'en faisait. Se produisant de
la reproduire. Emetteur et dispensateur d'une sacralisation, et
adoration, qui tiennent lieu de la critique, définissant un discours
régnant par le refus de la critique.
6. M. Proust, Contrr S.intt-8t1111r, éd. de la Pléiade, p. 3()'j.
J. Historicité de Saint-John Pene
Il me semble qu'aujourd'hui le problème majeur de la poésie est celui
de son historicité 7• Problème qui ne peut apparaître tel, que parce qu'il
est lui-même situé par l'histoire de la poésie. L'historicité de la poésie
n'est pas la réduction de la poésie à son histoire. C'est le mouvement
qui la porte à être la permanente actualité de son propre langage, la plus
menacée, la plus vitale. La poésie est le danger mortel de la poésie, et la
poésie n'est que ce qui transforme la poésie. Ceci est de chaque instant,
banal comme la poésie même.
Le discours sur la poésie change comme change la poésie, comme
change le discours sur le langage, ou le discours anthropol9gique. Ils ne
sont pas séparables les uns des autres. Tous se signifient mutuellement.
C'est pourquoi l'a:uvre de Saint-John Perse pose, aujourd'hui, un
problème particulier. Elle révèle les discours que porte la poésie, portée
porteuse, dans son déplacement. Il n'y a pas de poésie sans poétique,
7. Cette étude a paru dans u NoHfltllt R"1Ht fr•nçaist, n'" 315-316-317,
avril-mai-juin 1979. Elle avait été d'abord commandée. puis refus«, par les Cllh1ers
S.int-John PtTSt.
SITUATIONS DU RYTHME
361
explicite ou non : la théorie de sa pratique. Ce que déclarait Saint-John
Perse : « toute création relève d'abord d'une poétique, plutôt que
d'une logique ou d'une éthique 8 ». Lui-même impliquait l'historicité
de la poétique, quand, à propos de Dante, il disait : « Quelle nouvelle
Commedia, en voie toujours de création, s'ouvre de tout son texte au
déroulement en cours ? Ce n'est pas trop, Poète, de ton rythme
ternaire pour cette métrique nouvelle que déjà nous vivons... » (p.458).
Une création est bien, par là, associée à une métrique nouvelle, et cette
association n'est pas accessoire, elle est essentielle. La poésie n'est pas
séparable de son ambition, dont Saint-John Perse pose l'amplitude
maximale. Dans le discours de Stockholm, « instrument poétique » et
« mode de vie et de vie intégrale • (p.444) sont inséparablement
poésie. Il impone aujourd'hui de questionner cette tension. Il impone
qu'elle soit tenue. La« poésie moderne », dont parle Saint-John Perse,
et qui, sans précision, est à la fois, dans son discours, la poésie en
général et la sienne, qui s'y confond, « n'élève point des perles de
culture, ne trafique point de simulacres ni d'emblèmes, et d'aucune fête
musicale elle ne saurait se contenter • (p.445). Or on touche ici à la
contradiction majeQre que présente la poésie de Saint-John Perse, et
que l'ceuvre, et sa réception, ont longtemps contribué à masquer.
Fêtée, elle aura été fêtée peut-être comme nulle autre. Et c'est
pounant cette fête musicale qu'on entend, quand la fête s'éloigne. La
fête s'éloigne. La grandeur paraît de la pompe, la« grande phrase prise
au peuple » (p.293), un cérémonial, le noble, aussi distant du langage
commun que le « princier » qu'elle distribuait : à Cummings, « poète
né et très princier » (p.1041) : à Auden « Votre contribution est
princière ,. (p. 1042). Non qu'il y ait à opposer, ou valoriser, l'une aux
dépens de l'autre, une poésie savante, une poésie populaire. La
question que pose l'ceuvre de Saint-John Perse est celle du rappon
entre la « création » et la « métrique nouvelle •· Pour poser cette
question, il y a à reconnaître, à traverser l'effet Saint-John Perse. Cet
effet a constitué, et constitue encore, un obstacle à cette question,
assourdissant les meilleurs et les autres, consistant dans la persuasion
du rapport réciproque entre création et métrique nouvelle, puisque ce
rappon était postulé, puisqu'il fait de la poésie et du rythme une seule
et même matière, que célèbre le poème. Cet effet a agi comme un
charme, un charisme. On peut et il faut tenter de l'analyser, à la fois
comme un rappon au poème et comme le brouillage qu'il produit
contre l'analyse.
Toute identification d'une poésie à la poésie est idolâtre. La terreur
qu'elle établit, à son profit, est la sacralisation-pérennisation d'un
8. Saint-John Perse, Œ11wes Complètes,Gallimard. Bibl. de la Pléiade, 1972, p. 533.
Les références ne consistent plus loin que dans la page.
362
CRITIQUE DU RYTHME
moment, une confiscation du temps qu'elle désire fixer en elle et pour
elle. La poésie ne se confond pas avec son adoration. Elle transforme
ceux qui l'adorent en statues. Le noble les vide vivants comme des
simulacres. Il n'y a plus même de cruauté à constater ce travail. Il n'est
pas le fait de celui qui l'observe. Le temps du langage dénude ses rois.
Un enfant ensuite peut le voir.
Réception de Saint-JohnPerse
La réception de Saint-}ohn Perse a été princière, immédiatement, et
durable, depuis l'accueil de Proust jusqu'à celui des surréalistes,
jusqu'au luxe typographique monumental des caractères de l'imprimerie Nationale mis à la disposition d'Amers (p.1131). André Breton
parlait d'un • apport "follement" audacieux qui va au-devant du besoin
spécifique d'une époque ,. (p.1093). Auden comparait Saint-John Perse
à Pindare, pour la • maîtrise aristocratique ,. (p.1132). Paulhan le
comparait, en 1962, à une • nouvelle Bible9 ». Conrad Aiken écrivait
en 1957 qu'il était • le plus grand poète du monde aujourd'hui, le seul à
ajouter à la richesse poétique et à l'érudition une invention de la forme
et une éloquence qui avait presque disparu en poésie ,. (p. 1253).
Il n'est ni aisé ni agréable d'être le héraut d'une discordance, dans
cette fête qui semble celle de la poésie même. Mais ni l'admiration, ni ce
qu'elle laisse quand elle n'est plus, ne sont affaire de goût, ce domaine
privé dont on ne dispute pas. Si je ne peux plus partager la dévotion de
rigueur, au sujet de Saint-John Perse, ce n'est pas que j'oppose
seulement, ou indûment, une conception de la poésie à une autre. Mais
les notions fondamentales du langage, du rythme, du sens, du sujet,
ont changé, et changent. Le discours du poème, comme le discours sur
la poésie, sont portés porteurs dans ce changement qui n'est pas le fait
d'un individu, mais d'une histoire.
Les clichés d'il y a quelques années apparaissent aussi étranges, et
plus même, que des discours très anciens, parce qu'ils sont justement
encore si proches que des contemporains en sont tout au passé, que
vous croyez présents. Cliché, la confusion du langage et de la langue au
profit de la langue, et le poème pris comme le chant de la langue,
l'aventure de la langue elle-même. Il semblera un jour aussi vide que les
spéculations romantiques sur le peuple et l'œuvre collective. Cliché
situé par une certaine intersection du philosophique et du poétique, et
que ronge, aujourd'hui, la théorie du sujet et du discours. Cliché, la
fusion métaphorique du monde et du livre. Cliché, le mot (confondu
9. JeanPaulhan, Œ,wres Complites, Cercle au Livre précieux, 1969, t. IV, p. 194,
dans Enigmesde Perse.
SITUATIONS DU RYTHME
363
avec le nom) pris comme l'égal de la réalité extra-linguistique des
choses. Cliché, ce réalisme pris pour un nominalisme. Cliché, le
rythme pensé étymologiquement comme le mouvement de la mer, et
cette étymologie est une mythologie, qui fonde une poétique et une
poésie.
Parce que le rythme n'est pas seulement un secteur du langage parmi
d'autres, un niveau linguistique, comme le lexique ou la syntaxe, mais
que, plus puissamment, il peut être pris comme la structuration
d'ensemble de tous les signifiants, il est l'inscription du sujet dans
l'ensemble de l'œuvre comme système des valeurs de langage, à travers
le sens. Il est ce par quoi le sujet n'est pas un emploi des pronoms
personnels, mais tout son langage, sémantique jusque dans l'infrasémantique. D'où la nécessité, pour ce mode de signifier qu'est le poème,
de produire sa rationalité spécifique. D'où la mise en question de la
théorie du signe par la pratique et la théorie du poème.
Or c'est sur le rythme que se rassemble ce qu'une certaine
représentation de la poésie, par Saint-John Perse, a eu de plus
inconséquent, de plus mythologique, de plus erroné.
Ainsi Roger Caillois, dans Poétique de St-John Perse10, posait
fondamentalement« que la poésie est d'abord traitement du langage »
(p. 8). Ce traitement était analysé dans une étude remarquable du
lexique et de la syntaxe. Par là, le rythme, paradoxalement, était
évoqué, traversé, mais non traité, ni comme niveau spécifique, ni
comme fondement du poème. Ayant écrit : « J'ai apporté le même
souci de précision à l'examen du système des rythmes, échos et repères
qui donne à l'œuvre une scanswn très particulière; à l'analyse des
substitutions de sons ou de sens, à l'aide desquels fut obtenu un texte
d'un grain exceptionnel et d'une rare densité poétique» (p.8), -Roger
Caillois avait analysé la prosodie, la phraséologie, la syntaxe avec leurs
effets de rythme. Mais l'absence d'une étude de la métrique dans ses
rapports à la prosodie donne à « scanswn » une valeur métaphorique
seconde. Le rythme est impliqué et partiellement, sinon même
essentiellement, manqué. Il est effet d'ensemble, mais le problème
majeur de sa constitution est éludé. Oublié. Pouvait-il ne pas l'être, par
la différence établie entre « technique poétique ,. et « création
poétique » ? - « Celle-ci est question de vie, celle-là de compréhension » (p. 9). Le poème est un paradigme de la vie. La technique
(c'est-à-dire l'étude de la technique) est au poème-vie ce que la
botanique est à la plante. Ce dualisme restreignait radicalement la
portée de la poésie comme « d'abord traitement du langage ».
Restriction même par rapport au lien structurel que postulait
10. Gallimard, 1954.
36-1
ClllTIQUB DU RYTHME
Saint-John Perse, à propos de Dante, entre création et métrique.
Restriction qu'opérait aussi Ungaretti, quand il notait, en 1931 :
« Saint-John Perse ne cesse de ramener l'alexandrin à sa puissance
originelle de rythme : c'est d'où vient sans doute la ponctuation qu'il
désire mettre en valeur dans sa syntaxe. Les schémas de la prosodie et
tous les ressorts de la technique méritent toujours un examen attentif,
mais ils ne peuvent avoir dans l'expression de la poésie qu'une valeur
subordonnée ,. (p.1150). Il ne s'agit ici que de pousser cette
contradiction entre la « puissance originelle de rythme ,. et la « valeur
subordonnée •· Par là, de les mettre toutes deux à la question. Y a-t-il
puissanceoriginelled'un rythme, de l'alexandrin, et par lui ? Tout ce
que dit le poème peut-il ne pas en être modifié ? Plus rien du rythme,
alors, n'est « valeur subordonnée •· Cette subordination est un recul
par rapport au poème-vie. Cette subordination revient au dualisme
classique du sens et de la forme - seul cadre théorique où elle opère.
Autant il n'y a pas de création sans technique, autant une technique est
inséparable d'une création. Elle ne peut pas être subordonnée par
rapport à l'expression.Le dualisme est cette convention commode qui
permet de les distinguer. Que justement le poème vient gêner.
Paradoxal oubli du rythme : il permet de juxtaposer, à propos de
Perse, toutes les contradictions sans les percevoir. La fondation Nobel
insistait sur la « tradition rhétorique héritée des Classiques ,. (p.1138).
Pierre-Jean Jouve y voyait une construction « originale dans son
réemploi des traditions •• et qui « prolonge les formes antérieures par
des variations savantes ,. (p.1113 ). Mais Larbaud, en 1925, écrivait :
« La langue de la poésie française est entre ses mains comme un cheval
de grande race dont il utilise les qualités, mais qu'il oblige à marcher à
une allure nouvelle et qui contrarie ses habitudes ,. (p.1238). Pourtant
l'analyse métrique dément en totalité ce jugement. C'est cependant sur
lui qu'enchaîne R. Caillois en notant que c'est « le tissu même du
langage qui se trouve modifié ,. (livre cité, p.14). Comment le tissu du
langage serait-il modifié par un vocabulaire, ou même par une syntaxe,
qui n'a de particulier, comme le montre Caillois, que quelques
archaïsmes ? Rien des « propriétés de la langue ,. (ibid.,p.15) n'en est
altéré. Un vocabulaire, une syntaxe, si particuliers qu'ils soient,
définissent un discours. Ses variations, ni une à une, ni ensemble,
n'altèrent la langue, pour la double raison qu'elles ne sont pas des
nouveautés hors-langue, ni contre-langue, au moment où Perse les
emploie, et qu'en même temps qu'elles sont langue,elles n'ont pas lieu
dans la langue, mais dans le discours.
Le manque d'analyse du rythme mène à des jugements que l'analyse
du rythme infirme : « Chez Saint-John Perse, comme chez Claudel, le
verset s'est complètement libéré, sinon du mètre, du moins d'un
mètre ,. (p.1177). Mais le verset de Claudel, dans les Cinq grandes
SITUATIONS DU RYTHME
365
odes, ou la prose de Connaissancede l'Est, n'ont pas la moindre parenté
rythmique démontrable avec le verset de Saint-John Perse. L'auteur
reconnaît néanmoins une « nette prépondérance des groupes syllabiques "pairs" » - sans en construire la relation éventuelle avec une
métrique. L'essentiel court à la conclusion, qui fait du rythme une
démarche : « Il y a là une assise très stable, d'où la garantied'une
démarche très noble et irrésistible, parce que régulièrement équilibrée,
appuyée sur un déroulement rituel » (ibid). Le dire n'est alon que la
forme d'un sens, qui est un être : « Il n'y a pas que scansion : il y a le
message et l'impulsion qui l'anime ». Cette impulsion, qui est encore le
rythme, est « un mouvement intérieur au rythme de l'univers »
(p.1183). Ainsi, le rythme est doublement retiré à l'analyse de la
scansion : il est retiré vers une spiritualité où a lieu le message, qui est
intérieur; et cette intériorité est un rapport non verbal au cosmique, au
rythme de l'univers. Toute l'analyse qu'on pourrait faire de la
technique est condamnée à ne saisir que du technique, c'est-à-dire de la
forme - qui est pourtant « assise », « démarche », déroulement
rituel ». Libre cours est donné aux amplifications métaphysiques, et
paraphrases de l'ccuvre : « Amplitude des rythmes de Saint-John
Pene », - « Qui leur commande a dû d'abord se faire sensible aux
rythmes éternels d'un ordre planétaire » (p.1256). Les à-peu-près se
bousculent dans un discours sur la poésie qui mime ce que dit l'ccuvre.
L'académie Nobel y a vu une« forme d'une densité sans tolérance, où
le vers et la prose se rejoignent dans un ondoiement solennel, alliant la
strophe biblique au rythme de l'alexandrin » (p.1136). L'incohérence
théorique est ici à son comble. On peut montrer qu'il n'y a pas de prose
dans le verset de Perse. Vers et prose ne sauraient donc s'y rejoindre.
L'ondoiement solennel est un effet d'amplification étymolo&ique
circulaire, de la notion-origine de rythme-mer à la métrique qui en est
issue. Et « strophe biblique » n'a pas de sens dans la Bible, mais
syncrétise la strophe grecque avec une certaine représentation du
« biblique », qu'imitent certains passages de Perse. Enfin d'autres
écrivent que Saint-John Perse a renoncé au mètre et à la rime, à toute
prosodie traditionnelle, et la « variété » de ses rythmes les rend
apparemment incapables d'y repérer aucune constante.
L'ampleur de l'effet Saint-John Perse ne saurait être réduite ni
travestie. Une ccuvre est produite et productrice. Elle est un rapport du
poétique et de l'idéologique. Ce rapport doit se créer sa rationalité
critique, dans et contre l'idéologie, dans et contre les idéologies. Une
œuvre fomente sa faveur, trouve et crée ses complicités. A la fois dans
et hors, comme et contre. L'œuvre de Saint-John Perse a produit une
neutralisation critique au point le plus vital du poème, qui est le
rythme. Il se dé&agede la réception offerte à Saint-John Perse non un
sottisier mesquin, mais une question qu'aucune pression ne saurait
éluder, du rapport entre le poème et le signe.
366
CRffiQUE
DU RYTHME
Or le poème se fait dans le règne du signe. Le signe est mystificateur,
car il est organisation politique, et stratégie de la représentation. C'est
là que je situerais certaines aberrations du jugement et de l'analyse, là
où se joue un enjeu qui déborde tous les goûts, tous les individus. Il
entraîne les meilleurs à d'étranges aveuglements. Paulhan note ainsi :
« il est rare que Perse use d'un mot à majuscule ,. (livre cité, p.170), là
où les entités et les fonctions à majuscules foisonnent, comme l' « An »,
la « Ville », le « Siècle • (Vents, p.192); « Chercheurs de routes ... •,
« Commentateurs de chartes et de bulles, Capitaines de corvée et
Légats d'aventure », « Itinérants du songe », « Interlocuteurs •,
« Dénonciateurs d'abîmes •, « Interpellateurs de cimes • « Disputeurs
de chances», etc. (Vents Ill, 1- p.217); ou Amers (Invocation, 6,
p.265) : « Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers... ,.
Où est le poème ? Ceux qui, si justement, voulaient, contre une
critique littéraire humaniste, chercheuse de biographies et d'influences,
mettre le poème enfin dans l'a:uvre, ont parfois été conduits, par
Saint-John Perse même, à défendre le véridique des allusions. Mais la
véracité encyclopédique est aussi un alibi du poème. Elle n'est pas
pertinente, en elle-même, de sa spécificité de poème. Tel oiseau existe
vraiment. Le poème ne mentait pas. Mais le poème n'est pas une
archive. Le vrai, pas plus que le faux, de la référence, ne le spécifie. Cc
combat est aussi vain que l'autre, même si rien ne se dépasst, dans
l'ordre du langage.
Le poème a été mis dans la métaphore. La métaphore serait un mode
de représentation spécifiquement poétique. D'où l'abus et l'ambiguïté
du terme image, tant usité dans une critique contemporaine du
surréalisme et pré-structuraliste, ambiguïté du rhétorique et du visuel,
du Donner à voir. Jouve admirait, chez Saint-John Perse, « le pouvoir
de l'image à l'état naissant» (p.1113). La réception de Saint-John
Perse, jusqu'ici, a surtout consisté dans l'admiration des métaphores.
Les métaphores y sont prises comme un mode de transformation par
l'esprit de la réalité du monde, sans guère mettre en relation la
transformation métaphorique des rapports avec la prosodie, la syntaxe,
le rythme. La présentation du prix Nobel mettait au premier plan les
.. brillantes métaphores "· L'attribution du prix se faisait « Pour
l'envolée altière et la richesse ima&inativcde sa création poétique, qui
donne un effet visionnaire de l'heure présente • (p.1135) - « reflet
visionnaire de l'heure présente " contredisant la situation même de ses
poèmes dans l'espace et dans le temps, pour Saint-John Perse. Poésie
intensément, continûment métaphorique, cette a:uvre était alors
référée, - comme dans les traités de sémantique pré-structuraliste -,
à des re,istres, des domaines, des répertoires de sensations ou d'objets.
La métaphore renvoyait à un inventaire. Pourtant la métaphore de
Perse rend impossibles les inventaires : comme la métaphore surréa-
SITUATIONS DU RYTHME
367
liste, venue de Lautréamont et de Reverdy, elle juxtapose des termes
fortement distanu : « et sous l•azyme du beau temps ,. (Anabase X,
p.113), « l'aube muette dans sa plume, comme une grande chouette
fabuleuse en proie aux souffles de l'esprit, enflait son corps de dahlia
blanc,. (Neiges,l, p.157). La métaphore de Saint-John Perse est le
même rapport que la métaphore surréaliste. Elle a la même syntaxe
dominante à complément de nom : « Le faucon du désir tire sur ses
liens de cuir», « Congre salace du désir, remonte en nous le cours des
eaux ,. (Amers, Strophe, Ill, p.331, 332).
Pourtant Paulhan opposait Saint-John Perse, comme le continu au
discontinu, à la lignée qui se réclamait de Rimbaud (et de Mallarmé) :
« Perse réunit tout ce que la poésie moderne séparait ,. (livre cité,
p. 165). Roger Caillois opposait sa « phrase savamment articulée ,.
(livre cité, p.185) à la poésie dada-surréaliste. Mais la phrase de Breton
tient, autant que celle de Perse, à la lignée de Bossuet et de Mallarmé, la
li111ée des syntaxiers. La parenté métaphorique-syntaxique
situe
l'enthousiasme de Breton pour Saint-John Perse. On a tant opposé ce
dernier aux surréalistes qu'on a masqué par là ce qui les unissait : une
même filiation, dans la politique du poème, à la lignée FlaubertMallarmé. Mais elle est tenue, chez Perse, par une idéologie de la
maîtrise, et de la métrique, qui en fait, toutes proportions gardées, un
parnassien moderne. Il n'est pas le seul. Mais, comme Sartre dit de
Leconte de Lisle, il a été le « versificateur en chef ,._
La métaphore ne caractérise pas le poème. C'est l'inverse. A-t-elle la
même fonction dans un poème, ou une œuvre littéraire, et dans le
langage ordinaire, ou scientifique ? Un poème fait une métaphore. Une
métaphore ne fait pas un poème. On a oublié à la fois que la métaphore
est partout, et qu'un poème se fait aussi sans métaphores. Et la
spécificité de Perse passe par la métaphore, mais ne s'y limite pas.
L'éloge, comme vocation et pratique continue, le comprend mieux.
L'éloge, a-t-il dit, « commande au départ un certain ton, appelle une
certaine hauteur, oblige à se situer un peu au-delà de soi-même ,.
(p.1088). Par quoi le discours tout entier est marqué, lexique, syntaxe,
et, nécessairement, rythme, et par là, un statut du sujet dans son
discours. Là non plus, comme il n'y a plus à placer le poème dans la
langue mais dans le discours, je ne le ferais plus tant consister dans son
objet, l'objet de l'éloge, que dans son sujet. L'objet apparent de l'éloge
est le monde, qui est infini. Mais Perse a écrit : « J'aime bien l'éloge
pour l'éloge ,. (p.1088). L'objet suscite un « amas de merveilles ,.
