CRITIQUE DU RYTHME ÉDITIONS VERDIER 11220 LAGRASSE HENRI MESCHONNIC CRITIQUE DU RYTHME anthropologie historique du langage VERl)IER A l'inconnu B rl0831-11A BCErAABoAl-tA • Dans la poésie c'est toujours la guerre ... OSSIP MANDELSTAM, • Remarques sur la poésie ,. (1923), dans Colkcted Works,Sobraniesoëinenijen 3 vol., New York, lnter-Language Literary Associates, 1966-1969, t. 2, p. 302. La théorie du rythme politique. Elle prend la suite du Signe et le poème, et des volumes de Po"r la poétiq1'e.Des éléments, impliqués dans CritiqM-e du rythme, sont développés dans Langage histoire "ne mhne théorie, qui est en cours. Les deux livres participent d'un même travail. est I CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE Critique, théorie : je vise à rendre ces tennes interchangeables, pour situer l'entreprise qui commence ici, concernant le rythme dans le langage, comme à la fois une pan de la théorie du langage, et la partie qui en est peut-être la plus importante. Entrer immédiatement dans la technique, ou dans son histoire, serait jouer un certain jeu. Pour savoir quel est ce jeu un détour est nécessaire. Il s'agit de l'historicité des discours. Où il s'impose que tout propos qui porte sur quoi que ce soit du langage, exposé scientifique, énoncé didactique, ou essai, tout est toujours stratégie, et pris dans un combat. Il s'agit d'indiquer lequel, et quelle stratégie, quel enjeu sont livrés à l'occasion du rythme. Situer les résistances. Ce qu'on a à gagner. Une poétique et une politique de l'individuation est en jeu. En fltrité, ü n'est pas de théom q11ine soit un fragment. soigne11sement préparé,tk quelque a11tobiographie. Poésie et pensée abstraite • (1939), Œ11wes,éd. de la Pléiade, I, 1320. PAUL t. Nécessité et VALtRY, « situation d'une critique La théorie est critique. C'est son aventure. La théorie du langage est une aventure de l'anthropologie. Elle ne peut pas ne pas se hasarder comme théorie du sens, mettre à l'épreuve sa propre historicité, et celle du langage. D'où à la fois elle est paniculière, et déborde ses limites. Panant de l'implication réciproque entre le langage et la littérature, elle ne refait plus l'erreur théorique et politique de ceux qui se sont tenus à la technicité de ces problèmes. Le travail théorique se découvre autant un travail de l'éthique et du politique. Ainsi il se découvre stratégie. Il met à découvert le caractère nécessairement stratégique, situé, de tout discours sur le langage. Tout discours sur le langage, qu'il le dise ou non, est tenu, par hypothèse, pour ,impliquer une théorie du ~ens, du sujet, du social, de l'histoire, de l'Etat. Tout discours sur l'Etat, sur l'histoire, le social, la notion de sujet, impose d'y chercher comment il implique un statut du langage, une position, un fonctionnement et une fonction de la littérature. Cette hypothèse vaudra ce qu'elle permet de mettre à découvert, de reconnaître dans ses stratégies. C'est-à-dire dans son enjeu. Cette recherche de la stratégie, de l'enjeu, dans les discours sur le langage, fait la situation, et la condition d'efficacité de ce travail. Par là il poursuit le questionnement commencé dans le Signe et le poème 1• et 1. Gallimard, le Chemin, 197S 16 CRITIQUE DU RYTHME il est inséparable du travail en cours, Langage histoire une même théorie2. S'il s'agit ici du rythme, des théories du rythme, c'est parce qu'il y a à montrer par là que l'aventure théorique et l'aventure poétique sont inséparables. Elles panagent une même historicité, un même inconnp. Les relations du rythme et d~s méthodes pour le définir exposent de manière privilégiée l'enjeu épistémologique des sciences humaines, d'une diéorie du sens, enjeu non seulement poétique mais politique des pratiques littéraires : c'est l'imponance de la littérature, paniculièrement de la poésie, non dans les politisations, pas plus que dans les poétisations, mais dans le politique, jusqu'à la politique. Détour pour donner un sens plus fon à l'intuition d'Ezra Pound, que la littérature est vitale pour une société. Ce que je ne prends pas seulement pour une vitalité, mais pour un révélateur de son sens du sens, de son sens de l'histoire, de son sens des sujets. Je situe plus loin mon propos, pour placer son efficacité : sa prise, qui fait son actualité, sans l'enfermer dans des polémiques à oublier, des problèmes pour spécialistes. Mais il y a d'abord à fonder réciproquement le terme de théorie et le terme de critique. Pour ne pas confondre théorie et science, du moins pour ce qui est du langage et de la littérature, et pour lier dans la critique l'un par l'autre le rejet des schémas installés et la recherche d'un nouveau à penser. Seule cette recherche du nouveau, du non pensé, peut être cntique, se constituer comme critique, faire qu'il n'y ait pas des critiques mais une critique radicale. C'est bien pourquoi il y a à montrer que le rythme dans le langage n'est pas une notion technique, à laisser à la seule technique. Aux spécialistes du vers. La théorie du rythme doit choisir entre la reproduction de son ordre ancien, qui se continue et s'enseigne panout, avec des variantes, et la négation de cet ordre. Le perpétuer, c'est s'assurer dans la loi, mais perdre, du coup, tout caractère de théorie, au sens où une théorie est une recherche, non un maintien de l'ordre. La théorie doit donc être négative. Elle coun alors nécessairement un risque, des risques. Elle ne peut plus être assurée. Ce qui s'enseigne n'est pas èe qui la garantirait, puisqu'elle le nie. Elle n'est assurée par rien. Elle n'est pas non plus assurée de ce qu'elle dit, pqisqu'elle l'avance. Discours hypothétique. Reçu comme s'il était inquisitorial. C'est que précisément il n'est pas reçu. Ne peut pas l'être par ceux dont il se retire. La critique a donc une double 2. Dont le début et des fragments ont paru jusqu'ici, sous forme de chroniques : • Langage,histoire, une même théorie •• NRF, sept.-oct. 1977; « La vie pour le sens, Groethuysen •• NRF, nov.-déc. 1977, janv-mars-avril 1978; • Situation de Sanre dans le langage •• Obliques, n" spécial Sanre, 1979; « L'apocalypse ou l'histoire ,., NRF, août 1979; • Mensonge scientifique et vague romanesque, NRF, oct. 1979; « Religion maintien de l'ordre •• NRF, fév. 1980; • li n'y a pas de judéo-chrétien ,., NRF, mars 1980; « L'Apocalypse .., NRF, avril 1980. CRITIQUE, HlSTOIUCiri DE LA THtOIUE 17 difficulté : découvrir, établir son utopie, et résister à l'occupation actuelle. Sa difficulté lui est difficile à elle-même. Aussi, constatant ce qui est diffusé, depuis les enseignements de linguistique jusqu'à ceux de littérature, elle aurait tendance à redire le mot de Bachelard : « tout ce qui est facile à enseigner est inexact » 3• La théorie n'est pas ici l'absolu étymologique où Aristote voyait une contemplation de la vérité, indépendante de toute pratique, de toute poétique (Métaphysique A, 2, 982 b 10). D'où la certitude, qui en fait ·une doctrine, avec le dogmatique des doctrinaires. André Breton était théoricien, en ce sens. Mais la théorie du langage, du rythme, est théorie de, au sens, aristotélicien aussi, d'investigation (Métaphysiqut :x, 1, 993 a 30). La recherche de ce qui fonde historiquement toute pratique du sens. Que pourrait désigner la maxime de Goethe citée par Cassirer : • Das Hôchste wâre : zu begreifen, das alles Faktische schon Theorie ist - Le summum serait de saisir que tout ce qui est de l'ordre du fait est déjà théorie » 4 • Une recherche infinie comme le sens, l'histoire. Qui ne s'identifie à aucune norme, aucune autorité, et qu'aucune verité-unité-totalité non plus ne borne. Elle déborde donc la saturation formelle de la doctrine structuraliste, qui a passé longtemps pour la théorie, au point de laisser derrière elle ce mélange caractéristique de procédés et de lassitude, favorable aux retours de l'autorité, aux penseurs de charme, et aux bricolages qui couvrent la carence théorique. La science seule, je la laisse au mathématisable, et à son règne, qui est toujours désastreux pour le langage. La théorie du langage n'est pas science au sens des sciences exactes ou des sciences de la nature. Parce que le langage n'est pas de la nature. Elle n'est pas science au sens de la phénoménologie allemande, qui est le sens allemand tout court. Parce qu'elle n'a pas intérêt à cette confusion avec la philosophie, étant une critique de la philosophie. Ce sens allemand inclut la théologie. Il montre sa continuité avec l'herméneutique. Y prend aussi le sens marxiste, qui élimine à son profit l'épistémologie même. La sciencevérité, la science-dogme. Pure de l'idéologie. S'il y a un rire des dieux, il y a un rire de la critique. Quant aux sciences que les Allemands appellent les sciences de l'esprit, les Anglo-Américains les sciences sociales, les Français les sciences humaines, et particulièrement par rapport aux sciences du langage, la théorie du langage, la critique du rythme sont une méta-linguistique. Une critique de la science. Dans ce 3. • En ce qui concerne la connaissance théorique du ml, c'est-à-dire en ce qui concerne une connaissance qui dépasse la ponée d'une simple description - en laissant aussi de côté l'arithmétique et la géométrie -, tout ce qui est facile à enseigner est inexact •• Bachelard, LAphJosophit d11non, PUF, 19-40,p. 2S. 4. Ernst Cassirer, Essaisur l'homme, éd. de Minuit, 1975, p. 24S. 18 CRITIQUE DU llYTHMB qu'elle a de régional. La critique suppose qu'une théorie du langage implique une théorie de la société. Seule la p~tique du discours peut faire cette poétique de l'individu et de l'Etat. Elle n'est pas une linguistique descriptive du discours, puisque, tout en visant des descriptions nouvelles, elle inclut l'épistémologie des questions de l'histoire dans celles du langage. Si c'est une science, ce n'est pas au sens cumulatif, et sûr de soi. C'est seulement au sens peut-être indéfiniment inchoatif de ce qui se cherche en dehors du savoir - une « science nouvelle », au sens de Vico. Il y aurait, par la théorie du rythme, à faire peut-être l'analogue, pour la « culture littéraire », de ce que Bachelard entreprenait pour les sciences, et qu'il estimait, en 1940, impossible pour la culture littéraire : « Nous croyons, pour notre part, qu'une philosophie du non ne peut pour l'instant animer une culture littéraire. Une culture littéraire qui s'attacherait à utiliser sans préparation objective les thèmes de la philosophie du non n'aboutirait guère qu'à des arguties » 5• Une « volonté de négation » (ibid., p.135) qui n'aurait qu'elle-même pour objet ne tournerait en effet qu'en polémiques. Mais les termes et les relations ont changé. Il ne s'agit pas, au contraire même, de mimer l'épistémologie scientifique. Les conditions d'une théorie du sens, de la littérature, ne sont plus les mêmes, après le passage et la fin du structuralisme, dont on pourrait dire qu'il a fait cette « préparation objective ». De même, le passage de la grammaire générative. Il ne s'agit plus de« culture littéraire », mais de théorie du langage, du sujet, de l'histoire - de la réciprocité du poétique et du politique. La sémantique n'est plus celle de Korzybski, mais celle de Benveniste. Korzybski reste un exemple majeur de l'effet d'une épistémologie des sciences sur un projet anthropologique. Considérant les mathématiques comme le seul langage qui soit une « structure semblable à la structure du monde » 6 , et du « système nerveux », il programme une imitation généralisée de la nature et de la science qui plaque un mimétisme cosmique sur le langage et l'histoire. C'est donc parce que le langage, tel qu'il est, n'est pas bâti selon cette homologie, et n'est qu'un « symbolisme incorrect » (p.84), qu'il nous mène à des « désastres sémantiques » (p.59). Ainsi, « La structure de nos vieilles langues a formé nos réactions sémantiques et suggéré nos doctrines, croyances, etc., qui construisent nos institutions, coutumes, habitudes et, enfin, conduisent fatalement à des catastrophes comme la Guerre Mondiale » (p.269). Les problèmes de l'humanité sont réduits à des S. LA pbilosoplm d11non, p. 132. 6. Alfred Konybski, Scientt and Sanity, An lntrod#Ctionto Non-Aristotclians:,sttms and Gmn-al Snnantics, The International Non-Aristotelian Library Publ. Company, Lakcville, Conn., 1973 (S• ~-; 1"' ~-, 1933), p. 47. CRITlQUE, HISTOR.ICrrt DE LA ndOR.IE 19 c troubles sémantiques,. (p.273). L'épistémologie scientifique peut difficilement mener plus loin la méconnaissance de la spécificité de l'histoire, du politique, du langage. La science nouvelle : de c nouveaux vocabulaires ,. (p.94). Tout langage n'est composé que de noms et de termes de relations, (p.250). Ce qui méconnaît le caractère essentiellement syntaxique du langage. Korzybski ne connaît pas Saussure. Son mythe rationaliste pousse à l'extrême de la totalisation le scientisme positiviste et le pragmatisme de Peirce, laissant le langage dans une nomenclature qui aurait une c similaritéde struct#re,. avec les faits (p.xlii), dans duc neuro-sémantique •· Pour sauver l'humanité, il annonçait une ère scientifique, et il maintenait le langage dans une histoirenaturelle(p.48). Son « anthropologiegénérale», ou « science généralisée de l'homme ,. (p.39), par opposé à l'anthropologie existante dite c restreinte», partant avec l'intuition que « nous serons toujours gouvernés par ceux qui gouvernent les symboles ,. (p. 77), ne pouvait proposer comme thérapie sur le modèle de la science que cette anthropologie onirique. Elle maintenait le dualisme qu'elle croyait combattre, du langage à la vie, du général au particulier - qui caractérise le plaqué des épistémologies scientifiques sur le langage. Aventure propre à la sémiotique (Korzybski ne parle du langage qu'en tennes sémiotiques, non linguistiques : « le langage d'une structure moderne », p.42), il en montre le totalitarisme et l'infirmité. Le projet laisse intacte la notion traditionnelle du rythme. Nostalgie de l'ordre. Que date aussi son anthropologie sociale binaire; les modernes et les « peuples primitifs ,. (p.201). Projet caduc, mais exemplaire : il revient sous d'autres formes. Bachelard se croyait libéré de Hegel : c La philosophie du non n'a rien à voir non plus avec une dialectique a priori.En particulier, elle ne peut guère se mobiliser autour des dialectiques hégéliennes ,. (livre cité, 135). Mais il dem~urait dans le ternaire, ses trois états à lui du préscientifique, du scientifique et du c nouvel esprit scientifique ,. (ibid., 54). Il reste à déshégélianiser la théorie du langage. Et de l'histoire. La notion de rythme permet précisément d'infinitiser le sens, de fragmenter infiniment l'unité, la totalité. De montrer l'enjeu du discours. Faire de la théorie (du langage) une critique, passe par le rejet de l'opposition entre une théorie vraie et une théorie fausse. Une théorie de la traduction n'est pas plus vraie qu'une autre. Elle situe les traductions dans des postulats, des pratiques, des visées, des effets dont les cohérences sont différentes. La philologie, elle, est l'ordre du vrai ou faux. Une théorie du langage fondée sur le primat du signe et de la langue n'est ni plus vraie ni plus fausse qu'une théorie fondée sur le primat du discours. Chacune fonde un monde différent. C'est aux 20 CRITIQUE DU RYTHME conséquences théoriques, pratiques, à la puissance explicative, à l'effet d'historicisation qu'on les juge. Encore l'historicisation, si elle entraîne à infinitiser, installe-t-elle un ordre qui n'est plus le grand ordre des universaux. Mais celui de l'empirique. Et les composantes du jugement comportent déjà des déterminations qui empêchent de choisir. Il n'y a ni choix, ni jugement, entre l'ordre de l'historique et l'ordre d'une pensée ahistorique du langage : pas plus qu'on ne choisit de naître dans telle culture, d'être Nerval ou un autre. Le style n'est pas un choix : c'est de ne pas avoir le choix. Seuls ont le choix ceux qui n'ont pas le style. Entre une pensée historique et une pensée ahistorique du langage il n'y a pas non plus de symétrie : une pensée ahistorique refuse d'admettre les postulats de l'autre. Une pensée historique est celle qui comprend toutes les stratégies comme telles. Il y a entre les deux un conflit irréductible. Et toutes les stratégies ahistoriques, mêlées à celles du pouvoir, brouillent ce conflit jusqu'à le rendre invisible. Toute pensée est de circonstance. Comme la poésie. C'est pourquoi l'étude du rythme n'est pas séparable de l'histoire de ses théories. A moins de faire précisément une poétique ahistorique. Comme l'analyse d'une traduction n'a pas le même sens hors de l'histoire et de la théorie du traduire. Toute analyse porte son historicité, et aussi l'enjeu de l'historicité. Une analyse est critique si elle porte à découvert son enjeu. Seulement alors on peut dire qu'elle vise à produire une crise. Mais ce n'est plus selon l'idée naïve d'une discontinuité, d'une rupture. Plutôt la mise à jour des intérêts. Du rapport interne, par la théorie du langage, entre poétique et politique. Du conflit incessant. Non plus une pensée de la vérité, mais les stratégies du sens. La critique n'est pas une mise en crise, parce qu'elle montre que la notion de crise est elle-même une stratégie, un effet de présentation : variante des discours mythologiques. La critique du rythme n'est donc pas seulement, ni d'abord, une critique des théories du rythme. Celle-là n'est possible, et nécessaire, que pour construire une théorie du rythme qui fonde le rythme dans le langage comme discours. Malgré les apparences, la critique des théories est seconde, non première. Critique du rythme, et pas critique de la théorie du rythme, c'est une fondation du rythme dans le langage, c'est-à-dire dans le sens, non à côté du sens. D'où la transformation complète de la notion de sens. Un examen dont les critères d'examen sont indéfiniment soumis à l'examen. C'est pourquoi l'essentiel ne sera pas la critique facile de certaines erreurs, mais l'essai de montrer la solidarité interne des concepts, leurs effets mythologisants sur les pratiques; l'essai de démontrer que le poétique et le politique ne procèdent que par la dénégation de leur réciprocité. C'est pourquoi la critique du rythme est aussi une critique de la poésie, et plus CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE 21 généralement des pratiques littéraires. Du moins dans notre histoire récente. La critique est soumise aux critiques, puisqu'elle ne commence que comme un examen « de sa possibilité et de ses limites en général » 7• Mais la critique ne peut plus se faire sur des possibilités et des limites .. en général ». Ses possibilités, ses limites sont situées, historiques non seulement par leur date, mais par leur condition de fonctionnement. Les quelques éléments de comparaison qui seront appelés ne le seront pas pour esquisser une poétique comparative, mais pour. établir l'historicité des notions et des pratiques. Aussi ne s'agit-il pas de faire de la théorie un organon,puisqu'il ne s'agit pas plus de vérité ou de certitude que de tarir • la source des erreurs » 8• Non plus que d'interroger philosophiquement la connaissance qu'on peut avoir du rythme. L'une des nécessités actuelles de la critique du rythme est de se fonder après, hors de et contre Kant. Prenant le rythme dans et par le langage, le langage dans et par le rythme, il y a lieu de montrer qu'on ne vise pas une synthèse conceptuelle du rythme, une catégorie abstraite, universelle, une forme a priori de la sensibilité. Mais une organisation du sens de sujets historiques. Seule la métrique conserve un temps kantien, homogène, linéaire, mathématisable. Aussi a-t-elle une ambition de science. Seul le mathématique était scientifique, pour Kant. Le langage était dans la finalité providentielle, dans la croyance. La métrique retire le rythme au discours, qui est l'historicité du langage, pour le mettre, comme je le montrerai, dans la langue, faisant ainsi de la langue une catégorie homologue à celles de l'espace et du temps chez Kant, • des conditions de l'existence des choses comme phénomènes »9 • Subjectif, objectif, .. le temps n'a qu'une dimension • (ibid., 61) chez Kant, alors que le rythme comme sens du sujet dans un discours, dans une histoire, n'a pas cette linéarité. Ni cette séparation d'avec l'espace. Dans le réel historique, un espace est aussi un temps. Successivité, simultanéité, sont indémêlables, plurielles. L'espace et le temps « formes pures », homogènes, font du rythme une entité réelle transcendante au discours, comme le sujet transcendant. Une forme. D'où l'esthétique : .. Le pur jugement de goût est indépendant de l'attrait et de l'émotion ..10• Le jugement esthétique• ne donne aucune connaissance de l'objet• (ibid., p.70). Le lien avec le« sentiment moral » est abstrait (ibid., 177). Pris dans le discours, et comme discours, le rythme ne peut plus être 7. Kant, Critiq•e M la{tmJtt de j•gn, préface de la 1ère édition (1790), Vrin, p. 17. 8. Kant, Critiq•e de la raisonp•re, 2ème préface, PUF, p. 25. 9. Critiq•e de la fac•lti M i•gn, éd. citée, p. 65. 10. Critiq•e de la raisonp•re, 2ème préface, PUF, p. 22. 22 CRITIQUE DU RYTHME une fonction esthétique, ni la poésie. Le dualisme d11subjectif et de l'objectif, qui panage le temps, régit aussi l'opposition de la raison et de la démence, de la logique et de la poésie. Il mène la contradiction de l'in-spiration comme extériorité, en-thousiasme - l'entrée, la visite de la divinité. La forme et le dehors sont des paradigmes qui ensemble s'opposent au sens, mettent le rythme hors du sens. Donc hors du sujet, qui est identifié à la raison et au sens. La critique kantienne implique le dualisme de la théorie du signe. Son esthétique, écrit Adorno, « prenait racine dans l'unité de la raison, et en définitive dans celle de la raison divine qui régnait dans les choses en soi » 11 • Il y aura à montrer que la métrique panicipe du kantisme, comme du signe. Tous deux ambiants, ayant cette sûreté d'elle-même qu'avait la science positiviste. D'où, d'une cenaine manière, la métrique est un fossile théorique. L'esthétique, qui en est inarrachable, même si elle fait tout pour l'oublier, - le critère kantien de la« satisfaction désintéressée », comme dit Adorno 12 -, est dissoute par l'an moderne, pas seulement chez Kafka. Un des effets de la modernité est de détruire les catégories kantiennes pour tout an, et pas seulement pour l'an. La théorie est critique si elle est le recommencement, le renouvellement infini de la critique. Infini comme le langage, l'histoire. C'est dire que la critique est le déplacement même des sciences humaines. En quoi la critique du rythme ne peut pas ne pas prendre dans la « théorie critique » Je l'Ecole de Francfon : dans l'insistance sur la pratique, la lutte contre la logique de l'identité, la dialectique définie par Adorno comme un « effon pour voir le nouveau dans l'ancien, et non seulement l'ancien dans le nouveau » 13, l'« anthropologie négative » de Horkheimer. Mais prendre dans, non comme choisir, mais comme commencer dans, prendre une de ses sources dans, ce n'est plus être dans. La « Théorie critique ,. restait centrée sur la Raison, gardait une foi dans la Raison. Elle maintenait les concepts essentiels du marxisme. Elle essayait une « synthèse » du marxisme et de la psychanalyse. Elle était gouvernée encore par le mythe de l'unité. Sa théorie du sujet confondait le subjectivisme, l'individualisme, le sujet de l'écriture. La négativité, poussée jusqu'à refuser de se définir, ne l'empêchait pas de rester hégélienne. Humaniste rationaliste, la « Théorie critique ,. est aussi démunie devant la Crise et l'irrationnel politique que la phénoménologie de Husserl. Elle restait solidaire de la culture 11. Th. W. Adorno, Tblarw tstbltiq11e,Paris, Klincksieck, 1974, p. 188. 12. Th. W. Adorno, A11to11rde L, tblom estbltiq11e,Paris, Klincksieck, 1976,p. 119. 13. Dans Po1Arla mltacrili(Jlltdt la tluorit dt la connaissa11c,. cité dans Manin Jay, L'imagi,uitiondù.lectÜ/11e, Histoire de l'Ecolede Francfort(1923·19S0),Payot, 1977, p. 90. CRITIQUE, HISTOIUCrri DE LA THf.OIUE 23 .. affirmative • (selon l'expression de Marcuse) dont elle déclarait la défaite. Le mythe de la révolution est un mythe rationaliste, condamné comme le rationalisme au même effondrement. Si la théorie est critique, elle passe par la critique de la .. Théorie critique•· Horkheimer pouvait croire, en 1937, à la critique comme révolution : .. L'hostilité qui sévit actuellement dans la vie publique à l'encontre de tout ce qui relève de la théorie est en fait dirigée contre l'activité révolutionnaire liée à la pensée critique » 14 • Mais actuellement le dégoût de la théorie qui fait suite au formalisme structuraliste contribue à l'anti-critique. La subversion est devenue un des beaux-arts, un culte et un ornement bourgeois. Elle a ses festivais, ses inaugurations officielles. Elle est devenue une rhétorique de la modernité : son propre mythe. Son épuisement a produit le terme symptôme (absurde en soi) de postmoderne. C'est l'épuisement du mythe révolutioMaire, du politique à l'érotique, du poétique au social : institutionnalisé, ou renoncé, dogmatique mimé. Divers néoacadémismcs. L'hostilité elle-même a changé : elle a intégré une pan de ce qui relevait de la théorie, la repoussant de plus en plus aux limites, ainsi dans le d~hors qu'est le terrorisme. La Théorie critique dénonçait les .. vues synthétiques de grande ampleur » 15 en cc qu'elles planent .. au-dessus des classes ,. (ibid., 55), - la pensée comme un .. domaine autonome et clos à l'intérieur du corps social • (ibid., 79). Horkheimer visait la phénoménologie de Husserl, apparemment, en critiquant cc qu'il nommait la théorie traditionnelle : « Dans la mesure où ce concept traditionnel de théorie révèle une orientation déterminée, celle-ci tend vers un pur système de signes mathématiques ,. (ibid., 18). Bien que le rapport au social et au politique ne puisse plus passer, dans et par la théorie du langage, comme il passait chez Horkheimer, il reste, même si la valeur en est toute transformée, un report de la Théorie critique. Horkheimer parlait de « l'activité coupée du réel qui se pratique dans certains secteurs de l'entreprise universitaire • (ibid., 37). Il en déduisait que cette activité, celle de la théorie traditionnelle, • concourt à l'existence de la société telle qu'elle est • (ibid., 37). Rien ne s'est perdu de l'actualité ni de la pertinence de son propos. Seul l'objet s'est modifié. La théorie du langage, y compris celle du rythme, en offre des exemples, que j'analyserai, parce que la théorie du langage, celle du rythme particulièrement, • a aussi sa signification sociale ,. (ibid., 37). L'ampleur de la théorie ne l'enlève pas à cette signification. Elle lui est au contraire indispensable poNr cette signification : le rapport interne entre le poétique et le politique, le langage et l'histoire. 14. Mu Horkheimer, Tb,o,w trMÜtionnelleet thtorw critiq11e,Gall., 1974, p. 67. lS. Livre citi, p. S4. 24 CRlTIQUE DU RYTHME La mesure de cette ampleur est peut-être le rapport de l'individu à la société. La critique, chez Horkheimer, passait par « une méfiance totale à l'égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu'elle est organisée, fournit à l'individu • (ibid., 38). Elle cherchait à réduire la .. dichotomie de l'individu et de la société ». Les sociologues oubliaient le langage. La critique était directement la critique du social, du politique. Il me semble -aujourd'hui qu'une critique du social, du politique ne p~ut se faire, si elle veut viser une théorie dialectique du sujet et de l'Etat, que si elle inclut une critique du langage, et du rythme. Ce détour est son plus court chemin, à moins de demeurer une théorie traditionnelle, une théorie qui concourt au maintien des rapports dans leur état. La tâche d'une théorie historique du langage, et du rythme, est de montrer que toute t~éorie du langage implique une théorie des rapports entre le sujet et l'Etat. Le lien de l'épistémologie des sciences humaines à l'éthique et au politique s'y fait sa place, pour la démocratie. La raison était opposée à la pratique sociale, une Raison humaine pure du social comme le dogme peut être pur de l'histoire, vider l'humain de l'histoire - d'où sa force morale toute virtuelle, qui est la faiblesse de l'humanisme, son discours noble, sa permanence académique : c Si le propre de l'homme est d'agir conformément à la raison, la praxis sociale actuelle, qui détermine jusque dans le détail les modalités de l'existence, est inhumaine, et cette inhumanité se répercute sur tout ce qui s'accomplit dans la société ,. (ibid., 41). Ou la société est inhumaine, ou la raison est inhumaine. La théorie critique est prise aux mots de la théorie traditionnelle. Sa visée est « une organisation fondée sur la raison ». (ibid., 49). La raison est optimiste. Elle associe l'avenir, le combat pour l'avenir, à plus de raison : « accélérer l'évolution vers une société libérée de l'injustice • (ibid., 54). Cet optimisme de la raison-justice-vérité est le plus faible de ce rationalisme, non tant parce que l'histoire s'est faite hors de lui et contre lui, que parce qu'il a lui-même déshistoricisé les valeurs, et ne pouvait ainsi plus rien sur l'histoire : « La vérité n'en finira pas moins par se faire jour; car l'objectif d'une société selon la raison, qui semble aujourd'hui, certes, n'avoir plus d'existence que dans l'imagination, est réellement inscrit dans l'esprit de tout homme • (ibid., 89). C'est l'aspect directement politique du dualisme. Son inefficacité, son irréalisme, aboutissent à l'autre dualité des victimes et des maîtres-bourreaux, des naïfs et du cynisme. L'autonomie abstraite de l'individu-sujet, qui caractérisait pour Horkheimer la pensée bourgeoise, situe les valeurs de la Théorie critique. Ce statut abstrait caractérise les concepts marxistes de super~tnlcture et d'infrastructure, statut que leur application au ClllTIQUE, HISTORICrri DE LA THfORIE 25 langage met à découvert. L'École de Francfort les garde (idib., 38, 44). On a parlé à son propos d'une « force critique, voire auto-critique du marxisme » 16• Mais les termes du marxisme ont été maintenus par cette École. Elle a fait ressortir leur statut d'essences abstraites, qu'ils avaient déjà : « la théorie critique n'a pour elle aucune autre instance spécifique que l'intérêt des masses à la suppression de l'injustice sociale, en fonction duquel elle se définit. Cette formulation négative est, en termes abstraits, le contenu matérialiste du concept idéaliste de raison » 17• Marxisme, rationalisme, mutuellement substituables, font l'abstrait du sujet, rejeté alors comme bourgeois. C'est l'état du sujet dans le marxisme. Inchangé dans la Théorie critique. Groethuysen, seul, il me semble, a montré que la bourgeoisie du sujet est un élément de son historicité. Le marxisme autant que la Théorie critique ont manqué une histoire des rapports entre individu et sujet. Groethuysen l'a commencée. Il y en a un autre fragment dans L'idiot de la famille, de Sartre. Si une théorie historique du langage et du rythme est possible, nécessaire, ce n'est pas seulement pour historiciser les valeurs, miner, limiter le dualisme qui fait la faiblesse politique de tant d'analyses, celles des orphelins du marxisme, la navette entre l'optimisme et le pessimisme, c'est pour travailler à l'historicité du sujet et de l'individuation qui est l'historicité même des modes de signifier. L'enjeu des problèmes techniques du langage est l'historicité, ou le statut métaphysique, du langage. Le statut du sujet, du discours, en est un aspect, une variable. Comme sont des variables reliées entre elles les discours et les métalangages. J'analyse plus loin un certain nombre de discours, anciens ou contemporains, sur le rythme. Parce qu'ils foumissent un cas particulier et une série tout à fait privilégiée d'exemples de tels métalangages. Auparavant il y a lieu de montrer sur un discours plus général, - celui de la grammaire -, la mainmise du mythe sur la « science •· Le propre d'un discours métaphysique est de se situer dans l'universel. Mais ce discours traditionnel, au sens de Horkheimer, a appris à donner le change. Il ne livre plus, avec la simplicité de Beauzée au temps de l'Encyclopédie, sa visée idéologique : la grammaire inaccessible à ceux • qui n'ont que le temps d'échanger leur sueur contre leur pain » 18• Cependant le discours des grammaires, discours de la philologie, montre qu'aucun discours sur le langageet sur les langues, même quand il se donne pour scientifique, et qu'il l'est aussi, n'échappe à son historicité, à sa situation idéologique. 16. G. Hoehn, G. RauJet,• L'Ecole de Frandon en France, bibliographie critique•, Esp,il,mai 1978, p. 142. p. 79. 17. Thiorit' traditionnelleet thiorit' critiq11e, 18. Cité dans J. Cl. Chevalier, LA notion decompllmmt chez lesgrammazrims,Et11dt fr,in~, (1530-1750), Paris, Droz, 1968, p. 671. de gr11mrtuU1T 26 CRITIQUE DU RYTHME On ne peut pas exposer le fonctionnement d'une langue sans modifier la description par une variable idéologique, et, ainsi, se situer et le dater. Ce qui se vérifie pour une langue se vérifie pour le rythme. Cette variable est illustrée, par exemple, par l'évolution des discours sur la langue chinoise. Il n'y a pas longtemps, un engouement pour les caractères chinois privilégiait en eux les images, le mime du monde, comme une supériorité par rapport à l'abstraction de l'alphabet. En quoi l'insistance d'une grammaire ancienne sur les pictogrammes comme « figures des choses sensibles·» ,était à peine plus naïve : « Cette classe de caractères donne à la langue chinoise une force, une vivacité, un coloris, un air de vie qu'aucune langue du monde ne possède peut-être au même degré. [... ] C'est comme un tableau en petit. [... ] En Chine, on ne dit pas que l'empereur est mort, mais qu'il s'est écroulé,PongjJ/1).Ce caractère, [l'ancien geste manuel], figure, comme on le voit, une montagne très élevée qui tombe dans un ~bîme. Ce caractère présente une image frappante et fait tableau »19• Eternel discours de la motivation, celui de Nodier dans son Dictionnairedes onomatopées.On est revenu de cette imagerie, vers une insistance sur la complexité des « caractères plus abstraits », qui « constituent la majeure partie des idéogrammes chinois en usage aujourd'hui »20 • Passage en même temps d'une confusion de l'étymologie avec le sens à un point de vue plus fonctionnel. Chaque domaine linguisnque découvre des enje,ux qui lui sont propres. Celui des grammaires de l'hébreu biblique est aussi exemplaire : dans le système du verbe, les deux aspects, accompli ou parfait et inaccompli (imparfait), de même que le participe présent sont tous trois décrits comme situant des actions « appartenant à la sphère du passé, du présent, du futur »21• La discrimination est censée se faire selon le contexte. Le rejet, justifié en lui-même, d'une assimilation aux temps de l'anglais, aboutit cependant à cette déformation caractéristique des grammaires et des traductions chrétiennes de la Bible, que le • parfait prophétique », qui « dépeint hardiment et avec expression la confiance du locuteur quant à la venue certaine d'un événement encore futur » (livre cité, p.57), est systématiquement traduit par un futur. Ce qui annule l'écriture de la prophétie : « Le peuple[ ... ] verra une grande lumière» (/s. IX,1), où Dhorme traduit exactement« a vu ». Mais au 19. Perny, Gr•m,,,.irt dt l. l.ng11tchinoist,2 vol., Paris, 1873-1876, cité par Marcel lt Style or.J rythmiq11ttt mntmottc:hniq11t Jousse, Et11dtsdt psychologielin111istiq11t, c:htz ks fltrbo-mott11rs,Archives de philosophie, vol. li, Cahier IV, Paris, Gabriel Beauchêne, 1925, p. 47. Le passage entre crochets est ajouté par Jousse. 20. François Cheng, l'Ec:rit11rtpohiqw chinoise,Seuil, 19n, p. 12. 21. W.R. Harper, Elbnmts of Htbrtv1 Synt1a b-y•n ind11ctiwmtthod, New York, Ch. Scribncr's sons, 1901 (6ème éd.), p. 52. CRITIQUE, HISTOIUCni DE LA THfOIUE 27 tate qui dit : « peut-être il est un espoir• (Lam.Ill, 29), Dhorme substituait « peut-être y aura-t-il espoir •· Des grammaires aux traductions, aux notes, les distorsions sont un même discours. La cohérence d'une idéologie. Cette idéologie fossilise une langue-culture. Celle-ci, comme le signifiant dans la métaphysique du signe, est escamotée. Ainsi, avec l'ambiguïté de l'historicisme, l'imparfait la met au passé, dans la note sabbat au glossaire de la traduction œcuménique : « Le jour du sabbat les Juifs se réunissaient à la synagogue... ,. Les historicités croisées des discours scientifiques, didactiques, avec les pratiques littéraires ne sont soutenues que par leurs limites, tant qu'elles ne sont par perçues comme limites. Ces limites fabriquent une légitimité, qui légifère seule dans ses limites. Une fois que ces limites sont apparues, un temps est passé. N'en reste que l'idéologie. Le premier niais venu se croit plus lucide que ceux d'avant qui ne les voyaient pas. Mais à son tour il ne voit pas les siennes. André Gide publiait dans Littérature,en 1919, un passage des Nouvellesnourritures dont une phrase porte, là-dessus : « Je pressens un temps où l'on ne comprendra plus qu'à peine ce qui nous paraît vital aujourd'hui »22• C'est le déplacement de l'historicité. On peut oublier que les pratiques du langage sont historiques, que la poésie, la prose, sont historiques. On y échappe d'autant moins qu'on l'oublie. Tout discours, toute expression est historique. Non en ce qu'ils portent leur date, seulement, et leur lieu. Puisque le lieu aussi est historique. Il n'y a pas de contemporanéités. Le nivellement téléuniversel se superpose et se mêle aux historicités locales. Il ne les efface que là où ne subsiste plus que « l'art d'aéroport », comme dit Michel Leiris. L'historicité n'est pas que la date. Elle y tourne même, paradoxalement, le dos. Elle est la contradiction tenue entre la résultante des lignées qui mènent, et la nécessité vitale à ce moment précis de ne pas être défini par elles. D'y échapper, de produire une spécificité qui nous produit. L'historicité est l'aspect social de la spécificité. Ceci est la ~analité même, puisque c'est ce qui a toujours eu son temps et son lieu. Ecrire après sans écrire comme. La modernité est le toujours je-ici-maintenant. L'antiprogrammation même. Toute ressemblance avec le sens ou la recherche de l'originalité est fortuite, encore moins avec l'époque romantique de l'individu-sujet. L~historicité n'est donc pas la conscience historique. C'est une activité critique. L'écriture qui n'est pas une critique de l'écriture ne peut que refaire l'écriture, jusque dans le conformisme des anticonformismes. « C'est pourquoi l'historicité est polémique. Adorno écrivait : Toutes les œuvres d'art, même les œuvres affirmatives, sont a priori 22. A. Gide, • Les Nouvelles nourritures », littirat11re, n° 1, mars, 1919, p. 3. 28 CRmQUE DU RYTHME polémiques » 23• Parce que la nouveauté est critique. La difficulté est de reconnaître le spécifique dans la foire aux nouveautés, dans la surenchère qui fait confondre l'historicité avec le nouveau pour le nouveau. La modernité, dans sa lutte contre le passé pris comme norme, comporte une dérive vers sa propre norme. Par exemple à partir de cette note de Maïakovski, dans Comment faire des vers, en 1926 : « La nouveauté dans une œuvre poétique est indispensable » 24• C'était confondre, avec le rejet nécessaire du vieux, l'opposition mécanique du vieux et du nouveau. Un critique croyait : « Les vieux rythmes ne sont bons que pour les vieilles chansons » 25• Il faut donc tourner la polémique de l'historicité vers elle-même, pour qu'elle ne se confonde pas avec l'usure du modernisme. Un des traits de la pseudo-historicité mêlée à l'historicité véritable est la croyance dans la destruction de ce qui précède. Conviction à distinguer de la nouveauté, qui se place ailleurs. Le futurisme les confondait. Khlebnikov et Kroutchonykh parlaient de« la langue de l'époque contemporaine qui file de l'avant après avoir anéanti la langue figée qui l'a précédée » 26• Notion liée à la vieille idée du progrès, en art. Facile à condamner, facile à renaître. L'historicité implique de ne pas en être dupe. Mandelstam le disait, en 1916 : « Maintenant on écrit mal d'une manière nouvelle, voilà toute la différence 1 »27• Ce n'est pas seulement parce que les valeurs sont historiques. L'alexandrin faisait prose au temps de Ronsard, rien ne fait plus métrique aujourd'hui. Les relevés de l'admiration changent. Dans la liste faite par Fontanier, en 1818, des vers les plus admirés de Racine, ne figurent pas Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée P.8 tant repris en chœur depuis bientôt un siècle, et qu'on « s'accorde presque unanimement à trouver très harmonieux » 29• L'historicité est une variable de l'écriture de l'histoire. 23. Théorie esthétiq11e,livre cité, p. 235. 24. VI. Maïakovski, PolnoeSobrAnieSoéinenij,en 13 vol., Moscou, Ak. Nauk SSSR, 19S9, t. 12, p. 8S. et rivol11tion,repris dans Gérard Conio, le 25. Nicolas Gorlov, dans F11t11risme fomuJisme et le f11t11risme r11sses dn1tmt le 11U11?Cisme, Lausanne, L'Age d'homme, 197S. de 26. Dans le mot comme tel (1913), cité dans l'Année 1913,les formes esthétiq11es l'a11'lJred'Art à 1A'Veillede 1APremière G11erremondiAle; Mtmifestts et témoign.ges, pp. L. Brion-Guerry, Klincksieck, 1973, t. 3, p. 366. 27. Osip Mandelstam, • La poésie contemporaine •• Collected Works, éd. citée, t. 3, p. 28. 28. André Spire l'avait remarqué, dans P/Aisirpoétiq11eet piAisir m11sa,u,ire,Corti, 1949, p. 4S3, et Jean Mourot l'a relevé aussi, dans le génie d'11nstyle. ChAteA11briAnd, Rythme et sonorité dAns les Mémoires d'011tre-Tombe, Armand Colin, 1969 (1ère éd., 1960), p. 61. Un critique de 1801 parlait de la• rudesse • d'AulA (cité par J. Mourot, p. 67), là où nous percevons un excès de • musicalité •. 29. Maurice Grammont, le Vers frAnçAis,ses moyens d'expression, son hArmome, Delagrave, 1967 (6ème éd.) p. 379; le livre est de 1904. CRITIQUE, HlSTORJCrrt DE LA THEORIE 29 Le xvu•siècle poétique de Maurice Souriau en 1893 est fait de Malherbe, Corneille, La Fontaine, Molière, Boileau, Racine. Il ne cite pas les deux vers de Phèdre. Il ne mentionne aucun baroque, aucun lyrique. Il met le théâtre sur le même plan que la poésic30. L'historicité des valeurs est rejetée à l'historicisme, à l'érudition, et par là implicitement à la stratégie du signe, si elle n'est pas conçue comme solidaire de l'historicité du langage. Celle-ci tient dans la stratégie qui ne commence que chez Saussure, et qui consiste dans le lien entre le primat de la valeur (et non du sens), du système (et non de la nomenclature du mot compris par son étymologie), du fonctionnement (et non de l'origine), du signe radicalementarbitraire (et non de l'opposition entre nature et convention). A quoi il faut ajouter que système, qui est le terme de Saussure, est historique, en ce qu'il ne sépare pas philologie et linguistique, ce que montre le Mémoire31 de 1878. Alors que stTNctureest ahistorique, et ne peut que déshistoriciscr. En quoi rien n'est plus opposé à Saussure que sa postérité structuraliste. Ces quatre termes - valeur, système, fonctionnement, arbitraire - déterminent ensemble l'hypothèse d'un primat du discours, que Saussure n'a pas formulé, mais qu'il a rendu possible. De même que Benveniste n'a pas formulé la théorie du rythme que pourtant seul il a rendu possible. Il sort de ceci que toute réduction de Saussure au stoïcisme, à la métaphysique du signe, participe précisément par là elle-même des stratégies de la métaphysique du signe, contre l'historicité du langage et des discours. La résistance à la valeur vient du sens. Elle tient au règne universel du sens. Le sens, référé à la langue, fait obstacle à l'historicité. Car l'historicité a lieu dans la valeur. Seule transformatrice et transformée, la valeur fait ce qu'un discours a de trans-subjectif, de trans-historique. L'opposition du sens à la valeur fait l'opposition paradoxale de l'historicisme à l'historicité, à l'histoire. Car le sens est historiciste. Historiciste, je n'entends pas par là une situation vague dans la conscience historique, l'histoire des idées, ou la critique historique, comme on a fait32• Mais une réduction du sens aux conditions sociales et historiques qui l'ont déterminé. Où pousse la situation du sens dans la langue, des états de langue. La querelle de la nouvelle critique, il y a bientôt vingt ans, fut un exemple d'une notion historiciste du sens 30. Maurice Souriau. L'Ewl11tion d11wn fr1111Ç4is ,.,, dvc-sq,tilmt siidt, 1893; Genève, Slatkine, 1970. 31. Ferdinand de Saussure, Mémoirt ,,,,. lt s,stèmt primitif des txrytlhs dlltls lts "'1,g,us mdtrnropitm,ts, 1879, Rtaml des p11bliations sciffltif,q11ts,Genève, 1922; Slat.k.ine,1970. 32. Voir l'ani<:lcHistoricùmdans l'Enlarged Edition de la Prinœton Encydoptdi. of Ponry 11,uJPottia, ~- by AlexPreminger ... , Princeton, 1974. 30 CIUTIQU2 DU ll'YTHME comme objectivité, vérité, opposée à une lectUre immanente, qui valaient ce que valent les lectUres immanentes, toutes deux prises dans le tourniquet dualiste du dedans/dehors, du subjectif/objectif, dont justement il s'agit de sortir. L'historicisme limite Racine au • concept de littératNrt au temps de Racine ,.33 • Il dit, avec pourtant toute apparence de justesse philologique : • les mots de Racine ont une signification littérale qui s'imposait aux spectateurs et aux lecteurs du xvuc siècle et qu'on ne peut méconnaître à moins qu'on ne fasse du langageun jeu de hasard ,. (livre cité, p. 66). L'historicisme est l'oubli que rien, du langage et de l'histoire, n'est décrit sans observateur, et que l'observation est toujours un rapport, qui modifie ce qu'on observe. Qui déborde la• pensée claire ,. (ibid., p. 148). La littérature est peut-être ce qui impose le plus de questionner le sens par l'histoire, l'histoire par le sens. Dans le conflit majeur de l'histoire et du sens, il y a un historicisme qui est l'oubli, la transcendance de l'observateur, et un historicisme qui fait de l'histoire ce qui est revécu par l'observateur. Double transport, comparable à ce qui a lieu dans la traduction. Au lieu que l'histoire est un rapport, qui reste rapport. Les figures de ces transports sont nombreuses. Hegel en est une, qui oriente aussi bien Marx, Husserl et le surréalisme. Une autre est l'historicisme naturaliste de Sainte-Beuve et des biographes de la littérature. Il nous a fait l'homme et l'œuvre, la transparence de l'œuvre document. Il s'est identifié à l'humanisme. Il illustre parfaitement le dualisme. Il y est installé. La thématique est hors histoire. Le formel est pour les structures. Michelet et Comte, entre autres, ont enraciné cet historicisme dans le mythe nationaliste du lieu. La créativité individuelle, la détermination sociale restent les deux pôles entre lesquels se situe la notion de reflet dans le marxisme. Celle de conscience à elle seule suffit à bloquer, jusque chez Sartre, une historicité du langage. C'est parce que les historicismes sont des naturalismes, parce qu'ils ramènent - sauf Dilthey - l'histoire, et le sens, à une science de la nature, qui n'est science que du général, que Croce a inversé l'historicisme en science du particulier. L'historicisme, dans sa LogiqNe de 1909, est devenu un primat de l'histoire, que la philosophie ne fait que porter à l'universel. Chez Collingwood, toute la philosophie est philosophie de l'histoire. Celle-ci est une • philosophie complète conçue d'un point de vue historique » 34• La connaissance historique est 33. hymond Picard, No,w,ll, mtiq11,011 no,w,lk impost11~,J.-J.Pauven, 196S,p. 13. )4. R.-G. Collingwood, Th, /th• of History, Oxford Univ. Press, 1978 (lire 6d., 1946, iexte de 1936), p. 7. CRITIQUE, HISTOIUCiri DE LA THtOJU& 31 le « re-déroulement/re-enactment/des expériences passées dans l'esprit du penseur actuel ,. (livre cité, p. 326) comme, pour Croce, les événements doivent « vibrer dans l'esprit de l'historien ,. (cité ibid., p. 202). La théorie du langage est une « esthétique ,. (ibid., p. 319). C'est elle qui fait le test de l'historicité. La théorie de la littérature, dans cet historicisme, considérée hors de sa théorie du langage, semble en sympathie avec la créativité individuelle. Croce s'oppose au dualisme de l'homme-et-l'a:uvre. Il critique le « miroir ,.3s, la recherche des sources (livre cité, p. 236), le nationalisme historiciste (ibid.,p. 221). Il rend la théorie de l'art à ceux qui en ont la pratique : « en France les vrais théoriciens de l'art ne se rencontrent pas parmi les professeurs de philosophie et les auteurs de traités, presque tous médiocres, mais parmi les grands artistes ,. (ibid., p. 224-225). L'art est irréductible. Mais son historicité reste prise dans un conditionnement, sinon une causalité : « chaque acte de quelque qualité que ce soit trouve ses conditions dans tous les autres, et à cet égard, aucun n'est indépendant, c'est-à-dire aucun ne naît dans le vide » (ibid., p. 228). Toute la réalité extérieure est rentrée dans la poésie : « L'art exprime la réalité, certes, quand par réalité on entend l'unique réalité qui est l'âme, l'esprit ,. (ibid., p. 183). Le rapport du langage à l'histoire reste non théorisé. L'esprit, la conscience empêchent une théorie du langage. L'art l'a absorbée. C'est toujours la théorie de la créativité qui, des historicismes à la grammaire générative, fait l'échec d'une théorie du langage et de la société. La résistance à l'historicité passe par une résistance à l'historicisme. L'historicité fondue dans l'historicisme. Evans-Pritchard notait la résistance qu'avait suscitée en 1951 sa mise en relation de l'anthropologie et de l'histoire. C'est que l'anthropologie admise, celle, par exemple, de Malinowski, était « extrêmement hostile à l'histoire », et que Durkheim était « ahistorique » 36• L'histoire, définie par Evans-Pritchard non comme une« succession d'événements ,. mais .. les liens entre eux ,. (livre cité, p. 3), leur intelligibilité, présuppose une théorie du sens. Cassirer écrivait en 1942 : « Ce sont les règles de la sémantique et non les lois de la nature qui constituent les principes généraux de la pensée historique. L'histoire s'inscrit dans le champ de l'herméneutique plutôt que dans celui des sciences de la nature » 37• Les sources de l'historien sont « un monde de symboles ,. (livre cité, p. 246). C'est-à-dire des signes u 35. BenedettoCroce, polsu,/ntrodNCtion 4iLi, critiqNttt • /'histoirt dt Li,polsuC't dt J. liltirtMNn,PUF, 1950 (lm éd. italienne, 1935), p. 214. 36. E.-E. Evans-Pritchard,Antbropolo,:y•nd History, ManchesterUni•. Press, 1971 (Hre 61., 1961), p. 1. 37. Ernst Cassirer, EsusiSNT l'hommt, éd. citée, p. 273. 32 CRITIQUE DU RYTHME linguistiques. Cassirer allait jusqu'à dire : " L'historien est, en un sens, davantage un linguiste qu'un savant ,. (ibid., p. 249). Si l'historien doit avoir une théorie du sens, il importe, pour lui et pour tous ceux qui ont affaire au discours, de démontrer que la théorie traditionnelle est faible. Et a•;o·fonder une autre. La société suppose le sens. C'est la dimension politique des rapports entre le langage et l'histoire. La figure la plus forte de la résistance à l'historicisme, et du rejet conjoint de l'historicité, es.tle refus par Nietzsche des continuités et des progressivités mythiques. Nietzsche a imposé la figure de la rupture. Figure récurrente dans les rhétoriques modernes de la rupture. Son emploi n'est pas anodin. Est toujours, sue ou insue, une entreprise d'anti-historicité du langage. Avec ses conséquences. L'historicisme entraîne l'histoire, dès le premier livre de Nietzsche : • Que prouve l'immense appétit d'histoire qui tenaille, dans son insatisfaction, notre civilisation moderne, que prouve ce besoin de rassembler autour d'elle des civilisations sans nombre, et ce besoin de tout connaître, si ce n'est la perte du mythe, la perte de la patrie mythique, du sein maternel mythique ? » 38• Nietzsche dramatise le dualisme du cosmique et de l'empirique, qui est langage-histoire. Le cosmique, qui appelle à s'unir à lui, le destin, la dyonisation du sens tournée vers la musique, mettent à découvert la déshistoricisation du langage. La relation du langage au sacré, à l'irrationnel païen, est solidaire de la relation entre l'histoire et le sacré. C'est une dualité gnostique. Mythes du Nord contre ceux du Sud. De l'origine. L'origine, dans le langage, est toujours la violence. C'est sa cohérence avec sa moralisation binaire, de l'optimisme et du pessimisme. Avec sa politique de l'individuation : • l'apollinien nous arrache à l'universalité dyonisiaque et détourne notre extase sur les individus ,. (livre cité, p. 139). L'historicité est la solidarité du langage et de l'histoire. En quoi elle n'a qu'une ressemblance épisodique avec l'historicisme. Les enjeux sont assez forts, et politiques, pour user de ruses, y compris celles de la raison, et se livrer, ou être livrés, à des stratégies. Le primat du discours, et non plus de la langue, situe une théorie de la littérature qui ne peut plus se réclamer d'une phénoménologie du style. La critique est alors autant une critique du directement politique, qu'une critique de la philosophie mimétique du langage. C'est parce qu'elle est une critique de l'historicité du rythme, que la poétique ouvre sur une anthropologie historique du langage, sur le conflit entre l'histoire et le sacré. Par là, l'historicité est une critique politique du langage, non seulement des politiques de la langue, mais des politiques dans leur effet sur les discours, sur les sujets. 38. Friedrich Nietzsche, LA Nt1i.sulnc-tde I" tr•géd~. Œuvres Complètes 1, Gallimard, 1977, p. 147-148. C'RITIQUF. HIS'IORICIR DE LA THiORIE 33 D'où s'impose de faire un retour sur l'histoire des poétiques. A panir de cette critique, il n'y a que deux types de poétiques possibles : 1) une poétique enfermée dans le formalisme et le structuralisme, qui s'est détournée d'une théorie du sens-du sujet-de l'histoire, qui est prise dans la théorie du signe et le primat de la langue, qui est condamnée au style comme écart, - l'aspect langage de l'individualisme libéral-, n'ayant pour latitude de m(?uvement que l'oscillation entre la phénoménologie et le scientisme, pour diversion l'hédonisme des délires mimétiques; et 2) une poétique historique du discours, des sujets : elle ne laisse plus l'éthique à l'engagement, parce que l'éthique de l'écriture est elle-même un engagement, et que la théorie du discours, ainsi placée, est aussi une éthique du discours. C'est pourquoi cette poétique se continue nécessairement dans ce que j'appellerais une poétique de l'histoire et du politique - que personne ne fera si elle ne la fait pas. Une poétique de la langue est un accompli théorique : elle se fonde, en science, sur des systèmes de signes. Elle participe d'une notion scientiste, périmée, de la science. Sûre d'elle-même, et intolérante. Elle est antérieure aux œuvres. C'est par excellence une poétique des professeurs : didactique, dogmatique, elle dédialectise, elle formalise, même si on peut la trouver chez des poètes, qui ne sont plus nécessairement poètes dans leurs idées sur la poésie. Une poétique du discours est un inaccompli théorique. Elle est solidaire d'une linguistique du discours encore en train de se fonder. Elle n'a pas que des signes car elle pose que la communication, et le poème comme tout discours, pas plus mais spécifiquement, déborde les signes. Elle se cherche. Elle est et sera toujours postérieure aux œuvres. Elle est continue aux poétiques des poètes qui maintiennent la tension entre la pratique et l'intuition théorique. C'est dans une poétique du discours que tient la solidarité d'aventure entre la poésie, plus que toute littérature, et la théorie. La théorie est ainsi la recherche de la théorie. Elle ne peut absolument pas se confondre avec une théorie, quelle qu'elle soit. A quoi consonnent ces mots de Mandelstam, au-delà de toute esthétique de la surprise : c La poésie se distingue du discours automatique en ce qu'elle nous réveille et nous secoue au milieu d'un mot. Alors il apparaît beaucoup plus long que nous ne pensions, et nous nous souvenons que parler signifie se trouver toujours en chemin • 39• 39. Osip Mandelltam. • Entretien sur Dante•• éd. citée, t. 2, p. 414. 34 CRfflQUE DU RYTHME 2. La critique du rythme et les discoun sur la poésie La méthodologie de l'étude du rythme semble tâtonner, sinon piétiner, en France. Les travaux du début du siècle, qui alliaient la phonétique expérimentale à une typologie subjective de l'expressivité, se sont poursuivis. Certains sont encore répandus : Le versfrançaisde Grammont, réédité, est de 1904; Plaisirpoétique et plaisir musculaire, de Spire, ne se trouve plus; reste le Dictionnairede poétique et de rhétorique de Morier (PUF, 2ème éd., 1975). Le privilège de l'image dans la poésie, depuis Reverdy jusqu'à la fin du surréalisme, qui s'est reproduit dans toute une critique littéraire, n'a sans doute pas contribué, je le montrerai, à une théorie du rythme. Celle-ci restait limitée à un rapport entre musicologie et théorie des nombres. La poésie pure en avait fait un ineffable. Je ne parle pas de quelques rares études de versification historique, sans effet d'ailleurs sur une théorie du rythme. Les présentations techniques éludent les problèmes généraux du langage, dont ils présupposent une solution. Circulent deux trois manuels. Le primat historique du signifié, du message, pendant et après la guerre, n'a favorisé que le retour de la versification. L'ère des structures renouvela la rhétorique.· Mais les parallélismes, les figures, larecherche de la cohérence ont profité surtout à la métaphore, et renforcé son règne. Il y a eu une sémantique structurale, une poétique structurale, une stylistique structurale. Guère de métrique ni de rythmique structurale. Seule la linguistique générative américaine a produit une métrique générative, qui vise surtout à renouveler l'étude de la versification. J'y viendrai plus loin. L'adaptation de cette métrique est le seul travail nouveau en France, depuis Spire et Morier. Paradoxalement, l'introduction des formalistes russes semble avoir surtout eu pour prolongement la théorie du récit, de la prose identifiée au récit. Le domaine russe reste le seul où se soit développé, autant que je sache, une métrique statistique. Il a contribué, plus que tout autre, à une théorie du rythme. Il n'y en a eu en France aucune suite. D'où un des points de départ de ce travail. Ce n'est pas ici un traité de versification. Ni une poétique du vers. Si la poésie tient une place particulière, ce n'est pas parce qu'elle serait le seul lieu du rythme, ni même un lieu privilégié du rythme, parce qu'elle est en vers par rapport à la prose. La critique du rythme comporte une critique de la métrique, où se retrouve une anthropologie poétisante, qui privilégie le vers comme elle privilégie le poète et le philosophe contre l'homme du commun, hors du langage ordinaire. Il n'y a pas ici un « prestige » de la poésie, héritage d'une sacralisation, qui colle à Valéry et qui, réciproquement, conserve Valéry dans la rhétorique CRJTIQUE, HISTORICITÉ DE LA THfORIE 35 structuraliste40 • La poésie n'a plus un rôle esthétique dans une anthropologie historique du langage. Elle est une activité de langage, un mode de signifier qui expose plus que tous les autres que l'enjeu du langage, de son historicité, est le sujet, le sujet empirique comme fonction de tous les individus, hors du privilège grec du poète et du philosophe. Elle fait une exposition du sujet. D'où sa vulnérabilité, et son effet révélateur sur la poétique et la politique du signe. J'essaierai de montrer plus loin pourquoi la poésie, plus que le vers, est une pratique spécifique du rythme, et par là un terrain privilégié pour l'étude du rythme. Il ne saurait être question d'autre chose que d'esquisser certaines questions, certaines analyses, - rechercher des universaux, autant que des historicités, de la poétique. Contribuer à une théorie de ce qui fait d'un texte et de ses lecteurs-auditeurs des variables de quel invariant. Contribuer à une théorie de ce qui tient la poésie au vers, jusqu'où. A la relative carence théorique d'études sur le rythme (qui se trouve correspondre au retard avec lequel ont été reçus, en France, les formalistes), répond une carence de l'enseignement, du secondaire au surpérieur. Comme on a cessé un jour de faire des vers latins, on a pratiquement cessé de « faire ,. de la versification, par quoi, 11\êm~à travers le monopole du vers, passaient quelques rudiments. Ce~e désuétude tient sans doute à l'inadéquation entre l'enseignement ·et le mouvement contemporain de la littérature et des sciences humaines. Le primaire fait faire des jeux post-surréalistes, qui supposent que la créativité se libère par l'aléatoire, ce qui n'est peut-être pas assuré. Le secondaire y ajoute du post-structuralisme. Les structures et les cadavres exquis se bricolent en attendant des formules qui ne viennent pas. Le mélange d'empirisme et de formalisation abstraite du supérieur fait ses jeux dans un scientisme qui ne cache que pour les inférieurs sa carence théorique. L'enseignement a besoin de certitudes, non de contradictions. Situation ancienne. Valéry disait, dans « Le bilan de l'intelligence », en 1935 : • d'ailleurs jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n'est donnée et démontrée aux enfants. On considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la poésie ,.41• Ce bilan semble le même ailleurs : Lotman lui fait écho en URSS en 197042 • Le structuralisme a passé sa phase productive. Il ne montre plus que 40. La po&iea ce • prestige •• dans Groupe Mu, Jacques Dubois, Francis Edeline, J.-M. K.linkenberg, Ph. Minguet, Rhitoriq11t dt L. poisie, ltct11rt liniair,, ltctur, uh..Lurt,Bruxelles, &!. Complexe (PUF), 1977, p. 27S. 41. P. Valéry, Œ,wrrs,&!. de la Plfiade, I, p. 1079. 42. louri Loanan, LAstn1et11rt d11ttxtt artistiq11t,Gallimard, 1973, p. 27. 36 CRITIQUE DU RYTHME ses manques : la syntaxe, le sujet, l'histoire. La grammaire générative est en difficulté devant la théorie du sens, de l'apprentissage, devant la poétique. Un linguiste ne peut plus cacher qu'il échoue devant la poésie. Le désarroi renforce le dogmatisme de la poétique poststructuraliste, qui s'insère dans la sémiotique. Déplaçant l'empirisme, certains ont voulu articuler la poétique et la psychanalyse, la psychanalyse et le marxisme, le marxisme et la théorie du discours, et ces deux derniers avec la grammaire générative. Efforts stériles. La poétique, depuis les formalistes russes, a étendu la compréhension du poétique, au-delà de la poésie, à tout ce qui est littérature pris par sa spécificité. En fait, Roman Jakobson, qui a exporté, représenté, plus que les autres, le formalisme, a privilégié les textes poétiques en ven sur les romans ou la prose, et choisi les plus formalisés. Il y a eu, par lui, un renouveau du sonnet au xx• siècle : dans l'étude des structures. Eikhenbaum étudiait aussi Gogol, Tolstoï, ou le style oratoire de Lénine. Formalisme et structuralisme conjugués ont porté les problèmes du vers en rapport avec la linguistique. Il n'est pas sûr que cette conjonction noos en ait appris plus sur le vers que ne nous donnent les travaux de Brik43 et de Tynianov44. Mais ce déplacement a eu deux conséquences consécutives, qui ont déterminé chacune, à mon sens, un blocage épistémologique. La première a été l'inclusion de la poétique dans la linguistique chez Jakobson. La seconde a été l'inclusion de la poétique dans la sémiotique : en URSS chez Lotman, en France chez Greimas et dans la sémiotique littéraire. A la première il n'y a plus rien à objecter. Elle s'est épuisée d'elle-même d'une double carence : celle d'une linguistique de la phrase et de l'énoncé, là où il fallait une linguistique du discours et de l'énonciation; celle du structuralisme même. Cependant ses effets pédagogiques continuent : ils tiennent paradoxalement par ses défauts mêmes. La réduction à des structures et à des mécanismes simples, le dualisme sous un air scientifique, par les emprunts à Hjelmslev, peuvent faire illusion longtemps. La seconde inclusion est plus actuelle et nocive, bien que toutes deux réduisent le poème au signe. La sémiotique littéraire présuppose que la littérature - la littérarité - est faite de signes. Elle est contredite 43. Osip Brik., « Zvukovyje povtory • (Répétitions sonores), 1917; « Rittn i Ann Arbor, sintaksis • (Rythme et syntaxe), 1927, dans Two Essayson poetic Lang114ge, Michigan, Slavic Materials, n° 5, 1964. 44. louri Tynianov, Problema stixot'VornO'llo j•zykt, (Le problème du langage venifif), Leningrad, 1924; La Haye, Mouton, 1963; traduit sous le titre Le vers llli-mbM, Problème de Li Lmg.e dNvers, 10-18, 1977. CRITIQUE, HISTORICin DE LA THiORIE 37 empiriquement. Les signes sont interchangeables. Les signes comprennent les signes. Si le poème en était fait, il serait traduisible dans sa propre langue. Il ne l'est pas. De fait, la sémiotique, - qui ignore les problèmes de la traduction de langue à langue, puisqu'elle ne retient que les signifiés, qui transcendent les langues - ne cesse, devant un poème, de lui trouver des traductions dans sa propre langue. C'est peut-être pourquoi, à part la modernité de l'objet, elle affectionne l'obscur : certains poèmes de Mallarmé, de Rimbaud. Pour montrer qu'elle a le sens de la poésie. Mais sa scientificité se résout dans l'explication par l'écart, le surplus. Le scientisme demeure dans l'esthétique. Parallèlement, la phénoménologie, quelles que soient ses nuances, a essentialisé la poésie. Son adoration a enfermé la poésie dans une auto-allégorie. Là, elle est l'essence du langage, paradoxalement par là-même retirée à l'activité du langage. Cherchée dans la langue, dans l'étymologie, elle ne prête guère ainsi à l'étude du rythme. Heideggerhôlderlinisée, la poésie tend vers son propre stéréotype. D'où, nécessairement, elle s'échappe, laissant, comme elle a toujours laissé, ses adorateurs devant une idole. La poésie n'appelle pas l'adoration. Il ne s'agit pas, non plus, de l'attraper. On a cru la tenir dans l'émotion, dans la motivation. Mais la théorie du sens n'en est plus à Empson 45, ni à Valéry. L'absence d'une théorie de l'énonciation, et de la présupposition, recourait à l'ambiguïté. Le structuralisme y ajoutait la complexité structurelle, l'immanence dans la clôture du texte, l'essence 46 • La linguistique distributionnelle a montré au contraire que l'ambiguïté est constante dans le discours ordinaire. Toujours la phrase suivante désambiguïse. La sémiotique a cru trouver la poésie dans la polysémie. Ce qui présuppose qu'il y a des mots poétiques, que la poésie est une pluralité, une richesse du sens. Ce qui aboutit à réduire en plusieurs monosémies. Pourtant l'observation montre que la polysémie est partout, et la monosémie seulement peut-être dans les termes scientifiques, techniques. C'est que la poésie n'est pas dans le sens (des mots), où on la cherche, mais dans la valeur (d'un discours). Il ne peut donc pas y avoir une grammaire de la poésie, une • langue poétique • - notion que le structuralisme a renforcée 47 -, car c'est étrangement mettre la poésie hors d'elle-même, d'où la course infinie après l'écart. Même la notion de langage poétique (utilisée absolument) est 4S. William Empson, Sewn Typa of Ambig11it:,, Londres, 1930; Penguin, 1961. J. Filliolet, l.ing11iJtiq11e et poltiq11e,Larousse, 1973 : • Il est vain de vouloir q,uiser l'nistenœ d'un texte poétique; il est capital de dire son essence• (p. 194, dernière phrase du livre). 47. Voir Todorov, citf par Delas Filliolet, ibid, p. 92. 46. D. Delas 38 CRITIQUE DU RYTHME difficile, dans son opposition à celle de langageordinaire.Celui-ci est aussi fuyant que la norme qui devait définir l'écart. Le langage ordinaire n'en finit plus de se diviser à son tour : l'écrit et le parlé, les écrits, les parlers, les registres, les localisations, les particularités individuelles, toutes les situations de discours. Quant à la « langue poétique ,. - jadis réellement parfois un dialecte poétique, comme celui d'Homère, ou une langue sacrée, comme le slavon - elle a cédé, mais sans rien changer derrière les apparences, à la notion de textt. Pratique sacralisée, objet à structures, support philologique de comportements, c'est toujours, pour une poétique linguistique, même si elle ne veut pas se limiter « aux textes poétiques ou au langage poétique » 48 , inévitablement recourir à la notion de niveau, aux rapports entre texte et langue, - la poésie, absence de la synonymie. Mais, sinon en langue, du moins dans le discours, une synonymie totale n'existe non plus nulle part. Dans les poétiques de la langue, le rythme est un niveau. Une sous-catégorie du niveau phonologique, distinct des niveaux de la graphie, de la morphologie, de la syntaxe, et du niveau sémantique identifié au lexical. Le sémantique n'est qu'un niveau parmi les autres. Une poétique linguistique fait entrer le poème dans les catégories linguistiques, ne peut àtteindre que des catégories linguistiques. Ce qu'elle a du poétique est l'écart à la langue. Le mètre et le rythme sont des« figures prosodiques ,. (Küper, livre cité, p.66). La formulation se présente comme déductive, à la suite des générativistes, mais le rapport entre les patrons abstraits du mètre et les « règles de correspondance qui permettent à une série de mots d'être considérée comme exemple d'un patron abstrait particulier ,. (définition empruntée à HalleKeyser) reprend sans rien y apporter de nouveau la procédure inductive traditionnelle, empiriste. Tant que le rythme est un niveau, il ne peut y avoir que le primat abstrait du mètre, - « encodage d'un patron abstrait simple dans une séquence de mots ». Le rythme est la « réalisation acoustique ,. individuelle du mètre (ibid., 74). Le mètre est le signaldu poétique : à la suite des Russes et des Pragois, un moyen de « désautomatisation,. (ibid, 68). Les investigations à visée scientifique ont reporté sur la poésie le vague de l'empirisme. La poésie, aussi familière et étrange pour tous que le langage tout entier, puisque chacun en a l'expérience, passe à la même introspection : la consciencelinguistique.La grammaire générative a renforcé le bricolage de l'intuition. La notion de compétencea brouillé savoir et pouvoir. Au jeu de l'ambiguïté, de l'acceptable et de l'inacceptable, du grammatical ou de l'agrammatical, les limites 48. Par exemple dans Christoph Ktiper, Ling11istiscbe P~tilt. Snangan, Koblhammer, 1976, p. 19. CRIT1QUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE 39 reculent indéfmiment. Troubetzkoy avait critiqué la notion de conscience linguistique, remarquant qu'elle est« ou bien une appellation métaphorique de la langue, ou bien une notion tout à fait vague qui doit elle-même être définie à son tour, et qui peut-être ne peut pas l'être du tout » 49• Il s'agissait du phonème, d'« éviter de recourir à la psychologie•· La précaution reste extensible à tout ce qui concerne le langage. Car cette conscience, cette compétence est une 'iJertu, au sens de la scolastique. Sa puissance magique de mot sans concept s'est manifestée en engendrant la compétencepoétique. La compétence poétique se situe dans la relation non pensée, chez Chomsky, entre la créativité du langage et la créativité véritable50• Bierwisch51 proposait que la compétence linguistique et la compétence poétique sont inséparables. Il imaginait une échelle de poéticité, ayant des « règles formelles strictes • - alors que la grammaticalité même a des marges subjectives. Les textes n'étaient qu'un« matériel d'observation ». L'objet de la poétique, c'étaient les « régularités », - « la capacité humaine de produire de telles structures et de comprendre leur fonctionnement, quelque chose donc qu'on pourrait appeler« compétencepoétiqNe,. (livre cité, p.51). Une poétique linguistique, mathématique, est passée à la notion de grammaire de texte, concevant un « système poétique • comme un« mécanisme de sélection • (ibid.,56). La formalisation rigoureuse de surface, recouvrant la profondeur vague de l'écart, a passé pour scientificité. Cet analogisme a été suivi52• L'échelle de poéticité était déjà une idée de l'abbé Bremond. Oubli complet de l'historicité du poème. Les poétiques structurale, générative sont ahistoriques. Le discours phénoménologique est ahistorique. Le cumul de la modernité aboutit à un discours soit scientiste soit poétisant. Mais tous deux sont d'un même monde, par leur déshistoricisation. Leur effet conjugué sacralise. Cette sacralisation est prise, ou imputée, aux romantiques allemands. Il y aura lieu de montrer qu'elle inclut un statut mythique du rythme. Du mystère à l'imposture, de l'histoire à la farce, le mythe du génie, qui sous-tend l'écan, est devenu une fétichisation, à travers laquelle la poésie se réfère à elle-même, une mystification dont les 49. N.S. Troubeukoy, Principntk Phonologie,Klincltsieck, 1970, p. 42. Le livre a paru en 1939. 50. Je renvoie à Pohie SlfflJ rlpon~, Po#ril, poltiq"e V, Gallimard, Le Chemin, 1978, p. 343. S1. Manfred Bierwisch,« Poetik und Linguistik •• dans Mi,thmuitilt #nd Dicht11ng, Versuchezur Frage einer exa)nen Llteraturwissenschaft,Helmut Kreuzer-Rul Gunzenbaiiser, Munich, Nymphenburger, 1965. S2. Par exemple par Teun van Dijk, Some Asptcts of Text Gri,mm.n, A Study in Thtomiul Ling1'iJtics& Pottics, La Haye, 1972; et par Jens lhwe, Ling11iJtilt in dtr Littr•tNrwissmscbi,ft. l•r Ent'lllidtlimgtintr modtmen Theoriedtr littratuTUJissens- 40 CRITlQUE DU RYTHME dupes sont les bénéficiaires. C'est ce mythe que Gabriel Celaya nommait une« Métapoésie » 53• Réduire ce mythe, c'est montrer que la poésie n'est pas la propriété des mystificateurs. Celaya prétendait à un « processus réellement inquisitorial pour enlever au démon et désensorceler la poésie » (livre cité, p.59). Maisil n'y a pas de vérité à opposer comme une Terreur à ce qui serait le mensonge. L'ordre de l'histoire n'est pas la vérité.. C'est la pensée métaphysique de la poésie qui s'identifie à la vérité. L'ordre de l'histoire n'est autre que l'ordre empirique, l'aventure imprédictible, sans destin ni dieu du haut de sa machine. L'erreur serait précisément de se prendre pour la vérité. Le poème n'a pas besoin de vérité, de sacralisation parasite. Le poème ne s'oppose pas au radicalement arbitraire, au radicalement historique du signe. Sauf si on confond l'arbitraire avec la convention, pour revenir au faux duel entre la convention et la nature. Alors on mêle le poème à la motivation linguistique, à la métaphysique de l'origine et de la nature dans le langage. Il n'est pas d'exception à cette remarque empirique, que toute sacralisation-naturalisation de l'origine de la poésie est une sacralisation-naturalisation de l'origine du langage. Réciproque immédiatement vraie. Celaya, qui choisissait la linguistique de Croce et de Vossler contre Saussure, l'« école sociologique » (ibid., p.79), écrit ainsi : « De même que les paroles images à l'origine- se changent en signes du langage courant, la poésie se détériore et s'académise » (p.121). Variante de la confusion entre poésie et langage. Celle de Croce : « L'homme parle à chaque moment comme le poète » (cité,79). Ce qui est soit tautologique (si tout homme parle, le poète aussi), soit faux (tout homme ne dit pas ce qu'il dit comme le poète le dit). Poétiser la poésie mène à poétiser le langage. Ce que fait un courant qui, après une longue méconnaissance, commet l'excès en retour de sacraliser l'enfance, la folie, et retrouve la poésie pure, en mettant sur le même plan les comptines et le langage transmental des futuristes russes, le zaoum. Celaya en est un témoin : « Comme Monsieur Jourdain a découvert qu'il parlait en prose, nous avons découvert que dès l'enfance nous parlions un langage transmental » (p.89). Une critique du rythme et de la poésie, une critique historique du langage,doit être aussi celle des effets non critiqués du futurisme. Une critique de l'avant-garde, et de la notion d'avant-garde. Le modernisme, l'avant-garde, sont des produits culturels. L'aliénation, le mime de l'aliénation, sont cotés au marché de la culture, avantageusement. On voit des coteries de la poésie. Or« la poésie n'est pas une chaft, Munich, t9n, qui rêve d'une poétique qui caractériserait non seulement les œuvres • réellement données •• mais encore les • possibles •· dt L, p~sia. Madrid, Taurus, Ediciones, t9n. 53. G. Celaya. Inq11isici6n CRITIQUE, HlSTORJCm DE LA THtORJE 41 coterie ,.s.. La critique du rythme ne participe pas des querelles qui ne visent qu'à donner à un petit nombre une imponance éphémère. Mais le phénomène culturel de l'avant-garde est imponant au xx• siècle pour ses rapports au nouveau, à l'histoire. Ses moments successifs ne sont pas identiques. Sa stratégie est de faire croire à leur identité. L'avant-garde est devenue, par un renversement interne, v,dgaire, au sens d' Adorno : « Sont vulgaires les produits culturels en tant qu'identification de l'homme avec sa propre dégradation •• vulgaire étant ce qui « confirme ce que le monde a fait de lui au lieu que son componement soit révolté contre ce monde ,.ss. Le paradoxe, le danger de l'avant-garde, était de faire de la révolte contre un monde, un ornement de ce monde. Cette transformation est consommée. Mais on ne fait pas de la révolte une institution. On n'en est pas propriétaire. L'intérêt de la critique tient à la parabole que cette histoire contient, à ce qu'une écriture peut en tirer pour rester critique. Ne pas s'identifier à soi-même était un précepte de Gide. La confusion entre l'écriture et le pouvoir (alliances, maintien des positions dans les lieux mondains et les lieux de pouvoir sur l'opinion) l'a fait oublier à cenains, au profit du pouvoir. Nécessité accrue de la critique. Le pouvoir sur l'opinion renforce nécessairement les positions acquises : il est donc anti-critique par définition. C'est pourquoi il ne peut pas, en même temps, ne pas avoir un effet confusionnel. Au lieu de maintenir les valeurs dans l'histoire, qui est le lieu de leur érosion, il ne peut que tendre à les préserver, à se préserver - à en faire des absolus. La critique de la poésie en France, aujourd'hui, déborde l'intérft que seulsy prendraient les poètes, le public de la poésie. La condition de la poésie pour l'écriture, pour la publication, pour la diffusion, est particulière en France. Elle n'est pas la même, par exemple, ni dans le domaine anglo-américain, ni dans le domaine espagnol et latinoaméricain, ni en Allemagne, ni dans les pays slaves, ni dans la culture arabe. Or les discours français répandus, dominants, sur la poésie, et particulièrement sur le rythme, universalisent les conditions et l'histoire françaisesde l'écriture. Ils coupent les conditions d'écriture des conditions de réception : double démarche ahistorique. Une critique de la poésie pose qu'écrire la poésie est toujours historique, qu'écrire et recevoir sont des variables solidaires, imprévisibles, d'une même histoire. Une telle critique ne fera que retrouver le savoir le plus quotidien, rencontrant la censure la plus quotidienne. L'intérêt hors de la poésie de cette condition culturelle de la poésie, est qu'elle illustre un état qui me semble spécifiquement grec >t. V. Hqo, Willwn Sh.Jeespun, II, V, V, Flammarion, 1973, p. 249. SS. Th. W. Adorno, A•to•r de t. thiorie esthltiqw, «!. citée, p. 84. 42 CltITIQUE DU RYTHME platonicien, aristotélicien -, du privilège banalement reconnu au philosophe et au poète, que seul et le premier, à ma connaissance, Groethuysen a critiqué. Non qu'il s'agisse d'enlever rien au philosophe, ni au poète. Ce qu'ils ont n'est justement pas un afloir. Mais le statut exceptionnel qui leur est attribué est corollaire et révélateur d'une conception du langage qui retentit sur la conception du politique, - du refus de rapport entre le et la poétique, le et la politique. Il y a à montrer que ce refus des rapports est précisément la politique du signe. Une expression parmi d'autres, représentative, à propos de Diderot, pour la Lettre sur les sourds et muets ... : « Et si, parmi tous les hommes aveugles, sourds et muets, le philosophe est celui qui voit, l'artiste est celui qui seul entend, et parle •S6. La tradition est ancienne, ininterrompue. Le poète, porte-parole des muets. Ce narcissisme, avec sa méconnaissance, jusqu'au mépris, de l'homme et du langage ordinaires, ne peut qu'isoler le poète, et la poésie. Cet isolement montre justement que la poésie est le terrain privilégié des problèmes du sujet, et qu'on ne peut séparer les problèmes du rythme des problèmes du sujet. Cet isolement, qui passe pour une condition essentielle, est une situation propre à un épisode dans l'histoire de l'individuation. Il consiste dans la confusion entre le sujet de l'écriture, la subjectivité psychologique, et l'individualisme, invention de la bourgeoisie occidentale aux XVII"XVIII• siècles, comme l'a montré Groethuysen dans Origines de l'esprit bourgeois en France, et dont nous vivons encore. L'histoire de l'écrivain et du poète, au XIX• siècle, en Europe, situe le rapport imaginé entre la révolution poétique et la révolution politique. Ce rapport commence avec Châtiments et Rimbaud. Ni 1830, ni 1848 ne l'ont connu, au contraire. Lautréamont le formule. Les futuristes, les surréalistes ont paru l'accomplir. Mais, par leur théorie et leur pratique du mot, ils ont isolé leur langage. Contre le propos affiché de la poésie par tous, les surréalistes ont fait de la poésie un luxe, comme ils actualisaient ce luxe dans le commerce des manuscrits, des éditions originales. De leur métaphysique du langage à leur comportement de collectionneurs, jusqu'à leurs rapports aux peintres aboutissant au livre précieux, et à leur rhétorique du mépris, les surréalistes ont continué, réalisé, le privilège du poète et du philosophe. Ils ont fait, de la relation avec la révolution politique, un mythe poétique. Cette relation contradictoire de la poésie au politique, à la fois isolement privilégié et révolution, reste porteuse de sens au-delà de son histoire, pour son rapport au marxisme et à Hegel, qu'affirmait André Si. Roser Lewinter, dans Diderot, Œ11w,s compûus, 611.chronologique pris. par R., Lewinter, Club Français du Livre, 1969, t. 2, p. SIS. ClUTIQUB, HISTO:RICiri DE LA THiORIE 43 Breton dans « Légitime défense » 57• Aragon, dans « Philosophie des paratonnerres », écrivait : « à travers Héraclite, c'est à la dialectique qu'on en a, parce que la dialectique est la méthode philosophique des révolutions » 58 • Il s'attachait à rappeler le lien entre Héraclite et Hegel, contre la philosophie universitaire française antihégélienne : « Hegel est toujours le bouc émissaire de la philosophie en France, en 1926 » (ibid.). Déplacement des stratégies. Aragon terminait sur « on cherche à détourner le prolétariat de sa destinée ». Une logique héraclitéenne des contraires faisait un sens poétique de l'histoire. Le Second mAnifeste du surréalisme confirmait sa lecture de Hegel selon le « matérialisme historique •· En effet il y prenait « "l'avortement colossal" du système hégélien » pour appliquercette même« méthode dialectique » aux« problèmes de l'amour, du rêve, de la folie, de l'art et de la religion », laissant au marxisme les « problèmes sociaux » - se voulant complémentairedu marxisme. Contradiction très forte entre l'adhésion au marxisme et la critique des communistes, entre l'optimisme marxiste et le pessimisme surréaliste. Le pessimisme était« la vertu du surréalisme • pour Pierre Naville59, au sens des « raisons que peut se donner tout homme conscient de ne pas se confier, surtout moralement, à ses contemporains, de ne pas attendre la lumière de leur obscurité naturelle » (ibid., p.58). Il y opposait l' « optimisme indélébile » de Drieu la Rochelle, bon pour l"humanisme. Pessimisme de méthode, qui revendiquait « le droit de critique le plus absolu ,. (ibid., p.55), et n'attendre « rien que de la violence » 60• La critique entrait par là dans une contradiction, entre l'individu et le groupe. Drieu la Rochelle avait écrit, dans Littérature (18 mars 1921, p.18), des définitions d'un « Vocabulaire politique », et au mot Groupe:« Voici venir un temps où le groupe primera. Il n'y aura plus d'individus que les chefs » 61• La critique y rencontre le pouvoir. L'éthique d'une recherche du sujet cède au groupe. Tout primat du groupe est fascisant. L'histoire anecdotique, depuis, a reproduit ce schémaconnu. Je l'analyse plus loin pour le futurisme. Mais, de la recherche surréaliste, la protestation, si souvent S7. Dans LA Réwl11tions11rréalistt, n° 8, décembre 1926, p. 36. Tout le nwn&o est placé sous l'épigraphe : • Ce qui manque à tous ces messieurs c'est la dialectique (Engels)... SS. LARéwlMtion 111mtdisu, n° 9-10, octobre 1927, p. 48. S9. P. Naville, « Mieux et moins bien "• J.. Riflo/,,tion s11mtdiste,n• 9-10, octobre 1927, p. SS. n° 12, déc. 1929, p. 2. 60. Secondmmu{tste, LA Réwl11tions11rréalistt, 61. A quoi répond le tene de Gurdjieff, • Voici l'esentiel : un "groupe" est le c:ommenc:ement de tout "• cité dans A.bruu,«I, s•mtdiste d,. thmi-süc:w, La Nef, 1,so (fd. Plasma.1978), p. 206. 