(R.Caillois livre cité, p.138), un « musée total », qui l'apparente à
Malraux (ibid., p.189). Il suscite aussi la vérification de ce sur quoi
porte l'embellissement. Poésie, s'agit-il d'embellir ? Ou est-elle
l'embellissement même ? Non, puisque là où Paulhan trouvait un
368
CRITIQUE DU RYTHME
« optinùsme incurable » (livre cité, p.170), Jouve y reconnaissait le
malheur. L'éloge, pas plus que le blasphème, ou la dérision, n'est
propre au poème. Paulhan y lit un « récitatif sacré » (livre cité, p.175),
et Caillois un ordre, qu'il oppose au« désarroi surréaliste ,. (livre cité,
p.187). C'est que l'objet de l'éloge est aussi un objet interne, et une
inscription du sujet, autant que cet objet extérieur, qu'il célèbre.
L'éloge n'est pas seulement consentement, adhésion : « C'est là le train
du monde et je n'ai que du bien à en dire » (Anabase, IV, p. 98). Il n'est
pas seulement le lieu commun d'une convocation universelle, énumération - cette fusion, chez Perse, d'une rhétorique et d'une écriture.
L'éloge est encore, par nécessité interne, maintenance de la tradition,
C'est, comme le sacré, un fixateur du langage, et il est intérieur au
sacré.
L'éloge, comme rhétorique-écriture, où Saint-John Perse s'est mis
tout entier, implique nécessairement une rythmique qui est tout entière
une métrique. La métrique est un fixateur, parce que les nombres,
d'abord, sont des fixateurs. Aussi la strophe n'est-elle pas au hasard
prise étymologiquement, par Perse : « évolution du chœur autour de
l'autel » (p.571) et, dans une lettre à Claudel, à propos de Pindare,
« quantité de matière débitée en un "tour• d'autel ,. (p.724). La
strophe, invoquée, et inscrite, dans Amers, est cycle, forme cyclique et
invocation au cyclique. Elle est à la fois une référence à la métrique et
une forme supérieure de la métrique. Pindare figure, chez Saint-John
Perse, cette référence, non comme référence culturelle, mais beaucoup
plus. Figure du poème. Non seulement allusion à un théâtre abstrait du
monde, la strophe, élevée à la puissance de rhétorique-écriture,
implique une conception du temps et de l'espace, qui situe un discours,
un sujet, à la fois dans leur relation à l'histoire et dans l'historicité du
poème.
L'épopée contre l'histoire
L'éloge, dans son extension indéfinie, a fait un mode paniculier du
poème épique, à la fois évident et paradoxal. Tous y insistent :
Ungaretti dans sa préface à sa traduction (p.1106), Hofmannsthal, par
le« fond héroïque ,. (p.1107), Claudel, pour la« forte poussée vers un
but », la « poussée en avant » où le rythme « introduit un élément
solennel de délectation ,. (p.1122). Et Paulhan : une « épopée sans
héros ». Saint-John Perse marque ainsi, pour la poésie moderne, un de
ses problèmes majeurs : celui du rapport entre le récit et le récitatif,
entre la phrase et le phrasé, entre le discours et le sujet dans l'histoire.
La modernité, par le poème, ne se confond pas avec une définition
chronologique. Elle est le démêlé, à la fois déterminé et inconnu, des
SITUATIONS DU RYTHME
369
lignées, des stratégies, des enjeux du langage et du sujet. L'historicité
n'est pas seulement l'impossibilité du double emploi, qui fait l'aventure
et, pour la poétique, le seul critère de l'aventure, du risque. Elle est
aussi rapport du poème au signe, du langage poétique au langage
ordinaire, du sujet du poème au sujet hors du poème, en rapport avec le
poème. C'est pourquoi la situation de l'épopée selon Saint-John Perse
importe aux possibilités du discours épique, aujourd'hui, avec ou sans
héros.
L'espace de l'épopée, ici, est un espace abstrait. Les termes de
l'espace sont les plus vastes, ainsi des désignations cardinales, une unité
de mesure étrangère-ancienne (la verste) : « Les migrations d'oiseaux
s'en sont allées par le travers du siècle[ ... ] Et c'est milliers de verstes à
leur guise, dans la dérivation du ciel en fuite comme une fonte de
banquise[ ... ] Plus bas, plus bas, où les vents tièdes essaiment[ ... ] par
le monde[ ... ] Je te connais, ô Sud pareil au lit des fleuves infatués[ ... ]
au fond des golfes assouvis [... ] la table des eaux libres [... ] dans ces
dénivellements plus vastes qu'il n'en règne aux rampes vertes des
rapides ... » (Vents, Il, 3, p.205). Quand un espace concret est nommé,
c'est par exemple l'espace ouvert-désert de la mesa espagnole : • Les
cavaliers sur les mesas ... ,. (Vents, Il, 1, p.212). Ou c'est « la Ville »,
dans sa généralité abstraite. Ce que Saint-John Perse situe et désitue à la
fois, parlant de la poésie : • Et c'est dans une même étreinte, comme
une seule grande strophe vivante, qu'elle embrasse au présent tout le
passé et l'avenir, l'humain avec le surhumain, et tout l'espace planétaire
avec l'espace universel » (p.445). L'extension de l'espace dans l'éloge,
fait de cette extension de l'objet une dimension même du sujet de
l'éloge. Le sujet n'est absent apparemment que d'être étendu à son
énumération, à ses catégories cardinales.
Le temps de cette épopée est le temps de cet espace, et ce temps ne
peut qu'être radicalement étranger à une histoire, à l'histoire. Une
lettre de 1948 s'opposait, à propos d'Exil, à• l'introduction arbitraire
de l'histoire contemporaine ,. dans des poèmes « irréductibles à tout
l'ordre temporel, affranchis de toute heure comme de tout lieu », et en
" réaction violente contre toute notion (même la plus indirecte) de
littérature "engagée" ,., revendiquant pour ses poèmes d'être de
• libres stylisations de pure création poétique ,. (p.552-553). C'est une
constante. Une lettre à Rivière, de 1921, portait : « L'année est faite
d'une seule journée, la vie est faite d'une seule année » (p.893). Une
lettre à R. Caillois, de 1953, portait que son œuvre • a toujours évolué
hors du lieu et du temps » et qu'elle « entend échapper à toute
référence historique aussi bien que géographique ,. (p.562). Le temps
de Saint-John Perse est à la fois l'éternité et l'intemporalité - le hors
du temps. Ce qu'il dit dans un commentaire de Chronique : « Sous son
titre, Chronique, à prendre au sens étymologique, c'est un poème à la
370
CRITIQUE DU RYnlME
terre, et à l'homme, et au temps confondus tous trois pour moi dans la
même notion intemporelle d'éternité ,. (p. 1133). Les termes du temps
sont aussi vastes et vagues que l'étaient ceux de l'espace : • des pans de
siècles en voyage ,. (Anabase, VII, p.105), • l'homme clôt ses paupières
et rafraîchit sa nuque dans les âges • (p.106), • nous avions
rendez-vous avec la fin d'un âge • (Vents, IV, 4, p.240). Temps-fuite
du temps. Mais temps arrêté dans • l"éternité du verbe• (p.459).
Pounant, bien que l'homme ne vive pas dans l'intemporel, ni dans
un espace abstrait, mais dans une histoire et des lieux chaque fois
particuliers, cette épopée est une revendication de l'homme : • en
poésie, derrière l'artiste, l'art n'élude jamais l'homme ,. (p.555), dit-il
en 1950. Un homme-synthèse, non tel particulier concret, mais
l'universel concret-abstrait : l'homme générique, majuscule, fait de
tous les concrets mais au-delà du concret. Exü est le • poème de
l'éternité de l'exil dans la condition humaine ,. (p.1111), tendu vers les
« domaines les plus obscurs ,. avec des • moyens d'expression
concrets ,. (ibid.). Ce que faisaient les exemples au Moyen Age. C'est
une égalité entre le cosmos et l'homme. Le Chant pour un équinoxe
dit : « équinoxe d'une heure entre la Terre et l'homme ,. (p.438).
L'homme et le cosmique ne sont égalables que s'ils ont des frontières
communes, ce qui n'est possible que si les mots et les choses ont des
frontières communes. Ainsi cette conception de l'homme, de son
temps et de son espace, est indissociable d'une conception du langage.
Elle se réalise comme son effet. Un tel rapport ne peut se faire qu'au
bénéfice du cosmique, comme le continu entre les mots et les choses ne
peut aller qu'au bénéfice des choses, métaphysique de la transcendance
universelle, temps-espace-langage.
Aussi le héros que cherchait Paulhan, à cette épopée sans héros,
existe-t-il bien, et n'est pas une quelconque abstraite humanité, mais le
mouvement lui-même qui porte tous les concrets, épopée, non de
l'histoire, mais du cosmique, mouvement-rythme, commun au cortège
de personnages errants comme aux éléments : • Et le Monstre qui rôde
au corral de sa gloire, l'Oeil magnétique en chasse parmi d'imprévisibles angles, menant un silencieux tonnerre dans la mémoire brisée des
quartz ,. (Vents, 111,3,p.222-223).
L'histoire n'y est qu'une métaphore du temps, sous forme
d'indicateurs historiques. La métaphore de préférence est I'Antiquité
grecque et latine : • sesterces •• • latomies •• • flamines •• la « mantique .., les « portes des Curies .., la « toge •• les • Numides •• la
c Ménade •• la « trirème •• d' Exil à Amers. Effets de distance
indifféremment mêlés au XVI• siècle des conquérants espagnols, les
c Mers Catholiques couleur de casques, de rapières et de vieilles
châsses à reliques,. (Vents, I, p.184). Termes d'Antiquité et d'Ancien
SITUATIONS DU RITHME
371
Régimemêlés, les « clepsydres en marche sur la terre » et « l"impôt de
capitation ,. (Anabase, VIII, p.107). Epoques-lieux mêlés : « grandes
histoires séleucides ,. (ibid). Moyen Age : le« mal des ardents » (Vents
II, 6, p.213). Seul compte le mouvement, dont chevaux et cavaliers
sont les figures récurrentes, métaphorisant aussi le langage,« les mots
hongres du bonheur ,. (Anabase, VIII, p.107).
Le langage du temps se fait par le temps du langage. Pas seulement
les référents antiques, mais les signifiants du passé que sont les
archaïsmes, cette patine des mots qui fait l'ancien qu'elle dit. Ainsi
po•dre, pour po•ssière, style xvu• siècle : « Cavaleries du songe au lieu
des poudres mortes » (Anabase, VII, p. 106).
L'abstrait du temps-espace se fait par les mots abstraits, abstraits au
singulier : « et les veuves criardes sur la dissipation des morts ,.
(Anab.se, IX, p.109), « et nos casques flairés par la fureur du jour »
(Anab.se VI, p.103). Adjectif abstrait : « dans l'odeur solennelle des
roses » (Anabase VI, p.102). Surtout des énumérations d'abstraits
pluriels, qui font le cortège qu'elles disent : « des célébrations de fêtes
[... ] des dédicaces de pierres noires (... ] des inventions de sources [... ]
des consécrations d'étoffes[ ... ] et des acclamations violentes[ ... ] pour
des mutilations d'adultes au soleil, pour des publications de linges
d'épousailles 1 » (Anabase X, p.111). Abstraits pluriels, rhétorique qui
a son historicité, son époque, lexique et syntaxe (surtout des
prépositions) du symbolisme, prose comme vers, de Jean Lorrain à
Maeterlinck, rhétorique continuée comme écriture, hors de son
écri'Vance(comme dit Barthes) d'origine : « De grandes œuvres, feuille
à feuille, de grandes œuvres en silence se composent aux gîtes du futur,
dans les blancheurs d'aveugles couvaisons ,. (Vents II, 6, p.214). Pas
des choses aveugles, mais la cécité des choses, et parmi suivi d'un
singulier : « et les figurations en marche sur les cimes, parmi la cécité
des choses » (ibid). Le pluriel poétique, lui-même daté, « promotion
poétique », disait R. Caillois (livre cité, p.152), fait des « lunes
rougissantes ,. (Vents II, 6, p.213).
Ainsi l'éloge énumère, accumule, mais tout le concret convoqué est
désaffecté, hors temps, hors contexte social-historique, désitué, les
noms de catégories sociales, de métiers, capitaines, notables, princes
déchus, navigateur, comme les éléments minéralogiques, botaniques,
zoologiques fonctionnent dans le poème d'une manière qui est moins
étrangère qu'on ne pourrait croire à celle des objets surréalistes.
Témoins, en cortège, emportés dans le tutoiement aux entités,« Ouvre
ta paume, bonheur d'être ... » (Amers, Strophe, V, p.341). La référence
épique, vague, unifie, « Ilion » (Anabase IV, p. 98), « Une même vague
par le monde, une même vague depuis Troie ... La houle monte et se
fait femme » (Amers, Strophe, IV, p.339-340). La mer est la matière et
372
CRITIQUE DU RYTHME
la figure du mouvement, et son ongme, dont la féminisation,
l'érotisation installe le continu imaginaire entre l'homme et le cosmos.
L'épopée du cosmique apparaît alors non seulement comme la portée
au cosmique d'une théorie et d'une pratique du langage, mais la
réalisation d'une poétique dont il importe de circonscrire les
composantes avant d'analyser le mouvement langage.
La, poétique n'est pas libre
Saint-John Perse, dans son discours de Stockholm, disait de la
poésie : « Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle
se connaît égaleà la vie elle-même, qui n'a d'elle-même à justifier »
(p.445). Certainement, il ne s'agit ni de justifier, ni d'incriminer. Mais
la 'Vie,le destin, sont historiques : ils ne peuvent pas ne pas être situés.
Il n'est question ici de rien d'autre. C'est bien une telle situation
qu'indique le discours sur Dante : « Poésie, science de l'être ! Car
toute poétique est une ontologie » (p.453). Ce lien interne entre la
poésie et la métaphysique associe la poésie, d'une manière qui n'est pas
sans conséquences pour sa liberté, à la métaphysique de l'unité, de
l'« homme originel » (p.447) : « Ainsi, par son adhésion totale à ce qui
est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l'unité de
l'Etre. Et sa leçon est d'optimisme. Une même loi d'harmonie régit
pour lui le monde entier des choses. Rien n'y peut advenir qui par
nature excède la mesure de l'homme. Les pires bouleversements de
l'histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle
d'enchaînements et de renouvellements » (p.446). Cette harmonie
universelle engendre l'optimisme et le cyclique. Cet humanisme
théologique, identifié à la poésie, devient idéologie. Au moment même
où il parle pour elle, il asservit la poésie. Car il se connaît et se
méconnaît pour ce qu'il est. On y retrouve la posture conventionnelle
du Poète majuscule, porte-parole des muets (« le poète tient pour nous
liaison... » ), médium, avant-garde : « Et le poète est avec vous. Ses
pensées parmi vous comme des tours de guet » (Vents, IV, 5, p.248).
Alliance, dans le noble, d'une poésie et d'une métaphysique qui
s'universalise selon un vieux schéma.
Le cyclique, étant sens de l'histoire, présuppose une théorie du sens.
Du langage. Mais à l'état d'idéologie et non de théorie. Sa théorie du
langage est le dualisme, langage habit de la pensée, que la métaphore,
chez Saint-John Perse, révèle dans son caractère bourgeois,-une lettre
à Rivière, en 1922 : « il y a là, pour vêtir votre pensée, toute la docilité,
toute la fidélité et toute l'inapparence des linges de grand prix »
(p.709).
SITUATIONS DU RYTHME
373
Cette théorie du langage est le conventionnalisme banal, qui confond
l'arbitraire avec la convention, et opposait ainsi (comme Ch. Bally, le
français, arbitraire, à l'allemand, motivé) la langue anglaise à la langue
française. Ainsi continue, auprès de beaucoup, ce discours entièrement
idéologique, et daté, qui passe pour dire des vérités sur les langues,
quand pas un mot n'en est soutenable linguistiquement. Ce sont les
clichés propres au discours du mythe. Saint-John Perse rapporte une
conversation avec Gide : « Je lui dénonçai, pour ma part, l'opacité
d'une langue aussi concrète, la richesse excessive de son vocabulaire et
sa complaisance à vouloir réincarner la chose elle-même, comme dans
l'écriture idéographique, au lieu que le français, langue plus abstraite,
et qui cherchait à signifier bien plus qu'à figurer, n'engageait le signe
fiduciaire du mot que comme valeur d'échange monétaire. L'anglais,
pour moi, en était encore au troc » (p.479).
La poétique, solidaire d'une métaphysique du langage, situe le
rapport entre langue et poésie dans une métaphysique de la langut, de
son génie. La clarté française. Qui faisait d'Apollinaire un métèque
pour Maurice Grammont. Dans une langue « de vocation aussi
abstraite que le français », la poésie ne peut être que comptnsatoirt,
rémunérer le défaut, écrivait Mallarmé, puisque, dans la poésie, les
mots, « faisant plus que signifier ou désigner, ils se doivent aussi d'être,
d'animer et d'aiir, c'est-à-dire de créer et par là même d'incarner,
d'intégrer, de représenter la chose même qu'ils évoquent, et que,
s'appropriant, ils tendent à devenir » (p.525-526). Rôle « charnel »,
qui reprend la vieille opposition du langage à la vie : la poésie est dans
la vie parce qu'elle s'oppose au langage - « simples signes » - qui
sont hors de la vie. Tout le« passé d'incantation des mots » travaille à
cet anti-arbitraire du signe.
Cette opposition de l'anglais concret au français, qui serait « au
terme d'une longue évolution vers l'abstrait » (p.567), donne le français
pour un « jeu très allusif et mystérieux d'analogies secrètes ou de
correspondances et même d'associations multiples, à la limite du
saisissable », et situe la poésie anglaise comme une « poésie dans
l'idée » (p.565), à« vocation orale », propre à la récitation, alors que la
poésie « française moderne ,. serait « incantation », poésie « de
l'intérieur » (p.566), - « dans la poursuite de son information comme
dans l'exercice de sa métrique » (ibid). Donc qui ne se récite pas.
Destinée seulement à « l'oreille interne ». Cette conception s'est
répandue. Elle est révélatrice du discours mythique dans lequel s'est
isolée la poésie « moderne », où les éléments historiques eux-mêmes
voient leur signification changée en un rôle intérieur au mythe.
L'histoire du discours poétique anglo-américain, de Wordsworth à
Hopkins, à Walt Whitman, à Pound, Eliot, Oison, passe par ses
propres rapports à la prosaïsation, au parler, au discours ordinaire -
374
CRITIQUE DU RYTHME
donc à la récitation (publique). De tels rapports sont indissociables
d'une histoire. Histoire subjective-objective de la poésie. Ils sont un
fonctionnement, pas une métaphysique de l'origine. Une tradition
française, qui est une lignée néo-mallarméenne, s'est, en effet, éloignée
du parler, du récit, de la syntaxe et de l'histoire. C'est son histoire.
Qu'elle paye. L'« oreille interne •• à laquelle Saint-John Perse la
réserve, situe cette histoire dans la langue,alors qu'elle a lieu dans une
histoire des discours. Aussi la métrique n'a-t-elle rien, par elle-même,
d' « intérieur •· Elle se soustrait à la diction-audition pour les mêmes
raisons que l'épopée se soustrait aux catégories historiquesgéographiques. La diction mettrait à découvert l'historicité de sa
métrique, pour une oreille ni interne ni externe mais historique.
Poétique et poésie sont, chez Saint-John Perse, pénétrées d'une
idéologie littéraire qui est celle d'une langue française continue à son
passé, claire et abstraite. Il écrit de Marcel Arland, en 1964 : « Est-il
dans nos lettres françaises écrivain plus français, qui plus fidèlement
témoigne d'une continuité française ? • et, de l'art de la nouvelle, • cet
art essentiellement français qui s'apparente le plus à celui du poète et
qui le plus fièrement répugne à toute complaisance • (p.535).
Cependant, cette représentation du français, chez Saint-John Perse, est
située par une historicité qui lui est propre, que précisément elle
masque, ou compense. Car françaiss'oppose, chez lui, à exotisme.Et il
a à se défendre de l'exotisme. Ce qu'il expose, dans une lettre à
Larbaud, de 1911, le remerciant de l'en avoir défendu : • Autant que
d'inactualité, j'ai toujours eu grand besoin d'affranchissement du lieu •
(p.793). Larbaud décelait en lui « la haine de son milieu • (p.1091).
C'est que français égale maîtrise morale-esthétique. En 1912, à
Alain-Fournier : • aucun abandon à la complaisance, mais le goût, au
contraire, très français et très fier, d'une réelle discrétion • (p.711),
« cette nudité du langage que j'apprécie par-dessus tout • (p.710). La
révolution littéraire, en 1911, devait se mener « en toute maîtrise,
jusqu'à la légitimation définitive de~ droits du subconscient dans la
création artistique » (p.480). A français est associé • pure race •,
« modesties de la langue » (p.679). A J. Rivière, au moment de dada,
en 1922 : « C'est bien l'œuvre française dans son abnégation et sa
dédaigneuse modestie : incorruptible sous ses liens invisibles et
pourtant forte de son aisance : ni complaisance ni recherche. - Une
telle pudeur, ou si le mot vous déplaît, une telle retenue, n'est plus
guère de ce temps • (p.709). En 1951, « grand-route française »
s'oppose à « modes littéraires », « défections littéraires, où l'œuvre
elle-même est éludée, l'art en lui-même suspecté, la langue bafouée »
(p.559), « alexandrinisme littéraire », « novations sans fruit », « entreprises de laboratoire sans terme ni synthèse » (p. 560). En 1963,
Saint-John Perse parle d'un « lieu poétique » français, dont L.P Far-
SITUATIONS DU RYTHME
375
pe serait plus proche qu'Apollinaire (p.509), « en deçà des complaisances d'avant-garde ,. (p.521). L'universalisme d'une cenaine idée de
la tradition française fait le filigrane de sa théorie et de sa pratique du
langage. Pas seulement une idéologie, mais une part de l'histoire de
Saint-John Perse. Une histoire qui le mène à se vouloir sans histoire. Sa
géographie aussi à la fois fait son langage et le mène à se vouloir
au-dessus des géographies. Sa francité, voulue et de conquête, est
d'autant plus abstraite et pure qu'il a à faire oublier son origine, et
jusqu'à son accent.
Cene idéologie littéraire de la (bonne) tenue hérite de la poétique
platonicienne du mensonge. En 1909 : « il n'y a pas d"'art• sans du
mensonge (initial ou subordonné, mais toujours assistant); ou du
moins, en art, c'est au mensonge que la sincérité emprunte la plus
sublime des maïeutiques ,. (p.658). C'est la poétique substitutive, à la
fois classique et d'époque, car elle prend à la lignée Flaubert-Mallarmé.
Saint-John Perse écrit : « Art = onanisme. C'est en se dérobant à
lui-même qu'un homme écrit, et clandestin, la bouche peut-être pleine
de salive, comme dans l'enfance on découvre quelque jeu solitaire et
infâme» (p.668). En 1909, c'est l'énoncé d'une esthétique qui sera une
éthique du sujet, inchangée, pour toute une carrière et toute une
œuvre.
C'est une théorie du sujet de l'écriture. Le rapport même de l'homme
dans-sa-carrièreavec le-sujet-de-l'œuvre en a été une pratique, chez
Saint-John Perse et chez Alexis Léger. Ce qui situe Saint-John Perse
jusque dans les comportements d'auteur : ses demandes à l'éditeur, en
1924, de« s'abstenir dans les annonces d'éditeur de tout commentaire
sur l'œuvre et sur l'auteur ,. (p.547). En 1948 : « La personnalité même
du poète n'appartient en rien au lecteur, qui n'a droit qu'à l'œuvre
révolue, détachée comme un fruit de son arbre ,. (p.552). Témoignage
de traducteur : « Perse, discutant de sa poésie [... ] était tout à fait
impersonnel. Il procédait comme si nous avions affaire à un texte latin à
la composition duquel il n'eût pris aucune part » (p.1112). Où avait sa
prise la stratégie légitimement anti-universitaire, antipsychologiste,
« contre cette conception anecdotique qui n'est souvent pour la
critique, qu'une dérobade à l'égard de l'œuvre elle-même » (p.565).
Ainsi, la critique tirant la conséquence de cette poétique, R. Caillois
fait-il« à peu près comme si cet auteur n'existait pas » (livre cité, p.7).
Effet étendu de la disparitionélocutoiredu sujet dans son texte, et qui la
réalise. Le je est distancé, représenté, dans les nominations que sont
Prince Régent, Conteur, Poète, Enchanteur, Etranger ... Parfois, il
peut même dire je. C'est que le je de l'écriture n'est pas un pronom
personnel. Ne s'y réduit pas. Le je de l'écriture, apparemment absent,
est, autant qu'il fait, tout l'ensemble de son texte. Il y est inscrit,comme
système de valeurs Si le poème est l'amplitude maximale de la
376
CRITIQUE DU RYTHME
subjectivité, le je, chez Saint-John Perse, est poné aux dimensions
mêmes du cosmique.
La métrique, instrument de la maîtrise et de la désubjectivisation du
discours, tient le discours de la tradition française. Le primat de la
métrique fait que l'histoire du vers parle dans le vers. Le comble de la
métrique réalise le comble de l'impersonnalisation du sujet. Son
triomphe, à travers son effacement apparent.
Métaphysique bourgeoise du signe, esthétique de la rareté, autant la
théorie du langage que celle de la langue se conjuguent, chez
Saint-John Perse, dans le « besoin de nommer ,. que R. Caillois
analysait (livre cité, p.22). Dépayser, surprendre. L'esthétique, au
même moment, des formalistes russes (ostranenie),et qui se développe,
autrement, chez Brecht, dans sa Verfremdung, - un même, ou
semblable, sens du renouvellement de la vision tient à des insertions
historiques différentes, est orienté autrement : il n'y a pas une, mais des
esthétiques du dépaysement.
L'ésotérisme des mots rares, chez Saint-John Perse, outre qu'il tient
à son expérience, est une rhétorique, celle de son esthétique de la
langue. Ce n'est pas l'univers qui engendre un vocabulaire insolite,
opposé à un vocabulaire banal. Les nomenclatures, scientifiques,
techniques, sont autre chose. Mais l'esthétique du langage, qui est une
éthique du sujet, fonde le vocabulaire. Il n'est pas nomenclature
seulement, puisque, indissociablement, il est une syntaxe-pour-lamétrique, je l'analyse plus loin, et un recours aux dictionnaires, à
l'étymologie. La pratique des dictionnaires est à la fois montrée et
escamotée par Saint-John Perse : il supprime chez R. Caillois « une
demi-phrase, relative à la pratique des dictionnaires ,. (p. 959). Mais
ailleurs il renvoie au Bescherelle, pour adalingue (p.1147). Il fait de
l'étymologie non plus une origine seulement, ou une histoire, mais,
prenant étymologiquement le mot « étymologie », il en fait le discours
fJrai sur le sens, confondu avec le sens. Le fonctionnement, notion
historique, devient origine, notion métaphysique. li commente
étymologiquement anabase,étroit (p.1145), séduire(p.1147), modestie,
décence (p.467). Il évoquait en 1909 la c jouissance "étymologique" ,.
du Traité théologico-politiquede Spinoza (p.657). Estime est c pris
dans son sens premier,. (p.581), de même extase "dont l'étymologie
[ex-stasis] est si belle ,. (p. 727), et chronique (p. 985 ). Poésie,
aristocratie-généalogie du langage, et discours de sa vérité. Le
dévoilement qui la réalise est cependant un mythe du langage. La
poésie peut le traverser, comme elle peut traverser tous les mythes. Elle
ne s'y confond pas pour autant. Son mythe majeur, chez Saint-John
Perse, est celui de son rythme.
SITUATIONS DU RYTHME
377
Le rythme de la mer
Une importance fondamentale est donnée au rythme par Saint-John
Perse. Son traducteur irlandais en témoignait (p.1112). Le discours de
Stockholm l'invoque : « Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma
main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie
toujours de création ,. (p.446). Le rythme est explicitement ce qui
renouvelle. Il s'identifie à la poésie, au poète : « Poète est celui-là qui
rompt pour nous l'accoutumance ,. (ibid.), - cela dit en deux mesures
métriques de six et de huit qui sont une cadence toute faite. Où pointe
la plus forte contradiction, du rythme invoqué au rythme réalisé.
Invoqué, le rythme est identifié au mouvement de la vie elle-même :
« vivre ce temps fort •, « se saisir à neuf •· Invoqué comme le
renouvellement de la vie, le rythme formule, magnifiquement, le rôle
de la poésie, à la fin du discours de Stockholm : « Et c'est assez, pour le
poète, d'être la mauvaise conscience de son temps •· Mais on ne peut
plus ne plus entendre, aujourd'hui, la disjonction entre le rythme
invoqué et le rythme du poème Saint-John Perse.
Avant toute analyse, il y a lieu de situer la théorie du rythme de
Saint-John Perse. Le rythme, pour lui, est d'abord nature, lieu
commun du langage et du monde. Le cosmique fonde leur continuité.
Il est nécessaire que les mots soient continus aux choses, que les êtres
soient comparables aux mots, pour que puisse se développer,
métaphore et métaphysique, une notion cosmique du rythme. Ainsi les
oiseaux : « Dans la maturité d'un texte immense en voie toujours de
formation, ils ont mûri comme des fruits, ou mieux comme des mots :
à même la sève et la substance originelle. Et bien sont-ils comme des
mots sous leur charge magique [ ... ] Ils sont, comme dans le mètre,
quantités syllabiques. Et procédant, comme les mots, de lointaine
ascendance, ils perdent, comme les mots, leur sens à la limite de la
félicité ,. (Oiseaux, VIII, p.417). Plus loin,« Ils sont, comme les mots,
portés du rythme universel; ils s'inscrivent d'eux-mêmes, et comme
d'affinité, dans la plus large strophe errante que l'on ait vue jamais se
dérouler au monde • (p.417-418).
Le rythme, pour Saint-John Perse, tient au souffle originel. Il écrit, à
propos de L. P. Fargue : « Le mouvement, créateur du langage, et du
langage lui-même tirant force nouvelle, de la vie tire une œuvre reliée
au souffle originel. D'où son pouvoir d'animation, plus grand que celui
de l'image, et qui fait du poète, créateur, la proie d'un plaisir autre que
visuel - ce "plaisir"essentiel par quoi les choses, essentiellement
prennent vie et vérité. Pour la vision même du poète, l'onde musicale
demeure, comme en physique pour la propagation de la lumière, cette
modulation du long regard d'amour tenu sur le destin des choses •
(p.524). Le rythme est reconnu essentiel par sa parenté avec une
378
CRITIQUE DU RYTHME
origine, une nature, il est la • métrique invisible • de Fargue. Il est
• fidèle au souffle humain • (p.518). Du cosmique au biologique,
marche, ou respiration, le continu est nature, et le rythme est cette
nature, avant et à travers toute convention métrique. Le poème est le
dit d'une théorie du rythme autant qu'une théorie du rythme se dit par
lui, qu'une pratique de cette théorie se fait en lui.
Ce rythme ne peut pas ne pas porter sa conception du temps. Ce
temps est cyclique, comme la métrique est cyclique. La métrique,
portée à sa puissance symbolique, fait une certaine pratique du temps.
Les oiseaux vont • Où va le mouvement même des choses, sur sa
houle, où va le cours même du ciel, sur sa roue • (p.426). La ro11edu
qui est la mer, et qui tient elle-même
temps répond, en écho, à la ho11/e,
son propre discours du rythme.
Le mouvement est ce qui fonde le rythme, chez Saint-John Perse,
« cette notion de •mouvement• qui est pour moi capitale • écrit-il en
1959 (p.573), et qui est identifiée à la poésie : • la poésie pour moi est
avant tout mouvement • (p.563). Ce mouvement n'est pas le
mouvement en général, un mouvement qui passe. C'est, à la fois et
inséparablement, le mo11vementde la mer et l'étymologie, reçue
anciennement, du mot• rythme •· Saint-John Perse écrivait en 1953 :
• La philosophie même du "poète• me semble pouvoir se ramener,
essentiellement, au vieux "rhéisme" élémentaire de la pensée antique comme celle, en Occident, de nos Pré-Socratiques. Et sa métrique
aussi, qu'on lui impute à rhétorique, ne tend encore qu'au mouvement,
dans toutes ses ressources vivantes, les plus imprévisibles. D'où
l'importance en tout, pour le poète, de la mer • (p.563). Tout le mythe
poétique du rythme est ici énoncé, comme matrice poétique.
Benveniste, dans son article célèbre, a noté que « Cette vaste
unification de l'homme et de la nature sous une considération de
"temps•, d'intervalles et de retours pareils, a eu pour condition
l'emploi du mot même, la généralisation, dans le vocabulaire de la
pensée occidentale moderne, du terme rythme11 •• compris à travers
l'étymologie qui faisait de rythme l'abstrait du verbe qui signifie couler,
« le sens du mot, dit Boisacq, ayant été emprunté aux mouvements
réguliers des flots ,. (ibid.).
Le rythme et la mer, chez Saint-John Perse, sont en association
constante, par substitution ou contiguïté, parenté de substance :
• Innombrable l'image, et le mètre, prodigue. [... ] Gratitude du
Chœur au pas de )'Ode souveraine. Et la récitation reprise en l'honneur
de la Mer[ ... ] Et maille à maille se répète l'immense trame prosodique
- la Mer elle-même, sur sa page, comme un récitatif sacré [... ] Mer
11. E. Bennniste, Probltmrs dr ling•istiqur glnb11lr, p. 327.
SITUATIONS DU RYTHME
379
innombrable du récit ,. (Amers, Chœur, p.371). Par-dessus le langage,
hors du langage, se fait, par fiction, cette fusion cosmique qui est le
mythe : « Nous t'invoquons enfin toi-même, hors de la strophe du
Poète. [... ) Et toi-même sommes-nous [... ] le texte même et sa
substance et son mouvement de mer, Et la grande robe prosodique
dont nous nous revêtons • (Amer, Chœur, p.378), fusion féminisation
du texte et de la mer, qui porte, par la « robe •• l'autre mythe de la
féminité de la mer. Exil était intraduisible, selon son auteur, « dans ses
allitérations, ses assonances et ses incantations (astreintes parfois au
rythme de la vague) ,. (p.548).
La critique ne faisait de tout cela que la paraphrase, évoquant le
« même rythme qui soulève les houles de la mer et de l'amour ,.
(p.1162), ou : « le verset a, du reste, quel que soit le sujet traité, je ne
sais quoi de maritime. [... ] Et le poème est essentiellement poème en ce
sens qu'il est une entité verbale de la mer en l'homme ,. (p.1169). Et il y
eut un jour où ces propos n'étaient pas comiques. Le réalisme
métaphysique y poussait le poème à « équivaloir réellement à ce qu'il
nomme •, pure réfraction d'idéologie, que Saint-John Perse commentait à son tour avec faveur, y trouvant« le fondement même de toute
création poétique ,. (p.574).
Amplitude et nouveauté, venues du cosmique et de la vie, sont les
traits du rythme invoqué. L'appel au rythme fait l'invocation au
poème, devient la matière du poème, « pour la scansion d'œuvres
futures, de très grandes œuvres à venir, dans leur pulsation nouvelle et
leur incitation d'ailleurs ,. (Amers, Strophe, III, p.292), et« ah ! qu'un
plus large mètre nous enchaîne à ce plus grand récit des choses par le
monde, et qu'un plus large souffle en nous se lève, qui nous soit
comme la mer elle-même et son grand souffle d'étrangère ! " (p.293).
Aussi l'œuvre de Saint-John Perse est-elle le lieu d'une contradiction
insurmontable. U~el
aucos"!~q_ll~-~ ~u rel!ouvellement est émis
dans le discours de la tradition. Le sigmfié âit le bouleversement du
poème. Le s1gmhant rydïrriîque ne le fait pas. Il fait même le contraire.
Le poème de Saint-John Perse ne fait pas ce qu'il dit. On sait bien
qu'un poème ne dit pas seulement, mais il fait. S'il ne faisait que dire, il
se traduirait intégralement en prose dans sa propre langue. Ce qui ne se
peut pas, ni empiriquement ni théoriquement. Pourtant le poème
Saint-John Perse a été lu, et cru, pour ce qu'il dit, massivement, et non
pour le rapport réciproque entre le faire et le dire, qui est la
« création ,.. Il retombe en dualisme. Il se sépare en un signifiant et un
signifié.
Est-ce renouveler la poésie, que ne pas en renouveler le rythme ?
Est-ce la renouveler, que renouveler un contenu seulement ? Des
« visions •, comme disait Larbaud. Pourtant Saint-John Perse lui-
380
CRITIQUE DU RYTHME
même identifie la poésie et le rythme. Or il est tout entier une
métrique, le rythme identifié à la métrique. Il aura donné au dualisme
un aspect qui n'est qu'à lui. Si le vers, ou le signifiant rythmique, n'est
pas nouveau, qu'est-ce qui, du poème, est nouveau ? Si le rythme fait
sens plus fortement que le sens, sous le sens et avant tout sens, le
rythme réalisé~chez Saint-John Perse, élève un démenti du faire au dire
que nulle adoration des porteurs d'encens ne saurait arrêter. Chaque
phrase le renouvelle, contre l'idée installée qu'il« tourne spontanément
le dos à tout ce qui est révolu pour faire librement face au futur •
(p.1249). Sa métrique est portée par un passé, porteuse de ce passé.
Tout le système des signifiants du poème y est celui de la tradition, vers
l'arrêt du temps. Même quand il dit et quand il fait, par accumulation,
le mouvement et l'élan, c'est dans l'éternité sur place des vagues de la
mer.
La métrique est la plus forte
On est écrit par ce qu'on écrit, où l'intention ne remue qu'une part
du dire. De Pindare, Saint-John Perse écrivait, en 1908 : « c'est la plus
forte métrique de l' Antiquité » (p. 731), et cette admiration trace la
constante d'une rhétorique-écriture. L'attention à la métrique n'a
jamais cessé. A propos de rares corrections, il écrivait en 1954 : c La
chance toujours était qu'il n'en résultât aucun trouble métrique (même
nombre de syllabes et même accent); sinon j'aurais eu à modifier tout le
texte, vous le savez ! ,. (p.563). Rimbaud tient le rôle de l'anti-Pindare.
Avec Larbaud, avec Rivière, il y revient plusieurs fois. Rimbaud est
« le plus amusical, sinon antimusical, de nos vrais poètes. J'en connais
peu d'aussi précis. Il y a, dans la divine maigreur de sa langue cursive,
tout le sens insonore et fulgurant de l'abstrait ,. (p.675). Pas de
c musique ,. hors de la métrique.
Le discours de Saint-John Perse n'a cessé d'être entendu comme un
cérémonial. Larbaud situe Eloges,en 1911, « dans la plus pure tradition
du lyrisme français. C'est l'alexandrin de Malherbe et de Racine,
restauré par Baudelaire (et assoupli - désarticulé plutôt - par
Verlaine et Coppée) qui en est la base ,. (p.1230). Lui-même se met
dans le vers régulier, évoquant, dans une lettre de 1955, les c grandes
masses prosodiques (où sont bloqués, par strophes ou laisses, dans une
même et large contraction, avec la même fatalité, tous éléments
particuliers traités comme vers réguliers-ce qu'ils sont en réalité)( ... ]
versification précise encore qu'inapparente, et qui n'a absolument rien
de commun avec les conceptions courantes du "vers libre•, du "poème
en prose•, ou de la grande "prose poétique". C'est même de tout le
SITUATIONS DU RYI'HME
381
contraire qu'il s'agit là • (p. 922). Rien n'est plus net, ni plus vrai, sauf
pour l'inapparent, qui n'est que visuel.
Pourtant les variations sur le rythme de Saint-John Perse sont
considérables. Caillois parle de prose. Il est vrai qu'il précise : • Le
compte des syllabes, le parallélisme des formules, la distribution des
sonorités, les métagrammes ou rimes accessoires contraignent l'auteur
qui se sert d'une pareille prose à plus de servitudes que la métrique
classique n'en imposa jamais à un versificateur • (livre cité, p.64). Mais
alors, est-ce une prose ? Ou qu'est-ce qu'une prose ? Paulhan notait
semblablement que la convergence des contraintes excédait la métrique : « Au demeurant, il s'oblige - soit compte des syllabes, soit
parallélisme des formes ou distribution des sonorités - à plus de
servitudes que n'en imposa jamais au poète la métrique classique : dans
son verset nombreux et plein, l'alexandrin, l'octosyllabe, le décasyllabe
et l'hexasyllabe font retentir leurs cadences, et s'enchantent de leurs
confluents ,. (livre cité, p.178). Là où l'un disait prose, l'autre dit verset.
Mais qu'est-ce que le verset, à son tour, s'il ne se distingue pas des vers
de 6, de 8, de 10, ou de 12 ? Car ces vers ne font pas que se rencontrer
dans cette prose et dans ce verset : ils les constituent. Il y a aussi
quelque confusion à mettre sur le même plan les éléments canoniques,
les servitudes, de la versification classique, qui sont le syllabisme et la
césure (sans compter la rime), et les éléments qu'elle n'a jamais codifiés,
où se jouent la prosodie et le rythme interne du vers (formes, sonorités),
car ils étaient laissés à la rhétorique. Seule la disposition typographique
mime tantôt la prose, tantôt le verset. La disposition en prose
contribue à faire du récitatif un récit, une continuité, comme celle du
verset semble imposer un récitatif plus ample que le vers. Mais l'effet
rythmique issu des contraintes internes ne permet de parler ni de prose
ni de verset. Particulièrement, verset est équivoque, prêtant à
comparaison avec Claudel, sinon la Bible12•
12. Parmi les effets de brouillage, Le rit11elpoétiq11ede Saint-JohnPerse,d'Henriette
Levillain (Gallimard, 1977; coll. Idées). L'adoration s'y livre à son propre rituel, voyant
dans la métrique de Perse un • mètre antique • (p. 249), celui de • l'incantation
pindarique •. Elle prend des mentions (• vers alcaïques et scazons •) pour des emplois.
Elle affirme sans démonstration : • La ligne rythmique d'Amers s'éloigne autant de la
phrase que du vers ou même du verset. Elle[ ... ] s'inspire du vers dactylo-épitrite des
Pythiq11es• (p. 250). A quoi s'ajoute : • La référence indéniable à l'Ode pindarique ne se
situe pas au niveau du détail, mais à celui de la ligne mélodique globale • (p. 251). Ainsi
ce qui est indéniable ne peut ni même ne doit, au niveau du détail, et pour cause, se
démontrer. Par quoi le propos n'est plus de l'ordre du vérifiable, n'est plus un discours
critique. On peut parler alors du • mouvement circulaire de la danse •• proférer que
l'unité est la strophe, que la • forme périodique d'Amers • a • coupé les ponts avec
l'alexandrin • (p. 250), tout en ajoutant qu'elle est • guidée par des rythmes syllabiques
de six, huit, dix, douze et même seize pieds• (p. 251). Hypostasié, le rythme est• un
au-delà rythmique, celui de la strophe en premier, celui de l'Œuvre en second • (p. 250).
382
CRITIQUE DU RYTHME
Le discours poétique de Saint-John Perse est un discours en vers, en
fiers ininterrompus. C'est un vers polymorphe, qui est un vers
symboliste, non celui de Verlaine, comme disait Larbaud, et parfois
proche de l'alexandrin de Coppée en effet : « Ma bonne était métisse et
sentait le ricin • (Eloges, p.26). Il alterne le vers classique avec un
alexandrin libéré, proche et distinct de celui de Verhaeren et d'H. de
Régnier. C'est essentiellement un vers caractérisé par la fréquence de la
« césure épique •• et une coupe circonflexe. Jamais de césure
"' lyrique •• jamais de coupe ternaire, sauf erreur de ma part. Des
amuïssements internes l'approchent du parlé en lui conservant
systématiquement une symétrie que des dislocations rhétoriques ne
mettent pas en cause. Il y a continuité et spécificité de coupe.
Cette continuité du vers réel, à l'intérieur de la disposition-prose ou
de la disposition-verset, est sans résidus.Le poème y est cette activité
qui ne peut triompher du temps que par une cadenceininterrompue.
Sinon, reviendrait le cursifque cette métrique fuit avant tout. L'unité et
la continuité d'une même technique marquent d'une fixité-Saint-}ohn
Perse toute l'œuvre, depuis Pourfêter une enfance,daté 1907, jusqu'au
Chant pour une équinoxe, de 1971. N'échappent à la toute métrique
qu'Ecrit sur la porte et Imagesà Crusoé,datés 1904, dans Eloges.Vraie
prose. Rythmée mais non métrique. Tout le reste, pendant soixantequatre ans, est écrit d'une métrique inchangée. L'identité de la facture
n'a d'égale que la stéréotypie syntaxique des titres, abstraits, au
singulier ou au pluriel, sans prédéterminants : Eloges,Anabase, Exil,
Pluies, Neiges, Vent, Amers, Chronique, Oiseaux, - exceptions
(partielles) : Poème à l'étrangère,Chanté pour cellequi fut là, Chant
pour un équinoxe. Seule exception d'un déterminé : La gloire des rois.