44 CRITIQUE DU RYTHME exprimée, de ne pas être réduite à une expérience artistique, celle qui a le moins été prise au sérieux, reste la plus vraie, la plus pertinente pour une critique de la poésie et de la théorie du langage. Le conflit avec les communistes avait en partie cet enjeu : être • les seuls écrivains révolutionnaires •· Aragon, dans • Le surréalisme et le devenir révolutionnaire •• récusait cette réduction « du surréalisme qu'on situe ainsi dans la littérature alors qu'il faudrait le situer hors d'elle. La même erreur est à la base de l'affirmation fausse que les surréalistes cherchent 11neiss11edans la littérat11reen se formant 11neméthode de création spécifique.Il est certain que cette affirmation ne répond à aucun fait, les surréalistes s'étant toujours séparés de ceux d'entre eux qui prétendaient considérer la littérature comme une fin » 62 • Si l'enjeu de la littérature était la littérature, la littérature ne serait que pour les littérateurs. Si la littérature peut être tout pour celui qui l'écrit, soit Flaubert, soit Kafka, tant pris pour exemples de poétique substitutive, c'est que son enjeu est la vie. Comme toute activité du sens, dans la mesure où elle engageun sujet. C'est pourquoi c'est une aventure qui signifie pour tout sujet, dans des limites historiques, culturelles qui sont aussi en jeu dans cette aventure. Le surréalisme déborde la littérature parce qu'il met en jeu le sens d'une société, d'une histoire, et les modes de signifier. C'est pourquoi il a réinventé la littérature. Pourquoi la poétique déborde la théorie de la littérature. Ainsi la théorie du langageparticipe ensemble des stratégies et des enjeux de la théorie, des stratégies et des enjeux des pratiques littéraires. Les effets des sciences sociales (psychanalyse, structuralismes... ) sur l'écriture ont resserré cette solidarité. L'historicité radicale du langage est un enjeu politique qui se joue à travers les pratiques comme à travers les théories. Tout travail sur la poésie est solidaire d'un combat dans la poésie, d'une situation critique de la poésie. Constatation empirique, vraie de tous temps, qu'on prenne ses exemples au XVI• siècle ou en 1840. Vraie jusque là où elle semble démentie par l'apparence neutre d'un discours technique ou didactique. Parce que ce qui touche à la poésie touche à la théorie générale du langage, et par là au sujet, au politique, à l'histoire, une recherche sur le rythme dans le discours est conduite à une anthropologie historique du langage.Cette recherche n'en est encore que l'esquisse, mais située comme telle. Ces trois termes sont nécessaires l'un à l'autre. Anthropologie indique l'amplitude des problèmes du langage que sous-entend ou censure toute étude qui, légitimement, efficacement même, dans les limites qu'elle se fixe, se veut science descriptive et 62. le S#rrélUÙmeo sen,;« de 1ArévolNtÙ:m, n° 3, déc. 1931, p. S. CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA TH.fORIE 45 régionale. Mais au prix d'un refoulement de questions que la théorie du langage, distincte de la linguistique, mais en rapport avec elle, arrache à la philosophie. Historique indique la nécessité d'arracher l'anthropologie à son histoire philosophique, et rappelle l'enjeu fondamental des sciences de la société. Langage signale que l'oubli des sciences de la société est la théorie du langage : les théories de la société oublient la théorie du langage; les linguistiques, structurale, générative, oublient la société. Ou plaquent, comme la sociolinguistique, des termes directement politiques sur le langage. j'essaie d'envisager cet oubli non comme une inadvertance, mais comme une stratégie. La critique du rythme n'est même que la stratégie inverse. Mais elle ne peut que commencer. Une anthropologie historique du langage ne sera pas structurale. Les modèles restent à la linguistique de la phrase, de l'énoncé, de la langue. A leurs applications sémiotiques. Il n'y a pas à en méconnaître l'apport. Mais la limite de cet apport semble précisément le discours et, essentiellement, le rythme. C'est par le discours et le rythme que la totalité et l'unité, qui régissent cette linguistique, cette sémiotique, basculent vers l'infini. De Saussure et de Benveniste, part une anthropologie historique du langage. Saussure, mais sans la grille structuraliste qui le recouvre, dont des recherches historicistes ne suffisent pas à le préserver. Benveniste, parce que de lui part non seulement l'étude de l'énonciation et du discours, mais parce qu'il tient exemplairement ensemble la philologie et la linguistique, dont la séparation a produit les formalismes abstraits qui se sont fait passer pour théorie. Il est symbolique, ici, que Benveniste, par sa critique de l'étymologie du mot rythme, ait rendu possible une relation nouvelle entre le sens et le sujet qu'il élaborait ailleurs en système de l'énonciation. Ce que j'entreprends ici n'est possible que par Benveniste, et ne vise qu'à le continuer. A transformer peut-être, par là, l'histoire des rapports manqués entre l'anthropologie et les sciences du langage, autant qu'entre l'anthropologie et le langage. Echec paradoxal, puisque l'anthropologie est toujours, nécessairement, une « enquête sémantique » 63, portant sur des « êtres humains comme faiseurs de sens » (ibid., p. 5). Mais il ne faut pas seulement demander à l'anthropologie quelle est sa sociologie, il faut aussi lui demander quelle est sa théorie du langage, du discours. Comme à la psychanalyse. Le bilan de Malcolm Crick réclame un « nouvel espace épistémologique », pour ne plus « réduire le sens à la structure sociale • (ibid., p. 6). Le langage comme activité 63. Malcolm Crick, dans Explorationsin Ltng,u,geand Meaning,Towards"Semantic Antbropology, London, Malaby Press, 1978 (1ère ~-, 1976), p. 2, Bilan de l'anthropologie, en paniculier de l'école anglaise. 46 CllITIQUE DU RYTHME de sens des sujeu a été successivement manqué par la philologie de Max Müller, par le béhaviourisme et l'instrumentalisme de Malinowski et de l'école fonctionnaliste, par le structuralisme de Levi-Strauss, par l'anthropologie américaine, malgré la place faite à la langue, de Boas à Sapir. La circularité explorée par WhorfM entre langue et culture est intenable dans sa forme radicale, puisque ses preuves, comme dans la c théologie biblique •• ne sont tirées que des langues. Mais aussi la thèse n'a-t-elle pas, chez Whorf, la forme extrême qu'on lui prête pour mieux la rejeter. L'abstraction générativiste a produit, par réaction, une sociolinguistique qui n'est qu'une co-variation des structures linguistiques et sociales. A part une étude, qui serait à faire, des c vues culturelles sur le langage • (ibid., p. 66), et de l'entJieia selon Humboldt, le bilan américain de Malcolm Crick conclut qu'un c grand gouffre sépare l'anthropologie linguistique et sémantique • (p. 79), entendant par anthropologie sémantique une étude qui s'appuierait sur le langage plutôt que sur la linguistique. C'est-à-dire sur les philosophes du langage ordinaire, Austin et Searle. Où se voit la dernière en date des manœuvres qui caractérisent le bricolage sémiotique, dans la pragmatique. Au nom d'un c empirisme scientifique », il s'agit de la « priorité des structures conceptuelles ,. (ibid., p. 96), ou« structures idéologiques • (p. 111), c espace moral » (p. 118). Les actesde parole, avec l'emprunt aussi à Wittgenstein de la notion de • forme de vie », restent dans un vague syncrétique qui laisse le langage dans le signe, son escamotage des signifiants, donc du rythme. Où la littérature reste un écart. Aussi la traduction, dont Malcolm Crick fait la « base même de l'anthropologie sémantique» (p. 154), ne peut-elle que rester notionnelle, comme la sémiotique. Dans l'unité traditionnelle de l'esprit-humain, qui reste quand même clivée entre l'« étude des peuples illettrés » (p. 153) et celle, par l'anthropologue, des • structures conceptuelles de sa propre société » (p. 153), la communication se fait entre des signifiés. L'anthropologie continue de manquer le langage. Son • art de traduire,. (p. 164) est parent de la grammaire structurale des récits. Structures auxquelles ne peut que tourner le dos un projet d'anthropologie hist0rique du langage. La transparence supposée, et donc invisible, du langage à la société, se reporte pratiquement en absence de la théorie du langage dans l'anthropologie. Tant qu'elle est l'histoire naturelle de l'homme, l'anthropologie continue le traitement de Kant dans son Anthropologie d11point dt fJlle pragmatique. L'observation peut multiplier les remarques, surtout étymologiques, sur telle ou telle expression. Le 64. BenjaminLeeWhorf, LAngw.g,,Tho11ght ad R,tdity, MIT, Cambridp, Mus, 1956, traduit en Ling•istiqw ,r ilnlhropo/op,I>enœl-Gonthier, 1969 CltfflQUE, HISTOIUCID DB LA TIŒOIUJ! 47 langage n'y a pas de place théorique. Il n'est que la « faculté de clésignation •• « désignation de la pensée » 65, d'où dirtctnnmt on passe à la « faculté de connaître •• fondée sur la « faculté de penser • (livre cité, p. 68). Le langage est alors à la pensée ce que l'écriture est au langage, un instrument de transcription. De l'absence d'une théorie du langage vient ce qui est dit de la poésie. Distancée dans l'archaïsme d'Homère ou des Prophètes, ils « doivent l'éclat de leur expression à l'absence de moyens pour exprimer leurs concepts • (ibid.,p. 64); prise dans la caractérologie du social, elle est un « jeu de société •• « de l'esprit,mais en pone à faux • (ibid., p. 107). La méconnaissance est exemplaire. Humboldt est sans doute le premier et peut-être encore le seul à avoir fait une théorie du langage qui soit une anthropologie". Peut-être n'est-ce pas un hasard que la théorie du langage ne s'ouvre en anthropologie que hors, d'une pan, de la philosophie, d'autre pan, de l'indo-européen - de la transparence, vraie ou supposée, des catégories de « l'esprit • à celles des langues européennes. De ce point de vue, sonant du comparatisme linguistique du XIX• siècle, Boas reste présent par sa critique. Tout en introduisant une typologie des langues amérindiennes, une linguistique anthropologique, descriptive, il critique, en 1911, les concepts classificateurs, la notion de mot, la séparation entre grammaire et lexique67• Dans cette linguistique pour ethnologues, il avait encore à recommander de savoir la langue de la population décrite, et reconnaissait qu'on en était loin61• Mais il mettait sur Je même plan que la pratique des langues la nécessité de leur étude théorique. Et ne confondait pas la connaissance de leur histoire avec cette connaissance théorique 69• Il n'a jamais donné dans l'anthropologie dualiste de Lévy-Bruhl, lequel, tout en comparant sa méthode à celle de la linguistique générale, pour établir« la parenté qui peut relier plusieurs familles de langues » 70, ne faisait aucune place au langagedans la J... mmtalité primitifJt 11, et n'en avait tiré, dans son 65. Kant, Anùm,pologw a,,point dt '1llt pr•g,,uitiqllt,Vrin, 1979, p. 6S. 66. Je renvoie ici au Signt tt k poi,M, p. 123-139 et passim. 67. Franz Bou, /ntrod,,aion to ffgndJ,ooft of AmfflQln lnditm UDivmity of Nebraska Press. Lincoln, 1973, p. 30. 68. Le langageétait absent, sinon pour da mots à valeur ethnographique et da noms de lieu, par aemple dans A.L. Kroeber, H.,,dbooltt of tht lndwm of CJifomi., Ntw York, Dover Publications, 1976 (1ère ~- 192S). Kroeber admettait une connaissance insuffisante da langues concem6a (p. 48). Aussi laissait-ilde côté toute relation entre langage et civilisation. 69. Franz Bou, RA«, J.Ang,..gt .,,d C11lt11rt, New York. The Free Press, 1966 (1ère .t. 1940; articles de 1887 à 1936), p. 269 (texte de 1930). 70. Lucien Uvy-Bruhl, s11T1U1t11rtl n L, n.turt d,,ns L, mmuliti primitKlt, PUF, 1963 (1ère~- 1931), p. XII. 71. L. Uvy-Bruhl, LA mmtllliti primitiw, PUF, 1932; Reu-CEPL, 1976, prif. 4c L,,n,,..,n ..., u L.V. Thomu. 48 CRITIQUE DU RYTHME livre de 1910, les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, que son opposition de la mentalité logique à la « mentalité prélogique •· Rien de tel, mais la recherche et le sens des spécificités, dans la relation entre langage et culture, chez Boas. Contre l'anthropologie comme histoire naturelle, contre les entreprises déductives chercheuses de lois générales (à partir de la biologie, de la géographie, de l'économie), contre l'analogie entre société et organisme, contre le thème raciste qui travaillait l'anthropologie cÙlturelle, Boas reste présent par le lien qu'il fait entre spécificité et individuation : l'anthropologie comme étude de c la vie de l'individu telle qu'elle est régie (controlled) par la culture et l'effet de l'individu sur la culture » 72• C'est par là, plus que par une théorie du langage qu'il n'a pas faite, que Boas importe à l'anthropologie du langage. La seule théorie explicite, à ma connaissance, développée dans l,.anthropologie, l;a été par Malinowski. Elle accompagne sa méthode. Elle en porte la date. Elle expose ses instruments, selon un instrumentalisme déclaré : « le langage est le principal outil de l'ethnologue » 73 . Contre le langage expression de la pensée, ou reflet de la réalité, Malinowski pose le « rôle pragmatique actif ,. (livre cité, p. 242) du langage : « Les mots participent de l'action et sont autant d'actions • (ibid., p. 243). Mais le sens du mot, qu'est le nom d'un objet, devient le« rôle que joue l'objet dans la culture ,. (ibid., p. 253). Ainsi le fonctionnalisme social est lié à la conception béhaviouriste du sens comme stimulus-réponse, qui en vient à confondre le signe et son effet social. La théorie, issue des « terminologies techniques ,. (p. 239), tout en se voulant pragmatique, ce qui devrait la mener au discours, maintient le mot comme unité. Pourtant elle affirme que la phrase est « la plus petite unité de la langue ,. (p. 257), que les mots sont intraduisibles - et elle privilégie les mots. Elle réduit le discours au « message ,. (p. 239), dans un indiscernable où participe la situation. C'est que la linguistique de Malinowski est toujours une linguistique de philologues transplantée sur le terrain des ethnologues. D'où le brouillage. Elle est du XIX• siècle. Elle en garde les « subdivisions traditionnelles •• comme dit Saussure, lexique-morphologie-syntaxe. Pourtant Malinowski croit avoir élaboré une « nouvelle méthode ,. (ibid., p. 314). L'expérience lui fait apparaître comme particulier aux Trobriandais le rapport, propre à toute langue, entre un " nombre limité de symboles vocaux • et une « très grande diversité de significations ,. (ibid., p. 264). Il semble découvrir la polysémie, pour n. Ra«, ung•tige 11ndC,dt"rr, p. 30S (texte <:te1936). 73. Bronislaw Malinowski, les ]tirdins de cor11il,Maspero, 1974. "Théorie ethnographique du langage, accompagnée de quelques corollaires pratiques •• p. 238, suivie d'une • Théorie ethnographique du mot magique •. CRITIQUE, HISTOIUCID DE LA THtOJUE 49 les mots indigènes « même les plus simples » (p. 255). Il sait qu•il en est ainsi panout (p. 308), mais il y voit quand même une « caractéristique de la langue trobriandaise » (p. 309). Il nous prévient que les homonymes sont des invariants. Le rythme paraît ne se trouver que dans le « langage magique » (p. 315); là oit ü y a le plNs de mots dépourous de sens, ü semble qu•ü y a le plus de rythme. Déjà Boas insistait sur Je rythme et la prosodie là où il y avait « addition de syllabes qui n'ont pas de sens » 74 - dans les récits mythiques, les poèmes, les chants. C'est que le pragmatisme de Malinowski maintient le langage dans l'histoire naturelle : « En dernier ressort, la signification de tous les mots est tout entière issue de l'expérience du corps ,.7s_ Un corps biologique même quand il est un corps social. Où, pounant, ce qui est confusion pour le linguiste inaugure une anthropologie du langage, en incluant dans ce qui est dit « l'expression du visage, les gestes, les activités du corps, le groupe qui assiste à l'échange d•énoncés et ses entours immédiats » (livre cité, p. 258). Même, dans un endroit : « j"ai dû indiquer le geste, parce que sans lui les mots n'avaient pas de sens » (p. 262). Mais sans les concepts nécessaires. Conflit entre ce que produit de théorie }•empirique, et ce que produit d•empirisme une théorie. La théorie du langage de l'anthropologie est antérieure à la description. La description a lieu dans son moule. L'ethnologue se fait linguiste, comme il se fait géographe. Il juxtapose en lui les disciplines diverses. Leur application fait une anthropologie totalisante. Ainsi, Soustelle décrit les " caractères physiques des populations », leur « indice céphalique », puis leur « culture matérielle et technique », avant de passer à la description et à la comparaison des langues16• Les questionnaires pour apprendre ces langues sont faits de mots, isolés, en petit nombre (livre cité, p. 104). Ils supposent et continuent une linguistique du mot, sans rappon avec la linguistique théorique contemporaine. 74. Franz Boas,Pnmiliw An, New York, Dover Publications, 1955 (Ure éd. 1927), p. 315. 75. Br. Malinowski, Lts ],mJins de corail, p. 279. 76. Jacques Soustelle, LA F•millt Otomi-P•me d11 Maiq11e Centrtd, Institut d'Edmologie, 1937: • Ce n'est pas en pur phonéticien ou en pur philologue que nous avons décrit le mat&iel phonitique, la morphologie et la synwr:e de ces langues. [... ] Nous n'avons jamais perdu de vue les populations qui parlent ces langages [... ] Nous avons cherché à montrer que les conclusions de cc travail linguistique, plus précises et plus claires que celles des autres disciplines, coïncidaient nbnmoins avec elles. C'est pourquoi nous n'avons négligi ni l'anthropologie somatique, ni l'ethnographie, ni l'histoire, de manière à réunir et à n:ofon:er la uns par les autreS les résultau de rechercha différentes • (p. VI). 50 CRITIQUE DU RYTHME Le travail sur le langage, dans l'ethnographie, est donc resté Les inventaires .. essentiellementphilologique » 77 c'est-à-dire lexical.iste. ont procédé des • méthodes enseignées à l'Institut d'Ethnologie • (livre cité, p. XVIII). La description d'une langue consiste dans l'application d'une grille minimale. Toujours la même. Pour décrire et pour apprendre. Michel Leiris lui-même dit qu'il ne sait pas le dogon (ibid., p. XII). Ainsi la pratique, dans l'anthropologie, est-elle celle d'une théorie du langage qui n'est pas la sienne, qu'elle n'a pas élaborée, qu'elle ne peut pas élaborer, puisqu'elle est prisonnière, par ses descriptions mêmes, de la grille dont seul l'objet qu'elle décrit pourrait la libérer. Mais elle ne le voit qu'à travers sa linguistique descriptive. Il en est de même, on le verra, pour la psychanalyse. Ailleurs on théorise le langage ordinaire. Ailleurs on formalise la poétique. L'anthropologie et l'épistémologie linguistique continuent d'être coupées l'une de l'autre. Leur coupure produit une nonvigilance. Evans-Pritchard peut prendre pour équivalents les termes de structure et de système 78• Pourtant les deux concepts ont eu des effets radicalement divergents, dans les sciences du langage. C'est du langage, et dans le langage, que peut venir la vigilance. La linguistique a passé pour un modèle dans les sciences humaines. Mais modèle, parce qu'il ne s'agissait que de la linguistique structurale. Avec le rythme, il s'agit de bien davantage. Et qui ne tient plus non plus dans le pseudo-concept de modèle. L'anthropologie se diversifie selon son objet. L'anthropologie sociale, politique, se particularise en anthropologies du corps, de la ville79 ••• Il continue de ne pas y avoir une anthropologie historique du langage. Son objet est tel qu'il ne saurait être une partie d'un tout, mais une prise sur l'enjeu des spécificités, sur ce qui produit l'infini du sens. Après le lien entre l'activité théorique et l'activité poétique, j'expose l'enjeu et la place d'une théorie du rythme, la spécificité du rythme dans le langage, pour situer par là les analogies avec la musique. D'où la critique des définitions du rythme, des rapports du rythme avec le mètre, avec le sens, avec la diction, avec la typographie. Je prends trois exemples du travail du langage, du rapport au rythme, dans Rimbaud, Apollinaire, Saint-John Perse. Trois exemples d'historicité qui mènent 77. Michel Leiris, LA'4ngw secritt ths Dogonsde ûng11,Institut d'Ethnologie, 1948, p. XIX. 78. E.-E. Evans-Pritchard, SociAJ Anthropology,Londres, Routledgc andKeganPaul, 1CJ79(1ère éd. tCJSt), p. 20. 79. John Blacking (éd.), The Anthropologyof the Body, Londres, Academic Press, 1CJ77;Edwin Eamn, Judith Granich Goode, Anthropology of the City, New York, Prcntice Hall, 1977. CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE 51 à la critique des notions de prose et de poésie, de la métrique dans ses procédures, sa relation au nombre, à la combinatoire; de la métrique générative, du fixisme de la métrique devant le vers libre, le poème libre; du lien entre la métrique et la métaphysique de l'origine. Enfin une critique des éléments actuels d'une anthropologie du rythme, et de la psychanalyse, ouvre sur les propositions d'une pratique de l'historicité. L'urgence d'analyser le rapport entre sens et fonctionnement, de situer les stratégies et les enjeux, qui fait la théorie, et l'urgence de s'y retrouver dans l'empirique, sont une seule urgence et une même entreprise. Sinon les pratiques restent dans la confusion. C'est seulement parce que leur pouvoir de découverte est nul, leur pouvoir de mystification maximal, que je critique certaines théories, certaines pratiques. j'essaye de le démontrer. C'est pourquoi mon travail est à la fois hypothétique et déductif. Mais constamment dans l'empirique. Anticharismatique. Il n'y a pas à s'étonner qu'il ne suscite aucune réponse des théories concernées. Sinon l'omission. La critique n'est pas un dialogue. N'est pas une tentative de conciliation. Ne se situe pas sur le terrain du marketing intellectuel. N'est faite ni pour plaire ni pour déplaire. Ceux qui la confondent avec la polémique se font justice. Elle ne cherche pas une clientèle, comme font nos fomenteurs de groupes, les demi-mondains de l'intellect. Si la critique est une recherche du sujet, à elle de se prolonger non en disciples, mais en critique. C'est à ce prolongement que la critique s'adresse. Elle ne parle pas pour convaincre ceux qui sont déjà de l'autre côté. Elle parle avec et pour tous ceux qui ont affaire aux discours qui nous environnent, qui nous manipulent, depuis le technique jusqu'au directement politique. Où compte, non l'épisode, mais l'aventure. II ACTIVITÉ JHÉQRIQUE, ACTIVITE POETIQUE La théorie du rythme est solidaire de la théorie et de l'histoire des pratiques littéraires. Le rythme risque deux dangers : soit être décomposé comme un objet, une forme à côté du sens, dont il est réputé refaire cc qu'il a dit : redondance, expressivité; soit être compris en termes psychologiques qui l'escamotent jusqu'à y voir un ineffable, absorbé dans le sens, ou l'émotion. Les deux aspects, aussi coutumiers, l'un que l'autre, du dualisme, et du signe. La seule manière de parer est de situer la question du rythme dans l'interaction de la théorie et de la pratique comme deux activités solidaires historiquement. C'est pourquoi les intuitions théoriques des poètes - comme cc que disent les peintres sur la peinture-, étant un discours de la pratique, le langage d'une activité (plus que d'une expérience), peuvent être des matrices qui valent plus que tous les livres des critiques ou des philosophes. Tout aujourd'hui fragmente, met au passé l'ère des totalités. Je placerais pour cela ici cette phrase polémique d' Adorno : .. Hegel et Kant furent les derniers qui, pour parler franc, purent écrire une grande esthétique sans rien comprendre à l'an 1• ,. Baudelaire, avant tout théoricien, a eu l'idée de la valeur des fréquences dans le vocabulaire. Il a été pratiquement le seul en son temps à parler d'une prosodie française. La technique n'est pas le formel, puisqu'elle est inséparable de la pratique. C'est elle qui pose les critères d'Ezra Pound : « Je crois à la technique comme à ce qui met à l'épreuve la sincérité d'un homme2. " La technique n'est tout l'an que si elle est débordée par l'inconnu qui empone le je tout entier. D'où la différence entre les poétiques qui viennent après l'œuvre, empiriquement, comme chez Hugo, et les 1. Adorno, ANto•r dt t. tbiorit tsthlt,qNt, éd. cit&, p. 111. 2. Ezra Pound, • A Reu-ospec:t (Credo) • (1918), dans littrttry Esurys, lond1'91, Fab., p. 9 : • I belicvc in wcbniquc as the test of a man's sinccritv •. 56 CRITIQUE DU RYTHME poétiques qui la précèdent - doctrinaires comme René Ghil : c après ma Poétique, ma Poésiel. ,. Mais dans l'interaction entre poésie et poétique, cette postériorité, ou cette antériorité, de la pensée sur le faire, est une fiction. Seule l'interaction entre poésie et théorie peut éviter la confusion commune entre la théorie et la critique littéraire. Confusion que fait, par exemple, encore Ritsos, quand il redit cette opinion courante que la critique • épuise parfois le poème de façon irrémédiable4 • • Le poème n'a rien à craindre. La critique littéraire n'épuise jamais le poème. Elle s'épuise, et épuise le lecteur, mais pas le poème. Parce qu'elle n'en dit rien. Elle en parle, ou elle le parle : extérieure ou mimétique. Le danger du poème est la théorie du signe, son dualisme qui ne reconnaît que des formes dans le poème, ou plaque directement des goûts et des valeurs. Ce qui détourne du poème, c'est le signe, et son enseignement. Où la théorie est précisément vitale pour le poème, contre cette pseudocritique. La critique du rythme ne consiste pas à commenter un vers, ou un poème, dont elle épuiserait l'effet ou la valeur, dont elle dirait le sens, si lui-même ne l'a pas dit. Elle cherche comment ils signifient, et la situation de ce comment. 3. René Ghil, Traité d11'fleTH, états successifs (188S-1886-1887-1888-1891-1904J, présenté par Tiziana Goruppi, Nizet, 1978, p. 9S. 4. Yannis Riuos, so""t' "" c/llir de /11,,eet d'autres poèmes (19S6-1963J, Seghers, 1976, p. 90, dans une entrevue. u On ne va pas chercher la vérité sur la poésie, sur le rythme, chez les poètes, comme la vérité scientifique dans le consensus des savants5• Un consensus ne désigne sans doute qu'une croyance. Même universelle, elle reste croyance. Et non preuve. Aussi ne s'agit-il pas de recueillir une concordance, ni même une correspondance. Le mieux qu'elle pourrait livrer serait une irrespondance, plus d'incompréhension qu'il n'en faut d'habitude pour qu'il y ait compréhension. Les poètes n'ont pas nécessairement d'intelligence ou de compétence privilégiée de la théorie du rythme ou du langage. Les idéologies littéraires imbibent leurs écritures, qui sont liées à des positions aussi, et leur font rejeter la critique. L'échange des poètes ressemble plus à la folle partie de thé, dans Alice au pays des merveilles,qu'à une réflexion théorique. Il n'y a pas de nous. Pas de super-poète dont ceux d'un âge ou d'un groupe seraient les réalisations particulières. Ils ne sont même pas plus unis par leurs dissensions que par une doctrine commune. C'est qu'ils ont les rapports les plus variés à la culture, en particulier aux sciences sociales. La qualité de ce rapport, ou toute empreinte philosophique, marque leur relation à la théorie, leur conception et leur pratique du rythme. Cherchant l'historicité de mon propre discours, pour me situer, celle des discours qui précèdent et qui environnent quiconque écrit, ou réfléchit sur le langage, je commence, pour situer la théorie du rythme, par tenter de montrer qu'il n'y a pas de débat entre poésie et théorie, entre pratique et théorie, mais que la poésie se débat dans une double activité, l'activité poétique et l'activité théorique. Le cliché qui circule veut qu'elles s'excluent. Alors qu'elles se tiennent ensemble. aussi loin qu'on remonte. Des rhétoriqueurs aux surréalistes, pour ne prendre que deux exemples. La séparation qu'on 5. Une première version de ce chapitre a paru sous la forme d'une lettre à Michel Deguy,dans la revue Po&sie,n" 1, Belin, 2~ trim., 1977. CllITIQUE DU RYTHME 58 préjuge entre ces deux activités est en elle-même l•indice d•une notion ahistorique de la littérature. Qui immédiatement les déshistoricise toutes les deux. On trouve ce cliché autant chez les poètes que partout. La critique, ou l'intuition théorique, n•est pas à confondre avec les idées. Il y eut un temps où un peintre devait être bête, pour être un bon peintre. Cette idée a quitté les peintres. Elle est encore chez des poètes. L'écriture est empirique: c•est un artisanat. Elle peut sembler n•avoir rien de commun avec la théorie. Rien qui y prédispose. L•activité théorique s'opposerait à l'action, qui réalise. Elle est suspecte. De contemplation. Encore un tour joué par l'étymologie. La théorie est mal vue, comme une abstraction. Elle passe pour difficile. Semble inutilisable. Du moins, dans le concret immédiat. L'emploi péjoratif du terme est courant : « C'est de la théorie. ,. c•est-à-dire : aucun rapport avec la réalité. Après la Terreur structuraliste, les têtes lasses ont dit : « inflation théorique. ,. Elle était condamnée. Supplément pour le dictionnaire des idées reçues. Situer historiquement l'activité écriture rend impossible de séparer entre l'écriture, qui serait facile, et la théorie, qui serait difficile. Ou l'inverse, en confondant la théorie avec la critique au sens trivial, où critiquer s'oppose à faire. En somme, l•idée qu'en avait Sainte-Beuve, et qui l'humiliait. Mais l'excès contraire, aussi peu historique, est venu. On a renversé cette hiérarchie intolérable - preuve qu•on plaçait l'amour-propre toujours au même endroit. Maintenant l' « écrivant ,. écrit aussi. Même l'écritoire écrit : ses mémoires. L'inversion du cliché n'a fait que changer de cliché. Les deux ne sont que les faces opposés d•un même cliché. Certains ont donc cru à un continu entre l'écriture et la critique, en refusant que la critique soit secondaire, ni même seconde. Ils étendaient à leur critique les caractères qu•ils attribuaient à l'écriture. Du même mouvement ils déniaient faire un métalangage. C'est-à-dire parler du langage. Ils reconnaissaient sans le savoir qu'en retournant Sainte-Beuve, ils étaient toujours dans Sainte-Beuve. Le commentaire d'un poème était un poème, ou plutôt faisait comme ce poème. Illusions, imposture : la reproduction .. en abyme .. a bien trouvé son mot. Dans le vertige du poème de poème sans fin, on ne s'est pas aperçu que ce procédé concilie l'écriture et l'écriture sur l'écriture : supprime leur tension. Ce laxisme a fait école. Le rapport entre les deux activités s•est annulé dans leur confusion. Mais l'écriture mène une logique de la contradiction, de la tension indéfinie entre pratique et théorie. Concilier, c'est dédialectiser. Facile, difficile, sont des effets dus à une culture. Ils peuvent varier. Comme la littérature est 1•intégration culturelle de l'écriture. Même chose entre ACTIVITÉ THtORIQUE, ACTIVm POtnQUE 59 écriture et traduction. Soit la traduction est écriture, transformatrice, soit elle est littérature, - du déjà transformé, qui a un rôle d'informateur : faire connaître une «littérature •· C'est pourquoi la traduction importe à la poésie, et à la théorie : elle fait une poétique expérimentale. L'opposition entre théorie et poésie ressortit au mythe de la raison. Cette opposition entre dans le paradigme connu qui fait deux pôles inséparables du rationnel et de l'irrationnel, de la norme et de l'écart, - l'adulte normal, chez Husserl, contre le fou-l'enfant-le génie. Où entre le couple, que j'analyse plus loin, de la prose et de la poésie. La théorie du signe y trouve naturellement à ranger la transcendance du signifié, les délires du signifiant. La théologie et la poésie s'y confortent mutuellement en y ajoutant d'un côté le profane-le quotidien, contre le sacré-la fête. Tout y est cohérent. C'est le consensus du cosmique et de la raison. Ce rationalisme n'a pas eu de plus beau moment que le structuralisme. La raison est optimiste. Elle faisait une science de l'objet, dans le dualisme du signe. L'exclusion réciproque de la poésie et de la théorie porte son historicité, qui ne suit pas le même calendrier pour tous. L'Université y a joué un rôle. Péguy est ici une borne : les poètes ne sont pas des universitaires, et réciproquement. Il y a conflit. Péguy a été le lieu caractérisé de ce conflit. Avec le retard des stéréotypes sur les transformations de la société, l'Université, jusque dans des polémiques récentes, restait située dans une représentation duelle, issue du dualisme et retournant au dualisme, avec la cohérence fermée du consensus : le poète, hors-la-loi; l'universitaire, répétiteur. Mais le xx• siècle a été, pour cela, surtout dans sa seconde moitié, le moment d'une modification sociologique. Épisodiquement ou par métier, ou par formation, des poètes, des écrivains sont universitaires, enseignants. De Bonnefoy à B)ltor, de Deguy à Jude Stefan. Un certain nombre. Je ne parle pas des Etats-Unis. Par là, un rapport nouveau a pu se concevoir entre l'activité théorique et l'activité d'écriture. Je néglige par définition l'écriture d'agrégés de ceci ou de philo, qui écrivent leur savoir. Les bons élèves sont partout. C'est une variante érudite de la sous-littérature. Je pose que l'interaction entre l'écriture et la théorie ne peut plus exclure l'activité d'enseignement, à moins de réduire celle-ci à des problèmes de pédagogie - erreur poétique et politique. L'Université peut ne plus être le mauvais rôle, où l'écrivain non universitaire croit faire entrer }'écrivain universitaire. Il y a aussi, il est vrai, des écrivains qui sont des universitaires aussi didactiques et dualistes que s'ils n'étaient pas écrivains. Cependant, enseigner impose 60 CRITIQUE DU RYTHME un travail sur l'écriture à travers la littérature. Il suffit que ce travail ne soit pas situé historiquement, et l'éclectisme du jour enseigne la littérature au bénéfice du signe. S'il y a à renouveler la relation entre poésie et philosophie, écriture et théorie du langage, l'enseignement est un lieu stratégique premier, irremplaçable. Ceux qui ne le comprennent pas se rangent à l'ordre du signe, à la« Théorie traditionnelle •· L'activité théorique cherche un savoir qu'elle n'a pas. Elle ne peut pas énoncer un acquis - ce que fait le didactique. Elle est aux marges de l'ignorance. Elle en est l'écriture. Contrairement à son étymologie, qui en ferait l'action de voir, observation-contemplation, elle est le discours de ce qu'elle ne peut pas voir, et qu'elle montre pourtant. La contradiction entre le théorique et le didactique, qui enseigne un savoir comme une vérité, sans histoire des erreurs ni contradiction, renforce l'opposition ancienne entre l'activité écrire et le métier didactique. La répétition et le dressage, les admirations choisies, conduisent à la poétisation, qui est l'anti-poésie. La renonciation traditionnelle renvoie chaque activité à elle-même. Elle résout la contradiction. Mais ces contradictions sont à tenir, particulièrement quand on professionnalise l'intellectuel. C'est-à-dire quand on le réduit. Toute crise contribue à l'isoler socialement, le présenter comme un privilégié. Méconnu, il est bientôt détesté. Lui-même s'y prête. Ainsi par la notion laxiste de texte. Si tout est texte, il n'y a plus lieu d'enseigner la littérature. Une pseudo- et anti-démocratisation met en place la « civilisation ,. et les« techniques d'expression •· D'où une déculturation vers la culture de masse qui n'est plus culture populaire. En quoi la notion de texte, et la négation du métalangage, ont un effet politique autant qu'épistémologique. Le lettré jobard macluhanise. Il a contribué à la réduction des têtes sous une forme nouvelle, et pour lui-même. C'est qu'il s'est mis, ou a cru se mettre, du bon côté. L'activité théorique est la question d'une pratique sur son comment, son pourquoi. Ce qui permet de distinguer le savoir qui se connaît comme tel, de celui qui ne se connaît pas, et qui manœuvre. Les deux cohabitent couramment dans l'ignorance l'un de l'autre. On peut connaître et commenter Saussure, et pratiquer à côté une manipulation pré-saussurienne du mot, une mythologie de l'étymologie et la motivation nature. Sans les voir comme telles. C'est pourquoi la critique doit être théorie du sens, et de ce qui, dans le sens, déborde le sens, où agit le rythme. Une poétisation de la poésie a retiré la poésie au discours. Le mythe de la raison et le mythe de la poésie sont le même. La poésie était trop irrationnelle pour tenir dans le discours narratif, démonstratif. Cette ACTJVITi THfORIQUE, ACTIVl'rt POfflQUE 61 dévalorisation rhétorique du discours sévit encore. Elle gêne la notion linguistique de discours, selon laquelle la poésie est un discours, parce que toute activité de langage est un discours. On ne saisit jamais d'une langue, et pas seulement des mortes, que des discours. Le discours est l'activité de langage d'un sujet dans une société et dans une histoire. Autant pour une théorie des discours que pour la poésie, il importe de prendre la poésie comme un discours. Spécifique. La notion de discours est une stratégie. La critique neparlepas de la poésie. Parlerde, c'est tout le dualisme du signe. Un sens, qu'on paraphrase. S'interdire d'avance de chercher s'il y a, et laquelle, une spécificité du mode de signifier dans le poème, donc du rapport entre rythme et sens, donc du comprendre ou ne pas comprendre, qui met en question le comprendre. La critique n'est pas un discours sur, une glose. Qui existe, avec plusieurs variétés. Simplement, ne pas confondre. La rhétorique, par exemple, isole des figures, qu'elle réfère à la langue : pour l'œuvre comme pour le rythme, c'est une anti-poétique. Mais la poétique intègre les instruments de la rhétorique. La critique est l'interaction même de l'activité théorique et de l'activité poétique. A quoi elle doit sans doute sa part de non conceptualisé, non conceptualisable. Elle est un travail vers le concept. Il y a une passion, une affectivité théorique. L'écriture théorique de Saussure est sa manière d'écrire sa vie. Rien n'y est plus opposé, par exemple, que l'arrogance et le manque de rigueur de Hjelmslev. Il y a une poétique, et une éthique, de la théorie. Le discours théorique a en commun avec l'activité du poème d'être un mode spécifique du subjectif pour tendre à la fois vers le référentiel et l'intersubjectif, l'impersonnel, qu'il fauqrait appeler le transpersonnel. La critique, la poétique sont donc, comme le poème, personnelles et impersonnelles. Les sciences sociales, les sciences du langage font un savoir qui agit sur l'écriture, dont le problème est alors : est-ce qu'on écrit avec ce savoir ? par ce savoir ? ou dans et malgré ce savoir ? Matisse, dans jazz, parlait du peintre qui sait tout, mais oublie ce qu'il sait au moment de peindre. Et Apollinaire : Où est le Christophe Colomb à qHil'on devra l'oHblid'un continent. L'activité théorique peut ne pas se produire. En apparence. Mais l'absence de théorie explicite est autant à analyser qu'une théorie. Celle-ci peut n'être qu'un fragment : les notes pour le projet de préface aux Fleursdu Mal. Ou un genre littéraire, comme le manifeste, chez Breton. Se développer démesurément plus que le poème - chez Valéry. 62 CRITIQUE DU RYTHME Mais s'il y a une activité théorique, il y a un rapport nécessaire, interne, à une activité poétique. Le cliché qui les opposait oubliait Dante, Du Bellay, Goethe, Hugo, Flaubert, Rimbaud, Mallarmé, Rilke, Brecht, Éluard, entre autres. Quand il n'y a pas de théorie, c'est peut-être que notre notion actuelle de ce qui est théorique nous cache des relations entre poésie et théorie antérieures, extérieures à notre grille. Incluses dans la poésie même. Quand ce qui a survécu des désastres peut témoigner. A l'idée que la littérature moderne est expérimentale, il est plus historique d'opposer que toute écriture a toujours été expérimentale. Que c'est sa définition. Ce qui est une proposition théorique, un universel poétique. Synonyme d'historicité. Contre l'illusion qui a fait commencer l'expérimental à Mallarmé, Flaubert, Proust ou Joyce, Khlebnikov ou Cummings. L'illusion normative. La théorie peut s'absorber dans la pratique. Avec un refus ostentatoire de la théorie, identifiée au parler-de.Ce refus n'est pas une absence de théorie. Une pratique neuve inclut nécessairement une poétique, même si elle ne la montre pas. Ce qui se passe chez Jacques Réda. La théorie a déplacé les questions. Ce n'est plus : qu'est-ce que la littérature, qu'est-ce que la poésie ? Mais : que fait la poésie ? La poésie n'exprimepas . Tout exprime et tout le monde s'exprime. On doit au moins à Roman Jakobson - à ses six fonctions du langage - de ne plus pouvoir considérer que comme une régression théorique due à l'ignorance cette réduction de la poésie. La poésie ne signifiepas. Dire qu'un poème signifie, c'est demander ce que tel poème signifie, présupposer qu'il ressortit au signe, donc le diviser en un sens et une forme, qui en est le résidu. L'issue choisie généralement, pour éviter ce piège, est elle-même un piège : elle fait de la poésie un anti-arbitraire du signe. Triple statut de la nature, de la fête, du sacré. Le cosmique et le religieux trahissent l'historicité du langage et de la poésie. C'est pourquoi la poésie est la critique du signe, de l'opposition en série du corps et de l'âme, de la lettre et de l'esprit, forme et contenu, signifiant, siinifié. Là où tout allait bien pour le signe, elle installe une question dont elle empêche la réponse : qu'est-ce que signifier ? La poésie ne renvoie pas au monde , notion de la phénoménologie. Parce qu'elle est une activité qui récuse le tri fait dans le langage et dans l'histoire par la phénoménologie, entre jeu du monde et jeu dans le monde. La poésie ne renvoie pas à une expérience.Elle la fait. Elle se transforme et nous vous transforme en la transformant. Jeu dont les règles changent pendant la partie. Dès que les règles se fixent, c'est la ACTIVITÉ THtORIQUB, ACTIVm POfflQUE 63 poétisation, variante de la programmation culturelle. Il ne s'agit pas de quoi parle la poésie. Il est autant à contre-poésie de dire « poésie d'amour • ou de ceci cela, qu'à contre-peinture de juger un tableau selon l'objet peint. La paraphrase est la faiblesse du signe. La poésie ne répond pas. Elle est un révélateur. Mais le signe s'applique parfaitement au récit : aux formes du contenu, qui sont la langue universelle de la littérature universelle, où il n'y a plus de problèmes de traduction, seulement des problèmes de rangement. La poésie est solidaire de la théorie, et du savoir. Ceux-ci, à leur tour, sont solidaires de la poésie. Ce qu'illustre la place de la parodie dans l'intertextualité, comme effet Lautréamont. La logique du langage chez Husserl, l'anthropologie contemporaine de Lévy-Bruhl, la poétique dada-surréaliste participent, malgré leurs positions différentes ou leurs tensions, d'une même anthropologie du langage. Soit qu'elle admette le• normal », soit qu'elle le rejette pour imiter son contraire, elle reste lexicaliste, et fondamentalement théologique. De même l'emploi des dictionnaires, de Mallarmé à Ponge, étale une nomenclature qui réalise une conception présaussurienne du mot. Le « dérèglement de tous les sens • est devenu un traitement des mots qui prend la langue directement pour un discours. Tous les exemples qu'on peut prendre mènent la critique de la poésie inévitablement à une critique historique du langage. La proposition • la poésie est une activité de langage • est une proposition située. Elle désigne un fonctionnement. Pas une fonction, au sens de Jakobson, qui entraîne une formalisation descriptive structuraliste. Et les fonctions de Jakobson ne se dissocient pas de son opposition à l'arbitraire de Saussure, de sa fascination pour l'expressivité naturelle des phonèmes. ActifJité inclut, engage le sujet et l'histoire. Implique une linguistique de l'énonciation. Activité suppose un acteur , qui est aussi un auteur. Eustache Deschamps dans son Art de Diaier disait le « faiseur», et Jean Molinet, « l'acteur», le • facteur »6 • Pas seulement le responsable, l'initiateur - l'éviction formaliste récente du terme auteur s'est accompagnée d'un escamotage de l'éthique-, mais aussi celui qui mène le poème, par qui le poème agit. Activité suppose que le langage fait quelque chose en même temps qu'il dit. Il ne fait pas nécessairement ce qu'il dit. S'il y a un savoir par le poème, c'est celui d'un agir autant que d'un dire. Le poème mine l'opposition de la parole et de l'action qui, dans notre culture, est un effet du cosmique, et de la métaphysique qui condamne le langage. 6. Ernest Langlois, Rea,tJ d'Arts th secondt rhétoriqut, Paris, 1902; Genève, Slatkine, 1974, p. 223, 251. 64 CIUTIQUEDURYTHME L'exclusion de la poésie, depuis La République, est une figurede la condamnation du langage, - comme obstacle, mensonge, tromperie par nature. Activité et acteur désignent un statut du je qui étend sa propriété linguistique d'opérateur de glissement (shifter), à tout un discours. ActitJité n'est pas acte. L'acte poétique est celui de faire le poème. Une théorie du langage n'a rien à en dire. Elle retomberait dans la psychologie, la conscience, l'intention. Quant à l'étude des étapes de cet acte, par les manuscrits, les variantes, elle est faussée par une téléologie inhérente à sa démarche même, des limbes du texte vers son accomplissement. La seule échappée est le refusdu texte défmitif, qui ne ruine cette hiérarchie obligée qu'en installant une pluralité de -.:enions dont la dernière n'est plus qu'une variante parmi d'autres. Etemisation de l'acte qui intériorise toute l'activité. Forme philologique (par exemple chez des éditeurs d'Hôlderlin)7 d'un primat du virtuel et de la genèse sur l'actualisé qui est tout autant contestable. N'est pas plus une vérité du texte. Je ne pose pas ici de questions de genèse, mais seulement de fonctionnement. C'est aussi une valeur du termeactivité. L'activité poétique est la pratique de la poésie, mais aussi le mode de signifier du poème. C'est de ce mode de signifier que dérivent toutes les questions sur la poésie. Seul ce mode de signifier importe à la théorie du langage, donne sa place au rythme. Le rapport acte-activité-acteurest une pratique de la contradiction, entre le sujet individuel et le social, l'écriture et la littérature, indéfiniment : non dans le binaire, mais dans le multiple. Déplaçant, tenant la contradiction entre vivre et écrire, qui reproduit le duel de l'âme et du corps, du signifié, signifiant. Ce qu' Aragon impliquait, dans Traité du style, quand il écrivait que le rêve ne s'oppose pas à la vie, mais à l'absence de rêve, la vie à l'absence de vie. L'activité poétique figure le langage en ce qu'elle montre, exemplairement, qu'il n'est et n'a toujours été que la tenue de cette contradiction. Contre toute poétique substitutive. Ce qui suffit à lier poésie et théorie. Contre la schizophrénie de notre culture, l'activité poétique et l'activité théorique font un même travail. Ce travail conduit à situer l'enjeu d'une théorie du rythme au-delà de ce qui, traditionnellement, le restreint à des querelles de doctes sur la poésie. 7. L'édition dirigée par E. Sanlcr, Verlag Roter Stern, Frankfun a.M. Voir François Fédicr, .. La nouvelle édition de Hôlderlin ., Po&sien°10, 3• trim. 1979, p. 12S-126. III L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME Le rapport interne entre le rythme et le sens ruine le sens unité, totalité. Il déplace le langage de la langue vers le discours, de la fausse neutralité didactique-scientifique vers une mise à découvert des stratégies, des enjeux. Le rythme est la critique du sens. C'est ce qu'il importe d'établir avant de définir le rythme. Commencer par définir s'avère non seulement une démarche non critique, mais anri-cririque. et pe11t-êtreest-iltrès diffu:iled'excl11re de ctNX qNi parlent la dimensionde la vie. J. LACAN, SéminaireXX, Seuil, 1975, p. 32. t. Rythme, sens, sujet Il y a un enjeu de la théorie du rythme, dans le langage, et ce n'est pas la notion de rythme, mais celle de sens, le statut du sens, et par là toute la théorie du langage. D'emblée, on peut poser qu'une théorie du rythme, quelle qu'elle soit, est une situation critique pour la théorie du langage. L'enjeu du sens est soit l'appartenance à la théorie du signe, soit la constitution d'une théorie du discours. De l'une à l'autre, la définition du rythme a changé. La relation entre signe, langue, discours a changé. J'expose la critique de la notion courante de rythme après l'analyse de l'enjeu, parce que celui-ci est le cadre et l'orientation du conflit, qui détermine les termes. Leur sens. Il suffit, pour placer la question, de rappeler que la notion courante de rythme est compatible avec la théorie du signe. Parce qu'elle y est incluse. Elle fait du rythme un élément formel. Les rapports avec le sens, quand elle en voit, sont des rapports d'imitation. Juxtaposés, seconds. Le rythme n'est pas une notion sémantique. C'est une structure. Un niveau. La distinction entre forme et sens, rythme et sens, est homologue aux distinctions de catégorie entre grammaire, lexique, syntaxe, morphologie. Traditionnelle et sans problème. Permettant l'étude philologique, le structuralisme même. Benveniste, en faisant la critique 1 de l'étymologie qui fournit, et pratiquement constitue, la définition courante, a déstabilisé, bouleversé non seulement la notion de rythme, mais son insertion dans la théorie du signe, et, du coup, déstabilisé la théorie du signe elle-même. En réécrivant l'histoire du mot, ce n'est pas seulement en effet le sens 1. Emile Benveniste, • La notion de "rythme" dans son expression linguistique •• générait, Gallimard, 1966, p. 327-335. (anicle de J9SJ), Problmus tk ling11istiq11t 70 CRITIQUE DU RYTHME de la notion qui a changé. C'est qu'elle ne se range plus uniquement dans une forme, elle n'est plus un auxiliaire du dualisme. Caractérisé comme disposition, • configurations particulières du mouvant » 2 ou • arrangement caractéristique des parties dans un tout • (ibid., p. 330), • forme du mouvement • (ibid., p. 334), le rythme a quitté une définition figée qui le maintenait dans le signe et dans le primat de la langue. Il peut entrer dans le discours. Le paradoxe est que Benveniste n'a pas développé ce travail, tout en étant le premier et le seul à l'avoir rendu possible. C'est qu'il faisait une linguistique du discours, et que, peut-être, il y fallait une poétique du discours : qui analyse le poème comme révélateur du fonctionnement du rythme dans le discours. Et Benveniste permet cette poétique, mais ne la constitue pas lui-même. A partir de Benveniste, le rythme peut ne plus être une souscatégorie de la forme. C'est une organisation (disposition, configuration) d'un ensemble. Si le rythme est dans le langage, dans un discours, il est une organisation (disposition, configuration) du discours. Et comme le discours n'est pas séparable de son sens, le rythme est inséparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation du sens dans le discours. S'il est une organisation du sens, il n'est plus un niveau distinct, juxtaposé. Le sens se fait dans et par tous les éléments du discours. La hiérarchie du signifié n'en est plus qu'Qne variable, selon les discours, les situations. Le rythme dans un discours peut avoir plus de sens que le sens des mots, ou un autre sens. Le • suprasegmental • de l'intonation, jadis exclu du sens par des linguistes, peut avoir tout le sens, plus que les mots. Ce n'est pas seulement la hiérarchie du signifié qui est ébranlée, mais les « subdivisions traditionnelles •• comme disait Saussure : syntaxe, lexique... Le sens n'est plus le signifié. Il n'y a plus de signifié. Il n'y a que des signifiants, participes présents du verbe signifier. Dans la théorie du signe, la langue est première, et le discours, second. Il ne peut pas en être autrement. Le discours y est un emploi des signes, un choix, une série de choix dans le système des signes pré-existant. Par rapport à la langue, le sujet parlant ne peut avoir qu'une définition grammaticale : celle qui est fournie par ce choix. D'où le style et la stylistique. A cette définition grammaticale correspond la définition sociale du marxisme, faisant de l'individu la créature des rapports sociaux3• Choix ou absence de choix, l'individu2. livre cité, p. 333. 3. K. Marx, Lt Capiul, préf. de la 1- éd. aUem. : " Mon point de vue, d'après lequel lt dlfJeloppnnmt dt lafom111tion économiq•t dt la socilté est 11ssimÜAblt • L, m11rchtdt Li n.t#rt tt à son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de ., rappons dont il reste tocialement la criature, quoi qu'il puisse faire pour s'en d~r éd. Sociales, livre l, tome 1, p. 20. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 71 sujet est alors la créature des systèmes de signes, dont les rapports sociaux ne sont qu'une catégorie. En quoi le marxisme est non seulement compatible avec la théorie du signe, mais constitue un aboutissement, une perfection de la politique du signe. Dans la théorie du rythme que Benveniste a rendue possible, le discours n'est pas l'emploi des signes, mais l'activité des sujets dans et contre une histoire, une culture, une langue, - qui n'est jamais que discours, où la définition de la langue apparaît essentiellement grammaticale, un certain rapport du syntagmatique au paradigmatique, qui reprend, redéco14pe les catégories anciennes. Le rythme comme organisation du discours, donc du sens, remet au premier plan l'évidence empirique qu'il n'y a de sens que par et pour des sujets. Que le sens est dans le discours, non dans la langue. La notion (et le privilège) du signifié n'était pas seulement le produit d'une description, il avait aussi pour effet et enjeu d'exclure le sujet. La forme limite de cette linguistique a sans doute été celle de Bloomfield, la plus cohérente de ce point de vue, qui excluait donc aussi le sens. Si le sens est une activité du sujet, si le rythme est une organisation du sens dans le discours, le rythme est nécessairement une organisation ou configuration du sujet dans son discours. Une théorie du rythme · dans le discours est donc une théorie du sujet dans le langage. Il ne peut pas y avoir de théorie du rythme sans théorie du sujet, pas de théorie du sujet sans théorie du rythme. Le langage est un élément du sujet, l'élément le plus subjectif, dont le plus subjectif à son tour est le rythme. La théorie du langage est ainsi un terrain privilégié pour la théorie du sujet. Peut-être plus que la psychanalyse, à qui on a fait jouer le rôle de fournisseur d'une telle théorie, pour le marxisme, ou pour l'anthropo• logie en général. Comme Sartre dans Questionsde méthode ou L'I diot de la famille. L'intérêt anthropologique de la littérature, son effet de laboratoire social, est, de ce point de vue, d'exposer - avec la vulnérabilité qui en est le prix - les fonctionnements du sujet, à travers lesquels la société elle-même est exposée. Une théorie du discours, du sujet, est donc plus qu'une autre une théorie de la littérature. Et la théorie de la littérature est peut-être la dernière chose que Freud permette de découvrir. Le sujet est comparable à l'origine du langage. Recherché comme s'il était indéfiniment caché. Rien n'est caché dans le langage. Mais ce qui est montré passe à travers le voir. Comme l'origine, il se produit dans toutes les bouches et les oreilles constamment. Il est le fonctionnement même du langage, le je de l'énonciation interchangeable. Passant du plan linguistique à la littérature, il s'étend de l'emploi des opérateurs 72 camQUE DU RYTHME d;énonciation à l'organisation en système de tout un discours. Le sujet de l'énonciation est un rapport. Une dialectique de l'unique et du social. Notion linguistique, littéraire, anthropologique, elle n'est pas à confondre avec celle d'individu, qui est culturelle, historique, ressortissant aux histoires de l'individuation. Le sujet est un universel linguistique ahistorique : il y a toujours eu sujet, partout où il y a eu langage. L'individu est historique : il n'y en a pas toujours eu. D'où une histoire des rapports entre sujet et individu. Dans le discours, le sujet du discours est historique, socialement et individuellement. L'écriture, exposant l'état politique du sujet dans une société, montre et fait du sujet de l'écriture un trans-sujet. Mais il n'y a de sujet de l'écriture que quand il y a transformation du sujet de l'écriture en sujet de réénonciation. Comme il n'y a de sens que par et pour des sujets, il n'y a de rythme que par et pour des sujets. La relation du rythme au sens et au sujet, dans un discours, libère le rythme du domaine de la métrique. Il n'y a plus à partir du vers (identifié à la poésie), comme il est fait communément, pour étudier le rythme, mais du discours ordinaire, dans tous les discours. La théorie du rythme met en évidence qu'une poétique vaut ce que vaut sa théorie du langage ordinaire. Et qu'il est sans doute plus difficile de faire une théorie de la prose que de la poésie. Pris dans la paradigmatique et la syntagmatique d'un discours, le rythme sens et sujet fait une sémantique généralisée, fonction de l'ensemble des signifiants, qui est la signifiance4 • Le rythme dans le sens, dans le sujet, et le sujet, le sens, dans le rythme font du rythme une configuration de l'énonciation autant que de l'énoncé. C'est pourquoi le rythme est le signifiant majeur. Il englobe, avec l'énoncé, l'infra-notionnel, l'infra-linguistique. le rythme n'est pas un signe. Il montre que le discours n'est pas fait seulement de signes. Que la théorie du langage déborde d'autant la théorie de la communication. Parce que le langage inclut la communication, les signes, mais aussi les actions, les créations, les relations entre les corps, le montré-caché de l'inconscient, tout ce qui n'arrive pas au signe et qui fait que nous allons d'ébauche en ébauche. Il ne peut pas y avoir de sémiotique du rythme. Le rythme fait une antisémiotique. Il montre que le poème n'est pas fait de signes, bien que linguistiquement il ne soit composé que de signes. Le poème passe à travers les signes. C'est pourquoi la critique du rythme est une anti-sémiotique. 4. En quoi je donne une valeur propre à la poétique au terme signifiance,par rappon à celle que lui donnait Benveniste de .. propriété de signifier •, dans • Sémiologie de la langue.., Problèmestk Jing11istiq11e gbrir.Je, Il, Gallimard 1974, p. Sl. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 73 Le rythme, dans le poème paniculièrement, met en difficulté la théorie du signe. Non qu'il l'empêche de fonctionner. Elle fonctionne parfaitement, des Stoïciens à nos jours. Mais elle fonctionne parce qu'elle n'est pas seulement une théorie linguistique du signe. Elle est aussi une pl"ag!Datiqueet une politique du signe. <:;ellesde l'insuumentalisme. De l'Etat. De la raison et de la raison d'Etat. Que renforcent les politiques centralisatrices de la langue. L'État ne peut pas avoir d'autre théorie du langage que l'instrumentalisme. En quoi le suucwralisme a été la bonne conscience de la théorie du signe. Celle-ci ne peut qu'exclure le poème, comme écart, ou anti-arbitraire. Cette exclusion, - qu'est aussi l'adoration, le luxe, la fête-, montre que le rythme, le sujet, le poème ont un même enjeu, celui d'une anthropologie historique du langage, qui a aussi un sens politique, par le primat du discours, c'est-à-dire du ll)Ultipledans l'empirique, de la dialectique indéfinie des sujets et de l'Etat. Historicité, pluralité sont solidaires. Le rythme est ainsi l'élément anthropologique capital dans le langage, plus que le signe : parce qu'il force la théorie du signe, et pousse à une théorie du discours. Débordant des signes, le rythme comprend le langageavec tout ce qu'il peut componer de corporel. Il oblige à passer du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n'est plus ni totalité, ni unité, ni vérité. Il n'y a pas d'unité de rythme. La seule unité senit un discours comme inscription d'un sujet. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fngmentée, ouvene, indéfmie. La question du rythme tient l'inséparable d'une théorie du langage et d'une théorie de la littérature. Car si un sujet peut être unité de rythme, si un discours peut être unité de rythme, ce n'est possible que quand un sujet s'inscrit au maximum dans son discours, inscrit au maximum sa situation dans un discours, qui en devient le système, - contrainte maximale. Au lieu que la plupan des discours sont inscrits dans une situation, ne se comprennent qu'avec elle. L'unité alors se compose d'eux et de leur situation. Quand la situation passe, ils passent avec elle. Mais l'unité du texte, qui peut se fractionner (le poème, le livre de poèmes, le roman, l'œuvre entière), est une unité d'écriture, subjective (au sens d'une tnnsformation du social), distincte des unités rhétoriques, narntives, métriques, qu'elle contient, et qu'elle informe. Le rythme met à vif l'antagonisme entre une épistémologie paniculière aux problèmes du langage et l'emprise scientifique, ou la philosophie, aux effets idéalisants. Son paradoxe est d'être l'activité la plus empirique, la plus commune à tout discours, comme je. Aussi tardivement, sinon plus encore, théorisée. 74 CRITIQUE DU RYTHME 2. Contre la sémiotique La sémiotique, actuellement, occupe la plus grande panie de la théorie du langage. Après le triomphalisme structuraliste, le triomphalisme sémiotique. Elle se présente à la fois comme science, donc universelle, et présente panout, donc intemationale5. Science, « nouveau savoir-faire scientifique » 0 .Cl. Coquet, livre cité, I, 1). Ce n'est pas seulement une épistémologie, mais aussi une éthique, et une politique, qui sont en jeu dans une théorie du sens, puisqu'une théorie du sens influe aussi sur les théories de l'histoire et de la société. Une épistémologie n'est pas seulement un contrôle technique, c'est aussi une stratégie. D'où l'importance de la sémiotique, l'urgence d'une critique de la sémiotique. Si tout est signe et systèmes de signes, tout est sémiotisable, et la sémiotique est la science des sciences, - « la méthode des méthodes », selon une citation de Sebeok (B 28). Ce totalitarisme appartient à l'histoire de la sémiotique américaine6, de Peirce à Charles Morris. Il est solidaire des tentations de l'unité, de la totalité. Son ambition est amenée à intégrer tout, au détriment de la rigueur, et au prix de difficultés taxinomiques. Le signe inclut donc, pour Sebeok, le symptôme médical, ce qui fait d'Hippocrate le premier sémioticien. Avec Saussure et Peirce, voilà, selon une métaphore aussi boiteuse que la table qu'elle suggère, un « trépied sémiotique » au troisième pied « inégal •, mais « le plus profondément enraciné », la médecine. Il n'y aurait rien à y redire, sinon l'état dans lequel la sémiotique met le langage, en se donnant pour un dénominateur commun à des unités incommensurables. Poétique, rhétorique, stylistique, sémiotique n'ont pas seulement une histoire différente, telle qu'on ne saurait les« équilibrer synchroniquement • (M. Arrivé, ibid., J 7). Leurs stratégies sont différentes, leurs unités, leurs relations à la théorie du signe. Comme la linguistique de Hjelmslev, la sémiotique a un rapport ambigu à l'épistémologie : comme si à la fois elle la constituait elle-même et la supposait antérieure, extérieure : « la linguistique dépend d'une épistémè qui ne lui est pas constitutive et sur laquelle elle n'a aucun contrôle. L'épistémologie qui, à une époque donnée, gouverne la majorité des sciences humaines influe à la fois sur le choix de la méthode et sur le choix de l'objet. C'est pourquoi tout glissement épistémologique dans les sciences humaines se répercute inévitablement sur le champ S. Ce que manifeste le volume collectif Lt Ch•mp slmiologique, perspttmJes inttfTJUltionms, sous la dir. d'A. Helbo, éd. Complexe, 1979. Les paginations que je mecs plus loin en référence sont celles du livre, par lettres suivies de chiffres. 6. je renvoie au Signe er le poème p. 140-1S6, 173-181, 232-247. L'ENJEU DB LA TIŒOIUB DU RYTHME 75 linguistique » 0 .J. Thomas, ibid., B 5). L'épistémologie n'est pas un dehors, ne se confie pas à d'autres. Chaque travail élabore et critique la sienne propre. L'œuvre de Hjelmslev est invalidée par sa faiblesse épistémologique, sa théorisation qui masque son empirisme, ses à peu près, jusque dans ses travaux de grammaire sur les cas. La sémiotique est située par sa linguistique : celle de Hjelmslev, malgré quelques détails, non celle de Saussure. Elle en est orientée vers une formalisation ahistorique. L'enjeu des sciences humaines ne peut être que l'historicité de l'anthropologie, ou les variantes de son statut hors histoire. C'est la situation et le sens du conflit entre le signe et le poème. Or, pl"s la sémiotiq1'ese fJe1'tscience,pl"s elle renforcela métaphysiq"ed" signe. C'est sa contradiction constitutive. Elle la masque et l'accroît à la fois par toujours plus de totalisation, plus de scientificité. Ses effets sont un maintien réciproque du post-structuralisme et de la phénoménologie, un cloisonnement en régions (sémiotique de la peinture, du cinéma, etc.) qui accroît le flou de la notion de signe, flou aussi d'emprunts à une idéologie du plaisir dérivée d'une « articulation » avec la psychanalyse. Une stragégie de la polémique de détail, à usage interne, comme dans la grammaire générative, masque par des discussions techniques son enjeu, et ne vise qu'à renforcer ses positions universitaires. Manœuvres de la théorie traditionnelle, selon Horkheimer. La sémiotique contribue ainsi au confusionnisme présent. Elle prête sa déshistoricisation à l'irrationnalisme millénariste. Elle lui laisse le champ, offrant le spectacle d'une absence de critique qui est l'effet politique de son épistémologie. Car il y a une ahistoricité radicale de la sémiotique. Le signe est un universel qui, en tant que tel, ne connaît ni historicité ni historicisation. Ce que souligne, peut-être sans le vouloir, J.Cl. Coquet, parlant de la « structure achronique » du « modèle constitutionnel » de Greimas (ibid., I 7). Le « modèle Locke-Peirce-Morris », comme dit Sebeok (ibid., B 9), c'est la lignée de Leibniz. Le signe a perdu ce qu'il avait de linguistique, en passant de Saussure à la sémiotique actuelle, comme la fonction narrative, de Propp à Greimas, a perdu ce qu'elle avait d'historique. , Dans une autre direction que Peirce, cité par Sebeok, pour qui « tout cet univers est inondé de signes, s'il n'est pas composé exclusivement de signes » (Peirce, CollectedPapersV. 448 note, cité ibid., B 28), une anention au discours empirique y réduit la part du signe au sens strict (à double articulation), et multiplie la part des quasi-signes. Le sémiotisable diminue. 11n'est pas sûr qu'il y ait intérêt, autant pour les sciences de la nature que pour celles du langage, à prendre l'univers comme un système de signes. Le produit immédiat en est une 76 CRITIQUE DU RYTHME métaphore généralisée. Son effet sur la biologie, la génétique, n'est guère plus qu'un effet de discours pansémiotique, par l'emploi de ... Son effet sur le langage est une termes comme code, message insertion dans le cosmique au détriment de la signifianceempirique. Le privilège classique du signifié y est renforcé, ainsi qu'un flou entre signe, signal, symptôme, intlice... Le mythe de la totalité-unité qui pousse la sémiotique se retrouve dans les théories du rythme. Contre ce mythe, j'essaierai de montrer qu'une théorie générale du rythme - englobant tous les rythmes, tout ce qui est rythme - se retrouve inévitablement une métaphysique du rythme, comme la sémiotique une métaphysique du signe. Seul le discours étant historique, non le signe, une théorie du langage doit se constituer selon la spécificité de son objet. Elle ne peut que perdre son historicité à se fondre dans la sémiotique. C'est pourquoi une théorie du rythme dans le discours n'aura pas nécessairement de rapport avec une théorie du rythme ailleurs que dans le discours. Comme si le sens de la notion de rythme dans le langage ne pouvait être que la réalisation particulière d'un universel, ce qui présuppose un rythme universel, ou plutôt une notion universelle du rythme. Laquelle, étrangement, est celle-là même que Benveniste a reconnue et dénoncée. Autant il lui a retiré les fondements historiques de son sens, autant, de fait, rien n'a changé. Contre la sémiotique et son effet sur le langage, sur la linérature, Benveniste a fait plus qu'esquisser une stratégie, dans "' Sémiologie de la langue » 7• Contre la tentative d'un "' système unique » (livre cité, p. 45), Benveniste marquait la différence irréductible entre Saussure et Peirce, où s'écroule le trépied déjà boiteux de Sebeok, qui mettait en série continue ces deux "' pieds », égaux, puisque le seul « inégal » était Hippocrate. Il y a une « non-convertibilité entre systèmes à bases différentes » (p. 53), « Il n'y a pas de signe trans-systématique " (p. 53). Benveniste a montré qu'il n'y a pas d'unité, par exemple dans les arts plastiques, donc pas de sémiotique. Seule « l'œuvre de tel artiste » (p. 57) en serait une « approximation », - c'est-à-dire une « caractéristique individuelle » : l'unité ruine la notion d'unité. Elle devient une unicité : « L'art n'est jamais ici qu'une œuvre d'art particulière » (p. 59). La « relation d'interprétance », double, que Benveniste instituait, permettait de distinguer des systèmes uniquement sémiotiques, uniquement sémantiques. S'il y a lieu de « dépasser la notion saussurienne du signe comme principe unique » (p. 66), l'analyse de Benveniste est la seule à tenir l'historicité et la spécificité de chaque pratique. Il ne faisait qu'en donner le programme, annonçant d'une part une linguistique du discours, de l'autre "' l'analyse 7. E. Benveniste,livre cité, p. 43-66. L'ENJEU DE LA TIŒORIE DU RYTHME 77 translinguistique des textes, des œuvres, par l'élaboration d'une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l'énonciation ,. (p. 66). C'est là que prend une poétique du rythme. Elle s'inscrit dans la recherche du sémantique, la théorie du particulier. Mais la sémiotique, dans son rêve de science universelle, s'est trompée d'épistémologie. Le binarisme d'origine phonologique y répète indéfiniment le dualisme du signe. Autant la triade Saussure-Peirce-Hippocrate est bancale, autant la notion de sème, dont la vulgate sémiotique se sen constamment, est confuse. Un livre d'initiation la définit : « élément de signification rigoureusement déterminé par ces deux relations de disjonction sur fond de conjonction » 8• Disjonction, conjonction se réfèrent à la phonologie, et binarisent la différence, plurielle chez Saussure. Retenant, malgré une allusion à des critiques, l'isomorphisme de l'expression et du contenu, chez Hjelmslev, la notion d'élément minimal de signification fonde sa combinatoire sur la logique de l'identité et le primat du signifié, conjoints dans la notion d'isotopie. Greimas définissait l'isotopie un « faisceau de catégories sémantiques redondantes sous-jacentes au discours considéré »9 • L'isotopie est la répétition du même, la « résultante de la répétition d'éléments de signification de même catégorie » 10• On procède à son « extraction ». C'est-à-dire à une série de réductions notionnelles. Variante de la paraphrase masquée par le scientisme. La classification en catégories tourne dans la binarité (euphorie/disphorie); mime la générative : « texte manifeste ,. de surface/« éléments abstraits ,. en profondeur (livre cité, p. 103); divise la polysémie en monosémies; a un pouvoir de découverte pratiquement nul : le « carré sémiotique ,. des oppositions en contraires et contradictoires n'est « universellement applicable ,. (ibid., 133) que de retrouver partout les catégories abstraites, dans le vague, où mort s'oppose à vie. Le confusionnisme et la régression se partagent la définition sémiotique du discours. Le même livre d'initiation met dans son glossaire : « Le discours(ou parole) est le résultat des choix opérés par un locuteur donné, dans le stock de la langue, afin de réaliser un message particulier, inscrit dans une situation concrète et déterminée ,. (ibid., 181). Paroledonné comme équivalent de discoursbrouille toute l'histoire des concepts linguistiques, de Saussure à Benveniste, rend inintelligible Saussure, et inutilisable le terme pour une linguistique du discours. La notion de choix montre le primat de la langue, vers une stylistique qui ne peut pas opérer non plus, car elle est un 8. AnneHmault, les Enjt" dt la sémiotiq11t,PUF, 1979, p. <t9. 9. A. J. Greimas, D11sms, Seuil, 1970, p. 10. 10. Anne Hénault, livre cité, p. 81. 78 CRITIQUE DU RYTHME individualisme sans théorie du sujet, puisque la lang"t réduit le sujet à une structure. Enfin, stock, qui refait de la langue une nomenclature de mots, au lieu d'un système, découvre à la fois, comme un lapsus, le contre-Saussure et l'avant-Saussure qui manœuvrent dans la sémiotique. Cette dégénérescence du signe n'est pas une défaillance ponctuelle, qu'il serait sans intérêt de signaler. Elle est le produit combiné d'une linguistique empruntée à Hjelmslev, d'une formalisation pseudoscientifique, de l'histoire même de la sémiotique américaine, surtout depuis Charles Morris. La confusion et la régression sont précisément les plus visibles là où il est question du discours. Le cinéma, la peinture supportent mieux ce scientisme. Pourtant, là aussi, la sémiotique est de moins en moins en prise sur la réalité des pratiques. Le rythme rejette la sémiotique. Il la rejette pour lui, d'abord. Il peut aussi donner le signal d'une critique que la sémiotique elle-même ne semble pas prête à concevoir, étant au contraire dans l'illusion d'entreprendre une « ruée vers l'or ,. (ibid., 175). La sémiotique et la poétique ne sont qu'un aspect d'un conflit que la poétique met à découvert. Ce conflit est irréductible. Il met à découvert qu'il est impossible de penser le langage sans penser en termes de conflit. Dans le langage, c'est toujours la guerre. Qu'il s'agisse du discours qui est sans cesse un agôn, ou des statuts du sujet, ou de la relation entre les mots et les choses. La science sémiotique est prise à sa positivité. La prestance, aussi, du sémioticien. 3. Négativité du rythme Si le rythme, le sens, le sujet sont dans un rapport d'inclusion réciproque pour la critique du rythme et du discours, en revanche la linguistique ne dit rien du rythme, pour les raisons qui faisaient que Bloomfield excluait le sens de la linguistique. Ni la théorie du rythme, ni la théorie du sens, ni celle du sujet ne sont constituées. Mais jamais aucune théorie n'est constituée. L'erreur initiale serait d'attendre, pour l'une, que l'autre soit plus assurée. Aucune des trois n'est un préalable à l'autre. Sauf à attendre indéfiniment. Si le sens, le sujet, le rythme sont liés, travailler à l'un c'est les travailler ensemble. Une théorie du rythme est nécessaire pour une théorie du sujet et de l'individu, car elle prend en défaut la métaphysique du signe. Celle-ci opère par l'effacement de l'observateur-sujet, confondu avec la vérité de !'observé, de l'objtt, comme si les conditions de l'observation L'ENJEU DE LA THfORIE DU RYTHME 79 n'étaient pas inséparablemert subjectives-objectives. C'est la solidarité du signe et de l'anthropologie dualiste du logique et du pré-logique. Et la solidarité du discours avec une anthropologie décentrée. Qui met en évidence aussi qu'une théorie n'est qu'un« mode de représentation • 11, non une vérité-universalité objective de l'objet. Si la théorie se reconnaît elle-même comme un « mode de représentation •• relative, elle est mieux préparée que la métaphysique du signe à reconnaître que son objet de connaissance est une variable empirique, - sens, non vérité. L'œuvre littéraire, prise comme un discours entre des discours, ne permet plus ni l'esthétique du mime, du mensonge, ni l'esthétique de la vérité. Pas plus qu'elle n'est sur le plan logique du vrai ou du faux. Adorno opposait la vérité à la mimesis : « L'esprit des œuvres d'an n'est pas ce qu'elles signifient, ni ce qu'elles veulent, mais leur contenu de vérité • 12• Il ajoutait : « Il n'est pas plus facile d'éliminer l'imitation comme catégorie esthétique que de l'accepter • (ibid., 44). La subjectivité du sens, de la réception, modifie, empêche au moins en partie la moralisation vérité. Adorno krivait : « Les grandes œuvres d'an ne peuvent pas mentir • 13, - d'où « seules les œuvres non réussies sont fausses •· Ce qui réduit l'an à la psychologie. Mais la subjectivité fait obstacle au mimétisme en lui retirant sa transcendance, pour en faire une aventure des sujets. L'historicité du discours ne fait plus de l'œuvre le beau mensonge ni la vérité. Parce qu'elle ne la renvoie ni à une intention, comme fait encore Adorno, ni à un contenu (Théorie esthétique,p. 175, 202). Le lien entre sens et sujet neutralise ces oppositions. L'organisation du sens comme signifiance, valeur, fait à son tour que le rythme ne peut plus être envisagé comme une forme, qui serait la « logicité • (Thé<>'rW esth., 189), la cohérence des œuvres d'an. Leur « détermination objective ,. (p. 191). Adorno voulait éliminer le concept de « jouissance artistique • : Le concept de jouissance anistique fut un compromis déplorable entre l'essence sociale de l'œuvre d'an et sa nature antithétique vis-à-vis de la société • (ibid., p. 26), et plus loin : « Le concept de jouissance artistique, comme concept constitutif, doit être éliminé ,. (p. 28). La critique du rythme est une critique du plaisir. Mais Adorno ne peut pas éliminer ce concept, qui traîne toute l'esthétique après lui, en restant, comme il fait, dans l'an-imitation. La mimesisreste, chez lui, l'e idéal de l'an • (p. 153). Adorno adapte la« finalité sans fin ,. de Kant (p. 188) à une idée instrumentaliste du langage. Mais le rythme c 11. H. Berpon, D11Tteet sim11llilntitt,dans Miilmges, PUF, 1972, p. 213. 12. Th. W. Adorno, A11to11r tk Ill th"'1w esthitiq.e, livre cité, p. 42. 13. Tb. W. Adorno, Thiom esthitiq11e,éd. cit«, p. 176. 80 CRmQUE DU RYTHME comme sens du sujet est à la fois subjectif et social, sens et histoire. Le découpage théorique élimine alors cette « jouissance artistique comme concept constitutif ». Elle l'élimine comme produit du dualisme. Le plaisir est l'organisation de la signifiance par l'intégration du corps et de l'histoire dans le discours. Il n'est pas plus un concept esthétique qu'on ne peut séparer entre le rythme et les métaphores dans le • frisson nouveau » que Hugo reconnaissait chez Baudelaire. Cependant, un rejet maximaliste de la recherche même du sujet se propose dans une certaine position marxiste. Il importe de la réfuter, et de l'analyser à la fois pour son importance stratégique, pour la faiblesse de ses arguments, et pour ce qu'elle permet, indirectement, de prévenir : « Il ne saurait pas plus y avoir de "théorie du sens• ou de "théorie du sujet• que de "théories de Dieu", ces objets sont des catégories idéologiques, et non des objets de connaissance » 14• Le marxisme selon Althusser y présuppose l'identité entre science et théorie qui est nécessaire pour l'opposer radicalement à l'idéologique. L'objet de connaissance y est propre en effet à la science. Du moins à ce concept particulier de la science. Mais le rejet du sens dans l'idéologie ne reconnaît pas l'effet de sa propre manœuvre sur la théorie du langage. C'est la continuité logique de Marx à Marr qui, prenant ou rejetant ensemble le sens et l'idéologie, met l'idéologie dans la langue, rejette la philosophie du langage avec le langage des philosophes (dans l'idéologie allemande) et prépare l'impensable du langage par la superstructure. Donc l'impensable du sujet. L'articulation du marxisme et du structuralisme est par elle-même la négation du sujet : « la formation sociale n'est pas composée de sujets; on ne peut y définir que des placesauxquelles sont attachées des conditions de production et de reproduction des significations ,. (livre cité, p. 77). Sujet d'autant plus nié qu'il est la confusion de l'individu et du sujet, du moral et du psychologique : " l'individu-sujet » est la « forme-sujet spécifique » des" idéologies bourgeoises ,. (ibid., p. 159). Négation de la possibilité du sujet qui dit plus sur sa propre stratégie, sur ses propres méconnaissances, que sur le sujet. S'y ajoute l' « articulation du matérialisme historique et de la psychanalyse ,. (ibid., p. 125), combinée avec l'articulationdu marxisme et de la grammaire générative (pour articuler toutes les avant-gardes ensemble), et qui ne perçoit pas l'incompatibilité théorique et politique des deux 15• D'où cette proposition qui ne sait pas ce qu'elle dit, parce qu'elle méconnaît les 14. Paul Henry, le MtuWAis 011til.LAng11e,s11jetet disco11rs,Postface de Oswald Ducrot, Klincksieck,t9n, p. 20. 15. Pour l'analyse politique de la grammaire gmérative, je renvoie à Poé~ sans réponse, Pour '4 poétÙ/ue V, p. 317-395. L'ENJEU DE LA TH:é.ORIE DU RYTHME 81 stratégies opposées de la langue et du discours: « la syntaxe est située dans le langage à l'aniculation de la langue et du discours • (ibid., p. 155). Dernier obstacle au sujet, l'inconscient, curieusement opposé à la syniaxe : « Quant à ce qui anicule le déjà dit ou entendu de toute parole ou de tout énoncé, ce n'est pas proprement la syntaxe, ça a racine dans l'inconscient, pas daas le sujet • (ibid. p. 144). Confusionnisme d'époque, déjà caduc, qui établit un paradigme spécieux entre le sujet de l'énonciation et l'inconscient, le sujet de l'énoncé et le sujet psychologique (ibid., p. 151). Cet exemple caractérise cenains des obstacles actuels à une théorie du sujet et du discours. Il montre qu'un obstacle épistémologique est aussi un obstacle politique. Il confirme qu'une théorie du discours tient (contient, retient) aussi une théorie de la syntaxe (qui ne soit pas celle de la langue). Il étale la naïveté ambiante, de Sanre aux marxistes, qui confie à la psychanalyse la théorie potentielle du sujet. Ce qui, accessoirement, n'en fait plus une science, mais une idéologie. Ducrot rétablit paniellement le sujet, autant qu'il le retire à lui même, par la présupposition : « déclarer X sujet de son énonciation, c'est supposer qu'il connaît le sens de cette énonciation au moment où il l'accomplit • (ibid., p. 200). C'est ici que l"analyse de l'activité poétique peut rejoindre celle de la présupposition. Il s'agit d'analyser des modes de signifier. Un poème n'est ni une intention, ni une conscience. Il y a une régression théorique, après Valéry, à lier le sujet à ce couple psychologique et moral : c'est-à-dire à l'unité. Le sujet n'est pas plus une unité qu'un poème n'est fait de signes. Ce qui ne l'empêche pas d'être une relative unité. L'unité-œuvre trompe la notion d'unité. Adorno écrivait : « L'unité est apparence tout comme l'apparence des œuvres est constituée par leur unité » 16• Elle se décompose en unités moindres, qui sont rhétoriques, linguistiques. Le mot, qui est l'unité de sens la plus petite, prête à son tour, en direction inverse, à désigner métaphoriquement des unités plus grandes. Mallarmé voit dans le vers un « mot total •· Mandelstam va plus loin : « Chaque période du discours en vers, que ce soit la ligne, la strophe ou la composition lyrique en entier - il est indispensable de les regarder comme un mot unique » 17• Le rythme intervient en poésie dans la mesure où elle est le langage le moins fait de signes. Ce que disait déjà, à sa façon, Diderot, dans la Lettre sur lessourdset muets : « que le discours n'est plus seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et 16. Th. W. Adorno, A11to11r dt Li théorie tsthétiq11t, éd. citée, p. 74. 17. O. Mandelstam, « Entretien sur Dante,., II, éd. citée, Il, 413. 82 CRITIQUE DU RYTHME noblesse, mais que c'est encore un tissu d'hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en ce sens que toute poésie est emblématique. Mais l'intelligence de l'emblème poétique n'est pas donnée à tout le monde. Il faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement » 18• L'emblème ou l'hiéroglyphe échappe à l'unité. Le poème, ou le rythme, par là-même, échappe au sujet, préalablement supposé unitaire. Mais, en même temps, seul un sujet de l'énonciation à émis un rythme, un poème. Le rythme, conçu dans une continuité avec le sens et le sujet, désunit le sens, le sujet. La métaphore de l'hiéroglyphe marque qu'on ne peut penser cette activité que dans l'indirect, le provisoire. C'est la même métaphore qu'employait Freud pour le rêve : • Le contenu du rêve nous est donné sous forme d'hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits dans la langue des pensées du rêve » 19• Il ajoutait : • Le rêve est un rébus ». Mais le rythme n'est pas un rébus. Le rébus fragmente l'unité en morceaux de sens. L'unité n'y est que perturbée dans son cheminement. Chiffrée. Elle est reconstituée au bout, quand le déchiffrage a été heureux. Si le rythme est une configuration d'un sens, rien ne permet, comme on verra, d'y voir le même sens, la même unité, autrement disposée. Autant séparer le rythme et le sens paraissait depuis longtemps une • entreprise de valeur douteuse » 20 , autant les associer dans une identité vague serait de valeur douteuse. On retrouverait sans peine la vieille homologie de la forme et du fond, le parallélisme logicogrammatical. Si la relation du rythme au sens n'est pas conçue techniquement comme relation du discours au sujet, c'est d'avance l'oscillation classique entre le vivre et le langage. Une théorie du rythme est une théorie du sens non parce que le rythme est le sens, mais parce que le rythme est en interaction avec le sens. Le poème est le discours où cenc interaction est la plus visible. Sans doute aussi celui où elle est la plus spécifique. Tynianov, en 1,23, postule cene « modificationde la valeur sémantiquedu mot qui s'opère du fait de sa valeur rythmique » 21• C'est une sémantique de position, la • valeur sémantique du mot dans le vers en fonction de sa position » (ibid., 116). Du fait que le rythme était le « principe constructif du vers » (ibid., 76), pour Tynianov, faire la théorie du vers était faire, ou plutôt annoncer, comme nécessaire, une • analyse des changements 18. Diderot, ŒIIWn complitn, &l. cit6e, II, S.9. 19. Freud, L'lntnp,itlllion des mn, c Le travail du rfve •• PUF, p. 241-242. 20. I.A. Richards, PrllCtiu/Criticism,Londres, Roudedge, 1966, p. 361, (1.,. id., 1929). 21. louri Tynianov, u Vns /lli-mlm, (Le problème du lanpp v.