L'unité est telle qu'Eloges faisait titre avant Eloges, Anabase avant
Anabase. Dans une lettre à Claudel, en 1912 : c J'aimerais seulement
qu'il me fût donné un jour de mener une "œuvre", comme une
Anabase sous la conduite de ses chefs. (Et ce mot même me semble si
beau que j'aimerais bien rencontrer l'œuvre qui pût assumer un tel
titre. Il me hante). • (p.724). Il y a une mesure commune à l'identité
syntaxique des titres et à l'identité métrique du poème : c'est un même
acte de fixer. Il fait de l'élan indéfini un cycle.
Une critique a dû être envoûtée, « tant la magie du rythme
envoûte •• pour entendre ici « l'influx organique, ramifié en une
variété infinie de mètres, de valeurs de durée et d'accents, qui donne vie
Métaphore de métaphore, le discoun sur la poésie est médusé. li participeainsi du sacré.
Peu impone s'il y a sacrifié le concret spécifique, qu'il n'entend plus, éperdu, quelque
pan emre le français et le grec. N'en reste que ce document sur l'époque. Brouillage
encore, le verset, un. vers-phrase •• où Pierre Guiraud met ensemble Péguy, Claudel et
Saint-John Perse, dans Essaisde stylistique(Klincksieck, 1980) p. 233.
SITUATIONS DU RYI'HME
383
au dire même » (p.1167). L'analyse n'y découvre pas cette c variété
infinie ». Mirage disposé en écran devant la poésie par un discours qui
se rendait lyrique de parler du lyrisme.
Je ne prends ici que quelques exemples. Mais je n'ai pas procédé par
sondage, par échantillonnage. Ces exemples, dans l'ordre chronologique, sont des spécimens parce qu'il n'est ni possible ni utile de recopier
ici tout Saint-John Perse. Seule une édition constamment annotée,
vainement fastidieuse, montrerait l'ininterrompu de la métrique. Mais,
repérée, elle ne cesse plus de s'entendre. Pour l'oreille externe comme
pour l'interne. Je reprends plus loin les particularités, qui sont en très
petit nombre, des amuïssements et de la c césure épique ». Jenote
seulement d'un (12'), avec une apostrophe, le 12 qui comporte un
amuïssement du parlé ou une telle césure. Et je ne note, par un chiffre
postposé, que la scansion minimale, externe, purement syllabique non les échos intérieurs. La scansion n'est que métrique parce qu'il y a
primat de la métrique. Ainsi Histoire du régent (p.75) :
Tu as vaincu ! tu as vaincu ! (8) Que le sang était beau, (6) et la main
(3)
qui du pouce et du doigt essuyait une lame !...(12)
C'était
il y a des lunes. Et nous avions eu chaud. (12') Il me souvient des
femmes qui fuyaient (10) avec des cages d'oiseaux verts; (8) des
infirmes qui raillaient; (7) et des paisibles culbutés (8) au plus grand lac
de ce pays ... ; (8) du prophèt(e) qui courait derrièr(e) les palissades,
(12') sur un(e) chamelle borgne ... (6' ou 7)
Et tout un soir, autour des feux, (8) on fit ranger les plus habiles de
ceux-là (12 : 8, 4)
qui sur la flûte et le triangle (8) savent tenir un chant. (6)
Et les bûchers croulaient chargés de fruit humain. (12) Et les rois
couchaient nus dans l'odeur de la mort. (12) Et quand l'ardeur eut
délaissé (8) les cendres fraternelles, (6)
nous avons recueilli les os blancs que voilà, (12)
baignant dans le vin pur. (6)
Deux strophes qui font clausule, dans Anabase, VII (p. 106) :
Et à midi, quand l'arbre jujubier (10) fait éclater l'assise des
tombeaux, (10) l'homme clôt ses paupières (6) et rafraîchit sa nuque
dans les âges... (10) Cavaleries du songe au lieu des poudres mortes,
(12) ô routes vaines qu'échevèle un souffle jusqu'à nous ! (14 : 8, 6 voir
plus loin) où trouver, où trouver les guerriers (9 : 3,3,3) qui garderont
les fleuves dans leurs noces ? (10)
Au bruit des grandes eaux en marche sur la terre, (12) tout le sel de la
terre tressaille dans les songes. (12') Et soudain, ah ! soudain que nous
veulent ces voix ? (12) Levez un peuple de miroirs sur l'ossuaire des
384
CRITIQUE DU RYTHME
fleuves, (14 : 8,6) qu'ils interjettent appel dans la suite des siècles ! (12')
Levez des pierres à ma gloire, (8) levez des pierres au silence, (8) et à la
garde de ces lieux (8) les cavaleries de bronze vert (8) sur de vastes
chaussées !... (6) (ou 8, 6 :14)
(L'ombre d'un grand oiseau me passe sur la face.) (12).
La prégnance de la métrique est contextuelle, hiérarchiquement
supérieure à l'unité du mot, et de la phrase. C'est elle qui donne quatre
syllabes à cavaleriedans « Cavaleries du songe au lieu des poudres
mortes • : l'alexandrin non seulement moule, mais précède la diction.
La structure du vers précède la réalisation du vers, et ne se confond pas
avec telle ou telle réalisation individuelle des diseurs. C'est pourquoi
cavaleriea aussitôt après trois syllabes dans « les cavaleries de bronze
vert ,. dans et pour l'octosyllabe. Nul arbitraire individuel ici. Ni
contestation sur des goûts et des couleurs. La métrique écrit le poème.
La métrique lit le poème.
Voici le début de Vents :
C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, (14 :6,8)
De très grands vents en liesse par le monde, (10) qui n'avaient d'aire
ni de gîte, (8)
Qui n'avaient garde ni mesure, (8) et nous laissaient, hommes de
paille,(8)
En l'an de paille sur leur erre ... (8) Ah ! oui, de très grands vents sur
toutes faces de vivants ! (14 : 6, 8)
[...]
Comme un grand arbre sous ses hardes (8) et ses haillons de l'autre
hiver, (8) portant livrée de l'année morte; (8)
Comme un grand arbre tressaillant (8) dans ses crécelles de bois mort
(8) et ses corolles de terre cuite - (8')
Très grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, (14 : 6, 8) face
brûlée d'amour et de violence (10) où le désir encore va chanter. (10)
Voici, au hasard, dans Amers, III (p. 287), un incipit :
Les Tragédiennes sont venues, (8) descendant des carrières. (6) Elles
ont levé les bras en l'honneur de la Mer : (12') " Ah ! nous avions
mieux auguré (8) du pas de l'homme sur la pierre ! ,. (8)
Voici, dans Chronique, III (p. 393) :
Grand âge, nous venons de toutes rives de la terre. (14 : 6, 8)
Notre race est antique, notre face est sans nom. (12') Et le temps en sait
long sur tous les hommes que nous fûmes. (14 : 6,8)
« Nous avons marché seuls sur les routes lointaines; (12) et les mers
nous portaient qui nous furent étrangères. (12') Nous avons connu
l'ombre et son spectre de jade. (12) Nous avons vu le feu dont
«
SITUATIONS DU R'YTHME
38S
s'effaraient nos bêtes. (12) Et le ciel tint courroux dans nos vases de fer.
(12)
Enfin, le début d'Oiseaux (p. 409) :
L'oiseau, de tous nos consanguins (8) le plus ardent à vivre, (6) mène
aux confins du jour un singulier destin. (12) Migrateur, et hanté
d'inflation solaire (12) il voyage de nuit, (6) les jours étant trop courts
pour son activité. (12) Par temps de lune grise couleur du gui des
Gaules, (12') il peuple de son spectre la prophétie des nuits. (12') Et son
cri dans la nuit est cri de l'aube elle-même : (12') ou de guerre sainte à
l'arme blanche. (8')
L'omniprésence de la métrique suit tous les discours, du dernier
faussement didactique, au plus immédiatement lyrique. Métrique datée
du symbolisme, en ce qu'elle étend le douze, ou le huit, ou le six,
hémistiche d'alexandrin, par l'amuïssement de syllabes inaccentuées à
l'intérieur d'un groupe de mots en finale, ou à l'intérieur d'un mot :
« Lève la tête, homme du soir. (8) La grand(e) rose des ans tourne à ton
front serein ,. (Chronique 1, p.389-390). L'organisation métrique
ordonne que soient comptées les syllabes finales de Lève et de homme,
sinon il y aurait une faille métrique. Inversement la finale de grande est
soit extra-métrique, soit amuïe, comme dans la prononciation
courante, et ce n'est pas celle de rose, car l'amuï~sement se fait à la fin
du syntagme. Compromis de la phonétique avec la métrique qui a ses
propres constantes. C'est une métrique à phonétique variable, mais
non arbitraire. Elle est inscrite par l'inscription de chaque vers dans
l'ensemble : « Ils m'ont app(e)lé l'Obscur et j'habitais l'éclat ,. (Amen,
p.282). La« césuz:eépique », syllabe Cf!trop~ l'hémistiche, prononcée
mais non comptée métriq.uement, est aùrrt;êhez les symbolistes, non
fait de la langue mais rapport, nouveau-daté, du code culturel de la
métrique al!-park) Elle intervient aussi dans le décasyllabe : exemples,
plus loin. A'texandrin et décasyllabe libérés, métrique centenaire, très
fréquente chez Saint-John Perse : « Et la terre oscillait sur les hauts
plans du large, (12) comme aux bassins de cuivre d'invisibles balances
(12'),. (Vents, III, 1, p.217).
Cette métrique, par le fait même qu'elle est l'empire de la tradition,
et qu'elle porte son époque, est l'empire du nombre pair. Ce que
contestaient ceux qui entendaient dans le verset « je ne sais quoi de
maritime » - « La rythmique du langage (que l'on a tort, disons-le en
passant, de vouloir assez platement réduire à des mètres pairs alors
qu'elle oppose pairs et impairs, et jusqu'à des quinze pieds, avec une
variété où le musicien en moi se délecte, je l'avoue), cette rythmique
d'une justesse absolue équivaut, elle, à celle du sujet ,. (p.1169).
Cependant Saint-John Perse lui-même, analysant les poèmes de
Fargue, « sans métrique ostensible ni régularité rythmique ,. (p.518),
386
CRITIQUE DU RYTHME
assoc1a1t, avec un sens historique du poème que n'avait pas son
admirateur, l'impair et le vers libre, notant que la« langue • de Fargue,
« sensible aux nombres impairs, doit intégrer plus de vers libres que
réguliers • (p.521). Le douze, le dix (classique, en 6 plus 4, ou 4 plus 6)
le huit, et le six, partie volante du douze, prennent massivement la plus
grande part, parce que, comme Saint-John Perse lui-même l'écrivait,
rien n'est plus opposé que sa métrique à celle du vers libre. L'impair,
trois, sept surtout, ou neuf, isolé, vient en rupture de cadence,
rarement. Ainsi en clausule, comme démarcatif rythmique de la fin (fin
de Vents, IV, 7, p.251) :
Quand la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre, (16' :
4,4',4,4)
Un très vieil arbre, à sec de feuilles, (8) reprit le fil de ses
maximes ... (8)
Et un autre arbre de haut rang (8) montait déjà (4) des grandes Indes
souterraines, (8) (ou total de 12)
Avec sa feuille magnétique (8) et son chargement de fruits nouveaux.
(9)
Ou en incipit, par exemple dans Amers (Strophe VI, p. 355) :
« Amie, notre race est forte. (7) Et la mer entre nous ne trace point
frontière ... (12) Nous irons sur la mer aux très fortes senteurs, (12)
l'obole de cuivre entre les dents. (8') L'amour est sur la mer, (6) où sont
les vignes les plus vertes; (8) et les dieux courent au raisin vert, (8') les
taureaux aux yeux verts (6) chargés des plus bell(es) filles de la terre. •
(10')
Ailleurs l'impair est une dislocation apparente de l'alexandrin, où il
s'insère (Eloges,p.26) et le refait :
[... ] Je me souviens des pleurs (6)
d'un jour trop beau dans trop d'effroi, (8) dans trop d'effroi !... (4)
du ciel blanc, ô silence ! (6) qui flamba comme un regard de fièvre... Je
pleure, (12 : 9, 3) comme je
pleure, au creux de vieilles douces mains ... (12 : 3,9)
Les mesures paires, à segments variables, recomposées par-dessus la
plupart des dislocations syntaxiques, dominent, étant la réalisation du
mouvement régulier identifié au rythme. Figure, forme-sens de
l'alexandrin : « Et la Maison durait, sous les arbres à plumes • (Eloges,
p.30).
Les séquences ne sont pas des formes fixes. Mais elles comportent
des figures. Souvent les mesures paires vont par paires : ainsi deux de
douze, deux de huit - « Noblesse, vous mentiez; naissance,
trahissiez ! (12) ô rire, gerfaut d'or sur nos jardins brûlés !... (12) Le
SITUATIONS DU RYTHME
387
vent soulève aux Parcs de chasse (8) la plume morte d'un grand nom. ,.
(8) (Amers, IV, p.299). Ou souvent la séquence douze-huit : dans
Amitié d11prince, le refrain « C'est du Roi que je parle, ornement de nos
veilles, (12) honneur du sagesans honne11r• (8), ou la clausule d'Exü:
" Et c'est l'heure, ô Poète, de décliner ton nom, (12') ta naissance, et ta
race... ,. (6) Ou des alternances, comme dix-huit-douze-dix, le premier
dix avec césure épique (Pluies, V; p. 1'46) : « Nos fièvres peintes aux
tulipiers du songe, (10') la taie sur l'œil des pièces d'eau (8) et la pierre
roulée sur la bouche des puits, (12) voilà-t-il pas beaux thèmes à
reprendre ,. (10). Le huit fait fréquemment des groupes de deux,
comme dans le début du Chœur d'Amers, sans qu'on puisse dire s'il
s'agit d'un vers de seize ou de deux de huit : « Mer de Baal, Mer de
Mammon - Mer de tout âge et de tout nom, ô Mer sans âge ni raison,
ô Mer sans hâte ni saison ,. (p. 365). Car il va aussi par trois : « Mer
sans régence ni tutelle, (8) Mer sans arbitre ni conseil (8) et sans
querelle d'investiture ,. (8') (ibid.) Mais souvent aussi la séquence
six-dix, ou dix-six, faisant un« vers ,. de seize : « Et la fusée des routes
vers l'amont nous tienne hors de souffle !... ,. (Vents, Il, 1, p.201).
Vaine question, de savoir si huit et six, ou six et huit, font deux
mesures successives ou un seul vers de quatorze. Clausule de strophe,
dans Pluies, VII : « Lavez, lavez, ô Pluies ! les hautes tables de
mémoire ,., ou dans Vents (Il, 2, p.204) : « Je t'interroge, plénitude !
- Et c'est un tel mutisme. ,. Peut-être une fois un quatorze (5,9) : « ô
routes vaines qu'échevèle un souffle jusqu'à nous ,. mais qui peut aussi
être rythmé (8,6) (Anabase, VII, p.106). Tel vers, pris pour un vers de
quinze, est plutôt, étant donné la pratique courante de Saint-John
Perse, un vers de quatorze avec« césure épique ,. (6' 8) : « Les Vill(es)
à sens unique tirent leur charge à bout de rues ,. (Vents Il, 1 p.201),
vers suivi immédiatement de son semblable, puis d'un (14 : 6,8) qui
clôt sur la prosodie classique : « Et c'est ruée encore de filles neuves à
l' An neuf, (6'8) portant, sous le nylon, l'amande fraîche de leur sexe •·
Au total, un code, situé historiquement, et qui inclut la versification
classique comme une de ses variantes.
La métrique fait la syntaxe
R. Caillois avait remarqué que les adjectifs monosyllabiques « occupent les temps faibles des rythmes ,. (livre cité, p.24). Toute la syntaxe
de Saint-John Perse est organisée pour la métrique. Pour délimiter des
cellules métriques. Les prépositions abstraites à, de forment des
hémistiches d'alexandrins : « Ah ! toute chose vaine au van de la
mémoire, ah ! toute chose insane aux fifres de l'exil • (Exil, IV, p.129).
La préposition en, qui se construit sans article : « En lieux jonchés de
lances et de navette d'os ,. (Vents, Il, 2, p.202). L'article zéro :
388
CRITIQUE DU RYTHME
J'honore les vivants, j'ai face parmi vous • (p.79). Après comme:
« Et que nous soient les jours vécus comme visages d'innommés •
(Vents, Il, 6, p.213). Procédé multiplié : « tu m'es vaisseau qui pone
roses. (8) Tu romps sur l'eau chaîne d'offrandes • (8) (Amers, p.329).
C'est la négation à un terme au lieu de deux : « et moi je prie, encore,
qu'on ne tende la toile • (6'6 :12') (Eloges, p.38), « Où es-tu ? dit le
songe. Et toi, tu n'as réponse • (12) (Amers, p.352). Syntaxe
archaïsante, et par là distanciatrice du discours, ainsi que figure du
noble, figure du temps, l'un par l'autre, dans et par cette syntaxe-pourla-métrique.
«
De même, la rhétorique des anaphores est productrice de cellules
métriques. Hémistiches : « J'ai faim, j'ai faim pour vous de choses
étrangères • (Amers, p.310). D'où toute une phraséologie. Ainsi le
superlatif est un superlatif métrique, un patron métrique. Il fait des vers
de dix : « sous le plus grand des arbres de l'année •• « sous la plus belle
robe de l'année • (p.89). Des octosyllabes : « au plus grand lac de ce
pays • (p.75), « les plus beaux chiffres de l'année • (p.129), « des plus
beaux textes de ce monde • (p.199), « les plus beaux arbres de la terre •
(p.208).. Des hémistiches d'alexandrins : « au plus haut front de
pierre • (p.157), « sous le plus pur vocable • (p.163), « Sur les plus
hautes marches • (p.218), « de la plus vaste mer • (p.220)...
R. Caillois a étudié le rôle métrique des clausules, et des rimes
internes. L'organisation prosodique des couplages, à l'intérieur de la
-métrique syllabique, est un générateur sémantique systématisé chez
Saint-John Perse : « Que lingerie de femme dans les songes, que
lingerie de l'âme dans les songes • (Amers, p.322). Une prosodie
couplée, équivoquée surmarque la métrique : « Qui nous chantaient
l'horreur de vivre, et nous chantaient l'honneur de vivre • (Vents, IV, 6
p.249). Elle est ainsi une production métrique, et prosodique, des
métaphores : « parmi les ronces d'autre race ,. (Vents, Ill, 1, p.217),
« avec la bête haut cabrée, Une âme plus scabreuse ,. (Vents, 14, 3,
p.239).
Toute la nouveauté représentative est prise dans un moulin à
métrique : « - et debout sur la tranche éclatante du jour, (12) au seuil
d'un grand pays plus chaste que la mon, (12)
les filles urinaient en écartant (10) la toile peinte de leur robe ,. (8)
(Anabase, IX, p.110). Les métaphores les plus neuves s'énoncent dans
la métrique (classique et symboliste) la plus métronomique avec sa
syntaxe d'archaïsmes : « l'abîme piétiné des buffles de la joie ,. (12)
(Eloges, p.39), ou seul le moule métrique : « l'amande fraîche de leur
sexe • (8) (Vents, Il, 1, p.201). C'est une contradiction poétique
constante, qui ne peut pas ne pas dater son discours.
Saint-John Perse, développant, comme une vérité et une pratique du
poème, l'association classique du rythme et de la mer, l'étymologie
ancienne du mot rythme, a identifié le rythme totalement à la métrique.
Il s'y est tellement identifié, jusqu'au cosmique indus dans cette
représentation, que la métrique à la fois le sauve et l'enferme : il en a
fait une métaphysique du temps, de l'espace, et du sujet. Une poétique
et une éthique.
C'est pourquoi son œuvre soulève une question qui déborde toute
admiration comme tout dénigrement. Par quoi elle est exemplaire.
C'est la question même du rapport structurel entre le rythme et le sens.
Si le rythme est organisation du langage, il est aussi organisation du
sens, système du sujet, non plus du sens limité au signifié du dualisme,
mais d'un sens qui est compris comme une activité d'un sujet dans une
histoire, suscitant la recherche de sa rationalité. Système qui implique à
la fois une théorie du langage et une théorie du sujet - une poétique et
une politique du discours. Le poème en est le révélateur. Il ne laisse pas
dormir la théorie du signe. Aussi la langue a-t-elle le pouvoir pour que
le discours ne dorme pas.
Des poètes se sont mis dans la langue, c'est-à-dire du côté du
pouvoir. Ils ne pouvaient qu'en être fêtés. La poésie, aujourd'hui, se
distance de ce qui paraîtra, bien au-delà de Saint-John Perse, un
parnasse contemporain.
La métrique, l'harmonie, le cosmique et le cyclique constituent, par
le primat des nombres, le désaveu et la dissociation du politique dans le.
laniage : la dêsh1storicisation du langage, et du poème. De ce point de
vue, tragiquement, par rapport à sa vie, ou à son intelligence politique,
et contre son propre discours sur la poésie, Saint-John Perse aura été la
bonne conscience poétique de son temps.
IX
PROSE, POÉSIE
Le vieux schéma du signe, qui fait la théorie traditionnelle du
rythme, régit l'opposition rationaliste, renforcée par le positivisme, de
la prose à la poésie. Plus on a poétisé la poésie, plus on a confirmé ce
schéma, enlevé la prose, la poésie à leur histoire, pour en faire des
porte-fable. Prendre le rythme comme historicité du langage, du sujet,
c'est situer historiquement la prose, la poésie. Dans leur pluralité. Les
idéologies de la langue, et des pratiques littéraires, sont des révélateurs.
L'étude de quelques domaines étrangers ne vise pas une poétique
générale, au sens de la grammaire générale, ni des comparaisons, mais
l'esquisse d'une poétique historique, qui remette à leur place les
généralisations. C'est l'effet de la poésie sur la théorie du langage, et
l'effet de la théorie sur les pratiques, pour les rendre à leur aventure.
a•nyon eiig ~Y lll 1 Me eiig ~l
.,•~M ynen H~l ,~ nlMn M~
To11tcommentaire q11in'est pas s11r11ncommentaire
des accentst11n'en vo11draspas et t11ne l'éco11teras
pas
IBN-EZRA, cité par William Wickes, Two Treatiseson the accent11ation
of the Old Testament. l. p. 4,
n. 9. New York, Ktav Publishing House, 1970.
On dNJrait savoir q11ela poésie et la prose toutes
de11xtravaillent avec des mots, et pas avec des idées.
les idées sont secondespar rapporta11xmots. les mots
sont la base.
IBN KHALDÙN, The Muqaddimah, An Introduction to History, translated by Fr. Rosenthal, Princeton University Press, 3 vol., 1967, chap. VI, S 55;
t.111, p. 391.
1. &rire est historique
Prose, poésie : tous les problèmes théoriques et politiques de
l'écriture, son historicité, sont en jeu dans cette opposition. Autant la
notion logique et historique de genre y mettait une rhétorique
culturelle, autant le rejet moderne de cet ordre a tendu à en faire des
absolus hors histoire, hors théorie, mystifiés mystificateurs. L'oppoiition entre prose et poésie se reconnaît à trois repères : le vers,
l' « image •, la fiction. Critères d'usage. Le premier qui définit la poésie
par le vers, et le rythme par le mètre, fait que la prose est le reste;
l'autre caractérise la poésie par l'image, la prose étant la rationalité, la
représentation intellectuelle. Dans les deux cas, la poésie est marquée :
la prose est le sans rythme, le sans image. C'est seulement dans la
dominante de la fiction que la prose est marquée, et la poésie non
marquée. Du moins selon les notions courantes.
396
CRITIQUE DU RYTHME
Ce sont ces schémas, avec leur fixité, qu'il y a lieu d'analyser comme
des variables culturelles. Le paradoxe majeur des avant-gardes
poétiques occidentales est que, plus elles se sont voulues antirationalistes, plus elles ont renforcé la vulgate positiviste, qui fait de la prose le
rationnel, le discursif, le descriptif - la représentation. Modèlelimite : la prose scientifique, Claude Bernard. La poésie, dans ce
mannequin rationaliste, est le non rationnel, le non discursif, le non
descriptif. Malgré toutes les dénégations, son modèle-limite reste la
poésie pure. Les techniques des avant-gardes confirment ce schéma. Ce
schéma est une poétique mais aussi une politique du langage. L'effet
second des poétiques est de masquer le politique, d'en refuser l'analyse.
Ce qui accroît d'autant la nécessité, l'urgence de l'analyse.
Tout se passe comme si les pratiques et les idéologies littéraires
perpétuaient une anthropologie caduque, abandonnée dans les sciences
sociales, ainsi qu'une politique du langage qui fait l'opposé de leur
politique prétendue. La critique du rythme fait une critique de la
modernité, en cherchant à montrer l'historicité de toute pratique du
langage, qui passe par la critique de toute idéologisation, de toute
programmation. Toujours il n'y a eu écriture que dans une tension qui
fait qu'un texte est à la fois au maximum lutte, au maximum sujet,
contre les schémas.
Autant la modernité s'est efforcée d'opposer la prose et la poésie,
autant elle a travaillé à effacer leurs limites, à brouiller les distinctions.
Valéry tenait que « l'impossibilité de réduire à la prose ,. la poésie
constituait les .. conditions impérieuses d'existence 1 ,. de la poésie. Je
ne cherche pas à établir une « table des "critères" de l'esprit
antipoétique ,. (ibid., 1, 1293), mais une analyse des clichés qui
régissent les pratiques et l~s notions.
La théorie du rythme est le discriminateur des rapports au discours,
pour défaire les associations comme les oppositions, qui vont des
clichés aux pratiques, au lieu d'aller de l'empirique à la théorie. Ainsi la
prose, pour beaucoup, est identifiée au discours ordinaire, et par là
opposée à la poésie. Linguistiquement, rhétoriquement, la prose et la
poésie toutes deux s'opposent au discours ordinaire. Il y a les proses,
comme les poésies. Qui ne s'identifient plus absolument au vers.
Partant de cette pluralité, il apparaît dénué de sens d'opposer la poésie à
la prose. L'ineptie binaire se concentre dans le pseudo-truisme qui fait
de la poésie l'antiprose. L'absence de poésie n'est pas la prose. Mais il y
a, il peut y avoir, absence de poésie. Alors qu'il ne peut pas y avoir,
symétriquement, absence de prose, là où il y a du discours écrit.
1. P. Valéry, ŒHvrts, t. l,
p. 1294.
PROSE, POÛIE
397
Contre la démarche traditionnelle qui va du vers à la prose, la théorie
du rythme situe les proses et les poésies dans le discours. Harding
écrit : « C'est de rythmes inhérents au parler naturel de la langue que
part toute écriture rythmique 2 •· Partir du discours travaille contre le
poncif qui représente la poésie comme ce qui réussit là où le langage
ordinaire échoue, parce qu'il serait voué au général. Opposition du
général au particulier qui s'avère un paradigme de l'opposition entre
l'utilitaire fonctionnel, la prose comparée à la marche,et le luxe, la fête
- la poésie qui serait la danse. On n'a pas quitté le rythme.
Si le discours est l'historicité du langage, et si les discours sont
historiques, la prose et la poésie sont historiques. Non des genres. Elles
comportent chacune des genres, mais n'en sont pas. Elles constituent
des conditions autant que des modes du discours. Il est nécessaire de les
situer, pour discerner dans chaque présent la répétition des coups déjà
joués, qui profite du retard avec lequel on la reconnaît, l'identifiant à
l'aventure, dont elle n'est que la contrefaçon. Les rapports entre la
poésie, la prose et le parlé d'époque sont des variables de conflits,
rapprochements, éloignements. Les genres y tiennent leur rôle. Ecrire
c'est faire l'historicité propre au sujet qu'on est dans et par l'écriture,
dans le conflit de chaque moment entre le formé et le non-formé.
Ce que Eikhenbaum décrit de Pouchkine 3, exemple de l'historicité
des formes, par constraste avec la Pléiade française, qui s'opposait à
Marot, au langage populaire. Eikhenbaum cite l'Art poétique de
Jacques Peletier : « Pour ce, je conseillerai à nos poètes de devenir un
peu plus hardis et moins populaires •· Selon l'époque et le lieu, c'est le
mouvement inverse : chez Pouchkine, contre le XVIIIe siècle, vers le
populaire, le trivial. La « hardiesse ,. est chaque fois autre. Les cultures
inversent les valeurs. Au point que, comme a dit Gabriel Celaya, « los
prosaismos son cultismos .., quelque chose comme : les prosaïsmes
sont des raffinements, de l'écriture cultiste 4 • Le rapport des vers à la
prose, et la prosaïsation, n'ont pas la même situation, la même histoire
dans la tradition anglo-américaine et dans la tradition française. Le
rapport au parlé, à l'oral, n'y est pas le même. Donc le vers n'y est pas
le même. Au temps de la Pléiade, l'alexandrin est jugé prosaïque.
Ronsard écrit dans la préface de la Franciadeque les alexandrins
.. sentent trop leur prose ». Baudelaire, avec l'alexandrin de son temps,
fait un travail inverse, rapproche l'alexandrin de la prose. Aujourd'hui,
même« prosaïque ,., même prosé, l'alexandrin porte toute sa tradition.
2. Harding, Words into Rhythm, p. 157.
3. c Le chemin de Pouchkine vers la prose •• dans Boris Eikhenbaum, Üler11t11ra,
Leningrad, 1927; Chicago, Russian Language Specialties, Russian Study Series n° 66,
1969, p. 6.
4. Gabriel Celaya, lnq11isiciimth 1Apoest., p. 107,
398
CRITIQUE DU RYTHME
Il poétise d'avance. Toutes les parodies n'y peuvent rien. L'historicité
est un conflit.
2. La poésie dans le ven
La question première est pourquoi la poésie a été, et est encore,
identifiée au vers. Le vers a été, et est encore, pour certains, non
seulement une codification métrique du rythme, mais la condition du
rythme, qui réagit contre sa propre codification. Le vers est une unité,
un élément : la ligne. L'anglais (verse, line), le russe (stix, stroka),
l'allemand (der Vers, die Zeile), ont deux termes. Le français moderne
ne dit guère la ligne, ce que faisaient les traités de seconde rhétorique au
XV" siècle 5• La confusion du rythme et de la rime ajoutait à
l'identification de la poésie au vers. La seconde rhétorique, « c'est
assavoir des choses rimees 6 •, et « est dicte seconde rhétorique pour
cause que la première est prosayque •· La poésie est en vers parce que
la poésie est vers. Le rapport n'est pas de contiguïté. C'est un transfert
de propriétés, de l'une dans l'autre. Par quoi le vers est la limite de la
prose, et tout discours est soit vers, soit prose. Vulgate empirique,
dont l'évidence, semble-t-il, est partout. Jusque dans la sémiotique
littéraire, après le structuralisme. Pour Lotman, la « nature de la
poésie • est identique à celle du vers 7•
Pourtant, langage poétique, langage versifié, les deux termes nous
confondent plus qu'ils ne se confondent. Aristote, déjà explicitement
contre une opinion inverse répandue, tenait que le vers n'est pas la
poésie : « Il est vrai que les gens, liant au mètre (au vers) le fait d'être
poète (la poésie) - r.i:r;vr.,i ivO?Wr.r,iyc '.T'Jvir.:r,r.cc;~cjlf',é~p<i>
~~ r.r,tûv
(Poétique 1447 b), et « le poète doit être poète des fables plutôt que
poète des vers, d'autant plus qu'il est poète selon l'imitation, et qu'il
imite les actions - ~~" r.r.,r,;~r,vi,.ii.i.r.,v~(OV i,.~v tt'nt oci mtr,-ri-;v.:;,~wv
S. Comme L'Art de rhttoriqNe de Molinet, dans Langlois, Rea,eil d'11rtsde secondr
rhttoriqiu, p. 218. Et fierssignifiait aussi strophe,dans• vers douzains •, (p. 223) • vers
huitains,. (p. 221), en même temps que ligne : • vers huitain • '"'octosyllabe (p. 220).
La ligne étant définie par le mètre : • les mètres sont de X. et xj picz • (p. 221).
6. Langlois, livre cité, p. 11.
7. louri Lotman, Anlliiz poetiéesltOfJoteltsta, strNlttNr11
stixa (Analyse du texte
poétique, structure du vers), Leningrad, izd. Prosvdœnie, 1972, p. 33. Sa dKinition du
rythme reste structuraliste, fonctionnaliste : • La rythmicité du vers est une répétition
cyclique d'éléments variés dans des positions semblables, pour égaliser l'inégal et
découvrir l'identité dans le différent, ou une répétition du semblable pour découvrir le
caractère imaginaire de ce semblable, établir la différence dans l'identique • (p. -4S).La
poésie est dKinie par la complexité : • une poésie est du sens construit avec complexité •
(p. 38). Pas de sémantique spécifique : une prose peut être l'équivalent plus long d'un
poème (p. 113).
PROSE
POÉSIE
399
f',é-:po,-.,,
QIJ(ù'ltQ&lj':ljÇ Xllt':~ ':lj'I l''l'lj~t'Y ir.,, p.qui-:œ,oè-:~ 'lt~C&Ç • (1451
b).Aristote ne pouvait le dire que dans sa systématique. Ce qui n'avait
de sens que là s'est perdu.
Notre histoire culturelle lie indissociablement le vers et la poésie.
AinsiThompson parle de la poésie dans un sens général, qu'il va de soi
de ne pas définir, et nomme le vers « une sorte de poésie 8 ». Guiraud
notait 9 un changement dans la définition du mot poésie, du Littré au
Robert. Pour Littré : « Art de faire des ouvrages en vers ,. et,
Absolument, 41 Qualités qui caractérisent les bons vers, et qui peuvent
se trouver ailleurs que dans les vers ». Le Robert la définit 41 art du
langage, visant à exprimer ou à suggérer quelque chose par le rythme
(surtout par le vers), l'harmonie et l'image ». La compréhension est
apparemment plus précise, l'extension est la même. Art du langage
renvoie à la mimesis, avec les difficultés de cette notion. Il ne s'agit là
que de parallélismes, compris comme des artifices 10• De quelles
non-figures ces artifices sont-ils les 41 figures » ? Il est dit : 41 à la limite,
la poésie peut fort bien se passer du vers » (ibid., p. 95). On veut
connaître cette limite. Tout ce qu'on peut en savoir est qu'elle serait
une 41 hypostase du signifiant » (ibid., p.55). La métrique étant définie
41 un répertoire des rythmes poétiques en puissance dans la langue »
(ibid., p.48), et le mètre, « le fondement du rythme » (ibid., p.49),
distingu_er entre la poésie et le vers n'est plus possible. Distinction
verbale, mais circularité complète. D'où la définition conservatoire : la
versification porterait sur la grammaire du vers, qui est sa structure
métrique; la poétique serait identifiée à la « rhétorique », à la
« stylistique » des « effets métriques librement réalisés en contexte
dans les limites de la règle ,. (ibid., p.64). Le signe ne laisse pas d'autre
place au poème. La confusion de la poétique avec la rhétorique, la
stylistique, marque le vide de la théorie, qui est le vide même du
rapport entre le rythme et le sens.
Sans faire l'historique de la distinction entre vers et poésie, il importe
de la noter chez les romantiques allemands. Sans doute on a toujours su
que tout ce qui est écrit en vers n'est pas poésie. August Wilhelm
Schlegel écrit que« seul est poésie ce qui doit être composé en vers11 ! ,.
C'est la poésie qu'il faut appeler vers, pas le vers qu'il faut appeler
poésie. Par là, « toute poésie est poésie de la poésie ,. (livre cité, p.
226).
Shelley, dans A Defence of Poetry, en 1821, propose un exemple
représentatif de cette notion de la poésie. La poésie est en vers, elle est
8. John Thompson, The Fo11nding
of English Metre, p. 4.
9. PierreGuiraud, Li, 'IJnsifia,tion, p. 46.
10. P. Guiraud, Li, vmification, p. 62.
11. August Wilhelm Schlegel, Die Kunstlehre, Stuttgart. Kohlhammer, 1963, p. 229
400
CRITIQUE DU RYTHME
mesurée, parce qu'elle exprime l'ordre et l'harmonie du monde, dont le
mètre est un symbole, une correspondance. Les poètes sont ceux qui
12 •· Par quoi la
« imaginent et expriment cet ordre indestructible
poésie est proche de la religion, de la prophétie, qui est un « attribut de
la poésie •· Dans un sens large. « Le langage, la couleur, la forme, et
les modes d'action, religieux et civils sont les instruments et les
matériaux de la poésie; on peut les appeler poésie par cette figure du
discours qui considère l'effet comme un synonyme de la cause. Mais la
poésie en un sens plus restreint exprime ces arrangements de langage et
spécialement de langage métrique qui sont créés par cette faculté
impériale dont le trône est couvert dans la nature invisible de
l'homme » (ibid.). La distinction entre « langage mesuré et non
mesuré » est à poursuivre, « car la division populaire entre prose et
vers est inadmissible dans une philosophie exacte » (ibid., p.280). Une
motivation originelle généralisée 13 fait la nécessité poétique, dont la
poésie est la perception : « D'où le langage des poètes a toujours affecté
une certaine récurrence harmonieuse et uniforme de son, sans laquelle
il ne serait pas la poésie » (ibid.). Le mètre en est l'observation - .. un
certain système de formes traditionnelles d'harmonie du langage ...
Mais le nouveau appartient à la poésie. Après Coleridge et Wordsworth, Shelley reconnaît que tout grand poète innove par rapport à
la tradition. Le jeu de l'innovation et du rythme mis dans la pensée lui
fait récuser la distinction entre poètes et prosateurs comme une
« erreur vulgaire » (ibid.), et étendre la notion de poésie : .. La poésie
lève le voile sur la beauté cachée du monde et fait que les objets
familiers sont comme s'ils n'étaient pas familiers » (ibid., p.282). Avec
ou sans les vers, certains philosophes, certains historiens sont poètes.
Le vers n'est plus qu'une forme parmi d'autres des révélations de
l'ordre universel. Le poème est• l'image même de la vie exprimée dans
sa vérité éternelle » (p.281). Le rythme est libre du vers. Chaque fois
qu'il y a un • écho de la musique éternelle » (ibid., p.281), il y a
rythme, poésie.
Que dit-on quand on dit que la poésie n'est pas la versification,
quand on ne se contente pas d'opposer le vers à la prose comme le
rythme à l'absence de rythme ? La poésie, le vers, la prose sont de faux
universaux. La prose poétique et le poème en prose ont troublé le
système traditionnel d'oppositions, le laissant affaibli, mais en place.
Même la versification n'est pas parvenue à définir le vers. Il ne suffit
12. Shtlley's Prost, éd. citée, p. 279.
13. Sounds as well as thought have relation both between each other and towards that
which they represent, and a perception of the order of those relations has always been
found connected with a perception of the order of those relations of thoughts (ibid.,
p. 280).
PROSE, POÉSIE
401
pas d'énoncer que le vers français est • syllabique, rimé et césuré 14 ».
Pour Elwert : « Il n'y a qu'un seul critère : le compte des syllabes » (§
154). Mais il groupe les vers " d'après leur structure rythmique et leur
rôle historique ,. (ibid.).Lote écrivait : « La régularité métrique est un
mythe dont il serait temps de débarrasser les manuels 15 ». Spire : « Les
syllabes d'un alexandrin, toutes différentes de durée, d'intensité, de
hauteur, de timbre ne sont identiques que de nom 16 •· Le principe
syllabique est relativement stable, mais insuffisant. Paul Verrier avait
remarqué que les noms des vers ne sont pas des définitions, que
décasyllabene signifie pas toujours « dix syllabes », ni hendécasyllabe,
« onze », ni dans une même versification, ni d'une versification à une
autre. Finalement, le vers, c'est-à-dire « la portion de texte poétique
qui s'écrit ou s'imprime sur une seule ligne, est délimité par la tradition
ou par le choix du poète· 17 •· Les critères qui marquent la fin du vers
« n'ont rien d'absolu •· Les théoriciens peuvent être trompés, sur le
caractère linguistique de leur versification, par des notions culturelles :
« Beaucoup de métriciens et de poètes anglais, par exemple au XVIII"
siècle, ne parlent non plus que du nombre des syllabes dans leurs vers,
qui sont pourtant accentuels ,. (ibid., p.22). Les critères qu'on peut
réputer subjectifs, l'oreille, ne sont inconsciemment que les« lois de la
langue ,. (ibid.). La versification française serait donc, pour Verrier,
syllabique et« mi-accentuelle » (ibid.,p. 18). Mais il voit à son tour une
alternance « fixe • (ibid.) entre syllabes fortes et faibles, là où il n'y a
que des effets de combinatoire variables. Dès qu'on ne se contente plus
d'une définition formelle, on tombe d"1s des définitions sémantiques
vagues. C'est le vers, " unité d'attention » ... Seule une conceptualisation d'ensemble du langage et du poème peut délimiter, mais dans
notre historicité seulement, les éléments et leurs rapports.
Définie par la grammaire, la poésie, grammaire de la poésie, entre
dans la déviation, l'agrammaticalité, coupée des autres pratiques du
langage. Loin par là de rendre compte de son fonctionnement, cet
isolement la met dans l'anomalie sémantique exclusivement, la mêle
aux difficultés des rapports entre la grammaire et la sémantique. Au
vers s'est substitué le parallélisme. De métrique, la définition glisse au
rhétorique.
Définie par les mots, la poésie, dans et par ses contraintes métriques,
a été identifiée à des dialectes spéciaux, réputés n'ayant jamais eu
d'autre existence que le vers, comme le dialecte homérique. Il en est
resté des lexiques réservés, comme ceux des textes sacris, et parfois ce
14.
tS.
16.
17.
P. Guiraud, LII 'lln-sific11rion,
p. l l.
Plote, L 'Altxtindrinfr11nç11is
..., p. 5S4; passa1eciti par A. Spire, PJ.isir... , p. 465.
... , p. 46S.
A. Spire, PLiisirpoériq11t
Paul Verrier, lt vn-s frança1S,t. 2, p. 24.
402
CRITIQUE DU RYTHME
sont en partie les mêmes. Ainsi à partir du slavon pour le russe. Les
archaïsmes ont joué ce rôle. Il y a eu des doublets : chez Mandelstam
mésacpour luna, chez Hugo l'airainpour le bronze, le nocherpour le
pilote. Lexique poétique qui a pu faire croire à une langue poétique, là
où il n'y avait qu'un langage poétique. Un discours. La confusion
n'apparaît même pas, lexicalement, dans les langues où il n'y a qu'un
terme, Sprache,jazyk. La poésie définie par les mots-qu'on-ne-trouveque-dans-les-vers l'a condensée en mots rares, du ptyx de Mallarmé à la
pantaure d'Apollinaire, aux vocabulaires techniques de Saint-John
Perse. Mais le vers libre, le poème en prose, le poème-conversation,
défaisant les contraintes métriques, ont aussi défait les lexiques
poétisants. Le monde de la prose est entré dans le monde poétique par
un lexique dépoétisant : « Et la mortalité dans les faubourgs
brumeux ,. de Baudelaire. Les rythmes n'y sont pas séparables des
lexiques, jusque dans les fins de sonnets si critiquées des Fleursdu Mal.
Aboutissement, et transformation, moderne de ce lexicalisme : l'effet
Gertrude Stein, qui se prolonge : « La poésie est essentiellement un
vocabulaire contrairement à la prose. [... ) Et ainsi c'est cela la poésie
aimer vraiment le nom de toute chose et ce n'est pas la prose 11 •·
Roubaud continue d'opposer la poésie à la prose, identifiant la
poésie au vers, présupposant un lien non analysé entre métrique et
poésie. La prose, étant hors de la métrique, est laissée hors du rythme.
C'est la lignée de Mallarmé. Au mieux, la prose artistique est annexée
au vers, le reste étant« l'universel reportage •· On ne sait pas pourquoi
la poésie s'est écrite et s'écrit en vers- à moins que, circulairement, les
vers soient ce qui est écrit en poésie. Chez Cendrars, la « "mise en
poésie• est inséparable d'une "mise en vers" 19 ». La prose apparaît
comme une fin, une « mort de la poésie ,. (livre cité, p.197). Vers,
poésie, c'est une tautologie dans « la poésie, qui est le vers par
essence ,. (ibid., p. 197), puisque le vers était déjà la poésie. C'est dire
que cette identification ressasse le problème de Mallarmé. Toujours la
même « crise de vers ,. (ibid., p.202), arrêtée comme la partie de thé
dans Alice. Malgré les changements. Si « la rime est devenue une
"incongruité monumentale" ,. (ibid., p. 199), et ne se voit plus guère en
France que chez les chansonniers, elle s'intègre dans le champ élargi des
homophonies, des échos, de la signifiance généralisée. Disparue, elle
est plus forte que jamais. Lee muet ne s'est pas effondré, même après le
retrait de la métrique dodécasyllabique. Roubaud écrit : « Retiré du
vers, celui-ci comme monument rythmique, s'effondre • (ibid., p.201).
Il ne s'effondre pas. Il est rendu à sa réalité linguistique, où il n'a rien
de muet, selon sa position, étant une variable et comme l'appelle
18. Genrude Stein, Poésieer gr11mm11i",dans Ch11ngen" 29, décembre 1976, p. 97.
19. Jacques Roubaud, La vieillessed'Alex11ndre,p. J18.
PROSE, POÉSIE
403
Jacques Réda, .. parfaitement pneumatique .. (cité ibid., p.200).