-.ifii, Il, 4), 6d. citée, p. 108. L'ENJEU DE LA THfORIE DU R'YTHME 83 spécifiquesth la signification et du sens des mots en fonction de la constn1ction du vers elle-même,. (ibid., 40). Le postulat de Tynianov est devenu, étrangement, à la fois un truisme et un programme avorté. Du moins, je n'en connais pas de réalisation. S'il est à reprendre, à prolonger, ce ne peut plus être avec sa notion du mot, et du lexique : c La stmcture même du lexique des vers est radicalement différente de celle du lexique de la prose • (ibid., 126). Ce qui est vrai, cependant, de certaines poésies, certaines cultures. La critique du rythme doit à Tynianov la fonction constructive du rythme. Mais Tynianov reste dans un fonctionnalisme où il n'y a ni énonciation, ni sujet, ni discours. Rien que le sens, la langue. Le rythme n'est pas le sens, ni redondance ni substitut, mais matière de sens, même la matière du sens. S'il est du sujet, il est un ensemble de rapports subjectifs-sociaux qui conduisent le discours. L'importance majeure que Gerard Manley Hopkins a reconnu au rythme lui assure sa valeur d'inauguration, non seulement pour la modernité poétique, mais pour la théorie du rythme. Ainsi il cherchait à c consigner le mouvement de la parole dans l'écriture .., « sur le plan de la notation »22, et se référait aux accents de la Bible. Un rythme est un sens s'il est un passage du sujet, la production d'une forme ---disposition, configuration, organisation - du sujet, qui est la production d'une forme-sujet pour tout sujet. Ce que fait, pour reprendre un exemple connu, Nerval, dans« Je suis le Ténébreux, -le Veuf-, l'inconsolé», par la double coupure interne dans le vers, isolant c le Veuf .., paradigme de la solitude, qui appartient chez lui autant au travail des mots qu'à celui de la typographie : les italiques et les majuscules de« Il appela le Seul- éveillé dans Solyme •, « Et c'est toujours la Seule, - ou c'est le seul moment ,.. Si le sujet de l'écriture est sujet par l'écriture, c'est le rythme qui produit, transforme le sujet, autant que le sujet émet un rythme. Plus proche de la valeur que de la signification, le rythme installe une réceptivité, un mode de prendre qui s'insère au défaut de la compréhension courante, celle du signe, - la rationalité de l'identique identifiée à la raison. Il impose la multiplicité des logiques : « Quand le vers est très beau on ne songe même pas à comprendre. Ce n'est plus un signal, c'est un fait »23• C'est peut-être cet effet pré- ou, pourrait-on 22. G. M. Hopkins, lettre à Roben Bridges du 6 novemb~ 1887, trad. dans L'tpblmm, n° 3, 1967, p. 78 : « it would be an immense advance in notation (so to call it) in writing u the ~ord of speech, to distinguish the subject, verb, object, and in general to express the construction to the eye; as is done already panly in punctuation by everybody, panly in capitals by the Germans, more fully in accentuation by the Hebrews "• Tbt Ltnm of G.M. Hoplrinsto R. Bridgts,cd. by C.C. Abbott, Oxford University Pras, 19SS, p. 265. 23. P. Val&y, ûhiffs, Gallimard, 6d. de la Pléiade, II, p. 1076 (texte de 19161 84 CRITIQUE DU RYTHME dire, péri-rationnel, que notent certaines métaphores du rythme, comme, en hébreu, michqal, le« poids » étymologiquement pour dire le « rythme », ou pour nommer les accents de la cantillation dans la Bible (accents rythmiques-sémantiques-mélodiques), te'amim, de ta'am, le « goût » (ta'âm, nourriture, en arabe). Dans la poétique indienne, le terme rasa, attest_éavec le sens de « goût », et « sève, essence », désigne un mode théâtral24 • La métaphore sensorielle désigne l'absorption par le corps. Les mètres dans les Brâhmana ont une « vertu nutritive » analysée par Mauss : « le principe de cette théorie est que le chant c'est de la voix, qui est du souffle, qui est de la nourriture » 25• Anti-unité, le rythme est une anti-totalité. Il est l'empirique indéfini qui empêche une poétique hégélienne de s'accomplir. Une poétique hégélienne veut « appréhender le poème dans sa totalité » 2". Kibédi Vargacherche « l'unité supérieure de la synthèse, telle qu'elle s'établit dans le lecteur lors de l'actualisation du poème » (livre cité, 42). Il s'ensuit quelques confusions : entre une phénoménologie de la lecture, - « dialectique de l'appréhension du poème » (ibid., 35) - et l'analyse du mode de signifier; entre le mode de signifier et la réalisation individuelle, le « poème lu ». Cette « poétique dialectique du poème actualisé » (ibid., 149) continue de partir du mot« poétique ou poétisé ». Elle repasse donc à la rhétorique des figures de mots (ibid., 194). Pour saisir les « constantes de la poésie » (ibid., 270), elle manque le poème, car elle le met dans les catégories traditionnelles, l'image étant un mode de la représentation : « Les constantes du poème sont alors le mouvement et l'arrêt, l'écoulement sonore et la rime, le centre et la distance des termes de l'image, le rapport de chacune de ces constantes avec l'effort d'appréhension du lecteur » (ibid., 270). Le rythme du sens comme sens du sujet impose de ne plus accepter cette répartition, du « sonore ,. et de l' « image », qui varie à peine sur 24. Voir Edwin Gerow, lndw, Potttcs, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1977, p. 245-249 (fuc. 3 de Historyof Indw, Lit,maurt, ed. by Jan Gonda) 25. Marcel Mauss, An,ua-ViTiij(1911), Œuwts, éd. de Minuit, 1969, t. 2, p. 593. Kant avait remarqué cette métaphore : • Comment a-t-il pu se faire que les langues, sunout modernes, aient désigné la faculté de jugement esthétique par une expression (gusws, sapor) qui se rappone à un organe de la sensibilité (la panic interne de la bouche), et désigne la différenciation aussi bien que le choix, par cet organe, des choses ..., éd. citée, S67, p. 102). Mais il concluait en dont on peut se délecter ? (Anthropologie paraphrasant : • un sentiment organique a pu, à travers un sens paniculier, donner son nom à un sentiment idéal •• et " une fin inconditionnellement nécessaire n'a pas besoin qu'on y réfléchisse et qu'on la recherche : elle trouve accès immédiatement à l'âme, comme si on savourait une nourriture profitable • (ibid.). Il me semble que la relation ne peut pas s'expliquer par les mou, en reliant u.por à u.pûmtia, et qu'elle suppose une théorie du corps dans le langage, donc du rythme. 26. K.ibédiVarga, Ln Consuntts d11pobnt, Picard, 1977, p. 4 (1... éd. 1963). L'ENJEU DE LA TIŒORlE DU RYTHME 85 celle de la forme et du fond. La critique du rythme est la critique d'abord des critères. Il y a des critères de la métrique. Y en a-t-il du rythme ? Le rythme est le sens de l'imprévisible. La réalisation de ce qui, après coKp,sera dénommé« nécessité intérieure ,. : « L'artiste ne crée pas selon les critères du beau, mais selon une nécessité intérieure »27• Le rythme est l'inscription d'un sujet dans son histoire. Il est donc à la fois un irréversible et ce à quoi il ne cesse pas de revenir. Non unitaire, non totalisable, sa seule unité possible n'est plus la sienne : c'est le discours comme système. Dans l'écriture, dans l'an, un sujet est devenu son œuvre. Ce qu'indique la désignation commune : un nom d'auteur fait autre chose qu'un nom de personne qui n'est pas un nom d'auteur. Il signifie, en même temps qu'il désigne. Il rassemble du sémantique. A travers la provocation futuriste, c'est un effet du titre de Maïakovski, Vladimir MaïaleOfJslei, tragédie. 4. Système du je L'écriture, en particulier celle du poème, n'est une pratique spécifique du rythme que quand elle est une pratique spécifique d'un sujet, à travers les codifications sociales. Tournures, rythmes, le langage tout entier d'une œuvre est l'activité d'un système, sa formation. Il n'a pas lieu dans la langue : la langue a lieu en lui. La littérature, de ce point de vue, n'est qu'une spécification du fait qu'il n'y a pas, concrètement, de la langue : il n'y a que des discours. La littérature, parabole du subjectif, s'est vue pour cela soit sacralisée soit rejetée, pour la même imputation de subjectivité, couplée avec celle d'individualisme. C'est pourtant un des universaux de la littérature, la banalité même, son paradoxe fondateur, qu'une œuvre, toute œuvre, ait, pour être à tous, quelque chose qui n'est que d'un individu unique. Ezra Pound mettait à l'article Rythme, dans son Credo : « Le rythme d'un homme doit être interprétatif, il sera, ainsi, à la fin, le sien, non imité, non imitable » 28• Le rythme, le je, c'est du même fonctionnement qu'il s'agit, pour que la littérature soit, comme Pound écrivait dans L'ABC de la lectl4re, en 1934, « des nouvelles qui restent des nouvelles ». L'idée est de tradition. Elle est même depuis longtemps identifiée à celle du style, puisque le style était un choix, donc personnel. Ce qu'illustre Northrop Frye : « La conception du style est fondée sur le fait que tout écrivain a son propre rythme, aussi distinctif que son 27. Arnold Schœnberg, Traitl d'harmonw, cité dans l'Annle 1913, éd citée, t. 3 p. 228. 28. Ezra Pound, • A Rffl'Ospect .., üterary Es""JS, éd. citée, p. 9. 86 CRffiQUE DU RYTHME écriture, et sa propre imagerie, qui va depuis la préférence pour certaines voyelles et consonnes jusqu'à la préoccupation de deux ou trois archétypes •29 • Chacun aurait son style, son rythme, comme il a sa voix, ses empreintes digitales. C'est bien une conception du je, et qui a l'intérêt de ne pas mettre du mystère dans cc qu'il y a de plus commun. Mais ce n'est pas une conception du je comme système. Aussi n'est-il pas sorti de poétique, ni de critique du rythme, de cette aperception qui était forte pourtant de sa banalité. Les poètes ont multiplié ici les intuitions théoriques. Le sujet de l'écriture était prévenu, avant la psychanalyse et les théoriciens de la présupposition, qu'il n'était sujet que si en même temps il est non-sujet. De Nerval, je SNisl'aNtre, à Rimbaud, la subjectivité n'est pas un égotisme, pas le privé, pas le moi. Elle est l'interchangeable. Aragon écrit en 1925 : • Je ne me mets pas en scène. Mais la première personne du singulier exprime pour moi tout le concret de l'homme. Toute métaphysique est à la première personne du singulier. Toute poésie aussi./La seconde personne, c'est encore la première • 30• Ce n'était que développer le fonctionnement fondamental, linguistique, du discours. Il n'est en rien distinctif de la poésie. La poésie est le discours qui l'expose. Mais elle ne l'expose pas par l'emploi des pronoms personnels. Comme tout discours. Elle ne se réalise comme figure de la subjectivité que si le discours tout entier est porté à l'état de_ subjectivité. C'est-à-dire au statut d'un système de valeurs. La subjectivité d'un texte résulte de la transformation de ce qui est sens ou valeurs dans la langue en valeurs dans un discours, et seulement dans ce discours. Quels qu'en soient les niveaux linguistiques. A tous les niveaux linguistiques. La subjectivité maximale est donc toute différentielle, toute systématique. Le rythme est système. Il n'est pas associationniste. La spécificité littéraire, poétique, est donc le maximum de contraintes (variables selon la dimension, le • genre •) qu'un discours puisse produire. Seule une histoire - ni une conscience, ni une intention - peut faire qu'un discours soit système. Le système du je n'est ni liberté, ni volonté, ni choix, ni refus. Il n'est pas le vouloir dire. Il est imprédictible, comme tout ce qui est histoire, et, comme elle, fournit après coup des téléologies faciles. Aussi ne suis-je pas en train de l'expliquer, mais de situer l'écriture comme système parmi les autres pratiques et activités du langage. Si une écriture produit une reprise peut-être indéfinie de la lecture, sa subjectivité est une intersubjectivité, une trans-subjectivité. Non une 29. Nonhrop Frye, An;stom1 of criticism, Princeton University Press, 1957, p. 268. sllf'Ti.ÜSttn° 5, 15 octobre 1925, p. 25. 30. Aragon, • Avis •• LA RitJol11tion L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 87 intra-subjectivité, qu'on feint de confondre avec le subjectivisme, l'individualisme. Cette écriture est une énonciation qui n'aboutit pas seulement à un énoncé, mais à une chaîne de ré-énonciations. C'est une énonciation trans-historique, trans-idéologique. Une hypersubjectivité. Un langage qui en sait plus long sur nous que nous-mêmes. L'hypersubjectivité peut être un autoprophétisme. Apollinaire le savait jusqu'à la superstition. Hugo a écrit : « Les poètes ont peur de devenir prophètes •· Mais ce dire qui implique le plus de non-dit est tout autre chose que l'ambiguïté. C'est l'activité de langage qui recule le plus les limites du jamais dit, le plus grand travail sur l'extra-linguistique et l'infra-linguistique. Le poème, particulièrement, est un savoir qu'on ne connaît pas, qu'on ne peut pas consulter. Dans l'ignorance du futur, le savoir partiel du passé, le poème est un savoir du futur dans la mesure où il inscrit les déterminations d'un sujet. C'est pourquoi on n'écrit pas ce qu'on veut, encore moins ce qu'on souhaite. Mais alors que chacun n'a que son passé, le poème passe de je en je. Il est ce discours qui peut reconnaître le passé des autres. Il n'arrache pas seulement un peu de vivre à l'oubli. S'il est autre que du souvenir, c'est que le rythme est une acrualisation du sujet, de sa temporalité. Glissement du je, le rythme est un présent du passé, du présent, du futur. Il est et n'est pas dans le présent. Il est toujours un retour. En quoi c'est le poème, et non le vers, qui est versus. Et on peut comprendre pourquoi le vers, et la rime, ou d'autres formes de retour lui sont, lui ont été, associés au point de lui être identifiés. La rime n'est, ou n'a été, qu'une figure privilégiée, dans notre culture, de ce retour. Je parle d'un versus, d'une« rime ,. qui fassent tout le système de l'œuvre, et du je. Pas du « terrible concert pour oreilles d'âne », comme disait Eluard, - avant d'y revenir. La rime au sens courant est devenue une image grossière, tout extérieure, toute culturelle, de ce retour généralisé. C'est ce qui a pu la rendre insupportable comme code, du moins dans une certaine historicité, même si les raisons pour et contre n'ont pas toujours été comprises. Pour être justifié, - pour être écriture, et non simplement littérature, ou poétisation - le tJersus doit être système, valeur. Forme intérieure, comme Humboldt disait des systèmes grammaticaux, et du « caractère ,. des langues, qui reste encore à théoriser. Système, le retour de la temporalité sur elle-même, du sens sur lui-même, du je sur lui-même, inséparablement. Par quoi un mode de signifier déborde les pratiques et la théorie du signe. L'écriture impersonnelle n'est donc pas l'écriture d'un sujet zéro, ni, naïvement, l'emploi de la« troisième personne ». Vérité biographique ou« mensonge ,. (les dates fictives des poèmes de Hugo), peu importe, si l'écrit fait du particulier un concret généralisable. La vraie 88 CRITIQUE DU R'YTHME bio-graphie, l'écriture de la vie, est l'activité poétique. C'est elle, ensuite, qui fait apparaître la « vie » comme non-poème; I'« homme » n'est plus qu'un produit de I'« œuvre ». Tous deux, produits de l'après-coup et du dualisme ensemble. La fiction pluralise, dissémine le sujet. Généralement, d'abord, par la pluralité des personnages, tout ce qui tient l'intrigue. Le rythme, dans la fiction, est celui des unités narratives autant que celui des signifiants. Tous les retours en arrière d'un récit ne changent pas son caractère de récit. Même si le temps du récit recommence un passé révolu. L'accompli et l'inaccompli ne sont pas les mêmes dans la fiction et dans le poème. C'est que tout récit les transforme en accompli. Le poème les place dans un inaccompli. En quoi il y a une tristesse du roman. Qui mime celle de la vie : du non-retour. Qui fait son prix. Et un bonheur du poème. Le poème continue même le révolu. C'est ce que fait l'épopée. Aussi, contre la modernité occidentale qui depuis cent cinquante ans a tant identifié la poésie à ce qu'on appelait le lyrisme (conjoignant la poésie directement subjective et la pièce brève), je dirais, disjoignant l'épopée et le long, le lyrisme et le bref, que le poème, tout poème, est fondamentalement épique. Long ou bref. Un fragment peut être épique. Du très bref peut être épique. C'est la proximité du poème avec le conte, la légende. Son rapport au sacré. L'idée reçue est la filiation, prise pour une continuité, de l'épopée au roman. Mais une filiation n'est pas plus le fonctionnement qu'une étymologie n'est le sens. Si incontestable que soit la genèse du roman, cette genèse est lointaine. Les fonctionnements anciens ont eu le temps de se transformer. Rien n'est plus loin de l'épopée que le roman français contemporain. Non seulement parce qu'il n'en a plus l'oralité, le mode de collectivité, mais parce que les vies, le temps y sont finis. Le fonctionnement sociologique actuel du roman, dans notre société, n'inclut pas par hasard une littérature de l'oubli. De gare. Une évasion. Policiers, espionnage, triomphe de la structure et de la disparition du sujet. Il n'y a pas de poèmes de gare. Même si l'histoire de la poésie française n'avait pas contribué à isoler la poésie, le roman dans notre culture aurait plus de clientèle que le poème. Le poème inaccomplit le temps du sujet. Il est plus difficile à la fois par lui-même, et pour des raisons culturelles. Parce qu'il est un mode de temporalité, un mode de subjectivité qui impose au sujet un retour. Pourquoi la réduction traditionnelle des systèmes de versification à une mnémotechnique est une méconnaissance, une caricature anthropologique. Le poème mémorise, et passe par des techniques de mémorisation, non pour qu'on retienne des choses, ou pour qu'on le L'ENJEU DE LA THiOlllE DU RYTHME 89 retienne, mais parce qu'il est une mémoire du sujet. Nous apprenons notre mémoire avec lui. Un roman nous ramène à nous à travers l'oubli de nous. Il a cela en commun du plus novateur, du plus célèbre, au plus refait, au plus quelconque. Cette fonction est la même dans la sous-littérature, dans le cinéma commercial. C'est ailleurs qu'ils se différencient. Mais le poème ne fait de nous ce continu que par un effort, un rappel à soi, sur soi. L'éthique du poème et l'éthique du roman, leur rapport au social, leur rapport au rythme, les constituent chacun en opposés. Le poème tend à faire de l'individu un sujet. Le roman multiplie l'individu. Ce qui n'a pas pour effet de le constituer en sujet. Au contraire, puisque c'est ce qui favorise au mieux l'illusion subjective d'être déjà un sujet, et un super-sujet. Si l'auteur sait tout, dans le roman-narration du XIX• siècle, le lecteur aussi. Effet que le nouveau roman n'a pas annulé. Par là, le plus mauvais roman est assuré d'un succès plus massif que tout poème. Le roman à succès que nous connaissons ici va vers la masse, tend l'individu vers la masse, parce qu'il est un marchand d'illusions. Il y a une démagogie essentielle dans le mode de subjectivité qu'il construit. Je ne parle pas du roman américain ou latino-américain. Je ne retiens qu'un effet sociologique situé. Je propose de voir en cet effet un effet-sujet. Ce que semble confirmer le succès de l'histoire-témoignage. D'où un rôle non critique. L'historicisme, au lieu de l'historicité. Dans une autre société, les rôles peuvent être inverses : une poésie d'endormissement, où « le poète régnait avec le bourreau », écrit Milan Kundera dans La vie est ail/eurs31, où le roman est critique. Cette inversion n'infirme rien du rapport entre l'effet-sujet et l'effet de masse. Ce que dit et ce que fait une société de sa poésie et de ses romans est un signe de ce qu'elle fait du sujet32• La poésie aussi a sa démagogie, assez diverse, de Prévert à Neruda. Je ne privilégie ni l'une ni l'autre. J'essaie de situer les relations entre leur fonctionnement et leurs effets. Non seulement le poème et k 31. Milan Kundera, LA"~ est ai/h,m, Gallimard, folio, 1973, p. 383. Mais il s'agit d'une dérision de la poésie, d'un faux poète, que Kundera prend de manière disc:utablc pour représentant du • véritable poète • (p. 239). Il fait du « désir frénétique d'admiraùon • quelque chose qui« tient à la nature même du talent poétique "(p. 304). Il idenùfie la poésie à un • territoire où toute affirmation devient vérité • (p. 301). La • force du sentiment vécu • ne suffit pas à faire • de la belle poésie • (p. 384). Ce n'est donc plus la poésie, mais le piège• tendu à la poésie •• que critique Kundera. Sa critique, par le roman, retrouve la poésie, qui ne peut en effet apparaître que là où il y a une critique de la poésie. 32. Ce passqe a été l'objet d'une disc:ussionau lémmaire de poétique à l'Uiùvlnité de PariJ-VIII. ClllTIQUE DU RYTHME 90 roman n'ont pas la même histoire, mais ils ne vont pas vers la même histoire. La différence dans le travail du langage, dans le rappon du rythme au sens, y est consubstantielle à ce que fait chacun de l'histoire, du sujet. S. Je-histoire,je-origine Le paradoxe du je, universel de langage,est de faire l"historicité du discours. La poésie pone le je à la systématicité d'un discours. Elle est ainsi non une origine, comme dans la poétique de Vico, mais une figure de l'historicité de tout discours. Le primat du signifié dans le signe renvoie à l'étymologie, à l'origine comme discours vrai du sens. Le rythme comme sens du sujet, mettant la poésie dans l'aventure historique des sujets, neutralise l'opposition du sujet et de l'objet par la créativité du je généralisé. Il ne prête ni au transpon structuraliste dans l'objet avec« oubli » du sujet, ni au transpon phénoménologique dans le sujet, par une herméneutique qui ne dit plus rien du mode de signifier. Et qui se tourne vers l'origine pour s'y fondre par effusion, empathie, Einfiihlung,« infusion », dit Mikel Dufrenne33 : « même si l'an n'est pas au commencement, il est retour aux commencements, à la confusion primordiale du sujet et de l'objet, de l'imaginaire et du réel, du désir et de la représentation » (livre cité, p. 40). Le rythme comme histoire met l'origine dans le fonctionnement. Le cliché que dénonçait Nietzsche dans La naissancede la tragédie est resté actif. Le cliché veut « qu'on se délivre du "je" » 34• Nietzsche demandait : « comment le "poète lyrique" est-il possible en tant qu'aniste, lui, qui, d'après l'expérience de tous les temps, est celui qui dit toujours "je" et ne cesse de venir nous dévider toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs ? » (ibid). Il maintenait la séparation entre l'homme et l'ceuvre, qui les rend tous deux incompréhensibles, bons pour le signe, quand il opposait ce je à l'homme : « Mais ce "je" n'est pas de même nature que celui de l'homme éveillé, de l'homme empirique-réel; c'est, absolument parlant,le seul "je• véritablement existant, et éternel, le seul qui repose sur le fondement des choses, ces choses à travers la copie desquelles le génie lyrique plonge ses regards jusqu'à ce fondement même ,. (ibid., S9). La cop~ maintient le platonisme, et la « nostalgie de l'oripne » (ibid., 70). Le sujet de l'énonciation, qui est sujet par son discours, est solidaire 33. Mikel Oufrmne, « L'Estbitiq~ en 1913 •• dans L'Am,h 1913, livre àti, t. 1, p. 37. 34. NiluKhe, LA NIIÙMnu th I. tT•Jldw, œ,,,,,.~scomplltn, 1, éd. 4:itée,p. S7. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 91 du « radicalement arbitraire ,. de Saussure. Il n'est pas l'abstraction générative du « sujet parlant •. Jean-Claude Milner distinguait entre une • éthique de la science •• qui part de ce sujet abstrait, et une « éthique de la vérité », qui recourt à un• sujet d'énonciation, capable de désir • 3s_ La théorie du rythme dans le discours impose de reconnaître encore une autre éthique, une éthique du sens, dont l'enjeu est l'historicité des valeurs et du statut du sens. L'arbitraire, loin d'être une notion technique, fixée, change de valeur selon la stratégie dans laquelle il entre. Milner le comprend comme un • dualisme absolu ,. entre les signes et les choses, le son et le sens, dont le rapport est ainsi ramené au hasard, donc à un « refus de savoir », chez Saussure, alors qu'un « savoir est possible •, chez Mallarmé et Lacan (livre cité, p. 58). Il suffit de rappeler le Mémoire de 1878, pour nuancer ce• refus de savoir • : refus, en effet, d'une métaphysique de l'origine et de la nature, non refus de l'histoire. j'ai montré ailleurs36 que le hasard ramenait la nature. Si l'arbitraire est pris comme le prend Milner- ce qui est la compréhension traditionnelle, structuraliste-, il n'est en effet qu'un blocage du savoir, la stérilité de la science que Genette opposait, dans Mimologiques, à la profusion des rêveries, du côté de la nature. Autrement dit, l'arbitraire a une stratégie faible, qui reste incluse dans la conception dualiste. Parce qu'il est pris seul. S'il est envisagé dans et comme un quatre inséparable : système-valeurfonctionnement-arbitraire, par rapport à la stratégie du signe et du cosmique, stratégie de la langue (mot-sens-origine-nature), il constitue une stratégie forte, parce qu'elle est celle de l'empirique, du discours, qui historicise la motivation. Mais Milner, qui représente le« réseau de différences •, chez Saussure, comme un « rien ,. (livre cité, p. 86-87), surenchérit sur la négativité saussurienne. En l'outrant, il l'affaiblit. Il la dédialectise, puisqu'elle est ensemble négativité et positivité. Par là, il met à découvert sa stratégie. Milner discerne bien que l'arbitraire n'est pas la convention : « la thèse de l'arbitraire a pour fonction d'éliminer toute question sur l'origine; elle n'a donc qu'une ressemblance superficielle avec le conventionnalisme. Il ne sert à rien d'évoquer à propos du Cours l'opposition des Grecs thései : phusei, qui est une proposition sur l'origine, et porte, non sur la langue, mais sur le langage ,. (ibid., 49, n. 2). Mais la distinction que fait Milner ne prend sa valeur que par sa stratégie. Ramenant l'arbitraire au hasard, et la différence à une négativité absolue, il annule, en la radicalisant, la tentative de Saussure. Il renforce la langue, et la nature. Si bien que cette distinction lS. Jean-Claude Milner, L'Amo•r tk 14l.ngiu, Seuil, 1978, p. 46. 36. H. Machonnic, .. Lanpgc, histoire, une mmie théorie ., la N.R.F., n" 29(., septembre 1977, p. 94-95. 92 CRITIQUE DU RYTHME revient à neutraliser l'arbitraire, au lieu de démasquer la situation du conventionnalisme, qui a partie liée avec ce à quoi il s'oppose. La stratégie de l'arbitraire est celle du signe, chez Milner : c l'arbitraire du signe, par quoi it est seulement dit que le signe ne doit avoir d'autre maître que lui-même, et n'est maître que de lui-même » Qivre cité, p 8). Le linguiste y impérialise « la science • (ibid., 10). Equivoque, il joue aussi l'irrationnalisme : « lalangue est ce qui fait qu'une langue n'est comparable à aucune autre, en tant que justement elle n'a pas d'autre, en tant auss_ique ce qui la fait incomparable ne saurait se dire » (ibid., p. 22). Equivoque mimé de ce qui confond « systématiquement son et sens • (ibid.), et qui ramène, contre Saussure, la substance : « elle se fait tout aussi bien substance, matière possible pour les fantasmes • (ibid.). La continuité avec la nature revient quand s'oppose, à la langue qui ne touche c à aucun réel » (ibid., p. 24), le « désir du linguiste », par lequel « comme la vérité elle-même, lalangue touche au réel • (ibid., p. 28). Cette stratégie de la psychanalyse dans la linguistique procède par certaines homologies négatives qui font un paradigme de la « prohibition », de l' c impossible ,. sexuels, et du « manque des mots », « les mots à quelque chose manquent toujours, ou : il y a de l'impossible à dire » (ibid., p. 70). Elle laisse paraître ainsi que la conception du langage qui la manœuvre est métaphysique. Ce « manque des mots ,. présuppose qu'une chose à dire a un mot pour la dire. Ce qui ne va pas de soi. C'est une identification du concept au mot qui a pesé sur l'anthropologie de Lévy-Bruhl. Elle présuppose, outre la nomenclature (pré-saussurienne), la nomination, qui apporte sa théologie, et une logique de la monosémie. Sans compter les comparaisons entre langues pauvres, langues riches : qui ont beaucoup de mots. La seule position réellement linguistique est celle qui situe les choses à dire, - comme leur impossibilité, ou leur interdit - non dans les mots, mais dans le discours. Manquer de mots est le nom qu'on donne à autre chose. Où précisément intervient la littérature, et le rythme - qui est signifiance sans être composéde mots. L'unitarisme ramène Saussure à une quête unique, la « clé de Saussure», écrit Milner (ibid., p. 111), qui unifie le Cours et les anagrammes dans une même folie, « le même mouvement qui le conduit à vouloir soutenir l'Un », « l'Un qui marque les langues leur vient d'ailleurs » (ibid.). Saussure est ramené vers le mythe, vers l'origine, - alors que dès 1878 c'est le systèmequ'il découvre, à partir de mais aussi contre la philologie historique pointilliste. Milner à son tour s'identifie au désir unitaire d'origine et de maîtrise, où réapparaît la nature, qui devient le super-sujet : « Ce n'est plus le linguiste qui sait, mais lalangue qui sait par lui » (p. 128). Conception de la maîtrise L ~NJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 93 qui confond autorité et maîtrise, dans la lignée grecque-allemande des maîtres de vérité : la volonté de Witz du psychanalyste. L'enjeu de la critique du rythme est la théorie et la pratique du système, contre la réduction au mot, au nom. La critique du rythme passe donc par une critique de la métaphysique du langage que la psychanalyse inclut dans ses divers états, puisque dans cette mesure même la psychanalyse a une action sur la théorie du langage. L'arbitraire et le rythme sont liés par le même enjeu. C'est ce que produit, et règle, un poème. Organisation qui est tout autre chose que le groupement de stimulations perçues par un sujet psychologique, qui faisait écrire à Paul Fraisse que « toute rythmisation est subjective » 37• C'est-à-dire toute dans le récepteur. La réception du poème est dans l'organisation avant d'être dans l'interprète. La spécificité de l'écriture fait celle du sujet qui s'énonce, et le distingue du sujet parlant 38• C'est elle qui fait le rapport critique à la psychanalyse. Adorno donnait la psychanalyse comme « plus féconde psychologiquement qu'elle ne l'est esthétiquement » 39• La critique est à reprendre. Le fonctionnement inconscient du langage joue conjointement à l'inconscient des sujets. Le rythme pousse dans le poème l'inconscient linguistique à sa valeur de système, de figure, à sa dénudation comme moyen, au sens de Reverdy. Parce qu'il est l'organisation d'un sens du sujet, qui neutralise l'opposition entre le conscient et l'inconscient dans la mesure où il neutralise le vouloir dire par la signifiance. La signifiance, non l'intention, porte le texte. Le rythme dans un poème ne transgresse pas les conventions du discours. Il les transforme. Il est le sujet dans la mesure où il ne peut être ni forme, ni contenu, mais sa propre réalisation, son actualisation. Il ne symbolise pas, ne s'interprète pas COllJmeun rêve. Il n'y a pas de sens propre du rythme, ou de sens figuré. Etant le pouvoir de signifier sans signe, il ne peut que récuser la formalisation dualiste pseudomathématique, les recours de plus en plus nombreux à Hegel et Heidegger chez Lacan 40 • Le sujet, le sens sont flottants. dans le rythme. C'est ainsi qu'ils se communiquent - qu'ils contiennent ceux « à qui on s'adresse » 41• Le rythme cependant n'est pas un envers du discours 37. Paul Fraisse, les Struct11nsrythmiq11es,Étude psychologique, Publications Universitaires de Louvain, id. Érasme, Paris-Bruxelles, 1956, p. 9. 38. Comme l'indique, après Benveniste, J. Cl. Coquet. dans « Prolégomènes à l'analyse modale, le sujet énonçant .., Doo,ments de nchnche n° 3, École des Hautes Etudes en SciencesSociales, CNRS, Paris. 39. Th. W. Adorno, Théorieesthltiq11e,livre cité, p. 18. 40. Par exemple, pour Hegel :J. Lacan, Écrits, Seuil, 1966,p. 292 et l'index, p. 897; Le Shninllin, livre 1, Seuil, 1975, p. 267. 41. J. Lacan,Écrits, p. 9. 94 CRITIQUE DU RYTHME dont le sens serait l'endroit. Il n'est rien de voilé qui doit être dévoilé, ou rester voilé. Il n'est pas l'inconscient du sujet dans le discours, comme les caractères chinois étaient l'inconscient de l'Europe alphabétique. Si cet inconscient s'y manifeste, c'est autant dans toute la rhétorique et la sémantique du discours. Le rythme est aussi évident, aussi invisible comme sens du sujet qu'à chacun le sens de sa propre histoire. Qui n'est pas non plus fait de signes. 6. Le sujet est l'individuation Dans « L'État et le rythme», Mandelstam écrivait en 1920 : « Un homme amorphe, sans forme, un individu inorganisé est le plus grand ennemi de la société »42• Sans « l'organisation de l'individu », il prévoyait la « menace de rester avec le collectivisme sans collectivité » (ibid.). C'est-à-dire sans individus. Cette analyse est politique parce qu'elle vient de la poésie. La poésie fait un révélateur de société, parce qu'un individu y est en jeu, et que là où un individu est en jeu, le social est en jeu. Ce qui ne signifie pas que tout poète est un politique. Un des possibles de la poésie est le sens de la théorie - qui commence, dans le poète, par le sens de sa propre histoire. Cassandre 1920. C'est pourquoi on pourrait soutenir que la société se joue aussi gravement, sinon plus, dans le rapport du poème à la société-que dans la critique directe de la société. Le marxisme, la Théorie critique ont montré, par leur régionalisation des problèmes (économisme, sociologisme, politisme), leurs oscillations théoricistes-pragmatiques (fonction de leur incapacité prévisionnelle) que, comme touœs les idéologies politiques, ils continuent d'utiliser les individus pour une représentation de la société, non la société pour les individus. Au mythe des masses correspond le contre-mythe de l'individu. Adorno veut ainsi établir que « ce qui parle dans l'art » est « son véritable sujet, et non celui qui le produit ou le reçoit »43• Il ne s'agit pas simplement de ne plus le confondre avec le je biographique. Il s'agit de réduire l'individu-confondu-avec-le-sujet au social. Parce qu'en effet le sujet est social. Et que l'individu est censé être l'anti-social, l'incompatible- au lieu que la collectivité n'existe que s'il existe. Mais un romantisme de la masse y est substitué. Stratégie du pouvoir. Puisqu'on parle en son nom : « Le travail de l'œuvre d'art est social à travers l'individu, sans que celui-ci ait par là conscience de la société : peut-être d'autant plus qu'il en est moins conscient » (ibid., 223). Le recours à la conscience,comme la notion individualiste d'individu 42. O. Mandelltam, éd. citée, t. 3, p. 123. 43. Th. W. Adorno, Thtom esthttiq•e, p. 222. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 95 manœuvre idéologique plus qu'analyse historienne - sont deux obstacles à une théorie historique du langage, et du sujet, en art. On vide l'individu de son intolérable unicité. Pourtant, l'art est l'observatoire, et le laboratoire, qui fait plus que toute pratique sociale apparaître que c'est dans /'individu que se réaliseautant le sujet que le social. Opposer le sujet au social, ou l'individu au social, est une erreur qui coûte d'abord à la théorie esthétique, ensuite au social. Adorno écrit : « Le sujet individuel, qui toujours intervient, n'est guère plus qu'une valeur limite, qu'un élément minimal dont l'œuvre a besoin pour se cristalliser ,. (ibid., 223). De même, l'individu vivant n'est que l'élément minimal dont la vie a besoin pour se réaliser. Cette conception biologisele social : lui retire, et retire au sujet individuel, leur spécificité, qui est leur histoire. L'œuvre y devient une entité métaphysique, douée du plus inexplicable besoin. Le social s'y révèle un mythe, le produit d'un programme rationaliste. Mythe en ce qu'il est mobilisateur, et fait un récit de vérité révélée. L'entité du social est donc ce qui fait, presque, l'œuvre, qui est ainsi présente virtuellement avant de passer, grâce à l'auteur, à l'état final de cristallisation.Où on discerne nettement la confusion, déjà chez Marx, entre conditions sociales de production et production spécifique de l'œuvre confusion propre au sociologisme : Raphaël dans L'idéologie allemande. Mélange de téléologie et de scolastique, qui invente un état de l'œuvre avant l'œuvre comme une entité semi-réelle. Mais cette intervention supposée est une invention pour la cause. Le sujet n'interoient pas. Le désir de le réduire, de le limiter à un « élément minimal •, rend, ou laisse, à cette intervention tout le mystère qu'il s'agissait, dans ce pseudo-matérialisme, d'analyser en termes historiques. Car l'interoention pose à son tour toute la question que la réduction devait réduire. Alors que l'historicité et l'unicité de chaque vie font du sujet individuel une nécessité du social, que l'œuvre figure. Il n'est pas nécessaire d'éliminer l'auteur, pour montrer qu'il est social, historique, autant qu'individuel, comme Sartre a montré pour Flaubert, dans le tome III de L •Idiot de lafamille. Dans et par l' œuvre, le sujet n'est pas l'individu. Le sujet est /'individuation : le travail qui fait que le social devient l'individuel, et que l'individu peut, fragmentairement, indéfiniment, accéder au statut de sujet, qui ne peut être qu'historique, et social. Comme on accède, indéfiniment, à sa langue maternelle. Il est particulièrement important, pour la critique de la société, et du sujet, que les théories de la société soient incapables d'une théorie de la production littéraire et artistique. Elles montrent par cette incapacité leur incapacité d'une conception générale du sujet. Et du langage. 96 CRITIQUE DU R'YTHME Les intu1nons théoriques des poètes ne désocialisent pas, au contraire, l'individu sujet auteur. Le rythme, le poète, la prophétie sont liés significativement. L'écoute du sujet est autant l'écoute du social que celle de l'histoire. Tout se passe comme si, à l'inverse des rapports de force, les politiques et les théoriciens de la politique avaient peur à la fois du poète et de l'individu unique, - le poète étant le représentant, le symbole de ce dernier-alors que le poète n'a pas peur du social, qui justement l'écrase. Car il ne peut être sujet que s'il est une écoute, il ne peut être une écoute que s'il est le sens le plus fin du social. Le rythme, pour Alexandre Blok, en 1909, est la « présence d'un chemin •· C'est, dans son langage, une « "mesure• intérieure de !'écrivain •• et « La tension ininterrompue d'une rumeur intérieure, l'écoute comme d'une musique lointaine sont la condition indispensable de l'être de }'écrivain » 44 • Ce rythme, cette écoute sont, pour Blok, autant chez les prosateurs que chez les poètes. Le plus subjectif, condition d'émission poétique, est puisé dans le collectif. Blok parle d'un « orchestre ,. lointain qui est l' « "orchestre mondial" de l'âme populaire ,. (livre cité, p. 106). Et« Dès que le rythme est là, c'est que l'a:uvre de l'artiste est l'écho de tout l'orchestre, c'est-à-dire l'écho de l'âme populaire. La question est seulement le degré d'éloignement et de proximité par rapport à elle ,. (ibid., p. 106). Métaphore, mais est-ce encore une métaphore, si on ne peut pas dire autrement ? On peut la situer, la limiter, comme spécifiquement russe. La placer aussi dans une lutte des intellectuels russes. Mais elle ne s'y borne pas. Très XIX• siècle peut-être, avec ses variantes sociales et cosmiques, de George Sand à Victor Hugo, l' « écho sonore •· Reste que par ses retours mêmes, cette métaphore est à entendre. Aussi bien quand Blok énonce que « la connaissance de son rythme • est essentielle pour l'écrivain que quand, du point de vue de la réception, il écrit, en 1919, que les artistes sont « porteurs d'une musique » 45 • Qu'est-ce qu'un écrivain représentatif, sinon celui qui donne le mieux à entendre cet air, qui s'en est le plus approché ? L'historicité, et la perte de l'historicité, est précisément ce qui pourrait mener de la métaphore au concept, sans imaginer qu'on puisse jamais tout à fait la concevoir. Le sens politique de cette métaphore est d'inverser le mythe rationaliste, qui n'a que trop prêté à manipulation, des masses, invoquées comme facteur de progrès. Il est historiquement plus exact d'y reconnaître, comme Blok, les « masses barbares », le « peuple ,. qu'il voit comme le « conservateur • (ibid., p. 323) de « l'esprit de la 44. Alexandre Blok,« Duia pisatelja • (L'âme de l'écrivain), dans Soànmija (Œuvres) en 2 vol., Moscou, 1955, t. 2 p. 105. 45. A. Blok« Krulenje gumanizma • (La ruine de l'humanisme), éd. citée, t. 2, p. 320. L'ENJEU DE LA THÉOllIE DU RYTHME 97 musique ». Il est vrai qu'on ne peut pas désituer les propos de Blok, qui opposent « l'esprit de la musique ,. à la « civilisation », selon la poussée du vieux dualisme russe, slavophiles contre occidentaux. Se rapprocher de l'élémentaire, pour Blok, c'est devenir plus « musical » (p. 326). Cela ne fait pas des intuitions de Blok des propositions fausses, mais leur restitue un sens russe avant d'être plus général. Blok ne séparait pas cette intuition de l'annonce du « déluge environnant » (p. 325), - fin d'un monde, d'une civilisation. Métaphore commune à cette époque, et que l'histoire démétaphorisait. Le poète est défini par Blok non comme celui qui écrit en vers, mais comme le « fils de l'harmonie » 46 • L'harmonie étant « l'accord des forces du monde, l'ordre de la vie du monde. L'ordre est le cosmos, en opposition au désordre, - le chaos. / .. ./ Le chaos est l'anarchie primordiale, élémentaire; le cosmos est l'harmonie construite, la culture; du chaos naît le cosmos; l'élément cache en lui les semences de la culture; de l'anarchie se crée l'harmonie ,. (ibid.). Quelle que soit la situation philosophique de Blok, ses éléments de mysticisme, reste l'intuition que le poète a un« rôle dans la culture mondiale ». Blok se le représentait ainsi : « premièrement, libérer les sons de l'élément anarchique où ils sont nés; deuxièmement, amener ces sons à l'harmonie, leur donner forme; troisièmement, porter cette harmonie au monde extérieur » (p. 349). Ce travail est, pour lui, un travail « historique • (p. 352). En apparence, Blok fait à son tour du sujet un intermédiaire à travers qui passe l'histoire, comme la vie de l'espèce à travers l'individu : « Mes questions n'ont pas été posées par moi, c'est l'histoire de la Russie qui les a posées » 47• Mais c'est parce que l'individu est ce passage, qui n'est pas seulement passage du cosmique, du biologique à travers lui, mais passage d'une histoire, qu'il peut agir sur cette histoire. Le poème, le rythme, activités de sens, sont des éléments de transformation. L'historicité comme écoute d'une histoire, indissociablement subjective-collective, fait le caractère stratégique de la notion de fonctionnement, par rapport à celle de fonction. Analyser le fonctionnement d'un mode de signifier, d'un discours, c'est le prendre comme valeursystème-historicité. Neutraliser par là l'opposition entre une lecture immanente (qui s'enferme dans un texte pour ne le lire que selon ses valeurs, du dedans et se rend la critique impossible) et une lecture sociologisante. Toujours le dedans et le dehors, qui reproduit le fond et la forme. Considérer dans le langage des fonctions (émotive, référen46. A. Blok, • 0 naznatenje poeta • (La destination du poète), en 1921, discours pour le 84- anniversaire de la mon de Pouchkine, éd. citée, t. 2, p. 348. 47. A. Blok, • Stixija i kul'tura ,. (L'Éiément et la culture), dkembre 1908, éd. citée, t. 2, p. 92. 98 CRITIQUE DU RYTHME tielle, conative, phatique, poétique, métalinguistique), à la suite de Roman Jakobson, c'est relever des structures, qui sont des universaux. Le sujet présupposé ne peut y être que le sujet abstrait de Kant, ou le sujet psychologique avec structures subliminales. L'analyse en fonctions peut être indiscutable, plus elle approche de sa perfection, plus elle se vide d'historicité. Car elle porte son objet à une pure forme. C'est ce qui est arrivé à Huizinga, expliquant par le seul principe du jeu comme fonction « l'analogie extrême des formes de l'expression poétique, à travers toutes les périodes de l'humanité qui nous sont connues » 48 • Les« caractéristiques formelles du jeu ,. (livre cité, p. 79) ne peuvent que retrouver la notion esthétique de plaisir, de même que l'exécution musicale « enlève auditeurs et exécutants à la sphère "courante", dans un sentiment d'allégresse, qui donne même à la musique sombre un caractère de plaisir sublime ,. (ibid.). Le plaisir aussi est historique. 7. Le rythme avant le sens Ni copie du sens ni symbolisation, le rythme est un représentant non sémiotique du sujet qui est antérieur au sens. Ce qui est banalisé par plus d'un rtcit. Northrop Frye rapporte que le phénomène« n'est pas limité à la poésie : dans les Carnets de Beethoven, aussi, nous voyons souvent comment il sait qu'il veut une cadence à une certaine mesure avant d'avoir élaboré une séquence mélodique pour y arriver » 49 • L'expérience a été souvent commentée, de l'antériorité du rythme sur les paroles : par Valéry à propos du Cimetière marin, dans « De la diction des vers »; par T.S. Eliot, dans The Music of poetry, et qu'il appelait « imagination auditive » dans The Use of Poetry and the Use of Criticism; par Virginia Woolf, pour la proseSO. Alain en tirait une homologie entre l'expérience du poète et celle du lecteur. Le lecteur reconnaît la poésie avant de la comprendre. Et il en subit l'effet (rythmique, prosodique ... ) avant de la saisir : « Le premier effet de la poésie, et avant même que l'on ait compris, est un effet de grâce, dans tous les sens de ce beau mot ,. et un peu plus loin : « Le poète est donc un homme qui, sous la touche du malheur, trouve une sorte de chant d'abord sans paroles, une certaine mesure du vers 48. J. Huizinp, Homo ludms, Essaisur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1951, p. 216 (le livre est de 1938). 49. Nonhrop Frye, Anatomy of criticism, éd. citée, p. 275. 50. Cité par D. W. Harding, Words into Rhythm, English Speed, Rhythm in verse and pro~, Cambridge Univ. Press, 1~76, p. 87. Harding cite Eliot p. 99. 99 L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME d'abord sans contenu, un avenir de sentiment qui sauvera toutes les pensées » 51• Le rythme est alors un moule. La non-distinction du rythme et du mètre y contribue. Parlant du rythme dans Le Cimetière marin, c'est du décasyllabe qu'il s'agit. Un syncrétisme rythme-mètre est antérieur chronologiquement aux paroles qui vont remplir le moule. Alain ne fait ici que gloser Valéry : « Le poète, ainsi, cherche ses pensées, non pas par la voie de raison, mais par la vertu d'un rythme sain, qui attend des paroles. La grande affaire du poète, où il n'est jamais ni trop intelligent, ni trop savant, est de refuser ce qui convient à peu près au rythme, et d'attendre ce miracle des mots qui tombent juste, qui soient de longueur, de sonorité, de sens, exactement ce qu'il fallait » (ibid). Où l'antériorité du rythme n'est plus que l'antériorité du mètre. Antériorité sur la pensée, sur les mots : « Le poète n'est pas d'abord une pensée; / .. ./ De ce rythme vital il part, et, ne le laissant jamais fléchir, il appelle les mots, il les ordonne d'après l'accent, le nombre, le son; c'est ainsi qu'il découvre sa pensée. Et cela ne serait point possible s'il n'y avait, en tout langage, des harmonies cachées entre le son et le sens » (ibid., p. 912). Il y a donc à distinguer deux antériorités. Celle du mètre, celle du rythme. Même si elles sont conjointes, superposées-identifiées, dans leur effet d' « incantation », elles sont logiquement distinctes. L'antériorité du mètre est culturelle. Chronologique. Elle précède le poète comme la langue précède la parole. L'antériorité du rythme est dans le discours la priorité d'un élément du discours sur un autre, qui est les mots, leur sens. Priorité d'une logique sur une autre, et déplacement des logiques. L'antériorité du mètre, telle qu'Alain la décrit, est un corollaire explicite du dualisme son et sens. Le rythme y est une forme. L'antériorité du rythme sur le sens des mots est indissociable de ces mots, même si le rythme fait sens autrement, partiellement. Étant du discours, il n'est pas antérieur au discours particulier où il est un autre du sens. S'il y a une antériorité du rythme, elle précède le sens des mots, mais non les mots eux-mêmes. Antériorité seulement par rapport à la priorité habituelle du sens. Double, cette antériorité est reconnue comme une intériorité, et le mérite des vers : « Le propre du poète c'est d'être fort par son rythme premièrement » 52• Ce qui, bien que la chose ne soit pas nette, présupposerait, chez Alain, une antériorité de l'individu sur le social : antériorité de valeur, antériorité-source. Qui rejoindrait alors, au sens courant, un certain individualisme. Dans la tradition grecque du 51. Alain, P-ropos, • L'an des vers » (1930), Gallimard, éd. de la Pléiade, 52. Alain, c La position du poète • (1935), Propos,Pléiade, 1, 1259. t. 1, p. 911. 100 CRITIQUEDU RYTHME philosophe et du poète. Après quoi il y a donation du poème comme il y a, chez Husserl, donation de sens : « Son courage lui venait de ses poèmes. Un chant est pour tous; un chant est égal pour tous ,. (ibid., p. 1260). Priorité sur la pensée, antériorité chronologique du mètre, le rythme est aussi, d'abord une antériorité anthropologique, une préhistoire en nous. L'archaïque comme une mémoire de l'oubli, non un passé mais une permanence, une fois de plus l'origine comme un fonctionnement. Leroi-Gourhan note que c Les marques rythmiques sont antérieures aux figures explicites ,., et« L'art primitif débute par conséquent dans l'abstrait et même dans le préfiguratif » 53• A cette antiquité qui représente, pour l'anthropologie, les « moraines de glaciers ,. dont parlait Saussure à propos des langues s'indut, et s'ajoute, l'ancienneté historique des formes, et leurs voyages : « La strophe sapphique n'est pas plus la création de Sappho ou l'alcaïque d' Alcée que le Reizi4num de Reiz ou le Rufulianum de notre bon maître Desrousseaux. D'où viennent ces rythmes, on ne sait pas, quelques-uns de très loin, s'il est vrai, comme je crois la critique l'a prouvé, que les rythmes éoliens sont tout proches parents de ceux de l'Inde. Mais en tout cas, ils sont, les uns comme les autres, fils de la danse sacrée ou de la marche solennelle, et gardent la loi des porteurs d'offrandes ou des verseurs de libations » 54• L'ancienneté même des rythmes, paradoxalement, les déshistoricise. Les rythmes sont la part la plus archaïque dans le langage. Ils sont dans le discours un mode linguistique pré-individuel, inconscient comme tout le fonctionnement du langage. Ils sont dans le discours un élément de l'histoire individuelle. Si le rythme est un élément du système d'un discours, il tient à l'histoire de ce discours. Il y a une histoire des rythmes de Hugo. Et s'il y a une histoire du rythme dans un discours, une histoire particulière qui s'ajoute à l'historicité générale du discours, cette histoire n'est-elle pas aussi l'histoire d'un individu, son devenir-sujet ? La critique du rythme peut demander ce que devient I' « atemporalité de l'inconscient » 55, de même que la structuration, selon Lacan, de l'inconscient comme un langage : car cette structuration recourt à la rhétorique, à la théorie du signe, à la double articulation du langage. Et le rythme, s'il est organisation d'un sens, du sens d'un sujet et d'un inconscient dans un discours, n'a pas de double articulation, échappe au signe, ses figures n'ont ni propre ni figuré. 53. A. Leroi-Gourhan, le Geste n 1A P,nok, LA Mnnoin n les Rythmes, Albin-Michel, 1965, p. 220. S-4. René M. Guastalla. u Mythe n k /..ivn, Gallimard, 1940, p. 179-180. SS. E. Roudinesco, l'lnconscimt n ses lettres, Mame, 1975, p. 25. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 101 Avant les mots, avant la compréhension du sens, avant l'individu, et pounant dans son discours, le rythme est l'involontaire. L'involontaire est un attribut traditionnel de l'a::uvre, de Platon à Freud, dont AdomQ cite le Moïse « Malheureusement la force créatrice d'un auteur n'obéit pas toujours à sa volonté; l'a::uvre prend corps comme elle peut et se dresse souvent devant son auteur comme une création indépendante, voire étrangère », par rappon aux intentions, qui se présentent sous la forme d' « inexorables exigences étrangères surgies des a::uvres » 56 • Cette antériorité a tou.,tesles apparences de l'extériorité. Il s'agissait particulièrement de la poésie, identifiée par son étymologie à la création littéraire, qu'elle semblait concentrer. L'involontaire n'est pas ce qui échappe à la volonté, comme un mouvement involontaire. La poésie représente, plus fortement, l'impossibilité de vouloir la poésie. Qui est un universel de la poésie. Shelley l'a formulé exemplairement, dans A Defence of poetry : « La poésie n'est pas comme le raisonnement, un pouvoir à exercer selon la détermination de la volonté. Un homme ne peut pas dire "je vais composer de la poésie'". Le plus grand poète même ne peut pas le dire; car l'esprit dans la création est comme un charbon terni qu'une influence invisible, comme un vent inconstant, éveille à un brillant transitoire ,.s7 _ Le passage du poème, et le rapport du rythme au sens, figurent par excellence la non-unité du sujet. Pas plus d'unité du sujet que d'hiérarchie du sens. Le rythme peut passer aussi inaperçu que l'inconscient, et comme lui montrer dans le langage les états du sujet. C'est-à-dire, mais avec une autre stratégie que celle de la psychanalyse, et un autre enjeu, que le langage ne se réduit pas à la communication, à l'information, qui n'ont affaire qu'à l'abstraction sujet-parlant : « Lalangue sert à de tout autres choses qu'à la communication. C'est ce que l'expérience de l'inconscient nous a montré, en tant qu'il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l'écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi ,.sa_ Il n'y a pas de symétrie entre la psychanalyse et la théorie du langage. La psychanalyse, qui ne travaille que sur le sujet, n'a rien apporté au poème. C'est qu'elle avait déjà sa théorie du langage. Comme les poupées russes, elle a, d'avance (incluse dans ce qu'elle dit du sujet, et d'un discours) la théorie du sujet de sa théorie du langage, la théorie du langage de sa théorie du sujet. Sa pratique ne lui permet pas de les critiquer. L'antériorité de la poésie, et du rythme, dans la poésie, ce qu'en dit S6. Adorno, Philosophwde il, noNve/JemNsil/Ne,Gallimard, 1962, coll. Tel, p. 27. S7. Shellry's Prose, or The Trumpet of a Prophecy, ed. by D. L. Clark. Albuquerque, Univ. of New Mexico Press, 1966 (1"' éd. 1954), p. 294. SS. J. Lacan, Sémim,ire XX, Seuil, 1975, p. 126. 102 CRITIQUE DU RYTHME Platon dans l'ion sur la non-maîtrise qu'en ont les poètes, - et ceux qui ont la maîtrise ne sont pas ceux « qui disent ces choses dont la valeur est si grande •-,c'est la parabole à théoriser de l'inconnu dans le sujet, qui fait le poème, le rythme. Du Marteau sans maître de Char à Breton - « l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire • -, il reste du surréalisme, à travers ses poncifs, d'avoir rendu la poésie à « tous les inconscients •· Le rythme sens du sujet avant le sujet ne permet plus l'ancienne tripartition, en fonction des « personnes •• qui mettait le lyrisme dans le je, représentait le drame avec le tu, renvoyait l'épopée au il. Le je est l'impersonnel du subjectif, étant, outre la « première • personne, l'échange de la fonction de sujet, tout autre que la non-personne, l'absent, le caché, il. Le discours tout entier, je, système du je, rythme, rejoint, sur ce point, ce que Lacan écrit du sujet : « Le sujet, ce n'est rien d'autre - qu'il ait ou non conscience de quel signifiant il est l'effet -que ce qui glisse dans une chaîne de signifiants .s 9 _ Passagedu sujet dans la signifiance. Avec la différence que le signifiant en psychanalyse est aussi extra-linguistique, mais le signifiant rythme, qui n'est plus non plus le signifiant du signe, reste élément du discours. Activité du sujet, la signifiance n'est pas le sujet. Lacan le rappelle, « le langage n'est pas l'être parlant • (ibid., p. 10). N'a pas d'inconscient. Mais le rythme, qu'on ne lit pas, mais qui s'entend dans ce qu'on lit et qu'on ne peut pas lire sans lui, est aussi évident et incompréhedsible, que « la dimension de la vie • dans « ceux qui parlent •· Il est dans un rapport au sens, à l'intention, comparable à celui de la vie au langage. Représentant de l'incompréhensible, le rythme est la matière privilégiée de l'aventure. Les visions, les métaphores se font en lui. Il est le laboratoire des sens nouveaux. Aussi la recherche peut-elle tourner à divers mysticismes, ou les imiter, ou se prendre elle-même pour objet, aventure du langage, au lieu que le langage est l'aventure des sujets. C'était le point de vue de Pasternak sur Khlebnikov : « Je n'ai jamais compris ces recherches. A mon avis, les découvertes les plus frappantes se sont produites lorsque le sujet emplissant et débordant l'artiste ne lui laissait pas le temps de réfléchir et qu'en toute hâte il devait proférer sa parole nouvelle dans une langue ancienne, sans avoir pu démêler si cette langue était neuve ou vieille »60 • Il est remarquable que le thème ou motif dont parle Pasternak tend à devenir non seulement homonyme mais synonyme du sujet de l'écriture, - porté porteur interchangeables - parce qu'il est ce qui emplit et déborde. N'est pas sujet de l'écriture celui qui cherche, mais celui qui trouve. Il 59. J. Lacan.Shni,u,ir~ XX, p. 48. 60. B. Putemak, Esuii d'ar,tobiogrllfJh~.Gallimard, 1958, p. 37. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 103 tend l'un vers l'autre jusqu'à les identifier trouver et se trouver. C'est alors qu'il coun les rues. Cette antériorité hors contrôle déborde la poétique de Valéry. Elle est peut-être ce qui en reste pour une anthropologie historique du langage. Car la majeure panie est ponée par le signe. Valéry a été sans doute le premier à miner la notion d'auteur : « Toute œuvre est l'œuvre de bien d'autres choses qu'un "auteur• » 61• Sa poétique anti-intentionnelle est fameuse : « il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait vo11ludire, il a écrit ce qu'il a écrit » 62 • Et dans« Commentaires de Charmes •• en 1928, « C'est une erreur contraire à la nature de la poésie, et qui lui serait même monelle, que de prétendre qu'à tout poème correspond un sens véritable, unique, et conforme ou identique à quelque pensée de l'auteur ,. (ibid., p. 1509). Mais cette poétique l'a mené, elle mène tous ceux qui le suivent encore, à une sémantique de l'ambiguïté, - qui semble à la fois ce qu'il y a de plus caduc chez Valéry, et de plus répandu. Elle est liée à une phénoménologie qui met le sens dans le comprendre, dans l'interprétant. C'est« l'affaire du lecteur » 63 • Une poétique négative n'a su que démultiplier le positif : « Or l'idée poétique n'est au fond qu'une représentation (quelconque) satisfaisant à des conditions de multiplicité psychologique. - C'est une ambiguïté nette, présentant par un fragment, sur un point donné, la résonance de tout l'être ,. (ibid., II, 1070; 1915). Cette ambiguïté est lexicale : question de mots; et lexicaliste, - elle réduit le langage à des mots. Elle joue dans la théorie traditionnelle, qu'elle maintient, avec ses subdivisions : « La syntaxe, les termes doivent être en poésie aussi précisque possible mais le sens, imprécis;multiple, jamais entièrement identifiable à une "fonction finie• des termes ,. {1916; ibid., II, 1078). C'est un renfon du dualisme, qui continue à penser la poésie comme écan, et se fonde sur une erreur linguistique : l'ambiguïté est panout et n'est pas distinctive de la poésie - « L'ambiguïté est le domaine propre de la poésie. Tout vers équivoque, plurivoque - comme sa structure, sound + sense l'indique,. (1916-1917; ibid., II, 1081). Valéry a mené ainsi à sa forme pure la lignée Poe-BaudelaireMallarmé, contribué plus que personne au « dégagement de la poésie pure ,. (ibid.), dont, plus que l'abbé Bremond, il est l'auteur. Pureté qui a une variante : l'idée d'une involution de la poésie sur elle-même : la poésie moderne, - de plus en plus poétique. 61. P. Valéry, Rh11mbs, Lin&ature, Œ11wes,éd. de la Plmde, t. II, p. 629. 62. c Au sujet du CimetiirtmMin • (1933), éd. citée, t. I, p. 1507. 63. P. Valéry, C.bwrs,éd. de la Pliiade, t. Il. p. 1074 (texte de 1916). 104 CRITIQUE DU RYTHME Pourtant il y a une théorie négative du sujet chez Valéry. On invente parce qu'il y a de l'inconnu dans le sujet. Il écrit dans les Cahiers en 1913 : « C'est ce que je porte d'inconnu à moi-même qui me fait moi ,. (Il, 288). Sa recherche défait l'association banale individu-sujet : « L'individu est peu de chose - C'est le moi qui est tout ,. (1918; II, 295). L'enjeu de la poétique apparaît dans la possibilité, et la nécessité, qu'elle seule fait apparaître, de tirer, par exemple, Stimer de l'individualisme et de l'anarchisme où des stratégies politiques l'ont confondu et condamné. Dire moi est politique, et non asocial. Déconfondu d'avec l'individu, le moi de Valéry est une fonction des sujets qui doit être l'inconnu du sens pour être autant dans le lecteur que dans le poète. Intuition théorique distincte de la proposition qui faisait du sens l'affaire du lecteur : « Le véritable poète ne sait pas exactement le sens de ce qu'il vient d'avoir le bonheur d'écrire. / .. ./ Le vers écouteson lecteur.- Et de même, quand je dis que je regarde mes Idées, mes images, je puis aussi bien dire que j'en suis regardé. Où mettre le moi, pourquoi cette relation serait-elle symétrique ? ,. (1916; Il, 1078). D'où il s'affirme que la poésie, - définie« La poésie, - c'est d'arriver à l'état d'invention perpétuelle ,. (1916; Il, 1077) -, ne fait l'inconnu du langage que si elle se fait dans l'inconnu du sujet. Mais cette théorie tourne court, chez Valéry. Elle se neutralise en propositions qui reviennent sur elles-mêmes pour s'annuler : « La plus belle poésie a toujours la forme d'un monologue» en 1935-36 (Cahiers l, 285). Mais « Monolog11en'existe pas », en 1941, (I, 300). Elle tourne en négation de la personne : « Ce n'est pas quelqu'un qui fait,. (1941-42; I, 302). Valéry est sans doute le plus important de ceux qui ont fait croire que la non-penonne, le il, était l'impersonnel. 11imagine qu'on dira plus tard : « il pense, // veut au lieu de JE ,. (1921; 1, 412). Paradoxalement, derrière le refus du je, il divinise le moi, dont l'absence est une hypostase : « L'idole abstraite du moi parfait - c'est-à-dire de la self-conscio11sness, héritage de Poe ,. (1945; I, 317). Il trouve le mot ON merveilleux parce qu'il« permet la proposition SANS SUJET ,. (1931; I, 436). Ce qui frôle une certaine fétichisation du discours. La poétique négative du sujet mène Valéry à un refus du sujet. Ce que manifeste l'opposition qu'il voit entre les vers « faits ,. et les vers « trouvés », à laquelle il revient souvent, pour dire qu'il n'aurait pas accepté (aussi ne sont-ils pas venus) certains vers qu'il admire. D'où sa notion d'une « stérilité » qui n'est pas une absence de production, mais une « non-acceptation » (1913; II, 1067). Il est remarquable-j'en montre par la suite d'autres exemples - que le privilège de la métrique est le corollaired'un refus du sujet. Il n'est pas contradictoire que cette théorie du langage et du sujet soit L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 105 au seul bénéfice de !'écrivain, bénéfice reconnu et situé contre le langage ordinaire dévalué : « Ce qu'on apprend, à lire les vrais écrivains, c'est des libertés. On reçoit le langage anonyme et moyen, on le rend voulu et unique » (Cahier B 1910, Œuvres, Il, 576). Mélange subtil de pertinence et de brouillage, où le voulu n'est pas la moindre difficulté, contre le donné et le non-intentionnel. Valéry, après Baudelaire, avait lié la poésie à la critique, - la facuité d'être son propre critique et de reconnaître l'excellence : « Mais tout véritable poète est nécessairement un critique de premier ordre »64 • La relation entre la théorie et la critique n'est pas claire, mais toutes deux puisent dans la vie. Le refus du sujet a orienté la poétique de Valéry vers le « faire », qui a mimé l'étymologie du mot « poésie », comme Saint-John Perse a mimé l'étymologie du mot « rythme ». Valéry est ainsi un des auteurs d'un formalisme très différent de celui des formalistes. Le « formalisme » russe n'est qu'une étiquette polémique plaquée par des adversaires, comme il est fréquent : réalisme, impressionnisme. Mais la « méthode formelle » des Russes était aussi historienne. Le formalisme de Valéry est un essentialisme de la poésie. L'épreuve en est sa conception de l'épopée : « Un poème épique est un poème qui peut se raconter » (Œuvres, 1, 1456). Épique égale long égale récit égale non-poésie. C'est l'impur, contre la poésie, qui est toujours pure. En 1926, dans Rhumbs, littérature : « Un poème de longue durée est un poème qui se peut résumer. Or est poème ce qui ne se peut résumer. On ne résume pas une mélodie » (Œuvres, Il, 638). Une stratégie d'époque contre l'histoire littéraire, menée à son extrême, soustrait la poésie à l'histoire, donc à son historicité : « Tout ce que l'histoire peut observer est insignifiant »65• C'est postuler que l'histoire et la poésie sont hétérogènes. Comme l'homme et l'œuvre. Mais alors que le Contre Sainte-Beuve de Proust est constamment, dans ses intuitions théoriques, une historicisation de l'écriture, la formule de Valéry devient ahistorique, et, du coup, athéorique. Car, autant l'histoire et l'écriture sont des effets différents d'une même matière, celle des sujets ou non-sujets vivants, autant il est impossible d'émettre une proposition sur la poésie, sur le discours, sur le rythme, qui ne porte pas son historicité. 8. Le discoun, non la langue L'enjeu de la théorie du rythme est le primat du discours, ou le primat de la langue. Le discours premier permet l'interaction de la 64. P. Valéry, • Poésie et pensée abstraite ,. (1939), Œ,wres, éd. citée, I, 1335. 65. • Au Sujet d'Adonis • (1920), Œ14'flres,I, 483. 106 CRmQUE DU RYTHME langue et du discours, que la langue première ne permet pas. Le rythme comme sens du sujet est une historicisation du rythme, qui implique le primat du discours. Le rythme comme forme suppose le dualisme du signe, le primat de la langue et sa conséquence : le diffèrement indéfini de la constitution des individus en sujets. La négation d'une réciprocité entre la théorie du rythme et le politique ne peut plus ne plus apparaître comme une dénégation. Et une censure. D'autant plus fortes qu'elles~ renforcent par la censure que constitue la métrique. Censure paradoxale du rythme, autant que censure du sujet. Ne reculant pas non plus devant les autres formes de censure. Comme il y a une solidarité des instrumentalismes, il y a une solidarité des censures. Le rapport des forces est inégal. La théorie du signe et le structuralisme assurent le primat de la langue. La théorie du discours commence. Mais, épistémologiquement, la théorie du signe et de la langue semble une théorie finie. Même l'infinité des variantes ne semble pas devoir la renouveler. Unité-totalité, elle peut s'étendre, elle ne peut pas se développer. Elle est déjà étale et à son comble. Sa force est politique, et pragmatique. Mais sa créativité est minée. Inversement, la théorie du discours est débutante, non seulement parce que ses concepts sont récents, que son terrain épistémologique n'est pas encore assuré et que certains vont encore le chercher du côté du marxisme et de la générative où ils n'obtiennent que des bricolages, mais parce que la théorie des sujets, des discours, du poétique et du politique ne peut pas être finie. De son stade et de son statut, elle a la force, et la faiblesse. La faiblesse de ses divisions mime la théorie du multiple comme l'état de la démocratie, auquel son enjeu est lié, et dont elle est aussi l'enjeu. La langue se renforçait d'une métaphore économique, qui avait cours il y a dix ans, dévaluée depuis, bien qu'elle circule encore. La valeur dans la langue, confondue avec le sens, était assimilée, sous prétexte de matérialisme, à la« valeur d'échange des marchandises • 66 • Métaphore, le terme trat1ail : « le sens n'est qu'un produit du travail des signes réels • (livre cité, p. 130). Entre la monnaie et le langage, il y avait un « isomorphisme • (p. 199). La langue était un « jeu • (p. 117). Hjelmslev était vu comme le continuateur de Saussure. Et en effet on représentait Saussure à travers Hjelmslev comme une « théorie algébrisante de la langue • (p. 119). Valéry avait précédé, dans sa première leçon de poétique au Collège de France, en 1937 (Œu11res,1, 67 . Elle 1343-47). Il n'y a plus à revenir sur l'inanité de cette analogie. reste cependant révélatrice du primat de la langue. 66. J. J. Goux, FreNd,M11nc, Economie,r ,ymboliqiu, Seuil, 1973, p. 127. 67. Je renvoie au chapitre sur Marx dans Signe et le Poème. u L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 107 Une autre lignée métaphorique, combinant Heidegger et la psychanalyse, a produit des entités telles que le savoir de la langue, le travail de la langue : c'est la langue qui travaille, c'est elle qui sait. A la dénégatipn du métalangage s'ajoute celle du sujet. Effacement du sujet de l'énonciation : l'étymologie de Heidegger remplace le discours d'un poème de Trakl, sa signifiance, par un dévoilement du vieil-hautallemand et des racines indo-« germaniques ». Le poème n'est plus qu'un palimpseste où l'inscription de celui qui l'a écrit laisse place au poème de la langue. Effacement du sujet de la lecture : le fabricant d'intenextualité, qui signe, se déclare pounant absent de son produit. C'est que, comme chez Valéry, l'absence apparente du sujet est sa magnification suprême : il s'est identifié directement à la langue. Dont le comble du savoir est le dictionnaire, étymologique. Un autre primat de la langue est celui de l'herméneutique allemande. La phénoménologie y ramène le dialogue dans la langue même : « La langue n'a son être véritable que dans le dialogue, c'est-à-dire dans la mise en œuvre de l'entente » 68 , et « selon son essence la langue est la langue de la conversation » (livre cité, p. 299). Humboldt, invoqué à travers Heidegger, secondarise le discours : « dans la langue c'est le monde lui-même qui se présente ,. (ibid., 303), et la « langue, est un milieu où le moi et le monde fusionnent » (ibid., p. 330). Etrange fusion, qui implique un continu des mots et des choses, et revient à les prendre comme conscience, puisque tout le travail de langage est mis dans « celui qui comprend ,. (p. 346), l'interprète - « comprendre et interpréter sont, en fin de compte, une seule et même chose ,. (p. 235). C'est un escamotage du mode de signifier, donc des signifiants, qui laisse un statut non linguistique au langage - lui retire son historicité. L'herméneutique actuelle continue la philologie théologique de Schleiermacher. Elle s'en réclame. Il y a un cumul des concentrations sur la langue, le « poids de la langue» 69 , par la vogue du jeu de mots, chez des psychanalystes et assimilés, comme substitut d'épistémologie. Le jeu de mots constitue une vue directe, supposée sans sujet intermédiaire, donc sans langage intermédiaire, sur la vérité de la langue. Ou de tout sujet ou objet. Ce jeu de mots est une imitation parfaite de tout le savoir psychanalytique sur les jeux de mots, les lapsus, la dénégation, etc. Généralisé, programmé, - il traite la langue comme un sujet, qui dit la vérité même quand il ment : puisqu'il ne fait que dénier, il renseigne sur la vérité qu'il cache. Le désir de vérité étant grand, le jeu de mots n'a pas de limites. Comme ce discours est irréfutable, mais ne procède qu'en 68. Hans-Georg Gadamer, Vmtt et mltbode, Les grandes lignes d'une hfl'Dléneutiquc philosophique, Seuil, 1976, (1... ~- allemande, 1960), p. 298. 69. Titre d'un article dans la revue TXT n° 1t. 108 CRITIQUE DU RYTHME s'affirmant, il démontre seulement son désir. C'est cette dissémination anagrammatique qu'on enseigne en 6em", en récusant l'« expressivité » au profit d'un « rappon spécifique à la langue » 70• C'est cette rationalité, peu scrupuleuse sur la philologie, qui attribue au yiddich la panicularité révélatrice de présenter en (dé)-niant, si bien que dans cette langue il faudrait nier la négation pour affirmer 71• La langue n'est ce super-sujet que parce.que l'analyste est là, qui l'interprète. Il est le maître de la langue et la langue a la voix de son maître. Absent comme sujet apparent, il est la prosopopée de la vérité, Dieu. Après le maître analyste il y a le maître poète, après le savoir de la langue, il y a la poésie comme mémoire de la langue. La langue se souvient. Jacques Rou baud, entre autres, fait à panir de la proposition « la poésie est mémoire de la langue ,.nun montage de textes anciens. L' « amour de la langue ,. unit la langue et la poésie par la « mezura » : la rime et le vers entrelacent le « chant à la langue ,. (texte cité, p. 114) « comme la langue s'enlace à la langue dans le baiser », qui traduit Beman Mani. La mémoire, l'amour aboutissent à faire du vers le rythme. Le rythme est « signature du vers ,. (p. 119). De fait, il se confond avec la « tradition, la population des exemples métriques » (p. 120). Il retrouve, ce qui n'a rien de paradoxal, le dualisme. Doublement, dans la langue et dans la métrique : « l'un des paradoxes du mètre (qui est peut-être, plus généralement, celui du vers) est d'affirmer l'existence séparée d'une forme et d'un sens ,. (p. 121), à quoi Roubaud ajoute une négation de l'arbitraire qui explicite encore, 70. BernadetteGromer, • De l'enseignementde la poésie, ou : sur la rime ., Pr•tiq11esn° 21, Proésies,septembre 1978, p. 70. 71. Liliane lckowicz-Zolty, • D'une langue en plus •• Lettres de /'École, Bulletin intérieur de l'Écolc freudienne de Paris, juin 1979, 25, vol. Il, La Transmission,p. 49-54. Panant de l'histoire juive des deux voyageurs dans un train dont l'un, ayant dit à l'autre où il allait, est accusé de mentir parce qu'il a dit la vérité, l'auteur commente : • Cette histoire est bien une histoire supportée par la langue yiddish, car le yiddish sait que la vériœ se donne d'elle-même maigri ce qui s'énonce et qu'elle est d'autant plus évidente qu'elle s'annonce par un mensonge ou une négation • (p. 51). Pour parvenir à cette conclusion, l'auteur a identifié deux homonymes, et homographes, mais invariants, comme s'ils étaient un seul mot, la préposition à (kein) dans• Ikh four kein Warsche • (je vais li Varsovie) - de gen (moyen haut allemand gein), • vers •• de gegen - et la négation, tantôt knn (généralement double knn-nicht), tantôt nicht, ainsi • je vais à Varsovie • est-il compris • je vais pas à Varsovie •• • et s'il n'y va pas, c'est bien qu'il y va•· (Alors que• je ne vais pas à Varsovie• se dit• lkh four nicht kein Warschc •). La langue est donc clic-même une • complicité dans le mensonge •· L'analyste obtient toujours la réponse qu'il veut, puisqu'il tire de tout oui un non et de tout non un oui à sa convenance. Ici le forçage du discours tient de prendre la langue comme un stock de mots, oà un homonyme est un synonyme; où la fonction grammaticale, la valeur sémantique dans le discours sont annulées, secondaires, abandonnées au sens, c'est-à-dire au mensonge. 72. J. Roubaud, • Le silence de la mathématique jusqu'au fond de la langue, poésie •, Po&• n" 10, 31m•trim. 1979, p. 110. L'ENJEU DE LA THtORIE DU RYTHME 109 s'il le fallait, de quoi il s'agit : « d'être donc un lieu marqué d'une telle distinction par ailleurs peu soutenable, d'assurer leur rapport non arbitraire d'éclairage réciproque ... ». Le mètre représente le passé, pourquoi il est dit en effet « le jeu mélancolique du mètre ,. (p. 124). L'amour, la mémoire font de la métrique un désir, le désir de s'unir à la langue, le désir de s'égaler à la langue (langue qui semble par là identifiée à un contenant de la littérature, à moins qu'elle ne soit la littérature même)73, le désir d'être la durée, la tradition. L'arithmétique du désir qui pousse le métricien, le fait passer à travers des milliers de vers, toute une histoire, qu'il connaît, dont il se sert, pour glorifier la langue et son dualisme. C'est que lui aussi y trouve son plaisir, puisqu'en algébrisant des figures strophiques, des formes, il donne le même statut, la même pérennité, à la poésie, à laquelle il s'est déjà identifié, qu'à la langue, présupposée conçue algébriquement. Et par ces identifications successives il s'aime lui-même. Pourtant le rythme est de tout le discours, et de tout discours, comme le sens. Et ne peut être que discours. Il est fonction de la plus petite unité (consonantique, vocalique, syllabique, lexicale) et de la plus grande unité, les unités variables du discours qui incluent celle de la phrase. Le primat du rythme, désamarré de la métrique, revient au primat empirique du discours sur la langue. Georges Lote, tout en ne faisant que l'étude de la déclamation, en tirait justement une conclusion qui débordait sa confusion entre la diction et le vers, mettant le vers dans le discours, non dans la langue : « il n'y a pas dans la déclamation contemporaine un accent "de vers", mais seulement un accent "de phrase"' ,.74_ Les« combinaisons rythmiques ,. (ibid., p. 261) sont des combinaisons de la phrase, donc du discours, autant que, dans le vers, des combinaisons métriques. Passant d'un prospectus à Bossuet, Lote écrivait : « c'est donc la majesté et la lenteur du discours qui déterminent le nombre et l'importance des points d'appui que la voix exige ,. (p. 106). La poésie, définie essentiellement par le rythme « la poésie n'existe que par les éventualités du rythme qu'elle représente ,. (p. 106) - est vue dans une historicité des discours. Lote dit du vers romantique : • Il a montré que l'accent de la phrase régnait sans partage ,. (p. 112). Pendant que la conception du langage fixée sur la langue mène, en masse, à en représenter le fonctionnement dans les mots, dans 73. Ce qui présuppose la peefectwn de la langue, c'est-à-dire la notion classique, qui fond les discours dans la langue. Dont le Littré est témoin, à l'anicle langi,e (3°), où il cite Voltaire. 74. Georges Lote, lti,des si,r le vers fr,inçais, L'Aiexandrin d'après t. phonètiqi,e expèrimenule, tomes 1 et 2, Paris, 1919 (2'""" éd.; 1"'" éd. 1913); Genève, Slatkine, 1975, p. 243. 110 CRITIQUE DU RYTHME l'étymologie, dans une dérive ludique, pendant que des linguistes dérivent indéfiniment à la petite phrase, entre deux agrammaticalités, l'analyse du discours s'est partagée entre une pratique lexicologique et une théorie qui essayait vainement d'articuler le marxisme et la grammaire générative. Pourtant, la logique interne du discours est celle de Saussure, qui remplaçait les « subdivisions traditionnelles • (syntaxe, lexique, morphologie) par le double repérage du syntagmatique et du paradigme. C'est, en ce sens, un primat du grammatical et du système, déjà vu par Humboldt. Ce primat inscrit dans la langue même une relation entre langue et discours qui conduit à la question du caractèredes langues : y a-t-il une relation nécessaire entre ce qui doit et ce qui peut se dire, s'écrire, dans et par une langue spécifiquement par rapport aux autres ? Le primat du rythme pose cette question, de même qu'il implique, parce qu'il est d'abord une temporalité, un traitement inégal de l'espace et du temps. Où le rythme, contrairement aux apparences, se dissocie de la métrique : car la métrique spatialisele langage. Cette inégalité se retrouve dans le système même des langues. La langue n'est pas kantienne. Edouard Pichon a montré que le temps, dans la langue, n'est pas symétrique à l'espace75 : « Le temps est au plus intime de notre existence; permanence je, variance temps, c'est la dyade essentielle qui définit notre continuité existentielle. L'espace au contraire apparaît comme une construction empirique de notre esprit ,. (livre cité, p. 199-200). Commentaire imprévu du Pont Mirabeau. A propos du français : « en aucun domaine de la grammaire de cet idiome on ne voit l'espace jouer un rôle important/ .. ./ en aucun domaine de la langue, l'espace ne possède aucun répartitoire qui lui soit propre ,. (p. 220). Devant cette recherche psychologique, la difficulté est dans la vérification des relations entre psychologie, langue, culture que proposent, plus prudemment que ne disent leurs détracteurs, Sapir et Whorf. Pichon partait du principe qu'« il n'est pas d'opposition linguistique sans signification psychologique, pas d'entité grammaticale qui ne suppose une directive mentale profonde ,. (p. 228). La question porte sur cette profondeur. Mais les affrontements ne peuvent pas ne pas être de stratégie. Ce qu'illustre la controverse provoquée par Benveniste sur les catégories d'Aristote et de la langue grecque. L'argumentation de Pichon associe la philologie historique et la notion de système : « Il semble, autant qu'on en puisse juger par les études présentement accomplies, que les idiomes, au fur et à mesure qu'ils se cultivent, éliminent de leurs systèmes grammaticaux les 75. Ed. Pichon • Temps et idiome, la voie linguistique d'exploration du problème psycholopque du temps •• dans Rt!chncht!sphilosophiqins,V, 1935-1936, Boivin, p. 196-233. L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 111 notions spatiales alors qu'ils y implantent de plus en plus profondément des notions temporelles • (p. 229). Ce qu'il démontre par l'évolution de la déclinaison, telle que Meillet l'a analysée : « il a en effet montré que les cas qui disparaissent les premiers dans l'affinement culturel des langues étaient des cas exprimant seulement des relations spatiales, tels l'ablatif, l'instrumentai, le locatif, tandis que les cas exprimant aussi ou exclusivement de ces relations abstraites dites "grammaticales•, tels que le génitif, le datif, l'accusatif se maintenaient mieux. Le grec ancien, le haut allemand d'aujourd'hui sont les deux plus brillants témoins de cette évolution • (p. 229-230). Ce qui n'est pas un progrèsdes langues, auquel semble adhérer Pichon : « l'idiome d'un peuple cultivé s'améliore ... • (p. 233). Il n'y a pas de perfectionnement des langues. Malgré la prudence de Pichon, il reste à reprendre, pour une anthropologie historique du langage, cette question sans psychologisation directe. Ce que peut permettre le primat du discours, des discours, c'est-à-dire de la langue comme ensemble et possibilité de discours. Non pour nous « éclairer sur la nature de nos conceptions psychologiques les plus profondes •• comme écrivait Pichon, ni pour « préparer la voie à l'évolution de notre culture consciente ,. (p. 233), opposition naïve du conscient et de l'inconscient, qui semble établir entre eux une linéarité progressive, mais pour travailler à l'historicité du rapport langue-discours, parce que cette historicité est la matière de notre sens. Il n'est pas indifférent au rapport entre sens, sujet, rythme, que le langage soit plus organisation, rythme de temps que rythme d'espace. La valeur dans un système de discours, qui met le signifier partout dans le discours, jusque dans les blancs, met en cause la notion de syntaxe. Dire syntaxe, c'est déjà entrer dans la théorie traditionnelle, dans le signe, avec ses conséquences. La critique du rythme est une critique de la syntaxe. Troubetzkoi écrivait à Jakobson : « la syntaxe me terrifie » 76• L'étude syntagmatique et paradigmatique du rythme prend à rebours le structuralisme. Elle recommence aux formalistes. Ceux-ci, en étudiant les rapports du vers et de la syntaxe, travaillaient, de l'intérieur de la théorie traditionnelle, vers une théorie critique. Critique de la signification dans le vers. Critique aussi de la syntaxe, « déformée », devenant un « formant ,. du vers. La phrase elle-même vue comme un « événement rythmico-syntaxique • et « non seulement phraséologique, mais encore phonétique » 77• Ce qu'Eikhenbaum appelait la mélodiquedu vers n'était pas la sonorité mais le système des symétries, des répétitions, des « procédésde mélodisation» (ibid., p. 333) et la 76. R. Jakobson, M. Halle, N. Chomsky, Hypothises, Seghers-Laffont, 1972, p. 43. 77. Boris Eikhenbaum, 0 polzii (La po&ie), Leningrad, 1969 (texte de 1921), p. 329. 112 CRITIQUE DU RYTHME « combinaison de figures d'intonation déterminées, réalisées dans la syntaxe • (p. 338). Analyse qui tendait à syncrétiser les niveaux. Quelle syntaxe pour chaque poétique, quelle poétique pour chaque syntaxe, c'est la solidarité interne des concepts propre à chacune qui la détermine. Pour la critique du rythme, il est remarquable que Benveniste échappe à la répartition des théories de la grammaire, qui est duelle parce que le signe est duel, entre des grammaires psychologiques (comme celle de Gustave Guillaume) qui vont du sens à l'emploi, et des grammaires formelles (distributionnelles, transformationnelles) qui panent des emplois. Toutes ressonissent à l'énoncé, à la phrase, qu'elles ne dépassent pas. Grammaires de la langue. Alors que Benveniste étudie le système du verbe, par exemple, selon la position d'énonciation. Même la morphologie est ainsi conçue selon le discours, la langue comme discours. Un texte comme système impose la stratégie des discours à la grammaire : une grammaire pour quoi faire. Un système transforme les valeurs linguistiques en valeurs de son discours. Ainsi l'ordre-sens des pronoms personnels dans La vie immédiate d'Eluard 78• Ce que, à sa manière, sans mots techniques, mais avec la peninence du métier, indiquait Proust dans sa lettre à Thibaudet sur le style de Flauben 79• Ce qui n'est pas transformer la grammaire en stylistique, mais la prendre comme une syntagmatique-paradigmatique variable de discours à discours. Et non comme la seule réalisation des « concepts grammaticaux •• c'est-à-dire des panies du discours, que montrait Jakobson dans « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie » 80• Le mentalisme de Gustave Guillaume, qui vise un en-deçà du langage, est un exemple caractéristique d'une théorie de la grammaire incompatible avec la poétique dans une anthropologie historique du langage. Proche de la phénoménologie, sa linguistique de position postule, comme la grammaire générative, un « dedans profond » 81 , un « fond de la pensée • (livre cité, p. 146) qui s'oppose à la « visibilité d'observation directe • (ibid., p. 26). Elle place le système de la langue dans un « dessein • vinuel (ibid., p. 239), transcendant. Elle fait du discours le traditionnel second, - • le discours, qui survient ensuite » (ibid., p. 147). Au duel profondeur/surface correspond le couple 78. Analysé dansPo11rt. poitiq,u Ill, Une P11roklcritNre, Gallimard, Le Chemin, p. 179-274. 