Replacé dans les intervalles entre accents, le e muet participe d'une
rythmique, non plus d'une métrique; du discours, non du rythme
abstrait.
Rythme-mètre, poésie-vers : l'association définit une panmétrique,
énoncée dans Crise de vers: « que vers il y a sitôt que s'accentue la
diction, rythme dès que style .., où étrangement recule la prose - û,
prose n'existe plus, si le vers est tout le rythme : .. Le vers est partout
dans la langue où il y a rythme, partout excepté dans les affiches et à la
quatrième page des journaux ». Rien n'est plus facile de montrer, ce
que je fais plus loin 20 , que là aussi en ce sens, il y a vers. Mallarmé
continue : « Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefoi,
admirables, de tous rythmes. Maisen vérité, il n'y a pas de prose : il y a
l'alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus.
Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification 21 ». Roubaud
proposait la notion de « prose de vers •, à propos des Illuminations,
.. c'est-à-dire langue disposée en prose par effacement de frontières de
vers possibles, à partir d'un vers libre qui n'existe pas encore, mais dont
Rimbaud invente les deux premiers exemples : Marine et
Mouvement:22•. Mais il n'y a plus d'instrument pour l'analyser, la
situer.
L'identité poésie-vers mène à une définition négative de la prose absence d'ordre, de rythme - qui ne déshistoricise pas seulement la
prose. La poésie aussi. Jean Mourot avait remarqué 23 que c'est aux
périodes de critique du vers (XVIII" siècle, fin du XIX•") qu'on a
versifié la prose, étudié la prose, pervertissant leur distinction. La prose
poétique, le vers prosaïque, et les traductions en prose des poème,
versifiés ont brouillé ces essences. Lote, qui a aussi enregistré un
prospectus 24, finit par reconnaître que les différen~s de rythme entre
la prose et le vers « sont seulement de degré, et non pas de nature. Le
rythme musical est partout le même : il est constitué par la succession
de pieds plus ou moins étendus, composés chacun d'une suite de
syllabes graves et terminés chacun par une aiguë, avec adjonction
possible d'une nouvelle grave féminine qui clôt le groupe ,. (livre cité,
p. 212). Où pied vaut pour groupe rythmique.
L'évidence, forte des certitudes acquises, piétine dans une absence de
théorie. Le comble de la tautologie fait le comble de la 1:onfusion, qui
ne se confirme que de sa répétition. La prose n'est pas la poésie, la
20. En annexe de cc chapitre.
21. Répome .ï ,me enquête sur l'h•oluttufl littèr•ir,: ( 1891), Pléiade, p. 867.
22. LA vieillesse d'Alexandre, p. 34.
23. jean Mourot, Ch.iteaubri,md .... p. 30.
l4. Georges Lote, L'Alexandri11.... p. 15.
404
CRmQUE
DU RYTHME
poésie n'est pas la prose. La prose n'est pas le vers, le vers n'est pas la
prose. La poésie est le vers, ou le vers est la poésie. Voilà pourquoi les
définitions sont muettes.
L'étymologie concourt à donner la prose comme l'opposé de la
poésie. Les manuels colportent que la prose est oratiosoluta, « discours
non assujetti à des règles •, mais la poésie, « discours assujetti aux
règles du rythme 2s ,.. A versus, « sillon, ligne, vers • est opposée
prorsa oratio, « discours qui procède sans entraves • (ibid., § 2). Même
si toute la tradition de la prose grecque et de la prose latine, des
clausules au cursusmédiéval, le dément. La prose est le discours « qui
marche en droite ligne 26 •, prosa (oratio), de prorsus, formé de
proversus, tourné en avant, et Prorsaest aussi le nom d'une déesse de
l'accouchement, comme le rappelle Chklovski, .. déesse des accouchements réguliers, faciles, de la présentation "correcte" de l'enfant 27 "·
Le versus étant exactement, à l'origine, « fait de tourner la charrue au
bout du sillon, tour, ligne •, selon Ernout et Meillet, puis .. ligne
d'écriture ,. et, spécialement, « vers ». Originellement, fonctionnellement, poésie et vers tournent en rond, la prose va droit devant.
Contre l'identification métrique du rythme à la poésie, Aristote
distinguait le rythme, comme le propre de la prose, du mètre, distinctif
du style ('t'TJ~
ÀÉ~,w~)ne doit être
de la poésie : « La forme (-:àoÈaxi;tJ-!1)
ni métrique ni arythmique, oe:i !'-'Ï;-:-ti!'-1'-'-:pove:iv!Xt.,..;;-:-,ipp!J(lp.ov28 ».
Rythmé et métrique y sont radicalement distincts 29 • Le primat du
nombre ne se limite pas au mètre : « toutes choses sont déterminées par
le nombre; or le nombre, appliqué à la forme du style, est le rythme,
dont les mètres ne sont que des sections 30 ». Aristote conclut : « Le
discours doit, par conséquent, avoir un rythme, non un mètre;
autrement ce serait un poème •· Se réglant sur le rythme linguistique
tel qu'il l'entendait, ~l disait : « l"iambe a la cadence même de la
conversation courante ». En fait, au lieu d'une répartition double,
prose-poésie, c'est une répartition triple : prose, éloquence, poésie, qui
est l'origine de la tripartition rhétorique arabe. Aristote retient, mais
pour les incipit et les clausules, le péon : péon premier (une longue,
trois brèves) au commencement, péon 4r (trois brèves, une longue)
pour la clausule. Les « autres rythmes ,. sont écartés, comme
métriques. Il y a donc un reste, arythmique, indéterminé. Mais la prose
2S. Th. Elwen, Tr11itédt wnific11tionfrllTlt;llÎR,S 1.
26. Emout-Meilln, Dictionn11irtétymolo1iq11tdt Ill lllng11e
llltint.
27. Victor Chklovski, Sur Ill théorit dt Ill proH, Lausanne, l'Age d'Homme, 1973,
(Moscou, 1929), p. 27.
28. Rhétoriqut I!I, 8, 1408 b. Trad. éd. des Belles-Lettres.
est traduit • Rythmé,
29. Cependant, à l'index de l'éd. des Belles-Lettres, ~poç
métrique •• alors qu'il signifie seulement • écrit dans un mètre •·
30. Rhétoriqut Ill, 8, 1408 b, trad. Belles-Lettres.
PROSE, POÉSIE
405
cie style est dite liée, par Aristote : -,..ivè,~ est le lien, lien logique
opposé au balancement des périodes. C'est le style coordonné, cousu,
enfilé, ttP')µ.tVlj ),é~,, (Rhétorique, 1409 a), qui est opposé au style
indéterminé, archaïque : Hérodote. La prose a le rythme, la prose est
liée : elle est ).~yl)ç chez Aristote : « mais le style de la prose est autre
que celui de la poésie - i)J. · i-:Ép'.XMyo'J x'.Xir.o,f.,,.cwç).i~,, ir.iv 3t ».
Ce n'est pas cette notion, pourtant classique, qui a cours. Tout se
passe comme si la tripartition rhétorique voisinait, sans cohérence
aucune, avec la bipartition, qu'à la fin elle ne dérange pas : puisqu'il
reste un indéterminé, hors rythme, hors style, la couplaison demeure,
qui remet le rythme dans le mètre, la poésie dans le vers.
3. Monsieur Jourdain
- Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc
que cela?
- De la prose
le BourgeoisGentilhomme,II, 4
Monsieur Jourdain a raison, le maître de Monsieur Jourdain a tort.
Pour la rhétorique il fait de la prose sans le savoir. Linguistiquement,
Monsieur Jourdain ne fait pas de prose. Il parle. C'est tout différent.
Ni poésie, ni vers, ni prose, ni éloquence. Le discours parlé est d'un
autre ordre (phonologique, morphologique, syntaxique) que les
conventions écrites. L'écrit est autre que du transcrit.
Ce n'est pas par hasard que la tradition française confond la prose et
le parler, alors que la tradition anglaise ne les confond pas. Car la
poétique anglaise travaille un rapport entre la poésie et le parler qui
passe par la distinction entre prose et parler, alors que ce qu'apprend
Monsieur Jourdain continue de régir, en France, l'opposition entre
prose et poésie, qui éloigne la poésie du parler. Coleridge écrivait en
1817 : « Or la prose elle-même, du moins dans toutes les œuvres de
démonstration et d'argumentation, diffère, et doit différer, du langage
de la conversation; tout comme lire doit différer de parler 32 ». Et T.S.
Eliot, faisant une tripartition vers-prose-discours parlé, dit de
Monsieur Jourdain : « il ne parlait pas en prose - il parlait
seulement 33 ». Distinction entre prose et« ordinary speech ,. faite par
l' Encyclopediade Princeton.
La prose est aussi loin du discours parlé que le vers, dans une autre
31. Aristote, Rhétorique Ill, 1, 1404 a. éd. des Belles-Lettres, p. 40.
32. Coleridge, Biographùiliteraria,ch. XVIII, éd. citée, p. 203.
33. T. S. Eliot, Poetry and Drarna, 1950, dans SelectedProse,p. 69.
406
CRITIQUE DU RYTHME
direction. Conventions encore, et davantage, mais différentes, dans les
proses qui imitent le parler ~ Céline. Comme la vie dans la diction
naturaliste imitative. Il ne s'agit pas ici de cette opposition, qu'a
exploitée un structuralisme scolaire, entre l'écrit baptisé scripturaire, et
l'oral, car elle a apporté, sous prétexte de rigueur linguistique, une
nouvelle et plus grave confusion, entre le parler et l'oralité. Il ne s'agit
ni des codages différents de l'écrit et du parler, ni des registres
stylistiques divers. La prose est une notion rhétorique et littéraire. Elle
interfère, mais justement ne s'y confond pas, avec les notions
linguistiques de code, de registre, et avec l'opposition anthropologique
de l'écrit et de I'oralité.
Le binaire est essentiel à l'opposition entre la poésie et la non-poésie,
baptisée prose, qui est, syncrétiquement, le langage de la communication. Il comporte la vieille opposition entre la clarté du rationnel, qui
serait l'attribut de la prose, pour repousser la poésie dans l'obscur,
l'irrationnel, de l'hermétisme à l'affectif. Ce binaire survit à la
distinction classique de Jakobson entre six fonctions du langage, qui
devait pourtant le rendre caduc. Régression non seulement sur le
structuralisme, mais sur Humboldt : il est d'une réduction simpliste de
dire que le langage de la communication • cherche à être clair 34 •· Il
cherche surtout à agir, de tous ses moyens L'incompréhension est une
partie constitutive de la compréhension. L'effet de la théorie
traditionnelle du rythme est que la prose, confondue avec la langue
courante, est plus mal connue que le vers. Tel qui veut l'étudier prend
des exemples de phrases dont aucune n'excède douze syllabes 35 • Rien
n'empêche ces caricatures dans la théorie traditionnelle. Tout, y
compris le structuralisme, les rend possibles.
Pour Monsieur Jourdain, la prose est transparente. Comme le mot
pour son sens. Elle est traversable et, aussitôt traversée, • ne nous
laisse pratiquement que son idée 36 •· La prose est dans les idées. Les
idées sont la prose. Les mots, opposés aux idées, selon la réponse de
Mallarmé à Degas 37, sont du côté de la poésie : • la prose est
l'expression de la pensée malgré les mots, en dehors du langage
sonore • (livre cité, p.15). Mallarmé n'est sans doute pas le créateur de
ce cliché, qui n'est qu'une variante du dualisme. Mais il a fait beaucoup
34. Todorov, cité par Delu et Filliolet, Ling11istiq11t
tt poltiq11t, p. 92.
35. c Leur sens pouvait donc facilement être saisi d'un coup d'œil .., M. Boudreault,
Rythmt tt mtlodit û Liphrastparlét tn Franœtt "" Q11tbtc,Klincksieck, 1968, p. 1O.
36. Jacques Krafft, Essais11rl'tsthétiq11tû Li prost., p. 15. Quicherat mettait au
début de son Pttit traité û fJtni{,utwn françaist, p. 3 : c La prose est la manim
ordinaire de s'exprimer : le langage de la conversation et celui de l'éloquence sont
également de la prose •·
37. Dans une lettre de Mallarmé à Degas, citée par Henri Mondor, Vit dt Ma/J.rmi,
Gallimard, 1941, p. 684.
PROSE, PO!sIE
407
pour qu'on se le passe. Humboldt, au contraire, montrait que dès le
langage ordinaire, et sans cesse, on est immergé dans les mots, dans les
mots de sa seule langue, matrice.
Aussi la remarque d'lbn Khaldoun, que • la poésie et la prose toutes
deux travaillent avec des mots et pas avec des idées 38 » est-elle non
seulement plus forte, théoriquement, que la demi-vérité de Mallarmé,
mais elle a une valeur polémique contre l'effet cliché de Mallarmé, sa
contagion binaire, étendue à l'évidence. Et permanente, même si
certaines variantes nous semblent caduques. Jean Royère, inventeur du
Musicisme, écrivait : • La prose n'existe que par la tendance, chez elle
constante, systématique et volontaire, de s'annuler. Et je compris la
grandeur de cet état d'esprit et pourquoi les prosateurs haïssent les
poètes 39 ...
La confusion, intenable historiquement, est nécessaire au mannequin
monté par cette représentation, qui est la vulgate. Elle dresse deux
abstraits l'un contre l'autre : « les deux extrêmes dans la façon de
s'exprimer » (livre cité, p.127), la poésie étant le « maximum
d'organisation, de présentation, de stylisation, de sonorisation dont la
prose implique le minimum ,. (ibid., p.127). Seul un schéma idéologique aussi puissant que le signe, avec sa binarité, peut aveugler et
assourdir à tel point l'empirique. Le refoulé du rythme ressort ensuite
en stylistique, redoublant intérieurement les binarités : deux catégories
de prosateurs - la dominance de la subordonnée, qui fait la
.. prose-prose .., les « prosateurs-prosateurs ,.; la dominance énumérative, juxtapositions, les « prosateurs-poètes ,. (ibid., p.76).
L'ineptie du cliché, la faiblesse de sa compréhension, n'ont d'égale
que son extension. Il est remarquable que le cliché prête au maquillage
scientifique son flou psychologiste, métaphorique : « en poésie, la
pensée danse » (ibid., p.14). Telle phrase de Bossuet« a une trajectoire
de parabole » (ibid., p.51). Par une procédure qui a valeur de signal,
des découpages syntagmatiques sont disposés en vers libres. Je ne
retiens ici que l'exemplaire. Pour le document. Le primat métrique de
Pius Servien et de Grammont, qui continue de servir, ne met en effet
aucun barrage à l'arbitraire subjectif, impressionniste 40 • Puisqu'il n'a
pas, et ne peut pas avoir, de sémantique. Le nombre s'interdit d'aller
jusqu'au sens. Par là, il est fondamentalement apoétique. D'où
l'ambiguïté des usages générateurs qui en sont faits.
Prose, poésie, deux pôles. La prose, où domine l'idée, mène à son
38. En épigraphe à cc chapitre.
de la prose, p. 16.
39. Cité par J. Krafft, Esu,i Sl4r/'esthétiql4t_
40. L'hiatus évoque les • affleurements de notre animal tréfonds • (ibid., p. 53), Li
• permanence du cri animal • (p. 278).
408
CRITIQUE DU RYTHME
tour la poésie à une définition négative : « l'idée courante, cursive,
pure - ce mot ayant ici son sens pour ainsi dire chimique - a perdu
une primauté qu'elle a dans la prose 41 ». La cadence, la scansion,
faisant le « rythme propre du parler poétique » (livre cité, p.28), la
poésie n'aurait pas plus d'idées que la prose n'a de rythme.
Il y a lieu de ne pas prendre à la légère, parce qu'elles sont caduques
et dérisoires, des formulations aussi représentatives du positivisme
dégradé dont l'importance sociologique mesure l'absence de théorie et
l'extension réelle, scolaire et davantage, de la vieille anthropologie
dualiste, du binaire émotion/intellect : « l'idée qui conviendrait en
poésie serait celle qui n'écrase point l'expression, l'idée mignonne,
charmante, relative au domaine plutôt affectif qu'intellectuel ,. (ibid.,
p.60). L'exemple que je cite n'est pas seul à faire tenir le charme
poétique au « minimum de précision intellectuelle et maximum
d'éléments circonvenants, rythme, rime, mots ,. (ibid., p.62). Combien
ne perçoivent pas, tant qu'on ne leur a pas dit quand et avec qui il faut
rire, un sottisier dans ce métaphorisme, qui tient lieu de théorie du
langage : « le mot, pour le poète, a un goût, une consistance, un grain,
une couleur, une forme géométrique, une odeur presque, les cinq
organes intervenant » (ibid., p.74). Car il mobilise la métaphysique de
la nature, que le signe laisse intacte, puisqu'elle fait la contrepartie de
son instrumentalisme. Il continue de témoigner.
Les garants sont nombreux, et sont grands. Valéry écrit, de la poésie,
qu' « on ne saurait trop approuver ce qui oppose ce discours à la prose
- - et fai.t comprendre qu'il s'agit de tout autre chose que d'idées ,.
(Cahiers, I, 476). Caillois, dans l'avertissement d'imposture de la
poésie,confirme l'idéologie régnante : « la prose, qui est le véhicule de
la pensée, a des devoirs qui ne sont pas tous d'ordre esthétique( ... )
Mais les vers, qui n'ont pas cette obligation naturelle, peut-être
justement pour ne l'avoir pas, ressortissent plus complètement à l'air et
au mystère ». Alain mettait la poésie dans le ressentir: « La poésie, qui
est une sorte de perfection du proverbe, donne ainsi à ressentir, par sa
loi en forme de conque 42 ,., Son pragmatisme valorise la poésie, mais
dans le physiologique. Il définit la poésie : « Genre de composition
littéraire qui s'inspire premièrement des harmonies physiologiques et
des affinités sonores cachées dans le langage, et qui, par ce moyen,
outre qu'elle découvre des nuances de nos pensées jusque-là invisibles,
communique aux pensées les plus ordinaires une force et une efficacité
dont l'orateur et le prosateur ne peuvent donner l'équivalent 43 ».
J. Krafft, Poésiecorpsec âme, Vrin, 1961, p. SS.
42. Alain, Les Avmcurts du caur (194S) dans PassionsecSagesse,Gallimard, éd. de la
Pléiade, p. 403.
•
43. Alain, Défimciom (1953), da"' Les Arcs ec les Dieux, Gallimard, éd. de la Pléiade,
p. 1079.
41.
PROSE, POâIE
..œ
Primat du corps, plus intelligent que l'intelligence. En termes de
comportement, pour Alain, la poésie et la prose sont toutes deux des
rites +t. Ce qui maintient précisément les rapporu traditionnels en place
- avec la distance du sceptique. Dernier exemple, qui montre
l'extension de la notion. Pour Northrop Frye, la prose « est par
elle-même un milieu (medium) transparent 45 •· Le seul rythme qu'elle
puisse avoir est le rythme sémantique, « ce qui est d'habitude senti
comme le rythme de la prose » (ibid., p.263).
Comme pour les dictionnaires, article rythme, le consensus ne fait
pas la vérité. Le consensus ne dit que le consensus. Il circonscrit ici des
notions qui ne font que reproduire dans le langage l'anthropologie
rationaliste du logique et du prélogique, qui a caractérisé autant une
universalité prétendl,le qu'une politique coloniale. La politique coloniale a disparu, ou s'est transformée. Il est remarquable qu'elle
demeure, avec son autocentrisme, dans les idéologies littéraires, dont
ce n'est pas le seul aspect politique.
Il n'y a pas à aller loin pour en sortir. L'ailleurs de cette opposition
entre la prose et la poésie commence, par exemple, dans une certaine
lignée allemande 46 , qui prend à Hegel, mais passe, surtout, par
l'expressionnisme. La prose, pour Johannes R. Becher, y est la« prose
de la vie •• du quotidien. Elle est ainsi la « patrie ,. du poétique : « La
poésie n'est pas l'opposé de la prose ». Elle est ce qui monte de la prose
- du quotidien. Où l'opposition à Valéry maintient cependant les
termes et peut-être la relation de Valéry, de lafête au quotidien. Mais le
cliché est mis au musée. La hiératchie est renversée : « beaucoup de
poèmes sont apoétiques parce qu'ils sont trop aprosaïques. L'art
poétique consiste à trouver la frontière la plus exacte qui sépare la prose
de la poésie 47 ...
La prose selon Monsieur Jourdain est un maintien de l'ordre, et des
places. La tautologie en série, immobile (la poésie est la poésie, la prose
est la prose, la poésie n'est pas la prose, la prose n'est pas la poésie)
implique : la prose n'est pas les vers, la poésie est les vers, est en vers,
les vers sont la poésie. Qui pourrait repousser tant de vérités ? Cet
ordre a une conséquence immédiate pour le rythme, pour la prose,
pour le rythme dans la prose. Donc aussi une conséquence pour la
poésie.
us
44. Voir Les die11JC
(1934), dans
Ans et les Die11JC,
p. 127S.
4S. Nonhrop Frye, Arnitomy of criticism,p. 267.
46. Pour Andreas Heusler, Deutsche Versgeschichte (Berlin, Walter de Gruyter,
19S6), la prose a du rythme comme le vers, la différence est dans !'ordonné ou le non
ordonné (t. I, p. 17).
47. Johannes R. Becher, Vmeidig,mg der Poesie, (Défense de la poésie), Berlin,
Aufbau-Verlag, 1960, p. 48 et 234; cité par Efim Etkind, M11terÎIIStixa (La matim du
vers), Paris, Institut d'Etudes Slaves, 1978, p. St.
410
CRITIQUE DU RYTHME
4. Pour MonsieurJourdain,la prose n"apas de rythme
Comme il n'y pas de vide sémiotique, ni de vide sémantique, dans le
discours, il n'y a pas non plus de vide rythmique. Rienn'est amorphe
dans le discours, si ce n'est des débris. Il n'y a pas de polarité de
l'amorphe à !'organisé. Linguistiquement, tout langage est organisé,
rythmiquement aussi. Il y a seulement la diversité, la complexité des
organisations.
Mais pour la théorie traditionnelle, prose égale absence de rythme.
Cassagne identifie • absence de rythme ,. et • rythme de prose », par
l'enjambement; • rythme brisé ,. et • allure négligée 48 ». André Spire
part du vers, alexandrin, pour caractériser la prose : • Mais toutes les
combinaisons de deux à cinq groupes de une à six ou sept syllabes,
peuvent donner des résultats heureux ou satisfaisants. Au-delà le
rythme se désagrège et le vers se fond dans l'inorganisé de la prose ».
En sens inverse, • de la prose au vers le rythme va se resserrant. Sans
jamais revenir à des intervalles absolument réguliers, les accents se
rapprochent. La phrase se fait plus dense et se tend. Tout ce qui est
inutile ou trop neutre disparaît. La pensée pure est étouffée par
l'émotion 49 •· Le stéréotype culturel se complète d'un élément
important, qui était contenu dans le primat métrique : le vers a tout le
rythme. La prose est le non-rythme, l'inorganisé, le désordre. Ce qui
suppose que le rythme est l'ordre. Logique de l'identité, circulaire,
simple, parfaite. Plus précisement, la cadence, régularité réalisée, est
l'accomplissement du rythme : « Bien plus grande égalisation des
durées lorsqu'on passe de la poésie à la prose. Sans doute l'alternance
des brèves et des longues existe dans la prose la plus prosaïque comme
en poésie. Mais dans la prose, les accidents de durée, les crêtes
rythiniquès n'apparaissent qu'à des intervalles beaucoup plus éloignés ,. (ibid., p.75). Cette alternance, en prose, ne suffit donc pas à
faire du rythme. Parce qu'elle n'est pas régulière. En même temps,
Spire associe l'intensité rythmique à l'intensité émotive. C'est la
poésie-émotion, opposée à la prose rationnelle. Spire parle du
« manque d'organisation rythmique vers lequel tend la prose vidée de
tout contenu émotif,. (ibid., p.76).
Une prise historique du rythme dans le discours n'a plus à partir
d'une valorisation préalable du vers, pour constater que la prose n'est
pas métrique. Le rythme, dépris du mètre, étant une propriété de tout
discours, non de la poésie seulement, dans toute langue spécifiquement, il y a à partir des discours, dans leurs différences. Une prose
n'est pas moins, mais autrement rythmée, que des vers. De même, les
4i. A. Cassagne, Versificationet mttrique de Charles Baudelaire,p. 48.
49. André Spire, Plaisirpoétique et plaisir musCNlaire,p. 111-112.
PROSE, PODIE
411
parlers. Seule une conception prémétrique du rythme pouvait faire
dire : « C'est son relâchement ou son absence qui témoigne du passage
du lyrisme au prosaïsme, de la poésie à la prose • (Plaisirpoétique ... ,
p.77), faire parler du « fragment le plus amorphe de prospectus ,.
(ibid.). De même, Mazaleyrat propose la phrase luivante : « il est
arrivé /hier/ sans s'annoncer », dont il dit : « Rappon des nombres
syllabiques séparant les accents : 5/1/4. Pas d'ordre perceptible : la
phrase n'a pas de rythme so ... Mais l'analyse est faussée, à plusieurs
titres. Parce que la définition présupposée du terme implique une
récurrence régulière ou proponionnelle, ce qui n'est pas le cas pour cet
exemple. Or, pour un autre sens du mot rythme, plus linguistique, il
est permis d'énoncer que le rythme de cette phrase est précisément
5/1/4, ou, plutôt, dans une énonciation courante, en deux groupes,
6-4. Mais la question est faussée encore parce que, dans un discours,
au-delà de la phrase, c'est le discours qui a un rythme, des rythmes.
C'est un discours réel qu'il faut analyser, non une phrase isolée, qui
n'est qu'un produit factice 51• Dont il est fâcheux qu'il se trouve ne pas
dépasser la mesure d'un décasyllabe. D'autre pan le rythme ne se
réduit pas au seul nombre de syllabes d'un groupe rythmique. Il porte
autant sur le nombre des accents, sur l'organisation prosodique. Où
même la phrase de Mazaleyrat, par la série des /s/ dans son troisième
élément, est marquée - et donc rythmée par un rappon marqué-non
marqué.
Pius Servien avait déjà noté que la prose était étudiée « en fonction
des remarques faites sur le vers 52 ,. puisque « le vers semblait seul
détenir les secrets du rythme, être le rythme même ,. (livre cité, p.75),
la différence étant« dans la pan d'apriori rythmique qui définit le vers,
et dont la prose est affranchie ,. (ibid., p.76). Mais il parle, mis à pan les
vers accidentels de la prose, d'une « prose réelle, état sonore amorphe,
ne tendant pas à se disposer en structures• numériques où se verrait
quelque loi simple ,. (ibid., p.88). Et il l'élimine. Entre les trois
rythmes qu'il distinguait - rythme « arithmétique ,. (le nombre de
syllabes par groupe), rythme « tonique ,. (le nombre d'accents),
rythme des timbres, qui tend au continu et prête mal à une
représentation numérique - négligeant hauteurs, durée, intonation,
Pius Servien ne retenait, de l'organisation complexe d'un discours, que
l'arithmétique. Pius Servien a fait école. Matila Ghyka, en le citant,
parlait des « chiffres se succédant au hasard ("cette absence de toute loi
dans les structures sonores coïncide avec une absence totale de
SO. Gr11ndLllrollssede 14Ling"efr11nçt1ise,
art. Rythme, p. S302, col. 2.
S1. je ren ,oie aux annexes de ce chapitre.
52. Pius Strvien, Les rythmes comme intr0dllctionphynq"e à /'esthétiq"e, Boivin,
t930, p. 73.
412
CRITIQUE DU RYJ'HME
lyrisme") 53 •· Encore pour Paul Fraisse « l'arythmie est une
désorganisation qui rompt avec la simple périodicité ,. 54• Une phrase
n'est pas un cœur.
Le structuralisme a produit une autre variante de cette conception
arythmique de la prose, qui s'est généralisée dans la sémiotique
littéraire. Le paradoxe est que, issue du formalisme russe, qui étudiait
la prose autant que le vers, comme organisation rythmique, prosodique, la poétique structurale a tourné le dos à la méthode formelle, au
Manteau de Gogol. La Poétique de la prose de Todorov, par exemple,
comme tous les travaux de cette école, ne traite que des structures du
récit. Pas un mot sur le rythme, la prosodie, les signifiants. Todorov
oppose au vers la prose « où aucun schéma n'existe 55 •· Au contraire
de celle de Chklovski, la poétique de la prose de Todorov, mis à pan
l'historique du formalisme, dont elle fait le récit, est exclusivement une
typologie des récits. Elle vise une« grammaire universelle • (p.118) du
récit, à l'aide de relations logiques réduites entre des situations. Le
Décaméron se ramène à deux types d'histoires, la « punition évitée ,.,
et la « conversion •· Prétendant « traiter la littérature comme
littérature • (p.129), la description échoue à rendre compte de ce
qu'elle affiche, que la littérature est « théorie du langage • (p.197).
Car, en oubliant les signifiants, elle a oublié le langage. Elle n'a retenu
qu'une grammaire de situations, qui, naturellement, transcende les
langues, ignore les problèmes de la traduction. Cette poétique de la
prose analyse des œuvres en traduction sans pouvoir poser la question
du rappon spécifique d'une œuvre à sa langue, d'une langue à ses
œuvres. C'est pourquoi la sémiotique aime les récits, et les formalise.
Quand elle aborde des proses à signifiants,Khlebnikov, Anaud, c'est
par la motivation nature, pour retrouver I'« inthéorisable», perdre la
littérarité dans une comparaison vague avec le rêve; « la littérature
n'aurait-elle pas, à son tour, quelques éléments que le langageordinaire
ne sait pas dire ? ,. (ibid., p.252). Ainsi la prose redouble le paradigme
qui l'oppose à la poésie, linéarité-narrativité contre le vertical et
l'incommunicable.
Il suffit d'autres présupposés pour retrouver les relations linguistiques de la prose et du rythme. La tradition anglo-américaine n'a pas eu
la fixation française sur les nombres. L'EncyclopediAde Princeton parle
d'un rythme de prose (p.669) S6. La stylistique, dans ses limites, a
donné un sens empirique, qui lui a permis des analyses, à la notion
53. Matila Ghyka, Le Nombre d'or, l, p. 121.
rythmiq11es,p. 80.
54. Paul Fraisse, us Struct11res
5S. Tzvetan Todorov, Poitiq11ede L, prose, Seuil, 1971 (études de 1964 à 1969), p. 28.
56. Tradition ancienne : A History of EnglishProseRhythm de George Sainubury est
de 1912, après History of English Prosody(1906-1910).
PROSE, POÛIE
413
étymologique de « pleine liberté de la prose 57 •• par rapport à la
métrique, il est vrai en se restreignant à une prose artistique, réputée
poétique. Et Cornulier note : « La "variété" des "coupes•, c'est la
prose 58 •· Une théorie non métrique du rythme dans le discours
permet une poétique de la prose comme organisation rythmique,
prosodique, intégrée à son mode de signifier.
Une conséquence de la confusion entre la prose et le langage parlé, et
de la confiscation du rythme par le mètre, a été la conception de la
langue française comme une langue sans rythme. Ce que Pius Servien
appelait le « préjugé de la langue sans accent 59 ,. • Il croyait le corriger
par ses nombres. Ceux-ci ne laissaient pas moins une « prose réelle,
état sonore amorphe ,..
S. Pour Monsieur Jourdain le français n'a pas de rythme
C'est une longue tradition. Elle met en question la pertinence des
descriptions d'une langue par ceux qui la parlent. Un consensus de
descriptions ne prouve rien. Les grammairiens arabesn'ont pas décrit
d'accent dans la langue arabe. Ce qui prouve seulement la nondescription, pas l'absence de l'accent. Une tradition descriptive peut
faire obstacle à un autre mode de description. Ainsi, en arabe, la
longueur, et la relation à la longueur, a pu cacher l'accent.
Les descriptions du français sont des modulations sur l'absence
d'accent. Elles ne sont pas réservées à une ère prélinguistique. Elles ont
pris aujourd'hui une forme linguistique. Sans doute leur raison
permanente est-elle lacomparaison avec les langues à accent de mot, le
français ayant un accent de groupe. Tout s'est passé, et se passesouvent
encore, comme si cet accent était invisible, et que les autres langues
empêchent de l'entendre.
Il y a deux types de description : dans le premier, le plus représenté,
le plus ancien, le français n'a pas d'accent. Dans le second, le français
est une langue à accent fixe. Incompatibles entre eux, ils sont
logiquement reliés, entre eux, et à la théorie traditionnelle du rythme.
Rapin, en 1672, écrivait : « notre langue a toujours un même ton ce
que Despreaux appelle psalmodier 60 ... L'idée est commune au XVIII"
siècle, et explicitement liée, par exemple chez Condillac, à la métrique :
57. Jean Mourot, ChattaHbriand, p. 86.
58. Benoît de Comulier, • Problèmes de métrique française •, p. 32.
S9. lts rythmes comme introdHctionphysiqHeà l'tsthétiqHt, p. 72.
60. René Rapin, les réflexionsSHTlapoétiqHedt ce temps tt SHTlts 0H1m1ges
despoires
ancienset modernes, (1674), Droz-Minard, 1970, p. XXVI.
-414
CRmQUE
DU RYTHME
Le français n'ayant point d'accent, n'a point d'inflexion syllabique.
Les pieds de nos vers sont uniquement marqués par le nombre des
syllabes 61 ,._ Rousseau, dans la Nouvelle Héloïse (1, XLVIII) :
« N'ayant et ne pouvant avoir une mélodie à eux dans une langue qui
n'a point d'accent 62 •; dans la Lettre sur la musiquefrançaise: • Je
crois notre langue peu propre à la poésie et point du tout à la musique63 •· L'accent de groupe du français fait à A.W. Schlegel l'effet que
« parler, dans la langue française, est une question constante,
impatiente 64 •. Il parle de la • grande indétermination 6s • de la
prosodie française, de« molosses français • (un molosse = 3 longues),
sur le plan de la quantité : • les six syllabes d'irritabilité
-Ut.JUU«
SOnt plus vite dites que les trois de Reizbarkeit
-
u
-
»,
où il est clair qu'il
prend pour un accent d'intensité, avec allongement de la syllabe,
l'accent d'insistance émotionnelle, qui porte sur la première voyelle
sans allongement de la syllabe. Pour Schlegel, le « discours familier
vivant •, avec son • emphase •• entraîne « souvent des séries entières
de syllabes longues •. Prenant des exemples dans le théâtre, voici
comment il scande (ibid, p.2O9-21O) :
Me
pardonnerez-vous de vous avoir
w--"''-'_..,,,_...,
___fait naître
...,
Oh, Ie hennêteJ g~
s~
s~s doute ~ 1a!!_r~
Car
ceux qui n'y sont pas !
..,,_...,_~_
Ce ne sont pas des documents d'un passé révolu. Jean-Pierre Faye,
en 1973, parle de « cette étrange langue qu'est le français, où il n'y a
pratiquement pas d'accentuation 66 •· Quant au Dictionnaire de la
61. Condillac, Trllitl th /'at d'lcrin, cité par Kil>EdiVarga, les const11rrtts
d11pohnt,
p. 74.
62. Il s'agit de• l'erreur des Français sur les forces de la musique•• J.-J.Rousseau,
ŒllflTtScomplètes,t. Il, p. 132, éd. de la Pléiade. Rouucau polEmiqu.aitcontre le Trllill
dt L, prosodiefr11rrÇ11ist
de l'abbé d'Olivet (1736) qui reconnaissait aussi l'absence d'un
• accent prosodique • mais l'estimait compms& par un• accent oratoire • (cf. éd. citée,
p. 1419).
63. Ces exemples cités par Pius Scrvien, Scitrrcttt Poésie,p. 136, ainsi qu'une autre
phrase de Rousseau, citée par erreur comme provenant de P,fT'U'liorr: • Persuadé que la
langue française, destituée de tout accent, n'est nullement propre à la musique •• tt que je
n'ai pas réussi à retrouver.
64. A. W. Schlegel, Dit K11nstlthrt,p. 264.
Pottilt, Stuttpn, Kohlhammer, 1962, p. 209, dans
65. A. W. Schlegel, Spr11cht11rrd
Utbtr dit Rtgtlrr des dt11tschtnJ11mbm,à la suite de Bttr11chtungtrr
11tbtr Mttrilt, entre
1795 tt 1800.
66. J.P. Faye, dans Ch11ngtdt forme: Biologiestt Prosodies,colloque de 1973,
10-18, 1975, p. 286. Et un critique américainécrit en 1980 : • ln French, a languagewith
PROSE, POÉSIE
415
voix, l'absence d'unité dans les écoles de
chant en France, à la différence de l'Italie, de l'Allemagne, de l'URSS,
est attribuée « en partie à un individualisme chronique mais surtout à la
lan&11e,
qui est dénuée d'accent tonique •·
m11siq11e
(Bordas), à l'anicle
La difficulté à percevoir si le français a un accent éliminait le rythme
là où il n'y a pas de métrique. Ossip Brik remarquait : « l'accent
français est à peine perceptible, et on ne peut parler du moindre rôle
organisateur qu'il ait dans le mot 67 •· En effet, au niveau du mot, et
par rapport à une langue à accent de mot. L'« instabilité du système
accentuel en français 68 •, vérifiée pour le mot, est un obstacle à une
poétique du mot. Une poétique du mot a beau reconnaître « la
prétendue faiblesse de l'accent en français ,., comme dit Kibédi Varia
(livre cité, p.65), si elle continue de partir du mot, elle ne peut atteindre
une théorie du discours comme rythme.
Claudel a son intuition propre du rythme de la langue, quand, dans
Positions et propositions, il écrit : « On peut dire que le français est
composé d'une série d'iambes dont l'élément long est la dernière
syllabe du phonème et l'élément bref un nombre indéterminé pouvant
aller jusqu'à cinq ou six de syllabes indifférentes qui le précèdent 69 "·
Matila Ghyka, qui cite ce passage, ajoute : « Par contre l'allemand et
l'anglais sont des langues à rythme plutôt trochaïque (trochées,_ v ,
dactyles,- vv,
péons I, - vvv), comme le latin 70 ... Il est
rèmarquable qu'après Baudelaire, ce soit Claudel qui ait ces intuitions
sur le rythme du français, dont témoignent aussi, dans le même texte,
ses notations, son insistance sur les finales. L'invention rythmique est
continue à l'invention théorique.
Mais l'iambe de Claudel est une métaphore, puisque son premier
élément peut inclure plusieurs syllabes. La théorie proprement
ïambique, binaire, du rythme en français, a été critiquée par Georges
Lote 71• 11n'est pas sûr qu'elle soit définitivement éteinte. Paul Verrier
supposait une alternance ancienne, remplacée « dans notre dictiôn
actuelle ,. par une alternance entre fortes et faibles qui« n'est plus fixe,
ininimal accent, the traditional prosody OflanÎZessyllables •• Charles O. Harunan, Fru
Vtrtt, An Esu1 on Prosod7, éd. citée, p. 16.
67. Osip Brik, • Le rythme et la syntaxe•• dans TVIOnwys ... , p. 73.
61. Kibédi Vafla, Lts Constttntts d11pobnt, p. 7S.
69. Paul Claudel, Œ11wts tn prost, Gallimard, éd. de la Pléiade, p. 33, dans
Rifk,cions tt Proposmons SIIT lt 1/tTS fr•nçttis, S 19. Phonème équivaut ici à groupe
rythmique.
70. Matila Ghyka, u Nombtt d'or, 1, p. 122, n. 2.
71. Geofles Lote, l'Akxttndrin /r•nçttis d'ttpris J. phoninq11t npmmtnt.lt,
p. 467-469. Il n'y a ce binaire que lorsque les limites de mots l'installent par des séries de
dissyllabes.
416
CRITIQUE DU RYTHME
mais seulement réglée 72 •. La difficulté de reconnaître le rythme, en
français, a pu favoriser l'impressionnisme vague qui marque tant
d'allusions au rythme. Ce flou n'a ni linguistique ni philologie. Mais il
a des diphtongues 73• L'accent de phrase est syncrétique. Il est difficile à
reconnaître 74•
Troubetzkoy est un des rares à avoir placé correctement l'accent du
français, notant : « L'accentuation n'a rien à voir avec la délimitation
du mot. Sa fonction consiste seulement à diviser le discours en phrases,
membres de phrases et éléments de phrase. Si un mot isolé est toujours
accentué sur la syllabe finale, cela vient seulement de ce que ce mot est
traité comme un élément de phrase. L'accent français ne signale pas la
limite finale d'un mot en tant que telle, mais la fin d'un élément de
phrase, d'un membre de phrase ou d'une phrase. Le recul de l'accent
72. Lt Vtrs français, li, p. 20 et 288, n. 28.
73. Comme pour Le Roy, dans sa Grammaire dt dictionfrançaise(v. chapitre VI), il
y a des • diphtongues • en français moderne pour Suberville, Histoire et Thiom dt-14
versificationfrançaise, s.d. [19S6 ?; la l" éd. semble dater des années 40] p. 30; pour
j. Krafft, Poisie corpset iime, p. 14; pour K. Varga, Les ConstAntesd11poème, p. 76-79;
pour Elwert, Traité de versificationfrançaise, § 136, p. 97.
74. Des non-spécialistes s'étonneront qu'un fait de langage aussi important suscite des
interprétations diverses et même opposées. C'est que justement il n'est pas donné. li ne
suffit pas non plus d'enregistrer. Pour l'accent en français, il y a des divergences entre
phonéticiens, mais peut-être parce que l'accent n'est pas du seul ressort de la phonétique,
mais aussi du discours. Ce qui paraît à travers la version la plus récente de la thèse qui
veut que le français n'ait pas d'accent. Sa coïncidence avec l'intonation éliminerait
l'accent. Mario Rossi, qui montre que • l'intonation est un actualisateur de la hiérarchie
syntaxique • ( • Le français, langue sans accent ? • dans Ivan F6nagy-Pierre Léon,
L 'Acctnt en français contemporain,Ottawa, Marcel Didier, 1979, p. 39), en conclut que
• le franç~is est une langue sans accent, en ce sens que l'accent et l'intonation ne
constituent, ni par leur nature ni par leur fonction, deux unités distinctes • (ibid.). Ce
qui présuppose que l'accent n'est qu'accént de mot, puisque l'absence d'accent de mot est
une absence d'accent : ~ Mais il reste que les morphèmes et les lexèmes ont des propriétés
1 qui
les caractérise n'est qu'un générateur
accentuelles; toutefois l'accentème
d'intonation, il ne peut être, comme dans les iangues à accent libre, un générateur
d'accent de mot •· Une des limites de cette analyse tient peut-être aussi au type de ses
exemples, phrases homophones à distinguer, telles que jean p11r/eet ,'en p11rle,ou Les
c:hansunsd11re11t
en hwer I Les champssont d11rsen hivrr, phrases factices, isolées, hors
discours, qui poussent à privilégier l'accent d'insistance, dit ici• interne •· Dans le même
recueil, Fonagy parle de la • mobilité de l'accent en français moderne • (p. 137 - dans
• L'accent français : accent probabilitaire • ). Il montre inversement que c'est l'accent qui
différencie 'six lapins de j'j/ a 'peint (et la situation, le contexte, le discours ?); qu'entre
un numéral et un démonstratif, sept épinglts et cette épingle, l'accent porte sur le
numéral; que l'interrogatif attire l'accent, dans • qui est arrivé ? • - • C'est ce qui
explique que la mélodie est généralement descendante dans les phrases exclamatives,
impmtives et dans les questions partielles • (ibid., p. 147). Ainsi l'accent et l'intonation
pe'Uvent être solidaires sans que cela élimine l'accent, puisque celui-ci est justement,
comme l'intonation, accent de phrase. Mais les phonéticiens semblent continuer
d'exercer leur spécialité dam la linguistique de la phrase et de l'énoncé, non dans une
linguistique du d1scoun.
I'
417
sert exclusivement en français à des fins de •stylistique phonique• 75».
Encore la dernière phrase met-elle à tort sur le même plan l'accent de
groupe, toujours final, et l'accent d'insistance, qui est prosodique
seulement.
PROSE, POÉSIE
Après une langue sans accent, la position de l'accent toujours en
finale de groupe a fait passer le français pour une langue à accent fixe.
Ce qui, de spécieux, devient aussitôt, par comparaison avec une langue
à accent de mot, une nouvelle erreur : « En français, personne a un
accent fixe sur la syllabe finale », et « Le mot en français a un accent
fixe sur la dernière syllabe, puisque les mots français [... ] Stupide I
Ridicule ! Idiot ! auraient chacun normalement une baisse de hauteur
sur la dernière syllabe; mais il y a aussi la possibilité en français de
produire une insistance supplémentaire en plaçant la baisse de hauteur
sur la première sy_llabedans chaque cas
•
•
..
•
ce qui n'est certainement pas possible en anglais ou dans n'importe
quelle autre langue à accent de mot (stress language), et ceci souligne la
non-pertinence de l'accent (stress) pour la forme du mot en français76•· Non seulement l'énoncé est erroné mais il est contradictoire. Il
présente successivement l'accent comme accent de mot et non pertinent
comme accent de mot. Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas d'accent de
mot, mais avec la seule notion d'accent de mot. C'est qu'il n'a pris pour
exemples que des mots, au lieu d'un discours. La nature particulière de
ces exemples lui fait mettre sur le même plan l'accent d'insistance
émotionnelle et l'accent d'intensité .