79. M. Proust, • A propos du "style" de Flaubert•, ContreSainte-BeN'!Je, Gallimard, Ed. de la Pléiade, 1971, p. 586. 80. Dont une venion russe complète figure dans le recueil Poetics,Poetylta,Poetilta, Vanovie, 1961, et une version anglaise abrégée et traduite dans R. Jakobson, QNestions (U poitiqNe, Seuil, 1973, p. 219-233. Nizet, 1973, p. 221. 81. Gustave Guillaume, umgage et scima d" Ling11ge, L'ENJEU DE LA THÉORIE DU RYTHME 113 aristotélicien du « nom en puissance » au c nom en effet » (ibid., p. 145). Le vice de raisonnement est dans la projection en une antériorité de ce qui est induit du discours : « La vérité- masquée par une erreur typique consistant à définir une forme d•après son emploi dans le discours et non pas, ce qui devrait toujours être, en se référant aux opérations de pensée qui ont présidé à sa formation dans la langue - » (ibid., p. 175). L'histoire même des systèmes grammaticaux devient, comme la notion de fonctionnement, une « métaphysique du langage» (ibid., p. 171)82. Virtualisant l'histoire, cette linguistique est homologue à l'anthropologie dualiste des « langues demeurées primitives » (ibid., p. 26). L'article est • ignoré des langues évoluées » (ibid., p. 154). Le« degré d'évolution ,. (ibid., p. 173) des langues confond le langage et la culture, y inclut un progrès purement métaphysique, une « fonction hominisatrice ,. (ibid., p. 22). Guillaume et ses disciples voient dans le langage une « histoire naturelle de l'esprit humain ,. (ibid., p. 21). Le discours sur le langage tend au mythe-vérité dans la mesure où, comme la générative, il se donne pour le rendu direct d'une nature, non une interprétation : « On n'a pas en science du langage à théoriser le langage, mais à dire la théorie, très proche d'une philosophie, qu'il ne cesse d'être en son défilé d'états structuraux et substructuraux ... » (ibid., p. 27). Science et théorie identifiées signent le statut métaphysique du discours, dans les sciences humaines, de Guillaume à Althusser. L'antériorité la plus naïve de la pensée au langage se dit naturellement dans la métaphore de l'habit, qui calque le rapport spiritualiste de l'âme et du corps : « le mentalisme du langage se recouvre d'un physisme ,. (ibid., p. 32). Les signes seraient postérieurs au système ! Aussi retrouve-t-on dans la psycho-mécanique du langage tous les attributs de la métaphysique : le rapport à l'origine, au cosmique. L'idée qu'un système a un « centre » (ibid., p. 236) avec périphérie et concentriques. Le finalisme (ibid., p. 176) n'en est qu'un aspect, inverse comme une figure de carte, de son génétisme : « étudier les formes dans leur phase génétique, antérieure à leur actualisation dans la parole » 83• Visée « réalisatrice •, qui est « abstraitement systématique » (ibid., p. 2). Comprendre « l'architecture du langage » passe non par « le rapport social homme/homme ,. mais par le « rapport, qui n'est plus social, univers/homme ,. (Langage et science du langage, 82. Guillaume est de cei.x qui, comme le remarquait Tesnière, • partant de phénomènes établis par introspection, prétendent aboutir à des conclusions de caractère bittorique •. Lucien Tesnière, lléments dt syntae sm,cturalt, Klincksieck, 1976, (1' 0 éd. 19S9J, p. 38. 83. Gustave Guillaume, Temps ec verbe, suivi de L'Architecton"i"' du rnnps dans les Ûlnf•t. c/11mq11es, C..bampion, 1970, (1« éd. 1929), p. 134. 114 CRITIQUE DU RYTHME p. 44 ). Ce rappon postule, désire un ordre de la langue homologue à celui du cosmos : « Combien plus raisonnable serait d'admettre que dans le mentalisme de la langue (suspendu à un physique qui n'est point lui) rqne un ordre inhérent ... • (ibid., p. 283, n. 18). Chez Guillaume comme chez Chomsky, mais moins développée, une grammaire générale s'occupe de « la frontière qui sépare l'homme de l'animal • (ibid., p. 229), stratégie qui oriente l'épistémologie du langage vers les sciences de la nature non historiques. Étrange descendance de Saussure, qui, chaque fois qu'elle s'en décrète le disciple (ici par ex. p. 221), chaque fois (Hjelmslev, Guillaume, les structuralistes) l'oriente à contre-stratégie. Comparé à Einstein par ses disciples84comme Chomsky par les siens85, Guillaume a produit une école comme on fonde une secte religieuse. Il n'a rien à dire de la poésie, du rythme, et par cette faille, c'est tout le discours qui entre, et l'histoire. On ne sépare pas une grammaire de sa métagrammaire. Analyser tout fait de langage suppose une théorie du langage, donc une théorie de la grammaire. C'est pourquoi une critique du rythme est confrontée aux grammaires, à celle qu'elle-même implique, comme à celles qui à leur tour l'impliquent. On a la linguistique de ce qu'on veut faire. Mais aussi chaque linguistique, comme chaque langue, ne se distingue que par ce qu'elle oblige à faire, et empêche de faire. Ce qu'elle-même ne peut pas voir. C'est pour cela que la poétique est une critique des sciences du langage. Pour elle, et par là, pour une anthropologie historique du langage. Contre la mode générative, il me semble - à condition de la prendre à travers la critique du structuralisme déjà indiquée - que la seule grammaire avec laquelle puisse être en rappon la poétique, la prise du rythme dans le discours comme signifiance, est la grammaire structurale fonctionnelle et distributionnelle. Sa théorie se fait dans l'empirique, ce qui la sauve des dogmatismes métaphysiques. L'analyse des discours critique les « parties du discours ». C'est pourquoi Tesnière résiste. Sa critique de la notion de mot, - le mot« n'a aucune réalité syntaxique » 86 -, se rattache à la forme intérieure de Humboldt. Il réagissait contre une grammaire phonétique, morphologique, en postulant « l'autonomie de la syntaxe • (livre cité p. 34), mais sans tomber dans la coupure générative entre syntaxe et sémantique : « le structural exprime le sémantique • (ibid., p. 42). Les &énérativistesle redécouvrent. Ils tendent à voir en lui un prédécesseur 84. G. Guillaume, Tnnps er 'llmH, avant-propos de Roch Valin, p. XVII. SS. Justin Leiber,NOdm Chomsky,A PhilosophieOwr'Vitw, New York, St. Marin'& Press, l97S, p. 18-19. 86. Lucien Tesnière, llnnmts de synuxe sm.cr11rale,déjà cité, p. 48. L'ENJEU DE LA THfORIE DU RYTHME 115 qui les confirme. Ils oublient que sa syntaxe structurale est tout entière une réfutation de la grammaire générale « qui va d'Aristote à Pon-Royal ,. (ibid., p. 103). Sa notion de translation est inséparablement fonctionnelle et historique, comme toutes ses analyses, sur l'aspect, l'infinitif. Dans la tradition de Saussure et de Benveniste, auquel il recoun souvent, il n'a pas séparé entre philolo&ie et linguistique. Il n'implique nulle pan une structure profonde et une structure de surface. En de rares endroits, sa métagrammaire le date : il reste soumis à la notion de mentalité prélogique (ibid., p. 663), parle de « langues primitives ,. (ibid., p. 633); compare le développement des langues, de la parataxe à la subordination, au « développement individuel de l'être humain,. (ibid., p. 315), de l'enfant-comparaison que récusait Humboldt. De son anthropologie découlait une théorie de la traduction-adaptation (p. 315). Mais sa grammaire, qui tendait à dépasser la phrase, est une systématique qui se construit dans l'historicité des discours. Le discours est l'enjeu des grammaires. Chaque stratégie grammaticale est un aspect du conflit entre la langue et le discours, le signe et le poème, la métaphysique et l'historicité. La poétique met à l'épreuve les théories grammaticales, comme le lien entre la métrique, la grammaire et le rythme. Quelle poétique est sonie de la linguistique de Guillaume ? Celle qui est sonie de Hjelmslev a peu vécu. Quant à la poétique et à la métrique génératives, que j'analyse plus loin, ce sur quoi elles s'appuient prépare leur effondrement. Tout se passe comme si le rythme, -disposition, organisation de la signifiance -, était une forme intérieure du sens, comme la grammaire la forme intérieure des langues. Mais c'est seulement dans un discours-système que le rythme peut être ce système. C'est pourquoi il impone de séparer le rythme dans le langage du rythme hors du langage, pour montrer que sa spécificité langage n'est que dans le discours. Ce qui a lieu ailleurs ressortit à d'autres systèmes. Les confondre panicipe de la stratégie traditionnelle. IV LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE Le paradoxe de l'origine est de déshistoriciser. C'est ce qui advient au rapport entre la musique et le langage, par le chant. D'où vient la métrique. Il s'impose de les dissocier, pour que leur relation ne soit pas leur confusion. Rythme dans le langage n'a pas le même sens que dans la musique. Il ne peut pas, il ne doit pas y avoir une théorie unique du rythme - à moins de certains effets sur le langage, que j'essaie d'analyser. Et est ,i sÇdtloirq1't no#s 11'1ons de,a m,uiq1'ts,dont l'1'nt est artificielleet l'111'tre est naturele. [...]. L'a"tre m.nq1'e est ttppeleenaturele po#r ce q14'ellene p#et estreaprinse• n1'l,sesonpropreco#rlligenllt1'relment ne s'i ttppliq.e, et est 11nem#siqw de bo11eheen proferant p"1'01'lesmetrifiees{...] Et j• soit ce qw ceste m1'nqw natl4relese f «e dt wÙlnte 11mo11re11H ,i '4 /o14enge des d.unes,et en 1111tre m.nieres, selonles mAtereset le sentementde ct1'lsq"i en ctste m"nq"e s'ttppliquent, et que les faist#rs d'ialle ne said,ent p_ascommunement L, m1'siq11e llrtificielene donner chant par art de notes II et q"'ilz font, to11tesfloies est ttppelee musiq.e ctste scienct naturele,pour ce q_ueles âiz et chançonspar e11lx/Iliz ou les liwes metriJiezse lisent de bo11che,et proferent p11rflOÏxnon pas ch11ntable, tant q.e les doucesparoles llinsis f aiaes et recordees par flois pLiisent aHX esco#tans q"i les oyent, si que "" Puy d'amours anciennement et encoresest acoustumez en pl11sieurs f!illeset citez des pais et roy11umesdu monde. Et 1111ssi cts deHXmusiqws sont si consonansl'une llfltcqw l'1111tre, qw chase11ne puet bien estre appelee musilj.e, pour L, douœ11rtant du chant comme des p11rolesqui toutes sont prononctes et pointoyees {11CCtnt11ées] par douçour de flOÏx et 011'1ert11re de bo11ehe;et est de cts deHXllinsiscomme 11nmAriageen conj11nctionde science,par les chans q11isont pl11s anobliset mieHlxseanspar Lip11roleet faconde des diz q11'ellene seroit seule de soy. Et sembLiblementles ch11nçons nat11reles sont delectableset embelliespar L, melodie et les tene1'rs,trebles,et contretene11rs {parties de dess11s, de sopranoet de ha"te contre]du cbant de L, m11nqueartificiele. Et neantmoins est chase11ne de ces deHXpLiisant à o1'irp11r soy [...] BUSTACHB DESCHAMPS, L'art de dictier (1392), dans Œuwes complètes, Paris, Société des Anciens Textes Français, 11 vol, 1878-1904, t. VII, p. 269. L'histoire du rythme vient de la musique. Le langage ne vient pas de la musique. C'est pourquoi leurs rapports, dans le chanté, ont été pensés dans les termes qui venaient de la musique, et qui lui convenaient. La métrique est originellement incluse dans la musique. C'est la première musicologie. Situer la métrique, et le rythme, dans la musicologie, relève d'une situation qui est à la fois un archétype, et, apparemment, un anachronisme, mais, plus encore, une quête mythique d'unité. Un mode ahistorique de penser le rythme comme un universel de la musique et du langage s'est installé et justifié en se fondant sur l'indéniable histoire de la poésie, commune au chant, à la danse, à la musique. Mais ce n'est pas parce qu'on a chanté la poésie que le rythme en poésie est la même notion qu'en musique. Ce n'est pas non plus parce que maintenant, ou depuis Ronsard, dans notre civilisation, on ne la chante plus, que le rythme dans la poésie est différent de ce qu'il est en musique. Il ne s'agit pas, bien sûr, du rythme de telle ou telle pièce. Mais de ce qu'est le rythme. Ce que le premier, sauf erreur, marquait Eustache Deschamps. Le rythme dans la poésie est différent du rythme dans la musique, radicalement. Il est différent parce qu'il est langage, autant que parce qu'il est dans le langage. Le rythme, du rythme, est consubstantiel au discours. A tout discours, pas seulement aux vers. Le rythme est consubstantiel au discours parce qu'il est consubstantiel au vivant, et à toute activité. Il s'agit de savoir s'il y a une spécificité du rythme dans le discours, et du discours par le rythme. La danse non plus n'est pas l'origine du discours. Faire venir le vers de la danse semble à Harding une conjecture improbable, nullement nécessaire. Il voit le vers comme une sélection dans le discours, « bien que sans aucun doute des exclamations ou des formules de prière 122 CRITIQUE DU RYTHME accompagnant des mouvements de danse aient pu être réellement des formes primitives de vers » 1. Il y a lieu de montrer, non seulement qu'une définition du rythme commune à la musique et à la poésie, au langage, est impossible, et ruineuse pour le langage (du moins pour la théorie du langage de ceux qui la postulent ou qui la cherchent), mais que l'histoire même de leur communion est trompeuse. Et autre chose que l'origine de la métrique. Une définition unique du rythme pour la musique et pour le langage est intenable, parce que les unités dans l'une et dans l'autre sont incompatibles. Les termes techniques y ont des sens différents. Surtout si ce sont les mêmes termes. Différence qui n'est pas d'une rigueur, dans la musique, -parce qu'elle se chiffre-, à une absence de rigueur dans le langage. L'absence de rigueur est dans les métaphores qui font comme si. Une définition unique du rythme ne fait aucun tort à la musique, et méconnaît inévitablement la spécificité langage, car elle ne vient et ne peut venir que de la musique. Elle y réduit ce qui se passe dans le langage. Tout cela est élémentaire. Connu. Tout cela est communément travesti. Depuis des doctes jusqu'aux dupes. La musique, chez les Grecs anciens, incluait l'harmonie du cosmos, faisant un seul ensemble de l'astronomie et de la langue grecque. Le nombre, de Pythagore à Saint Augustin, était la manifestation de cette harmonie. Georgiades note2 que la musique inclut l'art verbal, que f'OU(JIXT, et 1to1-r;-:1x-r, -:fy.v-r;désignent la même chose, en deux aspects différents : iwn,xi; insiste sur l'origine divine, c'est l'art des Muses; l'autre insiste sur l'accomplissement humain, l'artisanat. Les débuts anthropologiques autant que la philologie semblent associer la musique et la poésie : « Dans la poésie grecque primitive, les vers étaient chantés (cf. les mots io,om;, itiotiv) et il y avait une union intime entre la poésie et la musique. Plus tard, dès le commencement de la période alexandrine, les vers furent simplement récités. L'intelligence des rythmes se perdit alors, même parmi les métriciens de profession 3• » Un air peut se perdre. Mais un rythme, s'il est linguistique, et s'il y a continuité linguistique, ne peut pas se perdre. 1. D. W. Harding, Words into rhythm, déjà cité, p. 97. Pour Jost Trier, la métrique a son origine dans la fête, le culte, la danse. Dieter Breuer écrit : « Le vers est un discours de danse •• • Le vers est la mise en langage [die Versprachlichung] du rythme •• dan5 De11tsche Metrile11ndVersgeschichte,Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1981, p. 14. 2. Thrasybulos Georgiades, Dtr griechischeRhythmus, Musik, Reigen, Vtrs und Spr.che, Hans Schneider, Tutzing, 1977 (1"' éd. Hambour&, 1949), p. 134, n. 134. 3. Othon Riemann, Médéric Dufour, Traitl de rythmique et de mitrique grecques, Armand Colin, 1893, p. 8. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 123 Cette « union intime ,. ne dit rien de leur fonctionnement respectif. Ses raisons sont rituelles, historiques. Oubliant ce qu'elle avait signifié, on a pris cette union pour une parenté génétique. On lui a fait dire à la fois plus et moins qu'elle n'avait porté : la possession d'un caractère commun, le rythme. Dès le début, le lieu de la confusion est le chanté. Rien n'allait de soi-même comme l'association de la musique et de la poésie par le rythme. Evidence, consensus des salons et des traités : « Le rythme est, en effet, l'âme même de la poésie, aussi bien que de la musique » 4 • D'où deux corollaires, dont on vérifie aujourd'hui encore qu'ils sont inséparables : la généralité et l'universalité du rythme. La généralité consiste à inclure, chez certains le mètre dans le rythme, chez les autres le rythme dans le mètre, mais à un niveau d'abstraction tel qu'il neutralise toute distinction. Ce que j'étudie au chapitre suivant. Cette généralité est nécessaire au discours de la métrique, qui ne se tient qu'à ce niveau abstrait. Le traité que je citais porte : « Les lois rythmiques ont une telle généralité qu'il nous sera aisé de réduire l'apparente diversité des mètres à quelques types principaux et primitifs, dont il nous suffira, pour que notre étude soit complète, de préciser les caractères essentiels ,. (ibid., p. 7-8). L'universalité est l'immuabilité temporelle de la définition du rythme : « LE R'YTHME EST LE MiME DANS TOUS LES TEMPS ,. (ibid., p. 11). Comme le triangle rectangle. Comme la géométrie, chez Husserl. La musique, prise comme donatrice des définitions, et la communauté de principe entre musique et poésie, ont déterminé et fixé ensemble une définition étymologique du rythme, sur laquelle je reviens plus loin. C'est le rythme-régularité. Le même traité de métrique commence par : • Définition du rythme. - Le rythme, musical ou poétique, est constitué par le retour, à interoalles égaux, d'un son (note de musique ou syllabe), plus fort que les autres. C'est la définition même que donne Aristoxène : "le rythme est une suite régulière de temps : 7.povwv-rci~tçœ~iCfl'MJ" • (ibid., p. 15). Mais Aristoxène de Tarente ne parle que d'un « ordre déterminé (ou délimité) des temps », non d'une suite régulière. La traduction des métriciens rétablit un faux vrai sens, - non celui du texte, mais celui de sa propre tradition. Traduction-tradition. Étant une origine, et si ancienne qu'elle était déjà perdue à l'époque d'Alexandrie, l'union de la poésie avec la musique a orienté une nostalgie, vers un âge d'or du rythme. Vers un triomphe de la musique. Les théories du langage, au XVIII" siècle, ont contribué à tenir ensemble la poésie et la musique. Condillac, dans l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, les tire ensemble du • langage d'action », a 4. Riemann-Dufour, livre citl, p. 7. CRITIQUE DU RYTHME partir des gestes, avec la danse, l'écriture. La renaissance de l'antique dans le romantisme allemand, à la fin du XVIIIe siècle, n'est sans doute pas étrangère à cette aspiration de la poésie vers la musique et la danse, qui a culminé dans le symbolisme. En 1795, August-Wilhelm Schlegel, dans la première des « Lettres sur la poésie, le mètre et la langue », écrivait que la poésie, depuis qu'elle s'est séparée de la musique et de la danse, « doit essayer d'apporter dans le discours le chant et aussi la danse5 » : sa propre musique, sa propre danse. Rivalité qui a donné le motif connu, chez Verlaine. Elle impliquait, dans la comparaison, la faiblesse de la poésie, la supériorité de la musique. Alors que Kant mettait la poésie avant la musique, la fin du XIXe siècle met la musique avant la poésie. Ce que Nietzsche énonce dans LA naissancede la tragédie: le langage « ne peut jamais ni nulle part tirer au-dehors le fond le plus intime de la musique mais reste toujours, sitôt qu'il s'engage à l'imiter, dans un rapport seulement extérieur avec elle - et sans que le lyrisme, et toute son éloquence, puissent jamais nous rapprocher de la moindre coudée du sens profond de cette musique6 ». Le primat de la musique, à travers Schopenhauer et Wagner, faisait de la musique le« langage universel », « l'Idée du monde » (ibid., p. 140). Il ne pouvait que déprécier le linguistique et ses limitations. C'était la fin hégélienne de la poésie à la fin du XIXe siècle, vue par un métricien, dans le cyclique et la métaphore des âges de l'humanité : « La musique est un art qui a envahi la place des autres arts et d'une partie de la littérature. En résultera-t-il la mort définitive de la poésie ? Cela semble bien. Car lorsqu'une chose retourne à son point de départ, ici le point de départ est la musique, c'est que son cycle est accompli. Car, d'un autre côté, la poésie appartient à l'enfance des peuples, la prose à leur âge mûr, et la résurrection de la poésie peut sembler le retour de l'enfance. Cependant cela peut n'être qu'une crise, une transformation. 7 ». Origine et visée du rythme, communion d'avant ou d'après langage, la musique, de liaison première, anthropologique, est passée métaphore, puis cliché : la • lyre », « Poète, prends ton luth ... », « chanter », chanterla gloiredit le Petit Larousse. Paradoxalement, la musique est devenue pour la poésie un alibi du rythme. Le stade de la poésie pure l'a menée à son degré dernier, puisqu'elle y figure l'ineffable. Caution du flou, c'est le rythme-émotion. Un permis de mystique, où la notion de rythme s'est fondue dans l'essence de la vie. Combarieu est resté isolé, à écrire en 1894 que« Toute assimilation de 5. A. W. Schlegel, Spr«ht 11ndPottile,Stungan, Kohlhammer Verlag, 1962, p. 148. 6. Nietzsehe, Œ11wtscomplitts, éd. citée, t. 1, p. 65. 7. Raoul de la Grasserie, lt11des de gramrruiin r:o,np.rit, Arwlyses mitriq11tstt rythmiq11ts,Paris, MaisoMeuve, 1893, p. 116. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 125 la musique à la poésie est aujourd'hui une simple figure de rhétorique, une chimère, une hérésie dangereuse8 •· Il est vrai qu'il critiquait l'expressivité. Mais la proposition de Combarieu est plus vraie que jamais. Pour l'expressivité, mais. surtout pour le rythme. Dans l'immense majorité des pratiques, la musique d'un texte n'est qu'une métaphore qui évite d'en faire l'analyse, car on n'en a ni les concepts ni les moyens. Elle est invoquée. Il suffit d'y faire allusion. Le dernier stade de l'union entre musique et poésie est un obstacle épistémologique à l'analyse et à la théorie du rythme dans le langage. Ce brouillage, bien sûr, n'a rien de commun avec la musique proprement dite. Mais il en vient. Le piquant est qu'il s'observe en particulier là où on adore la poésie, particulièrement dans la tradition heideggérienne 9 • Le rythme est alors un universel poétique. Mais quand sa notion devient coextensive à la poésie même, sa compréhension se dilue dans celle de la poésie. Tous deux, en termes d'expérience, sont alors un seul et même ineffable. Ce que représente Hôlderlin, à l'époque de la folie. Le rythme y est la manifestation de l'élémentaire, comme le rappelle Maurice Blanchot, citant Hôlderlin : • Quand le rythme est devenu le seul et unique mode d'expression de la pensée, c'est alors seulement qu'il y a poésie. Pour que l'esprit devienne poésie, il faut qu'il porte en lui le mystère d'un rythme inné. C'est dans ce rythme seul qu'il peut vivre et devenir visible. Et toute œuvre d'art n'est qu'un seul et même rythme. Tout n'est que rythme. La destinée de l'homme est un seul rythme céleste, comme toute œuvre d'art est un rythme unique 10 ». Le problème poétique est de donner à cette intuition inanalysable un langage analytique; de produire une continuité entre cette transcendance du rythme et l'intuition technique des Thèsesde 1929 du Cercle Linguistique de Prague, qui faisaient elles aussi du rythme le " principe JulesCombarieu, les r,ipportstk ui m11siq11e et de u,polm consùllris•• point tk tk l'o.p,tni.nl, Alcan, 1894, cité par Y. Le Hir, Esthitiq11eet 1tr11ct11red11wrs /rll'lff4Ïs d',qms les tbiorimns, d11xvr' siide • nosjo11n,PUF, 1956,p. 150. Combarieu est critiqué par Grammont, le VtfTSfrRn'4Ü, ses mO'JfflSd'npnssion, son b11rmonie, p. 199-203; et par H. Bremond, lil poisie p11re,Grasset, 1926, p. 263, qui critique Grammont à son tour. 9. Consiquence nkessaire : un discoun poitisant sur la po&ie, où la phénommologie appone sa déshistoricisationdu langage.Ainsi se fait lacondition obligéedes invocations .lesplus vagues au rythme, qu'illustre, par exemple, Le Ru:ei et u,Disptfnwn de Jacques Garelli (Gallimard, 1978); le « cadre musical •• « les vagues d'un même déferlement • (p. 39), • la musique du verbe ,. (p.43), « l'unité musicalede la visée • (p. 4-4).Ce statut métaphorique mou permet de parler du • rythme alexandrin ,. de la phrase de Breton : • Je conntlÙle disespoird.ns sesgrtmdeslignes• (p. 17), - 7 + S, ou 7 + 4, - et de compter un accent par• monosyllabe • dans ce ven de BritRnnia,s : « Les monos{llabes 8. viw fermées, anourdieset fortememrythmées du premier béminiche : (No!,, ne!., 1e 1 1 n'nt pl,,s) • (p. 71). 10. Maurice Blanchot, L'E,,_« liltirRm, Gallimard, 19SS,p. 234. rm!,, 126 CRITIQUE DU RYTHME organisateur ,. de la • langue des vers » 11 en proposant : • A la place de la mystique des rapports de causalité entre systèmes hétérogènes, il faut étudier la languepoétique en elle-même,. (ibid., p.39). Il y a toujours à retraduiredans une stratégie nouvelle. Encore faut-il que le rythme soit du langage, et non • céleste ». C'est pourquoi le recours au romantisme est suspect : il remet ensemble la poésie et la musique. Etienne Souriau opposait les arts représentatifs aux arts présentatifs : la musique, l'architecture, - une sonate, une cathédrale. Il n'y avait pas pour lui de littérature c présentative ~• sinon « l'arabesque des consonnes et des voyelles [ ... ] leur rythme et, plus amplement, le geste général de la phrase 12 .. , « prosodie pure », qui n'existe pas par elle-même. Elle est« seulement impliquée dans la poésie, à titre de forme primaire d'un art réellement du second degré ,. (ibid., p. 132). Où prend, pour Souriau, « l'essentielle différence entre la poésie et la prose ,. : il fait de la poésie « le verbe stylisé, c'est-à-dire informé en une arabesque absolue ,. (ibid., p. 158). Prosodie pure, arabesque absolue, le rapprochement avec la musique désémantise le discours, retire le langage à lui-même. Le lettrisme serait le summum de la poésie. Mais le lettrisme, outre qu'il fait intervenir aussi le sens, se confine à un programme figuratif, émotif-concret. Et quand il passe totalement du phonème au son, il son du langage, il n'est plus poésie. Quant aux sons, le langage ne saurait se comparer à la musique. Et pourquoi s'en tenir au langage pour faire des bruits ? Le rythme, restreint à la prosodie, est séparé du sens. C'est le « terrible concert pour oreilles d'ânes » à l'état pur. Todorov, qui cite Souriau, rappelle justement que la " forme primaire ,. de la littérature, « ce ne sont pas les consonnes et les voyelles, mais les mots et les phrases 13 ,., et il trouve dans les Illuminations de Rimbaud cotte littérature présentative. C'est-à-dire qui ne signifie plus. Autre et nouvelle forme d'une idée musicalede la poésie : • refus de la représentation » (ibid., p. 130). Elle syncrétise plusieurs notions : celle du caractère pur, ou superlatif, de la musique, N.llS doute parce qu'elle transcende le langage et les langues, - mais aussine dit-elle rien; celle d'une involution de la poésie en elle-même et vers elle-même, qui serait propre à la poésie moderne; celle d'une supériorité du présentatif sur le représentatif, qui ne saurait pourtant avoir de sens que dans le représentatif: une sonate n'est pas supérieure à un tableau; enfin la confusion entre la représentation (psycho-) logique et la représentation plastique. Confusion dérivée du « stupé11. CIMn~, a" 3 • Le Cordede Pngue .., Seuil, 1969, p. 37. 12. Etienne Souriau, L, COfff,pondan« dts arts, Eléments d'e1thet1qHt ,omp.rte. Flammarion, 1969, p. 1S4. 13. Tzvetaa Todorov, Le, Gm,,.. d11d1sco11r,,Seuil, 1978, p. 128. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 127 fiant image ,.. Je ne dis rien de la valeur de chaque notion séparément. Leur cumul accroît leur fausseté mais profite habilement d'une dépréciation moderniste de la représentation, à la mode il y a quelques années. Sémiotiquement, toute présentation est aussi une représentation, culturelle, historique. Mais il y a des sémiotiques, et des sémantiques, incommunicables, intraduisibles entre elles. Tout n'est pas signe, tout signe n'a pas de sémantique. Toute sémantique n'a pas de sémiotique. Faire de la musique et de la poésie les substituables d'une même série présentative, c'est nécessairement retirer le rythme au sens. Le choix, la caution, de la modernité en poésie, - gage apparent de modernité tout court, donc de la modernité dans la méthode, - modernité poétique qui est censée ne plus signifier (« représentation incertaine, puis impossible •, ibid., p. 128), masque le dualisme traditionnel dont c'est ici une stratégie, et son incapacité d'analyse. En effet, l'analyse manque. Ni la poésie, ni la musique n'y gagnent. La musique n'est plus ici qu'une catégorie utilisée pour se défaire du mode poétique de signifier. N'y gagne que le scientisme, qui défend ses positions acquises. L'histoire commune de la musique et de la poésie a produit un discours qui ne tient que de leur circularité supposée. Il y fait croire : effet de discours. L'échange n'est pas symétrique. Pour une expression, comme « langage musical •• où les musicologues empruntent, il y a bien plus de termes pris à la musique pour désigner des faits de langa1e ou de linérature. Dans ce discours, les rapports du langage et de la musique sont gouvernés par l'analogie. 4< Langage musical ,. - « Il ne peut s'agir que d'un terme analogique, fondé exclusivement sur la comparaison entre les relations hiérarchiques des sons entre eux et l'organisation des mots dans les syntaxes. Analogie et non similitude : alors que chaque système musical ne représente que lui-même, dans sa logique interne - et close, - le système linguistique, lui, fonctionne sur la double articulation (il n'y a pas dans les systèmes musicaux, de rapport X entre une idée et un son ou un ensemble de sons), il est gênant de l'assimiler, sans commentaire, à un langage... 14 ». Comme, inversement, il est gênant d'assimiler le langage, et particulièrement la poésie, à la musique. Car on retire par-là même la poésie au langage, ordinaire. Il n'y a pas d'équivalent poétique à la répartition musicale entre rythme, mélodie, polyphonie, - puisque la polyphonie est la 14. Eveline Andréani, Antitrditi d'h•mwnie, 10-18, 1979, p. 28. Mais E. Andréani ajoute, ce qui prolonge l'analogie : • le 1ystème tonal possède bien les propriét& gm&atives dont les langages sont riches •· Loin d'être • klairantes •• les th&>riesde Chomsky ne peuvent ici que uansponcr et déplacer l'analogie, en termes fonnal.isés. 128 CRITIQUE DU RYTHME présence simultanée de sons différents1s •• alors que le langageest linéaire, articulé. L'analogie est-elle pédagogique, si elle est tantôt inutile, tantôt trompeuse ? Elle n'est qu'inutile quand le même Dictionnairede la m14siq14e continue : c Comme toute langue vivante, le langage musical subit des transformations et évolue continuellement selon les époques et les cultures ». Allant jusqu'à dire qu'il y a c des idiomes différents ». c Eikhenbaum écrivait en 1920 que les descriptions et les statistiques du langage en vers s'accumulent, avec pour toute théorie la c musicalité • du vers, qui est une métaphore, et c qui semble seulement une explication16 ,. • Il importe donc, pour la théorie du langage; et pour la poésie, de reconnaître que toute comparaison de la poésie avec la musique, du rythme dans la poésie avec le rythme dans la musique, est à contre-langage, à contre-poésie. Car le rythme, dans le langage, n'a lieu que dans le discours. Quand il s'agit du rythme dans le langage, il ne s'agit q14ed" discol4rs.De même qu'il n'y a en musique ni double articulation (consonnesvoyelles, et mots), ni linéarité obligée, il n'y a pas de discours. Aussi, inversement, n'y a-t-il pas de sons dans le langage, mais seulement des phonèmes, c'est-à-dire se14/ementd" sens, avec tous les gestes, les bruits et les cris du corps qui l'entourent et le pénètrent sans être le langage - mais qui ne sont pas des sons, mais les signifiants du corps, dans tous ses états. Il n'y a pas de sons qui c accompagnent ,. le sens, qui lui c correspondent •· L'imitation, comme la musique à programme, n'étant qu'un cas particulier. Et propre à chaque langue. Un dictionnaire international des onomatopées, qui serait à faire, le montrerait, à contre-nature. La motivation, elle, vient du discours, et peut émaner de tout le discours, sans être, comme le voulait la théorie traditionnelle, le mouvement de la langue vers la nature. L'origine prise pour le fonctionnement a ménagé, de la musique au langage, une identification du rythme avec la mesure qui a sévi en musique, et, qui continue de nuire dans la théorie du vers. Gilson écrivait en 1964 : c Pour construire, dans le temps de la poésie, des rapports dont les structures soient perçues comme des formes, il faut d'abord le diviser et le distribuer en unités mesurables. La notion de mesure, ou "mètre", est donc commune à la poésie et à la musique, comme on le voit au De musica de Saint-Augustin. De là, l'invention du vers, qui divise le discours en unités de durée de longueur 15. Dictio,,,u,iretk 14m,uiqw,Sam« tk Id m,uiqw, tous ladir. de MarcHonegger, Formes,Tec:hniqus,lnstrllmfflts, Bordas 1976-1977, 2 vol, à I.Ang•gemlUiou. 16. Boris Eikhenbaum,• 0 zvuku v stixe,. (Les tons dansle ven), dansSlwoz' litnwl,m,, Uningrad,1927; Mouton, 1962, p. 202. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 129 comparable 17 •. Ainsi J.J. Rousseau dans son Dictionnairede musique • définit le rythme « la différence du mouvement qui résulte de la vitesse ou de la lenteur, de la longueur ou de la brièveté des temps18 •• et il ajoute que le rythme « s'appelle aujourd'hui mesure •· Même identification chez Berlioz : « Le rythme est la division symétrique des temps par les sons • (cité ibid., p. 47). Cette métrificationdu rythme a produit en musique la notion de carrureet, par contraste, la variation. Elle a été, selon Vincent d'lndy, « une des plus fâcheuses inventions que nous ait laissées le XVIIe siècle • (cité ibid., p. 90). Dumesnil rappelait le plain-chant, et que la musique, « avant d'être mesurée, fut seulement, et durant de longs siècles, uniquement rythmée • (ibid., p. 39). Le Cours de compositionmusicale (1903-1909) de Vincent d'Indy portait : « La coïncidence du rythme et de la mesure est un cas tout à fait particulier qu'on a malheureusement voulu généraliser en propageant cette erreur que le premier temps de la mesure est toujours fort • (cité ibid., p. 109), le rythme consistant dans les variations des valeurs d'intensité, indépendamment de la mesure, valeur de durée. La « coïncidence • s'est reportée sur la théorie du vers. Il y avait pourtant une contradiction entre la mesure en musique, où le temps fort est « en principe sur le premier temps •• écrivait André Spire, alors qu'en poésie il est, « sauf altération rythmique - sur la dernière syllabe du groupe rythmique 19 •· Dumesnil cite Georges Lote, pour qui le vers en ancien français « peut être considéré beaucoup moins comme un vers syllabique que comme un vers accentué. Ici encore le rythme l'emporte, et de beaucoup, sur la mesure • (ibid., p. 50). Il s'en dégageait une remarque importante, que la théorie du vers et du langage doit reprendre et développer, contre la métrique : « Le rythme est indivisible - la mesure est divisible, bien qu'elle ne soit pas toujours divisée. Le rythme peut briser la mesure en tronçons. Il fait de la mesure ce qu'il veut • (ibid., p. 122). La mesure est nécessairement la petite unité. Si même elle est une unité. Et le rythme est une organisation des grandes et des petites unités, leur relation d'ensemble. De la musique est venue une notation de la suite des syllabes par des croches et des noires qui oublie et qui masque le fait que dans le discours les intervalles ne sont pas harmoniques. C'est la visualisation d'une métaphore qui se faisait oublier comme telle. On trouve cette représentation dans Tobler. Le décasyllabe 5 + 5 de Béranger : 17. EtienneGilson, M11tières et Formes,Poié~•es p11rtic#lières desartsmttje•rs,Vrin, 1964, p. 214. 18. cité par René Dumesnil, le Rythme m#sial, Essai historiq•e et critique, Paris-Genève,Champion-Slatkine,1979 (réimp. de la 2mcéd., 19.f9; 1...éd. 1921), p. .f6. 19. André Spire, Plttisirpoétiq•e et PIAisirm#s'141Aire, p. 165, n. 10. 130 CRITIQUE DU RYTHME Et que vos enfants I suivent nos leçonsest « noté ,. ainsi : et, bien qu'il s'agisse d'une chanson, ce n'est pas une« musique ,. mais le rythme pour les vers décasyllabiques dans la musique de cette chanson 20 ,. qui est noté, où on reconnaît que le temps fort est pris, contre le découpage linguistique (les limites de mots) comme premier temps d'une mesure. L'idée qu'on peut user d'un même langage, donc d'une même notation, pour la musique et pour la poésie se retrouve, par exemple, chez Etienne Souriau, dans La correspondancedes arts, où apparaît explicitement que cette notation suppose l'isochronisme. Le vers de Millevoye « Vagues,dormez; dormez, souffrancesmaternelles est traduit rythmiquement : IJJJI J JIJ~ JI J JJJIJi ........__... 'S avec le commentaire : « les groupes de syllabes situés entre les barres de mesure sont sensiblement de même durée ,. (p. 193), dans le chapitre De la musique du vers - avec pour définition du rythme : « C'est la forme conférée à une progression par le retour, à intervalles égaux, des éléments d'une organisation cyclique à laquelle préside un schème aussi simple que possible, reproduisant indéfiniment et continûment ses effets ,. (ibid., p. 189)21• Une note ajoute que cette définition est « étudiée de près » pour convenir « aussi bien au rythme dans l'espace qu'au rythme dans le temps », à la poésie comme à la musique. L'égalité des intervalles (isochronisme) est « approximative » en fait, « mais en principeelle est rigoureuse •. 20. Adolphe Tobler, le Vers français ancien et moderne, Genève, Slatkine, 1972 (Paris, 1885; l"' éd. ail., 1880), p. 117. 21. On trouve encore cette notation, par exemple, dans Geoffrey N. Leech, A /ing,mtic guide to Englisbpoetry, Londres, Longman, 1969 (éd. de 1977), p. 106-111. Également dans Ernst Pulgram, l.Atin-RomancePhonology: Prosodiesanà metrics, Munich, Wilhem Fink, 1975, p. 187. Le langage ne codifie pas les silences, comme la musique. Il n'a pas l'équivalence 2 noires • l blanche, comme 2 inaccentuées - 1 accentuée. Cette notation montre le transport de la métrique quantitative sur la métrique accentuelle, donc la confusion des deux. Mettant le temps fort au début de la mesure, elle est à contre temps de la métrique courante. L'isochronisme (le triolet de l'exemple de Souriau) n'a pas de réalité linguistique, métrique, rythmique en français. Pas plus la mesure. 131 LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE On ne trouve pas, sauf erreur de ma part, cette notation musicale • du rythme chez les théoriciens qui sont dans la lignée de la phonétique expérimentale. Désuète, elle est pourtant toujours diffusée en édition de poche avec La correspondancedes arts, dont la date de première publication n'apparaît plus : ainsi le livre, ses méthodes, ses concepts sont hors du temps, - et de la critique - indéfiniment modernes. Même opération, on verra plus loin, pour Grammont. C'est la notation d'un rêve unitaire : une seule et même théorie du rythme pour la musique et pour la poésie, donc une même notation. Seul, semble-t-il, Wundt s'en est servi pour ébaucher une étude de l'intonation 22• « le rêve unitaire est si fort, que la musique, lieu de la rigueur, a été le modèle d'une terminologie du langage musicalisé qui est la non-rigueur même. Mélodie, pour la poésie, mêle, et ne permet pas de démêler, l'o11anisation consonantique-vocalique, - que j'appelle la prosodie -, et l'intonation. On a appelé mélodie la « variété des voyelles successives dont se composaient les vers23 •• harmonie« l'analogie des sons successifs, leur adaptation mutuelle • (ibid., p. 116). En musique, mélodie désigne une « succession de sons musicaux. la mélodie s'oppose ici à l'harmonie ou ensemble simultané de sons. Ces deux aspects - horizontal ou mélodique, et vertical ou harmonique représentent les deux structures principales d'un texte musical classique24 ». D'autres emplois sont hors de question, tel que « chant fait d'un assemblage de fragments musicaux ,. ou « genre musical se définissant comme la mise en musique d'un poème pour voix et accompagnement ». Mais l'opposition entre mélodieet harmonie suffit à rendre impossible le terme, pour la poésie ou le langage en général sauf si on pouvait ne pas oublierqu'il n'est qu'une métaphore, mais son emploi produit précisément cet oubli. Il sera clair que la phrase n'a pas le même sens en grammaire et en musique. Je renvoie au dictionnaire déjà cité. Ce n'est plus clair pour phrasé, qui suit un trajet inverse, de l'opéra au discours. A préciser plus loin. Toute théorie se cherche, et se trouve, autant sinon plus dans des ailleurs pas plus définis que son propre terrain, si celui-ci ne fait que se constituer. Aussi ce n'est pas le transfert d'un domaine à un autre, en soi, qui est critiqué. Saussure disait : « il suffit de s'entendre. Il y a certaines images dont on ne peut se passer. Exiger qu'on ne se serve que de termes répondant aux réalités du langage, c'est prétendre que ces réalités n'ont plus de mystères pour nous. Or il s'en faut de 22. Ce que montre Gabrielle Konopczynski, « Un essai original de transcription musicale de la prosodie, Wilhelm Wundt : Volltnprychologie(1900-1912) •, Tr,w11u de l'lnstit11tdt Phonitiq11tdt Str11sbo11rg, n° 10, p. 82-97. des oers, Delagrave, 1929, p. 111. 23. A. Trannoy, i... M11siq11t 24. Marc Honegger, Diction1t11ire de Li m11siq11e, dijà citi, au mot milod~. 132 CRITIQUE DU RYTHME beaucoup25 ». Aussi la chasse à l'analogie n'est en rien, ici, un procès de l'analogie en général, mais la critique d'une stratégie particulière, celle de l'unification de la théorie du rythme, - critique de ses arguments qui mêlent l'histoire et le fonctionnement, critique d'un certain primat de la musique - parce que l'enjeu en est le statut du langage et du discours. Le repon des mêmes termes exerce un brouillage. Ce qu'illustre la cadence,dont les définitions musicales sont : « 1) Formule mélodique ou harmonique qui sen de conclusion. Le terme, dérivé de l'italien "cadere" (= choir, tomber), se rencontre dans les œuvres théoriques à partir du XVIe siècle; [... ] 2) Nom d'un agrément correspondant au trille( ... ] 3) Improvisation du soliste, placée en général peu avant la fin d'un morceau, sunout dans les mouvements de concenos et les airs de concen. [... ] 4) Structure régulière du temps musical qui se manifeste dans le rythme de temps forts et temps faibles (c. binaire etc. ternaire), mesures fones et faibles, périodes fones et faibles. Dans ce sens, la musique de danse et de marche est la plus strictement cadencée26 ». La dernière acception s'approche de l'emploi du terme à propos des vers. Voici la définition de Morier : « Sone de rythme entièrement formé de nombres répétés ou symétriques p. ex. 3+3+3 [... ] généralement de structure métrique[ ... ] son mouvement s'annule dans sa constance et . ·.·produit une impression berceuse, câline, paisible, et pour tout dire statique », langage d'impression qui se conjoint curieusement à la « marche dansante» évoquée par l'étymologie27 • Peut-on danser et s'endormir à la fois ? La mesure achève de rendre la comparaison impossible. Le Dictionnairede la musique déjà cité la définit « une manière d'être du rythme, à savoir l'organisation selon des proponions rationnelles de ses durées constitutives •. Elle est opposée au « rythme libre », liée à la polyphonie occidentale, aux symétries « concrétisées graphiquement dès le xvne s. par les barres de mesure réalisant un compartimentage du flux rythmique en subdivisions de durée égales ou "isochrones" : les mesures. » Un trajet double, et inverse, va de l'isochronie conventionnelle propre à la scansion des vers grecs et latins (où une longue égale deux brèves), vers la musique, puis retourne de la musique à la versification. La conception unitaire, musicologique, du rythme a installé, confirmé, pour la poésie, les notions de mesure et d'isochronie, dont je reprends la critique plus loin. La musique a justifié la métrique. Cette justification, en assurant la métrique dans ses 2S. F. de Saussure, Co,m tk ling11istiqwgénnAk, Payot, 1974, p. 19. au mot aulmœ. 26. Man: Honegger, Diaion1Ulirttk ~ m11sil/11t, 27. Henri Morier, Diaionmurt tk poitÙ/llt tl tk rhétoriqw, PUF, 1975, 2""' éd. (1« éd. 1961), au mot aidma. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 133 postulats, l'a coupée du discours. Parce que l'isochronie ne peut exister que dans la métrique. Elle n'existe pas dans le discours. La mesure non plus. La théorie du discours est une critique de la métrique. Combarieu, qui avait une conception historique de la musique, n'identifiait pas le rythme et la mesure : « La mesure est la division d'une a:uvre musicale en parties qui ont toutes la même durée.[ ... ] La mesure est formée d'une succession toujours régulière, indéfmiment répétée, de temps forts et de temps faibles : le rythme obéit à une tout autre loi; il n'y a pour lui ni temps forts ni temps faibles; il est constitué par les coupes et le plan de la composition, par des membres de phrase plus ou moins étendus, par des phrases et des périodes, par des groupements de durée de plus en plus considérables28 ». L'historicité est ici à la fois la situation empirique et la prise en compte des systèmes d'écriture. C'est elle qui fait mettre l'insistance sur ce qui oppose le langage verbal et le langage musical : « ce sont les différences qui constituent le phénomène spécifique; il ne faut pas les mentionner dans une formule vague qui résout la difficulté principale par la prétérition ,. (ibid., p. 249-250). La mesure déshistoricise. L'historicité, au contraire, montre, par exemple, que le mode mineur, loin d'être abstraitement associé à la tristesse,vient de Sparte, et qu'il y a « des milliers de chansons populaires qui expriment la joie et qui sont en mineur ,. (ibid., p. 220). Le plan où avait lieu la confusion entre la musique et le langage, et qui, historiquement, justifiait une définition commune du rythme, était le chanté. Mais une définition propre au chanté, dans les limites du chanté. Il y a eu un glissement fonctionnel, qui a comme immémorialement force de tradition, de la critique littéraire jusque dans les livres des psychologues et des philosophes. Ce sont tous ces chapitres qui,. : .,. s'ils ne portent pas sur« la musique de la poésie », associent la musique et la poésie. Ainsi Paul Fraisse continue de traiter ensemble « les structures rythmiques en musique et en poésie ,.29 _ Le conventionnel de la métrique est une codification originellement, et fonctionnellement, propre au chanté, et au dansé, comme la terminologie même en gardela trace - étymologie, pour une fois le vrai sens, du pied à la scansion,de scandere,« monter, gravir; dans la langue de la grammaire; "scander" les vers, par allusion aux mouvements du pied qu'on levait et baissait pour marquer la mesure ,. (cf. en gr. apcnc;et 8ia,c;) » 30• C'est seulement dans ces limites qu'une longue valait deux brèves, ce 28. Jules Combarieu,I.A MlfSU/IU!, s,s Lois, son Ewl,,tion, Flammarion, 1907, p. 139-140. 29. Paul Fraisse, us Sm,ct11rtsrythmiqus, déjà cité, titre du chapitre IX. 30. Emout-Meillet. .Diaionn.ireitymologiq11ttk J. J.ng11tJ.tint, Klincksicck, 1967, 1\1 mot sou,dnT. 134 CRITIQUE DU RYTHME qui n'a certainement jamais été le cas du langage ordinaire. Dès qu'on quittait le chant - le mesuré - et dès le récitatif, l'ordre du langage reprenait la priorité sur celui de la musique. Même dans la cantillation. Car si modulée qu'elle soit, elle n'opère pas de distorsion linguistique. C'est le récitatif liturgique de la Bible, du Coran. Lecture entre déclamation et mélodie : culturelle, publique. La réalisation n'en est pas individuelle au sens de la diction occidentale. Aristoxène de Tarente, au temps où on ne chantait déjà plus, écrivait que dans les vers récités« les valeurs respectives des longues et des brèves n'étaient qu'à peu près respectées31 •· D'où l'étrange problème de la métrique : faire correspondre des vers, qui sont du discours, à un mètre idéal, un dessin abstrait - le vice du cercle où on ne peut pas savoir si on déduit le discours du schéma, ou si on induit le schéma du discours. Octroi, ou retrait, de l'accentuable à !'accentué, selon le jeu joué d'avance du modèle, d'où règles, exceptions, discussions. Dès que le discours, par le poème, entre en rapport avec le chanté, il sort du rythme linguistique, il prend le rythme musical. La chanson montre comment il se désaccentue et se réaccentue, à contre-langage. Il y a conflit, donc éventuellement travail, pour correspondre. Ces problèmes ne sont pas les miens. L'irrespondance est inévitable, et tout à fait consentie, d'ailleurs, traditionnellement. Comme dans ce vers de chanson, que cite Paul Verrier32 , où les deux premières syllabes soulignées sont accentuées antilinguistiquement, sans aucune gêne, quand on les chante : Au jardin de mon père Le désaccordement du discours par le chant est tel que l'histoire de la poésie, française du moins, du xv1"au x1x"siècle, - et plus nettement encore au xx" - est marquée par un retournement complet, depuis le poème chanté, encore édité pour et avec des airs de musique, comme les sonnets de Ronsard, jusqu'au refus des poètes, ou à leur défiance, de la mise en musique. Ce qu'on sait de Baudelaire, de Hugo. - Dont, abusivement, il a parfois été tiré que Hugo, par exemple, méconnaissait la musique en elle-mêmè -. Ezra Pound écrit en 1914 : « Les mots ont une musique d'eux-mêmes, et la musique d'un second 'musicien' est une impertinence ou une intrusion 33 •· Valéry écrit en 1926 : .. Confusion. Mettre de la musique sur de bons vers, c'est éclairer un tableau de peinture par un vitrail de cathédrale34 •· L'autonomie 31. cité par Paul Fraisse, Les Stnict#res rythmif/•es, p. 11O. 32. Paul Verrier, Le Vm franç•is, Formesprimitwes, déw/oppnnmt, diff•sion, Paris, Didier, 1931-1932, 3 vol., (t. 1, la formation du poème; t. 2, les mètres; t. 3 adaptations germaniques), t. 2, p. 17. 33. E. Pound, • The prose tradition in verse •• Literary Esuys, ~. cit&, p. 376. 34. P. Valéry, Rh•mbs, LittiratNre, dans Œ•vres, ~- de la Pléiade, Il, 639. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 135 conquise du discours, de son mode spécifique de signifier, se manifeste sans doute aussi par le changement, à la fin du x1xesiècle, en France, dans la diction, qui s'intériorise pour la poésie, contre la théâtralité. Ce que je reprends plus loin. Le paradoxe de ces échanges, et inversions de rapports entre la musique et la poésie, est qu'à mesure, si on peut dire, que la poésie se démusicalisait, la musique se sémantisait : des romantiques à Wagner, vers l'opéra œuvre totale. Sémantisation, psychologisation rejetée par les musiques sérielles. Les ordres sont ici incommunicables. Platon impliquait cette convenance interne entre un texte et des rythmes musicaux, où le texte aurait le rythme de la musique, et la musique le sens du texte, d'où son rejet de la nouvelle musique sans paroles : « il est fort difficile de discerner ce qu'expriment un rythme et une harmonie qui ne répondent à aucun texte et quel modèle ils imitent parmi les modèles dignes de ce nom - r.~niÀa:ov civtu Ào'(O'.> ytyvoiuvov -:c x~, 2:?fl,OVt~v ytyv6mtltv o -:, -:c ~.>),t-:at x~l. ~Cf' iotxt -:wv 3 *'°).oywv l'-Ll'-li!'4"=Wv ,. s. Mais chanter des mots qui ont un sens ne ~ donne pas un sens, ni ce sens, ni un autre, au chant, à l' « air » en lui-même. Sinon les effets culturels, seconds, de signal, non de signe, qui marquent une suite sonore : un air militaire, grivois. Les beaux chants nazis. Une sémiotisation après coup. Inégales dans leurs effets, la donation de rythme par la musique au discours, la donation de sens parle discours à la musique, toutes deux sont impossibles. Le discours, la musique, ne peuvent que s'accompagner. La musique ne signifie pas. Le discours, le poème ne chantent pas. Aucun n'y perd. Les légendes anciennes, Amphion, le vers Zamir qui fascinait Apollinaire, parlent d'une action de la musique, non de son sens. La musique ne dit pas, elle fait. Avec ses moyens. Comme la sculpture, etc. Mais comme toute activité a lieu dans le langage, et repassepar lui,, c'est le··langage qui les exprime - et en ce sens, mais en ce sens seulement, les métaphores sont vraies : elles ne peuvent pas dire autrement. Ce n'est pas leur faute si on oublie ce que parler veut dire. La métrification du discours, la psychologisation de la musique apparaissent comme les deux aspects d'un même mythe de la musique, ou plutôt d'un mythe antilinguistique d'une communication enfin sans langage. Qui se sert de la musique pour se dire, en demeurant voilé. La durée, la diffusion du mythe marquent son importance : celle d'une fascination.La circulation de la terminologie musicale, et l'unicité de la théorie du rythme, sont les deux indices corrélés du vieux désir métaphysique d'une communication-communion-union. Ce qu'é35. Platon, us lois, Il 669 c- éd. Belles-Lettres, 1968, p. 63. 136 CllITIQUE DU RYTHME nonce clairement Dumesnil, parlant de la musique : « La loi de son langage, qui semble être le langage intérieur de notre âme, c'est le rythme des sons36 ». La métaphore est aggrafJée,c'est-à-dire réalisée par l'emploi du terme langue au lieu de langage : « Et il semble bien, selon le mot de Schopenhauer, que le musicien nous révèle alors l'essence intime du monde, tout en parlant une langue que la raison ne comprend pas » (ibid., p.132), à quoi Dumesnil ajoutait en note cette phrase de Hugo, dans William Shakespeare (l,ll/,/1): « Dans le rythme, loi de l'ordre, on sent Dieu ». Supériorité antériorité : le rythme (pur) serait antérieur au langage. C'est à son comble que le désir métaphysique montre sa faiblesse. Il bâtit une anthropologie de rêve, qui s'avère une théologie. Il n'y a pas de sens anthropologique à dissocier l'homme du langage - donc l'anthropologie aussi, de la théorie du langage. Le rythme, chez l'homme, même s'il s'agit de rythmes autres que ceux du langage, marques visuelles, musique, n'est pas dissociable du langage. Il reste, au lieu de présupposer une théorie unique du rythme commune au langage et à la musique, à étudier s'il y a une spécificité du rythme dans le langage, et laquelle, par rapport à une spécificité du rythme dans la musique. La théorie unique n'y mènera jamais : elle l'interdit. Autant d'activités, autant peut-être de notions du rythme. L'empirique particulier concret est la matière de )'indéfiniment multiple. Il dément quotidiennement les abstracteurs, qui se trompent d'épistémologie mais non de désir, pour qui il n'y a de connaissance que du général. La théorie du signe, en elle-même, ne favorisait pas la quête d'un rythme unique. Rejetant le rythme dans la forme, dans les signifiants, elle en faisait cette traversée transparente vers la contemplation du signifié, qui devait reléguer à l'irrationnel tout rapprochement entre le langage et la musique. L'effet de la critique du rythme, entre autres, est de montrer que la main gauche du métricien ne veut pas savoir ce que fait sa main droite. Dans l'une, la raison du signe; dans l'autre, le rythme étalon. Ainsi est-il doublement le maître. Il réalise le point de coexistence des contraires visé par André Breton, où la théorie du signe continue de légiférer, dualiser, en même temps que la scansion pure élimine le discours. C'est cet air qu'entend le métricien, l'air pur de la métaphysique, que traduit le Chant nocturne de poisson, de Morgenstern 37• Comme les rêveries cratyliennes sont plus nombreuses et diverses que leur rejet par le pauvre conventionnalisme, semblablement, et pour 36. R. Dumesnil,Lt Rythmt m11sic"1, p. 53. 37. Cid plus loin, en q,igraphe du chapitre Lt, mitrù/11tp11rt. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 137 des raisons voisines, l'enthousiasme pour le rapport entre musique et poésie est plus fréquent que son rejet. Ici le rationalisme de Hegel, qui est le rationalisme même de la théorie du signe, « cette séparation entre le contenu spirituel et les matériaux sensibles38 •, barre la continuité entre la musique et le langage, pour la spécificité de chacun : « Ainsi associé à des représentations spirituelles, le son pur et simple devient un son parlé, et la parole devient, à son tour, de fin en soi, un moyen de communication spirituelle, dépourvu comme tel de toute indépendance. C'est en cela que consiste la différence essentielle entre la musique et la poésie • (ibid., p. 13). Peu importe le cheminement, le résultat est irréversible. Mais le primat du « contenu spirituel • mène à l'escamotage du signifiant. Qui est le rythme interne de la théorie du signe. Hegel ne fait que la terminer logiquement. Il est remarquable de voir la poésie jouer aussi clairement le rôle de révélateur. Car ce sont les pratiques empiriques qui mettent à découvert la faiblesse, et la fausseté, de la doctrine : « C'est pourquoi il est indifférent pour une ccuvre poétique d'être lue ou entendue, et elle peut, sans rien perdre de sa valeur, être traduite dans des langues étrangères, être transposée de vers en prose et recevoir ainsi des tonalités et sonorités variées • (ibid., p. 16) Rappeler que ce discours était contemporain des traductions romantiques, et des débuts du poème en prose, n'apporte que des nuances qui ne le sauvent pas. C'est le même discours de la transcendance - le signe a remplacé l'esprit - que tient aujourd'hui la sémiotique : puisqu'elle annule les problèmes de la traduction. Il ne peut pas plus y avoir de sémiotique de la traduction que de sémiotique du rythme, pour les mêmes raisons. La musique mesure, conventionne les notes comme les silences, ce que le discours ne fait pas plus pour le langage que pour les silences. Becq de Fouquières l'avait déjà noté 39• Alain avait exposé, en 1920 : « Dans le rythme musical la division du temps est le principal, et jusque dans l'harmonie comme nous le verrons; c'est pourquoi même les silences y sont exactement mesurés. Dans la poésie il n'en est pas de même; les silences y sont pris au gré du récitant, en sorte que ce qui est l'exception dans la musique, j'entends la déclamation et les ornements avec silences non mesurés ou prolongation des sons, est l'ordinaire de la poésie40 ». Mais Alain plaçait ainsi la poésie dans la réalisation individuelle, et confondait l'organisation du vers avec sa diction. Variant selon les langues, les phonèmes ont une tenue qui n'a pas la stabilité des notes. L'instabilité des consonnes et des voyelles n'est pas 38. Hegel, Esthttiq•e, LA Poésie,Aubier-Montaigne, 196S, t. 8-1, p. lS. 39. Becq de Fouquières, Trait#gmbal tk versificationfr,inçaise,Paris, Charpentier, 1879, p. 3. 40. Alain, Système tks Beau-Arts, dans Les Ans et les Dieu, id. de la Pléiade, p. 27S. 138 CRITIQUE DU RYTHME la même non plus. Toute la réalité phonique du discours, c'est-à-dire les conditions de son activité première, première anthropologiquement - non telle réalisation individuelle - est spécifique, amusicale. Sa propre 41 musique ,. est si différente de l'autre qu'il vaut mieux ne plus redire ce mot. Wellek et Warren étaient opposés à l'emploi littéraire de mélodie, musicalité, ou euphonie. Mais ils retenaient celui d'orchestration, pour traduire l'instrumentovka, par quoi les formalistes russes avaient traduit l'instrumentation de René Ghil 41• La séparation nécessaire entre une rythmique musicale et une rythmique du langage est aussi ce à quoi en venait Georgiades, du point de vue de la musicologie42• Enfin il n'y a pas à revenir sur l'analyse fondamentale, par Benveniste, de la musique comme « une langue qui a une syntaxe, mais pas de sémiotique 43 ,. • André Spire signalait, après d'autres, 41 les exagérations ou les méfaits ,. du 41 vocabulaire musical ,. dans son chapitre Poésie et musique (livre cité, p. 159). Il marquait systématiquement (ce qui est encore utile et n'a pas vieilli) les différences de degré entre le langage et la musique, pour l'intensité et la durée, les différences de nature pour la hauteur. Il y voyait la raison des 41 effets déplaisants ,. produits par la 41 déclamation accompagnée de musique », « Malentendus anistiques entre des phénomènes de nature trop différente » (ibid., p. 178). Il motivait son jugement de dégoût par la distinction entre son et phonème : 41 En somme aucune assimilation n'est possible entre l'échelle des sons du langage et l'échelle dans laquelle sont notés les sons de la musique européenne ,. (ibid., p. 185). Mais il ne s'agit plus de modérer des exagérations. Ni de la beauté ou de la spécificité des « modulations du langage », que Georges Lote avait revendiquées pour la parole"". Spire continuait de parler de 41 mélodie poétique » (livre cité, p. 188). Il ne suffit plus de conclure, comme il faisait, que la « matière propre de la poésie est un complexe sens-sonorités ,. (ibid., p. 191), terminant son chapitre dans le rythme-expressivité, - avec les termes mêmes qu'il avait critiqués : « Toute pensée vraiment poétique se met à chanter d'elle-même, à moins que le poète ne soit assez maladroit pour l'empêcher de chanter,. (p. 191). C'était demeurer et s'enfoncer dans la théorie traditionnelle. Il ne s'agit plus seulement de reconnaître à la musique et à la poésie 41. René Wellek & Austin Warren, Theory of LiteT•t,n-e, New York, Harcou.nBrace-World, 1956 (1,. éd. 1942), p. 159, au chapitre« Euphony, Rhythm, and Metre •. 42. Thr. Georgiades, DeTgmchischt Rythm11s,p. 64. 43. E. Benveniste, • Sémiologie de la langue • (1969), dans Problmits dt ling11istiq11t giniralt, t. II, p. 56. 44. Georges Lote, L'alexandrin d'aprèst. phonlriq11tt7:pfflfflfflUit, p. 253; pas,qe repris par A. Spire dans son livre, p. 187. LE LANGAGE SANS LA MUSIQUE 139 leur propre, de redire que le langage a sa « musique • à lui. Quand Eustache Deschamps le disait, il innovait l'autonomie du langage poétique. Le redire, c'est continuer la confusion qui a disqualifié la critique littéraire. Il s'agit de débarrasser radicalement la théorie du rythme de son syncrétisme. De reconnaître et rejeter les éléments qui la rendent incapable de théoriser le rythme dans le discours, et qui la limitent au versifié, laissant le reste hors du théorisable, - d'où le bricolage stylistique avec des bonheurs divers. Une théorie du rythme dans le discours se sépare de la théorie traditionnelle. Celle-ci provenait de la musique, et s'en servait à ses propres fins. Une théorie commune ne se conçoit que comme théorie universelle du rythme, ou théorie du rythme universel. Elle met sur le même plan le langage et ce qui n'est pas langage. En quoi elle trouve alliance dans la sémiotique : toutes deux font un même travail. Une telle théorie est donc, à travers toutes ses variantes, une stratégie. Au sens d'une organisation orientée, qui a des effets épistémologiques et culturels. Cette stratégie est homologue à celle du signe. Sa formalisation, comme pour la sémantique structurale, est tournée vers elle-même plus que vers les textes. Le concret ne lui est qu'un moyen de parvenir. C'est une haine de l'empirique. Celui-ci n'est jamais que source d'exceptions aux règles. Stratégie tournée contre le discours, contre l'historicité des discours. Théorie anticritique. la théorie du rythme dans le discours s'en sépare parce qu'elle est théorie du discours. Elle est théorie du discours dans la mesure où elle est théorie du rythme, théorie du rythme seulement si elle est théorie du discours. Du rythme-sens-sujet. Ce qui n'a de sens et de validité que dans le langage, et spécifiquement selon les activités de langage. Ce n'est pas peu s'il s'agit de la littérature, sans laquelle une anthropologie historique et générale du langage est impossible. Ce qui désigne la carence théorique des tentatives de théorie du discours qui se sont constituées sans théorie du rythme - c'est-à-dire aussi sans théorie de la littérature. Ce que montre bien leur réduction lexicologique du discours, leur recours simultané au marxisme et à la grammaire générative : leur politique ne vaut pas mieux que leur poétique. le bricolage linguistique tient provisoirement le tout par effets d'avant-gardisme et didactisme cumulés. Malgré sa proximité apparente d'objet avec la théorie traditionnelle du rythme, proximité qui n'est autre que l'expression de leur conflit, la théorie du rythme dans le discours n'a pas plus de rapports avec la thtorie abstraite universelle du rythme qu'elle n'en aurait, disons, avec l'architecture. 140 CRITIQUE DU RYTHME C'est une recherche des modes de signifier. C'est pourquoi c'est une théorie critique. Ce qui ne signifie nullement condamnations, ou terrorisme. Il s'agit d'abord de reconnaître les présuppositions, et les effets; ensuite de juger les théories selon leur efficacité, leur pouvoir de découverte, leur rapport à la spécificité et à l'historicité des discours empiriques. La Terreur est exercée par ceux qui ont peur de la critique, non par la critique. La Terreur est dans l'empire de la symétrie et de la régularité, l'empire de l'identique qui fait l'étroite grille par où doit passer le discours. La Terreur est dans la quête de l'unité, non dans la recherche du multiple. La Terreur veut faire croire que la critique n'est pas l'état naturel de la théorie. Dans la théorie c'est toujours la guerre. Il y a seulement à ne pas confondre la théorie avec le pouvoir. Il convient maintenant, ayant situé la critique, son rapport à la pratique du poème, son enjeu pour la théorie du sujet, et du langage, d'étudier la définition du rythme. Les conflits internes à cette notion y reproduisent l'antagonisme de la langue et du discours. V LE RYTHMESANS MESURE C'est le rythme.ou le mètre : oommele poème, ou le signe.Il n'y a pas de symétrie. Une conception du rythme qui est celle du discours et du multiple ne fait que situer le mètre à sa place dans les conditions du discours. Mais la théorie traditionnelle du rythme ou du mètre laisse peu ou pas de place au discours. Cet effet, empiriquement constaté, détermine l'analyse des rapports entre les définitions du rythme et le primat du mètre, primat du signe et de la langue. La critique du rythme resterait dans la théorie traditionnelle si elle valorisait une notion du rythme opposée à celle du mètre dans la polarité qui les régit ensemble comme des oppositions, de même qu'une seule polarité convention• nelle tourne le langage par conflention contre le langage par nature . A l'unité binaire du dualisme, le discours oppose la pluralité interne du rythme, théorie du sens. Le sans mesure ne retourne pas à l'irrationnel, qui cautionne l'idée du rationnel. Le rythme est sans mesure non pas parce qu'il s'oppose à la mesure, qu'il se rebelle ou qu'il l'a perdue. C'est toujours autre chose qu'on a mesuré. Le rythme ressortit à une autre rationalité. Il n'est pas le débridé dressé contre la rigueur. Il est une autre rigueur, celle du sens, qui ne se mesure pas. On a vite cru, avec le scientisme, que le non mesurable était la non-rigueur. Comme il y a un socialisme des imbéciles, la métrique est la théorie du rythme des imbéciles. L'enjeu du sémantique est la notion même de rationalité. Cette vaste Hnificationde l'homme et de la natHre soHsHneconsidérationde" temps », d'interoalleset de retoHrspareils, a eHpoHr condition l'emploi dH mot mime, la généralisation,dans le vocabHlairede la penséeoccidentalemoderne, dH terme rythme tpti, à travers le latin, noHsvient dHgrec. La notion de •rythme• dans ,on expression linguistique •• Problèmes<klingHistiq"e générAle,Gallimard, 1966, p. 327. E. BENVENISTE, « 1. Pluralité du rythme Le règne et l'extension du signe sont en proportion inverse de sa force théorique pour rendre compte des discours; comme son corollaire, la pratique lexicaliste et • lingualiste1 ,. de la traduction, d'autant plus répandue qu'elle ignore la spécificité des discours et privilégie la langue - aspects de la théorie traditionnelle. Une même structUre, un même fonctionnement situent l'extension maximale du rythme : plus le rythme comprend de phénomènes, plus sa compréhension s'appauvrit. C'est une telle simplification que beaucoup ont prise et prennent encore pour un principe de science. Rythmes cosmiques, biologiques; rythmes humains du travail, de la musique, du langage : les rythmes devaient être les réalisations particulières d'un principe simple d'alternance, variation fondamentale du même et du différent. Le paradoxe est que plus on attribuait d'importance à la notion, plus elle devenait vague. Autorisant l'ineffable, la rigueur dans le général était proche parente de l'alibi dans t. .. Llngualine • pour désignrr lesspkialistes d'une langue qui nr sont pas linguistes, rr qui participent souvmt d'un rrfus empiriste de la linguistique rt de la poétique. 146 CRITIQUE OU RYTHME le cas particulier : tel rythme rappelait Un Tel. Il ne s'agit pas de la pluralité des rythmes, mais de la pluralité du rythme. C'est-à-dire d'abandonner le rythme principe unique, universel, identique à lui-même. Il y a la nature du rythme, - ses constituants, et il y a la notion de rythme. La multiplicité des positions s'ordonne selon ces deux plans, qui partagent les théories des théoriciens et les pratiques des poètes. C'est la notion de rythme d'abord qu'on ne saurait unifier. Déjà Paul Fraisse exposait que le terme n'a pas le même sens dans rythme cardiaqueet rythme ütmbique : « Dans le premier cas, le mot rythme caractérise la périodicité d'un phénomène, dans le deuxième cas, la structured'une suite de stimulations : une brève suivie d'une longue2 ». Harding également rejette une définition unique dès le début de son livre. Non seulement les couchers de soleil et les battements du cœur, les marées et les poèmes en vers ne participent pas de la même notion du rythme, mais sans doute les langues mêmes entre elles ne peuvent tenir dans une notion unique. Car si la régularité - approximative suffit à simplifier le rythme en régularité pour les jours et les nuits, la lune et le sang, elle ne peut plus suffire si, par exemple, des langues à accent de mot produisent ou facilitent une métrique, alors qu'une langue à accent de groupe installe un autre rapport, où la notion de mètre, et de métrique, ne peut pas avoir le même sens, linguistiquement. Ce qui modifie la notion de rythme. L'unification du rythme est fascinée par le modèle de l'unité, qui est le signe - transcendant aux langues. Dans }'Antiquité grecque, la rythmique, selon Georgiades, concernait le rythme « indépendamment de la matière rythmée3 », et la métrique, son emploi dans la langue. Mais la métrique, d'origine et de fonctionnement, n'a de sens que musical, abstrait; n'a pas de sens linguistique. Le discours et la métrique sont étrangers l'un à l'autre. Paradoxe oublié, la métrique quantitative, liée à la danse, est originellement distincte du principe accentuel qui n'était pas un « principe du vers », mais un « principe de prose » (Georgiades, livre cité, p. 42). C'est de la prose, ou plutôt du caractère accentuel du discours ordinaire, que tirent leur principe les iambes et les anapestes accentuels des langues européennes modernes, sans rapport génétique, sinon le modèle des schémas, avec le grec ancien (ibid., p. 63-64). Le rythme universel ne permet pas l'histoire du rythme. Il promeut immédiatement une métrique universelle, autonome, qui préexiste aux poèmes comme la langue préexiste au discours. Ossip Brik écrivait que 2. PaulFraiase,Les str11ct11res rythmiq11es,dqà cité, p. 1. 3 Tbr. Georpdes, Der griechiscbe RhythmNS,dqà cité, p. 12. 1,E RYTHME SANS MESURE 147 le rythme iambique « existe avant un poème ïambique4 ... La métrique procède comme Husserl pour la géométrie. Le juridisme fait un a priori d'une forme postulée comme antérieure. Le concret n'en est censé être que la« matérialisation ,. (ibid., p. 53), alors que la forme pure est une idéalisation. Ainsi il y a des idéalités métriques. Alors que les rythmes cosmiques, biologiques paraissent s'accommoder de la définition traditionnelle du rythme - puisqu'elle en est tirée et motivée, comme le montre l'étymologie traditionnelle-, le langage trouble l'unité interne du rythme-régularité. Caractériser le travail du vers place donc devant un choix : soit on continue à privilégier la définition générale et on méconnaît le discours qu'on fait entrer dans le mètre, soit on part empiriquement du discours et on est amené à une théorie du rythme particulière aux modes de signifier, qui n'a pas plus de rapport avec la théorie universelle du rythme que le langageavec la marée. On peut alors situer la métrique. Dans le terrain du sens, où tout est toujours déjà du sens dans tous les sens, la multiplicité des rythmes devient la multiplicité interne du rythme. Le sens peut faire que le même ne soit plus le même. Alors que les instruments d'arpentage de la métrique pouvaient reconnaître des figures identiques de nombre, d'ordre, de position des éléments dans des discours, des sens, différents. Si le rythme est rythme du discours, il n'en est plus ainsi. Ce que montre Harding : « La suite de syllabes fortement et légèrement accentuées peut être la même dans deux vers et pourtant les rythmes y être totalement différents parce que le sens produit des groupements différents et par conséquent des points de pause différents. La forme d'organisation rythmique dans un vers dépend des relations entre les sous-unités du rythme du discours 5 ,. • La même expression, « Give me your hand », n'a pas la même signification, n'a donc pas la même intonation, pas le même rythme, dans Jules César(IV, III, 119)et dans Le Marchandde Venise(IV, 1, 264)6• Si le rythme et le sens sont consubstantiels l'un à l'autre dans le discours, l'intonationfait partie du rythme, la prosodie(l'organisation consonantique-vocalique) fait partie du rythme - tout ce que la métrique excluait. La signifiance inclut l'interférence de la prosodie et du rythme accentuel du discours, avec ses paradigmes propres, annulant la distinction traditionnelle entre le son et le sens et l'« hésitation » de Valéry. C'est le discours qui a, qui fait la Brik.• Le rythme et la syntaxe •• TfllOEswys•.., déjà cité, p. 52. 5. Harding, Wordsinto rb:,thm, p. 76. 6. Harding, livre cité, p. 90. L'accentuation dépend du contexte, de l'interprétation, du discours. Pour une phrase de prose, un autre cite deux scansions différentes, de chacune quinze accents, et en propose une de sept, - dans Charles O. Hartman, Frtt 4. Osip Vnst, An Eswy on Prosody,Princeton University Press, 1980, p. 53-55. 148 CRITIQUE DU RYTHME signification, la syntaxe, et ce que Brik appelait l' « impulsion rythmique•· Les idées reçues du rythme, depuis le rythme ordre-équilibreharmonie jusqu'au rythme émotion-rupture, constituent ensemble, malgré leur opposition apparente, un barrage à l'étude du rythme dans le discours. Ce barrage caractérise le domaine français, à la différence, par exemple, des domaines russe et anglo-américain. Des livres vieux de plus de soixante-dix ans continuent d'y répandre une érudition trompeuse, répétant des notions controversées, comme des évidences. Aucune synthèse nouvelle n'est apparue. Les méfaits de la métrique, que j'analyse plus loin, n'auraient pu s'installer si durablement sans le mythe, sur lequel la métrique s'est fondée, d'universalité à la fois du rythme et de la théorie. Je ne fais ici que rassembler les résultats empiriques de ce présupposé, montrer que ces résultats le remettent en cause, et qu'une théorie du rythme ne cessera pas d'être théorie, et du rythme, si elle n'est théorie que du langage. L'absurdité des résultats en question éclate si elle apparaît comme une désémantisation du langage - qui n'est plus rien s'il n'est pas du sens. Absurdité masquée par une stratégie du désir, réaliser un mythe philosophique, dans le primat du cosmique, de l'ordre, et du nombre, dont participe le métricien métrificateur. Jean Mourot avait noté 7 que les théories du rythme oscillaient entre la conception pythagoricienne, qui ramène le mythe à des nombres, et l'héraclitéenne, qui en fait du mouvement non discret. L'histoire des théories du rythme est l'histoire des tentatives de conciliation entre ces pôles. Jean Mourot est le seu:, à ma connaissance, à avoir esquissé une histoire des emplois et des valeurs du mot rythme, du xvieau x1xeme siècle8. Mais c'est précisément de cette histoire que la théorie doit sortir, à moins de demeurer prisonnière d'une rationalité toute constituée, cellle du rationnel et de l'irrationnel, qui est toute l'anthropologie traditionnelle. Le vitalisme n'en sort pas, puisqu'il en est l'un des pôles. D'où l'orientation de la démonstration, ici : la critique d'abord des définitions et du métrique, pour en venir à la signifiance. 7. J. Mourot, livre cité, p. 10. 8. (Livre cité, p. 11-12). Le rythme, en français, est pratiquement mluit à la rime jusqu'à Du Bellay, avant que celui-ci (dans Défenseet /IJ11stratwn ..., II, 8) ne ramène le terme au grec. De même en Angleterre aux xvt•-xvu• siècles rhythm se prononce comme rlrymeet a le sens de • riming or rimed verse • (Compact ed. of the Oxford Engüsl, Dù:tionary,Oxford, 1971). L'orthographe ancienne faisait des deux mots un seul mot. comme dans cette phrase de Montaigne que cite Littré à l'historique du mot rhythme : • Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rhythme faire le bon poeme •. Rythme est absent dans Vaugelas, Acad. 1694, Furetière. On parle alors de nombre et de CMienet. Acad. 1762 en fait l'équivalent de nombre, cadtnet, mes11re.Il se charged'expressivité LE RYTHME SANS MESURE 149 . Ce_mot• rythme ,. ne m'estp.s cl4ir.Jene l'nnp/oie '"""'"· PAUL VWllY, C.hien, Pléiade, 1, 1281 (191S}. 2. Définitions L'article de Benvenistesur« la notion de rythme dans son expression linguistique • permet de retourner toutes les définitions courantes; qui sont plutôt les variantes d'une définition unique et la confusion caractérisée entre l'étymologie et le sens, confusion aggravée du fait que l'étymologie était fausse. Fausse, mais supposée vraie, puisque l'étymologie est étymologiquement elle-même le discours wai. Cette étymologie a fait un mythe, qui a la résistance, le comportement des mythes. C'est le mythe du rythme comparé au mouvement-de-la-mer. Le sens du mot, comme l'écrit Benveniste, au début de son article, « ayant été emprunté aux mouvements réguliers des flots. C'est là ce qu'on enseignait voici plus d'un siècle, aux débuts de la grammaire comparée, et c'est ce qu'on répète encore. Et quoi, en effet, de plus simple et de plus satisfaisant ? L'homme a appris de la nature les principes des choses, le mouvement des flots a fait naître dans son esprit l'idée de rythme, et cette découverte primordiale est inscrite dans le terme même • (livre cité, p. 327). Voilà l'état du mythe. L'objection initiale est que le verbe d'où dérive rythme signifie couler, et que c la chez Diderot et les romantiques, et ne cesse depuis d'englober davancaae : le biologique, le c:osmique. Aux XI~. X111•siècles, le terme de motk, mue., a iti un iquivalent du rythme, désignant un • système rythmique fondé sur la répétition de diff&ents groupes de notes longues et brèves • (an. Mode du Diaionruarttk I. m11siq11e déjà cité). La motJ.l.tion est le changement de mode. Rythme et rime ont longtemps passé pour avoir la même étymologie. Dans le No,we411Petit LAro11sse de 1972, rime a encore pour étymologie : • lat. rhythm,u, empr. au gr. •· Ce que redit encore Morier. Cme ori1ine rmf orçait 1Athéorietraditionnelkd,, rythmt-rég111Arité : la rime, étant définie comme le • retour du même son à la fm de deux ou plusieurs vers », était un cas particulier du rythme, lui-même retour régulier. Lesdeux sont associésdéjà chez Bède le vénérable, au vu~ siècle, qui écrivait : • ln rythmo ergo consideratur numerus syllabarum sine tempore; aliquando cum finis similitudine • (Migne, Piurologùil.ti,u,, t.XC. p. 174). Mais le No,we"" diaim,,uureétymologiqw(Dauzat-Dubois-Mitterand, Larousse, 1964) dérive rimedu • francique rim, série, nombre •• comme le GrtJndLAro11sse tk LaLAng11e (1977) - • francique rim, rang». Ce que faisait déjà le Gr11111d du:tionruart frtl1lflUSt! totiwnt/ de P. Larousse au mot rime, npprocbé de l'allemand reim, en remarquant : • Au moyen âge, rhytbm,u n'a jamais exprimé la consonance; flff"SIIS rhythmiau s'appliquait d'abord au vers soumis à la mesure, puis au vers rimé assujetti à un nombre fixe de syllaba. C'est cette dernièreespècequi a 6ni par s'appeler rimA •· La disjonction étymologique du rythme et de la rime importe à l'historicité du rythme et de la poésie. 150 CllITIQUE DU RYTHME mer ne •coule• pas. J asnais pcîvne se dit de la mer, et d'ailleurs jasnais ~ n'est employé pour le mouvement des flots,. (ibid., p. 328). Le mythe est une vérité du désir plus forte que celles de la philologie. C'est donc comme vérité de la métaphore, que, par exemple, Michel Deguy la fait survivre à• Cette confusion du rythme et de la mer ... ,. - rythme-flot et langue semblables l'un à l'autre, le rythme mis d.ns 1A IAngue,comme le sujet, sujet de 1AIAniue, non dans le discours. Ainsi la langue • est dans son mouvement d'apparition semblable, en sa tumescence éclatée suivie de ce retrait grondant en elle-même (chevaux de Poséidon, dit le vieux poème) où s'asnasse la nouvelle explosion de l'accent suivie d'un certain silence- le tout réitéré aussi longtemps que ça parle - semblableà la mer qui éclate au rivage, seuil où ces deux choses s'ajointent, terre et mer par cette porte bruyante. Son rythme-structure est un rythme-comme-vague; car c'est dans la cadence pareille au rhume d'océan qu'elle se configure en langagequi parle pour dire9 •· Le mythe du rythme vit, comme l'homme chez Hôlderlin, poétiquement. Mais il ne subsiste qu'en se tenant à la IAngue et à la cadence. Ce qui, plus que partout ailleurs, se montre dans Saint-John Perse. Avant de vivre poétiquement, le mythe se soutient de croyance. C'est-à-dire de consensus. C'est pourquoi le discours des dictionnaires est un témoin parfait. Il fournit la vérité de l'opinion, la moyenne des connaissances. Document d'époque irrécusable. Or tous les dictionnaires que j'ai pu consulter fondent le rythme sur la notion de régularité qui caractérise l'étymologie ancienne et la notion critiquée par Benveniste. Je ne saurais être complet, et ce serait tout à fait inutile, mais il faut et il suffit qu'un échantillonnage soit réparti, pour mesurerla constance et les variables d'une identité. Je citerai cinq sortes de dictionnaires, principalement du domaine français, mais pas seulement, pour montrer l'extension du phénomène : 1) des dictionnaires historiques de grande dimension, du siècle dernier, mais encore de référence usuelle : Littré, le Larousse du XIX" siècle, Darmesteter et Thomas, le dictionnaire russede Dai' et }'OxfordEnglishDictionary;2) de petits dictionnaires ~ts, donnant la lanpe d'usageac:tuellc: JePetit ùrousse, lt Pttit 9. Michel Deguy,J11mril,gr1 suivi de MMkin USA, Seuil, 1978, p. 27. Dais" fig,uw le rythmt, rythmer la figure • (No11'flrlh Rt'll"r Fran~ dr P,,d,.,,Jyu a" 23, .. Dire •• printffllps 1981, p. 192), Oeguy d6fmd mcore le comme-la-mer " q11t le linguiste ne veut précisément pu entendre •. Surdité du linguiste à une vérité du mythe ? Mais c'est que l'anal~e marine maintimt la thiorie traditionnelle, l'ordre, et le cyclique. Le rivage extrême de œ comme-la-mer est une métrique de l'histoire. Rythmes wmairN q11'on a vou.lu recoMlitre dans l'historique. Ce q11ela main~ sinuMMialc ne vwi préciHmein pu entendre. Et qiù reste ainti pour N potsibilicide mydw. U RYTHMa SANS MESUU 151 Robn-t, le Dictionnaire "" Fr,nçais Contemporilin (Larousse), le ConciseOxford Dictionary,le Mnriam-Webster américain au format de poche, le Diccionario Porri,a de la /mg.a espanola; 3) des dictionnaires de la lanpe moderne, de 1rand format : le DictionnAire de la lang•efr,mçaisede Paul Robert et le Gr,nd laroNssede J. J.ngNe fr•nçaise;4) des encyclopédies modernes de &randformat : l'Encyclop1tdillUnion'Sltlis,l'Encyclopteditl Britannic11, la Brockha•sEnzyklopiidû et la Gr11ndeEncyclopédie Larousse - ces deux catégories rqroupant des connaissances générales non spécialisées; 5) des dictionnaires spécialisés, de niveau technique. En linguistique, le Dictionnairede linguistique(Larousse) et le DictionnairemcyclopédiqM des sciences du langage de Ducrot-Todorov; en poétique, l' Encyclopedillof Poetry & Poeticsde Princeton, la KratleaïaLiteraturnAja Enciclopedijade Moscov et le Dictionnairede poétique et de rhétorique de Morier; le Dictionnaire de la musique de Marc Honeuer; enfin en philosophie, le VocabNlairede Lalande, le Dictionnairede J. lang•e philosophiquedes P.U.F. et l'Enciclopedi. fzlosof,caitalienne. Il est vraisemblable que la poursuite de l'enquête ne modifierait pas sensiblement ses résultats. Du moins dans le champ culturel occidental délimité par ces dictionnaires. Ils disent toNsla même chose.Mais ce n'est pas une preuve de la vérité de ce qu'ils disent. Cene unanimité définit à la fois un savoir commun, et une origine commune. Les cartts &éo&raphiques anciennes se ressemblaient aussi. 