•
Certaines formulations de Paul Garde ont peut-être été trompeuses.
Le français est placé, dans son livre L 'Accent,parmi les langues à accent
fixe, et comparé, juxtaposé au tchèque : « Ainsi l'accent en français est
toujours sur la dernière syllabe : am'i, brav'o; en tchèque sur l'initiale :
n'edorozuméni "malentendu"; [... ] en polonais sur la pénultième :
rozpr'awa "querelle• ,. (p.5). Ces langues à accent fixe sont opposées
aux langues « à accent libre », comme « le russe, l'italien, l'allemand,
l'anglais, etc., où aucune règle ne fixe la place de l'accent dans le mot »
(p.6). Mais il prête à confusion de mettre dans la même catégorie une
langue à accentde mot fixe, comme le tchèque, et le français, à accentde
placefixe, non de mot. Comme de mettre ensemble l'italien et le russe.
Car, sauf les conjugaisons qui ont des déplacements d'accents dans les
7S. N.S. Troubetzkoy, Principesde phonologie,p. 296, n. 3. Troubetzkoy note plus
loin que le français c n'attribue que fon peu d'imponance à la délimitation des mots (ou
des morphèmes) dans la phrase• (p. 313), par rappon à des langues qui ont beaucoup de
démarcatifs, en plus d'un accent fixe.
76. J.O. O'Connor, Phonetics,Londres, Penguin, 1978 (1973, 1,.. éd.) p. 236-23;>.
418
CRITIQUE DU RYTHME
deux langues, l'italien est à accent libre en ce que l'accent n'est pas dans
tous les mots à la même place, mais, mis à part la remontée d'accent
dans les amas d'enclitiques (rendétemelo). un même nom y garde
toujours l'accent sur la même syllabe; alors qu'en russe, l'accent est, de
plus, mobile, du singulier au pluriel, ou selon les cas grammaticaux,
pour un même mot, dans certaines catégories. Il est ambigu de dire
qu'en français « l'accent tombe sur la syllabe finale • (p. 98), sans
préciser de quoi 77• Mais ailleurs, Garde dit que « le groupe • (p.47)
porte l'accent, et qu'en français « tout syntagme-prédicat est nécessairement accentogène • (p.19), « tout groupe de mots étroitement liés
par le sens et non séparés par une pause est susceptible d'être traité
comme une unité accentuelle unique, et par conséquent doté d'un seul
accent, quelle que soit sa composition grammaticale. Ces groupes sont
d'autant plus longs que le débit sera plus rapide et moins soigné ,.
(p.95). D'où « l'élasticité de l'unité accentuelle• (p.96), l'effet
d'absence accentuelle : « Cette particularité de notre langue crée
l'impression, assez répandue chez les francophones, que le français n'a
pas d'•accent tonique•. Et de fait, on peut se demander si une mise en
relief qui se fait dans le cadre d'une unité qui n'est pas grammaticalement définissable mérite encore le nom d'accent. Nous pensons que
oui, puisqu'il subsiste la possibilité de définir grammaticalement l'unité
accentuelle virtuelle • (p. 96).
La poésie, et surtout ce qui en est dit, demeure encore dans cet effet
de non-rythme où le non-rythme de la prose, le non-rythme de la
langue se renforcent mutuellement. Cet effet est un obstacle à un abord
empirique et historique des discours. Il se définit comme une idéologie.
Il en a le pouvoir d'illusion, la transparence. Les faux problèmes qu'il
crée balancent ceux qu'il empêche de voir.
6. Le caractère des langues
Sans les valorisations, les esthétisations caduques, ni la beauté, ni la
pureté du type 78, croyance liée à la linguistique historique du siècle
77. Dans Ilse Lehiste, S11pr,asegmenci,/s
(Massachusens lnstitute of T echnology, 19'79
- 1,. id. 1970), p. 148, se référant à un article de R. Jakobson de 1931, il s'agit
nettement de • la place de l'accent sur une cenaine syllabe •• déterminée par nppon 111
mot, et, à côté du tchèque et du polonais, le français est mentionné« avec un accent sur la
dernière syllabe •• alors qu'en tchèque il est sur « la première syllabe d'un mot •· On
voit où remontent les comparaisons, et la notion.
78. État p11rde cette croyance dans, par exemple, Rémy de Gourmont, Esthétiq11e
tl.,
l. Ling11efr•nr;•ise,p. 147-148 : • une langue reste belle tant qu'elle reste pure. Une
langue est tou1ours pure quand elle s'est développée à l'abri des influences extérieures.
C'est donc du dehors que sont venues nécessairement les atteintes portées à la beauté et à
l'int~rité de la langue française •. Même Humboldt, pour qui la beauté et la pureté du
PROSE, POÉSIE
419
dernier, y a-t-il un rythme propre à chaque langue, comme sa
phonologie lui est propre, situant ainsi un élément du caractère des
langues, la question de leur « génie .., qui n'est que celle de leurs
contraintes et de leurs possibles ? Rémy de Gourmont avait mis en
épigraphe à son Esthétique de la langue française ces deux phrases de
Humboldt : « Le caractère est le style d'une lan&11e.Chaque langue a
son caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes verbales;
c'est dans les mots qu'il met d'abord son empreinte obscure et
profonde ». Il faudrait y ajouter ici cet autre passa&e: « La langue n'a
son lieu propre que dans les combinaisons du discours, grammaire et
lexique n'étant guère plus que son squelette sans vie 79 ».
Mais les remarques capitalisées sont essentiellement lexicales,
morphologiques, syntaxiques. D'autre part, elles sont tirées des
littératures. Il n'y a pratiquement rien, chez Humboldt, sur le rythme.
Allusions trop générales, situées dans un projet qu'on ne peut
reprendre tel qu'il est : « grâce à la forme rythmique et musicale
inscrite au ca:ur des masses sonores, la langue exalte, en la transposant
dans un autre domaine, l'impression de beauté produite par la nature ..
(ibid., p.200; voir p.241). De même pour les remarques de Huizinga
sur les termes du jeu en diverses lan,ues, dans Homo ludens. Un
exemple du rapport entre rythme et caractère, qui échappe aux moyens
et aux concepts actuels, est proposé pour les langues africaines : .. une
question difficile : est-ce que les structures des langues africaines,
phonolo&iques et grammaticales, ont quelque rapport avec le style
oral ? 80 ». Encore la question ne vise-t-elle que la constitution des
syllabes, non un génie des langues.
Généralement, le rapport présumé est global. Il n'est pas analysé.
Adorno, pour expliquer son retour à Francfort après la guerre, donne
pour argument son retour dans la langue : « la langue allemande
présente une sorte d'affinité élective toute particulière avec la
philosophie, et, en tout cas, avec son· facteur spéculatif 81 ,. . La
proximité de l'allemand et du grec est souvent invoquée. Il s'agit d'un
échange entre la langue comme activité et les activités tenues dans cette
type existent, présente des contre-concepts, par exemple en deux points : • Plus une
langue s'éloigne de son origine, plus elle gagne, toutes choses égales d'ailleurs, en
forme • (lntrod•ction 4il'œ,wre sur le k11vi,p. 230), et quand il commente la différence
avec le &rec moderne, qui calque l'ancien, et les langues romanes • projetées dans dei;
parages inexplorés • (ibid., p. 400), impliquant par là une plus grande créativité des
langues romanes. Il n'y a pas de langue, ni de culture, sans métissage.
79. Wilhelm von Humboldt, lntrodNction4il'œNvre sNrle k11vi,Seuil, 1974, p. 166.
80. Maurice Houis, Anthropologie linguistique de l'AfriqNe noire, P.U.F., 1971,
p. 6S.
81. Cité dans Manin Jay, L'lm11gm11riondialect1que,
p. 317.
420
CRITIQUEDU
RYTHME
langue. Cet échange pr9duit l' « esprit poétique ,. des langues. Pour
Humboldt, la poésie et la philosophie - partiellement un paradigme
du couple poésie-prose - vont « jusqu'au plus intime de l'homme, en
influençant d'autant la langue qui lui est conjointe 82 ». Il ajoute : « Il y
a plus : seules peuvent espérer s'épanouir pleinement les langues qui
ont connu au moins une fois l'essor de l'esprit poétique et de l'esprit
philosophique, surtout si cet essor n'a pas été provoqué par l'imitation
étrangère mais a jailli spontanément. Il arrive aussi parfois que des
groupes entiers de langues, tels que les langues sémitiques et le sanscrit,
aient un esprit poétique si vivant que celui qui animait une langue
ancienne du groupe ressuscite en quelque sorte dans une langue plus
tardive ,. (ibid., p.238). L'esthétisation passe par les « mérites ,. et les
« défauts ,. d'une langue. Elle ne dit rien des différences rythmiques.
Un abord contrastif, strictement prosodique, peut fournir un
élément, fragmentaire mais historicisé, pour contribuer au rapport
entre le caractère et le rythme. La modification constamment en cours
du « rapport quantitatif entre le système vocalique et le système
consonantique .., en polonais et en français, en serait un exemple et une
condition : « Jusqu'au x111esiècle le polonais disposait de 8 paires de
voyelles se distinguant entre elles par la durée. Du XIVeau x~ siècle, les
différences quantitatives disparaissent et le nombre de voyelles se
réduit à 11. En langue "littéraire" de nos jours il n'en existe plus que 8
dont 2 nasales : IËIet loi.Par contre, le système consonantique a
continué à s'enrichir. Au XVIesiècle la langue cultivée comptait
39 consonnes; au XIX"siècle, elle en comptait 47. Actuellement, elle
dispose de 48 à 50 consonnes. Le rapport entre les deux systèmes est
donc de 1,6 et la fréquence de leur emploi de 2,3 environ (à peu près
40, 1 % de voyelles sur. 59,9 % de consonnes). En outre la faculté de
combinaison des consonnes est bien plus grande en polonais - on y
rencontre souvent des groupes de 3 ou 4 consonnes [... ] En français, il
!œl.Le système vocalique
existe 16 voyelles dont 4 nasales : li!,loi,IËI,
permet donc deux fois plus d'oppositions et de combinaisons que celui
du polonais. Par contre, le système consonantique ne compte que 17
phonèmes et les possibilités de les combiner sont réduites - le groupe
consonantique le plus fréquent ne compte que deux sons (presque,
partir, prendre, charger, cascadeur, etc.) 83 ». Linguistiquement, nous
sommes • conditionnés par le rythme de notre langue maternelle.
Apprendre une langue étrangèr~ c'est aussi, c'est avant tout, changer de
rythme, subir une sorte de "recyclage" rythmique et intonatif ,. (ibid.
p.301 ). Mais quel est l'effet de ce caractère sur les possibles et les
82. lntrod11ctionà l'a11tJres11rle k•tJ1,p. 238.
83. Jadwiga Dabrowska, • Le rythme de l'expression en lan(Ue française tt
polonaise •• Les Rythmes, p. 299-300.
PR.OSE, POtslE
421
contraintes de la langue, sur lesquels jouent aussi les possibles et les
contraintes culturelles, idéologiques ? Que déterminent en partie à leur
tour toutes les productions antérieures faites dans la langue.
Il y a une conscience consonantique et vocalique des langues, qui
varie, et constitue un élément idéologique de la composition des
œuvres. Les variations, selon les époques, sur l'euphonie et la
cacophonie, témoignent de l'activité floue mais réelle de cet élément.
Dans ses Betrachtungen über Metrik, A. W.Schlegel expose une
esthétique phonétique de l'allemand, qui inclut une eurythmie. Les
consonnes y forment davantage la « représentation ,. (das Darstellende), et les voyelles « l'expression ,. (das Ausdrückende) 84 • Les
consonnes sont pour lui « originellement des actes mimiques ,. (ibid.,
p.188). Comme pour Rousseau dans l' Essai sur l'origine des langues, les
langues des • peuples du Nord•, germaniques et slaves, pour lui
« débordent de consonnes ,. (ibid., p.190). L'adoucissement est la
diminution du nombre des consonnes, l'idéal paraissant un équilibre
entre consonnes et voyelles. En quoi le « dialecte haut allemand est
supérieurement malheureux ,. (ibid., p. 190), mais moins encore que
celui de la Bohême qui a « des mots entiers sans une seule voyelle, et
chez qui des mots comme "Przmysl" sont tout à fait habituels ,. (ibid.,
p. 191). Suit une échelle où les sonores {b, d, w) ont la préférence sur les
sourdes (p, t, f). Il compte le nombre de consonnes en finale, jusqu'à
cinq. Les voyelles ont leur couleur (p.199). Ce qui domine est que« le
dur ,. est à l'opposé de la beauté (p.201) : « la dureté d'une langue est
un défaut •· Ce sentiment linguistique n'est pas seulement situé par les
fictions théoriques de son temps, et une notion du caractère des langues
qu'on trouve aussi chez Madame de Staël. Sa valorisation implicite du
français, sauf pour les nasales, répond à une situation de prestige
culturel, subi, dont le symétrique est sa conscience malheureuse de
l'allemand. Il contient pourtant des précautions contre une psychologisation, contre la « virilité de notre langue ,. (ibid., p.201), et les
transpositions imprudentes.
Sur le fond du futurisme russe, Mandelstam énonce une autre théorie
de la consonne, du primat de la consonne : « Multiplicateur de la
racine, la consonne, indice de sa vitalité 85 ,. • Mandelstam prend un
exemple de Khlebnikov, et ajoute : « Le mot se multiplie non par les
voyelles, mais par les consonnes. Les consonnes sont la semence et le
gage de la postérité de la langue. Conscience linguistique en baisse, la
disparition du sentiment de la consonne. Le vers russe est saturé de
consonnes et les fait résonner, claquer, siffler. Véritable parole du
84. August Wilhelm Schlegel, Sprache11ndPoetilt, p. 187.
85. Osip Mandelstam, « Zametki o poezii • (Remarques sur la poésie, t 923), Sobr11nie
soéinenii,t. 2, p. 303.
422
CRITIQUE DU RYTHME
monde. Parole de moines, la litanie des voyelles ,. (ibid.). Où
Mandelstam a choisi des mots contenant des affriquées, des consonnes
doubles (tsokaet, i séelkaet, i svistit imi), comme si la saturation
consonantique et les jeux étymologiques russifiaient, hyper-russifiaient
le discours, vers les Scythes. Equivalent slavophile du choix de mots
saxons, et brefs, dans la poésie anglaise. Réaction nationale symétrique
contre une latinité à mots longs qui fait une base justement quasi
internationale des lexiques. Il s'y mêle un vitalisme : « plénitude de
son, plénitude de vie • (ibid., p.306). Mandelstam voit la recherche
poétique comme une recherche de la spécificité de la langue : « Il n'est
pas vrai que dans la parole russe dorme le latin, il n'est pas vrai que
dorme en elle l'Hellade. [... ] Dans la parole russe c'est elle-même qui
dort et seulement elle-même ,. (ibid., p.304). L'accueil qu'il fait à Ma
sœur la vie de Pasternak contient, métaphoriquement, avec la part du
corps et de l'anti-occidentalisme un double rapport poétique et
politique à la langue qui passe par la poésie : « Lire les vers de
Pasternak, c'est se purifier la gorge, se fortifier la respiration, se
renouveler les poumons : de tels vers doivent guérir de la tuberculose.
Nous n'avons pas aujourd'hui de poésie plus saine. C'est du lait
fermenté après le lait américain ,. (ibid., p.306). La contradiction de
Mandelstam, tourné vers cette spécificité linguistique-poétique, est
qu'il la pose à la fois contre l'occident et contre Byzance, contre les
moines, contre le latin. Il cherche une « vulgate ». Mais la « nuit
étymologique• de Khlebnikov, dont il parle dans un autre anicle 86,
cette historicité de la langue russe, est hellénistique : « La langue russe
est une langue hellénistique ». Les propositions de Mandelstam
demeurent, justement dans leur situation, un élément du problème
poétique, qui en apparaît dédoublé : poétique des œuvres, poétique
des langues.
Ces jugements sur les langues se défont en particulier dans leur
rythmique, surtout si celle-ci se réduit à une métrique. Ainsi Jousse,
entre autres, tenait pour établi que le rythme linguistique de l'anglais
est l'iambe : « La langue y porte si naturellement que l'on a pu dire [... ]
de la prose anglaise qu'elle court en üimbes 87 ». Il note en effet la
tendance des métriciens anglais et allemands à réduire en iambes « des
rythmiques qui, comme celles du français, de l'arabe et, peut-être, de
l'hébreu, ont quatre, cinq syllabes successives non accentuées • (ibid.,
p. 186). Autre rapport « naturel ,. de ce genre : la langue grecque
86. • 0 prirode slova •• La nature du mot (1922), t. 2, p. 287, ainsi que la phrase
suivante.
87. Marcel Jousse, f.tudes de psychologielinguistique, le Style oral rythmique et
mntmottchnique chez les Verbo-moteurs,Gabriel Beauchesne, 192S, p. 18S.Jousse cite
Elwall,Nou1.1e/le
prosodieanglaise.
PROSE, POfsIE
423
ancienne « riche en dactyles », pour laquelle J ousse cite Havet : « Si les
anciens -.:it)10t,1
ont employé le rythme dactylique, c'est qu'il leur était
dicté par la cadence naturelle de leur parler 88 ». Quant au français,
citant des alexandrins cadencés de Lamartine, scandés comme
,'-! v,- .,v. v-:- v v, -dvlàv
~
] az vecu J az passe ce désert e
vie
J ousse écrit : « La langue française produit donc des anapestes
d'intensité et de durée » (Le style oral, p.188). Les choses ne sont pas si
claires. Une régularité relative dans les intervalles entre les accents de la
langue anglaise a fait remarquer que Grammont, avec l'isochronie qu'il
mettait dans le vers français, décrivait l'anglais sans qu'il s'en rendît
compte 89• Mais il n'est plus certain non plus que ce qui prévaut dans la
métrique est ce qui prévaut déjà dans la langue. Harding mentionne
une étude sur l'accent et l'intonation en anglais« qui soit dit en passant
jette un grand doute sur l'affirmation répétée de manière non critique
que l'anglais est une langue naturellement iambique » 90• A quoi
s'ajoute la possibilité d'une lecture décasyllabique particulière du
pentamètre iambique en anglais, esquissée plus haut.
Le lien entre une métrique et une langue n'est pas aussi naturel que
les notions admises feraient croire. Nougaret a noté que la métrique
latine classique reposait « sur la prononciation courante, tout au moins
sur celle de la classe cultivée91 •• et que le changement dans la nature de
l'accent, vers le lllc s. après J .C., d'accent de hauteur en accent
d'intensité fait « les conditions nécessaires à la naissance d'une :\Utre
versification, la versification rythmique •· Mais pour le latin même, les
inconnues du saturnien montrent que, comme l'a écrit Roman
Jakobson, « la versification ne peut jamais être entièrement déduite de
la langue92 ».
Il y a un rythme linguistique, propre à chaque langue. Ce qui ne
signifie pas que la langue a un rythme. Ce sont les mots, les phrases, les
discours qui ont un rythme. La langue est l'ensemble des conditions
rythmiques. Meillet parle du rythme quantitatif indo-européen93• Il cite
l'article de Saussure de 1884 sur le rythme des mots grecs : « les
successions de trois brèves tendent à être évitées par la langue ,. (ibid.,
p. 180). Saussure parlait de « loi rythmique », de « tendance rythmi88. Louis Havet, Coi,rs élémmrairt dt mttriqNt grecqi,t tr '4tint, 5• éd. p. 22, cité
dans k Stylt oral, p. 186.
89. Georges Faure, Lts l.lémmts d,, rythmt poitiqi,t tn ang'4is modtrnt, p. 73-75.
90. O. W. Harding, Words into rhythm, p. 12. Harding commente les recherches
pidagogiques de Stannard Allen, Li-ving English Spttch : Strtss and Intonation Practict
for Fortign Sti,dmts, London, 195-4.
91. L. Nougaret, Traité dt mttrn{Nt '4tint cùusiq11t,p. 122.
92. Roman Jakobson, Q11estionsdt poétiqNt, p. 55.
93. Antoine Meillet, LinguistiqNt historiq11ttt lingi,istiqi,t géniralt Il, Klincksieck,
1951, p. 115.
424
CRITIQUE DU RYTHME
que •• qu'il trouvait « conforme aux règles du vers épique •• et se
demandait« si le plus ancien rythme poétique des Grecs n'était pas en
quelque mesure dicté d'avance par cette cadence naturelle de leur
parler 94 •. Mais il terminait en citant Aristote : « car c•est surtout en
iambes que nous parlons dans le dialogue les uns avec les autres, mais
en hexamètres rarement • (Poétique, 1449 a). Ce qui brouille la
relation. Meillet explique les différences entre métriques par les
différences entre langues : « La principale des différences entre les vers
védiques et les vers éoliens s'explique par la différence entre les rythmes
des deux langues; en grec, où le rythme dactylique est normal au même
titre que le type trochaïque, un même nombre de syllabes représente un
ensemble rythmique moins étendu qu'en védique 95 •· Mais il rapporte
aussitôt que cet hexamètre dactylique, ce« vers grec qui sert à l'épopée
et à l'enseignement », serait « emprunté à la civilisation égéenne de
laquelle les Hellènes ont tant reçu • (ibid., p. 151), et ne serait donc pas
indo-européen. On ne peut plus dire que la définition métrique d'"un
vers soit « imposée par la nature de la langue96 ». On ne peut plus
parler, ahistoriquement, de « pauvreté métrique du français •• en y
voyant « une des fatalités naturelles de la lan&11e• (livre cité,
p. 236-237). Ne serait-ce qu'après Claudel.
Une même langue, un même état de langue, ont pu connaître des
métriques différentes : une métrique syllabique au XVIII• s. en
Angleterre 97 et, en Russie, le passage d'une métrique syllabique à une
métrique syllabo-tonique, puis à une métrique tonique. Je ne parle que
des métriques réelles, non des métriques illusoires comme l'application
du principe quantitatif au français 98 • Cependant, même comme
« violence organisée exercée par la forme poétique sur la langue », au
lieu de « l'adéquation absolue du vers à l'esprit de la langue99 •, la
relation entre une versification et une langue est linguistiquement
nécessaire. Le changement d'état de langue intervient, comme pour le
passage du décasyllabe français à l'alexandrin au XVI• siècle. Mais aussi
des surdéterminations interculturelles : l'importation, depuis la fin du
siècle dernier, des métriques syllabiques du Japon. Une métrique n'est
pas un simple reflet de la structure rythmique de la l
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