1. Diction114ires historiqus : Dans le Dictionnairede la langue franç11ise de Linré (1863-tSn, supplém. 1877)10, les définitions et les exemples font les réponses d'un même discours. Au mot rhythme, ce discours part de la poésie et lie ensemble la poésie et la musique. L'extralinguistique (le n° 4) y a peu de place : « 1) Qualité du discours qui, par le moyen de ses syllabes accentuées, vient frapper notre oreille à de certains intervalles; ou succession de syllabes accentuées (sons forts) et de syllabes non accentuées (sons faibles) à de certains intervallts ». L'imprécis de la formule« à de certains intervalles » tst repris par une citation de l'abbé d'Olivet : « Le rythme, c'est-à-dire l'assemblage de plusieurs temps qui gardent entre eux certain ordre et certaines proportions ». Les proportionsramènent à la musique : « Le rythme de la poésie n'est qu'uneimitation de celui de la musique ». Citation de Cabanis que suit 10. le littri nt devenu un fawr.usuel, et un us1.1el f-awr.,par Laspk,,ILation de deUJ1 •u-eprisa de librairiequi l'ont ré6ditéen le tronquant, et en Ltdénanarant,faisantd'!Ml dictiooaaire de Il lanpe dassiqut dts xv11-1,v111• sièclts prise pour modèLti<16ologique, Jep,etMio-imiiae d'une culture ctwimo1nn priasnnent par là• pent de ,ens hinoriqwc. 1S2 CRITIQUE DU RYTHME un terme de musique, • rythme phraséologique •• exposé par une nouvelle citation, à l'article phraséologique: • carrure de phrases, consistant dans le retour périodique d'un certain nombre de mesures disposées symétriquement •· Le 2), illustré par Lamartine, est un emploi poétique : • Il se dit quelquefois pour vers •· Le 3) est« Terme de musique. Système des durées des sons; succession régulière des sons forts et des sons faibles •. Il fournit la notion précise à laquelle le 1) ne faisait qu'allusion, puisque la poésie• n'est qu'une imitation ... •· Le 4) • Se dit, en médecine, des battements du pouls, pour exprimer la proportion convenable entre une pulsation et les suivantes ». C'est-àdire réiulière, ce qui n'est pas dit, mais se déduit du précédent. La remarque qui suit, sur la synonymie rhythme, mètre, les distinguant comme le principe et sa réalisation perçue, les identifie essentiellement, tout en paraissant permettre de les discerner l'un de l'autre : • Le mètre et le rythme sont théoriquement indépendants l'un de l'autre. Celui-ci n'existe qu'à la condition d'être entendu; il consiste toujours dans les syllabes accentuées, que l'oreille saisit parfaitement. Le mètre, au contraire, est l'évaluation des syllabes. Il existerait encore pour un sourd, si ce sourd en connaissait la valeur conventionnelle ». Ainsi la hiérarchie interne de l'article met en son centre la musique, dont la poésie • n'est qu'une imitation •• et comme principe de l'ordre et des proportions la • succession régulière », et l'identité d'organisation du rythme et du mètre. L'ordre est établi, dans la théorie aussi. Le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse (1866-1876, suppl. 1878 et 1888), au mot rhythme, suit le même plan que Littré pour la partie dictionnaire, mais sa définition est d'emblée plus explicite : « Mesure, cadence; combinaison de sons produisant une certaine harmonie dans le discours •· Les exemples associent ce sens premier à la scansion des vers. Rousseau : • j'ai "Pris le latin; je chercheà me faire aN rhythme; je scandeles vers de Virgile;je marque même la mesure sur l'ouvr11ge». Les exemples disent le lien exclusif entre la poésie et le rythme. Musset complète en précisant : « La prose n'11pas de rhythme déterminé •· Sans qu'il ait été question .de la musique, la dernière citation de cette partie énonce : • Le rhythme • sNrtONtlapropriétéde frapper et de remuer;c'estlapartie sensuellede la musiqNe.(Guéroult) •· Ainsi, par explicite et implicite, le rythme est le mètre parce qu'il est mesure, cadence, musique. La partie encyclopédique commence par distinguer, pour la musique, le rythme de la mesure, mais en l'associant à la cadence. La section littératurt commence :« Le mot rhythme s'applique à toute cadence poétique •· Mais tout en identifiant constamment les rythmes et les mètres - « Les rhythmes inventés par Archiloque furent célèbres dans l' Antiquité. C'est à lui que l'on doit le vers iambique de six pieds • - et en insistant sur l'invention de rythmes nouveaux par Ronsard et Hugo, l'article LE RYTHME SANS MESURE 153 ajoutait que, • si le rhythme mesuré et déterminé est particulier à la versification, la prose n'est pas non plus dépourvue de rhythme ». Il est vrai que c'était en restant dans la • prose poétique ,., citant Fénelon, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand. Moderne pour son temps, s'ouvrant même à la prosodie chinoise orale et visuelle, en citant les traductions d'Hervey Saint-Denis parues en 1863, l'article reste dans la tradition. Le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas (1890-1900)11, commencé en 1871, condense, à l'article rhythme, ses prédécesseurs. Dictionnaire de la clarté de la langue française, • du commencement du XVIic siècle jusqu'à nos jours ,., il commence par faire de rhythme un doublet de rime. Le seul exemple qu'il cite dans la partie historique convient en effet à la rime : • 1520. Rithme est une congrue consonance de lettres, J. Fabri, Rhétor ». La densité fait ressortir plus que chez les précédents la couplaison symétrie-périodicité : • (T.didact.) Distribution symétrique des temps forts et des temps faibles, qui revient périodiquement dans une phrase musicale, un vers, un battement de tambour, etc. Marq11er,faire sentir le - ,. Fonctionnellement, c'est l'équivalent de la cadence. Il en est de même aux deux bouts de l'Europe. Le grand dictionnaire russe de Dal' 12 est bref pour rythme, son effort allant plutôt à la dialectologie : • mesure, dans la musique ou dans la poésie; accentuation mesurée, allongement de la voix, chant ». Ambigu par sa concision dans la seconde partie, Dai' est parfaitement clair dans la première. Ses successeurs russes n'y ont rien changé13• De même le grand Oxford English Dictionary, compilé de 1884 à 1928 14, après une première section, qui consiste surtout en occurrences des XVI•et XVII" siècles, où Rhythm est • Riming or rimed verse ,., définit le rythme : • The measured recurrence of arsis and thesis determined by vowel-quantity or stress, or both combined; kind of metrical movement, as determined by the relation of long and short, or stressed 11. Riimpreuioninttgrale,Delagrave,196-4,2 vol. 12. Vladimir Dai', TolltovyjslOfJ•r'iwOfJo'fltlilrorussltOfJo jazy/rd,r éd. (1880-1882), Moscou, 1956. La 1• éd. est de 1863-1866. Le texte russe est : • Mera, v muzyke ili v poezii; memoe udarenje, protjaika golosom, raspev •· 13. Le dictionnaire d'Uiakov, TollrovyjslOfJ•r'russlrowi•zy/rd, Moscou, 1939 (rééd. 1948) définit le rythme : • Alternance régulière de tous élémenu, momenu (accélérations et ralentissements, renforcements et affaiblissements dans le mouvement ou le coun de quelque chose) •· Qui confond avec le tempo. Le Dictionnairtth l'Ac•dtmit de 1959 définit le rythme : • Alternance de tous éléments (sonores, linguistiques, etc.) survenant dans un ordre, une fréquence, etc. définis • (s opredeljonnoj posledovatel'nost'ju). 14. Oxford EnglishDictiondry,1933; Oxford Univ. Press, Compact edition, 1971 (1975). 154 CRITIQUE DU RYTHME and unstressed, syllables in a foot or a line ,. - « Le retour mesuré du levé et du posé déterminé par la quantité vocalique ou l'accent, ou les deux ensemble; sorte de mouvement métrique, déterminé par la relation des syllabes longues et brèves, ou accentuées et inaccentuées, dans un pied ou un vers ». En esthétique, c'était la « corrélation convenable et l'interdépendance des parties, produisant un tout harmonieux », et en général, le « Mouvement marqué par la succession réglée d'éléments forts et faibles, ou de conditions opposées ou différentes ... La masse érudite confirme et renforce la régularité, l'harmonie, la symétrie qui constituent la notion traditionnelle du rythme. Il. Le rythme dans la poche : Les petits dictionnaires d'usage ne font que simplifier, mettre à la portée de tous le savoir de tous. Ce pourquoi on les consulte, et pourquoi je les cite. Le Nouveau Petit Larousse (éd. 1972), donne, à l'article rythme, la définition : « Disposition symétrique et à retour périodique des temps forts et des temps faibles dans un vers, dans une phrase musicale, etc. : rythme poétique. //Fréquence d'un phénomène physiologique périodique : rythme cardiaque. /!Fig. Cours régulier; rythme des habitudes •· L'adjectif et le v~rbe qui suivent, ayant à abréger, sont plus nets encore : « RYTHME, E adj. Qui a du rythme, de la cadence : période, phrase rythmée .., et « RYTHMER v.t. Donner du rythme, de la cadence •· Le plan est resté le même depuis Littré, encore homogène au discours classique du je ne sais quoi. Les « illustrations » sont totalement redondantes à la définition. La définition renforce l'un par l'autre, avec une quasi-tautologie, le symétrique, et le périodique. Pour un Nouveau Petit Larousse qui « montre qu'il est un organe vivant comme la langue elle-même; il se renouvelle avec elle en même temps qu'il en défend la traditionnelle clarté ,. (préface des éditeurs) et qui a remis « en question de nombreuses définitions •• - présentation qui s'énonce dans le discours organiciste des années 80 du siècle dernier, du temps de la vie des mots - , le monde moderne n'est pas entré dans le rythme. L'article de Benveniste non plus. Rythme reste encore, apparemment, d'abord un terme technique d'analyse littéraire qui concerne surtout la versification. La réalité sociale du mot est tout autre. Le Petit Robert (1967) n'y change rien. Mais rivalisant sur le même marché, il veut en donner plus. Il détaille l'idéologie littéraire. L'article rythme est presque technique : il parle stylistique. Il s'agit toujours essentiellement et d'abord de la poésie : « I. Distribution d'une durée en une suite d'intervalles réguliers, rendue sensible par le retour d'un repère et douée d'une fonction et d'un caractère esthétique. ♦ 1° Caractère, élément harmonique essentiel qui distingue formellement la LE RYTHME SANS MESURE 155 poésie de la prose et qui se fonde sur le retour imposé, sur la disposition régulière des temps forts, des accents et des césures, sur la fixité du nombre des syllabes, etc. ♦ (Poésie ou prose) Mouvement général (de la phrase, du poème, de la strophe) qui constitue un fait stylistique et qui résulte de la longueur relative des membres de la phrase, de l'emploi des rejets, des déplacements d'accents, etc. Le rythme et le nombre de la phrase. V. Cadence, harmonie, mouvement. ♦ 2° Retour périodique des temps forts et des temps faibles, disposition régulière des sons musicaux (du point de vue de l'intensité et de la durée) qui donne au morceau sa vitesse, son allure caractéristiques. V.Mesure, mouvement, tempo. Rythme binaire, ternaire, qui procède par groupe de deux, trois temps. - Rythme endiablé. Marquer le rythme[ ... ] ♦ 3° Par anal. (Dans l'espace) Arts. Distribution des grandes masses, des pleins et des vides, des lignes dominantes; répétition d'un motif ornemental. II ♦ 1° Mouvement régulier, périodique, cadencé. Le rythme des vagues. Rythme cardiaque, respiratoire. ♦ 2° Allure, vitesse à laquelle s'exécute une action, se déroule un processus, une suite d'événements. Le rythme de la vie moderne. [... ] •· Le plan est toujours celui de Littré. La définition initiale du rythme est parfaitement métrique. Elle identifie la poésie au vers. Elle continue de privilégier le vers. Partageant la répétition en domaines, elle est conduite à répéter, cinq fois, la même définition, avec des variantes secondaires : « intervalles réguliers •• « disposition régulière », « retour périodique », « disposition régulièr.e ,., « mouvement régulier, périodique •· Variations où s'exposent, comme dans un moulage, les stéréotypes d'une clientèle présumée littéraire. La musique est séparée de la poésie, mais participe de la même notion fondamentale. Le rythme des vagues montre l'actualité de ce que critiquait Benveniste. Le Dictionnaire du français contemporain (Larousse, 1966), au mot rythme, met ensemble la poésie et la musique, à part de la prose. Répartition en domaines qui est un héritage de la métrique, bien que, trois fois, la même définition se répète, en se nuançant pour la dernière : « 1° Retour à intervalles réguliers d'un son plus fort (ou temps fort) qui alterne avec des temps faibles dans un vers, dans une phrase musicale : Dans la poésie française, le rythme repose sur la longueur du vers, la disposition des rimes, la place des césures. Danser s11run rythme endiablé. - 2° En prose, retour périodique des syllabes accentuées, disposition symétrique des divers membres de la phrase : Le rythme de la période de Bossuet, de la prose de Rousseau, de Chateaubriand (syn. : CADENCE, HARMONIE). - 3° Succession plus ou moins régulière de mouvement, de gestes, d'événements; allure à laquelle s'exécute une action : Le rythme des battements du cœur. Le rythme respiratoire. Le rythme des saisons. Ne pas être adapté au CRmQUE 156 DU RYTHME rythme de la vie moderne. Accroîtrele rythme de la prod11ctiondans 11ne11sine(syn. : CADENCE) •· Les exemples sont tenus par le même métalangage que celui de la définition, mais sur le plan encyclopédique. Le parti-pris fonctionnel a éliminé l'étymologie. Outre que le discours, et les expressions citées, sont presque les mêmes, d'un dictionnaire à l'autre, les renvois analogiques renforcent le rythme-cadence, qui fait fonction d'archi-notion dominant la variété apparente des diction- naires. De ce format, je ne prends que trois dictionnaires usuels, entre tous les dictionnaires étrangers qu'on ne finirait pas de mentionner. Le Concise Oxford Dictionary (éd. 1946), en comprimant la grande édition, l'a aussi mené à toute la netteté de la métrifzcation.Rhythm est défini : « Metrical movement determined by various relations of long & short or accented & unaccented syllables, measured flow of words & phrases in verse or prose; (Mus.) systematic grouping of notes according to duration, structure resulting from this; (Art) harmonious correlation of parts; (Physics, Physiol. & gen.) movement with regular succession of strong & weak elements •· La mesure et la régularité. Autant dans un dictionnaire de poche américain, si préoccupé du mètre en définissant le rythme, qu'il le réalise dans sa définition même. J'ajoute la scansion : « rhythm. l,C"I, I ]( I ,C ,C I ,< I ,< / 1 : regular rise and fall in the flow of sound in speech 2 : a movement or activity in which some action or element recurs regularly 15 ». L'identité du rythme et du mètre ressort également d'un dictionnaire espagnol : « Ritmo. Grata y armoniosa combinaci6n de voces, clausulas y pausas en el lenguaje. Metro o verso. Orden acompasado en la sucesi6n de las cosas. Ordenada colocaci6n de silabas y de acentos en el verso. Proporci6n guardada entre el tiempo de un movimiento musical y el de otro diferente 16 ». Le désordre relatif de ce dernier article n'altère en rien l'harmonie interne de la notion. Les dictionnaires usuels, de poche ou presque, confirment l'universalité du pnnc1pe. Ill. La définition en grand: Les grands dictionnaires de langue contemporains, pour un public plus lettré, ou spécialisé, sont de bons répétiteurs. Du moins l'article rythme ne témoigne pas d'un renouvellement des connaissances, ni n'enregistre le renouvellement, apporté par l'article de Benveniste, publié en revue en 1951, repris en volume en 1966. 15. The Mtrrùun-WebsttrDiction4ry,New York. Poclr.et Books,197-4. 16. Dicc:ioMrwPom#l rk L, lengN esptiiio/4,Mexico, 1976. LE RYTHME SANS MESURE 1S7 Le Grand Roben 17 compone, pour la panie sémantique, exactement le texte du Petit, sauf trois points, les exemples plus nombreux, et la panie historique plus détaillée. Une variante : l'élément « l'harmonique essentiel qui distingue formellement le vers de la prose (V. poésie) ,. est devenu dans le petit : « qui distingue formellement la poésie de la prose». On ne peut mieux confondre le vers et la poésie, - la métrique et le rythme. Un élément phraséologique, « au rythme de », a disparu dans le petit, et, en II, « Mouvement ou bruit régulier... ,. s'est simplifié en « Mouvements », - modifications infimes. C'est l'état parfait de la théorie traditionnelle. Le Grand Larousse de la langue française 18 commence l'anide rythme par le sens de l'étymologie : « lat. rhythmus, battement régulier, mesure, cadence, nombre oratoire ». Les sens divers numérotés ensuite dans la partie linguistique ne font que développer, parfois avec une nuance, le sens-origine. Le sens premier revient au vers : « 1. En prosodie, retour imposé à des intervallesdont la régularité est immédiatement perceptible d'éléments harmoniques caractéristiques du vers (alternance de temps forts et de temps faibles, dispositions des accents et des pauses, fixité du nombre de pieds, rime, etc.). [V. art. spécial] // Par extens. Dans un texte en prose ou en vers mouvement général, perceptible à la lecture ou à l'audition, qui résulte de la distribution selon un certain ordre, de la répétition, du retour régulier et plus ou moins rapide de cenains éléments de la phrase [ ••• ] ». La symétrie remplace la régularité, et tempérée d'une atténuation, pour la musique : « 2. En musique, effet obtenu par la succession des temps fons et des temps faibles et par la distribution plus ou moins symétrique des sons musicaux du point de vue de la durée et de l'intensité [... ] ». Puis l'équilibre : « 3. Dans l'espace, équilibre interne d'une œuvre d'an obtenu par l'agencement harmonieux de ses parties : Le rythme d'un tableau, d'une façade » - ce qui définit circulairement l'équilibre par l'harmonie, et l'harmonie par l'équilibre. Suivent, selon le plan traditionnel, les rythmes cosmiques et biologiques ensemble, et le retour au régulier : « 4. Retour à intervalles réguliers de diverses phases d'un mouvement, d'un phénomène, d'un processus périodiques : Le rythme des saisons [... ] ». La systématique de la régularité oblige à donner ensuite pour figuré ce qui n'entre pas dans son schéma, malgré l'imponance et la diversité de ce qui appelle la définition : « 5. Fig. Allure spécifique d'un processus où apparaît une certaine régularité dans l'alternance, la succession des éléments : Le rythme rapide de la vie moderne. [... ] » 17. Diaionmaire,,lph11bttiqNe et 11n11LogiqNe de L, LingNefr11nç11ise de Paul Robert, Paris, Société du Nouveau Littré, 1953, 6 vol., suppl. 1970. 18. Larousse, 7 vol., 1971-1978. Le Mot rythme est dans le tome 6, paru en 1977. 158 CRITIQUE DU RYTHME La marque la plus distinctive du Grand Larousse de la langue françaisetient à ses articles de grammaire et de linguistique. L'article spécial sur Le rythme, par J. Mazaleyrat, sort du cadre des définitions, étant un traité en miniature. Mais il commence et finit par des définitions. Sa définition initiale est plus prudente que celle de la partie linguistique : « Le rythme, dans l'acception générale du terme, se définit par le retour d'un phénomène à des intervalles réglés et perceptibles ,.. Tout en restant dans le cadre formel et universaliste, réglé n'est pas régulier. Précaution supplémentaire, contre le règne de l'égalitéet de la symétrie : « La régularité de perception du phénomène n'implique pas nécessairement l'égalité des intervalles qui en séparent les retours : celle-ci n'est qu'une, entre autres, des modalités du rythme ,.. Mais l'examen des « aspects modernes de la notion de rythme •, et de la « multiplication des accidents rythmiques dans la poésie moderne », aboutit à la position émotionaliste : « un rythme anarchique ou rythme pur, en opposition avec le mètre comme « achèvement ,. du rythme puisque le rythme, « par nature, était ordonnance et construction •· Ce rythme « anarchique », Mazaleyrat n'y voit qu'un « cas particulier • et un « aspect partiel », qui « introduit la surprise, le désordre et l'émotion •· Il ne saurait donc « se substituer à la liaison traditionnelle • du rythme et du mètre. Il est rangé comme « modalité particulière • de leurs relations, qui ne les dérange pas, « et non comme une définition nouvelle de ces relations ,.. La théorie traditionnelle montre ici à la fois sa capacité d'absorption du nouveau, et les limites de cette capacité. IV. Le rythme en encyclopédie: Passant des dictionnaires aux encyclopédies, le discours, de didactique-idéologique, devient didactique-scientifique. Discours de certitudes. Des spécialistes parlent au grand public. Cours magistraux qui en ont au moins le ton. Et une bibliographie. Les variantes sont culturelles. Voici quatre discours, à peu près de même niveau, de même visée. L'EncyclopaediaUni'Versalis(vol. 14, 1968) a deux articles rythme, l'un - Rythme (Musique), l'autre Rythmes bioloiiques. Pas d'entrée pour le rythme dans le langage. L'article est essentiellement musicolo&ique.Cependant il traite du rythme en général ; « Aspects du rythme, symétrie et dissymétrie •, • Rythme généralisé - Données de la perception - Le rythme, un ordre dans le temps - Hypnose, expression et abstraction ». Il ouvre sur l'anthropologie. Le langage y a une place, petite : « Rythme du son, rythme du verbe •· Celle du chant, de« l'interférence du rythme musical et du rythme de la langue parlée ». Le discours encyclopédique ne peut plus partir d'une LE RYTHME SANS MESURE 159 définition, comme celui du dictionnaire. Il se présente donc comme le cheminement vers une définition, à partir de l'expérience concrète (je souligne les adjectifs) : « La ponctuation égaled'une goutte d'eau qui tombe », « l'alternance continue •• la « respiration où se succèdent itkntiques... •• le « martèlement régulier d'un train • - il s'agit de « discerner mieux l'essence exacte, si controversée • (p. 564) du rythme. Au niveau encyclopédique apparaît l'allusion à des controverses. Les dictionnaires n'en donnaient aucune idée. La section « Aspects du rythme • implique une « progression, qui part de l'isochronie pour aboutir à l'irrégularité complète, sans référence à une division égale du temps. L'oscillation entre symétrie et dissymétrie est caractéristique du rythme et de sa dialectique vivante avec le temps métrique. Il est organisation des durées, dont il règle la proportion, l'espacement, les groupements; il est distribution des accents; il gouverne le rapport respectif du son et du silence •· Etant réellement musicologique, l'article, qui tient compte de la musique moderne, ne confond pas le rythme et la mesure : le rythme « peut briser la carrure régulière de la mesure, au point que celle-ci devient peu ou pas perceptible • (p. 564). L'étude est orientée vers« la rythmique dans les musiques nouvelles •. Elle rend son sens musicologique premier à la métrique, évoquant, à propos de Boulez • la nécessité pour le compositeur de suivre sa propre métrique ,. (p. 567). Elle débouche, avec l'évocation des musiques de Webern, Xenakis, sur la notion de « rythme propre à une musique », de « rythme particuliér à chaque individu », et sur une interrogation : « Un compositeur doit-il, pour se connaître, redécouvrir à chaque œuvre nouvelle le rythme spécifique de sa musique ? • (p. 568). Le rythme comme périodicité aboutit cependant, à la fin de l'article, à une dialectique-conciliation, au lieu d'ouvrir sur une dialectique de la contradiction indéfinie : le rythme est le « lieu où se réconcilient l'intellect et l'instinct trop souvent opposés, le creuset où s'unissent le rationnel et l'irrationnel ». Ainsi, d'une manière assez proche de celle de Mazaleyrat, dans l'article spécial Rythme du Grand Laroussede la languefrançaise,l'auteur évoque une sortie hors de la théorie traditionnelle, mais préfère la réconciliation qui y demeure. Cependant il n'a pas annexé - la musique moderne ne le permettait pas - la modernité à la tradition, comme l'a fait le métricien. Le langage reste le lieu du plus grand compromis. Je ne ferai qu'une remarque sur les « Rythmes biologiques • : l'article de l'EncyclopaediaUniversalismontre qu'ils sont le départ anthropologique du mythe, et le lieu réel de la régularité : « Un rythme biologique peut être assimilé à une fonction sinusoïdale • (p. 568), « Un rythme biologique se présente comme une variation régulière et prévisible • (p. 569). D'où l'étrange inversion qu'exposent les dictionnaires et les encyclopédies ; ils repoussent en fin d'article, comme une 160 CRITIQUE DU R.YTHME extension ou un sens « figuré • ce qui est le fondement originel - le cosmique et le biologique. Et ils appliquent au langage, réduit, spécialisé à celui des vers, ce qui d'abord et essentiellement s'applique aux choses, au vivant en général. L'inversion va si loin que, - c'est ce que j'essaie de montrer, - le langage, et la poésie, sont précisément la matière où cette conception du rythme ne s'applique plus. A la fois par leur spécificité, et parce qu'ils participent tout simplement de l'histoire. Ils sont de l'ordre de l'histoire, de l'aventure-hors de toute variation régulière et prévisible. D'où la nécessité de distinguer, mieux qu'auparavant, les vers et la poésie. De poser que le vers n'est pas une unité poétique. L'article Rhythm de l'EncyclopaediaBritannica(éd. 1971, vol. 19) est aussi essentiellement musicologique, mais plus traditionnel. Il commence par l'étymologie, que l'Universalis ne donnait pas, analysant la chose, non le mot. L'étymologie est l'orientation initiale : « derived from rhein, 'to flow' •· Why not like rain ? Une définition première, générale - « an ordered alternation of contrasting elements • - introduit le rythme comme universel : « Le problème du rythme n'est en rien spécifique à la musique et au langage : il y a les rythmes de la nature (voir Rhythmes biologiques)et les rythmes du travail; et le mot est utilisé en un sens plutôt métaphorique, pour la peinture, la sculpture, et l'architecture •· Suit une allusion aux désaccords pour définir le rythme en musique et en poésie, désaccords « en partie parce que le rythme a souvent été identifié avec un ou plus de ses éléments constituants mais pas entièrement séparés, tels que l'accent, le mètre, le tempo ». Sans prendre parti, l'article oppose, pour le vers et le mètre, une conception fondée sur la périodicité à une conception « plus large •, qui inclurait même des « configurations non récurrentes de mouvement, telles que la prose ou le plain-chant ,.. Après une brève allusion aux rapports peu reconnus entre le rythme et la linguistique, il est renvoyé pour les « aspects linguistiques et littéraires du rythme anglais • aux articles « Metre and Verse •, pour les « Greek and Latin verse metres ,. à « Prosody, Classical •• et à la danse. Ce n'était qu'une introduction d'un quart de colorine. Tout le corps de l'article concerne la musique, selon un ordre analytique (mesure, tempo, rubato, temps, etc.), didactique, moins moderniste que l'Universalis. Par une conception remarquable de l'universel (qu'on retrouve chez l' Américain Chomsky), les articles Mètre et « Verse », auxquels il est renvoyé, sont explicitement limités au « rythme anglais •· Confusion bien compréhensible entre l'extension internationale et l'universel logique. Le seul autre universel étant le Grec-Latin. La musique étant, bien sûr, par elle-même universelle. Il est d'ailleurs notable que ces articles de musicologie comportent des allusions, dans la Britannica,furtives, à l'Asie et au monde arabe; dans LE RYTHME SANS MESURE 161 l' Univerulis, plus abondantes, en particulier à l'Afrique - chacun ses (anciennes) colonies - avec un renvoi à l'ethnomusicologie, qu'ignore la Britannica. L'étroitesse et la vétusté culturelles de la Britannica, concernant le rythme, ne sont que la réalisation particulière d'un comportement général. Ainsi le discours encyclopédique est un document qui ne répète pas mais complète ce que nous apprend le dictionnaire, pour la critique du rythme. L'article Rhythmus de la Brockhaus Enzyklopadie19 est tout autrement organisé, orienté. Il commence, après avoir seulement rappelé que le terme était grec, par définir le rythme comme • le retour constant et réitéré du semblable à des intervalles semblables20•, qui renvoie au terme périodicité. La périodicité est ainsi non l'essence universelle du rythme, mais plutôt son achèvement, sa forme la plus systématique. D'où, dès la phrase suivante, la distinction entre rythme et mètre : « Au rythme comme "renouvellement du semblable" s'oppose la mesure comme "répétition du même". Le plus souvent le concept de rythme est restreint au retour d'événements à de courts intervalles et en ce sens la rythmique (par ex. pour les battements du cœur) est opposée à la périodicité ou périodique (par ex. la périodicité de l'année) ». Sur ce plan général, l'article, plus bref et plus synthétique que les autres, n'évoque aucune discussion. Neutre comme la science, il présente une distinction : il l'impose comme la vérité s'impose. Le paragraphe suivant, sur la psychologie de l'expression, s'autorisant des références de L. Klages et de Bergson, confirme l'opposition entre le " rythme coulant ,. et la mesure « coupante • (zwischen fliessendem R. und einschneidendem Takt), dans la lignée héraclitéenne. Deux sections égales d'à peu près une colonne se partagent l'article après cette introduction. Le rythme comme expérience esthétique (âsthetisches Erlebnis), originelle, jeu au sens de Schiller, est envisagé d'abord en littérature, puis en musique. En littérature, il y a la poésie grecque et latine, fondée sur un principe quantitatif; et le vers allemand, sur un principe accentuel. Rappel, application du plan général : « Le schéma de l'ordre rythmique dans le vers est le mètre [renvoi au mot]. Cependant le schéma métrique ne doit pas être mis sur le même plan que le rythme. La réalisation mécanique du schéma métrique réalise un effet monotone et perturbe le rythme, qui est la coulée et le balancement pleins de tension de la langue avec seulement un mètre sous-jacent (différence entre rythme et mesure)21 •· Il est explicite que 19. En vingt volumes, Wiesbaden, 1972, t. 15. 20. Die mebrmalige stetige Wiederkehr von Ahnlichem in ihnlichen Zcitabstinden. 21. Schema der rhythm. Ordnung im Vers ist das .... Metrum. Doch darf du metrische Schema dem R. nicht gleichgesetzt werden. Mechanische Verwirklichung des metrischen Schemas wirkt eintônig und zerstôn den R., der spannungsvolles Fliessen und Scbwinpn der Spracbe mit nur unterlegtem Metrum ist (Unterschied zwiscbm R. und Tain). 162 CRITIQUE DU RTIHME le caractère accentuel de la langue allemande est ici un facteur de discrimination entre le rythme et le mètre. Une langue à accent de mot fort et fixe est déjà presque métrique naturellement. La définition est située culturellement et linguistiquement. Quelques lignes abstraites sur la musique, poursuivies par des renvois. Le rythme en biologie et en médecine prend deux fois plus de place, prolongé par un paragraphe sur le rythme dans le travail. Un bref historique du concept résume : « Chez Platon le rythme désigne l'art choral (le mot, la musique, la danse); chez Aristote, l'ordre existant dans la substance; chez le musicologue Aristoxène, l'ordre du temps; chez Vitruve, le rapport de relation spatiotemporel •· Du texte de l'article à la bibliographie, qui prend presque un quart de l'ensemble, et qui est toute allemande, la philosophie, malgré la brièveté relative, est plus présente dans cet article que dans les autres. L'article en parle le langage (asthetisches Erlebnis). A part les Grecs (et Vitruve), Bergson est la seule mention non allemande. Le réalisme fondé linguistiquement sur le caractère rythmique de la langue (qui renvoie à un autre article sur le rythme de la prose) s'intègre à un pragmatisme qui donne presque autant d'importance à l'hygiène du travail qu'à la musique. Dans un discours d'encyclopédie qui a sa forte spécificité de culture, c'est ici un aspect particulièrement résistant de la théorie traditionnelle. Son dogmatisme est masqué par son pragmatisme. Il ne se soucie pas de modernité, sinon pour une allusion à la « musique du présent ». Le rythme, en littérature, y est celui de la langue, non du discours. La langue y fait l'unité de la tradition philosophique. L'article rythme de la Grande Encyclopédie1-2, par Jacques Chailley, bien qu'essentiellement musicologique, est aussi un article général. Ce qui le situe d'emblée dans la théorie traditionnelle. Mais il est organisé pour exposer la polémique interne à la notion, et ses diverses historicités. Aussi fait-il à la fois la distinction entre le rythme et la mesure, et, le premier dans la continuité-discontinuité des dictionnaires et des encyclopédies, la distinction entre « deux grandes catégories de rythme, issues respectivement de deux activités fondamentales de l'homme : la parole et le geste. L'une, le rythme verbal, dérive de l'organisation temporelle de la phrase et du mot; elle organise la marche des sons d'appui en appui de manière hiérarchisée, mais non obligatoirement régulière. L'autre, le rythme gestuel, dérive de la périodicité de gestes régulièrement répétés dans des activités corporelles telles que la marche, la danse, etc. •· Il réserve ainsi au rythme dans le langage la possibilité de sa définition propre, et de son historicité. Cependant c'est l'histoire de la musique qui est visée, à travers une transition qui abandonne la théorie entrevue et assimile, au 22. Larousse, 20vol. (1971-1978), t. 17, paru en 1976. LE RYTHME SANS MESURE 163 passage, le langage ordinaire à la prose. Le paradoxe du discours tenu est que sa modernité est dans sa présentation historique et conflictuelle, alors que ses exemples, qui mentionnent la musique contemporaine, privilégient celle du Moyen Age. L'inverse même de l'article de l' Universalis, dont le modernisme tenait tout dans ses exemples d'aujourd'hui et d'ailleurs, mais dont le discours conciliateur était tout tourné vers la tradition. V. TechniqNement a) En linguistique : 3, le Dans le Dictionnaire encyclopédiqNedes sciencesdu langage2 rythme apparaît par l'index. Le terme ne figure ni dans les • concepts méthodologiques ,. (signe, syntagme, langue etc.), ni dans les « concepts descriptifs ,. (parties du discours, motif, personnage, etc.). Le rythme est évoqué dans le chapitre Versification,notion qui est répenoriée comme un concept descriptif. Ainsi, d'avance, prime le vers, et le mètre. La description se montre rarement aussi préinterprétée. Le rythme est mentionné pour être immédiatement assimilé à la réalisation du mètre : • On a voulu souvent distinguer mètre et rythme, le premier étant la succession parfaitement régulière des syllabes accentuées et non accentuées, longues et brèves, alors que le second, la réalisation de ce schéma dans la langue. Il est cependant évident que la différence ici n'est que dans le degré d'abstraction. Il n'est pas nécessaire de réduire le mètre, par exemple, aux mesures canonisées par les Anciens, et exiger leur répétition régulière : cela n'arrive jamais. La description métrique d'un poème, ou d'une période, ou même d'une littérature nationale peut être beaucoup plus raffinée. Ainsi récemment M. Halle et S. Keyser ont donné une nouvelle description du mètre anglais classique, qui permet de rendre compte de la quasi-totalité des vers considérés auparavant comme "irréguliers". Les descriptions antérieures ont donc été des approximations par trop grossières, non des descriptions d'un phénomène autre : dans les deux cas, on décrit le même processus métrique ,. (livre cité, p. 242-243). La théorie du mètre poursuit en rappelant les distinctions de R. Jakobson entre exemple de vers et modèle de vers, exemple et modèle d'exécution, puis enchaîne du vers métrique au vers libre, qualifié de « prose métrique ,. (p. 244). Ainsi est réglé le rythme. Le discours théorique-technique est ici une procédure de glissement et d'alibi, pour préserver,par le comble de la modernitéapparente,celle des références théoriques, le comble de la théorie traditionnelle: non son état binaire, comme l'a montré l'encyclopédie allemande, mais la 23. OswaldDucroc, Tzvccan Todorov, Dictionm,iTt mcyclopldiq11tdts scini«s d11 1""g11gt, Seuil, t9n. 164 CRITIQUE DU RYTHME fusion du rythme dans le mètre. La négation de la première phrase présuppose la vanité de l'entreprise. La seconde, censée corriger la différence, n'y change rien : en la présentant comme un« degré » dans l'abstraction, elle maintient ce qu'elle prétendait critiquer - la différence est en effet dans le degré de réalisation d'un patron abstrait. Personne, sunout chez les Anciens, n'a jamais« exigé »la« répétition régulière » des mesures. Il suffit de rappeler l'hexamètre dactylique d'Homère, dont le Larousse du XIXe siècle disait : « Jamais la poésie n'a revêtu une forme plus riche et plus complète. Variant de treize jusqu'à dix-sept syllabes, pouvant avoir cinq dactyles ou n'en avoir qu'un seul, pouvant aussi avoir cinq spondées ou un spondée unique, il est, selon la manière dont on le compose, lent ou rapide, majestueux ou familier, grave ou léger. Nul instrument poétique n'offre une aussi grande variété de cadence ». Le statut de ce discours est ambigu : il a une position didactique et il tient un registre de causerie - « mesures canonisées ». Il n'est rigoureux ni philologiquement, ni épistémologiquement - parce qu'il ne discute pas ce qu'il rejette, et ne le présente même pas. C'est un discours de l'alibi : la preuve est ailleurs. Chez Halle et Keyser. Nous verrons plus loin ce qu'elle vaut. La conclusion - « dans les deux cas, on décrit le même processus métrique » - se referme sur sa présupposition initiale. Il n'y a pas de rythme : seulement des exemples de vers. L'alibi joue un rôle d'intimidation. Un paradoxe de cet énoncé est que toute la modernité invoquée, de R. Jakobson à Eikhenbaum (« le premier à... »), de Halle et Keyser à Roubaud, vise, en rangs serrés comme des alexandrins, à renforcer la théorie traditionnelle. Beaucoup de noms. Un seul n'y est pas : Polivanov à qui est dû tout le développement (p. 243) sur le facultatif et l'obligatoire24 • Le confusionnisme achève de défaire la peninence de ce discours, qui met sur le même plan, dans sa bibliographie, Grammont, qualifié des « plus marquants », et les formalistes russes. Conséquence, pour ce triomphalisme structuraliste, déjà désuet, - pas de rythme, pas de discours. C'est le rappon d'homoloiie qu'a la linguistique de l'énoncé et de la phrase avec la métrique. Il y a un anicle rythme dans le Dictionnaire de linguistique Larousse25, mais pas d'anicle mètre. Situation on dirait inverse de la précédente. En fait, c'est la même. Il n'y a pas d'anicle mètre parce qu'il ne peut pas y en avoir, puisque la définition du mètre est transponée intégralement au rythme : « On appelle rythme le retour régulier, dans la chaîne parlée, d'impressions auditives analogues créées par divers éléments prosodiques. Dans l'alexandrin classique français, 2-4. Je renvoie à Po11r1,, poétiq11e1, p. 13. L'anide de Polivanov, • Le principe phonétique commun à toute technique poétique • a été traduit dans Ch11ngen° 6, • La poétique,la mémoire •• sept. 1970, p. 32-50. par Jean Dubois et 11/ii,Larousse, 1973. 25. Dictionnllirede ling11istiq11e, LE RYTHME SANS MESURE 165 le rythme est créé 1°) par la rime, c'est-à-dire par la présence d'une douzième syllabe identique dans deux ou plusieurs vers, accompagnée d'une retombée de la voix, et 2°) par la césure, c'est-à-dire la montée de la voix sur la sixième syllabe •· Suit un bref et dernier paragraphe, sur l'opposition entre le « rythme de la quantité ,. et un « rythme accentuel ,. - où il n'est question que de métrique, à partir du rythme « dans les langues ». La définition, curieusement, confond le plan de la réalisation phonique, propre à la tradition de la phonétique expérimentale, avec celui de la structure du vers : la voix ne retombe pas après chaque fin de vers. La définition de la césure est tout à fait insuffisante : ni syntaxique, ni syntagmatique, ni même métrique (les interdits spécifiquement métriques). Quoi qu'il en soit, c'est du mètre qu'il est questton. b) En poétique Encore aujourd'hui l'Encyclopediaof Poetry and Poetia américaine26 n'a pas d'équivalent dans le domaine occidental, à la fois sur les poésies du monde et sur les notions techniques. Elle n'a pas d'article rythme. Le terme n'y figure que comme renvoi : « See prosody; meter; 1Jerse and prose ». Pas de théorie générale du rythme. Mais ici et là des fragments, et l'emploi du mot, qui en suppose une notion, à reconstituer. L'article Prosody,essentiellement linguistique et phonétique, définit en passant le rythme dans le langage, et fait du mètre sa schématisation : « Le rythme du discours (speech) est une structure de variation ordonnée dans les aspects quantitatifs du flux sonore où le contraste a pour contrepoids le flux cyclique d'une identité. Le mètre est une schématisation fixée de l'identité qui revient de manière cyclique dans une série rythmique ,. (p. 670). Ainsi même le rythme du discours n'échappe pas au cyclique. Pourtant l'article Verseand prose, qui distingue que le« langage du discours ordinaire n'est pas la prose ,. (p. 885), reconnaît un rythme non cyclique à ce discours : « Le discours ordinaire, particulièrement le discours familier ou vulgaire, est une rhétorique discontinue, répétitive, lourdement accentuée qui se distingue aussi aisément de la prose que du mètre régulier ,. (p. 885). Mais les faits de langage sont décrits d'un point de vue esthétiquerationaliste qui dévalorise ce discours : • ·La prose est le discours ordinaire dans sa meilleure tenue (on its best beha1Jior): c'est la conventionnalisation du discours qui est faite par quelqu'un d'éduqué ou qui s'exprime aisément (by the educatedorarticulateperson)quand il essaie d'assimiler son discours aux patrons (patterns) de la pensée discursive ,. (p. 885). Aspect social et mondain de la théorie tradition26. Alex Preminger, F.J. Warnke, O.B. Hardison, Encydoptdia of Pottry and P~tics, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1965, 906 p. Enlarged edition, 1974. Toujours pas d'anicle rythmt. 166 CRITIQUE DU RYTHME nelle. Il n'y a donc qu'une différence de degré entre le vers et la prose. Le rythme étant essentiellement une récurrence cyclique, il y a vers quand c'est le rythme qui « mène •• et prose quand c'est la structure logique de la phrase. L'article Meter définit le mètre de trois manières : « Rythme poétique plus ou moins régulier; les patrons rythmiques mesurables manifestés dans le vers; ou les patrons "idéaux" dont les rythmes poétiques sont l'approximation • (p. 496). La convergence des articles différents se réalise dans le pragmatisme qui prend de fait les rythmes du discours comme point de départ, et le mètre comme visée idéale : « Si le "mètre" est considéré comme le patron rythmique idéal, alors le "rythme" devient "mètre" plus il approche de la régularité et de la prédictibilité • (p. 496). Toute la partie théorique de l'article (la seconde, descriptive, classe les systèmes métriques) est orientée en continuité avec le postulat que l'ordreest la visée humaine fondamentale: « L'impulsion vers une organisation métrique semble une partie des impulsions humaines plus vastes vers l'ordre : le mètre est ce qui arrive quand les mouvements rythmiques du discours familier sont exaltés, organisés, et réglés de sorte qu'un patron émerge du hasard phonétique relatif de l'énoncé ordinaire • (p. 496-497). C'est la continuité explicite avec une tradition ancienne- qui situe l'esthétique et la notion de plaisir : « Les théories médiévales du mètre, en fait, assument fréquemment que le plaisir que l'homme prend dans le mètre est une image du plaisir qu'il prend à observer le principe d'ordre dans un univers qui est lui-même volonté et ordre incarnés • (p. 497). Ce « defait • assume pleinement l'alliance de la théologie et du cosmique, qui énonce avec une clarté que n'ont plus les idéologues, sinon par lapsus, le principe cosmique du mètre, de la mesure : le principede l'ordre, continu du cosmique au social, en passant par l'esthétique. Le plaisir vient de contempler l'ordre qui sort « du chaos et du flux •· C'est la conception pythagoricienne, comme disait J. Mourot. Il n'y a pas d'article rythme parce que cet article était doublement inutile : 1) en tant qu'essence, il est le mètre; 2) en tant que réalité du discours, il est le chaos empirique, subjectif. Le rythme ne peut être qu'imitation « au sens aristotélicien • (p. 499), en même temps que « cadre • esthétique, et « tension • entre l' « idéal • et le « réel • - qui est le discours-27. 27. Le caractère disperséde la théorie dans la dominante empirique - mais très hiérarchisée- du discours, fait que l'information sur le ryùune ne se limite pas aux trois articles cités. Elle se retrouve entre autres dans les anicles Alliteratwemeter, IUCfflding lin,, ling11istics & poetics,metrical~arùitions,scansion,so11ndin rhythm, co11nterpoint, po,try, et montre la marque très forte de G.M. Hopkins, et du consonantisme des traditions celtique, germanique : Ce/ticprosody, cynghan,dd. La bibliographie sur le Mètre est exclusivement an&laise. L'ensemble tend, comme la Brittinniu, à faire, de l'intériorité culturelle anglo-américaine, l'universel. LE RYTHMESANS MESURE 167 La Petite Encyclopédie de la littérature soviétique a un article rythme28 • Cet article est porté par toute la tradition russe, qui est la plus riche du xxcsiècle pour l'étude du vers et de la littérature. Il en résume les positions, l'histoire. Sa bibliographie n'oublie pas les ouvrages américains, ni Paul Verrier. Cependant il est tendu par une contradiction interne : l'historique du formalisme lui fait présenter le mètre comme un « schéma idéal ,. et le rythme comme la « diversité réelle ,. des accents, mais sa définition initiale lui fait non seulement privilégier le mètre, mais insérer le mètre même dans la définition du rythme. Dès la traduction du terme grec, qui est l'étymologie, la théorie traditionnelle est en place. Au lieu de la transcription ritm, qui fait le titre de l'article, c'est le« synonyme ,. mérnost', qui« veut dire ,. aussi rythme, mais le rythme comme déjà mesure, de méra, mesure29, mérit', mesurer : rythme, c'est mesure, cadence, mérnyj sag, le pas cadencé. A quoi s'ajoute la traduction de la formule de Platon (Lois665 a), l' « ordre dans le mouvement », mais sans mentionner Platon. Comme si la formule de Platon était le sens du mot en grec. Ce qu'on sait qui n'est pas le cas. La définition est partagée en trois domaines : « a) en esthétique générale, répétition périodique régulière d'événements semblables qui se suivent dans le temps ou dans l'espace (le R. en musique, le R. en architecture, et aussi le R. en vers}; b) en critique littéraire on appelle R. (habituellement sans valeur de terme précis) la séquence ordonnée des éléments d'une œuvre à tous les niveaux structurels : cf. le "rythme du récit" [... ]; c) en versification, la périodique rendue obligatoire (kanonizorépétition (pO'fJtorjaemost') oannaja) de segments de discours commensurables (soizmerimyx, « comparables », contient la notion de mesure) ». En se particularisant au domaine du vers, la définition du rythme se métrifie. Suit un développement didactique sur l'opposition entre facultatif et obligatoire, donnée comme « reçue ». Cet article qui cite et mentionne tant de formalistes russes se fonde et commence sur le principe de Polivanov, lui emprunte l'exemple d'Ovide (la rime chez Ovide), et ne citepas Polioano-u30. Le rapport à la tradition est un rapport dogmatisé, officialisé. Les noms se suivent, R. Jakobson, Bely, Jirmounski, Brik, Tynianov, etc., avec l'objectivité d'une information abondante, précise, comme s'il y avait justement un ordre, une ordonnance harmonieuse jusque dans l'énumération des écoles différentes - entre lesquelles (scansion, musique, acoustique, psychologie) l'article ne 28. Kr11tlu;• litn-11t11T1111j• Encileloptdij11, m huit volumes, éd. Soveukaja EncilùopeMoscou, 1962-1975; t. 6, 1971, p. 298. 29. A l'anicle Mttrt, l'ttymologie grecque est traduite par mér11,la mesure, et le mot est difini « la mesure (r,azrntr) en versification •• et glosé « l'ordonnance ryduniq\lC propre aux ven •· Le cercle est complet. 30. Polivanov est cité ailleurs dans l'encyclopédie, par n.. à l'an. Mtl6dilrastwi. dija, 168 CRITIQUE DU R'lITHME choisit pas. Parfaitement informé31, il ne permet pas de comprendre pourquoi le rythme de la prose (la prose « artistique » - aucunement question du discours) est « très peu étudié », alors qu'il fait par sa propre construction ressortir que la conception métrique du rythme est elle-même l'obstacle à l'étude de laprose. Les conflits sont effacés par la plus subtile des présentations : ils sont mentionnés comme les étapes, apparemment dépassées, d'une sorte de généalogie de la théorie. De toute manière, le conflit du rythme avec le mètre reste pris dans la polarité des deux qui les lie autant qu'elle les oppose. C'est donc le mètre qui est le « principe organisateur », selon Tomachevski, contre la notion de conflit des « années vingt ». La tension cependant reste entière, par le maintien du « caractère absolu de contenu (soderiatel'nosti) de la forme versifiée » (p. 299). C'est le dualisme classique. En ce sens, malgré la présence ostentatoire des formalistes, l'article est sur eux en régression. Le seul équivalent français de ces recueils est le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d'Henri Morier. Il s'inscrit dans la tradition toute différente de Georges Lote et de la phonétique expérimentale, mais aussi du rythme comme émotion. De tous les dictionnaires, de toutes les encyclopédies analysées, pour rythme, il est le seul à citer, à l'étymologie, l'article de Benveniste. Mais ceci n'a pas modifié sa définition : « 1. Au sens général du terme : retour, à intervalles sensiblement égaux, d'un repère constant », où se succèdent les rythmes des astres, du cœur, de la musique, de la poésie. Le mètre est alors la régularité tendancielle. Puis : « 2. Au sens étroit du terme, par opposition à mètre, le rythme, rythme pur ou anarchique, tente de rompre une habitude ». Définition qui appelle une catégorisation psychologique immédiate : « Le rythme pur correspond à un mouvement sentimental, à un élan de passion : fierté, amour, haine, pitié, esprit de sacrifice, etc. » (p. 934), parallélisme rythmico-sentimental qui transpose aux rythmes l'expressivité des phonèmes, en tirant du sens l'interprétation de la forme. Problème de la motivation que je reprends plus loin. L'opposition polaire entre la cadence féminine, berceuse, et le rythme masculin, violent; entre la régularité et la surprise, est un des aspects du dualisme qui ne tourne la rupture contre la tradition que pour mieux, par là-même, affirmer son ordre. c) En musique A rythme, le Dictionnaire de la musique 32 commence par un long développement étymologique sur le rythme« cohérence continue qui 31. Mais dans son classement des bases linguistiques aux divers types de versification, le français est mis avec le polonais parmi les langues • à accent fixe •· Accent fixe en polonais (variable en russe), mais accent de groupe et non de mot, en français. 32. Dicrionnairrde la mNsiqNe,Scien~ de la mNsiqNe,déjà cité, t. 2, p. 903. LE RYJ'HMESANS MESURE 169 transcende les instants ,. et « vie de la musique .., qui « correspond à l'étymologie traditionnelle ,. qui serait rattachée à une• racine "sreu", signifiant couler comme un fleuve •· Des spéculations indoeuropéennes - aucune mention de Benveniste - le vague alléguant le vague, « Quelques auteurs rattachent le mot à une autre racine ("eru") et lui donnent le sens premier de forme, contour ou schéma... .., illustrent un type de discours brouillon que ce sujet favorise. Fumée sans feu, air sans paroles. La musique a suscité et suscite encore un syncrétisme des tendances pythagoricienne et héraclitéenne qui se résout en adoration de l'ordre : « Au sens étroit, le r. est l'ordre et la proportion des durées, relativement longues ou brèves. Au sens large, il est l'ensemble du mouvement musical ,. (p. 903). Le fondement reste la périodicité, définie « le retour prévisible d'un même événement qui survit en se répétant, essentiellement identique, existentiellement différent ... A quoi l'auteur ajoute, comme argument : « C'est le sens du mot rime, doublet der. (XIIe s. ) ... Ce qui confirme l'importance stratégique de la distinction étymologique et fonctionnelle entre rythme et rime. La • véritable cellule du rythme ,. est la « cadence rythmique •· L'argument est alors physiologique, et appuie la musique (et la poésie) sur les « cadences qui nous font vivre (systole-diastole, inspiration-expiration) et agir (lever-poser de la marche, tensiondétente de nos gestes) •· J'examinerai plus loin, dans la critique de l'anthropologie du rythme, ce que valent ces appuis. Autant que leur philologie, pseudo-indo-européenne. Suit une anthologie confuse qui mêle les nombres à l'existentiel avant d'analyser les structures rythmiques. Il est remarquable que l'article semble privilégier la carrure, « forme rythmique la plus universelle ,. (p. 906), « floraison du sens cadentiel .., associée à la • rationalité ,. (p. 906). Rarement la technicité a autant montré combien elle est mêlée de présuppositions métaphysiques. Ce qui est dit sur la musique elle-même, sur son histoire, sort des limites de ce qui est ici à examiner. d) En philosophie: Tout se passe comme si la philosophie était l'ultime raison de tout discours qui se tient sur le rythme, discours des dictionnaires qui l'a en lui comme un fond lointain mais présent, fond qui apparaît de plus près dans les encyclopédies, qui est diversement modifié selon les techniques, j'ai laissé pour la fin le discours propre, institutionnel, de la philosophie. Rythme, périodicité - périodicité, rythme. C'est la définition tautologique qui domine. Le Vocabulaire de Lalande33 ne pan pas de la poésie ou de la musique. Il commence par un sens général. Rythme : 33. André Lalande, Vocu,w,irt ttt:hniq11ttt critiq11tdt Li Philosophie,P.U.F., 1972 (1.,. éd. 1926), p. 935. 170 CRITIQUE DU RYTHME • A. Caractère périodique d'un mouvement ou d'un processus ,.. Et très justement l'exemple premier pone sur « la succession des jours et des nuits, des saisons chaudes et des saisons froides ,. - sur le cosmique, et le biologique, où la périodicité, l'alternance s'imposent. La musique et la poésie font le • sens B • : une « spécialisation ,. du sens A. Une citation de Combarieu extraite de La musique, ses Lois, son Evolution, oppose la mesure, • formule mécanique », au rythme « création esthétique », constitué • par une division d'un tout autre genre, superposée à la précédente, et donnant aux panies de la composition des durées qui ne sont pas nécessairement égales •· On ne sait guère ce qu'est ce « tout autre genre •• sinon qu'il serait l'irrégularité, variant sur la régularité. La Critique, qui fait la seconde panie de l'anicle, ramène peninemment cette variante à la norme : « le sens B n'exclut pas le sens A •· En effet, puisqu'ils forment, comme sacré et profane, que le hasard alphabétique présente sur la page suivante du Lalande, « deux termes corrélatifs qui n'ont de sens que l'un par l'autre •· Et cette corrélation définit la théorie traditionnelle. Les Observations qui accompagnent l'anicle mettent la plupan des philosophes de la « Société ,. [française de philosophie] (les plus connus : Brunschvicg, Lachelier, E. Meyerson) du côté de la « périodicité régulière •· Un seul, L. Boisse, au nom de la psychologie, ne condamne pas « l'emploi le plus large du mot », que l'anicle mettait à la fin, dans le langage « demi-philosophique », pour désigner « l'allure propre, le caractère d'ensemble d'un mouvement psychologique ou social, même le style d'une œuvre d'an, le dessin d'une pensée, et pour ainsi dire sa courbe ,. (p. 936). Il est remarquable que cette critique de la critique se soit faite en situant le rythme comme une « notion essentiellement subjective •· Mais cela en termes bergsoniens : « le rythme est l'âme de la durée », et pour retourner à l'harmonie cosmique : cet emploi large exprimait « la coïncidence harmonieuse de l'esprit et du monde ,._ Ainsi le rythme fixe toute une époque de la philosophie française universitaire. Je ne mentionne que pour compléter le tableau français le Dictionnaire de la langue philosophique des P.U.F. 34• L'anicle rythme n'y est pas plus philosophique que son emploi du terme langue dans son propre titre n'est linguistique, aujourd'hui. Il date, comme ces ouvrages vieux déjà quand ils paraissent, vocabulaire théorique des années cinquante, contemporain de la stylistique : la « langue de Molière •• la « langue diplomatique •· L'étymologie de rythme y est glosée« mouvement réglé et mesuré. Dér. de rein, couler ». C'est déjà cumuler, avant de donner la définition, les pré-notions d'une tradition 2- 34. Paul Foulquié, R. Saint-Jean, Dictionndin dt 1414nz11t philosophiq11t, PUF, 1969, éd. (1- éd. 1962). LE RYTHME SANS MESURE 171 déposée sur les textes, - qui faisait l'objet justement de la critique de Benveniste. La définition n'est ni générale ni particulière. Elle est désituée, sans doute pour être plus universelle. On ne sait si elle porte sur la musique ou sur la poésie : « Propriété d'une suite de sons, et par extension dè faits d'autre sorte, dans laquelle est saisie une alternance régulière de temps forts et de temps faibles ». Le vague préserve l'essentiel de la tradition, même si l'absence de rigueur du « par extension ,. réduit la définition à un discours de dictionnaire d'usage courant, plus fragmentaire que celui du Petit Larousse. Des citations de musiciens, de philosophes, ne suffisent pas à corriger le statut non technique et non critique de la définition. Elles l'associent essentiellement à la musique, en y ajoutant le discours vitaliste : les « courbes de la vie ,. (citation d'H. Delacroix). j'ai pris un dernier témoin, l'encyclopédie italienne de la philosophie35, pour ce bilan des définitions, - cette prise à la fois fragmentaire et curieusement synthétique des doctrines et des comportements culturels, par la notion de rythme. L'encyclopédie italienne commence par résumer le Vocabulairede Lalande, sans le citer. Domaine public : « Indica, in generale, il ritorno periodico, ad intervalli di tempo regolari, di un dato fenomeno, corne nella successione del giorno e della notte, delle stagioni dell' anno, del lavoro e del riposo, della veglia e del sonno, ecc. ,. Puis sont mentionnés les deux exemples, avec leurs références, que donnait Lalande. L'encyclopédie ajoute, pour l'histoire du rythme, rappel que ne donnait aucune des précédentes : « Dans la pensée classique, le r. est l'indice le plus évident de l'harmonie du cosmos, dans laquelle se résout l'éternelle succession des choses. L'intuition mathématique de l'Univers permettait aux Anciens de rapprocher les deux concepts antithétiques pour la mentalité moderne, de la beauté divine de la nature et de l'alternance réciproque des phénomènes dans leur devenir. De là l'idée que le cours rythmique de la nature est cyclique, s'enroulant éternellement sur lui-même (v. Palingenèse)36 •· La suite de l'article résume, avec des références précises, à Platon, à Aristote, l'histoire de la notion de rythme - c'est-à-dire l'histoire, par là, de la philosophie.Des Grecs directement à Schopenhauer, à Hermann Cohen, article qui reflète le rapport privilégié de l'esthétique italienne à l'allemande. Mais il cite aussi Whitehead, qui « identifie le rythme à la vie », et la psychologie 35. EncidoptdÎIIfilosofica,Firenze, Sansoni, 1967, t. 5, p. 816-817. 36. Nel pensiero classico il r. è l'indice più evidente dell' annonia del cosmo, in cui si risolve l'eterna successione delle cose. L'intuizione matematica dell' universo consentiva agliantichi l'avvicinamento tra i due concetti, antitetici per la mentalità modema, della divina bellezza della natura e dell' altemarsi reciproco dei fenomeni ne! loro divenire. Di qui l'idea che l'andamento ritmico della natura fosse ciclico,etemamente avvolgendosi su se stesso (v. P.Jingmtsil. 172 CRITIQUE DU llYTHME expérimentale américaine. L'histoire de la philosophie, l'histoire de la définition - en fait l'historicisme - est ainsi un autre tenant lieu de la défmition. Plus honnête, si je peux dire, qu'une définition, puisqu'il en présente le dossier, et non le résultat. Mais aussi, syncrétique, plus que panorama. J::t son information est sensiblement, par sa bibliographie, plus vieille que d'autres, allant de 1845 à 1953. Limitée : allemande et française. Ainsi, de l'esthétique à la psychologie, le discours philosophique, autant que les discours linguistique, poétique, musicologique, tous les dictionnaires, toutes les encyclopédies, sont restés dans la théorie traditionnelle. Ils n'ont pas été modifiés, transformés par l'étude étymologique et sémantique de Benveniste, - qu'ils l'aient connue (un seul l'a citée) ou non. Avec parfois des nuances, avec des situations chacune particulière, toutes convergentes, ces discours sont un seul discours. Or ce discours est faux. Non parce qu'il serait erroné. Mais parce qu'il mêle des ordres distincts, spécifiquement, historiquement : le cosmique-biologique, et l'ordre historique, qui est celui du langage. Il est faux parce qu'il se présente comme une vérité universelle - théorie unique du rythme, alors qu'il est pertinent pour une partie, non pour le tout. Il est donc confusion et générateur de confusion. Ce que les inversions de plan montrent assez bien : les uns partant du particulier anthropologique (musique - poésie) pour mettre en extension ou métaphore le cosmique, le biologique; les autres partant du général pour aller au particulier. Sur vingt-six témoins, seuls quatre (la Britannica,Brockhaus, le Lalande, l'encyclopédie italienne) mettent le général en premier. Pour la structure interne de la théorie universelle du rythme, cette position, la moins représentée, est la seule logique. On peut admettre que l'autre n'est si fréquente que parce que la musique y vient d'abord, et qu'à la fois elle est le patron formel de la poésie-pourquoi les dictionnaires mettent en tête le plus spécialisé et le vicaire du cosmos, par les nombres, l'harmonie. Elle assure ainsi le primat du cosmique à l'intérieur de l'anthropologie même. La défmition appelle l'abus et l'épuisement de la définition. La critique du rythme implique d'excéder la définition du rythme, comme, j'y viendrai plus loin, d'excéder la scansion, excéder la métrique. Forcer la théorie traditionnelle à céder au discours. Passer des aperçus, ouvertures théoriques sur la subjectivité (par exemple dans le Lalande) qui frôlaient une théorie critique, à une théorie du rythme dans le langagecomme ouverture des sujets, hors unité, hors totalité, hors vérité. En quoi il n'y a rien de nouveau, empiriquement. Car les pratiques n'ont pas attendu la théorie, elles ont toujours fait ainsi. On a toujours dit je, sans attendre les linguistes. La pluralité interne du rythme se moque de l'unité. LE RYTHME SANS MESURE 173 V1. Définir de ne pas définir Valéry ne supponait plus les définitions du rythme. Il en avait trop essayées. Il fuyait les définitions autant que les définitions le fuyaient : « J'ai lu ou j'ai forgé vingt "définitions" du Rythme, dont je n'adopte aucune3 7 ,. -phrase qui n'est pas un refus dont trop simplement on se servirait pour renvoyer au vide les définitions. Dans la définition, Valéry cherche une loi de fonctionnement. Par là il est remarquable qu'il s'attache à la chose, pas au mot. Il ne se met pas d'abord dans l'étymologie - du moins pour rythme, - ni comme vrai, ni comme sens. Il n'en fait donc pas un préalable et un destin, comme Saint-} ohn Perse. Son discours est de type scientifique - ni mystique, ni métaphorisant : « Le rythme est la loi supposée de l'action d'une fonction (organique) intermittente rapportée à la durée - et celle-ci étant regardée comme formée d'éléments finis successifs - ce qui résulte naturellement de la manière dont nous connaissons les actions de ce genre • (Cahiers,I, 1264). Enoncé de 1902. Peut-être plus savant que scientifique : la notion d'intermittence est vague. La limitation à une fonction organique n'est elle-même pas limitée dans son extension. Mais Valéry postule une égalité, une unité. Il reste dans la tradition : Dans le rythme on assimile les événements choisis aux intervalles qui les séparent et qu'on suppose remplis d'événements silencieux ou implicites - d'égale valeur aux donnés. Ce qui revient à reconnaître ou à définir une unité • (ibid.). En 1914, il développe cette intuition. Pas plus qu'il ne pan de l'étymologie, il ne part du vers -qui est une visée, non une donnée. Il privilégie l'impulsion, l'énergie : • Rythme ensemble ou succession des actes compris dans une seule transformation d'énergie - une seule émission » (Cahiers,I, 1276). Il est obscur, mais le rythme non plus n'est pas clair. « Valéry tâtonne vers la notion de s,stème : « Une action est rythmée quand elle dépend uniquement de son commencement - et qu'elle conserve cenaines relations initiales » (ibid., p. 1277), ce qui devient : • Le rythme est à la fois la continuité d'un système complexe et qui peut contenir des voyelles discontinues - cette continuité toujours fermée ,. (ibid., 1277-1278). D'où cette remarque importante, qui touche autant aux trouvailles des formalistes russes qu'à celles de Saussure dans les anagrammes, en 1914-1915 : • Dans le rythme, le successif a quelques propriétés du simultané » (ibid., I, 1278). Au 37 P. Valtry,, Quc-5tiom de: poésie:• 11935), ŒHw~s. td. citée:, 1, 1289. 174 CIUTIQUE DU RYTHME même endroit c'est la théorie traditionnelle qu'il reformule : .. Toute loi perçue d'une succession est rythme • (p. 1279). Il cherche cependant à distinguer le rythme de la périodicité, en 191S : c Il ne faut pas mêler et encore moins confondre, phio~ et rythme. Il n'est pas exact de dire : rythme des flots, rythme du ca::ur etc. • (ibid., p. 1282). Contre le prêt à penser, il se détourne du binaire. C'est toujours un c mécanisme • (p. 1283), une loi, mais : c Je crois que le rythme est la loi d'une suite, mais d'une suite multiple • (en 1916; p. 129S). Son originalité est le renversement des données habituelles : « Ce n'est pas la répétition qui fait le rythme; au contraire c'est le rythme qui permet la répétition- ou la crée • (ibid., p. 129S). La recherche du rapport au mouvement lui fait reprendre presque l'expression de Platon : « C'est un mode de mouvement • (p. 1296)c'est le caché, le mystère : « Le mouvement plus ou moins caché par lequel ce qui n'est pas encore est déjà, ou est entièrement dans ce qui est - s'appelle rythme • (p. 1300). Puis la recherche se déplace encore, vers la perception du rythme, la psychologie. Ce n'est pas là que Valéry trouve du nouveau : « Il y a rythme toutes les fois qu'un ensemble d'impressions simultanées ou successives est saisi par nous de telle sorte que la loi d'ensemble, par laquelle nous saisissons l'ensemble, soit aussi bien loi de réception, de distribution, que loi de production, ou reproduction • (ibid., p. 1301). Le sensible, le perçu produit la « sensation de prétJision, d'attente • (p. 1306; 1919-1920). Par là Valéry rejoint de plus en plus la régularité : « Une suite est rythmée quand on peut battre des coups qui semblent équidistants, qui la divisent exactement• (p. 1310; 1921). De nouveau la mesure : « Il n'y a rythme que si nous avons le sentiment d'une unité de mesure - cette unité ne peut être qu'un acte • (p. 1311). La périodicité, qu'il voulait éviter, est dans sa définition comme la métrique dans ses vers. Il n'y échappe que par la formule elle-même insaisissable : « Le rythme est le lieu des intersections de la loi de l'acte avec l'émission (d'énergie) • (Cahiers, 1921; 1, 411). Quand spécialement il s'agit de poésie, Valéry s'oppose à la hiérarchie classique du dualisme qui privilégie le sens. Il est du côté du son, dans une polarité analogue à celle du mètre et du rythme, du sacré et du profane. Il commente les « rapprochements physiques des mots, leurs effets d'induction ou leurs influences mutuelles qui dominent, aux dépens de leur propriété de se consommer en un sens défini et certain 31 ». Seule défense possible de la poésie dans le règne du signe, elle maintient le son et le rythme comme des niveaux distincts, d'avance isolée vaincue puisqu'elle reste la théorie traditionnelle, le primat du 38 .• Commentaires de Charmes ., 1925. Œ-s, 1, 1510. LE ll'YTHME SANS MESUllE 175 signe : c C'est un préjugé très remarquable que de croire le sens du discours être plus élevé en dignité que le son et que le rythme. / Comprendre la poésie, c'est avoir surmonté ce préjugé, qui ne doit pas être excessivement ancien, qui se rattache à l'opposition naïve et non immémoriale entre l'âme et le corps, et à l'exaltation de la "pensée" même niaise aux dépens de l'existence et de l'action corporelles même admirables de justesse et d'élégance » (Cahiers, 1925; II, 1107). Le paradoxe de cette critique du dualisme est qu'elle est faite par le désir d'une réunion mythique, proprement sacrée, identifiée à la poésie : .. Est poétique tout ce qui provoque, restitue, cet état ,mitif " (1925-1926; ibid.). Puis, à l'inverse de ce qu'il écrivait en 1915, Valéry se remet, en 1929, au modèle physiologique, la respiration, le ca:ur, organicisme et mécanicisme mêlés : .. Il est remarquable que les conventions de la poésie régulière, les rimes, les césures fixes, les nombres égaux de syllabes ou de pieds imitent le régimemonotone de la machine du corps vivant, et peut-être procèdent de ce mécanisme des fonctions fondamentales qui répètent l'acte de vivre, ajoutent élément de vie à élément de vie, et construisent le temps de la vie au milieu des choses, comme s'exhausse dans la mer un édifice de coraiP 9 ». C'est la recherche du simple, de l'unique : .. Rythme : relation particulièrement simple entre le percevoir et le produire - qu'on ne peut faire se correspondre {quand il s'agit de plus d'un seul élément) que moyennant une loi ou régime musculaire-moteur... lequel exige liaison ou limitation réciproque de potentiel et d'actuel " (Cahiers, 1929-30; I, 1336). Sa recherche du mécanisme dans le physiologique; son dualisme même, mais orienté vers le son; sa conception du sens-interprétation situé dans le lecteur, - ces éléments convergent pour détourner Valéry du rythme comme nombre, et des analyses rythmiques de la poétique expérimentale qui confond la structure du vers (modèle et exemple) avec la réalisation phonique individuelle : .. Je ne crois aux analyses de la poésie française fondée sur rythmique etc. / En tout cas, elles négligent tant d'éléments de notre musique qu'elles sont pratiquement inutiles. [... ] Quant aux mesures des temps, elles dépendent des lecteurs et en conclure quelque chose, c'est quelque chose d'une voix particulière» (Cahiers, 1929-1930; II, 1115). 11finit par constater Jui-même qu'il en est venu à identifier le rythme à la régularité, qu'il est revenu à la tradition. Dans un fragment intitulé « Rythme », en 1931 : « Rythme perception d'une relation entre actes et effets sensibles - Sorte de réciprocité entre cause et effet - Ce 39. P. Val&y, Tri Q11rl,Linb«t11r~. Œuvrcs, II, 567. 176 CRITIQUE DU RYTHME qui engendre un "monde", un système complet, fermé, - conservatif - d'échanges de temps contre actes, de potentiel contre énergie cinétique.[ ... ) Mais c'estlà une définition de la régularité» (Cahiers,I, 1340). De 1902 à 1936, il a tourné en rond, abouti à un renoncement théorique. Non une théorie négative, mais le maintien de la théorie traditionnelle. Avec cependant cette variante, qui réserve la poésie, qu'il n'y a rythme que pour le vivant : « Tout rythme est d'essence périodique mais la réciproque n'est pas vraie. Toute période n'est pas rythmique. Il faut, en effet, que l'être vivant composésoit de la partie » (1936; ibid., I, 1355). L'abstraction à partir des problèmes de la perception, avec des exemples simplifiés (trois coups, une série de coups), a laissé Valéry dans la théorie générale, dont le langage, ou plutôt la poésie, uniquement, ne peut jamais être qu'une spécialisation. j'aborde maintenant les éléments dont se compose la théorie traditionnelle. C'est d'abord la place que la philosophie fait au langage, particulièrement quand elle a essayé de penser le rythme. La circularité du mètre et du rythme est un effet traditionnel de la régularité. Le dualisme a fait du mètre une norme, un rythme abstrait, le général opposé au particulier. Il y a lieu d'étudier ses rapports récents avec le primat de la langue. Du formel produisant du formel. Il n'y avait place que pour une stylistique du rythme - alors qu'il y a à faire une poétique du rythme. Où commence l'étude du rythme sans le mètre, celle des éléments constitutifs du vers, et la critique des notions courantes sur le vers français, auxquelles s'oppose la prosodie comme signifiance. 3. Le rythme hon du langage Paradoxe des rapports entre le langage et le rythme, là où la pensée traditionnelle du temps, de la durée, a été contestée, modifiée, vers une pensée du continu, le langage est resté dans la théorie du signe, qui est discontinu. La philosophie de Bergson montre cette figure et ce moment des rapports entre le rythme et le langage : plus elle situe le rythme dans le continu, plus elle le sépare du langage. Le mouvement indivisible est opposé à la langue, qui est fixée, et générale. Bergson continue ainsi, en l'aggravant, la théorie traditionnelle, précisément là où il était réputé la transgresser. Il permet d'exposer ainsi assez clairement le problème du rythme - du moins dans la poésie, et ce qu'on peut en apprendre aussi pour ce qui n'est pas la poésie : concevoir le rythme comme un avant-le-langage, sans en faire un dehors du langage. Dans la contradiction tenue, avant le langage c'est encore le langage. LE RYI'HME SANS MESURE 177 Il me semble que ce problème peut le mieux s•énoncer à travers la forme qu'il prend chez Bergson : pour valoir doublement contre le discontinu du signe, et contre la pensée du continu, qui n•a su se constituer qu'en reprenant les griefs traditionnels adressés au langage. Ce qui situe également cette analyse en préalable aux rapports du rythme et du mètre. Bergson, dès l'Essai sur les données immédiates de la conscience, associe et, pratiquement, identifie, rythme et mesure. De mouvements gracieux qu'accompagne la musique, il dit : « c•est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir mieux encore les mouvements de l'aniste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. [... ] la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire 40 ». Régularité du rythme et retours périodiques de la mesure font des substituts fonctionnels, au point que rythme et mesure sont une redondance, un en deux. Ce que montre le passage du et (le rythme et la mesure) au de : « ces imagesne se réaliseraient pas aussi fonement en nous sans les mouvements réguliers du rythme, par lequel notre âme, bercée et endormie, s•oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète ,. (livre cité, p. 14). Autant au rythme est attribué un rôle capital, autant ce rôle est celui de la régularité, où de la musique on passe à la poésie : « D•où vient le charme de la poésie ? Le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images, et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire ,. (ibid., p. 14). Discours classique du signe, que la métaphore du traduire vient confirmer. L'architecture finit de situer le rythme comme régularité, symétrie en elles-mêmes étrangères au langage, ainsi associé au quotidien : « La symétrie des formes, la répétition indéfinie du même motif architectural, font que notre faculté de percevoir oscille du même au même et se déshabitue de ces changements incessants qui, dans la vie journalière, nous ramènent sans cesse à la conscience de notre personnalité ,. (ibid., p. 14). Le rythme est la construction d'une symétrie. Une activité et une création : la nature « ne dispose pas du rythme ,. (ibid., p. 14). La « fixité ,. contre la « vie ». Endormir, docilité, c'est le passage à l' « hypnose. -Ainsi, en musique, le rythme et la mesure suspendent la circulation normale de nos sensations et de nos idées en faisant osciller notre attention entre des points fixes ,. (ibid., p. 13-14). Le rythme imprime, plus qu'il n'exprime. La nature « se borne à exprimer des sentiments ,. (ibid., p. 14). L'insistance sur la construction et les « procédés ,. vise à tendre la contradiction entre 40. Henri Bergson, Esui s11rlts donnlts immldûitts de L, conscitna (1889), dans Œ11flm, éd. du Centenaire, PUF, 1970, (1•ro éd., 1959), p. 12. 178 CRfflQUE DU RYTHME l'indéfinissable état psychologique • (ibid., p. 16) et la fixation de cet indéfinissable qui le restitue activement. c Empirique abstrait, Bergson a fait une philosophie de la perception, du temps, de l'espace, de la personne, de la liberté- pas du langage, pas de l'histoire. Ainsi il oppose le rythme humain au rythme cosmique - mais dans l'humanisme générique des catégories. A la fin de Matière et Mémoire (1896) : « et telle est en effet la distance entre le rythme de notre durée et celui de l'écoulement des choses que la contingence du cours de la nature, si profondément étudiée par une philosophie récente, doit équivaloir pratiquement pour nous à la nécessité • (ibid., p. 377). Rythme s'oppose à l'écoulement, au cours. L'invention, la création caractérisent, valorisent le rythme et la durée subjectifs. Dans L 'Evolution créatrice(1907) : « Plus nous approfondirons la nature du temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau • (ibid., p. 503) et « Le temps est invention ou Ü n'est rien du tout (ibid., p. 784). Plus Bergson a opposé le rythme de la durée à la nature, au cosmique, plus il l'a intériorisé. Dans l'introduction de 1922 à La Pensée et le Mouvant, il compare « à notre durée ce qu'on pourrait appeler la durée des choses : deux rythmes bien différents, calculés de telle manière que dans le plus court intervalle perceptible de notre temps tiennent des trillions d'oscillations ou plus généralement d'événements extérieurs qui se répètent : cette immense histoire, que nous mettrions des centaines de siècles à dérouler, nous l'appréhendons dans une synthèse indivisible • (ibid., p. 1311). JI) Cet indivisible est ce qui ne tient pas dans le langage. Plus Bergson a intériorisé le rythme, plus il l'a mis hors du langage. Comme si le langage était hors de ce dedans. Tous les clichés, fixes, de la métaphysique du signe, sont restés inchangés chez Bergson, paralysant toute poétique possible, ramenant au fixe sa pensée du mouvement. Depuis l' Essai sur les données immédiates... : « notre langage est mal fait pour rendre les subtilités de l'analyse psychologique • (ibid.,p. 13). - comme si elle existait hors de ce langage. C'est le primat du mot, l'opposition du social à l'individuel - la-langue-de-tout-le-monde contre les impressions déücates et fugiti'Ves de notre conscienœ individuelle. Ceci est une anthologie : « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s'exprimer par des mots précis; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés LE RYTHME SANS MESURE 179 pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité ,. (Essai... , ibid., p. 87). C'est que le langage, précisément, n'est pas dans les mots. Ce que prouve la littérature. En quoi s'évanouit le traditionnel et si superficiel rapprochement de Proust à Bergson. Rien qui illustre mieux que la recherche de Proust qu'il faut une ceuvre, non pour créer, mais pour transformer les mots. Ou alors, le mot, c'est l'ceuvre. C'est elle qui fait Méséglise, et catleya. L'indigence qui réduit l'activité du langage au mot linguistique - et qui rapproche ici Bergson de Husserl - est un vieil héritage logique, qui n'évite pas de retentir sur la théorie de la sensation, et surtout sur celle de l'individu dans sa « conscience ,. - terme qui résume à lui seul l'obstacle épistémologique que représente cette psychologie (qui est aussi une sociologie), pour une théorie du langage. La nomenclature, ou plutôt la représentation nomenclaturiste, qui est la théorie traditionnelle du langage, est ainsi paradoxalement aussi une théorie de l'individu - isolement du mot, isolement de l'individu - qui brouille la constitution du sujet, en le dressant contre le langage, langage-des-autres, antérieur-extérieur : « Ainsi chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme,. (Essai... , ibid., p. 108-109; cf. Le rire, ibid., p. 460). Séparation du sentir et du langage, du penser et du langage, allant de soi, intégrée à l'opinion commune, comme l'opposition de l'individu au social - dont elle est solidaire, et épistémologiquement contemporaine. Tout le travail de l'historicisation, de Dilthey, de Groethuysen, la repousse au magasin des antiques, même si vous la croisez tous les jours. Le dualisme est l'impuissance à théoriser le langage qui est vouée à le théoriser : « nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ,. (Essai, ibid., p. 109). Il est donc conduit à concevoir l'art comme un contre-langage, la présence du hors-langage, du pré-langage, dans le langage- la tenue de l'impossible, de l'incompréhensible : « Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité ,. (ibid., p. 109). Ce miracle, ce caractère paradoxal du discours, est l'effet immédiat de la langue. La langue, pour Bergson, - pour la théorie traditionnelle, jusque chez Bergson - est première, en étant nomenclature : 180 CRITIQUE DU RYTHME • Essentiellement discontinue, puisqu'elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée • (Matière et Mémoire, 1896; ibid., p. 269). Où la• parole ,. ne peut être que l'emploi, l'effet de la langue. Selon la confusion classique de la langue et de la culture, la langue est « raffinée ou grossière », • primitive •ou• très perfectionnée ,. (ibid., p. 269). Mais si perfectionnée qu'elle soit, la langue, toute langue, est ici hétérogène à la pensée parce qu'elle est hétérogène au mouvement : « Les images ne seront jamais en effet que des choses, et la pensée est un mouvement• (ibid., p. 269). Plus Bergson pense le mouvement, la oie, plus il en détache le langage. Nomenclature, il ne peut être qu'associationniste - l'association consistant à • substituer à cette continuité de devenir, qui est la réalité vivante, une multiplicité discontinue d'éléments inertes et juxtaposés • (ibid., p. 277). En quoi la critique de l'associationnisme ne voit pas qu'elle fait ou consolide en même temps une conception associationniste du langage. C'est sa continuité avec sa théorie du cosmique : • vous aurez du mécanique dans du oivant • (Le rire, 1900; ibid, p. 423). Puisque la langue est faite d'unités discrètes, et que • tout changement, tout mouvement » sont « absolument indivisibles • (La perception du changement, 1911; ibid., p. 1377). La fixité-nomenclature est aussi une fixité inhérente à la morphologie, à la syntaxe. Ce qui est la conception du langage de Port-Royal, l'essentialisme poussé logiquement. Il y a trois• espèces de représentations • auxquelles • correspondent trois catégories de mots : les adjectifs, les substantifs et les verbes, qui sont les éléments primordiaux du langage.Adjectifs et substantifs symbolisent donc des états. Mais le verbe lui-même, si l'on s'en tient à la partie éclairée de la représentation qu'il évoque, n'exprime guère autre chose • (L'évolution- créatrice, 1907; ibid., p. 751)40bis. On pourrait dire que Bergson a une linguistique de l'être, alors que pour tout l'extra-linguistique, il s'est voulu du côté du devenir et du mouvement, de la « continuité du devenir • (ibid., p. 766). Sa métaphysique du langage rejoint un pragmatisme utilitaire sans illusion - comme chez Pascal : • Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort [penser le 40bis. Ce qui est « propre et essentiel • au verbe dans la Grammaire générale et r•isonnte est l'affirmation, qui se trouve à l'état pur dans le verbe être, verbe « substantif • et tous les autres verbes sont compris comme l'affirmation d'un attribut, « et ainsi c'est la même chose de dire, Pierre flit, que de dire Pierre est flÎflant • (p. 67). Comme les adjectifs • signifient des substances •• mais « doivent être joints à d'autres noms dans le discours • (p. 2S)- d'une certaine façon, tout se ramène, verbe et adjectif, à la substance, et « les substances subissent par elles-mêmes ,. (p. 2S). Arnauld et Lancelot, Gr.mmaire glnérale et raisonnte, Republications Paulet, 1969. LE RYTHMESANS MESURE 181 mouvement] en substituant à la continuité mouvante des choses une composition anificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l'avantage de se manipuler sans peine ,. (ibid., p. 773). Mais comment une pensée du devenir, et du mouvement, peut-elle se dire, si le langage l'en empêche ? Et se penser ? Le paradoxe des problèmes de la perception est que leur faible, leur achoppement est la théorie du langage qu'ils ne font pas. Ils ne peuvent que la présupposer. Et ils ne peuvent présupposer que la théorie traditionnelle. Le rythme-mouvement échappe au langage de positions. Antérieur extérieur comme et avec la pensée. C'est la solidarité négative de la théorie du rythme avec la théorie du signe - qui les invalide toutes deux, du point de vue d'une anthropologie historique du langage. Dans L'âme et le corps, en 1912 (conférence recueillie dans L'Énergie spirituelle), une réduction à la biologie (« si nous pouvions pénétrer dans un cerveau qui travaille », p. 850), loin de matérialiser le langage, pousse à son excès l'idéalisme du signe. Mais cette fois les résidus ne sont pas les signifiants seulement. Les idées aussi sont des résidus de la pensée-mouvement : « même avec des idées, vous ne reconstituerez pas de la pensée, pas plus qu'avec des positions vous ne ferez du mouvement ,. (ibid., p. 848). Le rythme n'est pas l'élément phonique. Le rythme est l'oubli des mots : ce qui, passant dans le langage, fait oublier le langage - la perfection du langage : disparaître, vers l'unité première. Où on retrouve la musique. C'est le mime des gestes, de la pensée, du monde. L'illusion cosmique. Le plus grand abus possible de langage et du langage. La littérature montrée comme un illusionnisme, au lieu que c'est cette théorie du langage qui est l'illusionnisme majeur. Puisque les mots « ne diront pas ce que nous voulons leur faire dire si le rythme, la ponctuation et toute la chorégraphie du discours ne les aident pas à obtenir du lecteur, guidé alors par une série de mouvements naissants, qu'il décrive une courbe de pensée et de sentiment analogue à celle que nous décrivons nous-mêmes. Tout l'art d'écrire est là. C'est quelque chose comme l'art du musicien; mais ne croyez pas que la musique dont il s'agit s'adresse simplement à l'oreille, comme on se l'imagine d'ordinaire.[ ... ) il s'agit de tout autre chose que d'une harmonie matérielle des sons. En réalité, l'art de }'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots. L'harmonie qu'il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu'alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n'y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l'unisson l'un de l'autre. Le rythme de la parole n'a donc d'autre objet que de reproduire le rythme de la 182 CRITIQUE DU RYTHME pensée; et que peut-être le rythme de la pensée sinon celui des mouvements naissants, à peine conscients, qui l'accompagnent ? • (ibid., p. 849-850). Il y a des formes plus récentes de cette irrationalisation du rythme. Mais le type en est accompli chez Berpon. On peut ensuite y renvoyer. Une mise hors langage est une hypostase. On conçoit qu'elle échappe à l'analyse. La démarche est alors, à travers le concret apparent, une évocation par métaphore. Ce que permet l'intuition, la sympathie : « Avant l'intellection proprement dite, il y a la perception de la structure et du mouvement; il y a, dans le langage qu'on lit, la ponctuation et le rythme • (Introduction II de 1922 à La pensée et le mouTJement;ibid., p. 1326). La diction n'est là que parce qu'elle précède« l'intelligence •· Soutien de l'analogie : « Dans la page qu'elle a choisie du grand livre du monde, l'intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l'évolution créatrice en s'y insérant sympathiquement • (ibid., p. 1327). Particularité, chez Bergson, de l'instrumentalisme du signe - la réductiondu langage à la communication : une genèse qui fait venir le signe du signal - méconnaissant la différence de nature et de fonctionnement qui les sépare. Aussi recommence-t-til une fiction théorique comme celles du XVIII"' siècle : « Quelle est la fonction primitive du langage ? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération. [... ] la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. [... ] Telles sont les origines du mot et de l'idée. L'un et l'autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. [... ] Je veux bien aussi que cette pan si modique d'intuition se soit élargie, qu'elle ait donné naissance à la poésie, puis à la prose, et conveni en instruments d'an les mots qui n'étaient d'abord que des signaux : par les Grecs sunout s'est accompli ce miracle» (ibid., p. 1320-1321). Tous les personnages du mythe sont présents, jusqu'à l'antériorité de la poésie sur la prose, la confusion de la prose avec le langage ordinaire, la limitation à la Grèce confondue avec l'universel. Un signal ne devient pas un signe. Un système de signaux est spécifique, limité, chaque signal pone un message et un seul. Seul le langage comme système de signes peut être l'utilisation infinie de moyens finis. L'aboutissement de l'opposition entre la stabilité du langage et la réalité mouvante est l'inadaptation du langage à la philosophie, qui est ainsi directementen rappon avec le mouvement, le devenir. Le langage est • ouven à la philosophie; mais l'esprit philosophique sympathise avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des choses, et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement LE RTI'IDŒ SANS MBSUU 183 de l'ancien » (ibid., p. 1322). Raison, conservation, science, du côté de la fixité. La critique de l'intelligence aboutit à une critique de la critique. La critique est limitée au social, à la conf!enation, qu'un jeu typiquement réaliste a associé à la conseroation : « conversation ressemble beaucoup à conservation ,. (ibid., p. 1322). Pas en hébreu. Ni en russe. Sans compter d'autres langues. Que valait donc l'argument ? Qu'est devenu l'universel ? L'opposition des mots et des choses est donc celle du langage et des rythmes, de la fixité et de « l'océan du devenir ». Voilà comment le culte du rythme se révèle une anticritique. La critique est réduite à la conversation : « La nature se soucie peu de faciliter notre conversation. Entre la réalité concrète et celle que nous aurions reconstruite a priori, quelle distance ! A cette reconstruction s'en tient pourtant un esprit qui n'est que critique, puisque son rôle n'est pas de travailler sur la chose, mais d'apprécier ce que quelqu'un en a dit ,. (ibid., p. 1323). Ce qui suppose que le philosophe sympathique travaille sur la chose sans langage. « Prendre contact avec la chose » (p. 1324) : presque le discours de Husserl. Au terme de sa « vision directe, vision qui perce le voile des mots ,. (p. 1324), et par une mondanisation du langage, Bergson oppose, à l'Homo /aber, à l'Homo sapiens, l'Homo /oquax, « dont la pensée, quand il pense, n'est qu'une réflexion sur sa parole » (p. 1325). Par une opération qui a quelque analogie avec ce que faisait Marx dans L'idéologie allemande, qui rejetait le langage des philosophes mais aussi, imprudemment, la philosophie du langage, Bergson rejette les « notions générales emmagasinées dans le langage » (p. 1329) et, lui aussi confondant le langage et ce qui est dit (les discours, les idéologies) il rejette le langage tout entier. Quand le langage est un dépôt, c'est seulement de la perception d'instants, qui sont des « arrêts virtuels », dans la continuité du mouvement : « La recette en est déposée dans le langage41 ». Les anges ont cet accès aux choses. L'histoire des rapports entre le rythme et le langage est l'histoire du conflit entre le poème et le signe, entre l'historicité de l'empirique, indissociablement langage-histoire, et l'ahistoricité du cosmique. C'est l'ambiguïté du rythme : ordre, ordonnance, régularité, périodicité : être le mètre et passer pour le rythme. Le langage n'a pas le temps du mètre. La métrique de l'univers ne se dit pas. 4. Le mêtre pour le rythme Trois éléments se conditionnent inséparablement : le primat de la 41. H. Bergson, DNTit tt sim11lt11néité. 1922, dans Mélangts, PUF, 1972, p. 107. 184 CRITIQUE DU RYTHME notion de régularité pour définir le rythme, la confusion entre le rythme et le mètre, et le primat du mètre sur le rythme. Cette circularité est sans issue tant qu'un de ces éléments est présent. Comme catégorie, le mètre, dans la Poétique d'Aristote, est une espèce du genre rythme : « car les mètres sont des parties des rythmes, c'est évident- 'telyapIU't(XlÔ'tt !Wf>tœ~wvpuOµ.wv ,:cr.c,tœvçov 11 (1448 b), dans le contexte où Aristote dit que, « par nature, l'imitation, l'harmonie (les traductions disent : la mélodie) et le rythme sont en nous •· Mais le rythme est déjà lui-même, chez Platon, ordre, arrangement, ordonnance, dans le passage des Lois(livre Il, 665 a), qui est lui-même inséparable de la circulation interne de ces textes : « (Nous avons dit)[ ... ] que pour l'ordre du mouvement rythme était le nom - 'tTiôi;~c; xtvi;-:rcwc; ~içcc p~ ov0114 eh; "• dans un passage sur les chœurs, où, pour l'ordre de la voix, le nom était « harmonie œpi,,oviœ •· Ainsi l'inclusion d'une catégorie dans l'autre pourra changer de sens : ce changement, dans cenaines limites, ne change rien. Du rythme, principe général, le mètre, les mètres, ne sauraient être qu'une spécialisation. Quand le vers est devenu premier, et le rythme, la manisfestation du mètre, on obtient la proposition de Jirmounski : « sans mètre il n'y a pas de rythme 42». Rythme second. L'inversion, réelle, met toujours en premier la permanence de l'ordre, dont le rythme est conçu comme une variation ou un écan. Reste qu'il y a deux courants opposés, derrière le brouillage de la notion qui résulte de son inversion historique. I.A. Richards est aristotélicien : le mètre est pour lui une « forme spécialisée du rythme 43 ,._ Ce débat n'est ni formel, ni restreint au passé. Il met en jeu le discours tout entier. Il implique une théorie du sens et du rythme, de leur rappon. En termes aristotéliciens, le mètre est une imitation. Thompson y voit une imitation « des éléments de base de notre langue et de leur ordre » 44 • Le patron métrique, prosopopée de la langue, dit : « Whatever else I may be ta/king about, I am talking also about language itself - Quelle que soit la chose dont je parle, je.parle aussi de la langue elle-même ,. (ibid., p. 13). J'y reviens plus loin. Mais les formalistes, et R. Jakobson, n'ont pas cessé d'opposer, à la « théorie de l'adéquation absolue du vers à l'esprit de la langue .., la« théorie de 42. Zirmunskij, lntrodl4Ctionto mttrics, Tht Thtory of Vtrst, Mouton, 1966, (éd. russe, 1925,), p. 71. 43. I.A. Richards, Princip/esof Littrary Criticism, Londres, Routlcdgc, 1963 (I"' éd., 1924), p. 134. 44. John Thompson, Tht Fo11ndingof English Mtrtr, Londres, Routlcdgc, 1961, p. 9. LE RYTHME SANS MESURE la violence organisée exercée par la forme poétique sur la langue45• 185 Il semble que la principale opposition ne soit pas celle-là, entre le vers et la langue, mais celle qui se découvre eri elle du discours à la langue, et qui passe entre le sens et le pas de sens. Ceux qui partent du mètre pour y inclure le rythme l'abstraient de la signification. Ceux qui partent du rythme second, déjà opposé au mètre, même s'ils demeurent généralement dans l'opposition polaire du rythme et du mètre, lient les faits de rythme à la signification : il s'agit de voir, et de savoir, comment. Partant du rythme premier, défini par Platon dans les Lois, on découvre dans tout rythme « l'ordre et la proportion dans l'espace et dans le temps ,., comme écrivait Vincent d'Indy, que cite R. Dumesnil (livre cité, p. 12). Rythme, belle ordonnance, cadre du scénario de l'étymologie par les vagues de la mer, comme le voyait Helmholtz, pour qui l'intelligence « saisit le mouvement rythmique toujours varié des ondes sonores comme sur le bord de la mer elle admire le mouvement des vagues ,. (cité par Dumesnil, p. 16). Dumesnil termine Le rythme musical sur le rythme comme « loi d'ordre et de proportion ,. (p. 182). Il n'a fait qu'y ajouter la syncope et le jazz. L'ordonnance reste intacte. L'essence-régularité du rythme est réalisée dans le patron métrique, même si ce patron reste virtuel. Il suffit que le principe de la régularité reste principe. La psychologie de la perception s'en contente : « Le rythme est l'impression que l'on éprouve d'une régularité dans le retour des temps marqués 46 • ,. La régularité essentielle à la mesure passe donc du rythme au mètre. Le paradoxe, pour la théorie du discours, est que ce passage, naturel, inévitable dans la théorie classique, rend impossible une théorie linguistique du rythme. Il fait écran entre le vers et le discours. Et cet écran de lecture a été incorporé à l'écriture et à la théorie du vers : ce que font apparaître les licences, substitutions, équivalences - et plus généralement tous les problèmes de la métrique. Régularité, symétrie : le mot hémistiche a été pris étymologiquementune moitié de vers. C'est la tradition de Becq de Fouquières, de Sully-Prudhomme et de Grammont, que citait Georges Lote 47 • Elle n'est pas éteinte. Elle définit parfaitement la cadence : « Nous appellerons cadence la répétition à intervalles isochrones d'un son ou d'un mouvement 48 .,. ◄S. » R. Jakobson, 0 Cheshslromstilehepreim11shchestwnm, 11 soposU11lenii s n,ss/rim tchiq11eprincqnJementen romp•rtUSOn dvtc le r11sse), Brown University Press, Providence 1969 (ltt éd. Berlin, 1923), p. 16. Traduction dans Q11estions de poltiq11e,éd. citée, p. 40. 46. Maurice Grammont, Trailt th phonttù/11e,Delagrave, 1933 (8' éd. 1965), p. 137. 47. G. Loie, Etll<hs s11r le 11en fr.nÇdis, L'Aleundrin dtins J. phonhiq11e apmmenule, éd. citée, p. 113. 48. P. Fraisse, PrychoJogwd11rythme, PUF, 1974, p. 43. (le 11en 186 CRITIQUE DU RYTHME La régularité-périodicité exclut du rythme le langage en général, et la prose en particulier : « Le rythme n'existe que dans la poésie 49 .,. Forme extrême. Aussi répandue empiriquement que linguistiquement paradoxale. Elle est incompréhensible sans l'histoire de la théorie du rythme. Sa justification psychologique couramment alléguée est la notion d'attente. Où s'expose la fragilité des arguments réversibles. Ce que critiquait Harding : « pour autant que nous anticipons quoi que ce soit pour le rythme de bons vers nous anticipons la variété so,..Attente du retour, attente de la déception de l'attente : l'esthétique de la surprise est un autre aspect de l'opposition polaire du rythme et du mètre, comme les « licences ,., La circularité qui lie la rupture à la continuité, la déception à l'attente, le rythme second au mètre premier, apparaît par l'exemple banal du refrain. Fonctionnellement, le refrain est ce qui reyient, dont le retour (après chaque strophe ou couplet) est périodique. Etymologiquement, il est l'inverse : « ce qui brise le déroulement », dit le Dictionnaire de musique que j'ai cité. Le retour et la rupture sont un seul et le même, non seulement à tour de rôle, mais la rupture est elle-même retour. Ce qui figure l'essence cyclique du rythme dans la théorie traditionnelle. Le retour est le sens du mètre qui n'a pas lui-même de sens. Sens psychologique ou culturel. Le mètre peut avoir le sens du sens-duvers : imitation, expressivité. La justification générale est demandée à · · 'là·psychologie. Chatman écrit : « La métrique donne ainsi l'exemple ·du besoin humain général de catégoriser que, nous assurent les psychologues, nous possédons pour cinq bonnes raisons : réduire la complexité de notre environnement, identifier les objets du monde autour de nous, réduire la nécessité de traiter constamment les choses comme si elles étaient des récurrences nouvelles, aider à résoudre des problèmes, et découvrir (ou inventer) des ordres ou des relations parmi les événements St.,. Chatman veut une métrique « empirique, inductive " (livre cité. p. 102). Le mètre et la signification « s'informent mutuellement et sont mutuellement appropriés " (ibid., p. 101). La justification est culturelle : le mètre symbolise « la relation générale entre le poète et son public • (ibid., p. 222) - au nom de quoi Chatman rejette l'argument traditionnel, et fondamental pour la tradition, de fonction mnémotechnique : elle n'est pas distinctive du mètre si elle est « également appropriée à un slogan publicitaire et à un sonnet de Shakespeare " (ibid., p. 222). Le mètre est « fondamentalement un "rythme secondaire" linguistiquement déterminé• (p. 29). 49. R. Jakobson, Lt on, tchiq11t... , dans Q11t1tionsdt po#tiq11t,p. 41. 50. Harding, Words into Rhythm, p. 40. St. Seymour Chatman, A Thtory of Mttn, Mouton, 1964, p. 101. LE RYTHME SANS MESURE 187 Ainsi l'empirisme linguistique s'harmonise parfaitement avec la théorie du rydune premier. Si le mètre est imitation, et d'abord imitation du rythme du monde, le mètre est un ornement. La notion, par là, du charme poétique, n'est pas bornée au XVIII• siècle, dont Chatman donne des exemples (livre cité, p. 205-206). Elle pénètre l'esthétique, puisqu'elle fonde la notion de plaisir. Coleridge est sans doute le premier à rejeter le mètreomement, en représentant l'œuvre comme un système organique : « que toutes les parties d'un tout organisé doivent être assimilées aux panies les plus importantes et les plus essentielles 52 •· Le mètre n'est pas un charme, surajouté. Il y a des• modes d'expression ,. (livre cité, p. 205), dit Coleridge. Ce qui lui fait associer originellement la poésie et le mètre, mais le mètre dans un discours, tout compris. u poésielyriq11eattend sa critu:/Ne. 1910, p. 281. A. BKLYJ, SÏTmJolizm, Moscou, 5. La norme et l'écart Ordre, imitation, le mètre est un patron, une structure, un modèle. Il en sort une double opposition. L'opposition du mètre comme norme, c'est-à-dire virtualité visée, idéale, au rythme comme réalité linguistique, c'est-à-dire réalisation dans le discours 53, la comparaison du rythme au mètre permettant une typologie historique, statistique, qui s'est développée dans le domaine russe : une rythmiq"e opposée à la métriq"e, et caractérisant, selon Tomachevski, « la manière poétique individuelle d'un auteur, d'une tendance, d'une école ou d'une époques-4 ... Jirmounski fait de la métrique une partie de la poétique ce qu'elle n'est pas chez Aristote- qu'il définit• la science des normes du discours artistique déterminées par une intention artistique (téléologiquement) ,.ss. Mais, secondement, l'opposition de la norme à S2. Samuel Taylor Coleridge, Biogrtiphùalitrrtfflll, Londres, Everyman'1 Library, 1967, (1"' id. 1817). p. 211; Chatman cite ce passa1e. S3. Le rythme est alon le rythme de la langue elle-même, qu'une tradition anglo-américaine appelle prose rhythm: R. Fowler (ed.) Esuayson style and Lmg,u,ge, Londres, Roudedge & Kegan Paul, 1966, p. 12-83; Geoffrey N. Leech, A lingNistic l"ide to Englishpoetry, déjà cité, p. 103. S4. V. V. Tomaievslr.ij, 0 stiche (Le '1ers), Munich, Wilhelm Fink Verla&, 1970 (Leninp, 1929), p. S4. SS. V. Zirmunslr.ij, JntrodNctionto Metrics,The Theory of Verse, déjà cité, p. 17. 188 CRITIQUE DU RYTHME la réalité est souvent représentée, sinon le plus couramment, comme une opposition entre une norme et un écart, un automatisme et une libération, l'esthétique de la surprise, la liberté, etc. « Le rythme, c'est le mètre libéré de ses contraintes, de son automatisme, le mètre reconnu et dépassé ,. et le rappel automatique « brisé par la surprise d'un choix plus libre56 ». Mais pour d'autres, le mètre est simplement un principe descriptif : ainsi le principe syllabique n'est que le nombre de syHabes dont se compose un vers. Un « comput 57 ». En fait, les deux notions d'écart et de réalisation sont conjointes, particulièrement dans la tradition, ou école, de métrique statistique russe. CeHe-ci fournit l'exemple le plus considérable, et systématisé, d'une analyse quantitative. Le mètre y est : 1) un concept abstrait qui n'a pas à être absolument réalisé, ce qui est un universel, identique dans toutes les langues; 2) il est fonction des oppositions phonologiques propres à chaque langue (quantitatif, syllabique, accentuel); 3) il se réalise diversement selon qu'une langue a un accent fixe (l'anglais) ou variable (le russe); 4) il prête à une analyse quantitative; 5) et 6) détaillée par époque, par poète. C'est le tableau qu'expose Marina Tarlinskaïa58 , en appliquant à l'anglais ce qui a jusque là été essentiellement - à ma connaissance - appliqué au russe. C'est un problème général de méthode qui est posé : l'exportation de cette métrique. Le point de départ en était une réaction contre la phonétique expérimentale qui oubliait la structure du vers en prenant la réalisation phonique individuelle. La métrique par analyse quantitative est donc d'abord une étude des structures de vers. C'est une étude historique : pas plus que Propp, elle ne déshistoricise par sa « méthode formelle », comme, inversement, ont déshistoricisé les disciples structuralistes. C'est une étude de grandes quantités de vers, mais par échantillonnages, et application de modèles probabilistes, - différence importante avec les métriciens occidentaux qui travaillent généralement (y compris les générativistes) sur peu d'exemples, isolés. Mais le principe fondateur reste l'écart. Tarlinskaïa écrit : • Les concepts théoriques cardinaux de ce livre sont ceux de mètre, de norme et de types de déviation de la norme ,. (p. 11). Ainsi la métrique est l'application d'une théorie non critiquée, qui prête précisément à la critique du rythme et du discours. A l'intérieur de ses limites propres, la diversification même de l'invariance (par époques, par poètes) brouille la limite entre norme et écart, limite qui se définit alors en termes de seuils, eux-mêmes variables. 56. K. Varga, üs Constantes du poimt, déjà cité, p. 15. 57. Antonio Quilis, Mitrica espanola, Madrid, Ediciones AlcaJa, 1975, p. 39. 58. MarinaTarlinskaja, Eng/ish Verse, Theory and History, Mouton, 1976 (Moscou, 1973), p. 12. Exemple qui impone parce qu'il est le plus récent d'une lon1ue tradition, et qu'il s'applique à la métrique d'une autre langue que le russe. 189 LE RYTHME SANS MESURE Ainsi la métrique par analyse quantitative s'exporte, s'applique. Elle produit une mécanique qui ne tend qu'à se généraliser, sans remettre en question sa conception du rythme, du sens, du poème. C'est cette critique qui est à entreprendre. Il ne semble pas que cette métrique soit applicable au vers français, étant donné le rapport entre le rythme de la langue et les schémas métriques, - ce qui est repris plus loin. Mais la métrique quantitative permet à Tarlinskaïa une comparaison« du » vers iambique anglais du XVIU•siècle avec celui du XIX•, qui vise à donner un « fondement scientifique objectif » aux évaluations subjectives. Elle détermine ainsi des différences entre l'iambe anglais, allemand et russe. Elle permet d'historiciser, de spécifier, ce qu'une métrique abstraite prendrait pour un universel métrique. Et si un iambe (brève-longue; inaccentuéeaccentuée) n'est plus partout le même, que devient la métrique ? -c Ainsi les accents ictiques non marqués à cause des syllabes inaccentuées de mots polysyllabiques sont un trait distinctif de l'iambe , , , russe (Ekaterinskix dvorcov, Admiraltejskaja igla), parce qu'il y a beaucoup de mots longs polysyllabiques avec un seul accent en russe ,. (p. 8). Au contraire, en anglais, les déplacements d'accents sont caractéristiques du vers 'iambique. Ainsi Tarlinskaïa montre que le même rythme n'est pas le même mètre. Le début (les deux premiers pieds), dans un vers de Shakespeare, reste dans le cadre iambique en anglais , , , , , Romans, f.riends, followers, favourers of my right mais, dans une traduction ·russe de drame élisabéthain, , , , , , Zdrastvuj, den', zdrastvuj, zoloto moë n'est pas iambique du tout • (p. 8) en russe. Les traditions ne sont pas les mêmes. De plus, un même vers, tel qu'il est rythmé linguistiquement, peut être métrique ou non selon les époques. Il peut même être différent selon qu'il est dans un drame de Shakespeare ou dans les Sonnets. C'est un apport fondamental de cette métrique comparative. Elle contribue ainsi à intégrer, contre la tradition, le mètre au discours. c Si la critique du mètre comme nonne doit découvrir ses implications, elle ne peut mieux se fonder que sur l'œuvre de celui qui a créé la métrique par analyse quantitative, et dont toute l'école russe est sortie : celle d'André Bely, à qui Jirmounski rend hommage en 192859• Une 59. V. Zinnunskij, Voprosyuorii literat11ry, stat'i 1916-1926 (Q11estions de théoriede '4 littérat11re,articles, 1916-1926), Mouton, 1962 (Léningrad 1928) p. 8. 190 CRITIQUE DU RYTHME critique de la notion sans support concret ne serait pas spécifique au mètre. Elle reviendrait à la critique de la norme, qu'il n'est plus nécessaire de faire. Il ne suffit plus, sur ce point, de prendre collectivement les « formalistes •, à moins d,imputer à l'un, comme Chklovski, ce qui revient à Bely. On trouve chez lui tout ce qu'on trouve chez ceux qui l'ont suivi. Mais son historicité donne aux notions techniques une situation, une amplitude, qui n'apparaissent pas aussi claires chez ses successeurs. Pour Bely, en 1910, le métrique est le« normal •60• Les vers où le patron métrique est totalement réalisé sont des « vers normaux • (livre cité, p. 344). Le rythme est le « caractère de la succession temporelle • (p. 149) dans la musique - la poésie, un « pont lancé de l'espace au temps • (p. 149). Ce qui caractérise la métrique chez Bely, et qu'il permet mieux que tout autre de montrer comme essentiel à la métrique en général, à travers sa référence à la musique et au temps, est son rapport à l'esthétique kantienne. La métrique est kantienne. En termes nietzschéens, d'époque, Bely conçoit le rythme comme l'esprit de la musique : « l'expression de la mélodie naturelle de l'âme du poète (Pesprit de la musique) •, et le mètre, « la forme complètement cristallisée, artificielle de l'expression rythmique • (p. 254). Le rythme, élément fondamental de la musique, est « la succession dans le temps • (p. 219). Bely, qui vise une « esthétique formelle • (p. 187), • exacte • (p. 188), veut dégager des lois d'évolution, de différenciation.. Il s'appuie pour cela sur Kant parce que « Toute esthétique est encore une esthétique transcendantale au sens kantien, c'est-à-dire qu'elle est en rapport avec l'espace et le temps • (p. 202). Le sens en art est incarné dans la forme, « Ce qui semble le sens est ici de nouveau la forme. [... ] N'est-ce pas pour cela que les poètes de tous les temps ont donné tant d'importance à la forme ? N'est-ce pas pour cela que Kant a défini l'art comme une finalité sans fin ? • (p. 223). Bely fait passer la métaphysique kantienne de son temps, avec les références qui font sa compositionde lieu (Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer,Hartmann, Nietzsche;j'ai souligné les 60. Andrej Belyj, Simwlizm (u Symbolisme), Munich, Wilhelm Finit Verlag, 1969 (Slavische Propylien, 62), réimpression de l'éd. de Moscou, 1910; p. 311-312. Dans ses 640 p., le Symbolisme regroupe, en deux parties, d'abord des articles de 1904 à 1909, sur des questions générales d'esthétique : • Criticisme et Symbolisme •• • Les limites de la psychologie •• • L'Emblématiquc du sens •; puis, après trois essais (1902 à 1907) sur la forme et le sens en an, 4 essais de 1909 développent la méthode de Belyj; • Le lyrisme et l'expérimentation • (p. 213-285); • Essai de caractérisation du tétramètre iambique rosse .. (286-330); • Morphologie comparée du rythme des lyriques rosses dans le dimètre iambique • (331-395); une application : • Ne poj, krasavitsa, pri mnc • de Pouchkine (396-428); • La magic des mots •· Le livre se tennine sur un manifeste de 1907, • L'an futur •• et est complété par de volumineux « commentaires •· U RYTHME SANS MESURE 191 uois plus fréquents) au plan de la science, des méthodes. Mais la méthode descriptive et mathématique qu'il élabore maintient intégralement ses composantes métaphysiques initiales. Celles-ci sont éclipsées chez les héritiers : la métrique devenant une technique n'a plus que des problèmes technologiques. Mais chez Bely, au moment où ces techniques s'élaborent, elles ne masquent pas les questions qu'il pose, sur une « logique spéciale de l'art » (p. 201). Il est vrai que quand il écrit « ni la scienceni l'histoirene nousparlent du sens » (p. 203), il se propose implicitement comme le Copernic de l'esthétique. La philologie historique et comparée, ainsi que la biologie, sont les modèles métaphoriques de Bely : « Morphologie comparée du rythme... » (p. 331), « anatomie comparée du style des poètes » (p. 242), « anatomie du style », « anatomie du rythme » (p. 286). Propp partait de la botanique. Le principe formel de classement prend sa possibilité dans le scientisme. C'est une part de son historicité. Il situe la définition du rythme dans le mesurable comme « une unité dans la somme des écarts à une forme métrique donnée » (p. 286). Il n'y a de science qu'à partir du classement. C'est la nécessité et la logique de la métrique, et de la rythmique, - classement des variations de la métrique. La « beauté » est alors la « richesse» rythmique : la masse et la variété des distorsions. Elle privilégie du même coup la « virtuosité », ainsi chez Tioutchev (p. 300). Elle n'évite d'ailleurs pas les notions psychologiques subjectives telles que la « légèreté » (p. 304), le « saccadé ». Ce que - hors de la rigueur de Bely - les dictionnaires et l'usage connaissent bien : Je rythme endiablé... Le sens rythmique est donc le produit du « contraste ». Joignant les positions dans le vers par des lignes, Bely visualise le rythme en figures : « Pouchkine aime particulièrement la figure du parallélogramme de ce genre» (p. 313). L'individualité du poète n'est pas dans l'emploi des figures, mais« dans leur quantité et leur mode de réunion » (p. 317). L'originalité enfin scientifiquement, objectivement décrite, mise en diagrammes : « la somme des figures, réunies dans un tout complexe, est originale » (p. 318). La mélodie est dans la variété des figures. Cependant la méthode est purement descriptive - une paraphrase formelle, dont le pouvoir de découverte est faible : les passages descriptifs se découvrent moins riches en figures que les moments d'émotion. Au terme, l'opposition de la variété et de l'uniformité. Les deux pôles de la métrique. A la fm de la « Morphologie comparée... », Bely fait un résumé de ses fondements « objectifs ,. : « 1)) le rythme est le rapport de l'alternance régulière d'accélérations et de ralentissements à l'irréguli~re, c'est-à-dire que le rythme est la norme de la liberté dans les 192 CRITIQUE DU RYTHME limites de la versification; 2) la somme des ralentissements contre le mètre (spondées) est dans un rappon de 1 à 10 à la somme des accélérations, c'est-à-dire qu'en laissant de côté les ralentissements, en fait, je m'éloigne très peu du rythme authentique; 3) la richesse du rythme est directement proponionnelle à la richesse des combinaisons d'accélérations, à leur somme, etc. » (p. 394). Un essai d'application au poème de Pouchkine Ne poj, krasavitsa, pri mne (Ne chante pas devant moi, belle) dégage d'autres définitions, plus descriptives, plus précises, en cinq points, commençant par le mètre, qui a l'intérêt de sonir de la limitation au vers pour englober l'arrangement métrique de la strophe : « 1. Par mètre d'une poésie no11sentendons la combinaison des pieds, des vers et des strophes entre eNX. [ ... ] Il. Par rythme d'une poésie nous entendons la symétrie dans les écarts au mètre, c'est-à-dire une uniformité complexe d'écarts ,. (p. 396). Du rythme accentuel à la prosodie, aux timbres, classés phonétiquement en assonance, progression (/u/-/a/-/i/), régressions (/i/-/a/-/u/), contrastes (/i/-/u/) et rimes, - l'instrumentation : « III. Par instrumentation verbale nous entendons l'unité complexe du matériel des mots, nuancés par tel ou tel timbre vocal ,. (p. 397). Puis Bely se propose de mettre en rapport ces trois catégories, et passe à ce qu'il nomme la forme intérieure, où il semble qu'il inclue les parallélismes, les répétitions, englobant ainsi la rhétorique : .. IV. les formes architectoniques du discours, c'est-à-dire qui ont pour but l'ordonnance des mots dans l'ordre temporel, constituent le passage insensible de la forme extérieure à la forme intérieure ,. (p. 398). Ce qu'il précise en englobant les épithètes, les métaphores, métonymies le rapport au « contenu », dans la cinquième catégorie, qui implique une mise en rapport avec les trois premières : .. V. les formes descriptif/es du discours, c'est-à-dire celles qui donnent forme aux éléments mêmes du procès créateur, entrent dans la forme dite intérieure » (p. 398). La difficulté du rapport au sens apparaît dans la formulation des deux dernières catégories : le rapport entre la métrique et la rhétorique pose la question du rapport de la métrique au discours, au sens. Or le sens a déjà été mis dans la forme. Partant de la métrique, le sens sera indéfiniment différé. Pour qu'une " science de la poésie lyrique » puisse commencer il faudra d'abord des tableaux des formes métriques, puis des individualités rythmiques; puis des rimes, assonances, allitérations; puis des signes de ponctuation, des formes architectoniques, des formes descriptives; puis des dictionnaires individuels des poètes, - et la forme, paniellement, sera décrite. Le rythme réel met la métrique dans des difficultés. Les tableaux et les statistiques non seulement les ont tranchées, sans dire comment, et ne les font pas apparaître, mais installent la certitude des chiffres à la LE RYTHMESANS MESURE 193 place des conditions du discours. Le « rythme réel ,. (p. 402) tient compte de la « symétrie syllabique des mots ,. (p. 403), de leur longueur, pour la place de la pause, d'où un rythme différent dans une même réalisation métrique. Bely tient compte aussi de la ponctuation, qui différencie des vers autrement isométriques. Il compte les consonnes, les voyelles : « le rapportde la quantité de consonnesà la quntité de 'lloyelles influence le poids OH la légèreté dt la prononciation,. (p. 407). Un vers a 11 consonnes, 9 voyelles; l'autre 9 consonnes, 9 voyelles; le second « se lit plus facilement ,. (p. 408). La subjectivité, l'appréciation esthétique sont revenues. Le sens n'C6t toujours pas là. Mais Bely dégage des thèmes vocaliques, consonantiques, un groupe qui « passe à travers tout le poème ,. (p. 412). Le poème tout entier est une « allitération ininterrompue ,. (p. 417). Trouvailles techniques. L'instrumentation, dit-il, en est « Jabionasale ,. (p. 412). Ce n'est pourtant qu'une sélection. Le formel court après le sens. C'est une nostalgie du sens. Be)y assimile, - discours d'époque, venu de René Ghil - Je thème labio-nasal au « rapide .., au « désordonné .., au « dionysiaque ,. les cordes;le thème dental est « lent, dur, ordonné, apollinien ,. (p. 416), les instTHmentsà vent. Leur association fait le conceptdu tragique. Be)y a fait le total partiel du nombre des mots par strophe, du nombre des syllabes, des cas, des pronoms. Rien sur Je « contenu ... Sinon l'abondance des péons 61, là où Pouchkine dépeint un état d'âme, la concordance de l'"iamberégulier avec la description. Bely a dédoublé la forme en une « forme extérieure •, le « matériel des mots •• et une « forme intérieure ». L'arrangement des mots fournirait des « formes de transition ,. (p. 423). Mais il n'a réellement analysé que la forme extérieure. La critique se fondait pour lui sur une « donnée objective •• « l'unité de la forme et du contenu ,. (p. 428). Il n'a décrit que la forme, espérant du moins fournir un « matériau ,. pour apprécier la « maîtrise ,. de Pouchkine. De fait, Bely a doublement historicisé la métrique, contre les lectures impressionnistes : historicisé l'écritHremétrique, évoquant une « généalogie rythmique des poètes ,. (p. 276); historicisé la lecture métrique, en la voulant expérimentale et comparative. Pressentant la nécessité d'une théorie systématique de l'instrumentation, il notait que les assonances et allitérations « ne sont que )a surface d'un abîme qui nous est totalement inconnu ,. (p. 282). Son œuvre suffit à montrer, pourtant, l'impasse théorique fonda61. Encore compte-t-il en péons l'effet d'un pied irrégulier à deux brèves (pyrrhique) : -/ V-/ V V /V - est lu les deux derniers pieds ensemble comme un péon 4' lvv V -1; le ven Sdu poème Ne poj: v-lV \JIV-IV- est lu les deux premiers un péon 2• 1u-vv1 (p. 400-401). pieds comme L:schéma V 194 CRmQUE DU RYTHME mentale de la métrique : l'écart d'une norme mène à l'impossibilité de tenir ensemble la forme et le sens. L'écart métrique est voué à la forme. La statistique, l'accumulation du« matériau • (mais aussi l'échantillon) est sa compensation. Sa bonne conscience ne peut être que le scientisme. Ce scientisme est une esthétique. L'importance de l'instrumentation (instrumentovka, venue de René Ghil) implique une notion générale de l'art. Bely lui donne une valeur religieuse. Il définit le symbolisme comme « le primat de la création sur la conscience » (p. 8), une « emblématique ~e la pensée pure ,. (p. 117); les symboles, comme des « fenêtres sur l'Etemité » (p. 29). Le rattachement à Kant est militant, contre le dogmatisme : les symbolistes « se comptent, à travers Schopenhauer et Nietzsehe, pour les enfants légitimes du grand philosophe de Koenigsberg » (p. 21). L'esthétique transcendantale (qu'il dissocie de l'analytique transcendantale) est la « colonne unique » (p. 21) qui soutient le criticisme de Kant. Le « phare » est pour lui « l'unité indécomposable des processus spirituels ,. (p. 47). Non au-delà mais au travers de sa philosophie, et de sa datation, dans laquelle il serait commode de l'enfermer, Bely expose qu'une métrique implique une philosophie, - de l'art, du langage. Il importe de discerner ce qui se dégage, chez Bely, d'une philosophie, par définition constamment implicite, de la métrique. La théorie du rythme est ainsi liée à une théorie de la valeur et de la connaissance. L'art « crée les valeurs ,. (p. 212). C'est un « savoir ,. (p. 208). La valeur, chez Bely, est dans la « création de la vie ,. (p. 71), passant aussi par l'ésotérisme et la kabbale (p. 491), le bouddhisme (p. 77), la théosophie (p. 81), la magie : il renvoie à Stanislas de Guaita, qui comptait aussi pour Barrès (p. 497). Avec le syncrétisme de son temps, il se fait une notion de l'unité, qui emprunte aussi au christianisme - l'unité est une « tri-unité (p. 98) -, et qui a sa situation slavophile. C'est : « L'unité symbolique est l'unité de la forme et du contenu ,. (p. 88), mais c'est aussi : la forme est Apollon, le contenu est Dionysos, tous deux sont des aspects de Sophia, qui est la Muse. Le symbolisme apporte au XIX• siècle le « courant puissant de la mystique orientale ,. (p. 143). Les symboles ne sont que des symboles du Symbole : « L'Unité est le Symbole ,. (p. 87), - et « la vie, comprise en images rythmiques, nous l'appelons notre religion individuelle ,. (p. 133). Le rythme est situé alors comme un rapport au cosmique - il est sacré et religieux ensemble : « l'œuvre primitive est l'unité des mouvements rythmiques dans le chaos premier des sentiments; cette unité a un élément musical de l'âme qui a sa propre forme, c'est-.à-dire le rythme ,. (p. 139). La musique est première, supérieure à tous les arts, les influençant LE RTI"iME SANS MESURE 195 tous. Bely suit Schopenhauer pour admettre que « La musique est les mathématiques de l'âme, et les mathématiques, la musique de l'esprit ,. (p. 152). C'est, comme on l'a vu, L'originede la tragédiede Nietzsche (p. 171). Ainsi : « Dans la poésie, l'élément de la temporalité, le rythme pur, pour ainsi dire, s'entoure d'images .., et« La musique est le squelette de la poésie ,. (p. 179). Mais dans un autre texte, alors que la musique est définie par le rythme, la poésie est définie par l'image : « L'élément fondamental est ici l'image donnée dans le mot et son changement dans le temps, c'est-à-dire le mythe (le sujet) ,. (p. 219). Une esthétique comme« science exacte ,. (p. 234), « positive », à la recherche des lois, c'est la visée de Bely. En quête d'une méthode, il élabore des questions autant qu'une systématique descriptive (p. 617618, note 16). Il repère et exploite les parallélismes comme ne feront pas mieux les structuralistes. Reconnaît la confusion du rythme et du mètre, qu'il essaie de distinguer. Il le fait en tenant compte de la réalité accentuelle de la langue : « l'iambe pur continu n'existe pas du tout dans la langue russe; presque toujours nous avons une combinaison de l'iambe et du péon, du pyrrhique, du spondée, etc. ,. (p. 256). La languecommandela métrique. Il part, non de la notion de pied, mais des limites de mots : « Tout choix de mots est un tout complexe de mètres divers; par exemple, la phrase : _...,,..., _v _..,..., osen' stojalatioplaja est une combinaison du trochée, de l'amphibraque et du dactyle,. (p. 258). Le tétramètre iambique russe est donc « loin d'être un iambe, mais une combinaison de l'iambe avec d'autres mètres ,. (p. 259). Bely introduit la notion d'individualité métrique, matérialisée par le graphique des distorsions.Mais il insiste plus sur l'époque(p. 264) que sur l'individualité. Ses tableaux démontrent un changement complet dans la manière de faire le vers (p. 262). Mais Bely associe ses analyses descriptives, figurées en tracées géométriques, à une notion esthétique d'euphonie : « l'ensemble le plus harmonieux à l'oreille sera l'ensemble dont les figures symétriques sont disposées l'une par rapport à l'autre asymétriquement ,. (p. 273). D'où quatre catégories de poètes ... Le rapport avec le sensdes textes, donc avec le discours, n'est pas fait. Et l'échantillonnage l'interdit (596 vers par poète, pourquoi ? Le corpus, le plus souvent, n'est pas indiqué). Le chiffre croit au chiffre : tel poème est 25 ou 100 fois plus pauvre ou riche qu'un autre. Certaines coïncidences sont exclues (p. 349) quand elles ne confirment pas les découpages reconnus. Aussi Bely finit par dire qu'il traite d'un « rythme abstrait, excluant l'instrumentation, les formes pausales, parfois les accents logiques et les signes de ponctuation ,. (p. 330). Une étude ultérieure n'a plus d'exemples, seulement des chiffres (p. 331395). Bely compare son analyse à une « analyse chimique ,. (p. 343). 196 CRITIQUE DU RYTHME Le scientisme est entré dans la métrique, avec Bely. Depuis, il a d'autres formes. Il n'en est pas sorti. La théorie du langage affleure chez Be)y. Les mots sont essentiellement nomination (p. 429). Trait d'époque (mais nous y sommes encore), la « magie des mots ,. est tentée par l'onomatopée. Fabre d'Olivet est là (p. 431), et toute une science vieillie62 • En même temps que Bely exalte le langage populaire, - « chaque homme devient un peu artiste, en entendant un mot vivant • (p. 433) - il a le mépris du langage ordinaire : « Le mot prosaïque ordinaire, c'est-à-dire le mot qui a perdu sa capacité sonore et picturale d'image et qui n'est pas encore devenu un terme d'idée, est un cadavre puant en décomposition ,. (p. 436). D'où : « parle, qui crée ,. (p. 438). Nous sommes « des demi-morts, des demi-vivants ,. (p. 440). La genèse du langage est ainsi : « Le mot a engendré le symbole imagé - la métaphore; la métaphore a semblé exister réellement; le mot a engendré le mythe; le mythe a engendré la religion; la religion, la philosophie; la philosophie, le terme ,. (p. 440). Où prédomine l'image sur le rythme : « tendre vers une combinaison de mots imagée est un trait radical de la poésie • (p. 448). Dans l'histoire des théories, la poésie est tendue entre une dominance du rythme et une dominance de l'image. Le « chemin de l'art futur », sur lequel Bely termine le symbolisme est l'intuition d'une théorie du sujet, qui est liée à l'historicité des rythmes : l'artiste, « s'il veut rester artiste, sans cesser d'être un homme, doit devenir sa propre forme artistique ,. (p. 453). Les recherches de Bely, après Le Symbolisme, intéressent la théorie, encore aujourd'hui. Je ne retiens ici que le rythme comme dialectique63.Refusant de séparer la science du savoir de la poésie, « La poésie n'est pas un gazouillis, mais une activité pratique • (p. 12), Bely se défend de l'imputation de« mystique ,. dont l'accusent les « formalistes ,. (p. 20). Pour ne pas être en reste, il revendique l'épistémologie des sciences à travers Engels. Dialectiquese dit pour lui au sens de la« dialectique de la science ,. d'Engels, la science qui prédit. Le formalisme englobe tous les adversaires de la recherche, des scolastiques à J irmounski. La notion de rythme reste obscure dans la « méthode formelle,. (p. 17). En l'étudiant mathématiquement (le livre contient six courbes et leurs commentaires), Bely se dit « plus 62. Belyj developpe son Alchimie du verbe dans G/ossalolùi, ponna o z1111ltt [glossalolie,poème du son] (Berlin, 1922)réimpriméchez WilhelmFink Verlag,Munich (SlavischePropylien, 109), 1971.Proche de certainesrecherchesde Khlebnikov,il y cite à plusieursreprisesMaxMüller,- .. la 11éritésa1111age du son je raconterai • (p. 18),avec l'aide de la morphologie historique et de l'anthroposophie de Rudolf Steiner. 63. Andrej Belyj, Ritm !tait dùilelttika i Mednyj Vsadnik, (le rythmt rommt dùiltctiq11ttt lt Ca1Jalitrdt lmmzt [de Pouchkine]),Moscou 1929;2~éd., RussianStudy SeriesN° 67, Russian LanguageSpecialties,Chicago, 1968. LE RYTHMESANS MESURE 197 formaliste que les formalistes eux-mêmes » (p. 28) et les dépasse dialectiquement en présentant la forme comme une « forme-contenu » (formo-soderz.anje) (p. 29). Mais Bely s'appuie sur une arithmologie à la pythagoricienne, où arithmos est rapproché de eurhythmos (p. 34). L'opposition du rythme au mètre a changé. Le rythme est « antinomique au mètre » : c'est un « principe de métamorphose » (p. 19). En termes aristotéliciens, « le rythme est premier par rapport au mètre; le rythme est le genre des mètres ,. (p. 21). Il précède la représentation, l'image. Le rythme « est en nous une intonation qui précède le choix des mots et des vers; c'est cette mélodie que chaque poète en lui nomme rythme » (p. 22-23). Le rythme est du côté de la liberté, de la révolution (sociale). Il n'obéit pas au « canon historique, cette sclérose des classes » (p. 25). C'est dans la poésie classique qu'ils étaient inséparables, « immanents l'un à l'autre » (p. 23). Plus chez les modernes. D'où, pour les spécialistes du vers, le mot rythme n'a pas de sens. Bel}' leur conseille de l'abandonner : « pour eux la notion de mètre suffit » (p. 18). Moderne pour les modernes, Bely remarque qu'il y a eu les mètres de Sappho, d'Anacréon - pas de mètre de Gœthe, de Pouchkine, alors que la modernité a vu « le mètre de Maïakovski », le « mètre de Tsvetaïeva », qu'il caractérise par une « attirance pour les molosses » (p. 27) - une « tendance au molosse, avec lequel les anciens Grecs allaient au combat; le molosse est trois accents consécutifs (',',',) correspondant à trois mots monosyllabiques, qu'il est difficile de réunir en un vers : ils sont trois vers (lignes, stroki) » (p. 11). Remarque qui rejoint celles de Hopkins sur le sprung rhythm. A la métrique, dans la suite du livre de 1910, Bely oppose le « mot réel » (p. 66); à la dualité des termes {mètre, rythme), l'unité du phénomène (p. 61). L'opposition des termes va jusqu'à dire qu'on ne peut parler du « rythme de l'ïambe •, sinon par convention, « car dans l"iambe, compris comme forme générale, il n'y a et ne peut y avoir aucun rythme: il y a le mètre » (p. 64). L'insistance sur le « mot vivant • (p. 235), dans sa " prononciation effective • vient, chez lui, de l'abondance de mots très longs (5-6 syllabes) en russe, par rapport à l'allemand, dont la masse principale a 1, 2, 3 syllabes et les composés gardent les deux accents. La question : « La limite de mot est-elle une pause ? » (p. 69) est ainsi une question contre la métrique. L'individu rythmique est le vers (p. 77) : ce n'est plus ni la syllabe, ni le pied, ni la dipodie. Ses courbes construites sur les contrastes dans la position des pauses, tout reste fondé sur l'écart. Ainsi Bely néglige les rimes rapprochées : elles contrastent peu. Répétition : « contraste zéro ,. (p. 88). La 198 CRITIQUE DU RYTHME strophe appartient donc à la métrique, non au rythme (p. 98) - bien que les courbes totalisent les contrastes par strophe. La courbe du rythme est un « geste d'intonation ,. (p. 106); forme du sens avant le sens : • sous le contenu, plus profond que lui, pour ainsi dire, est l'intonation du contenu, le geste du contenu ,. (p. 122), et « la courbe en sait plus sur l'essence du contenu que le poète lui-même ,. (p. 141). Maintenant Bely polémique contre le mètre comme norme (p. 262). Le renversement va si loin que, la scansion mécanisée, « le mètre est arythmique ,. (p. 62). Tout le sens, plus que le sens, a été mis dans le rythme : « La courbe rythmique est le signe du sens authentique [ ... ] la dialectique du sens en formation ,. (p. 232). Le rythme est une synthèse. Au terme de cette dialectique violente, et volontariste, et de cette polémique contre les formalistes, contre Tomachevski en particulier, qui maintenait que le mètre est « la norme qui détermine la t«he rythmique ,. (cité p. 262), la métrique est une discipline formelle opposée à l'esthétique, qui inclut la rythmique, « disciplines réelles ». · Mais qu'est-ce qui a changé ? Le mètre est le général : « l'iambe est une notion qui porte sur le "général"; le rythme est une notion qui porte sur l'individuel ,. (p. 262). L'opposition du général au particulier reste le cadre de l'opposition entre la norme et l'écart. Le rythme, les courbes restent des écarts, et constitués d'écarts-contrastes. Malgré une historicisation du vers, de la rythmique, la dialectique, qui ne s'était pas impunément donné Engels pour modèle, est restée l'opposition de termes dont on ne veut pas l'inclusion réciproque, mais dont on ne peut pas obtenir l'exclusion non plus. Dialectique coincée, comme sa relation au politique direct. Mais Bely a commencé un travail de relation du rythme au discours, alors que la métrique ne connaît, comme on verra plus loin, que la langue. Il a commencé aussi, dans son entour philosophique et culturel propre, un travail qui, dans l'opposition traditionnelle du général au particulier, par le parti-pris du particulier, minait cette opposition même, vers une critique. La critique du rythme ne peut que travailler contre cette opposition, autant que pour le particulier. C'est-à-dire aussi contre l'association de la langue, du signe, de la métrique avec les notions d'unité et de totalité. D'où s'exprime le discours de leur vérité mythique. Le mètre a la philosophie du signe. La science est son style. En ce sens, Bely reste le patron des métriciens. LE RTIHME SANS IOSUU 199 6. Le même est le mime est le mime Le mètre est premier quand la langue est première, dans le primat du signe. Quand la langue est première, le mètre est premier. Le structuralisme a favorisé, renforcé cet état. Dans la mesure où la poétique a été, et est encore, structuraliste, elle a contribué à une situation étrange : les effetscumulés de modernité en sciences sociales et dans la poésie ont associé modernisme et formalisme de telle sorte que l'avant-garde, tenant à la fois Mallarmé et Chomsky, Queneau et Tynianov, avant-garde partout à la fois en somme, y compris politiquement, a produit une théorie du mètre. C'est la rencontre de ces positions, de ces lignées, qui situe en France l'entreprise de Jacques Roubaud, caractéristique de cette alliance entre le mètre et la langue, alliance qu'il représente exemplairement. Et qui fait que la Vieillesse d'Alexandre a été accueilli comme « un des maîtres livres de la poétique française ,. venant « d'un de nos poètes les plus novateurs ,. (les Nouvelles littéraires). Où le technique s'est vu isolé comme s'il n'emportait pas du politique. Et la main gauche lavant la main droite, Denis Roche ajoutait : « Il ne peut y avoir de théorie de l'écriture que métrique. Et ça vaut pour le roman. Aussi je pense que la Vieillesse d'Alexandre dewait être au programme de toutes les écoles, même de l'école freudienne . ,. Roubaud inscrit la Vieillesse d'Alexandre"+ dans une « histoire métrique de la poésie française ,. (p. 9), qui pose que le vers, « dans sa spécifu:i.té » est un « mode d'organisation spécifique, autonome et historiquement constitué ,. (p. 12). Constatation empirique, presque ta,·tologique, bien qu'elle entraîne une « restriction simplificative ,. : l'isolement de la métrique. Présupposant l'identité de fait entre la poésie et le vers, ou plutôt entre la poésie et le métrique. li est certainement capital d'accorder une « place centrale ,. (p. 185) au .. mode d'existence du vers •· Mais le« regard minimal ,. (p. 185) ainsi défini devient aussitôt, par l'entraînement de ses implicites théoriques, un regard maximal. Une réduction de fait à la métrique. D'où des difficultés, des contradictions, qu'il importe d'analyser, à la fois pour la théorie du langage et pour le rapport qu'y ont nécessairement les pratiques poétiques. La théorie du vers se pose ici explicitement comme « théorie Abstraite du rythme ,. (p. 69). C'est-à-dire théorie du rythme abstrait. Celui-ci ne peut qu'ignorer le rythme du discours dans un vers, le rythme comme discours dans son propre discours. Sa démarche 64. Jacques R.oubaud, u, 11itilltsw•'At..ndrt, Yen français,Mupéro, 1978. E-.i sur quelquea éuts riNa• du 200 CRITIQUE DU RYTHME théorique est curieuse car elle énonce en même temps sa non-nécessité : « Cette théorie rend compte de faits métriques qui peuvent parfaitement être décrits sans son secours[ ... ) L'adoption de cette théorie n'est donc pas véritablement indispensable à la compréhension de l'exposé .. (p. 69). Si une théorie n'est pas nécessaire, elle n'est rien, ne modifie, ne découvre rien. Un jeu d'écriture (p. 82) procure un effet de scientificité, et se réfère à la métrique générative, sans se fonder sur autre chose que la valeur fiduciaire actuelle d'une théorie dont les principes ne sont pas soumis à la critique. Il y a un appauvrissement théorique, en effet, dans l'abstraction qui définit le rythme par l'alternance du même et du différent. La notion ancienne d'alternance et de régularité, étymologique-marine, est à la fois marquée et présente dans sa forme la plus générale, comme « la combinatoire séquentielle hiérarchisée d'événements discrets considérés sous le seul aspect du même et du différent • (p. 70). C'est la théorie traditionnelle, dans son épure, et de son propre aveu interne à la métaphysique occidentale du même, - l'étymon spirituel de ce que l'Occident a produit de plus ethnocentrique et anéantisseur dans son histoire-qu'elle revendique : « nous définirons le pôle du même comme étant le pôle métrique ,. (p. 71)6S. Le flou et les faiblesses se trouvent aggravés chez Pierre Lusson, qui formule la théorie abstraite du rythme 66 . Il inclut ainsi le terme à définir dans la définition : « Un mètre (sens strict) est un rythme qui à un niveau (sens 2) est sous-tendu par le pré-rythme aaaaaa... i-e est à ce niveau concaténation d'un même groupement rythmique du niveau précédent ,. (livre cité, p. 237) - Ce que redouble une deuxième définition : « Le mètre est un schéma rythmique simple, imposé conventionnellement (contrainte externe en général) au rythme. Il joue comme un filtre quant aux syntagmes rythmiques qui y sont congrus (disons réalisables) ,. (ibid., p. 240). La généralisation est prise pour marque de la science : « Le rythme est la dialectique séquentielle hiérarchisée du même et du différent (considéré sous ce seul aspect) » (p. 227). Ainsi, par le formel seul, le schématisme se co_a,pint à l'indéterminé : il n'est retenu, par exemple, « de l'analyse des durées que celle de "longue" et "brève"... (on ne se dissimule pas les difficultés soulevées par un tel schématisme) ,. (ibid., p. 244). La science appelle des sacrifices : « oui nous évacuerons sans remords le sujet et l'histoire; oui notre démarche favorisera derrière le théorique un nouvel empirisme oui le présupposé théorique dis,ocie le contenu et 6S. Ailleurs, autre variante : • le ryrhmepro1errele même et le différe,,r de l'axe de t. sim11lt11ntité s11rl'ae de il, s11ccesHOn •, qui utilise Jakobson, dans les C11hiers de Poétiqu compArée111, l, 1976, p. 83. 66. Pierre Lusson, • Sur une théorie gén«&.le du rythme •• Ch11ngede forme, Biologieset pro,odies, 10 18, 1975, p. 225. LE RYTHME SANS MESURE 201 la contrainte formelle... ,. (ibid., p. 226). Il lui reste l'illusion de se croire « peu idéologique •··· La définition d'avant-garde du rythme vaut celle du Petit Larousse. L'antériorité du mètre annule le rythme du discours, dans La Vieillessed'Alexandre : « Faire une théorie du rythme, c'est déjà se placer dans le pôle métrique. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas une théorie du rythme; que s'en tenir à une théorie du rythme, c'est nier le rythme ,. (p. 71). Comme disait André Bely, pourquoi gardez-vous encore le mot rythme ? Vous n'en avez plus besoin. Car la« métricité idéale d'une théorie du rythme abstrait • (p. 74) se réalise en ramenant la poétique du discours, dans le vers, à une métrique. Le privilège du même s'accomplit en identifiant le différent au « chaotique,. (p. 72), éliminant au passage la stylistique qui fait du rythme la variation sur une norme. Le mètre, la « séquence du même • (p. 75), ramène à l'identification du rythme au mètre, - « à laquelle se réduit, le plus souvent, la notion courante de rythme • (p. 76). L'antériorité du mètre-« Tout rythme suppose mètre• (p. 111)autorisée par Mallarmé, dont « le mètre, antérieur, subsiste ,. est cité (p. 61), fait un primat de la métrique qui commande autant une· poétique qu'une poésie. La poétiqueprécèdela poésie.Ce primat de la métrique émet la notion d'alexandrin « ordinaire» (p. 38)67qui a pour effet et stratégie de constituer le couple norme/écart(« quelques types de violations locales •• p. 38). Cette notion n'a un sens que dans cette métrique abstraite. Dès que chaque vers est considéré dans son contexte, et avec tous ses rythmes (les rythmes consonantiquesvocaliques, grammaticaux, lexicaux), et pas seulement les accents métriques minimaux, il n'y a plus d'alexandrin ordinaire. L'implicite de cette notion est donc à la fois l'isolementmétrique d'un vers, et la réduction à la scansionmétrique minimale, qui exclut la prosodie et la signifiance. Dans ces conditions, en effet, de rythme abstrait, un hémistiche de six syllabes peut être représenté par (000001) (p. 80). Aussi Roubaud est-il conduit à maintenir les notions abstraites, métriques, et sans fondement en français (j'y reviens plus loin) d'iambe et d'anapeste: « douze iambique anapestique » (p. 81). Le primat métrique aboutit au « marquagepar f m de groupement,. (p. 77) : le compte des syllabes par groupe ne retient que le seul accent d'intensité. C'est la scansion banale. Seule la notation, métaphore de la formalisation mathématique, a changé. L'alexandrin type est donc 67. L'alexandrin urdinairt est • antmeur au processus de destruction du ven traditionnel engagédans la seconde moitié du x1x•s. et déjà sensible chez Mallarmé ou Rimbaud. En outre, la structure métrique-rythmique y est relativement simple •• Lusson-Roubaud, • Mètre et rythme de l'alexandrin ordinaire •• ung11tfran,aist n" 23, septembre 1974, p. 41. Le tn 011trt est en réalité le principal : définition uniquement métrique, non rythmique. 202 CRITIQUE DU RYTHME représenté ainsi : • 010102001003,. (p. 81). Sans dire pourquoi les positions marquées O sont inaccentuées, sinon précisément par préjugé iambique, le même préjugé qu'avaient au début du siècle les métriciens germaniques sur le une-deux généralisé. La valeur de découvene est nulle. On n'avait sans doute pas vu depuis Théodore de Banville une métrique aussi réactionnaire. Où sont les critères pour qu'une métrique abstraite, procédant par chiffrage vinuel des cumuls de possibilités (d'accentuation) par position, puisse « éliminer • ou « resituer les propositions parasites (par exemple les •valeurs esthétiques") ,. (p. 85) ? La métrique abstraite ne saisit que l'abstraction nommée langue. C'est ce qu'elle appelle concret: « Le concret qui intéresse la question du vers est le concret langue ,. (p. 85). Mais l'impossibilité théorique du discours invoque cependant, inévitablement, le discours, par exemple pour une « fonction sarcastiquede la déviation ,. (p. 100) ou pour parler de vers « hypenragiques,. (p. 101). La réduction à des valeurs numériques simples peut retrouver la vieilleisochronie des hémistiches : « Le vers est un segment métrique concaténationde deux segments métriq~s équitJalents,. (p. 86). Puisqu'il ne s'agit pas de discours réel, mais d'une combinaison d'abstraits. La rigueur apparente de la formalisation et des chiffres apparaît non seulement comme un illusionnisme, mais comme la couvenure du manque de rigueur. C'est la métaphoricité de cenaines notions : « ïambicité ,. (p. 94) pour les couples de rimes plates. Or deux rimes plates sont égalesentre elles. Une paire de claques n'est pas non plus un iambe. Pour l'alexandrin d'Apollinaire : « la césure dite épique, la plus ancienne, la première interdite dans l'évolution du vers, n'apparaît pratiquement pas; cela pourrait confirmer une hypothèse aphasique dans l'histoire du vers, les traits les plus anciens étant, lors du processus de destruction, les derniers à réapparaître » (p. 139). Non seulement l'histoire du vers est comparée à l'histoire d'un sujet, comme si l'inconscient collectif de l'alexandrin... , je ne continue pas, mais encore, par exemple, la métrique de Saint-John Perse, longtemps après Apollinaire, pratique exclusivement presque la césure épique. Effets mineurs des chiffres : le trois produit un effet de réalisation, diagrammatique, - trois éléments font un « triangle», le « trianglede la modernité poétique ,. (p. 97-98). Figures faiseuses de mythe. Non-rigueur de tous ordres : les rimes vocaliques/consonantiques, chez Apollinaire, sont méconnues comme telles, et vues comme rimes masculines/féminines «en raisonde leurposition ,. (p. 144). Petit, dans Petits poèmes en prose, n'est pas une « timidité ,. (p. 109), mais au contraire, une catégorisation de la nouveauté, par rappon à la valeur romantique de poème, de Chateaubriand à Gogol et Hugo. La norme et l'écan se fondent sur la « rareté ,. et la « fréquence ,. LE RYTHME SANS MESURE 203 (p. 43). Mais le recours à la statistique, censé garantir la scientificité, s'accompagne de notions caduques : « mot dé ,. (p. 48). Ce que la métrique formelle, structurale, réussit le mieux, est la combinatoire descriptive des types de construction de l'alexandrin (p. 39-43; 87-93), ainsi que l'histoire métrique, en particulier celle des troubadours. Comme Roman Jakobson, Rou baud est vu par ses exemples : la formalisation le précède et le justifie. La mallarméisation de la poésie et du vers mène à la fois à une stase théorique et au renforcement de la métrique : « la crise du vers ne conduit pas à la mort du vers, à son abolition; au contraire, se dirige plutôt vers une extension radicale de ses pouvoirs » (p. 59). Proposition située par une pratique particulière -mais pertinente contre des naïvetés. Elle n'est pas émise par un sujet impersonnel de la science. Elle participe d'une stratégie, comme tout discours. Dans toute proposition d'un poète sur le vers, l'observateur est déjà aussi dans l'observé. Ce qu'il sait « je ne suis pas innocemment extérieur au récit que je fais » (p. 17) - mais que la théorie oublie. Roubaud note justement, chez les surréalistes, l'impossibilité « de créer autre chose qu'un anti-alexandrin ,. (p. 152). Il y voit « l'échec du vers libre •• comme dans le retour à l'alexandrin, chez Aragon, un « retour à la situation dont le vers libre fut le retournement » (p. 157). Mais cette constatation, en un sens irréfutable, n'est-elle pas aussi déterminée par le primat de la métrique ? Qu'est-ce que l'échec du vers libre ? La réussite de l'alexandrin est tout autant sa fin. Le problème poétique est-il de créer une métrique nouvelle ? Roubaud, cependant, fait ressortir l'historicité de la poésie : par la notion d'alexandrin « arrêté ,. - « celui qui répète sans cesse la violation de la norme qui était la sienne » (p. 140). Ce qui en effet n'a pas la même valeur en 1880 ou en 1920, ou aujourd'hui. Ainsi la « prédominance masswe du vers libre standard » (p. 179) dans telle anthologie de 1974. On n'écrit pas impunément dans une « forme ,. préexistante. Pourquoi les interdits surréalistes contre l'alexandrin n'étaient peut-être pas si« nécessairement puérils » (p. 152) que le dit Roubaud. On n'écrit pas un alexandrin impunément. Mais pas plus que quoi que ce soit, impunément. On est écrit par une tradition, au lieu d'écrire. On signe son acte d'ahistoricité. Roubaud reconnaît pertinemment dans la poésie moderne une « métrique involontaire héréditaire » (p. 182). Mais il reste à la hégélienne dans la croyance d'un « dépassement de la contradiction traditionnelle ,. (p. 170) : l'illusion même de la rupture et de l'avant-garde qui est répétititon. Aussi est-il inclus quand il évoque « une métrique plus éloignée encore, aux règles arbitraires, c'est-à-dire utilisant des éléments qu'aucune tradition ne justifie, pour la construction du vers ,. (p. 193). Mentionnant immédiatement l'Oulipo, vers « l'inventivité de la langue •· 204 CRITIQUE DU RYTHME Paradoxe du primat de la langue : ne permettant pas une dialectique du sujet et du social, elle ne laisse que la violence. Aussi est-il d'une cohérence parfaite, que les avant-gardes poétiques qui se représentent le langage comme la langue directement, se représentent en même temps la poésie comme rupture. Version sociale de la norme et de l'écan : la tradition et la révolution. Roubaud valorise la violation. La violation, c'est l'avant-garde. La révolution poétique pone confusément la notion de progrès. La timidité de Hugo - en 185-4! (p. 104) esquisse une linéarité de cette progression vers la modernité. On ne semble pas avoir pris garde que la violation ne tient que de maintenir la norme. S'il n'y a pas de césure, il n'y a pas de rejet. L'effacement de la règle a besoin du maintien de la règle. Le comble de la violation, enfreindre la limite de mot, chez Denis Roche, Roubaud y lit non une • destruction du vers libre, mais une destruction de ce qui n'est pas libre dans le vers libre • (p. 176) : un paradoxal renforcement de la métrique. La métrique énergumène, comme d'autres pratiques de la modernité, est une poétique du blasphème : bourgeois catholiques en mal de rupture. La complaisance de l'avant-garde pour elle-même compare Denis Roche à Rimbaud, chez qui le dire et le dit sont une seule nouveauté historique. Mais la subversion ne vit que d'entretenir la norme pour la violer. La représentation de la poésie produite est aussi convenue que la notion du mètre et de la langue sont sommaires. Le cliché est roi. Hugo est identifié à la tradition. Il y a équivalence de fait entre « métrique hugolienne • et • prosodie traditionnelle • : « le coup de force contre la métrique hugolienne n'a pas mis fin aussi simplement à la dominance de la prosodie traditionnelle • (p. 10). Stéréotypes : « Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont : le triangle de la modernité poétique ,. (p. 97), qui « renvoie à un autre, d'égale importance, défini par les noms de Nerval, Baudelaire, Hugo•• disposés de telle sone qu'ils « déterminent le passage de l'état traditionnel aux "états" modernes » (p. 98). Quand Roubaud parle de • révolution hugolienne •• c'est pour la situer moins comme • destruction » que comme « réalisation de ce qui était implicite dans le mouvement même ayant conduit à l'alexandrin des classiques, arrêté ou plutôt suspendu seulement quelque temps par eux : vers subordonné aux segments - segments subordonnés au vers - vers en équilibre de segments ,. (p. 103). Le desserrage de la césure vers un • nouvel alexandrin • (p. 104), c'est-à-dire un « entier rythmique à douze positions ,. est « timide » - parce qu'il aboutit à des mots inaccentués en 6emeposition mais pas à la 6e au milieu d'un mot. Bien que Roubaud y reconnaisse un système « en déséquilibre ,. (p. 107), il méconnaît le travail rythmique du discours dans le vers (le parlé), ainsi le travail sur la 11emeposition, la théâtralisation. C'est que Roubaud croit à l'ïambe fondamental. Il marque l'ïambe. Ainsi les positions 1, 5, 7, 11 de l'alexandrin sont pour LE RYTHMESANS MESURE 205 lui des positions zéro : inaccentuées. Les œillères de la métrique empêchent de voir le rythme réel : les douze positions de l'alexandrin n'ont pas attendu Mallarmé pour être accentuées. C'est qu'il ne prend en compte que l'effacement de la césure, • en nombre infime chez Hugo » (p. 22). Le rappon rythme-sens échappe à sa métrique parce qu'il est signifiance. Le structuralisme n'a pas réussi à la métrique. J'en prends un autre exemple, qui intéresse la théorie du rythme par sa constitution, caractéristique d'autres justifications, extérieures à la pratique de la poésie. Le groupe de rhétorique de Liège, dans sa Rhétorique de la poésïe68,se fonde sur la psychologie de la perception des formes, celle des • conditions perceptives du rythme » (p. 130), combinée avec le structuralisme de Jakobson. Dont essentiellement est retenu le binarisme, le mètre défini par des• structures binaires » (p. 131). Tout ce qui survient deux fois (les rimes plates) est un proto-rythme.Sur les • bases psycho-physiologiques » (p. 131) étudiées par Paul Fraisse, le rythme du vers est ramené aux modèles de périodicité: le rythme cardiaque selon Claudel, la • danse buccale » de Spire, - le • mécanisme de la contraction musculaire et de l'impulsion nerveuse en général ». Le binaire. Quant au ternaire, • qui fait difficulté dans ce système »,il• peut toujours être ramené au binaire » (p. 131). C'est le schématisme métrique fondamental, fondé autrement que celui de Lusson. Il ne peut pas alors échapper à l'isochronisme. Malgré les restrictions, le rappel que l'isochronisme a été éliminé par Jirmounski, par Hrushovski 69, - le binaire est le plus fon : • L'indice de répétition, de son côté, peut être fon bas : 3 à 5 événements suffisent pour déclencher un pari rythmique »70• Et, s'il faut au moins deux intervalles, il faut au moins trois événements : le binaire ne commence qu'à trois. Le rythme est quand même • isochrone » (ibid., p. 146). C'est l'« isochronisme essentiel au rythme» (p. 149). La psychophysiologie confirme le binaire : • Le rythme d'accents a un effet dynamogénique [... ] le mouvement pendulaire est à la fois économique et tonique. Fraisse cite, pour démontrer cette propriété, l'infatigabilité des nuits de bal et la fonction des musiques militaires. [... ] En outre, l'alternance régulière des attentes et des satisfactions a un effet euphorisant » (p. 132). L'euphorie des marches militaires intervient à prt>pos, dans la théorie métrique, pour justifier ensemble l'isochronie et la fusion du rythme dans le mètre : • Rythme et attente sont toujours liés. C'est la répétition régulière isochrone d'un événement qui, établissant une forte autocorrélation, mène à la perception du 68. Groupe Mu, RhitoriqNetk 14poisil!, déjà cité. 69. Dana Sebeok.,Styh in Lmg11age, M.l.T., 1960. 70. RhitoriqNe tk 14poisil!, p. 132. 206 CRITIQUE DU RYTHME rythme, crée la prévisibilité et provoque l'attente ,. (p. 132). Répétition et isochronisme sont donc les « conditions fondamentales ,. du rythme, pour la rhétorique structurale 71• C'est que le structuralisme se veut science. Le groupe Mu cherche une « théorie précise et positive ,. (p. 129), et « le rythme comme forme temporelle appartient positivement à l'ordre, c'est-à-dire à la prévisibilité ,. (p. 129). L'ordre, le nombre, font que le rythme ne peut être que le mètre. Positifne compte que jusqu'à deux. Deux qui s'obtient éventuellement par réduction de la redondance : dans le dualisme, dans le signifié privilégié, la réduction porte « essentiellement sur le signifiant ,. (p. 129), assimilé pour la commodité à la structure de surface de la grammaire générative. La confusion du rythme et du mètre est telle que le vers « régulier ,. est dit unité rythmique, alors qu'il est unité métrique : « Le vers régulier est une unité rythmique là où tout vers irrégulier correspond à une unité périodique. Le rythme se définit donc par la régularité du retour, donc par une forte prévisibilité ,. (p. 149). Toute sortie, même celle du vers libre, hors du mètre, est donc un écart. Cet écart même est périodicité - élargissement mais non disparition (impossible, à moins de disparition du rythme aussi) de la norme : « La période serait plutôt associée à la prose oratoire et, lorsqu'une périodicité est préférée au rythme en poésie (cas du vers irrégulier à l'époque symboliste), c'est à titre d'écart par rapport à la tradition rythmique ,. (p. 149). C'est, en même temps, le cadre aristotélicien : le mètre, espèce du genre rythme : « La rime et le mètre, avec leurs innombrables variations, sont les types les plus importants de répétition rythmique ,. (p. 154). Ce fondu-continu du mètre au rythme permet au discours traditionnel de parler du « tétramètre anapestique français ,. à côté du « pentamètre iambique anglais ,. (p. 154), - avec une confusion parfaite entre deux systèmes métriques et rythmiques hétérogènes l'un à l'autre. Avis aux utilisateurs. Le remarquable est l'alliance entre la rhétorique de l'écart et la « figures temporelles ,. (p. 136) sont soit métriques (mètre, rime, strophe, refrain), soit rhétoriques (chiasme, assonance, allitération, inversion, anagramme). L'effet, dans l'analyse est le suivant : « La coupe rythmique de ces alexandrins dltlèbresest identique : métrique de l'ordre. Les exemples de Vous mourûtes au bord où vous fOteslaissée Le chagrin monte en croupe et galope avec lui. Ce qu'il faut observer c'est que, malgré la similitude des rythmes, seul le second de ces vers évoque le galop. Ceci nous confirme que les 71. En pleine conformité avec la rhétorique traditioMeUe, par eumple Marctl Craeot, si,k et sn tdniq11es, P.U.F., 1980 (l"' éd. 1947). u LE B.TI'HMESANS MESURE 207 phénomènes rythmiques ne prennent valeur que lorsqu'ils viennent en renfon du sens » (p. lSS). Mais il n'y a pas de similitude de rythme. Le second vers n' « évoque » pas le galop : il parle du galop. C'est du sens avant d'être de l'expressivité. Une notation même sommaire du rythme montre que ces deux vers ne sont pas comparables, rythmiquement : ..., "" - ""'u "' tJ - .,.,, "" - Vous mou7Ji!esau bord où vous fûtes laissée .,, V ...!. ..:.S.. v IJ V IJ v Le chagrin monte en croupe et galope aoec lui Aucune limite de mot, et plutôt de groupe rythmique, n'est la même; la structure du groupe c monte en croupe » avec un monosyllabe de sens plein en tête (monte), et le rappon syntagmatique ambigu du groupe nominal au groupe verbal (le chagrin monte ... ), installent un accent rythmique, et non métrique, sur monte; d'où un contre-accent, que n'a pas le vers précédent. Le rythme des timbres est aussi tout différent de l'un à l'autre, essentiellement vocalique, assonancé, en série ternaire (vous mourûtes, où oous fûtes) dans le premier; consonantique couplé (chagrin, croupe; croupe, galope) dans le second, et pas aux mêmes positions. Seule la scansion métrique est la même : césure à la 6emc. Il n'y avait de similitude que métriquement. Contradiction interne de la rhétorique, qui ne peut être rhétorique que du sens, du discours, - et qui ne peut pas prendre le vers, le rythme, comme sens, et discours. C'est que la rhétorique a mis l'ordre aoant le sens, la taxinomie avant le discours. Aussi, dans les discours, ne retient-elle que de la langue. Et cet exemple même montre que le rythme est l'organisation du discours. L'achèvement de l'ordre est la suppression du temps. Par la clôture structuraliste du texte, le temps serait « annulé », « la perception de l'écoulement est supprimée » (p. 124). Où se mêlent L'art robuste seul à l'éternité et la répétition comme temps du même substitué au « temps qui coun » (p. 123). La mémoire, de plus, annulerait le temps « en réalisant la simultanéité totale du poème » (p. 137). Mais si on peut parler, par métaphore, de la mémoire d'un texte, qui lui est spécifique, mémoire de roman, mémoire de poème, cette mémoire même n'est autre que la relation des petites aux grandes unités qui, loin de supprimer le temps, constitue la temporalité propre de chaque texlf: De mémoire de poème on n'avait vu un tel paralogisme : « pour rendre le temps perceptible, il faut le rythmer, et, pour percevoir le rythme, il faut annuler le temps » (p. 137). Le discontinu des unités linguistiques est ce dont est fait le continu .du texte. La structure fixe, le mètre fixe. La combinaison des deux produit cette double et même transformation : le discours en langue, le rythme en mètre, une même statue de sel. 208 CRITIQUE DU RYTHME Je retiens une dernière figure, qui compose autrement le dualisme du signe, l'héritage formaliste, et le mètre. Elle permet de montrer combien la tradition de Valéry est radicalement opposée à celle de Saussure - malgré, en apparence, le même dualisme. Le dualisme produit une poétique-mirage, celle du son. Il suffit qu'il donne aux « sons du langage [... ] une importance égale (égale, vous m'entendez bien !) à celle du sens ,.n, Il en a été tiré une méthode qui développe le formalisme dans la langue - c'est-à-dire sans tenir compte ni du sens ni du discours. Double aberration, linguistique et poétique, qu'il importe de reconnaître 73• L'hygiène des lettres est l'hygiène du rythme. Le formalisme du son déduit de Saussure qu'il n'y a « aucun rapport entre le contenu et le contenant dans le texte •· C'est « dans le seul esprit du lecteur que réside cette union, et non dans le poème ,. (livre cité, p. 10). Cette« linguistique • cherche pourtant ses structures dans le poème. Elle fausse le terme de signifiant : elle le transforme en un « contenant •· Version vulgaire du dualisme - dont tout le travail de Saussure s'est distancé. C'est que le départ est pris ici chez Valéry, non chez Saussure. Et Valéry, Saussure, non seulement sont incompatibles, mais ont une situation paradoxale pour la poétique. Valéry pose : « Il n'y a aucun rapport entre le son et le sens d'un mot ,. et, à la phrase suivante : « Et cependant c'est l'affaire du poète de nous donner la sensation de l'union intime entre la parole et l'esprit ,.74• La relation entre la théorie du langage et la poétique est une relation d'opposition, laissée dans le mystère, et qui n'est là que pour l'accroître : effet de sacré sur le poète. Valéry fait glisser l'hétérogénéité du signifiant et du signifié vers une exclusion mutuelle : « Ce sont des suites appartenant à deux univers qui s'excluent ,.7s_Ce n'est plus une conception linguistique. C'est une stratégie poétique - qui n'empêche pas, chez Valéry, L'insecte net gratte la sécheresse. Saussure, au contraire, montre que les deux éléments sont inséparables. En élaborant une pensée de la valeur, du système, du fonctionnement dans cet arbitraire, il en fait la pos~ibilité d'une historicité du langage, et d'une poétique de cette historicité. "Yaléry,qui a tant écrit dans la poétique, en détourne. Saussure, qui n'a pas fini ce qu'il ébauchait d'une épistémologie de la linguistique, et qui n'a pas de rapports directs à la poésie sinon la recherche des 72. P. Valéry, • Les droits du poète sur la langue •• Œ14'f/res,éd. citée, 11, 1264. 73. Michel Gauthier, Système e"phoniq#t et rythmiq"e d" 'fltn fr"nçtiis, Klin.:ksieck, 1974. La phrase de Valéry qui vient d'être citée y figure en introduction, p. 7. 74. P. Valéry, Œuvres, 1, l33.3. C'est toute la conception classique de l'exprcssi\Îté, fondée sur la mimem. Pope avait écrit dans son Esuy on criticism : • The sound must seem an «ho to the sense •• le son doit sembler un écho du sens. 7S. P. Valery, Rh"mbs, 1931; Œ"'f/res, 11, 637. LE RYTHME SANS MESURE anagrammes - qui traverse la poésie plus qu'elle ne la vise étrangement, plus proche de la poésie. 209 est, L'enseignement de Valéry, entendu au sens strict, a donc rendu possible « l'aspect sonore du langage poétique comme UN SYSTÈME FORMEL76 , bien qu'il n'y ait pas dans le discours un « codepurement formel» (livre cité, p. 31). D'où une situation intenable. L'euphonie est définie comme « l'étude des phonèmes d'un poème, considérés en dehors des valeurs sémantiques qu'ils supposent par ailleurs • (ibid., p. 40). Intenable parce que tout jugement sur la valeur présuppose le sens, du sens. C'est ce que reconnaît le commentaire du vers de Hugo Unfrais parfum sortait des touffes d'asphodèles,« où l'on sent bien que ce dernier mot est placé là pour son sens et non pour sa conformité avec les voyelles précédentes ,. (p. 157), et « C'est du sémantique, et de lui seul, que les allitérations, simples ou composées, tirent leur sens ,. (p. 31). La forme, coupée du sens, est livrée aux présuppositions esthétiques : ce que dit le mot euphonie. C'est le pourquoi non explicité d'analyses en figures, en schémas, des séries consonantiques, vocaliques. Admettent-elles, comme Boileau, des « sons mélodieux ,. (p. 12), le « très beau "récitatif" vocalique ,. (p. 150) ? En quoi est-ce des « beautés • ? (p. 155) Ces groupements étaient déjà faits par Becq de Fouquières. Mais il ne séparait pas le son du sens : le mot 77 « générateur de l'idée » est en même temps « mot générateur d'harmonie •· Becq de Fouquières est critiqué, puis redoublé : « On pourra se demander, par exemple, si certains mots n'en attirent pas d'autres » (p. 156). Il suffit de dire mots, c'est tout le discours qui vient. Le repérage de symétries linéaires ou inverses porte jusque dans la prosodie la formalisation de la métrique. Métrique d' « intervalles égaux ,. (p. 88) où même I'« élément de différenciation ,. tend à « se résoudre dans sa propre répétition », faisant un « nouveau rythme • (p. 89), - c'est-à-dire une nouvelle symétrie. Perfection, intériorisation de la métrique : le rythme des nombres est métrique, le rythme des accents est métrique (mais c'est une scansion minimale), même le rythme des timbres - sélectionnés, hors sens - est formalisé, métrifié. Rien de nouveau depuis Brik. La forme aime les schémas. Un organicisme enraciné y pousse ses arbres. Quitte à isoler des phénomènes dans des vers déjà eux-mêmes isolés. La forme expose la crise de la forme. Le mètre expose la crise du sens. Tous deux ont mis le rythme hors du discours. 76. M. Gauthier, livre cité, p. 40. 77. Bccq de Fouquières, Traité général de versificar,on franç11ist, p. 220. 210 CRmQUE DU RYTIIME 7. D'une stylistique du rythme à une sémantique du rythme Tout ce que le primat de la forme, de la langue, du mètre, s'interdisait, et interdisait, n'avait d'autre possibilité - dans le même monde, mais à l'opposé- que le style. Le parti de la norme, le parti de l'écart. Le rythme appartenait à la stylistique. Il continue de lui appartenir, comme le style, et l'œuvre, en l'absence d'une théorie du rythme comme système du discours. Il est révélateur de l'état métrique, l'état-langue, de la théorie traditionnelle que la seule échappée possible vers le discours - à ma connaissance, dans le domaine français - vers le rythme dans le discours, et comme organisation du discours, soit une étude de prose : celle de Jean Mourot sur Chateaubriand 78• La seule aussi qui contienne une critique, et une méthode, - et qui par là n'a pas vieilli. Il est vrai qu'il s'agit d'une prose traditionnellement dite poétique, depuis longtemps reconnue comme rythmée, et qui approche donc à la fois d'une étude du rythme en prose et du rythme comme sens. Mourot critique la pertinence du rapport présupposé par Pius Servien entre le lyrisme et les rythmes (numériques), qui fait qu'il « simule la découverte de ce qu'il s'est d'abord donné • (livre cité, p. 6; 47-49). Il critique Grammont (ibid., p. 61-62), qui fondait sur un jugement de valeur préalable des conclusions données d'avance. Il critique Spire qui fondait sur des échantillons « subjectivement choisis • des « jugements esthétiques • et où le rythme n'était pas relié aux « autres moyens d'expression • (ibid., p. 7-8). Mourot est le seul qui renonce à partir d'une définition préalable du rythme comme régularité et répétition (p. 9). Il est donc le seul à pouvoir passer du rythme comme repérage, marquage de rapports formels, intuitivement, empiriquement, au « rythme personnel • (p. 17) de Chateaubriand, à une étude du rythme lié à« l'univers particulier de )'écrivain ,. (p. 18), en quoi il a réalisé un chef-d'œuvre de la stylistique. Le rythme personnelde Chateaubriand, tel que le définit Mourot, est « indépendamment de tout recours aux formes du rythme poétique, de toute survivance rhétorique, de tout effet d'art conscient, le mouvement qui rend sa phrase reconnaissable, le retour instinctif de mots-clés et de timbres privilégiés qui jalonnent ce mouvement. Mais ce rythme se dessine sur un fond de sonoritéconfuse et très dense, qui est aussi un élément intrinsèque et spécifique de cette prose et dont il est nécessaire 78. JeanMourot, Ch11tt4Hbrùmd,Rythmt tt sonorité d"ns lts Mémoirts d'ONtrtTombt, déjà cité. LE RYTHME SANS MESURE 211 d'abord de démêler les composants • (p. 161). La progression passe par une rhétorique du rythme : les « aspects superficiels • - les • régularités rythmiques et sonores », les • vers dans la prose •, les allitérations, assonances, groupements, clausules; avant d'aborder l'écriture du rythme : • l"'accent" Chateaubriand », qui va de la prosodie à la syntaxe. Ainsi le groupement ternaire, pour Mourot, est un • automatisme, héritage d'une certaine rhétorique ,. (p. 89). Mourot a la même réaction critique pour la sonorité que pour les rythmes : • bien souvent on attribue aux sons ce qui appartient au sens ,. (p. 17), et il refuse de séparer • abstraitement rythme et sonorité ,. (p. 18). Ce dont on a vu les exemples, et les effets. De la sonorité, évoquée par tous ceux qui ont parlé de Chateaubriand' (p. 162), il distingue l'harmonie, « notion appréciative ,. (p. 163), et qui est toujours effet de sens, non seulement de son, et où interviennent le • volume verbal ,. (p. 166), la rareté, les suggestions. Les références aux intentions de l'auteur sont rares (p. 18). Mourot a étudié la ponctuation personnelle de Chateaubriand, ponctuation traditionnelle du xvn•, xvm• siècle (p. 19), orale, au contraire de notre ponctuation logique, moderne, qui commence au début du XIX• siècle.·nprocède par exemples, nécessairement sélectionnés, mais nombreux, non par statistique. Il ne chiffre pas. Le lecteur - la stylistique est un rapport d'individu à individu - intervient par des « sans cesse ,. ou • constant usage • (p. 187). Cependant il parle - approximativement - de « mots-clés ,. (p. 161) et de« fréquence • (p. 166). On sait combien la fréquence, mais la rareté aussi, comptent. Et les relevés ont été illusoires. Trompeuse l'imprécision, trompeuse la précision. Le résultat paradoxal - de toute façon l'écart cherche la norme et ne la trouve pas - est au bénéfice de la stylistique, et de l'imprécision : c'est scion les valeurs du texte et sa situation, et comme une valeur parmi d'autres, que la fréquence ou la rareté font sens. Mourot note que Chateaubriand place les noms propres et les « mots-clés ,. aux « temps forts, aux fins de membres et de phrases ,. (p. 178; 239). C'est une sémantique de position. La stylistique prend ensemble le rythme et le sens. Mais la relation des deux termes n'est pas claire. Mourot ne repère pas seulement « la phrase préférée : élan bref et longue retombée • (p. 301), chez Chateaubriand, mais la coïncidence entre le type de phrase et le thème (p. 237). Il reconnaît longuement la « conjonction des thèmes privilégiés de l'écrivain et d'une certaine courbe de la phrase • (p. 317). Il semble qu'il n'y ait pas seulement conjonction. Il y a une hiérarchie du sens, de l'intentionnalité : « Tout se passe comme si l'allure de cette courbe était commandée par l'apparition de ces thèmes. C'est par là qu'on peut être assuré d'avoir saisi, au-delà des automatismes verbaux, 212 CRITIQUE DU RYTHME un rythme vivant - s'il est vrai qu'au sens le plus profond du terme le rythme d'un écrivain est le mouvement habituel selon lequel s'expriment ses tendances les plus intimes et qui ne peut être vraiment défini que par rapport à ces tendances ,. (p. 317). Ce commandé par devient un « accord » (p. 318, 339). Cet accord est pensé comme une « symbolique personnelle et permanente du mouvement verbal et des sons » (p. 339), une « correspondance organique ,. entre des thèmesclés et leur « réalisation "verbo-motrice" » (p. 339), où les guillemets évoquentJousse (cité dans la bibliographie) sans le nommer. Mais cette symbolique, cette correspondance,cette réalisation deviennent une source,dans la même page : « le rythme et la sonorité ont leur source et leur définition dans l'imagination même de l'écrivain •· Ce qui, à la fois, est indéniable, et marque pourtant une hésitation sur la relation qu'ont ensemble ces thèmes et ces rythmes. Mais la stylistique ne peut davantage. C'est que le rythme, chez Mourot, fait partie du style. La notion a ses limites de validité. Mais sa capacité descriptive, dans une conception synthétique du style, est considérable. Plus que les réductions de la poésie au mètre, la stylistique du rythme est efficace parce qu'elle est dans l'empirique. L'empirique n'y est pas théorisé, mais il a l'avantage d'être la vie. Qui est aussi le point de départ des intuitions théoriques, comme celle de Joubert, que cite Mourot : « chaque auteur [... ] s'affectionne à des tournures de style, à des coupes de phrase où l'on reconnaît sa main ,. (p. 317). Ce n'est ni nouveau ni précis. Mais c'est ce que justement la théorie du rythme doit viser à comprendre. Le rythme entre dans la « marque personnelle » (p. 339). Mais il n'est pas dit pourquoi« parmi les aspects du style, le rythme et la sonorité sont ceux qui permettent le mieux de saisir l'individualité du créateur » (p. 339)79• Cependant l'intérêt (marqué par son efficacité d'analyse) de la stylistique du rythme est de situer le rythme dans un discours dont il n'est jamais séparé, séparé du sens. Il reste à situer le discours précisément hors de la théorie du signe - qui ne peut faire que l'association mystérieuse du signifié et du signifiant, du thème et du rythme - pour prendre le rythme comme discours, à la fois rythme d'une œuvre et rythme d'un sujet. Y ont contribué tous ceux qui, soit par une étude concrète, soit par 79. Comme toute analyse sans théorie, la stylistique ne vaut que ce que vaut l'analyste. Elle peut, comme chez Mourot, travailler l'historicité du langage. Elle peut aussi et c'est le plus fréquent, n'être que l'exercice impressionniste de la théorie traditionnelle : régularité-rythme, l'o:uvre • permanence cristalline • a-historique, chez Damaso Alonso, dans -Poesia espanola,Ensayo de métodos y limites estilisticos, Madrid. Editorial Gredos, 1976, (l" éd. 1950) p. 205. LE RYTHME SANS MESURE 213 une historicisation de la notion même du rythme, ont travaillé à ruiner la définition du rythme par la symétrie. Ce que faisait Cassagne en étudiant Baudelaire, en écrivant que « le rythme et la symétrie sont deux choses distinctes que l'influence de la tradition et l'oreille, liée depuis longtemps aux cadences classiques tendent malheureusement à confondre » 80• Baudelaire lui-même substituait mètre pour rythme dans sa préface des Petitspoèmesen prose,à la fois par métonymie et métaphore : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Cassagne parle de répétition « irrégulière, asymétrique, incomplète » (p. 110). Georges Lote est plus nuancé que la tradition, en introduisant, par le passage de la structure à la réalisation phonique, l'irrégulier dans le régulier : « Le rythme verbal est constitué par des successions de syllabes atones que vient couper de temps en temps une syllabe tonique dont le retour ne doit point se produire à des intervalles trop éloignés » 81et il ajoute : « il résulte que le rythme poétique, pas plus que celui de la prose, n'est régulier ». Les conclusions de Lote restent valables contre un « mécanisme exclusivement binaire ou ternaire », contre les « durées égales » des hémistiches. Lote fonde le rythme « sur des différences et des contrastes, mais non sur des identités » (ibid., p. 699). Le rythme n'est plus le même. En musique, Eveline Andréani associe le rythme à l'irrégularité, pour l'écriture musicale de Debussy : « Chez Debussy, chaque niveau a son caractère rythmique propre et la correspondance ne se fonde plus sur la carrure, mais seulement sur la •respiration période", elle-même irégulière. C'est donc un style où le temps se révèle insaisissable » 82• Le rythme est « motif rythmique irrégulier » (livre cité, p. 380), et • La syncope se conjugue à l'intensité, le plus souvent, pour noyer la barre de mesure et nier le temps fort » (ibid., p. 381). La prise en compte des œuvres réelles historicise la notion de rythme, contre la tradition : « Car ne pas faire abstraction de l'histoire en ce domaine, c'est paradoxalement- se mettre en opposition; c'est faire en quelque sorte un antitraité d'harmonie » (p. 7). D'où la postulation d'une« relation dialectique • (p. 19) entre le rythme harmonique et le rythme mélodique : pour la musique, une« nature essentiellement dialectique, non statique • (p. 13). 80. Alben Cassagne, Vmification et métriq•e de Charles Ba•delaire, Paris, 1906, (Genève, Slatkine, 1972), p. 40. 81. Georges Lote, L'Aiexandrin français d'après la phonétiq•e expérimentale, p. 699. 82. Eveline Andreani, Antitraité d'harmonie, déjà cité, p. 380. 214 CRITIQUE DU RYTHME C'est dans cette stratégie de l'historicité qu'il importe de ne plus confondre langue et langage,comme le faisaient les thèses de 1929 du Cercle Linguistique de Prague, recommandant d'étudier « la langue poétique en elle-même •· Dire « la langue poétique •• « la langue des vers • ne peut plus être que soit une traduction caduque, - là où les langues slaves n'ont qu'un mot, jazyk en russe, comme un mot, Sprache, en allemand, pour les deux concepts de langue et de langage-, soit une stratégie, dont il est clair maintenant qu'elle est celle de la métrique, contre le discours. Mais le rythme n'est pas une liberté opposée à la fixité de la mesure. Ce que sous-entend souvent l'opposition : conception émotionnelle du rythme qui confond le sujet et le subjectivisme. C'est l'« esthétique moderne du heurt, de la rupture •• de la discordance « anarchique • où Mazaleyrat voyait une « modalité particulière •• non une « définition nouvelle » 83• Le rythme-surprise, déception de l'attente : « l'échec de nos attentes est souvent plus important que le succès » 84• Vertu de l'irrégularité, symétriq11edes vertus de la régularité. Elle ne vaut pas mieux : elle en est prisonnière. Une sémantique du rythme est ce dont la possibilité s'ébauche à travers les intuitions théoriques d'Ezra Pound. Ce n'est pas un hasard s'il a renouvelé en même temps la notion de traduction. Le rythme, pour Pound, semble d'abord ce qui « garde quelque trait précis de l'impression émotive » 85• Où la technique et l'émotion sont tenues ensemble, - comme, de son côté, fait Jean Mourot. A la fin de ABC of Reading, Pound met un Treatiseon metre qui est un anti-traité : « Le rythme est une forme coupée dans le temps, comme un dessin est de l'espace déterminé » 86• Pound est un empirique. Il ne place pas le nombre et la symétrie, ou quoi que ce soit, avant le sujet historique du poème, avant le renouvellement technique qu'il est, s'il est un sujet historique : « Du point de vue empirique : les vers (verse) ont d'habitude un élément fixe en gros et un autre qui varie, mais quel élément doit être fixe et lequel varier, et à quel point, c'est l'affaire de l'auteur » 87• Antithéorique, antiformel, Pound dit seulement d'éco11ter. Les nomenclatur~s « ont erobablement été inventées par des gens qui n'avaient jamais ECOUTE des vers • (ibid., p. 204). A propos de la section dorée : « vous apprenez la peinture par les yeux, pas par l'algèbre • (ibid., p. 206). D'où son mépris de la métrique : « La 83. Dans l'article Rythme du Grdlld uro•sse de Li Ling##! frdll~, cUjàciœ. 84. I.A. Richards, Princip/esof litertiry Criticism,déjà cité, p 140. 85. E. Pound, literary Esuys: « The serious anist •• 1913; déjà cité, p 51. 86. Ezra Pound, ABC of Reading, Londres, Faber & Faber, 1961, p. 198. 87. Livre cité, p. 201. From the empiric angle : verse usually bas some elemenr roughly fixed and some other that varies, but which element is to be fixed and which vary, and to what degree, is the affair of the author. LE RYTHME SANS MESURE 215 prosodie et la mélodie, on y arrive par l'oreille qui écoute, pas par un index de nomenclatures, ou en apprenant que tel et tel pied s'appelle un spondée • (ibid., p. 206). Mais c'est aussi tout ce chemin qu'il fallait sainder, piétiner les définitions, puisque ce sont elles qui piétinent, mesurer ce qui revient au mètre, pour arriver au rythme par le discours, au discours par le rythme. 8. Le rythme sans mètre Il n'y a pas à laisser tomber le mot rythme, comme Bely le conseillait aux métriciens, mais à laisser la mesure à ce qui se mesure. Il s'agit de situer le rythme, pour que la force empirique du discours suffise à en renouveler la conception. Le sens ne se mesure pas. Comme activité des sujets. Ne se compte pas non plus. Chaque fois qu'on y compte quelque chose, on réduit le langage à un modèle faible, dont l'inefficacité paye de retour les satisfactions numériques. Ainsi la réduction au mot, - machine à traduire, lexicologie littéraire, stylistique quantitative qui a compilé des index inutilisables (les concordances sont autre chose) : autant d'échecs que compte l'espoir scientiste. Parce que le langage est une syntagmatique et une paradigmatique ensemble, à tous les niveaux linguistiques, et que le sens ne se divise pas selon les « subdivisions traditionnelles » que critiquait Saussure. Et comme tout est sens dans le langage, dans le discours, le sens est générateur de rythme, autant que le rythme est générateur de sens, tous deux inséparables - un groupe rythmique est un groupe de sens - et autant le sens ne se mesure pas, ne se compte pas, le rythme ne se mesure pas. Dès qu'on mesure, dans le discours, au sens d'une métrique, c'est autre chose que le discours qu'on mesure. Ce que montre, par exemple, la tradition russe, de Bely à nos jours : la rythmique y est une métrique comparative, - telle position jamais inaccentuée à telle époque se désaccentue à telle autre. La statistique instructive dans ses limites - ne chiffre que des unités extérieures au sens, et dont le rapport avec le sens n'est nulle part construit. Tomachevski écrivait en 1929 : « Le domaine du rythme n'est pas le domaine du compte » 88 • L'antiquité et la force du primat métrique ont mené une tradition répandue à ne plus prendre le vers comme discours. Ceux qui le prenaient comme discours oubliaient qu'il était en vers, ceux qui le prenaient, par réaction technique, comme vers, oubliaient qu'il est 88. B. Tomachevski, 0 stixe, éd. citée. p. 13. 216 CRlTIQUE DU RYTHME discours. Autre effet du dualisme. Mais, truisme si transparent qu'il semble invisible, le vers est inséparablement les deux. Sa spécificité est là. Ce qui fait à la fois qu'il est irréductible à tout autre discours, intraduisible en • prose •· Par conséquent, le 'Versne s'opposepas à la prose. De la manière dont s'opposent deux antonymes, deux contraires. Comme tout discours, il s'oppose au silence. Dont le blanc, les blancs de la ligne, font un équivalent visuel. Le vers s'oppose au blanc, comme la prose. Autrement. Il en est question plus loin. Le primat du discours a parfois mené à contester même que le mètre soit une matrice du discours en vers. Au lieu de faire entrer le discours dans un mètre, Harding imagine une genèse empirique : le mètre, déduit de certaines rencontres, schématisé à partir du discours. Quoi qu'il en soit des genèses, dans le discours en vers métrique, le mètre « déterminera lequel de plusieurs rythmes de discours possibles est adopté » 89• En cas de conflit entre le mètre et le rythme du discours qui est le rythme du sens - " c'est le rythme du discours qui a la précédence • (ibid., p. 155). C'est que« Le rythme que nous adoptons n'est pas dicté par le mètre, mais choisi entre plusieurs rythmes du discours possibles d'après le sens • (ibid., p. 28). C'est la marque de Hopkins, que cite Harding, dans la tradition anglaise. Le rythme situe le poème dans l'oral, dans le parlé même. Le sprung rhythm de Hopkins, comme il l'écrivait dans la préface de ses poèmes," est la plus naturelle des choses. Car 1) c'est le rythme du discours ordinaire et de la prose écrite, quand du rythme y est perçu » 90• Dans le discours, le discours est rythme, et le rythme est discours : non un discours parallèle, intérieur, caché sous les mots, mais le discours même. Le rythme est l'ensemble synthétique de tous les éléments qui y contribuent, organisation de toutes les unités petites et grandes, depuis celles de la phrase jusqu'à celles du récit, avec toutes leurs figures. Ce qui pose la question, sur laquelle on ne sait rien; du rapport entre les petites unités et le rythme des grandes, - quel rapport, quel sens, quelle part au sens. Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation des 89. Harding Words into rhythm, p. ISS. 90. Tht Potms of Gtrard Manlry Hopkins, ed. by W.H. Gardner and N.H. Mackenzie, Oxford University Press (4' éd. 1970), 1978, p. 48-49 : .. Note on the nature and history of Sprung Rhythm - Sprung Rhythm is the most natural of things. For ( 1) it is the rhythm of common speech and of written prose, when rhythm is pen:eived in them. (2) h is the rhythm of ail but the most monotonously regular music, so that in the words of choruses and refrains and in songs written closely to music it arises. (3) h is found in nursery rhymes, weather saws, and so on; because however these may have been ounce made in running rhythm, the terminations having dropped off by the chanKe of language, the stresses corne together and so the rhythm is sprung. (4) h arises in common verse when reversed or contcrpointed, for the same reason •· LE RYI'HME SANS MESURE 217 marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j'appelle la signifiance : c'est-à-dire les valeurs, propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux ,. du langage: accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. Elles constituent ensemble une paradigmatique et une syntagmatique qui neutralisent précisément la notion de niveau. Contre la réduction courante du « sens ,. au lexical, la signifiance est de tout le discours, elle est dans chaque consonne, dans chaque voyelle qui, en tant que paradigme et que syntagmatique, dégage des séries. Ainsi les signifiants sont autant syntaXiques que prosodiques. Le « sens ,. n'est plus dans les mots, lexicalement. Dans son acception restreinte, le rythme est l'accentuel, distinct de la prosodie - organisation vocalique, consonantique. Dans son acception large, celle que j'implique ici le plus souvent, le rythme englobe la prosodie. Et, oralement, l'intonation. Organisant ensemble la signifiance et la signification du discours, le rythme est l'organisation même du sens dans le discours. Et le sens étant l'activité du sujet de l'énonciation, le rythme est l'organisation du sujet comme discours dans et par son discours. Ainsi la définition du rythme ne peut plus être uniquement phonétique, - encore moins métrique. Elle est du discours. Le rythme n'est pas uniquement l'accentuel. En quoi il y a à distinguer la nature du rythme, et la notion de rythme, souvent, il semble, confondues. Les disputes sur le principe du rythme, qui opposaient les partisans de l'intensité à ceux de la durée - les stresserset les timers pour la prosodie anglaise - illustrent bien cette confusion. Confusion qui a été pour une part dans la violence des oppositions et la multiplicité des positions théoriques. les composantes phoniques du rythme accentuel, traditionnellement, sont l'intensité, la durée, la hauteur 91 . Éléments variables selon les langues, toujours présents 92 • Il s'agit de ne plus identifier le rythme 91. Je renvoie, pour la définition de ces composantes, aux articles Aettnt et /ct,n dans leDictionn11iTt dt Poétiq11ttt dt Rhétoriq11td'H. Morier. A. Spire, dans Plllisirpoétiq11t tt pl..isir m11SCHl..irt, distingue trois éléments du rythme (durée, hauteur, intensité), p. S7-106, quitte à rajouter les timbres au chapitre suivant - dissociation qui situe son esthétisme traditionnel. Le paramètreprédominant, dans la syllabe accentuée, d'après Mario Rossi, est « 1. la durée dans 7S % des cas, 2. l'intensité dans 67 % des cas, 3. la bauœur dans SO % des cas environ •• dans Mario Rossi, « Sur la hiérarchie des panmètres de l'accent •• dans les Actes d11VI' Congris lnttm11tion11/dts Scim«s Phonhiq11es,1967, p. 786. 92. Paul Garde écrit : « dans les langues où n'existe aucun trait distinctif prosodique, les trois caractéristiques prosodiques peuvent se mêler dans l'accent • - à la différence, par exemple, du tchèque où la longueur est un trait distinctif - « Ainsi la voyelle russe accentuée est à la fois plus intense, plus haute et plus longue que la voyelle inaccentuée 218 CRn'IQUE DU RYTHME avec le seul rythme de l'accent d'intensité, pour y inclure, au lieu d'y seulement juxtaposer, les timbres, c'est-à-dire la prosodie. Le rythme se trouvait encore dissocié entre l'accent et le nombre des syllabes, autre « principe ,. métrique. Le rythme linguistique - l'accent, le rythme métrique - le nombre de syllabes, ensemble installant une ambiguïté, dont la théorie s'est ressentie, sur la nature rythmique du vers. Ce qu'illustre le passage suivant : « d'après quel principe distingue-t-on les vers ? Il n'y a qu'un seul critère : le compte des syllabes. Seul le compte des syllabes détermine le vers français, tandis que sa structure rythmique est très variable. [... ] Toutefois, dans la suite on adoptera un autre groupement : d'après leur structure rythmique et leur rôle historique ,.93 c'est-à-dire vers pairs ou impairs, césurés ou non césurés. L'ambiguïté s'étend à la notion même du rythme, - mètre, discours. Je mets sur le même plan non plus trois mais quatre composantes phoniques du rythme : intensité, durée, timbres, hauteur. A mi-chemin entre une définition phonique et une définition discursive du rythme, Tomachevski distinguait trois rythmes : le rythme accentuel-lexical, le rythme d'intonation de phrase, le rythme de l'harmonie 94 • La distribution des limites de mots, les patrons rythmiques-syntaxiques entrent dans la composition lexicale, syntagmatique du rythme - qui en aucune façon ne peut se limiter à la forme ou à la substance phonique. L'intensité et la durée coïncident dans l'accent, ou temps fort du groupe rythmique, non du mot, en français. Mais en général, l'accent est « la mise en relief d'une syllabe à l'intérieur de chaque mot ,.95 • Lote écrivait il y a très longtemps : « L'intensité résulte à la fois de la force, de la durée, du timbre et de la hauteur, mais [... ] l'ictus dynamique à lui seul est incapable de marquer l'accent et d'engendrer un rythme » 96 • La coïncidence de l'intensité avec la durée dans la syllabe accentuée, finale, (sans préjudice de l'emploi de procédés accentuels négatifs). L'intensité est dominante en allemand. Les modifications de hauteur sont, en même temps que l'intensité, essentielles en anglais. La longueur joue, à côté de l'intensité, un rôle important en grec moderne et en portugais, mais aucun en espagnol • l'acœnt, PUF, 1968, p. S2. Pour Agustin Garcia (Barcelona, la Gaya Ciencia, 197S), l'accent Calvo, dans Del ritmo del leng11t1je d'intensité des langues à accent de mot est mélodique avant tout (p. 34). Il voit dans l'alternance des accents de mots une métrique de la langue (p. 61.). 93. W. Theodor Elwert : Traité de wrsification franç.ue des origines • nos jo11rs, Klincksieclr., 196S, §154, p. 113. 94. Tomachevski, 0 stixe, p. 2S. 9S. Paul Garde, l'accent, p. 4, repris p. 31. Ailleun : « l'accent est coextensif à l'intensité ,. (p. 34), et voir p. 40. Je reprends cette question, pour le français, au chapitre XI Prose,poésie. 96. G. Lote, les origines d11'!lff'S fr•nçais, Aix en Provence, 1940- Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 1S. J'emploie le terme ammt au sens d'accent d'intensité, non le terme ict11s,qui désigne le frappé, le • coup •• pour garder le terme courant, malgré son LE RYTHME SANS MESURE 219 du groupe rythmique, en français, est un fait de rythme de la langue, non de métrique. La confusion avec le code du mesurable, où par convention une longue vaut deux brèves, apparaît pleinement dans : « Une syllabe [sic] accentuée est deux fois plus longue que les syllabes qui la précèdent; la durée est l'élément essentiel à prendre en considération en français où l'on peut considérer les autres paramètres (intensité-hauteur) comme secondaires » 97 • Ce qui, donné comme « accent de langue •• est linguistiquement faux. Seule pertinence : la métrique, mais seulement quand la métrique, selon les langues, est une métrique de pieds, quantitatifs ou accentuels. Ce qui n'est pas le cas en français - où il est donc aussi métriquement faux qu'une syllabe accentuée soit deux fois plus longue qu'une inaccentuée98 • Les éléments du rythme accentuel ont longtemps donné lieu à une prise subjective. La longueur, ou durée, était contestée. Le discours de la métrique aboutit à de curieuses contradictions. Exemple : « Aucune notion de durée n'intervient dans la versification russe, si ce n'est le fait que la syllabe accentuée est toujours plus longue que la syllabe atone » 99 • C'est qu'il s'agit de discriminer la métrique accentuelle de la métrique quantitative fondée sur une convention de longueur, et cette stratégie finit par masquer la réalité linguistique, où durée et intensité sont inséparables. Unbegaun ajoute : « mais ce fait n'a aucune fonction dans le système métrique, pas plus que dans la langue parlée, si bien qu'un Russe n'en a même pas conscience• (ibid.). En français, pour Georges Lote, l'élément fondamental du rythme est la durée : « elle seule crée le rythme » 100, et les autres éléments, les timbres en paniculier, ne sont qu'« ornements de nature diverse • (livre cité, p. 461). Delattre a confirmé que le« rôle de la durée est très positif. La durée est le seul des trois éléments acoustiques qui soit toujours, par sa proéminence, un facteur de l'accent • 101• syncr&isme (I'« accent ,. maneillais, pour l'intonation) parce qu'il suffit à désigner la position marquée, et parce que le rythme - sans méconnaître, au contraire, la phonétique, qui est indispensable - n'est pas phonétique seulement, mais aussi syntuique, syntagmatique - bref, synthétiquement sémantique. Garde dit qu'il est • fonctionnel ,. (p. 49). Il intéresse tout le langage. 97. Daniel Delas, Poétiq•elprtitiqu, CEDIC, 1977, p. 82, à propos de .. Soldats payés, tribuns vendus, juges complices .., nommé trimètre, et de « Biens, pillards. intrigants, fourbes, crétins, puissances .., baptisé stnAire. 98. C'est cependant dans un ouvrage pédagogigue, destiné à « l'enseignant du secondaire •• que ces confusions ont cours et s'enseignent. En même temps que, négligence ? angliciution ? s'imprime de plus en plus « syllable ,. pour sy/W,e : innombrablement, dans LA Vieilkssed'Akundre de Roubaud, dans Rhétoriq•e de 1A polsie, du groupe Mu. 99. B.O. Unbegaun, LA 'Uersifiutionnme, Librairie des Cinq Continents, 1958, p. 30. 100. G. Lote, L'Altundrin fr.,,çais... , p. 460. 101. P. Delanre, St•tÜesin French.,,d Comparatiw Phonetics,Mouton, 1966, p. 68. Passage cité dans Delas et Filliolet, Linguistiq•eet poétique,p. 140. 220 CRITIQUE DU RYTHME L'effet de rythme, comme on dit l'effet de sen~, - où lexique, morphologie, syntaxe sont inséparables - est nécessairement une conjonction des rythmes. Lote parlait du« rythme total » 102• Conjonction, ou plutôt combinaison, de l'accent de groupe, en français, avec l'accent diversement nommé« accent de rhétorique • (par Lote, ibid., p. 376), oratoire, affectif, émotionnel, d'insistance. Qui est, lui, accent de mot. Morier le dit vertical1°3 , contre l'accent de groupe, horizontal, parce que la notation ( J ) marque qu'il ne s'agit que d'un allongement de la consonne, première du mot, sans allongement de la syllabe. Paul Garde, après Marouzeau et Dauzat, distingue l'accent d'insistance affectif, sur la première consonne, de l'accentd'insistanceintellectuelle, « renforcement de l'intensité de la première syllabe • (livre cité, p. 45). Il importe de rappeler que cet accent est « du domaine de l'intonation • (ibid., p. 45), et que, en français, il « ne se substitue pas à l'accent de mot normal, mais s'y surajoute • (ibid., p. 46) 104• Normal, mais de groupe, non de mot. A l'inverse de l'anglais, où l'accent, étant accent de mot, l'accent d'insistance désaccentue et réaccentue selon l'insistance : I am speaking to you, I am speaking to you, I am speaking to you. Oralement, la multiplication de la marque dans certains discours, comme chez des présentateurs à la radio et à la télévision, ou dans la prosodie du discours de réunion politique, par exemple, généralise la surenchère à presque toutes les consonnes initiales de mots; la ,...,, t$ précision, Toulouse... Quant à l'accent rythmique, Lote avait déjà observé 105, ce que Morier a précisé106, que« L'accent rythmique reste placé sur la fmale de groupe • (article cité, p. 98). L'accent rythmique est attaché, en français, à la place, non au mot. Il est instable, étant accent de phrase : « Le français est donc une langue à structure •phrasématique,. [... ] et le phénomène de désaccentuation y joue un rôle primordial » 107 • A l'opposé de langues à structure« lexématique ,. où l'accent est lié au mot. L'organisation poétique du discours, en particulier dans les vers, par toutes les figures prosodiques, et la mise 102. L'AiexandrinfranÇllis ... , p. 467. 103. Diction114irtdt poétiq11ttt dt rhétoriq11t,article A.cœnt. 104. La distinction traditionnelle entre ll«fflt Affectif et A«tnt inttlltct11tl a été critiquée par Philippe Martin : • Elle ne permet pas de classer des exemples comme "re-mar-quable", dans lequel le procédé d'insistance porte sur toutes les syllabes, ou encore "merveilltNX", présentant un accroissement d'intensité sur la dernière syllabe •. Il la remplace par la notion d'a«mt conmutif, dans • Une théorie syntaxique de l'accentuation en français •• dans Ivan Fonagy et Pierre Léon, l'A.cant m frtmç41s contemporain,Onawa, Didier, 1979, p. 10. 105. L'A.lt1CA11drin franÇllis... , p. 383. 106. H. Morier, • Le moment de l'ictus •, dans Lt fins français "" 20' siidt, p.p. Monique Parent, Klincksieck, 1967, p. 85-116. 107. Jadwiga Dabrowska, • Le rythme de l'expression en langue française et polonaise"• lts Rythmts, colloque de Lyon, décembre 1967, suppl. n" 7 du journal français d'oto-rhino-laryngologie, Lyon, SIMEP, 1968, p. 291-292. LE RYTHME SANS MESURE 221 en paradigmes de points différents du discours par un même élément consonantique ou vocalique, systématise, comme rythme du discours, ce qui dans le parlé ne ressortit qu'à la situation du parlé. Ainsi le rythme des timbres est panie constitutive de l'effet de rythme. La transformation à la fois de l'écriture poétique et des conceptions de l'écriture poétique situe l'imponance grandissante donnée à la consonne plus qu'à la voyelle. Tant que la rythmique était essentiellement fondue dans la métrique, - syllabique en français - l'élément voyelle était privilégié, puisque, Lote l'a montré, « l'élément principal de la syllabe est la voyelle » (L 'Alexandrin... p. 462). Où prenait peut-être aussi l'esthétisation de la voyelle, l'euphonie. Plus la poésie a privilégié la rythmique, plus elle a systématisé une sémantique sérielle, qui multiplie l' « inflexion oratoire » - l'accent consonantique, qui, ajoutait Lote, • n'exerce qu'une action minime sur la voyelle, tandis que la valeur de la consonne s'accroît dans des proponions énormes» (ibid., p. 463). Mais plus aussi l'écriture consonantique a permis de reconnaître, même dans les écritures du passé, la pan du consonantisme que l'esthétique classique avait minimisée, ou occultée. La seule place qui lui restait était de se juxtaposer au rythme accentuel, - en fait, rythme abstrait, puisque seul le mètre était pris en compte. Le seul rôle qui lui restait était l'expressivité. Au rythme des timbres, rythme des mots, rythme consonantique, s'ajoute le rythme de la phrase, rythme des pauses, des ruptures et des continuités, que la scansion biblique a codifié comme dans aucune autre « poésie », à ma connaissance. Ce rythme des pausesest distinct et proche de l'intonation qui n'est pas le rythme mais qui a son propre rythme, et était dit se • superposer ,. à celui de l'accent. Il ne s'y superpose pas, en réalité. Il n'est pas plus « suprasegmental » que la substance phonique des segments elle-même ne saurait se disjoindre des bouchées de sens dont l'air varie - puisque cet air est souvent la signification des paroles plus que le sens même des mots 108• Georges Faure a analysé, dans la poésie anglaise, l'imponance de l'intonation 109• Mais il ne s'agit pas de mélodie. Il s'agit du sens. Jakobson raconte qu'un acteur du théâtre de Stanislavski devait « tirer quarantemessages différents de l'expression St'Uodnja'lJe,"'erom "Ce soir", en variant les 108. Une histoire juive traditionnelle parle d'une pauvre femme, accusée d'avoir volE une poule. Elle est men« devant le commissaire russe dont elle ne parle pas la langue. Un interprète traduit. Vous avez volé une poule ? Moi j'ai volé une poule ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'ai volé une poule. Pourquoi avez-vous volé une poule ? Moi j'avais besoin d'une poule ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'avais besoin d'une poule. Dites-lui qu'elle a trois mois de prison. Moi j'ai le temps de rester en prison ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'ai le temps de rester en prison. Elle aura six mois de prison. 109. Georges hure, Les élémmrs dH rythme poétÙ{He m anglaismoderne, Mouton, 1970, p. 35, sqq. 222 CRmQUE DU RYTHME nuances expressives » 110• Plus que de « nuances expressives », il s'agit de variations de situations, donc de variations complètesdu sens. Il y a un « sens d'intonation » 111, qui implique des « attit"des ,., mais qui aussi modifie le sens même 112• Si la durée n'est pas phonologique en français moderne, elle est quand même un caractère prosodique qui entre dans la composition et le contraste des finales de groupes, de phrases : élément de rhétorique rythmique, aperçu par Claudel. C'est le jeu des quatre consonnes allongeantes à la finale : / 3 /, /RI, /v/, /z/. Avec un « début d'allongement de la voyelle devant sonore en français » 113 : '()idepar rapport à fJite.N'y change rien que les durées perçues ne coïncident pas toujours avec les durées réelles, et il y a parfois « identité de durée des voyelles perçues comme différentes ,. (ibid., p. 18). C'est qu'il s'y ajoute une différence d'intonation, analysée par Marguerite Durand. Montante pour les brèves (finales vocaliques), descendante pour les longues (finales consonantiques « féminines ,.) : « en français le caractère descendant semble être le fait de toutes !es voyelles longues ,. (p. 44). L'importance de l'intonation a fait dire à Edouard Pichon : « le français est jusqu'à un certain point une langue à tons comme celles de }'Extrême-Orient ou de la péninsule scandinave ,. (cité ibid., p. 175). Où l'intonation est « conséquence,. et non « fait premier ,.. L'intonation prête à une critique du rythme. A une époque où la linguistique mettait l'intonation hors du sens, Antonin Artaud insiste sur « cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui peut même aller contre ce sens, - de créer sous le langa&eun courant souterrain d'impressions, de correspondances, d'analogies » 114• D'où la tension vers l'irrationnel. Faire la part du rythme dans le langage, c'est le considérer aussi, comme disait Artaud, « sous la forme del' Incantation ,. (ibid., p. 56). Le rythme-sujet n'est pas une idée claire, éomme le rythme-régularité. Il plonge trop dans l'inconnu pour ne pas rappeler ici la phrase d' Artaud : « Les idées claires sont, au théâtre comme partout ailleurs, des idées mortes et terminées ,. (ibid., p. 49). Le langage tout entier fait toujours partie d'un « spectacle total ,. (p. 104). Il comprend lui aussi une part de « théâtre pur ,., qu' Artaud voyait « extérieur à toute lang"e parlée ,. 110. Roman Jakobson, Essaisde lingHistiqHegmér11le,Minuit, 1963, p. 21S. 111. Kenneth L. Pike, dans Dwight Bolinger, lnton11tion, Selected Re11dinis, Londres, Penguin, 1972, p. SS. 112. Pierre Delattre, dans D. Bolinger, lnton11tion,p. 1S9. 113. Marguerite Durand, Voyelles longHeset voyelles brèves, Essa, SNTli, n11tNrede Ill qH11ntitivocaliqNe, Klinscksieck, 1946, p. 173. 114. Antonin Anaud, Le Thiâtre et son doHble, « La mise en dne et la métaphysique • (1932), Œuvres Complètes, Gallimard, 1964, t. IV, p. 46. LE RYTHMESANS MESURE 223 (p. 69), tourné vers « une idée physique et non verbale » (p. 82). Artaud opposait le langage des mots au « langage par signes ,. (p. 128). Mais le rythme est ce par quoi le discours déborde les signes. Le rythme est dans le langage l'équivalent de ce qu' Artaud entendait par le théâtre comme « identité profonde du concret et de l'abstrait » (p. 129), sans opposer le geste au mot. On peut reconnaître non trois rythmes, comme Tomachevski, mais trois catégories du rythme, mêlées dans le discours : le rythme linguistique,celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de groupe, et de phrase; le rythme rhétorique,variable selon les traditions culturelles, les époques stylistiques, les registres; le rythme poétique, qui est l'organisation d'une écriture. Les deux premiers sont toujours là. Le troisième n'a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun une linguistique du rythme, une rhétorique du rythme, une poétique du rythme, la dernière présupposant les deux autres. Le rythme du discours est une synthèse de tous les éléments du discours, y compris la situation, l'émetteur, le récepteur. Il est ce qui inclut l'extralinguistique et l'infralinguistique dans le linguistique. L'air compte plus que les paroles.Il peut démentir, confirmer. Il peut laisser entendre autre chose que le dit. Cette banalité de l'expérience quotidienne, le paradoxe est précisément qu'elle n'est pas intégrée à la théorie du rythme. Ce qui est à faire, par la signifiance. Il a été proposé qu'il y aurait autant de métriques que d'éléments du rythme : une métrique accentuelle, pour la dominante de l'intensité dans l'accent; une métrique quantitative de longues et de brèves, pour la dominante distinctive de la durée; une métrique des tons là où les tons sont distinctifs. La métrique syllabique, qui ne ferait que compter les syllabes, n'entre pas dans ce cadre, - bien qu'on ne puisse pas poser que le principe syllabique l'emporte là où l'accent ne serait pas marqué, car il se trouve dans les langues à accent de mot comme dans les langues à accent de groupe. André Bely ne distinguait que les trois principes accentuel, quantitatif, syllabique. Mais la versification accentuelle ne se fondait, pour lui, que sur une analogie avec la métrique grecque. Les incertitudes, que je reprendrai plus loin, abondent dans ce rapport de la métrique à la langue. De même les combinaisons entre ces principes. Sans compter la versification dite allitérative, uniquement fondée sur les timbres, et les groupes accentuels, de l'ancienne poésie germanique et scandinave115, - avec ses • reprises » modernes chez Hopkins et Dylan Thomas. Les llS. Voir Renauld-Kramz, Anrholog~ de il, poésie nordiqNe11ncimne,Gallimard, 1964, dont la préface vitt à donner quelque idée, ainsi que, par exemple, l'anicle Allitn11tiw Metn dans l'EncydopediRof Poetry 11ndPoeticsde Princeton. 224 CRITIQUE DU RYTHME hésitations, on le sait, portent même sur ce qui est apparemment le plus connu : l'alexandrin national. La métrique, domaine du mesurable, du tout mesuré, donc des certitudes, devient le vague des incertitudes. On ne sait plus ce qu'on compte, ce qu'on ne compte pas, ce qu'il faut ou qu'il ne faut pas, compter. Si la variable est le nombre des accents, ou le nombre des syllabes inaccentuées. L'évolution de la poésie moderne n'a pas été favorable à la métrique. Celle-ci le lui a bien rendu. Des termes en quête de sens se sont multipliés : vers libre, verset, sans parler du poème en prose. C'est que le rythme est non métrique en soi. Il peut être métrique ou antimétrique, selon l'histoire et la situation des écritures. Il peut donc aussi coïncider avec une régularité ou une périodicité (dans quelque matière que ce soit, accent ou syllabisme). Ce sont des rencontres culturelles. Donc aussi des traditions. Mais leur force n'est qu'une aventure historique variable, avec laquelle les sujets doivent compter. Quand Valéry raconte comment un rythme lui est venu, pour Le Cimetière marin, en décasyllabes, il croit parler d'un rythme, mais il parle d'un mètre, de la prégnance culturelle d'un certain mètre, auquel il s'est identifié, dont il a fait son rythme. Y compris l'arrangement des strophes, unité supérieure. La rythmique n'est pas les déviations de la métrique. Il n'y aurait ni rythme, ni rythmique s'il n'y avait du sens qui court son risque. Ainsi on pourrait presque dire que chaque écriture invente son ou ses rythmes. Il s'invente sans cesse de nouveaux rythmes. On invente peu de mètres. Un des effets historiques de la confusion entre rythme et mètre est visible par l'effort des odes du XVIII• siècle - qui se retrouve chez Hugo - pour inventer des formes strophiques. Mais une forme strophique nouvelle n'est pas nécessairement un rythme nouveau, une écriture nouvelle. L'académisme peut aussi être pindarique. Et le renouvellement, se faire dans le cadre banal. Gœthe disait : « Quiconque invente un nouveau rythme fait circuler le sang dans nos veines selon un mode nouveau; il est maître de nos pulsations, il en apaise ou en active le cours » 116• Il y aura à reprendre le problème du mètre à travers le renouvellement des rythmes. On est compris par le rythme avant de le comprendre, et de comprendre du sens, mais on ne sait pas comment. Le rythme d'un texte fait du temps de ce texte une forme-sens qui devient la forme-sens du temps pour le lecteur. Par le rythme, il n'y a pas succession des éléments dans le temps, comme par la métrique. Il y a un rapport. La suite, la raisonde la séquence n'est pas donnée. Quand il n'y a pas un texte-système, les éléments du discours ne sont que des passages, une 116. Cité par RenéDumesnil, u ryrhme mHSN:IU,p. 34 LE RYTHME SANS MESURE 225 part du rythme est non linguistique, il y a système ailleurs : idéologique, terminologique, etc. Mais dans un texte-système se pose la question du discours au temps vécull 7• La métrique est en elle-même la prédiction absolue. Le rythme est imprévisible. Il est le nouveau dans l'écrit. Il est, en ce sens, la représentation même de l'historique dans le langage. Comme la vie. Le mètre est discontinu, chiffrable, binaire ou ternaire. Le rythme est continu-discontinu. Il est un passage, le passage du sujet dans le langage, le passage du sens, et plutôt de la signifiance, du faire sens, dans chaque élément du discours, jusqu'à chaque consonne, chaque voyelle. Aussi le rythme n'est-il pas une• fluidité», l'« écoulement», comme dit Bergson, pour lequel il prend l'analogie d'une • mélodie que nous écoutons les yeux fermés ,.1ts. Si c'est un« flux », c'est aussi la structuration en système de ce qui n'est pas encore système, ne se connaît pas soi-même comme système, étant ouvert, l'inachevé en cours. Le rythme, comme le désir, n'est pas connu du sujet de l'écriture. Ce sujet n'en est pas le maître. C'est pourquoi le rythme dépasse la mesure. La métrique se dispose dans le temps. Le rythme dispose et le temps ne peut plus être un contenant tels que des contenus « s'écoulent en lui » 119et les choses sont dans le temps. Le rythme est une rationalité transchronologique, translinéaire. C'est un récit propre qui joue et rejoue un faire. Dans un poème, il inclut l'avenir du poème dans son passé. Peut-être de même dans le poète. Mais pour ce qui est dans le temps, écrivait Grœthuysen : • Le passé accumule pour ainsi dire les futurs, sans les modifier. Le futur demeure dans le passé; le passé contient le futur, le passé est pour ainsi dire le contenant; le futur, le contenu » 120• A l'inverse du temps forme pure, tel qu'il est dans Kant et dans la métrique, · le rythme fait ce que Grœthuysen appelait la « structure dialectique » du temps, temps d'un sujet : • Et c'est aussi pourquoi ce n'est pas le temps comme tel qu'il faudra chercher à concevoir, mais le mouvement ou les mouvements du temps, sa structure dialectique, telle qu'elle apparaît dans la vie et dans l'histoire ,. (ibid., p. 195). Le rythme est une tension inéludable de métaphysiques adverses; non seulement celles du continu et du discontinu, mais celles du 117. Question que pose Arno Schmidt, dans " Calculs •• Po&sien° 8, l" trim. 1979, p. 99. 118. H. Bergson, Durée er s1mulranéiré, dans Mélanges,éd. citée, p. 98. 119. N. Khersonsky, • La notion du temps •• Recherches phJosophiques, V, 1935 1936, Boivin, p. 44. 120. B. Gra:thuysen, • les a~pe~ts du temps •• Recherchesph1losoph1q11es, ibid., p 152. 226 CRITIQUE DU RYTHME cosmique et de l'histoire. Ainsi Bachelard opposait à Bergson, dans !.A dialectiquede la durée, un« bergsonisme discontinu » 121• Contre une durée continue, il posait le rythme comme « notion temporelle fondamentale » (livre cité, p. IX) : « Si ce qui dure le plus est ce qui se recommence le mieux, nous devions ainsi trouver sur notre chemin la notion de rythme comme notion temporelle fondamentale ». Le rythme est fait de paradigmes, et il est la syntqmatisation de ces paradigmes. C'est dire que l'opposition du continu au discontinu s'y neutralise. Comme remarquait Bachelard : « la poésie, ou plus généralement la mélodie, dure parce qu'elle reprend» (ibid., p. 115). Mais Bachelard situait le discontinu dans l'objet, mettant, comme les psychologues, le rythme dans la perception subjective : « L'action musicale est discontinue; c'est notre résonance sentimentale qui lui appone la continuité » (ibid., p 116). Oubliant l'organisation du morceau, Bachelard, avec la tradition phénoménologique, met le rythme, comme elle fait avec le signifier, dans le comprendre, dans l'interprétant. Bachelard qui semble se fonder sur Pius Servien, retrouve, au lieu de discontinuités, des symétriques, des harmonies. Il y a « fermeture, en symétries, de dissymétries ouvenes ailleurs » (ibid., p. 117). Ce que ses exemples privilégient. C'est qu'il vise une « philosophie du repos » (p. 127), la « régularité du souffle • (p. 146). La poésie n'est pour lui qu'un exemple qu'il traverse, voyant dans le rythme « la seule manière de discipliner et de préserver les énergies les plus diverses » (p. 128). Métaphore de métaphores, le discours de Bachelard représente la durée comme« métaphore» (p. 113). Sur fond de physique ondulatoire, « la vie est ondulation ,. (p. 139). Il fait une « phénoménologie rythmique• (p. 129), - ce qui suffit à situer son rappon au langage. Discours de poétisation, de séduction, dont on sait le succès qu'il a eu : « Pour nous, le temps primitif est le temps vibré. La matière existe dans un temps vibré et seulement dans un temps vibré» (p. 131). Ce qui résume, sur ce point, la difficulté d'extraire de son discours ses intuitions théoriques : « L'enfance est la source de nos rythmes » (p. 149). D'où la recherche des archétypes. Phénoménologie, psychologie, thématique des éléments, autant de voies où le langage et l'histoire n'ont plus entre eux que des rapports métaphoriques, où le rythme et le sens se rejoignent pour mieux se manquer. Dans le technique est la critique du sens. La critique du discours, du signifier, doit être constamment active dans l'examen des notions techniques. C'est pourquoi la théorie du discours fait la critique de la métrique. La théorie du rythme et du sens se fonde par cette critique. C'est l'enjeu qu'on reconnaîtra à analyser, d'abord paniculièrement 121. Gaston Bachelard, LA dia/ectiqi,ede la di,rée, PUF, t9n, p. 8. LE RYTHME SANS MESURE 227 dans les limites de la langue et de la poésie françaises, le technique qui est toujours plus, dans Je langage, que du technique. 9. Le mètre sans mesure,ou il n'y a pas de métrique&ançaise Qu'est-ce que c'est que scanderun vers français ? Si scander, c'est noter la distribution des accents, la scansion en français est rythmique, et non métrique : rythmique au sens où elle enregistre les accents réels du discours. La scansion métrique ne repère que les positions qui sont Je lieu d'une codification. En quoi, dans une première approximation, la métrique correspond au canonique du principe de Polivanov; la rythmique, au facultatif. Autant de métriques que de principes dominants. Mais quel que soit le principe, s'il est métrique, il suppose une mesure, donc une unité de mesure. Un premier paradoxe est ici que le vers, pour lequel est faite la métrique, n'est pas l'unité, ne peut pas être l'unité métrique, alors qu'empiriquement, le vers est, ou passe pour, l'unité du discours en vers. L'unité métrique est le pied, ou la syllAbe.Cette unité n'est pas sémantique. Elle ne peut donc pas être rythmique, au sens où le rythme implique du sens, et le sens, du rythme. Et s'il n'y a une métrique que là où il y a une mesure, y a-t-il encore une métrique là où seulement se comptent les syllabes ? Une métrique syllabique est-elle encore une métrique ? Sur fond de clarté française et de génie de la langue, ou sur fond d'alchimie du verbe, le domaine français est révélateur de l'état de la métrique dans la théorie traditionnelle du rythme. Ni la linguistique structurale, ni la psychanalyse n'ont beaucoup contribué à penser linguistiquement le rythme. Etat de choses qui ne peut profiter qu'à ce qui reste de la théorie traditionnelle, quand des enseignants de français ne savent plus scanderun vers français, sinon, comme les vers latins, dans une langue morte, en commençant par la fin. La tradition romantique de Coleridge, qui représentait le mètre comme un trait organique de la langue, a rencontré la notion plus récente, composé flou de heideggerianisme et de psychanalyse que j'ai déjà analysé : la poésie travail de la langue - c'est la langue qui travaille, qui se connaît, qui se souvient 122• Elle n'a qu'à se recruter un sujet pour le faire. La métrique en a tiré une justification, comme effet direct de la langue. Au contraire, les formalistes, et Jakobson, n'ont pas cessé de s'opposer à la « théorie de l'adéquation absolue du vers à 122. • Le rythme est un phénomène "organique" et ne peut ~ pleinement appréaé que par une approche phénoménologique au poème •, avec une note qui renvoie explicitement à Heidegger, écrit par exemple B. Hrushovski, dans" On Free Rhythm, in Modem Poetry ., dans Sryk in LAng11age, éd. par Th. A. Sebeok, p. 180. 228 CRITIQUE DU RYTHME l'esprit de la langue123 •· Ils y opposaient la « violence organisée exercée par la forme poétique sur la langue », ou le caractère culturel, historique, des changements de métrique dans une même langue. C'est sur cette tradition que je m'appuierai pour faire une double critique : la critique des concepts fondamentaux de la métrique, la critique des notions qui ont cours dans la métrique appliquée au vers français. C'est dans son rappon au vers français que j'aborde la notion de pied, avant de la reprendre, plus loin. La notion de pied est difficile parce que le pied est une unité métrique, abstraite du rythme du discours, et qu'elle entre en conflit avec une autre notion de l'unité où l'unité n'est plus un pied conventionnel, mais le vers tout entier, segment rythmique, segment d'intonation. Le pied est pourtant spécifiquement, uniquement, une unité métrique - alors que la syllabe est une unité linguistique, qui peut être prise comme unité métrique. Métriquement, dans son domaine d'origine, à la fois musical et grec, le pied est une mesure, et il est inséparablede la mesure.Un pied mesure un frappé plus un levé, temps fort (sur une syllabe) plus temps faible, ce dernier pouvant componer une ou plusieurs syllabes. Cette alternative binaire est fondamentale pour la métrique. Seule la considération du nombre, ou de la position, des éléments syllabiquescomposant le temps faible, amène des notions secondes, telles que la composition et le nom des divers pieds, ou la notion de rythme ternaire(une longue, deux brèves) qui ne change rien au dualisme longue/brève, accentuée/inaccentuée. Dire que le pied est une mesure, c'est dire qu'il n'y a pas de pied sans mesure, ni de mesure sans pied. Ce dont on se souviendra plus loin. La binarité interne du pied fait plus qu'un souvenir de l'opposition entre thesiset arsis : « Les métriciens grecs appelaient le temps fort 6ia,<;,et le temps faible, cipat<;. Les métriciens latins ont interverti le sens des mots thesis et arsis;et, comme les modernes ont suivi, les uns l'usage des Grecs, les autres, celui des Latins, il y a, dans l'emploi de ces termes, une source de confusions constantes 124 ».Pas par une inversion contre-sens, mais sans doute parce que les Grecs considéraient le frappé du pied, et les Romains ont considéré la montée de l'intonation; la voix, non plus le pied. La position traditionnelle consistait à voir une vaine querelle dans cette inversion terminologique. C'est cependant le passage; vraisemblablement, d'une dominance originelle de la danse au plan du chanté. Passage qui reste inscrit dans la métrique, dans ses termes, le scander,le pied, comme dans sa situation d'ensemble. Élan et 123. R. Jakobson, Q11estionsde poétiq11e,p. 40. 124. Riemann-Dufour, Traité dt rythmiq11eet de mémq11egrecques, p. t,. LE RYI'HMESANS MESURE 229 reposétaient les traductions proposées par Dom Mocquereau dans ses travaux sur le grégorien 125, pour l'arsis,syllabe accentuée, temps levé, et la thesis, temps faible. Clair Tisseur avait proposé la lève et la baisse126• Que critiquait Souriau : « On ne bat pas la mesure par "arsis,. et "thesis,. dans des vers français, même en traduisant ces mots par lève et baissecomme M. Clair Tisseur 127 ... Mais ce n'est pas la métrique qui doit renoncer à sa lève et à sa baisse, car elle lui est consubstantielleoriginelle. C'est le vers français qui doit renoncer à la métrique. Seule une stratégie explicite peut faire rendre son sens à la distinction, en français, entre pied et syllabe.A constater l'usage, il est clair que cette stratégie, malgré les différences de position, n'apparaît pas plus chez ceux, les plus nombreux, qui disent indifféremment pied pour syllabe, que chez ceux, plus rares, qui critiquent cet emploi. Mazaleyrat juge que dire pied pour syllabe, « c'est méconnaître le caractère accentuel et rythmique du vers français128 ... Pour Jousse, « confondre syllabe et pied, c'est une méconnaissance totale de la vivante rythmique orale 129 •· Vieux combat inutile, futile, s'il n'y avait en jeu qu'un mot. Mais la stratégie est rémanente dans les termes, ce que montre l'examen de la métrique. La terminologie française dit bien octosyllabe, décasyllabe. Le décasyllabe n'est pas un pentamètre. Mais les glissements métriques font que Souriau, par exemple, parle du « vers de huit pieds 130 .. , et met le nombre de syllabes et les questions de diérèse, sous l'en-tête de la « quantité ». La nuisance du terme pied vient de ce qu'il n'y a pas de code métrique, pas de pieds, et, en ce sens, pas de métrique, en français. Pour la raison linguistique qu'il n'y a pas, en français, accent de mot, mais accent de groupe. Parler de pieds installe une ambiguïté réelle, c'est-à-dire des entités réelles : les barres de mesure, et sunout les üimbes et les anapestes.Les péons sont pour les raffinés. Comme la seule règle métrique, pour l'alexandrin régulier, concerne l'accent à la 6" et à la 12" position, les autres accents sont rythmiques, non métriques. Rythmiquement, toutes les positions sont équivalentes. Les figures de position résultent du jeu des limites de mots, de groupes, de leurs variables, avec les règles d'élision et celle de la césure, dans l'espace d'un dix ou d'un douze. Ce dontjirmounski déduit que le vers 12S. Dans un texte de Hugo Riemann, que cite René Dumesnil, lt rythmt mHsic.J, p.77. 126. Clair Tisseur, Modestes obstnJations SHTl'an de TJt!TSifin,1893, cité par A. Cassagne, Vnsif,c11twnet métnqHt dt Ch. BaHdtlaire,p. 31-32. 127. Maurice Souriau, l 'é-volHtwnd" TJnsfrançaisa• XVI~ s. p. 446-447. 128. Jean Mazaleyrat, Elémentsdt métnq•t française,Armand Colin, 1974, p. 3S. 129. Marcel Jousse, AnthropologieJ,. geste, Gallimard, 1974, p. 1S3. 130. M. Souriau, l'é-vol•tion d" fins ... , p. 317. 230 CRITIQUE DU RYTHME français est plus libre, plus divers que l'allemand ou le russe131• La distribution des accents, en français, n'obéit pas à des schémas codifiés comme dans les prosodies à accents de mot. Il n'y a pas d'"iambes, d'anapestesfrançais comme il y a des iambes, des anapestes anglais, allemands, russes. Ce qu'on appelle ainsi n'est que l'effet d'une combinatoire limitée. Une ressemblance. Anciennement on eût dit un prestige. La rythmique française, dans le cadre des vers traditionnels, est sérielle, et non systématique 132• Il n'y a pas de métrique en français, au sens où l'accent y est une notion rythmique, non métrique. Le nombre (de syllabes), la position, y sont les notions métriques. Ainsi, en français, iJne peut pas y avoir d'accentnon métrique. Seule une absence d'accent, à la césure (de l'alexandrin, du décasyllabe) peut être non métrique. Dans une métrique, il peut y avoir des inversions d'accent par exemple dans les deux premières mesures du pentamètre iambique anglais. Il ne peut pas y en avoir en français. La métrique s'y réduit à la position et aux règles (prosodiques, syntagmatiques) de la césure. Le degré de prédictibilité des accents, qui dépend de la constance des accents par position, dans une versification accentuelle ou syllaboaccentuelle, n'existe en français que pour la 12e position et - selon la situation historique de l'alexandrin - pour la 6e. Mais plus chez Verlaine. Dans toutes les autres positions, l'accent est linguistique. Sa prédictibilité y est de l'ordre du discours, non de la métrique. Les groupes de deux ou trois syllabes que le français forme dans l'alexandrin sont donc des simili-iambes, des simili-anapestes. La métrique est accidentelle,en français. Unbegaun avait noté que parfois le vers français « peut offrir une distribution d'accents qui coïncide accidentellement avec tel mètre binaire; mais ce n'est jamais qu'un accident qui a peu de chances de se·répéter dans les vers voisins. Si cet accident a lieu, c'est alors au vers russe que le vers français ressemble le plus à cause des accents non réalisés133 •· Certains arrangements sont traditionnellement évités dans le vers français, comme « le heurt d'accents, spécialement aux deux syllabes préfinales134 •· Là où il y a principe syllabique, les rythmes ne sont pas « canonisés en un nouveau système135 •. Ainsi, dans le rythme ascendant du français, les figures accentuelles n'ont pas d'intérêt en elles-mêmes, ni par rapport à une 131. :!irmunskij, lntrodllction to mttrics, p. 75-76. 132. Systim«tiq•t impliquant des unités - les pieds - autres que celles du discours (les groupes) ou de la langue (la syllabe). Cette distinction est faite par l'Encycwptdiaof Pottry ,md Poeticsde Preminger, an. • Prosody •• p. 676, col.2. 133. Boris Unbegaun, 1A 'fltmfio,tion r11sse, p. 67. 134. Ïirmunskij, Intr0d11ctionto mttrics, p. 85. 135. Ibid., p. 87. LE RYTHME SANS MESURE 231 codification, qui est inexistante. N'existant pas, cette codification ne peut pas être plus ou moins réalisée. Une métrique qui étudierait ses réalisations est donc sans objet. Les appellations dont ces figures sont affublées (iambes, anapestes,péons), étant des métaphores, dont ceux qui les exploitent oublient qu'elles sont des métaphores, constituent une métriqu fantôme, une terminologie sans contenu, - une formalisation développée pour elle-même qui n'a plus aucun rapport avec la seule chose que pourraient concerner les figures qu'elles nomment, - le sens. Jirmounski avait déjà observé, en 1925, que là où on lit des iambes et des anapestes, il serait « plus correct » de dire qu'il n'y a ni iambes ni anapestes», puisque « aucune différence de principe entre les deux mètres 136 » ne se reconnaît : on les retrouve ensemble dans un même poème, dans un même vers, par suite des positions accentuées à l'intérieur de l'alexandrin, au contraire del'« inertie d'accentuation» sur les syllabes paires dans les iambes russes, avec impossibilité de substituer des anapestes à des iambes. D'où, curieusement, « s'il fallait appliquer le terme •pied• au vers français, il serait plus approprié de regarderle vers entier ou l'hémistiche comme un vaste pied (dans l'alexandrin, par exemple, un pied de six syllabes). Il vaut mieux, en général, éviter un terme qui appartient à un autre système métrique et qui en fait ne convient pas du tout au système français, qui est régi par d'autres règles » (livre cité, p. 77). En italien non plus la cadence iambique ne produit pas une métrique iambique. Les versifications allemande et française, selon Jirmounski, sont ainsi radicalement opposées l'une à l'autre. A la réalisation maximale du schéma en allemand, due aux accents secondaires des groupes accentuels, s'oppose « le nombre d'accents le plus varié et leur distribution la plus libre » (ibid., p.85), en français. Libre, c'est-à-dire uniquement fonction des règles du discours. Le russe et l'anglais ont des situations intermédiaires : le russe s'écarte du schéma par l'omission des accents; l'anglais, par leur déplacement. Le système syllabique ménage la variété des positions d'accents, contre la monotonie métrique qui surviendrait par coïncidence entre la place de l'accent et la limite de groupe, dans une langue à accent de groupe : réponsede la « métrique • à la langue. C'est pourquoi il est, en français, anti-linguistique et anti-rythmique de poser l'alexandrin, ce que font encore Roubaud et Lusson, comme un vers « ïambique-anapestique 137 •· Mitsou Ronat, qui les suit, considère le « trimètre ,. comme la « réalisation de la propriété 136. Ibid., p. 76. 137. P. Lusson et sept. 1974. J. Roubaud, « L'alexandrin ordinaire •• LAngut français, n" 23, 232 CRITIQUE DU RYTHME anapestique de l'alexandrin 138 ». (Ne plus penser), (Ne plus aimer), (ne plus haïr) de Gautier, - où la séquence Iu v -1 est prise pour luu.., -1, et où on redécouvre que l'inversion, par coïncidence des limites syntagmatiques et de la structure du vers, renforce la structure du vers. Paradoxe des métriciens d'avant-garde : ils sont les meilleurs et derniers (novissimi) représentants des stéréotypes traditionnels. Une statistique des positions, comme en font les Russes, Tomachevski sur les vers de Pouchkine, est-elle possible en français ? Becq de Fouquières avait esquissé une typologie des schémas d'alexandrins. Comme seule la 6e position est métrique, la répartition des accents est du discours, rythmique, sémantique. En faire le tableau revient à confondre rythmique et métrique, fabriquant ces entités réelles dont se nourrit la pseudo-métrique, qui ne tient compte du rythme accentuel que par rapport à une métrique absente, et d'élémentssémantiquessans prosodie et sans sémantique. C'est-à-dire sans les variables propres du discours. Et il ne serait ni économique ni possible de formaliser toutes les variables du discours. Même en douze, le discours est l'utilisation infinie de moyens finis. Reconnaître qu'il n'y a pas de pieds en français, pas d'iambes accentuels, d'anapestes accentuels, comporte une critique de la mesure que ne font pas les spécialistes : parce qu'ils tiennent à la métrique, et restent dans la théorie traditionnelle. Leur critique du pied en apparaît formelle, inefficace, inutile. On ne peut pas rejeterle pied en français et garder la mesure. Ce que fait Mazaleyrat, par exemple, en assimilant la notion de mesure à celle de groupe rythmique139 • La notion de mesure implique celle de pied et celle de coupe. La mesure finit avec la syllabe accentuée. Les syllabes suivantes appartiennent à la mesure suivante, sans rapport avec les limites de mot et de syntagme. Or l'analyse phonétique fait apparaître que la mesure est insaisissable. Pour les uns, comme Paul Verrier, les mesures débutent par un temps placé au début de chaque voyelle accentuée. Pour d'autres, comme Grammont, le temps fort indique la fin de la mesure. Marguerite Durand a montré qu'on ne peut pas déterminer exactement où commence une mesure, la notion de début étant douteuse pour une brève, le temps fort étant perçu comme fort jusqu'à la fin de la consonne qui suit : « Cette question de savoir si la voyelle forte marque le commencementou lafin de la mesureest sansobjet140 •. 138. Mitsou Ronat, c Metrico-Phono-Syntaxe : le vers français alexandrin •• C.ahitrs tk Poétiqut comparét, Il, 2, P.U.F., 1975, p. 18. 139. Dans l'anicle Rythmt du Grand lArousst de la lAngut françaist, p. 5302, S304. 140. Marguerite Durand, • Perception de durée dans les phrases rythmées •• ]ourn.al dt Psychologie Normalt tt Pathologiqut, juillet-Septembre 1946. Voir aussi le Français modmit, 1950, p. 203, • Le bon roi Dagoben •. 233 LE RYTHME SANS MESURE D'où apparaît le caractère d'abstraction formelle de la mesure. sans rapport avec le rythme linguistique, c'est-à-dire le rythme du sens. Mesure et barre de mesure aboutissent à la notion de mesure enjambante,qui caractérise la métrique française traditionnelle. Morier écrit : « Toute consonne finale de mot, à l'intérieur d'une mesure, se rattache phonétiquement à la voyelle suivante, et devient une consonne croissante 141 ». Il continue d'admettre la « mesure ,. et la « coupe ». Grammont notait Les holmmes sont ingrats, 1méchants, 1menteurs, Ijaloux V. Hugo, Les Rayons et les Ombres avec cinq mesures (Le versfrançais,p.78) où la première barre fait bien paraître qu'il ne s'agit pas d'une pause, comme la 4" dans : Et pas à pas, I Roland, I sanglant, 1temlble, las V. Hugo, Le Petit Roi de Galice. Les inaccentuées finales de mot, comme les finales élidées, appanien~ nent à la mesure suivante, la barre de mesure passant à l'intérieur des mots, dans ces « tétramètres », « pentamètres ,. et « hexamètres ,. (ibid., p. 79) : Nofble, sajge, modeste, 1humble, 1honnêlte, touchante Boileau, Satire X. On ne peut mieux marquer l'irréalisme de la métrique par rapport à la réalité empirique du discours et de son rythme, - la coupure radicale entre la métrique et le discours. Et l'escamotage des effets : l'isolement de terrible et de las par la pause qui les sépare. D'où destruction partielle de l'effet de sens par application mécanique de la syllabation, prise pour une métrique (ibid., p.11 ). Mourot adopte aussi la mesure enjambante pour la prose de Chateaubriand, comptant (livre cité, p. 51) Le Tibre coulaitpâle dans ses rives 2 3 1 4 5 5 Ce que les limites réelles de groupe accentueraient autrement, et plus expressivement, isolant pâle par ce que Morier appelle une coupe lyrique : après une inaccentuée. Le primat du sens dans le discours était déjà chez Georges Lote, pour refuser des coupes contraires au sens (L 'Alex. fr., p. 78). Lote montrait que la valeur des syllabes est relative. De quoi contester la notion de groupe ou de mot métrique. Il montrait que toute les positions peuvent porter un accent. Les métriciens ne pouvaient admettre un« pied » monosyllabique à la l'\ ou un accent à la 5". Mais Lote mettait sur le même plan un accent de « déplacement oratoire ,. et l'accent de groupe, désaccentuant ainsi la finale, de même que, 141. Dictionnairede poétique et Je rhétorique, à (coupe) enj11mbante,p. 404. 234 CRmQUE DU RYTHME privilégiant la diction, il accentuait la 11" parce qu'il n'y avait plus que onze syllabes à telle diction d'alexandrin (ibid., p.87). Il n'y a pas de c pied monosyllabique ,. en français, parce qu'il n'y a pas de pied. Il ne suffit donc pas de remarquer qu'il n'y a pas en français une pièce de vers c qui soit bâtie uniquement sur un système d'iambes et d'anapestes, et tous les pieds sont mêlés » (ibid., p. 109). A mi-chemin du discours et de la métrique, parce qu'il s'était mis dans la diction, il défendait les coupes suivantes, pour ce vers de Vigny. Il se croise- les bras - en un calme -profond c au lieu de celles-ci généralement adoptées : Il se croi - se les bras - en un cal- me profond,. (ibid., p. 193; cf. p. 306), tout en maintenant la notion de pied, mais de telle sone qu'elle ne s'insérait plus dans le schéma traditionnel. Ainsi il recourait à la notion de pied impur, « anapeste impur ,. (ibid., p. 322), - c Les péons, les pieds de cinq et de six syllabes demeurent très rarement intacts ,. (p. 322), spécialement par les c renforcements de la voix ,. dus à lac nature des consonnes .., aux c accents dynamiques secondaires • (p. 325)142• C'était l'esquisse d'une entrée de la prosodie et du sens dans le rythme, qui ne pouvait se faire dans l'état traditionnel de la théorie. Lote, qui se situe uniquement dans le cadre de l'alexandrin classique et romantique, prend comme synonymes métrique et rythmique, mètre et rythme (l'Alex fr., p. 70). Il est donc nécessairement amené à reconnaître, dans la limite du douze, des c membres ou pieds métriques ,. (ibid., p. 70), de 1, 2 (iambe), 3 (anapeste), 4 (péon 4eme),5 (4 brèves, 1 longue), 6 (5 brèves, 1 longue) et rarement 7 syllabes. Il ne s'agit pas de contester c la réalité de ces mêmes groupements ,. (ibid., p. 72) mais leur caractérisation : c L'anapeste est comme l'iambe un pied relativement stable et doit être considéré, lui aussi, comme un des éléments fondamentaux du vers français • (ibid., p. 101). Outre les raisons que j'ai déjà données, Lote lui-même fournit un argument qui ruine cette métrique illusionnée : c il n'y a pas de syllabe privilégiée qui reçoive de façon absolue et constante l'accent temporel le plus considérable du vers; ou si l'on aime mieux, il ne suffit pas que la syllabe soit seconde, cinquième, huitième, qu'elle occupe dans la série tel numéro d'ordre, pour qu'on puisse assurer d'avance qu'elle doit être la plus longue du vers • (ibid., p. 92). Dans les métriques vraies on peut établir un marquaie de toutes les positions. Ce n'est plus la mesure abstraite, et sans fondement en français, mais 1-42. Il ne parait pas qu'il y ait en français d'accent secondaire. Voir Mario Rossi,• Sur la hiérarchie des paramètres de l'accent •, vr Congrès lntrmation.J dn Scimœs Phon,tiq11ts, 1967, p. 786. 235 LE RYTHME SANS MESURE seule la limite de mot et de groupe 143, qui peut entrer en compte dans une rythmique du vers, rythmique du discours, annulant l'opposition ancienne entre coupe enjambante et coupe lyrique. Ce n'est donc plus la coupe syllabante de Grammont 144 : - -- Jéhu, le fier Jéhu, 1 tremlble dans Samarie mais Racine, Athalie ........., .lt11•..111.. ..,.:z I ..,w_ Jéhu, l le fier Jéhu, 1 tremble dans Samarie 1# ..,_.., .., Non pl~s des barres de mesure qui, sans noter des pauses, se confondent avec elles là où il y a des pauses, et utilisent la syllabation enjarnbante du français pour alimenter la fiction métrique, mais des barres qui notent les pauses du discours. D'autres, encore, mais autrement, dans le maintien de la fiction métrique, mettent des barres aux limites de mots. Ce que fait Kondratov, qui suit Tomachevsk.iH5 Eiéo ty dremler, drug prelestnyj "-l"IJL "'1 _!_ 1 v ...!.." (Tu rêves encore, ami charmant) Le vers est du discours. Même là où il y a une métrique, le discours lit la métrique. Quand la métrique lit le discours, elle ne lit plus qu'elle-même. Ce que marque à un degré sublime la barre de mesure. La métrique se lit elle-même. Aussi privilégie-t-elle toute égalité, dont le modèle est l'isochronie des hémistiches - ce que disent déjà les noms : iso-chronie, hémi-stiche. La métrique prend et réalisela 'lJérité des noms. Grammont l'a fait pour tous les métriciens : « La durée de chaque hémistiche est la moitié de la durée totale 146 •· L'alexandrin n'a été conçu comme « vers rythmique • que comme vers à quatre « mesures •• la 21:et la 41:fixes, sur les positions 6 et 12, les deux autres variables. Ainsi nécessairement l'hémistiche accomplit l'égalité virtuelle du rythme, que Grammont définit comme « le retour à intervalles sensiblement égaux des temps marqués ou accents rythmiques ,. (livre cité, p. 49). La diction est censée compenser cc que la structure déséquilibrerait : « le rythme est produit par le retour à intervalles égaux des quatre temps marqués, et, si l'un des intervalles était plus court ou plus long que les autres, le rythme serait détruit '"· li 143. Sur la notion de limite de mot dans ses rappons à la synuxe et au ven, voir J. Cl. Milner, • Réflexionssur le fonctionnementdu vers français • C11hitrsde Poitiq11e Compa"'e• 1, 3, 1974, p. 2-19. 144. Maurice Grammont, Petit traiti de vtrsificationfrant;11ise, Armand Colin, 1969, (5• tirqe), p. S4. (Le livre est de 1908). 145. A.M. Kondratov, • Evoljuuija ritmiki V.V. Majakovskovo• (Evolution de la rythmique de M.) Vup,os-yJazyltozJMnija,1962, n° 5, p. 102. 146. M. Grammont, Petit trlliti de versificationfrançaise,p. 51. 236 CRmQUE DU RYTHME ressortait, selon Grammont, que c les exigences du rythme obligent donc à ralentir le débit des mesures qui ont moins de trois syllabes et à accélérer celui des mesures qui en ont plus de trois • (ibid., p. 51). Où Grammont ne voyait pas la contradiction avec sa propre notion de l'expressivité, de « mesures lentes exprimant un mouvement lent », la mesure « lente • étant celle qui a plus de trois syllabes, et qui serait c naturellement propre à exprimer un mouvement lent ou prolongé • (ibid., p. 51). La notion était reprise par Pierre Guiraud : c Les pieds de peu de syllabes s'allongent par compensation 147». Par Morier aussi (dans son Dictionnaire,à l'article débit). Des notions controuvées, infirmées depuis longtemps, imprimées en 1904 et en 1908, continuent d'en imposer, de se répéter. C'est la permanence de la métrique même à travers le rejet prétendu de Grammont. Il reste dans la « vitesse ,. du trimètre chez DelasFilliolet148. L'isochronie est préservée comme « idéal » - la nonne. Bien que Lote, que certains n'ont pas dû lire, ait démontré qu'il n'y a pas d'isochronie, que Spire montre aussi qu'un hémistiche n'est pas la moitié du vers, que Faure et Rossi aient achevé cette démonstration, montrant que, paradoxalement, elle vaudrait pour l'anglais, non pour le français 149. Mais Roubaud parle encore del'« existence autonome de l'hémistiche dans la structure du vers 150"· Les deux notions étant des dépendances l'une de l'autre. Impliquées également dans le numérisme de I'« alexandrin ordinaire ,. : 6 = 6. Si l'égalité est le modèle de la mesure, la mesure implique une unité de mesure, et la fixité de cette unité. Or la métrique est à la recherche de son unité. Une même poésie dans une même langue peut changer d'unité de mesure. On peut ne plus ou ne pas savoir quelle est l'unité de mesure. Ainsi en Angleterre, comme en Russie, au XVIIIe siècle, la tentative de vers syllabiques, qui faisait paraître neuve la notion de rythme accentuel que proposait Coleridge, ou la tentative de Milton d'écrire ParadiseLost en décasyllabes 151. Quelle est l'unité d'une même métrique ? On peut hésiter entre le pied et la syllabe, entre le pied et le vers. Ainsi il n'est pas impossible 147. P. Guiraud, LA versification,PUF, • Que sais-je •• n" 1377, 1970, p. 99-100. 148. Delas-Filliolet, Linguistiqueet poétique, p. 140 (Grammont est critiqué p. 121). Ils lui empruntent (p. 143) sa définition du rythme. 149. Georges Faure et Mario Rossi, • Le rythme de l'alexandrin : analyse critique et contrôle expérimental d'après Le vers français de Maurice Grammont •, Trat1auxde /inguistiq11eet de littérature, du Centre de philologie et de littérature romanes, Strasbourg, VI, 1, Klincksieck, 1968, p. 203-233. 150. J. Roubaud, • Metrico-rythmico-linguistico-algebraïquo-syntaxe •• Cahien de Poitiq11eComparée,Ill, l, 1976, p. 75. 151. Georges Faure, Les élémentsdu rythme poitiq11een aniwis moderne, p. 22, 33, 76, 320-321. LE RYTHME SANS MESURE 237 que le pentamètre iambique de Shakespeare soit un mythe. C'est une hypothèse, non publiée, de Tomas Segovia, poète et critique mexicain152• Car le pentamètre iambique est nécessairement, à part quelques résolutions d' « iambes •• composé de dix syllabes, puisqu'un iambe en a deux. Le patron poétique et métrique majeur au XVIesiècle étant le vers de Dante et de Pétrarque, l'hendécasyllabe italien - qui est la version italienne du vers de dix, un même 'lJerspeut être susceptiblede deux métriques différentes. En pentamètre iambique, avec les irrégularitésdans la réalisation du schéma, que la tradition classe en accents faibles, accents inversés, syllabes en trop, syllabes élidées ou liées (slurred),et les omissions d'une syllabe, d'un pied, dont la place est tenue par un jeu de scène, un cri 153• En scansion syllabique, les accents métriques peuvent être ceux de l'hendécasyllabe italien, dont la césure est instable154, mais le plus souvent 4e ou 6e, s'accompagnant à la 4" d'une autre, 6e, r ou se, - donc à double césure. La réalisation iambique complète peut aussi bien être un décasyllabe comme, dans Ham/et : 152. Un autre critique compare le pentamètre iambique de Chaucer au décasyllabe : • Chaucer had used the iambic pentameter line (or, perhaps more precisely, the five-stress, basically decasyllabic, line) with skillful flexibility, but, because of unusually rapid changes in the pronunciation and grammatical forms of the languageduring the intervening century, the poets of the sixuenth century could not hear it •• Andrew Welsh, Rootsof lyric, PrimitwePoetry•nd ModernPoetics,Princeton University Press, 1978, p. 197. D'une autre manière, mais qui ébranle aussi le fixisme métrique, Nonhrop Frye entend le vieux tétramètre, parent de l'octosyllabe, dans le pentamètre iambique : • si on lit beaucoup de pentamètres iambiques "naturellement", en donnant aux mots l'accent fon qu'ils ont en anglais parlé, le vieux vers à quatre accents resson avec un net relief sur son fond métrique• (An.tomy of t:riticism,p. 251). Il est vrai que ce n'est plus alors un principe métrique. Charles O. Hartman rattache cette lecture de Frye à la • théorie nativiste •• tournée vers les mètres du vieil anglais (FreeVme, éd. citée, p. 36). 153. Je prends les exemples dans Shakespeare, H•mlet, cd. by A.W. Verity, Cambridge Univ. Press, 1950 (1" éd. 1911), « Hints on metre •• p. 236-248. Exemple de syllabes liées (slurred) - équivalent consonantique de la synalephe vocalique italienne, - prononciation de deux voyelles consécutives mais comptées pour une, ~.M1i.,;1♦i;, • fusion • : B,ft th•t I the si. 1 m~11ntingI to the t&ellkins's t:h~ek (The Tempest, 1,2,4) - anicles que le Folio imprime parfois th', ou prépositions inaccentuées : I' the ListI night's sttrm 11 slch 1• fllllOfllsiw (King Le•r, IV, 1, 34). Exemple italien de syllabe en trop, liée, non comptée : • Che LA dmtt• J!ifIer• sm•mt• • (lnf. 1. 3). 15-4. Comme montre W. Theodor Elwert, lulienische Metrilt,MaxHueber Verlag, Munich, 1968, p. 56, Elwen continue de plaqi.er sur le vers italien la notion de pied, 10us forme de • rythme iambique, trochaïque, dactylique, anapestique • (p. 49). 238 CRITIQUE DU llYTHME To sle'épI perchJ"nce to dre~m: ay, thm's the ru1' 6 10 (Ill, 1, 65) Les accents faibles, sur des prépositions, s'intègrent dans le décasyllabe à l'italienne - avec, dans le premier vers suivant, ce que la métrique française appelle une césure lyrique, et accent sur la se(l'accent faible marqué') " I ' /' / Do not Ifor eltierwith I thy 1JaiJleJ luJs 4 8 ,, / 10 \ / /' Seek for I thy nolblefathler m I the Just 6 I, 2, 70-71. \ / \ /' / lt fa1Jed on I the CTOWling of I the cocle 6 I, 1, 157. La faible pouvant être en finale de vers, plus métrique que rythmique : / ' PassingI through nalturt to I eterjnity 4 8 10 / / L'inversion d'accent du schéma iambique devient rythmique, et non plus métrique : reste l'accent, qui serait métrique, à la 4c, si la « permutation • a lieu au premier pied; à la 6c, s'il est au second : /' / \ / / Angels I and minlistersI of graceIde/end (11s) 4 8 10 /. / / / I, 4, 39 / 0 heart,l lose not I thy nalture;let I not e1J(er) 6 Ill, 2, 376 Les syllabes « en trop • se trouvent réaliser le même patron que dans les vers italiens. Une syllabe inaccentuée, hypermétrique, après l'accent final, intervient comme dans un 1Jerso piano, avec la terminaison dite féminine en français : /. / / / / The flejryplace Iputs toys I of desjpera(tion) I, 4, 75. 4 8 239 LE RYTHME SANS MESURE D'où, à la 4c\ ou 6• position, la syllabe hypermétrique comme une césure • épique • fonctionne Had to l 1011rlord (ship) .., 4 l'm rLld I to sée I yo11will. 8 I, 2, 159. / ,, / / / /'li be l 1011rfoiJ, 1 Laer (tes) 1:in mine I ign'rance 6 V, 2, 243. Les deux sont aussi explicables par cette scansion syllabique et par la métrique: Bllt that I this folll1 dollts (it). 6 Let's fôlllow, Gér(tr11de) 10 IV, 7, 191. Deux syllabes hypermétriques après l'accent, comme dans le flerso sdr11cr:iolo, se situent en fin de vers, ou, à l'intérieur, après le 4• position : I / I I / My lord,11 came I to see I yo11rfathler's f11(neral) 10 6 1, 2, 175. / / I pray I thee, stay I with / / / 11s,I go 11otI to Wit(tenberg) 6 10 1,2,119. \ ,, / / / Unto I that e(lement);Ib11tlong I it co11ltlI not be 4 8 IV, 7, 180. Ainsi, au lieu de la métrique traditionnelle, conduite d'exceptions en exceptions, le modèle le plus simple, le syllabique, et le plus traditionnel, le plus productif aussi, établirait, avec des différences dues aux langues, un modèle qui oppose des accents métriques à des accents rythmiques, laissant la possibilité au discours de le déborder sans le détruire. Les trois types de fin de vers sont les mêmes qu'en italien, 240 CRITIQUEDU RYTHME dont Elwen prend les exemples suivants (livre cité, S2, p. 16) : verso piano :Ne[ mezzo del cammin di nostra tJita(Inf l, 1) Verso sdrucciolo : SeguendoÜ cielo,semprefu durabile (Par. XXVI, 129) Verso tronco : e came albero in nat1esi lew (lnf XXXI, 145) lo cielperdei cheper non at1erfè (Purg. Vll,8) La scansion des sonnets de Shakespeare est différente en ce qu'elle ne semble pas admettre les syllabes hypermétriques. Le « décasyllabe • à césure 4c serait ,,,,._ .,,,, W6ry I with toü,11 haste I me toimy bld 4 Sonnet 27, v. 1 Césure 6c: .,, ,,,,. ,,,, / / How can 11 then I return I in haplJ,ylight 6 Sonnet 28, 1 Le sonnet n'admet donc que la césure« lyrique• : ,,,, ,,, ,, 4 7 8 ,,,,. / When to I the seslsionsof I sweet sillent thought, ' / ,,, / / I sumlmon up I rememlbranœ of I thingspast, 6 ,,,, ,,,,. ,,,,. / ,,,, I sigh I the lack I of malny a thing l 1 sought,... 4 _.. 8 Sonnet 30, 1-3 L'accent serait rythmique sur sweet et métrique sur süent - mais à vrai dire la distinction y devient oiseuse. La métrique est minimale, mais en même temps elle maximalise le compte des syllabes. Le rythme réel continue, quel que soit le modèle producteur, de n'être que le discours. Seules les règles d'élision et de synalèphe, propres à la langue italienne, différencient le vers de Shakespeare de celui de Dante. D'une même poésie, d'une même rythmique, l'interprétation métrique peut être différente. Celle qui est établie depuis longtemps peut s'avérer fausse un jour. Ce qui est arrivé au « vers irrégulier » espagnol, au Poema de Mio Cid, dont le vers a entre 10 et 20 syllabes, la plupan de 14, 15 et 13, et pour lequel « on a supposé, entre autres hypothèses, que ses vers sont le produit d'une adaptation déformée de mètres germaniques, qu'ils sont maladroitement construits sur la base de l'alexandrin français, qu'ils résultent d'un mélange entre l'alexandrin LE RYTHME SANS MESURE 241 et le décasyllabe de même provenance et, enfin, qu'ils sont simplement la représentation imparfaite du mètre de base d'hémistiches octosyllabiques 155 •· On ne réduisait ce vers au régulier qu'en corrigeant le texte. Selon Tomas Segovia, la scansion, inexpliquée par le principe syllabique, n'est pas fautive ou maladroite. Une versification est productive par définition. Elle ne peut pas être fautive. Seule la métrique à laquelle on la soumet peut être une autre que celle qui l'a produite. Ainsi les hémistiches, oscillant entre 4 et 14 syllabes, mais la plupart (62 % selon Menéndez Pidal)156 de 7 et 7, 6 et 7, 7 et 8, 6 et 8, 8 et 7, 8 et 8 par ordre de fréquence, peuvent ne plus se compter en syllabes mais en groupes rythmiques avec un accent par groupe : Grfnt ianttir le ftizen al buln Campeadôr ,,,,_ las campanas ,, • ,, a clamor. ,,, tànen en san pero Por Castillla oylndo vtfn los preg6nes afmmo se vJ de tibra Mio C{d el Campead6r {nos dlxan cisas e ltros on6res. (I, str. 17, v. 285-289). Où l'éditeur a mis des blancs aux césures présumées, le troisième vers ici aurait plutôt, peut-être, une césure éventuelle après oyendo. Rythmique accentuelle par groupes de deux contre trois ou tro~ contre deux. La métrique en difficulté corrige les textes. Ce que faisait Menéndez Pidal pour le Cid, d'autres le faisaient pour les textes bibliques. Il suffit ici de retirer à la métrique le sol sur lequel elle bat sa mesure, puis l'unité de sa mesure. Ou de la changer. Ce problème montre l'historicité du rapport entre une rythmique, une métrique, une langue. En russe, du point de vue rythmique, il n'y a « pas beaucoup de différence entre la prose et le vers157 ». Le rythme et le mètre sont proches l'un de l'autre. Le pied fait une unité contestable. L'unité, pour Tomachevski, devient le vers. A peine est-elle le vers, qu'elle passe à l'unité supérieure, la strophe (livre cité, p. 58). Car, étant donné certaines doubles accentuations, un même vers·peut aussi bien être un trimètre dactylique, lëxkim zéÎirom, ponc;{( (voltigeait dans un léger zéphyr) ou un tétramètre trochaïque lfxkim zffirom lSS. Tomàs Navarro, Métriet, espaiio/4, Resen• hmémc:a y descnptnu,, New-York, Las Americas Publishing Company, 1966, p. 32. 156. Pom11,de Mio Cid, ed. de lan Michael, Madrid, Clâsicos Castalia, 1976, p. 18. Traduction des vers cités : • On lui prépare un grand dîner au bon Campéador. On ,onne les cloches à San Pedro à toute volée. A travers la Castille on entend publier la nouvelle que mon Cid le Campéador quitte le pays. Les uns abandonnent leurs maisons, et d'autre leurs fiefs •• trad. E. Kohler, Klincksieck, t9SS. 157. Tomachevski, 0 Stixe, p. 37. 242 CRITIQUE DU RYTHME porxfl (ibid., p.40-41). Il n'y a plus de certitude métrique. Le pied ne peut plus être l'unité. Le vers est incontestablement une unité métrique, mais composée. Spire écrivait : « Au-dessus du membre ou groupe rythmique il y a la figure rythmique, qui en poésie est le vers composé de plusieurs groupes rythmiques 158 '"· Ce qui paraît exemplairement dans Saint-John Perse. L'ensemble supérieur au vers, la strophe, est présent dans le vers par la rime. L'accent final de vers s'appelle en espagnol acento estr6fico. Il peut y avoir une métrique sans vers. Chez Chaucer, le demi-vers a pu être une unité rythmique 159• Chez Pindare, on est sûr qu'il y a des strophes, des antistrophes, des épodes. Mais des vers ? Une métrique ? Peut-être plutôt une rythmique de Pindare, et des cha:urs tragiques. Un rapport entre des masses, les strophes, et des éléments variables, les 160• L'unité est alors la strophe, avec des symétries de strophe à >Ct.oJÀœ strophe, non de vers à vers ou de pied à pied. C'était aussi ce qui avait lieu dans l'hymnographie byzantine 161 • Le colon est« un pied composé, ou, pour parler plus exactement, un mètre composé ,., que la Grasserie définit ainsi : « Il se distingue du vers en ceci : 1° la syllabe dernière du colon n'est pas de quantité ad libitum, comme la finale du vers; la deuxième syllabe du groupe de colons, du système, est seule de quantité libre; 2~ l'hiatus est interdit entre deux colons, tandis qu'il est permis entre deux vers; l'élision a lieu d'un colon à l'autre ,. (livre cité, p. 183). La notion de colon fournit un intermédiaire entre le pied et le vers. Elle fait échec à la métrique, à la mesurabilité généralisée qui assure le formalisme de la métrique. La métrique n'est pas toujours aussi sûre de ses unités que son discours, mi-théorique, mi-didactique, en donne l'air. C'est pourquoi je prends l'exemple d'un discours métricien dans son ensemble, les Éléments de métrique française de Jean Mazaleyrat, pour analyser comment on enseigne la métrique, en France, aujourd'hui. Mazaleyrat identifie mètre et vers (p. 15), en prenant ses exemples dans 158. Plaisirpoétiq11eet plaisir m11sC11laire, p. 109. 159. Voir lan Robinson, Chaucer's Prosody: A Study of the Middle English Verse Tradition, Cambridge, 1971, que cite Harding, dans Wordsinto Rhythm, p. 59. 160. Un vers grec se compose non de pieds, mais d'« éléments rythmiques •, selon Jean lrigoin, Rechtrchess11rles mitres de la lyrique choralegrecque,La str11ct11re du t>m (Klincksieck, 1953), et« sans cesse les mots chevauchent sur deux éléments • (p. 91). Le côlonou membre est« l'unité intermédiaire entre l'élément rythmique et le vers •• qui est • formé d'un ou de plusieurs éléments rythmiques • (p. 11). 161. Raoul de la Grasserie, Et11desde Grammaire Comparée,Analyses métriq11es et rythmiques, p. 23. LE RYTHM.BSANS MESURE 243 la prose. Il identifie gro#/JerythmiqNeet mesNre(p. 14), notions oui n'ont pas les mêmes implications, pas la même histoire, ne disent pas la même chose : la mesure est métrique; le groupe rythmique est syntagmatique, sémantique, il est du discours. Les identifier situe une stratégie : celle d'une modernisation de la théorie traditionnelle qui prend des termes du discours pour mieux conserver la théorie traditionnelle. Comme pour la théologie, la mise au goût du jour est conservatoire. Mazaleyrat dit «mesNresrythmiqNes• - contradiction dans les termes, pour définir le vers par le rythme, au lieu de le définir par le syllabisme, définition censée désuète : « Un vers (ou mètre) est composé d'abord d'un système de mesNresrythmiquesfondé sur une série de rapportsperceptiblesdes parties entre elles et des parties aN toNt,. (p. 16). Mais la volonté de modernisme donne une définition à la fois trop lâche et trop stricte : elle ne dit rien du nombre de syllabes, elle revient à inclure la prose - « Prose linéaire, découpage naturel, découpage orienté, forcé ou fantaisiste, dès lors que se construisent des ensembles cohéren~ fondés sur des rapports sensibles, on peut parler de vers • (p. 24). Echo mallarméen des VariationssNr un sujet: « à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style 162 ». Moderne est mallarméen. Coupe et mesure sont réalisées,par Mazaleyrat : « Comme la césure marque le point de séparation des hémistiches, de même la coupe marquele point de séparationdes mesures• (p. 165), au risque de faire de la « coupe • une pause. La barre oblique « rend immédiatement sensible le nombre des syllabes dont chacune est composée •· En ajoutant : « Au vrai, la coupe n'a pas de réalité concrète. Phonétiquement, elle n'existe pas. Il existe des pauses, des silences, de simples interruptions de la chaîne verbale, amenés par le sens, la syntaxe, la ponctuation ou par l'interprétation personnelle ,. (p. 168). Mais il y a ambiguïté, quand les mesures coïncident avec des groupes : Je le vis,Ije roNgis,II je pâlis I à sa vue Conclusion : « La coupe est affaire métrique, mais purement abstraite. Ce n'est rien d'autre que la ligne idéale de séparation des mesures créées par la répartition équilibrée des accents. [... ] C'est une commodité d'analyse, rien de plus • (p. 169). Mais cette commodité d'analyse est l'exact maintien de la théorie traditionnelle. La mesure (avec sa coupe, sa barre) est un obstacle - héritage culturel, mode de description - à la théorie du rythme comme discours, du vers comme discours. Il y a ici à faire le même travail que celui qui a été fait pour 162. Mallarmé, Œ11wts Complètes, éd. de la Pléiade, p. 361. 244 CRITIQUE DU RYTHME délatiniser la grammaire française, ou qui reste à faire pour désémiotiler la théorie du discours. Du maintien de la mesure dépend que la prosodie et le rythme sont des niveaux distincts : conséquence applicative du signe. Niveau, décoration, accessoire : « Les rapports de sonorité (rime comprise) ne font donc pas le vers. Ils n'affectent même pas, ordinairement, tous ses composants. Mais, subsidiairement, quand ils apparaissent, ils le perfectionnent• (p. 183). Ce ne sont que des« rapports sonores• pas des signifiants qui sont le sens. Simplement« Une structure sonore perceptible se superpose ainsi à la structure métrique pour faire du vers un ensemble ordonné à différents niveaux• (p. 183). La complexité est un« ensemble harmoniquement cohérent• (p. 218). Le structuralisme littéraire apparaît ici au stade même qui l'a mené à son impasse : blocage de la théorie du sens, du sujet, de l'histoire, - donc de la valeur, mise dans la complexité, signe d'harmonie. La métrique ne peut que reléguer à la parole saussurienne structuralisée, à la réalisation phonique individuelle, l' « accent contre-tonique ou oratoire • : « Mais l'accent contre-tonique et les accents oratoires n'apparaissent que comme des détails d'interprétation liés à des réactions individuelles et aux modalités du ton adopté. Ils ne déterminent pas le rythme, lequel reste attaché aux accents toniques et à leur coïncidence avec les articulations grammaticales • (p. 137). Ce qui identifie le rythme au mètre. Je ne tends au contraire qu'à montrer que le sens et le rythme, indissociablement, sont modifiés par la prosodie, qui est une organisation du sens, et du vers, du sens à travers les signifiants, rythme de son ordre propre et contrepoint du rythme d'intensité. Sans les confondre avec la diction. Chez Mazaleyrat, le rythme reste hors sens, la prosodie, hors rythme et hors sens. Ce qui est hors sens est aussi hors rythme : « les accents de caractère contre-tonique ou oratoire sont des accessoires du rythme, non des constituants ,. (p. 138). La métrique, ayant affaire à la poésie, au rythme, ne peut pas se passer du sens. Et elle exclut le sens. Mazaleyrat écrit d'un côté : « La poésie est affaire de fond et de style, la métrique n'est affaire que de nombres • (p. 22). Mais il admet ailleurs : « Pas plus que le rejet, le contre-rejet ne se définit par la seule forme : il dépend aussi du sens ,. (p. 125). Le sens est du côté du goût : « On soumettra, ici encore [pour la syncope], sans métromanie abusive, l'indispensable souci du rythme aux considérations du goût • (p. 70). Pour ne pas tomber dans la « vulgarité •· Le goût met le sens dans la stylistique. Sens et forme, la coupure en deux traditionnelle : « L'étude de la fécondité poétique des associations amenées par la rime ne relève pas de la métrique. Elle est du ressort de la stylistique • (p. 209). Toute la prosodie, pas seulement la rime, toutes les structures sonores « produites par un certain choix, LE RYl"HMESANS MESURE 245 conscient ou de hasard, des phonèmes utilisés •· Mazaleyrat remarque justement qu'elles« ne sont pas liées à la représentation métrique. Elles peuvent aussi bien être produites par un texte en prose. Elles relèvent du style • (p. 182). Pourtant, la justesse même de la remarque met la métrique en question. Car elle présuppose que si ces structures se font dans le discours en vers, elles ne modifient pas le vers en tant que le vers est spécifiquement un mode de signifier, un faire-du-sens-en-vers. Ainsi la métrique, séparée du style, présuppose-t-elle une séparation du sens et du vers qui est empiriquement infirmée : s'il y avait cette séparation, un poème serait traduisible en prose. Il ne l'est pas. La métrique montre par là qu'elle a une théorie du sens, mais une théorie régressive, intenable. C'est l'écart. Voici comment le goût ramène le non-douze au douze, pour Mazaleyrat : « Dans cette suite d'Apollinaire, au troisième vers de mètre incertain : Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne le mouvement d'ensemble alexandrin suggère clairement pour ce vers le dessin métrique à adopter ,. (p. 71). Embarrassé par l'apocope (suppression de la voyelle finale) éventuelle de violâtres, qui enfreindrait la « loi des trois consonnes ,. (un/ 8 / dit muet n'est pas muet entre trois consonnes) 163, ou par celle de comme qui serait une « vulgarité •, Mazaleyrat isole violâtres par une coupe épique, « pause légère après Violâtr(es) » où la finale ne compte pas métriquement, pour ne pas admettre un vers de treize. A propos de la coupe lyrique ( « coupe sur e atone », où la brève compte métriquement) comme sur âcre dans cet autre vers d'Apollinaire : « Et crache-lui/l'insulte/ /ACRE/de ton écume ,. que Mazaleyrat imprime ainsi, il écrit : « Dans tous les cas elle est expressive, puisqu'elle est écart ,. (p. 180). U invoque ailleurs « la conscience de l'écart par rapport à une norme presque immuablement suivie ,. (p. 221 ). La métrique est condamnée à l'écart, et au pas de sens, c'est-à-dire à une dénégation du sens dans le rythme. C'est l'effet-style de son athéorie du sujet. Le rythme doit donc excéder la métrique. La théorie et l'analyse du 163. H.Morier, dans Le rythme di, vers libre symboliste éti,dié chez Vnh11.erm,H. de Régnier, Viélé-Griffin, et ses relA.tionsAvec le sens, Genève, les Presses académiques, 1943, 3 vol, note (I, 52) qu'en prose il faut trois consonnes, comme dans • un simple mot • &jtpl•mo, mais qu'• en, poésie,, de,a suffisem : "La lente Loire passe" •. A une - en finale - il disparaît. Mais tout dépend de la métrique, et de l'enwurqe phonétique, ainsi que, dans le parlé, des registres du diKOurs. 246 CRfflQUE DU RYTHME rythme dans le vers doivent excéder la scansion. Toute scansion n'est que l'application d'un modèle. Il n'y a pas de scansion modèle. Il y a la scansion minimale : celle, pour le français, de la métrique qui, bien qu'elle s'en tienne seulement aux accents d'intensité principaux, mêle déjà le métrique et le rythmique, et ne peut s'obtenir qu'en simplifiant le rythme à l'accentuel, en sollicitant l'énoncé vers la simplification nécessaire à son modèle. Il y a les cas ambigus syntaxiquement. Il y a, non sur le plan des réalisations phoniques individuelles, mais sur celui de l'organisation syntagmatique, paradigmatique du discours, la somme des scansions possibles, pertinentes, significatives. Il y a l'interaction de la prosodie avec le rythme accentuel. La lecture du poème n'est que la réalisation empirique de son organisation, qui déborde toute lecture. L'analyse du rythme est donc la prise en compte du non-linéaire dans le linéaire, de la prosodie constante, - la surscansionqui annule la scansion minimale par excès : la rythmique du discours, non plus la métrique. Excéder la scansion, c'est excéder le binarisme de la métrique, l'opposition duelle entre position accentuée, position inaccentuée quelles que soient les appellations, elles n'y changent rien. Car ce binarisme ne tient que d'exclure la prosodie, c'est-à-dire la rythmique de phrase du discours, sa complexité et la signifiance qui échappent indéfiniment à la métrique. La métrique même a déjà deux problèmes : celui des positions fortes, par l'hésitation comme par la décision; celui des positions faibles, par la résolution des irrégularités contre la régularité présumée. La rythmique est cumulative, sérielle, non linéaire. D'où l'importance de la notation. Korzybski rappelait que b notion romaine des nombres « n'aurait pas pu mener aux développements modernes en mathématiques, parce qu'elle n'avait pas assez de caractéristiques de position et de structure » (Science and Sanity p. 2S6). De même, pour la rythmique. La notation brève/longue, proportionnée de un à deux, daterait d'Aristophane de Byzance, du 111•siècle av. J.-C. 164 • Paul Verrier disait déjà qu'elle a « tout brouillé », c'est-à-dire la réalité linguistique. La coïncidence habituelle du temps fort et de la syllabe longue autorise la notation conventionnelle des syllabes accentuées par le signe de la longue, le makron (-), et celle des inaccentuées165 par le signe de la 164. P. Verrier, le vers français, t. Il, p. 13. 165. La syllabe accentuée en finale était traditionnellement dite masa,{ine et l'inaccentuée après l'accent, une seule en français, féminine. Elle est enclitique, métriquement, en surnombre. Les traités de seconde rhétorique appelaient l'alexandrin vers de douze 014de treize, et le décasyllabe vers de dix 014de onze. je considère cette appellation comme une survivance du dualisme de la métrique. La marque idéologique, anthropologique, pour le couple encore dit toniq14e/atone,travesti en masCMlinlféminin. y est à son comble. je laisse cene terminologie à ceux à qui elle convient. LE RTI'HME SANS MESURE 247 brève ( tJ ). En anglais, la convention est la barre oblique pour l'accent ( ,...), la croix penchée (X) pour l'inaccentuée. Il ne s'agit chaque fois que de la syllabe. La distinction entre voyelle brève ou longue n'est peninente que dans une langue où la quantité est phonologique, comme en latin, dans la différence entre ~sr. « il est • et êst, « il mange». Mais cette convention métrique de un pour deux, qui n'est pas linguistique, n'a pas non plus l'appui de la musicologie. Le principe abstrait que la longue vaut deux brèves y est aussi contesté : « chaque brève peut être remplacée par une longue irrationnelle, laquelle peut à son tour se résoudre en deux brèves • 166• Il y a des péons de cinq brèves, ou de cinq longues (Agamemnon, v. 1142; les Sept contre Thèbes, v. 565). Il y a des« longues à trois temps, des lonpes iÀo-yo,et des silences, bien attestés par la notation musicale • (livre cité, p. 57). A la différence de la métrique, la rythmique fait appel à la situation de discours, qui inclut en ce cas la musique et le caractère de chaque pièce. Sans la musique, et sans le discours, la métrique est une « métrique de papier». La brève de convention, comme la longue, peut en réalité être une moyenne. Les longues réelles ne sont pas pertinentes métriquement. Rythmiquement non plus, car leurs proportions sont phonétiques, et le rythme est syntaxique, syntagmatique, sémantique, plus que sonore. D'où, il me semble, l'échec des échelles non binaires pour mesurer, graduer, numéroter la force des accents. Par exemple de 1 à 5 dans le Petit traité de versification française de Grammont (p. 150). Une telle échelle confond le rythme accentuel et le rythme prosodique, comme elle confond le plan de la phonétique expérimentale - celui des réalisations phoniques individuelles - avec celui de la métrique théorique. De plus, elle suppose un accent secondaire phonologique en français, inexistant. C'est-à-dire qu'elle met sur le même plan l'accent de groupe et l'accent affectif de mot, qui est consonantique et non syllabique. Aucun compte tenu des limites de groupes rythmiques. Tomachevski, qui a étudié le tétramètre et le pentamètre iambiques de Pouchkine, a démontré que la rythmique tient à la combinaison des accents avec les limites de mots. Il note d'un chiffre le nombre de syllabesdu mot et, d'un exposant, laquelle porte l'accent, comme : 32 + 2 1 + 11 + 32 pour le vers de Pouchkine, dans Eugène Onéguine, U ntéi I mnogo I zvizd charmantes )167 • I prellstnyx (La nuit a beaucoup d'étoiles 166. Emile Manin, Trois doa,mmrs de m11siqNcgncq11r, Klincksiock, 19S3, p. 2'4. 167. V. iinnunskij, lnrrodNction10 mrrrics, p. 158. 248 CRITIQUE DU RYTHME Le domaine russe est celui où la notation de l'intervalle a sans doute été la plus ~laborée, en rapport avec le travail rythmique de la poésie russe. Le vers purement accentuel (tonique) y est une découverte du xx• siècle, chez Blok, Akhmatova, Maïakovski, reprenant le vers populaire russe. Jirmounski écrit : « La forme générale de ce vers est x~x.Lx.Lx où x est 0, 1, 2, 3... ; en conséquence on distingue des vers à 2, 3, 4 accents 168• • Dès qu'il n'y a plus de métrique régulière, l'étude statistique touche à sa limite, comme l'admet un de ses pratiquants, Kolmogorov : « En général, quand nous avons affaire à des données sur le rythme provenant d'œuvres aux structures rythmiques différentes, le traitement statistique automatique sur un patron d'ensemble n'est pas très productif en poétique 169.» Au lieu de chiffrer le nombre de syllabes des mesures (et non des groupes rythmiques), à la mode des métriciens français, l'alexandrin 3333, 3342, etc. - chiffrage qui ne rend pas le rythme interne du groupe, la notation des intervalles totalise seulement les syllabes non accentuées, le zéro notant l'absenced'inaccentuée,c'est-à-dire la place d'un accent. C'est ce que faisait G. Lotz sur le poème de Coleridge170 : lt fs an Jncient Mt!rin{r 11110 And he stcfn,eth ône of thlee 2110 Système de notation utilisé par les métriciens russes, comme Kolmogorov et Kondratov pour la rythmique de Maïakovski171, étudiant ce qu'ils nomment le tétramètre accentuel régularisé (uregulirO'fJannyjéetyrëxdol'nik)172• La convention métrique consiste à admettre une anacrouse173, c'est-à-dire à ne pas compter la ou les syllabes qui précèdent la première accentuée, et à ne pas compter non plus les syllabes qui suivent le quatrième accent métrique. Ils distinguent ainsi seize formes, huit avec anacrouse zéro, comme le dactyle régulier, forme (0.1), qui ne peut se lire ainsi qu'en postulant que le temps fort est la fin d'une mesure : 168. V. Zinnunskij, • The versification of Maïakovski •, dans P~tics, Poerylt11, Poetica,Varsovie, 1966, p. 213. 169. A. N. Kolmogorov, K iz11mzij11ritmik, M11jalt0flsltow,p. 69, cité par Zirmunskij, dans Poetics,PoetilttJ,p. 220. p. 146. 170. G. Lotz, • Metric Typology •• dans Sebeok, Style in LAng11t1ge, 171. A.N. Kolmogorov, A.M. Kondratov, • Ritmika poem Majakovskovo. (La rythmique des poèmes de M.), VoprosyJazyltoznt1nijtJ,1962, n° 3, p. 62. 172. Le doi'nik est défini dans le dictionnaire d'Uchakov • mesure (r11zmn-)versifiée avec un nombre arbitraire, inégal de syllabes inaccentuées entre les accentuées •· Mttre très employé par Maïakovski et d'autres poètes contemporains. p11rt011métriq11ed11 173. j'aborde l'analyse de l'anacrouse au chapitre X, Métriq11t! disco11rs. 249 LE RYTHME SANS MESURE ~2..!.2..!.2..!. la vot v bjuro p_oxor:pnnyxproc.,ssii tt.;,.t:,. :L,W '-"- '-' - (Me voilà au bureau des pompes funèbres) ou la forme troisième, ~2..!.1..!.2~ Bol'1e ëem molno, bol'Ie lem nado "'-"'"' ~.., .&..u"' ~ (Plus que possible, plus qu'il ne faut) la dernière étant le trochée ~t..!.t...!.1...!.: Ôto mne vzdox ot vidov .L.., ..t:t. v~v..L namore ? (Que me fait un soupir pour des vues sur la mer) et avec une anacrouse, une syllabe en anacrouse, depuis la forme 1-=-2-=-2-2-', qualifiée d'amphibraque (vcompte et ne compte pas l'anacrouse : v), ce qui à la fois A ja, raziivjas' trëxrublëtJkoi fal'sivoj vv-t:..vv..i:. u~vv-'- (Et moi, enrichi avec trois faux roubles) . ,,a 1,.. 1usqu 1ambe 1- " 1- '1 - '1 - " : U procix znaju serdca djm ja V~ V~ V..:! U- (Chez les autres je connais la maison du cœur) et les auteurs concluent à la dominance des intervalles de deux syllabes, du schéma dactylique 0222 (26,8% sur 149 vers), intervalles simples rares entre le 3e et le 4e accent. C'est-à-dire ralentissement du rythme. Pour préserver le mètre, un accent supplémentaire en début de vers n'est pas compté non plus : la iirn-vx s detstva priv1.k nenavidet' V ~ V V~ vv_t:. (~~ (Moi les gras tout enfant je les détestais) L'anacrouse zéro est censée avoir pour fonction de donner le signal d'approche de la phase décisive dans le développement du sujet. Le conventionnalisme de la métrique ne peut que psychologiser directement. Se voulant descriptif, structural, non normatif, il a perfectionné la notation et l'analyse, mais formelle, dans la tradition de Bely, de ce que Kirsanov énonçait ainsi : « Les poèmes de Maïakovski sont écrits avec beaucoup de mètres et de non-mètres (mnogimi razmerami i nerazmerami). ,. CRITIQUE DU RYTHME Cette notation, cependant, malgré les problèmes de la métrique, et dans son rapport propre avec la rythmique de la langue russe, a permis une étude statistique des positions. L'accomplissement de la métrique est sans doute cette systématique développée en historicité, dans son schématisme accentuel. Ainsi T aranovski dégage six variantes accentuelles fondamentales du tétramètre iambique russe 174, « sur la base de dizaines de milliers de vers • (livre cité, p. 179, n. 5), pris entre autres chez Joukovski et Pouchkine : No Nombre d'ictus Syllabes accentuées exemple I 4 2,4,6,8 Odn{m dyia odno ljubja" II 3 -,4,6,8 BeregO'IJoj el granft III 3 2,-,6,8 Na lakovompolu molm IV 3 2,4,-,8 Byla"uiamaja pora" V 2 2,-,-,8 Izvolila Elisavét VI 2 -,4,-,8 Porfirono~naja vdova" La métrique statistique peut montrer que du XVIn• au XIX• siècle le tétramètre iambique russe passe d'une accentuation sur le début et la fin à une accentuation sur le milieu et la fin. D'où le double tableau suivant (ibid., p. 183), où le pointillé dans le diagramme représente le mètre théorique, les tirets, celui du XVIII• siècle, le trait continu, celui du XIX· siècle : Syllabes 2 4 6 8 Tétramètre iambique théorique 77,9 66,6 52,1 100 XVIII' s. 9J,2 79,7 5J,2 100 XIX' s. 82,1 96,8 34,6 100 Taranovski, en pourcentages d'accents, tend ainsi à caractériser la manière d'un individu, d'une époque, pour la critique interne, la critique d'attribution, la métrique comparée du domaine slave. C'est par la présence ou l'absence de telle variante dans tel poème que le 174. Kiril Taranovski, .. Problèmes fondamentaux slave •• P~tirs P~ryk11,p. 173-196. ae l'étude statistique du vers 251 LE RYTHME SANS MESURE 90 80 70 60 50 40 30 8 6 4 2 rythme sera situé : par un écart. La notation répercute la spécificité rythmique d'une langue, déjà caractérisée par ses possibilités métriques. Il suffit d'appliquer cette notation à des vers français pour voir que, si elle inverse la notation habituelle, elle se heurte immédiatement aux cas douteux qui proviennent doublement du fait que la métrique est minimale, en français, pour l'alexandrin, - sur la 6" et la 12" positions, et que l'accent est accent de groupe, non de mot, donnant paradoxalement d'autant plus d'importance aux figures prosodiques, dans les figures rythmiques qui ne peuvent pas être métriques, et qui doivent tenir compte de cas douteux, que la métrique simplifie. La formule 3342 devient 2231 : 2..!.2..!..J-!.t..!. Comme on voit sur la branche au mois de m11.i la rose V V '-' 2 V V 2 '-' V - '-' - 1 3 ou encore 01231, au lieu de la notation par groupes qui serait 22242, pour le vers suivant Sont!e,songe, C#J_hise,à cette nuit cruelle - C, o..!.. -~ '-"' - vv"" - -.;,,,,-- 2 I 3 .J_ }.J... Comme les pauses appartiennent au discours, les formules non seulement seront très nombreuses, mais elles ne seront pas pertinentes - elles ne seront pas métriques. A la différence de la scansion mesurée enjambante, la notation des intervalles est à contre-mesure, elle permet J.2_ 252 CRITIQUE DU RYTHME de ne pas confondre dans un même nombre, 2, le rythme de songe avec celui de Céphise : 0, 1, 1 au lieu de 2, 2, 2,. Reste que la prosodie lui échappe tout autant. Elle demeure une notation métrique. Les limites de mots lui échappent. La notation de Tomachevski pour le dernier vers serait : 2 12 122 121122 • Il y a à proposer une notation rythmique. Si l'intervalle compte autant que l'accent, ce que montre toute l'expérience de la métrique russe, comme la tradition issue de G.M. Hopkins; si la mesure est une abstraction inutile et nuisible; si la prosodie, autant que les limites de groupes, sont partie intégrante du rythme, - la rythmique ne peut plus compter, chiffrer. La notation doit être qualitative, non plus quantitative. Elle excède le statistique. Comme la prosodie fait rythme à l'intérieur du vers, nonmétriquement, la notation rythmique-prosodique excède la scansion. Matila Ghyka analysait le vers, isolé, de Racine175, en le comptant 2 4 24: L'éclat de mon nom même augmente mon supplice V- v V V - V -V V V - où la fiction métrique matérialise numériquement des pieds inexistants en effaçant le conflit entre syntagme et mètre, et les figures du rythme consonantique. L'isolement empêche de rythmer en fonction des motivations, des séries produites par le contexte. La notation rythmique serait ,,. ..- _,,, ~~ ,cJ~'""..!f!' V V ._! .!J J!L L éclat mon nom même augmente mon supplice de Aucun nombre n'est plus possible, dans le discours, là où mon est marqué par couplage vocalique avec nom et couplage consonantique avec même. Ce ne sont pas des assonances, des allitérations, mais les éléments d'une série paradigmatique, avec augmente et mon (supplice), éléments d'une linéarité mais aussi d'une circulation des signifiants non linéaire, par l'espace qu'installe cette organisation-saturation. Ghyka accentuait même métriquement, pas d'accent sur nom : simplification d'un rapport double, et ambigu - le groupe l'éclat-de-mon-nom qualifié par l'ajout de même, ou le groupe l'éclat, suivi de son complément de mon nom même. La qualité monosyllabique des termes nom et même contribue, comme le rapport consonantique, à peser sur chaque terme, faire l'intensité sémantique que la situation, le contexte font déjà. En tant que syntagme, l'éclat de mon nom, cinq syllabes, entre en conflit avec la cellule métrique, qui est de six. La convergence des effets réalise une tension entre la 5c:position et la 6c:. C'est cette tension que je note par une double scansion ..!:.., et une relation de 175. Matila Ghyka, lt Nomm d'Or, Ritts tt rythmts pythagoriœns dans lt d'11t/opptmmt dt Li cwilisationocridtntalt, Gallimard, 1976, (1,. éd. 1931),'r, p. 114. LE RYTHME SANS MESURE 253 contre-accent, accent consonantique (marqué ~. pour rappeler qu'il n'allonge pas la syllabe) sur mon, sur nom, accent de groupe sur même. La séquence progressive appelle la gradation 11/ I// , effet cumulatif, qui n'indique pas que même est « trois » fois plus marqué que mon, mais qui figure l'addition linéaire des effets prosodique et rythmique sans les confondre. Le couplage consonantique note la marque dans l'éclat. De même dans supplice, précédé par mon qui est déjà marqué, et par la répétition, et par la 4e position dans la série en /ml; d'où le marquage triple. Neuf positions sur douze sont marquées, les seules non marquées étant la 3e, la 7e, la 9". Encore la 3e et la~ sont-elles en rapport phonétique par les dentales, et la 7" est également à demi marquée par la liaison, faite ou non, qui place cette syllabe initiale de mot entre un /ml de fin de syllabe et un /g/ qui répond en écho voisé au /k/ de éclat comme, inversement, le /t/ répond au /d/ de la 3e, Pris au hasard, et isolément- dans le cadre même de la métrique, qui n'est pas celui d'une analyse rythmique réelle, car celle-ci récuse l'isolement du vers - isolement qui, en un sens, produit sa propre notion du vers, il ne s'agit ici que de montrer, par un exemple, en quoi la technique de la notation est importante. Elle fait paraître l'inefficacité et la nonpertinence de la théorie traditionnelle. Une notation excède l'autre comme le rythme excède la métrique. Le jeu du prosodique avec le rythmique accentuel, l'un par rapport à l'autre, ne fait que ramener le vers au discours, la métrique au langage. En ce sens, G.M. Hopkins est l'inventeur de la rythmique, le premier qui a reconnu que la poésie est, consubstantiellement, du discours ordinaire, des rythmes du parler, à la fois par sa notion de sprung rhythm ou suraccentuation 176 et par son insistance sur le consonantisme, pris dans sa propre tradition celtiste177; mais généralisable, et caractéristique de plusieurs modernités. Il en tirait une métrique, ou plutôt une hypermétrique, autant par la systématisation des syllabes hypermétriques, les accords de consonnes, mais aussi de voyelles (vowelling on, vowelling off), rimes enjambées, qu'Aragon a réinventées pour lui. Le contre-accent est la figure rythmique qui caractérise le mieux cette relation du poème au discours. Il n'a pas, linguistiquement, la même valeur en français et en anglais, mais, curieusement, il garde la même valeur inséparablement poétique et polémique. En anglais, le contre-accent joue sur la double provenance du lexique, saxon et latin, qui privilégie le saxon, le mot court, dans une 176. L'Enc,clopedia of Pottry tmd Pottics de Preminger définit le sprung rhythm comme • system of overstressing •• - • presque comme si le spondée était un pied anglais normal », parlant de • l'approximation des mouvements du discours naturel chargé d'émotion •· 177. Voir sa lettre du 3 avril 1877 à R. Bridges : • The chiming of consonants l &Otin pan from the welsh, which is very rich in sound and imagery •• éd. citée, p. 38. 254 CRfflQUE DU RYTHME rythmique linguistique à accent de mot fixe. En français, il n'y a pas, en tout cas, aussi nettement, cette opposition de provenances lexicales, et la langue est à accent de groupe. Cependant, quelle que soit la langue, il semble bien que le contre-accent privilégie à la fois le parlé et le mot co11rt. C'est ce qu'on pourrait tirer d'une étude de Nikonov sur « La longueur du mot 178 •• en russe, en géorgien et en kazakh, langues de familles différentes, où le profil d'emploi est pratiquement le même. En russe, selon quatre registres de discours, la quantité moyenne de sons par mot est la suivante (anicle cité, p. 107) : 1. Discours parlé 4,5 5,2 2. Prose anistique (sans dialogue) 3. Prose scientifique 6,7 4. Journalisme 7,0 Le corpus était le suivant : pour le « parlé .., des pièces de Tchekhov, Ostrovski, Gorki, et le discours direct des personnages dans la prose de Pouchkine, Tourguéniev, Tolstoï, Tchekhov, Cholokhov. En 2., cette même prose. En 3. des textes de physique, botanique, linguistique, chimie, géologie, physiologie. En 4., les anicles principaux de la Pravda entre 1974 et 1976. L'étude ponait sur 180 000 emplois, prenant le mot comme unité graphique. L'indication vaut, même si on critique le corpus de l'auteur. Elle reste indicative et situe la stratégie poétique du contre-accent. Le contre-accent, étant la suite immédiate de deux accents, est marqué, en français, parce que la séquence progressive, linéaire, dans une langue à accent (final) de groupe, éloigne généralement les accents l'un de l'autre. Sauf construction syntaxique paniculière, liée à des rappons de syntagmes monosyllabiques. Le contre-accent est un cas marqué syntaxiquement et sémantiquement. Morier propose même que le français en a horreur : « Nous ne croyons pas que le français adopte, comme le propose M. Kibédi Varga, "aussi bien" et aussi fréquemment, la mise en évidence du monosyllabe final au moyen de deux accents consécutifs, comme dans "... que vous me semblez/ beau", "un soupir/las", "un regard/mort". Il s'agirait là d'un écan stylistique par rappon à la norme : le français, en principe, a horreur du spondée 179• ,. Il est vrai que, syntagmatiquement, dans le discours, 178. V.A. Nikonov, • Dlina slova •• (La longueur du mot), Voprosyjazyltoznani1a, 1978, n° 6, p. 104· 111. 179. Dictumnairt de pcnti'l11eet de rhétoriq11e, au mot Acctnt, p. 22. Paul Garde écrit é&alement : c le français tend à éviter la succession immédiate de deux accents, et de ce fait tout mot précédant une unité accentuelle monosyllabique est fon exposé à perdre son accent : dans les expressions 11ncrayonvm, elle dessinebien, 11ne position clé, il n'y aura qu'un seul accent, celui du mot monosyllabique final • (L'accent,p. 94-95). Parcequ'il n'y a q11'unsyntape. C'est dans le discours,dans les rencontres et les effets des groupes entre eux, qu'ont lieu les contre-accents, non dans la langl4e,qui arrête son observation au syntagme seul comme à la phrase seule. Même réponse à la prétendue intolérance que 255 LE RYTHME SANS MESURE les exemples cités ne sauraient être des contre-accents, pour la raison qu'ils ne font chaque fois, avec des nuances, qu'un syntagme, et n'ont qu'un accent. Seule, éventuellement, une diction, pourrait accentuer autrement : cas flagrant d'une réalisation phonique individuelle, qui peut faire n'importe quoi - mais c'est une diction, ce n'est pas l'organisation du discours. Au contraire, c'est l'organisation du discours dans, par exemple, Infinitif de Desnos : y .., J:""..U-.JJJ\I V v \,1 - Y mourir ô belleflammèche y mourir où la séquence des groupes, ô vocatif et adjectif antéposé fait une série de trois accents immédiatement consécutifs. Il y a de nombreuses figures possibles de contre-accent. Je n'en fais pas ici un traité. Je distinguerai seulement, puisqu'il s'agit d'une suite immédiate, qu'elle peut jouer sur les deux plans de l'accentuel et du prosodique, ~ù quatre sortes de contre-accent : (rythmique)1 rythmique : ~ , (prosodique)-prosodique : .:f:' ..$ , prosodiqueL'accroissement rythmique : ~ .JL, rythmique-prosodique : -'-~. du nombre des barres obliques est fonction du nombre de marques consécutives, quand plusieurs contre-accents se suivent. La courbe qui va d'une position à l'autre, en surplomb, note l'effet de lien en tension avec le discontinu des syntagmes - puisque, nécessairement, deux syntagmes distincts sont conjoints, et peuvent l'être par-dessus une ponctuation forte. Il peut, dans le vers, par position, y avoir contre-accent enjambant : I - comme dans ces deux vers de Chénier, dans L'aveugle,où le fils d'Egée saisit l'ennemi : il court I L'entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec effort, ...-...4. Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort. Plusieurs accents consécutifs équivalent à ce que la terminologie anglaise appelle hoveringaccent(V. au mot, dans l'Encyclopeàia ... de Preminger), plateau rythmique accentuel, pour ce vers de Yeats, par exemple, où sont nQtés aussi les pieds : )(,/X.// /'l('J('J( / Unfriendllylamp I light hid I under I its shade. relevait Paul Verrier : • L'alternance entre fones et faibles s'accorde avec l'accentuation de notre langue, qui ne tolère de suite ni deux accentuées ni plusieurs inaccentuées • (u wrs fr11n(Ais, Il, 18). C'est l'esthétique classique de la langue, celle du rythme comme mesure et cadence, celle de l'euphonie et de la cacophonie, qui condamne le contre-accent. Par exemple Auguste Rochme, dans L'Ala11ndrin chtz Victor HNfO (Lyon-Paris, Lile. Cath. Emm-Vine, 1911), p. 392. CRITIQUE DU RYTHMB 256 Les effets prosodiques peuvent souligner le contre-accent, comme le couplage consonantique, ou la succession de monosyllabes, au lieu de la séquence d'une fin de groupe polysyllabique et d'un monosyllabe accentué. Je prends tous ces exemples isolés dans la littérature métrique : ,;--' ..IL Rebelle à tous nos soins,sourdeà to11snos discours 011 Phèdre Et comptez-'Vouspour rimDku qui combatpour tJous Atha~ Il y a contre-accent prosodique par le rapprochement immédiat de deux consonnes identiques dans deux syllabes qui se suivent, comme, à la fin de La Mort des amants de Baudelaire, l;~eux /ml, dans V Ô-_,1,.-"--::a,V V - JL 0 Les miroirsternis et lèsflammes mortes ou, dans Les Contemplations(IV, 8,5-8), les deux /p/ de : ~ V &,..&_...!t V\,/- Et comme une lampepaisible v ô.lL V V - V - Elle éclairaitce jeune cœur Il y a un effet de marqua analogue dans ce qui est traditionnellement répertorié comme un hiatus de deux voyelles identiques, ce qui, dans la prosodie du vers classique, n'est possible que par l'intermédiaire d'une élidé ou d'un h aspiré, comme dans le vers de Hugo (Les Orientales,Le ..... feu du ciel, VIII) " (1-:1,.,- Là nuee eclate v v ~ v_,!,JL ...-- ou dans cette phrase de René Char : .. Nous devons troutJerla halte,. Les figures rythmiques sont des figures syntaxiques. Dans les vers, c'est l'attaque du vers par une syllabe accentuée, qui est le produit, entre autres, d'une syntaxe de l'invocation : dans Cours naturel, d'Éluard -. V V ~ VU - Mams par nos mams reconnues - vvu-vvu- Lèflresa nos lèvres confondues Sans Age que Morier prend comme exemple d'anacrouse dans son Dictionnaire. C'est aussi le cas avec une attaque prosodique marquée, accent prosodique et non plus rythmique accentuel, comme dans Infinitif de Desnos, déjà cité : _ _ _ J. V 4,:Y,ltv IJ ,+ ./J -&.--::. Y mounr o bëllef/ammeche y mounr C'est les figures de symétrie, rythmes fermés, comme, en particulier dans Apollinaire, Le Pont Mirabeauen fait une forme-sens, paradigme rythmique: coÜ~,: Seine LII RYI'HME SANS MESURE 257 Vienn1Il' nüit sonne l'heure - - l'onde..,si"'lasse Pâss;:,tds jours auquel s'ajoute la figuration lexicale : les mains dans les mains restons face à face, cycle, indéfini retour et recommencement de l'amour qui tient à l'ambiguïté du poème : le rythme est du poème, non du vers. Comme ses métaphores (sousle pont de nos bras). Et le rythme n'est pas une forme, mais un sens du sujet, qui n'a pas la même valeur ailleurs. Pas plus qu'ombre, sens lexical, n'a la valeur de Hugo hors Hugo. Ce qui récuse d'un côté l'attribution en soi de valeurs psychologiques ou descriptives quelconques à ces rythmes que Henri Morier appelle « polaires » en leur donnant le nom de mètres grecs, crétique - v -, choriambe - v v -, à quoi il ajoute un « hémistiche polaire ,. (d'alexandrin) v v v V -; et ce qui récuse d'un autre côté la scansion métrique, car le ·même 3333 ou autre chose y recouvre des rythmes, des effets de rythme différents. Auraient la même scansion Et lesfruits passerontla promessedesfleurs Et tes pieds s'endormaientdans mes mainsfraternelles où le vers de Malherbe et celui de Baudelaire ni ne disent ru ne rythment la même chose 180• 180. Cette non-superposition du rythme et de la scansion métrique m classique. Ainsi Louis Nougam, dans son Traiti dt mitriqut latine classÙ/ut(Klincksieck, 1948) attirait déjà l'attention sur ceci que • Les pitds n'ont aucune existence au point de vue de la langue. Seuls existent les mots, c'est-à-dire des formes prosodiques extrêmement variées, qu'emploie le versificateur. La scansion ne fait pas apparaitrecene varifté. Voici, par exemple les deux premiers vers du chant VI de l'Eniide : sic fatur lacrimans classique immittit habenas et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris [Ainsi parle Enée en pleurant : il lâche les rênes à sa flotte et finit par aborder au.xrives Eub&nnes de Cumes. trad. Budé] Us sont semblables quant à leur scansion : --1-Vvl -11-1--/-uvl-- mais très différenlS quand à leur architecture. Les voici décomposés en leurs éliments : SIC et fatur - tand(em) lacrimans v u Euboicis - \J V classiqu(e) - Cumar (um) - immittit - - v allabitur -v V habmas '"' - ons Aucun mot, peut-on dire, du premier vers n'est l'équivalent erosodique du mot correspondant du MCOnd. Sous l'uniformité de la Kansion apparait la diversité du langage. • (§ 32) 258 CRITIQUE DU RYTHME Je ne prends qu'un dernier exemple de figure rythmique dans le cadre du vers français de la fin du XIX• siècle et du début du XX•, la césure dite épique, et la césure lyrique, faits de rythme métrique au moyen âge, c'est-à-dire codés, comme la langue, et faits de rythmique anti-métrique dans le vers symboliste. Dans la césure épique, la syllabe inaccentuée après l'accent-césure ne comptait pas, était traitée comme une finale de vers : Ço sent Rollant que la mort le tresprent(pénètre) Devers la test!_sur le quer li descent Ce qui a continué dans la poésie populaire, dans le vers de 16, comme dans cette chanson canadienne du XVIII' siècle, La Courte Paille : Ce sont les enfants de Marseil~ sur les eaux s'en vont naviguer Ont bien été sept ans sur mer, de terr' sanspouvoir approcher.(... ] Au bout de la septième année, de provisions ils ont manqué Leurs chiens, leurs chats il faut qu'ils mangent jusqu'aux courroiesde leurs souliers Exemple possible, à la fin de Vendbniaire d'Apollinaire : Et la nuit de septembr'l.s'achevait lentement Césure lyrique, l'inaccentuée compte comme position, donc la césure recule. Chez Charles d'Orléans 181 Si commençay de cœur à soupirer Combien cert!! que grand bien me faisait De voir FranC.!_ que mon cœur amer doit rythme repris par les symbolistes, rythme descendant; recul, remontée de l'accent par rappon à la limite du groupe, repris en écho, au point de faire un contre-rythme, comme dans les jeux r11stiqueset divins d'Henri de Régnier182 : Vois, l'Automn!._tiss!.ses brumf!.Set sespl11ies ou encore La mémoir!.pleurr_sur la pierr!_des tombes qui sont, métriquement, dans leurs contextes, des alexandrins, des vers à prosodie non métrique. · et non Le problème des figures rythmique est leur sens. La limite de la métrique n'est rien d'autre ici que celle du dualisme, qui postule une forme, puis psychologise cette forme. Ainsi, par un paralogisme 181. Charles d'Orléans, Poésies, éd. par P. Champion, 1956, Ballade, LX.XV, t. l. p. 122. 182. H. Moricr, Le rythme dH vers libre symboliste, Il 169, 170. l E RYTHME SANS MESURE 259 constant, la forme est-elle dotée du sens que le sens suggère .. chute •, « souffrance •• disait Morier pour les coupes lyriques, dans ces vers d'Henr; de Régnier. C'est pour sonir de ce cercle que le rythme et la prosodie ensemble sont à prendre comme organisation de la signifiance. Pour quoi, après la critique de la métrique, il faut passer, pour établir le rythme comme discours, aux principales questions de la prosodie. 10. Prosodie,signifiance André Spire écrivait : « Pas de sens, pas de rythme, donc pas de poésie • (livre cité, p. 190). Mais qu'est-ce que le sens ? Le sens fuides mots. Les mots ne sont que des passages du sens. Le sens est ce qui ne cesse de fuir, comme la vie, comme le temps. Y a-t-il un temps du sens ? un rythme du sens - une subjectivité et une temporalité du sens ? Qu'il n'y ait pas de son dans le langage, mais seulement du sens, seulement de la signifiance, jamais de vide du sens, mais des systèmes qui se forment et se déforment, communiquent ou se cachent, comme dans les mondes enfantins, c'est ce qui détruit empiriquement le schéma dualiste du signe, que reprenait, par exemple, une fois de plus, Jiri Levy 183, en reconnaissant dans la forme des qualités acoustiques, des schémas d'arrangement (continuité/discontinuité, équivalence/ hiérarchie, régularité/irrégularité) et dans le sémantique des tensions entre cohérence et incohérence, intensité et non, prédictibilité et non-prédictibilité. Pas plus que le langage ordinaire, le poème n'hésite entre le son et le sens : la nécessité fait sens. Chercher ses mots est autre chose. L'illusion du traducteur, comme disait Paulhan, vient avec la demi-science. Qui sait moins n'hésite pas. Le poème ne travaille pas l'hésitation, mais le sens. Le poème est un des modes de signifier les plus actifs du langage sur le langage. Cette interaction, nécessairement syntaxique, fait une « sémantique rythmique ,. dont Ossip Brik a parlé le premier 184• Brik nomme « figure rythmico-syntaxique ,. la coïncidence des accents, des limites de mots et de la structure syntaxique. En vers, la syntaxe est une « syntaxe rythmique ,. (ibid., p. 62), dont il formalise les figures. Ainsi le rythme, la prosodie, la syntaxe, le sens étaient-ils pour la première fois une seule organisation, que Brik restreignait au vers. 183. JifiLn-y, • The meaninp of fonn and the forms of meaning •• Poetù:sPoetylu,, p. 45-59. 18-4. Dans • Ritm i sintaksis •• Two Essayson Poetic Lang•age, p. 72. 260 CRITIQUE DU RYTHME Dans son anicle de 1917, sur les répétitions sonores, Brik s'opposait à la fois aux recherches « intuitives .., subjectives, et à la poésie comme « langage d'images •, qui mène les « belles sonorités ,. à n'être qu'un « ornement extérieur ,. {livre cité p. 3). Il pan de l'« interaction de l'image et du son ,., sans confondre le son, ou plutôt le phonème, et la lettre. Ses.schémas de disposition - AB-BA, ABC-BCA-CAB ... ne tiennent compte que des consonnes, dont les retours sont associés à certains mots. Du point de vue de la position dans le vers, Brik distingue quatre figures qu'il nomme : 1) l'anneau (kol'co), « la base est au début du vers, la répétition est à la fin du même vers ou du suivant •; 2) la jointure (styk), « La base est à la fin du vers, la répétition au début du suivant •; 3) la pince (skrep), « La base est au début du vers, la répétition au début du suivant •; 4) la clausule (koncovka), « La base est à la fin du vers, la répétition est à la fin du suivant. Un cas fréquent de la clausule sera la coïncidence de la répétition avec la rime ,. (ibid., p. 29-30). Brik se place sur un plan « acoustique •· Le « matériel phonique ,. est pour lui une « instrumentation .., une structure, non une sémantique, du moins pour l'analyse organique d'un texte. C'est qu'il procède comme les métriciens, par exemples formels isolés. En somme, Brik n'a pas exploité ce qu'il indiquait. Formes, nombre, disposition, position, - la taxinomie de Brik est classique et cependant son jeu de variables ouvre le chemin aux structuralistes. Il s'agit d'une organisation, non d'un test projectif. La prosodie y retrouve le rôle que la théorie du signe lui retirait, la confinant quelque pan au-dessus du sens, - intonation, tons, accents -qui n'ont jamais cessé, selon les langues, d'être des éléments du sens. La prosodie, étymologiquement, était comprise comme « le chant qui s'ajoute aux paroles185 •• 7CpOO"q,8iœ, ce qui 7Cp00"~8c<t0tL <t«ia o-uÀNl{3«iç, c'est-à-dire plutôt qui« chante avec les syllabes •• qui les accompagne, plutôt que de s'y ajouter. et que traduisait littéralement le latin accentus, de cano, chanter. Le Dictionnaire de la musique fait de la prosodie, dans un vers, une « mélodie résultant de la succession de ses voyelles ... Ce n'est pas un surplus, c'est un accompagnement, et pas dans les voyelles seulement, mais dans toute la syllabe, c'est-à-dire l'accent, l'intonation, dans tout discours, non seulement dans les ven. Elle implique la phrase. Plus que la danse, qui est la métrique. C'est pourquoi le sens est panout dans l'air des paroles, et pourquoi la position, l'espace, comptent autant dans la valeur que le jeu lexical. Pour Tomachevski, était « amorphe ,. une étude qui ne tenait pas compte de la position dans le vers186• L'organisation interne du 18S. Cité dans Riemann-Dufour, livre cité, p. 16. 186. Tomachevski, 0 stixe, p. 20. LE RYTHMESANS MESURE 261 discours fait ainsi de la rime un cas particulier de la sémantique de position. Figure de construction. Sa diffusion, son ramassé, en finale, sont des variables spécialisées selon les cultures 187• La métrique allitérative l'ignorait, rimant par l'avant. Le formalisme y a toujours vu des figures phoniques. Ses conséquences sont pour lui. Comme la notion de niveau. La rime a sa place historique. Si des poètes modernes ne riment plus, ce n'est pas qu'ils se passent de la rime nécessairement. Il se pourrait que Je discours tout entier généralise ce dont la rime n'était qu'un cas particulier, privilégié. La suppression de la rime peut ne pas être la simple coupure avec une tradition, mais sa réinterprétation, son approfondissement, son extension prosodique, rythmique. La rime n'est pas seulement le retour d'une sonorité, c'est une « récurrencede valeurs188 •· Jirmounski étendait la notion de rime à « toute répétition phonique porteuse d'une fonction organisatrice dans la composition métrique d'une poésie189 •· La notion de rime n'a cessé d'être l'objet de restrictions et d'extensions. Restrictions du classicisme, extensions du symbolisme. La rime est élément de composition. C'est pourquoi, historiquement, elle comprend aussi l'allitération initiale du vers germanique, Stabreim. Sa position est secondaire. Le parallélisme, ou plutôt le sériel, y est premier. Ainsi de l'opposition entre rime riche et pauvre est-on passé à la rime inexacte, approchée, fausse, des techniques symbolistes, autant en France qu'en Russie ou dans le domaine anglo-américain. Jirmounski parle d'une canonisAtion de la rime, qu'a suivie une décanonisation(livre cité, p. 14). Dont témoignent, en France, les Notes sur la techniquepoétique de Duhamel et Vildrac190 qui donnent le plus de place aux « constantes rythmiques ,., pour passer aux allitérations et à la rjme, dans le cadre d'un vers libre qui maintient, comme Aragon dira d'Eluard, plus tard : « Le vers régulier fait partie de notre liberté... ,. (p. 7). La théorie de la rime décanonisée est surtout faite dans le Traité de versification de Jules 187. Avecda valeuncliff&entes selon la cultures. En anglais,la rime• masculine• prfvaut, la rime féminine trisyllabique (dactylique) n'est employée qu'avec un effet comique, comme dans le limerick: • There was a young lady of Tonenham, / Her manners - she'd wholly forgonen'em. /While at tea at the Vicar"s,/She took off ber Book of Limericks,ed. by knickers, /Explainingshe felt much too hot in 'em • (The P1111 Louis Untermeyer, London, Pan Books, 1963). En italien, la rime sdn,ccioL, est non-marquée. Dans les bylines russes, la rime dactyliqueest un élément caractéristique du style de l'épopée. Pas en allemand, le gleitenderReim•. 188. MichaelShapi~o,• Sémiotiquede la rime •• Poétiquen° 20, 1974,p. 508. 189. Viktor Zirmunskij, Rifm11,eë istori4i teori4 (LA rime, son histoireet ui théorie), Petersbourg,1923;WilhelmFink Verlag,Munich, 1970(SlavischePropylaën, 71), p. 9. 190. Georges Duhamel et Charles Vildrac, Notes sur Li technique poétiqiu, Champion, 1925,ie éd. (1,. en 1910). 262 CRfflQUE DU RYTHME Romains et Georges Chennevière, en 1925. la rime enjambante d'Aragon, en 1940, s'y insère. La définition est donc passée de l'identité à l'équivalence, ce qu'a observé Shapiro, qui définit la rime ainsi, non seulement la rime moderne, mais celle des proverbes et de la tradition populaire : • la rime est la récurrence régulière, dans des positions se correspondant séquentiellement (syntagmatiquement), de sons équivalents phonologiquement (paradigmatiquement), leur équivalence s'exprimant en termes de valeurs de marque identiques 191... Défmition qui neutralise l'opposition entre rime pauvre et rime riche : elle est faite pour expliquer que A stitch in tiMe saves niNe et donc inclure la définition étroite, phonétique, dans une définition large, phonologique. Le paradoxe de ce développement de la rime est qu'il est sorti du culte romantique de la rime riche. Wilhelm Ténint, dans sa Prosodk ck l'écolemoderne, en 1844, écrivait que• la rime est le seul générateur du vers français » 192, à peu près au moment des premières Ocks de Banville, où celui-ci cherchait • une nouvelle f11namb11/esq11es langue comique versifiée193 ». La rime faisait faire les vers par la fin : « les vers devinrent pour la plupart des bouts-rimés; on commençait par chercher, disposer, aligner les rimes, si riches que les vers en étaient ruinés et pauvres, puis on remplissait le reste du vers avec ce qu'on pouvait 194• • Mais le culte de la rime riche remontait à Malherbe195• On a isolé la proposition-provocation de Banville: • on n'entend dans 11n 196 •· Isolée, elle appauvrit tout ce qui fJeTS q11ele mot qui est à la rime précède dans le vers. Banville ajoutait : « et ce mot est le seul qui travaille à produire l'effet voulu par le poète •· Mais l'excès était corrigé par la phrase suivante : • le rôle des autres mots contenus dans le vers se borne donc à ne pas contrarier l'effet de celui-là et à bien s'harmoniser avec lui, en formant des résonances variées entre elles, mais de la même couleur générale. • Si, ré"'rswement, la rime organise tous les autres mots du vers, dire que la rime • est l'unique harmonie des vers et elle est tout le vers .. (ibid., p. 41-41) n'est plus privilégier un mot, mais construire une organisation généralisée de l'écho. Dont la rime n'est qu'un terme, dans la position la plus marquée. Mais qui engage tout un mode de signifier, au lieu de ne prévoir que du 191. .. Sémiotique de la rime •• déjà cité. p. 506. 192. Wilhelm Ténint, Prosodie de l'icok motkme, p. 101, cité par A. Cassagne:, Vn-sifJCAtion et mitrù/•e de Ch. BaNdelaire,p. 4. 193. Préface de la r éd. des Odesf•""mb,dnqNes, 18S9, cité par A. Cassagne, p. 2. 194. Alphonse Karr, cité par M. Souriau, L'i-vol•tion d• fJtn fr1111ÇAis a XVII' s., p. S2. 19S. Ce que montre Maurice Souriau, livre cité, p. S3-S4. 196. Théodore de Banville, Petit muté de poisie franç.ise, 1sn (Editions d'Aujourd'hui. 1978), p. 42. LE RYTHMESANS MESURE 263 remplissage. Aussi est-ce tout proche des notes de Baudelaire pour une préface aux Fleurs du Mal : c Pourquoi tout poète qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes est incapable d'exprimer une idée quelconque. » La pensée par la rime n'est qu'un cas particulier de la pensée par la signifiance, de la pensée-rythme du poème. Si la rime, plus tard, a disparu, c'est par saturation. Devenue inutile. Du moins là où il y a le serré de cette saturation. A distinguer des imitations. A l'académisme de la rime s'ajoute celui de l'absence de nme. Cette prosodie et sémantique de la rime remet la rime à sa place. Elle n'est pas l'élément structurel fondateur du vers, que disaient Ténint et Banville. Tradition devenue scolaire, avec Quicherat : c En poésie, c'est le retour de la même consonance à la fin de deux ou plusieurs vers197• ,. D'où : c Ceux qui ont attaqué notre rime prouvaient qu'ils n'avaient aucun sentiment de l'harmonie. En effet, quelle cadence sera sensible dans la poésie française, si l'on retranche la rime ? ,. (ibid., p. 34). Rime égalefin de oers : sa c fonction est de marquer avec force, pour l'oreille, l'achèvement de la période rythmique constituée par le vers198 ». Il est remarquable que cette structuralisation de la rime, qui avait pour effet, sinon pour visée, de la maintenir, est contemporaine de son académisation, donc précisément de son effacement, disparition-transformation, dans la poésie française. L'identification de la rime à la fin de vers, et par là au vers lui-même, confond le rythme avec la cadence, et englobe cette confusion dans celle de la rime avec le rythme. On dirait qu'elle hérite de l'étymologie médiévale, fusion de rythme et de rime : « Et premièrement de rithme et terminaison leonine, qui est la plus noble des rithmes 199• » Et de l'origine germanique, qui identifiait en moyen haut allemand, au XII• siècle, rime (rim) et vers, parce que le pluriel rime désignait le couple de vers rimant entre eux200• Benoît de Comulier a montré qu'on a prêté à la rime c toutes les vertus de la fin des vers201 », et que cette c théorie démarcative de la rime se fonde sur un vieux mépris de la métrique française » (article cité, p. 248), c'est-à-dire du principe syllabique. Au terme, la rime est définie en distinguant ses deux fonctions : • une équioalenceentre les oers, baséesur une équioalence entre le11rsde11xdernierséléments métriques ,. (ibid., p. 255). 197. Louis Quicherat, Petit tTtiitt dt flersific•tion frtinçtiist, Hachette, 1881, (7" éd., la est de 1838), p. 18. 198. Auguste Don:hain, l'tirt dts fiers, Bibl. des Annales, 1906, 2• éd., p. 107. 199. Pierre le Fèvre, dit Fabri, Le grand tt waytirt dt pltiint rhttOTÙ{Nt,Rouen, 1521; éd. A. Heron, Rouen, 1889-90, 3 vol., réed. Slatkine, 1969, p. 16. 200. Werner Hoffmann, AltdtNtscht Mttrik, Stungan, j .B. Metzlersche Verlags• buc:hhandlung, 1967, p. 54. 201. Benoît de Comulier, • La rime n'est pas une marque de fin de vcn •• PotriqNt n" 46, avril 1981, p. 2SS, note 11. r 264 CRITIQUE DU RYTHME vers, basée sur une éq,,walence entre le,m deia derniers éléments métriques • (ibid., p. 255). La pensée par la rime fait la distance métaphorique, en proportion du petit nombre de rimes possibles. Cassagne le montre, indirectement, pour Sed non satiata : seuls caravane, savane, pavane, pouvaient rimer riche avec havane. Le retour fréquent des mêmes rimes, ténèbresfunèbres, mer-amer, automne-monotone, qui faisait que Cassagne trouvait à Baudelaire une « véritable indigence verbale • (p. 23), l'estimant « très moyennement doué au point de vue verbal ,. (p. 24), ce retour est la matière des métaphores. L'intériorité du vers est alors liée aux assonances et aux allitérations. Cassagne y attribue le « charme original et pénétrant ,. (p. 57) de la poésie de Baudelaire. Baudelaire a été le premier à parler de la « prosodie mystérieuse » du français. Après Becq de Fouquières, Cassagne reconnaissait que « l'allitération et l'assonance pourraient bien constituer pour une forte part, et au même titre que le rythme (qu'elles contribuent d'ailleurs souvent à marquer), le charme musical de la poésie » (p. 60). Mais le repérage qu'il en fait est orienté sur la psychologisation de Maurice Grammont : sons « clairs • pour l'allégresse - qui en a : autométaphore. Cassagne critique Grammont pour ne retenir dans l'harmonie que les voyelles, et pour isoler les vers. Le renversement du principe canonique, la rime, en principe facultatif se fait par la prédominance, et généralisation, des harmoniques. C'est ainsi que Gustave Kahn définissait le vers libre : « Le vers libre, au lieu d'être, comme l'ancien vers, des lignes de prose coupées par des rimes régulières, doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes2°2 • ,. La systématisation des échos a entraîné celle de la théorie des figures prosodiques, dans leur rapport à la place de l'accent, à la place dans le mot et dans le groupe. Ossip Brik avait formalisé des figures de nombre, d'ordre, de position. J'analyse plus loin l'entreprise de René Ghi1203• La seule autre tentative synthétique, à part celle de Jules Romains et Georges Chennevière204, à ma connaissance, est celle de David 1. Masson 20s. Les termes d'allitération et d'assonance, outre une certaine ambiguïté - soit tout rapport de consonne ou de voyelle, soit seulement, dans les définitions restrictives, proches d'un emploi 202. Dans J1.1lesHurec, Enqlfite SlfT l'é1Jo/,.uon litcérairr, 1891, p. 394, <:ité par A. Cassagne,livre cité, p. 72. 203. Au chapitre XIII, L'imitation cosmiq11e. 204. Voir Po11rla poétiqlft J, p. 81. 20S. David [. Masson, • Sound-Repecition Terms •• dans Poetics,Poetyka, p. 189199. Voir PolfT la poétiqlft J, p. 82, ec, pour ne pas y revenir, les pages76-97, point de dépan pour ce que je développe ici. LE RYTHME SANS MESURE 26S ancien, ces rapports à l'initiale - sont trop marqués par la stylistique et leur passé omementaliste, pour constituer une systématique. Ils restent décoratifs. Mais les efforts terminologiques unifiés, comme ceux de Jules Romains, qu'ils viennent de praticiens ou de théoriciens, ne se sont jamais imposés. La résistance est sans doute surtout venue de la pression sémiotique, qui fait obstacle à une théorie unifiée de la signifiance, mais aussi peut-être de la fantaisie importune qui se cherchait des noms imagés, subjectifs, au lieu d'être purement formelle et analytique. Un protocole, une terminologie sont pourtant nécessaires. Précisément pour ne pas rester dans l'ornemental. Ce n'est donc pas un formalisme. C'est pourquoi je reprends ici, avec le seul terme d'écho, diversement déterminé, l'analyse de David 1. Masson. Les schémas des séquences, par position, - où C désigne une consonne ou un groupe de consonnes, V une voyelle ou des voyelles : écho consonantique initial, C-!C-; écho consonantiquefmal, -C/-C; écho vocalique,V/V; par rapport à la consonne, écho avec consonneavant, CV/CV, avec consonneaprès,VC/VC; (écho) consonantiquedouble avec voyelle, la rime riche, CVC/CVC et double sans voyelle, la fausse rime, C-CIC-C; consonantiquetriple,ou en sérieC-C-C!C-C-C; polysylLibique, la rime léonine CVCVC/CVCVC. L'écho pouvant être, par rapport à l'accent, accentué ou inaccentué;par rapport à la syllabe, d'attaque ou de fin de syllabe. Par rapport à d'autres consonnes ou voyelles, il peut être direct ou entra'IJé(écho d'un diphone avec une consonne simple). L'écho peut être, par sa disposition, linéaire, (être/très)ou renversé(beau, aube). Si l'écho consiste dans un rapport de groupe consonantique à consonnes simples, il peut être, selon l'ordre de la séquence, resserré, s'il va des consonnes simples au groupe, élargi s'il va du groupe aux consonnes simples. Les permutations complexes peuvent être soit formalisées par des lettres, soit mises en évidence par des chiffres. Il n'y a là que quelques moyens très simples de repérage. Sans baptiser des figures comme si leur donner des noms était faire exister la description. En fait, il ne s'agit que de rhétorique, mais transportée au niveau des éléments du discours. En quoi l'inclusion- la paronomase - si fameuse depuis Jakobson, depuis son analyse de l like lke, reste une figure majeure, qu'on retrouve dans ces quatre lignes de Hopkins qui rassemblent les termes antérieurs en un, concentrant comme par anagramme les attributs du Christ dans le Sacrifié : Five ! the finding and sake And cipherof suffering Christ Mark, the mark is of man's make And the word of it Sacrificed. The Wreck of the Deutschland,str. 22. 266 CRITIQUE DU RYTHME Autrement, et avec d'autres questions, Saussure dans ses cahiers d'anagrammes avait aussi élaboré les termes de son analyse. Le rapport même avec le rythme, la syntaxe, les effets de sens, fait de ces repérages les éléments d'une sémantique, à la fois généralisée et subjective. La dénudation de cette sémantique est moderne, - bien que son fonctionnement soit un des universaux de la poétique - comme la transformation de la rime en saturation signifiante, dans certaines limites de la poésie européenne, est moderne. Il se trouve que ce passage a coïncidé avec un déplacement de l'esthétique classique de l'euphonie, qui privilégiait la voyelle, et dont Plaisirpoétique et plaisir musculairede Spire est un des derniers témoignages, vers une pesée sur les consonnes. La modernité a privilégié le consonantisme. La généralisation même, dans et depuis le symbolisme, de disséminations harmoniques du sens, - indépendamment des mystiques alphabétiques qui ont eu cours, de Fabre d'Olivet à René Ghil jusqu'à André Bely- a joué en même temps que l'extension du poème en prose avec son travail des finales, et que le passage, pour le français, des rimes traditionnelles (accentuées-masculines/inaccentuées-féminines) à des rimes consonantiques ou vocaliques, autre type d'oppositions entre fmales suspensives et conclusives. La pratique des poètes a multiplié les consonantismes, de la fausse rime de Wilfred Owen à la rime calembour de Maïakovski, de la valorisation théâtrale de la consonne chez Claudel à la valorisation étymologique chez Khlebnikov, du celtisme de Hopkins et de Dylan Thomas au rapport de Blok et de Lorca à la poésie populaire. Ce qui ne propose que quelques jalons. Roman Jakobson est de ceux qui l'ont reconnu : " Dans la poésie contemporaine, les consonnes sont l'objet d'une attention exceptionnelle206.,. Le texte russe dit exactement : « Dans la poésie contemporaine, où se concentre sur les consonnes une attention exceptionnelle, les répétitions sonores surtout du type AB, ABC, etc., sont souvent éclairées par l'étymologie poétique, de telle sorte que la représentation de la signification principale est liée aux complexes répétés de consonnes, et que les voyelles distinctives deviennent comme une flexion du radical, apportant une signification formelle soit de la formation du mot, soit de la transformation du mot2°7• • J ak.obson ajoutait plus loin : « Les consonnes ont plus de valence que les voyelles. C'est dans l'ensemble un trait de l'euphonie moderne ,. (ibid., IX, p. 61). La marque consonantique n'est peut-être pas étrangère non plus au changement qui a touché, dans la modernité, les 206. Roman Jakobson, dans Questions de poétiq11e,(• La nouvelle poésie russe ., Vil, traduit par T. Todorov), p.21. poezitl, (i.tl poésie russt mod"11e), Prague:, 207. Roman Jakobson, Novejsajt1russkt1jt1 1921, p. 48. LE RYTHME SANS MESURE 267 conceptions de la poésie : non plus l'euphonie, la beauté, l'ornement, l'expressivité, etc., mais un mode de vivre-écrire, un mode de signifier. L'esthétique est, pour la poésie, pour la théorie du langage, désormais un fossile théorique. Que ce fossile se porte bien, çà et là, n'est pas une preuve qu'il ne se survit pas. C'est le lien interne entre les pratiques et les théories de la modernité poétique. Leur commune historicité. Leur ouverture, contre tout dogmatisme. Si la prosodie est une signifiance, elle est subjective, transsubjective : c'est-à-dire construite pour faire le sujet dans et par un texte. Apollinaire en avait l'intuition, écrivant : « Et, si l'on cherche dans l'œuvre de chaque poète une personnalité, on ne s'étonnera pas de rencontrer des prosodies personnelles208. ,. Prolongement théorique immédiat de l'intuition de Baudelaire sur la prosodie française, et des propositions de Hugo sur la subjectivité du livre, de l'œuvre, qui est la communication même. j'ai déjà à plusieurs reprises commencé de l'analyser, particulièrement dans« Un poème est lu : Chant d'automne de Baudelaire209 ,., et dans Écrire Hugo. J'y renvoie, puisque, empiriquement, c'est là que je me fonde. Je n'ajoute ici qu'un exemple, fragmentaire comme tout exemple : quelques éléments pris dans Pasteurset troupeaux de Hugo (Cont. V, XXIII).J'essaie d'exposer comment ce poème élabore la transformation, dans l'énonciation, du je de l'écriture en pâtre promontoire, à travers l'énoncé qui décrit une double métamorphose : celle de la gardeuse de chè'Vresen pâtre promontoire; celle des chè'Vres,brebis, béliersen moutons sinistresde la mer, en passant par le flocon d'écume (v. 31). Les actions du« pâtre promontoire» sont celles-là mêmes du poète: « S'accoude et rêve» (v. 41), « Regarde se lever» (v. 43). Pensif, qualificatif usuel du poète, chez Hugo, en est le paradigme déplacé sur« le vieux gardien pensif ,. (v. 37), où la rime pensif: récif réalise la fusion du cosmique et de l'humain. La métaphore n'est pas énoncée : c'est l'énonciation qui la propose, dans la mesure où elle est l'extension du sujet à l'organisation de son discours. La totalisation rythmique et prosodique se fait dans la préparation phrastique, métaphorique qui mène au dernier vers. A la rhétoriquerythmique qui organise les marques, l'hypothèse pourrait ajouter que l'écriture du poème est ici prosodique plus que rythmique-accentuelle. Il ne s'y agit pas seulement des intensifications de l'énoncé, par les contre-accents, mais de l'inversion du familier en terrible, et de la familiarisation réciproque du terrible. 208. Guillaume Apollinaire, "Jean Royère •• LA Pha'4ngt, janvier 1908, dans Œuwts complètes tk GuillAumt Apo/Jûu,i,n, éd. par M. Décaudin, Paris, Balland et Lecat, 1966, volume Poisit, p. 782. 209. Dans Pour 14poitiqut Ill, p. 275-336. 268 CRITIQUE DU RYTHME La sémantisation des rimes est ici l'aspect le plus rhétorique d'un système qui s'est fait ses stéréotypes, ses valeurs. Couplages inclusifs, comme inconnu: nu dans Cérigo (Cont. V,XX, v. 15-16), qui passe par Vénus; couplages antithétiques : nature-imposture (Ponto, Cont. V, 23-24), couplages du même : amour-jour,funèbres-ténèbres, Liberté-clarté (Écrit en 1846, v. 351-354, 376-377) ou ombre-sombre (Écrit en 1855, v. 423-424). Ici, les couplages par opposition la roche hideuse-gardeuse De chèvres (v. 19-20); un ravin noir-qui s'étoile le soir (v. 21-22), couplage du même par transformation de valeur, car le soir y est éclairé chez Hugo, comme l'ombre; mais opposition forte entre sombre esprit et me sourit (v. 25-26). Couplages du même avec écume-brume (v. 31-32), sillons gris-de chauve-souris (v. 33-34), la plaine ouvrière-la douce chevrière (v. 35-36), pensif-récif (v. 37-38), tous les infinis-nuages bénis (v. 41-42), souffle amer-de la mer (v. 45-46). Partant du titre, Pasteurs et troupeaux, je ne relève que quelques paradigmes, qui prennent en série substitutive pasteurs et pâtre promontoire, je passe (v. 32) l'âpre (rafale), opposant j'apparais et le 12 3 pauvre ange, ABC/BCA (v. 26), alors que troupeaux est repris par 1 2 3 . 'fi1ant d'où se tnste (v. 3), trava,·u eurs (v. 5). P.asteurs est le s1gn1 développe la métaphorisation du vallon en sujet : de l'opposition entre « Chèvres, brebis, béliers paissent ,. et « sombre esprit ,. (v. 25), du monde extérieur au sujet; entre« je la salue ,. et« l'innocence ,. (v. 27), le personnage féminin caractérisé, accompagné par « Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l'encense, Bondissent [... ] au soleil s'empourprant ,. (v. 29), passant partiellement à la mer « comme un flocon d'écume,. (v. 31), passage-métaphore qui passe lui-même par l'écho qui oppose« Je passe ,. à« enfant, troupeau, s'effacent ,. (v. 32). L'opposition pensif/récif (v. 37-38) contient à elle seule le passage métaphorique du poème, l'échange annoncé par la juxtaposition et la série linéaire « Et là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif ,. : non métonymie plus métaphore mais un fondu enchaîné de métonymie et de métaphore. Les termes en /s/ organisent ainsi, de« Serein ,. (v. 2) à «Disperse[ ... ] avec son souffle »,«sinistres,. (v. 45-46) la transformation du poème. Dans la sonore /z/, série restreinte, se retrouve en abrégé l'opposition du petit et du grand, de l'horrible et du doux : gazon/horizon (v.17-18), hideuse/gardeuse(v. 19-20), repris par« Un doux être; quinze ans ,. (v. 20), « aux roseaux ,. (v. 24), série rapprochée qui se transforme avec la « bise ,. (v. 30), « un peu de sa toison ,. (v. 31), en chemin vers la métaphore. Autre série, celle du / J /, du je : le seul vers qui en contient deux, « fapparais, le pauvre ange... ,. (v. 26) oppose les deux sujets de LE R'YTHMESANS MESURE 269 somm l'énoncé, et place le je-énonciateur dans le paradigme du (esprit) opposé au sourire, donc en rappon paradigmatique avec la brume (je passe). D'occurrence en occurrence, de je 'fJtU.S (v. 1) à « j'entends encore • (V. 35), le je ( ':Ja) se termine« dans l'ascension des nuages bénis • (v. 42), autre trajet du sujet au cosmique, nuges paradigme final de je. La série en / 5 / présente un trajet orienté de même, de « charmant • (v. 1) à « chapeau de nuées • (v. 40), aboutissement-fusion des deux séries sémantiques : « quelque chose • (v. 4), qui est du côté de Dieu et du terrible chez Hugo, « le bruit des champs • (v. 5), (Dieu) « rabâche • (v. 13), « chèvres • (v. 21), « un vieux chaume • (v. 22), « chèvres • (v. 25), (ses agneaux)« et chacun • (v. 29), « Chanter derrière moi la douce chevrière • (v. 36), seul vers avec deux/ f / et la série« roche hideuse • (v. 19), « chauve-souris • (v. 34). Un même thème donne lieu à un renversement interne, successif dans la série en If/. Jusqu'au vers 32, le thème est fait de« la fauvette • (v. 9), « car Dieu fait un poème • (v. 12), « les fleurs • (v. 14), « Une petite mare est là, ridant sa face • (v. 15), « Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe • (v. 16), seul vers jusqu'ici à deux fois /fi. D'où la réduplication, série par série, en un seul vers, d'un phonème, apparaît comme un effet de marque du thème; « parfois • - « J'y rencontre parfois[ ... ] Un doux être• (v. 19), « habitant au fond d'un ravin noir • (v. 21), « filent leur quenouille • (v. 23), « fleurs • (v. 28). Puis le tournant du thème, avec« flocon d'écume • (v. 31) qui est le terme double, à panir duquel toute la seconde panie est de l'autre côté. Dans enfant-s'effacent, « Je passe, enfant, troupeau, s'effacent dans la brume ,. (v. 32), double occurrence, le thème substitutif passe de la forme à l'informe, du menu (/au'flette,fleurs... ) à l'énorme, du doux au menaçant : « fantôme • (v. 24), «pensif• (v. 37), « De l'écume, du flot, de l'algue, du récif,. (v. 38), - dernier double-, « sans fin • (v. 39), « de tous les infinis • (v. 41), « la lune triomphale, Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale • (v. 43-44), « son souffle amer • (v. 45). La ligne ne peut pas être plus nette. La définition descriptive du thème en /v/ dans Pasteurset tro11pe1U1X se présente comme le retournement interne du « vallon où je 'fiais » (v. 1), « le bou'flreuilavec le verdier » (v. 8) « Et que la fau'fJettey met de tra'f/ers son bonnet • (v. 9) - et on sait quel signifiant érotique, chez Hugo, est un bonnet mis de tra'flers,moment-signe analogue au quel giornopiù non vi leggemmoa'fJantede Francesca da Rimini, qui est un des patrons de Hugo-, avec le« vieil Homère » (v. 13), « un vieux chaume» (v. 22), ce monde se renverse, change de signe avec « devant moi, le -vieux gardien pensif • (v. 37) et le paquet final des vers 39-45, « Et des vagues sans trêve •• avec la rime interne « et rêve •• « se lever la lune •• « à tous les vents •• thème de l'effrayant, du 270 CRmQUE DU RYTHME refJe à travers le v". Toute cette visualisation énonce une fois « Regarde » (v. 43), pas une fois le verbe voir. Mais .. j'entends encore », au v.35. La vision n'est pas séparable de l'audition. A la différence du thème en /v/, le thème en /vR/ est réduit au seul motif antérieur à la transformation, depuis « le bouvreuil avec le verdier • (v. 8) jusqu'à la rime ouvrière-chevrière (v.35-36), passant par les « chèvres » (v. 21-25) et le « pauvre ange ,. (v. 26). Je remarquerai seulement la valeur constructive des groupes componant /R/ ou /1/, par leur ramassé : entre autres, au v.5 « le bruit des champs remplis de travailleurs »; « j'y rencontre ,. et « Un doux être» à la même position (v. 19-20); « dans le pré plein de fleurs ,. (v. 28); « Le pâtre promontoire ,. (v. 40j '" Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale ,. (v. 44), neuf entre les vers 40 et 46. Les paquets de convergences, la distribution contribuent à une sémantique de position, sans parler d'une recherche dite expressive. L'expressif est débordé par quelque chose que je ne peux qu'appeler un effet de signifiance, qui neutralise toute intentionnalité, tout problème de conscience ou d'inconscient, et qui fait l'organisation paradigmatique du texte, la vision dans l'oralité des signifiants. Ce qu'illustre dans Pasteurs et tro,,peaux l'opposition des termes en /ml et des termes en /n/. En ne tenant compte, pour ne pas les confondre, que des /n/ et des /ml phoniques, donnant un rôle accessoire aux n, m purement graphiques. Chaque série propose deux groupements organisés chaque fois de façon spécifique. La série en /ml compone une première partie dont les termes sont ceux du monde accessible, familier, rassurant, jusqu'au tournant des vers 31-32 : charmant, firmament, (l'ombre) fait l'amour, y met de travers, des mousses riantes, un poème, Comme le vieil Homère, Mais c'est avec [... ] les monts, petite mare,fourmi, au müieu du gazon, (un vieux) chaume, que l'étang mouille,me sourit. L'opposition intervient en fait dès Et moi (v. 27) qui ouvre la phrase où commence la métamorphose, le moi étant un paradigme du sombre et de l'inquiétant, chez Hugo alors, et dans ce poème entre autres. Le motif qui suit est sous un autre signe, celui de l'étrange et de l'effrayant, jusqu'à la fin, avec : comme un flocon d'écume, brume, fantôme, derrière moi, De l'écume, remuées, promontoire, souffle amer, moutons[ ... ] de la mer. A la différence de cette série duelle et dont le moment d'inversion contribue à marquer, comme une charnière, les vers 31-32, déjà marqués par la métaphore première dans flocon, et le couplage des If/ et des /s/ - opposition déjà annoncée au v.26 (couplage des/ J / -, la série des /n/ alterne deux motifs en paquets : le motif de la « bonne ,. nature avec abandonné, On ne saurait plus ... , l'idylle naturelle, son bonnet, l'aubépine, le genêt (v.2 à 10). Puis un vers du motif opposé : De noirs granits bourrus (nettement opposé à : puis des mousses riantes) au v. 11). De nouveau 271 LE RYTHME SANS MESURE le premier motif : Nne (petite mare), Prenant des ain, Ironie, pieds nNs (vers 15 à 20). Les vers 12 à 14 sont seulement en /m/ : poème, Homère, et monts. De nouveau un vers (v. 21), du motif adverse : aNfond d'•n ravin noir. Dernière apparition, plus clairsemée, du premier motif : qNenouille (v. 23), l'innocence (v. 27), dans la plaine (v. 35). Le dernier paquet rassemble uniquement le second motif, préparé aux ven 11 et 21 : chapeau de nNées, les infinis, n,uiges bénis, la lNne, la laine, sinistres. Seulement trois vers opposent le thème en /n/, le thème en lm/ : le 11, avec une opposition sémantique; le 40 et le 46, le dernier, où les deux thèmes se cumulent, achevant le retournement ambivalent d'éléments qui ne sont pas ici les« lettres », ni les phonèmes, mais les signifiants tout entiers, marqués de signes qui échappent à la signification. Ainsi le récit métaphorique est inséparable de la prosodie, la prosodie est inséparable de la valeur. Le poème fait un travail de la valeur, non du sens. Car, séparément l'un de l'autre, tous ces mots n'ont que leur sens : mouton est mouton, sinistre signifie sinistre. Seule la paradigmatique et la syntagmatique propres à ce poème en font ce travail poétique. Travail qui n'est possible aussi que comme une rythmique : les contre-accents prosodiques par exemple, dans quelqu'un Là-l'ombre : ' I "' .., ,., .... ..J. ·~--- 6 fil .., -:--., . ..,,J. 0 n ne saurait plus là s',,!J!'equ un vit auteurs. ~ ~-/6 \J '°" ,,..,L ~-,V V..,-!-, Là, l'ombre fait l~mour; l ,dylie naturelle ~ Il Rit (v. 6-8) ou les effets rvthmiques-syntaxiques dans : .,. \,1 .:r-.i .Ji.,-...L,.... /1.-.,!!_--.Jttt..-!!!!! .., Un doux êtr't quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse iJe chèvres, (v. 20-21) la conjugaison du l}"thmique-accentueLet du prosodique, dans - ....-1s,~ - ..:r---.L Chk,r~ bfebis, beliers, paiss'tnt; quand, sombre ~sprit (v. 25) L'effet cumulatif de toutes les séries de signifiance venant, au dernier vers, marquer toutes les positions du vers : _ ~ ~... "'1 ~ ~~"°;'~ V I p -.J..L la laine jdes moutons: sinistres;ae la mer Où apparaît nettement la différence entre la métrique la rythmique. Pour la métrique, l'alexandrin n'a que deux positions marquées, la 6~ et la 12". Pour la rythmique, l'alexandrin a douze positions. Seule la position de fin de groupe inaccentuée fait que je n'ai peu marqué les positions 3 et 9 : elles sont marquées autrement, et et 272 CRITIQUE DU RYTHME doublement, - par le couplage consonantique (laine, sinistre), par la série ramassée (ombre, tremble, âpre, sinistre),et par la position en fin de groupe, à condition de ne pas demeurer dans la confusion entre syllabation enjambante et mesure enjambante : autrement dit, le vers est tendu entre non pas deux pauses mais deux creux, ou limites de groupes; sinistresétant marqué par rapport à la césure classique par la répartition du nom et de l'adjectif de chaque côté de la césure. Rythmique, prosodie, métaphores, sont une seule sémantique. Sémantique du particulier, de la valeur. De la gardeuseDe chè'IJres au vieux gardienpensif, le monde féminin jeune opposé au moi, du côté de l'âge et de l'inquiétant, met la différence sexuelle derriire lui. Un poème ne dit pas seulement, il fait. Son historicité ici est d'être Hugo et transmissible. Daté, situé, symboliquement. Mais aussi trans-daté, trans-situé. D'autres lectures en sont possibles, indéfmiment. Mais ce qui échappe ne sera pas le même, selon que c'est le résidu de l'analyse dualiste, où s'insère la métrique, ou selon que c'est la signifiance qui, une fois produite, ne finit plus, sinon par la catastrophe de la disparition du texte. Comme les langues, non mortelles par ellesmêmes, mais par extinction de qui les parle. La signifiance est infinie, comme la théorie. On ne saurait donc dire, strictement, qu'il en échappe. Le primat du rythme contribue à situer le sens dans la non-totalité, dans la non-vérité, dans la non-unité. C'est son effet critique. Il a lieu dans l'oralité et le visuel, et j'aborde quelques-uns des problèmes d'une future anthropologie de la voix et des espaces du rythme. VI LE POÈME ET LA VOIX Cherchant une rythmicité pure, la métrique ne peut pas se défaire du sens comme la peinture s'est « libérée • du figuratif. Le rythme, pour elle, ne peut être qu'expression : cercle vicieux, puisque l'expression est imitée du sens. . Le sens du mètre serait de symboliser la poésie, fonction culturelle, icône pour les sémioticiens selon Peirce. Mais, de même que l'interprétation du « son • vient du « sens • du mot, celle du mètre vient du vers, du sens du vers. Le mètre n'existe pas plus hors du poème que le poème ne se fait hors du sujet, qu'il porte à tout sujet. Le mètre a mis le rythme du vers dans la structure. Non dans le système du discours, mais dans la structure structuraliste. Ainsi le sens, le sujet, le rythme se retrouvent liés, et rejetés ensemble, avec le rejet de la diction, par la métrique, et le rejet de la voix. Contre la confusion phonéticienne du rythme avec la diction, le structuralisme est allé vers l'oubli de la voix. Chatman reste dans l'abstrait en représentant le mètre comme « la matrice de toute scansion sipûficative • (the matrix of ail meaningful scansion - livre cité, p. 104). Lever l'opposition entre structure et diction serait poser le rythme du vers non comme la matrice, mais comme la somme de toutes les scansionssignificatives,de toutes les possibilités de signification et de signifiance. Le sujet et l'histoire dissous dans la structure, la structure a / été du langage sans voix. La voix ne se rajoute pas à la structure. Oralité et spatialité, dans des rapports divers selon les cultures, sont inséparables. L'oralité demanderait une anthropologie comparée de la diction, des modes d'oralité, autant que des techniques du corps. Et chercher le pourquoi de la métaphore ancienne, stéréotype toujours en usage, caractéristique du discours traditionnel sur la littérature, qui fait dire : la voix d'un écrivain. et il se mit à lire d',,ne fJoix basse, égale, sans le moindre •effet•, presqNeà soi-même... j'aime cette absence d'artifices. la voix humaine me semble si belle intérieurement,et prise au pl11sprès de sa so11rce, q11eles disco11rs de professi.onpresquetoNjo11rs me sont insNpportables,qui prétendent faire valoir, interpréter, quand ils surchargent,débauchentles intenti.ons, altèrent les harmoniesd'11ntexte; et qu'ils substituent leur lyrisme au chant propre des mots combinés. PAUL VALi&Y, Œ11'tJtYs, éd. de la Pléiade, I, p. 623-624. Georges Lote observait que l'alexandrin perd quelques syllabes dans la prononciation réelle (L'Aiexandrin ... , p. 535). Pour ces raisons ou d'autres, Rémy de Gourmont avait écrit : « L'alexandrin traditionnel n'est qu'une superstition » 1• Lote le démontrait. Il en tirait argument pour énoncer que le« syllabisme est un leurre ,. (livre cité, p. 701). Où se manifeste sa confusion. La phonétique expérimentale faisait oublier l'effet conservatoire non seulement de la métrique, mais de la charge sémantique propre au poème, car celle-ci, en saturant le discours, le ralentit, du moins dans notre culture. Lote, paradoxalement, était conduit à méconnaître l'organisation spécifique d'un discours en n'écoutant que sa réalisation phonique individuelle. Ainsi, il répugne au contre-accent, à la « collision ,. de deux accents, qui est pourtant essentiellement un fait de syntagmatique, et de syntaxe : « les tracés prouvent qu'on a peine à les prononcer ,. (ibid., p. 95). Mais le « silence ,. qui s'insère alors entre eux n'est pas un « artifice de déclamation ,. (ibid., p. 94), sans compter les cas où la ponctuation 1. Râny de Gourmont, Esth,uqra de t. t.ngu 899), 14° éd., 1923, p. 234. fr.,,ç.ue,Mercurede France(1... éd. 278 CRfflQUE DU RYTHME l'inscrit, c'est une contrainte du discours. Lote donnait tort à Becq de Fouquières, qui scandait ainsi le vers de Racine : Le sang de vos rois cmet n'est point écouté. Mais l'accent cinquième n'est pas en « concurrence » avec celui de la césure. Il constitue vers elle, avec elle, un sommet sémantique. C'était escamoter - au bénéfice de la métrique, et de la scansion circonflexe, banale- l'effet de sens, l'effet poétique, que d'en remettre la diction à des « difficultés de déclamation ». Lote savait bien que les vers sont construits avant d'être déclamés. Des jugements de valeur intervenaient : tel alexandrin de Hugo« outrage l'oreille » (ibid., p. 107), par l'accumulation d'accents. Il y avait pour lui de l'euphonie, un « bon rythme ». Il mettait au compte de la structure la prononciation de l'alexandrin en onze syllabes, et en même temps, contradictoirement, ne reconnaissait que la métrique, non le rythme du discours. Mais avec toutes ces limitations, de méthode, et de corpus, il réalisait quand même une étude de la réalité orale du langage. Il notait, pour le français, que « toute syllabe tonique porte l'accent de hauteur musicale » (p. 164). Il confirmait que « hauteur et énergie croissent dans le même sens ,. (Landry, La théorie du rythme et le rythme du français déclamé, de 1911, cité p. 332), et que la « place du terme ,. importe plus que le terme (p. 169.). Ce n'était pas sans intérêt d'observer que « la poésie se comporte exactement comme la prose, déclamée d'un ton solennel ,. (p. 179) - quitte à référer cette observation non à la poésie, mais à une poésie, dans son histoire. L'analyse expérimentale a permis des découvertes capitales pour l'analyse du rythme, telle que la distinction entre l'accent consonantique et l'accent de groupe. Mais elle s'est trompée sur son effet d'objectivité. Car elle mettait tout le discours dans l' « intention du lecteur » 2• Cette confusion a trouvé un renfort dans Valéry, qui écrit en 1937 : « C'est l'exécution du poème qui est le poème » 3 • Donnant à confondre la trans-énonciation du poème avec sa réalisation 2hon~. comme avec son interprétation, toutes deux variables individuelles. Le « poème en soi ,. n'était qu'une « chose possible ,. (ibid., II, 1255; 1926). Et cette formulation nette : la poésie« n'a d'existence que dans deux états - à l'état de composition dans une tête qui la rumine et la fabrique; à l'état de diction ,. (Cahiers, Il, 1141; 1944). C'est que le discours, incluant son code, et sa perception selon ce code, le discours comme trans-subjectivité était confondu avec une réception subjective unique. Dire, alors, qu'un poème n'existe que lorsqu'il est lu, c'est dire 2. Comme fait encore Kibédi Varga. Les Const.,,tes d11pobne, p. 69. 3. Paul Valéry, Œ,wres, éd. citée, I, 13SO. LE POàME ET LA VOIX 279 que la Vénus de Milo n'existe plus quand un je, qui se dit on, lui tourne le dos. Variante du solipsisme, ou du jeu avec le solipsisme. Dont, je dirais, une forme inversée est l'existence donnée au collectif anonyme, « dire supra-individuel »4,confondu avec la langue, où serait située la « fonction poétique » : l'horreur du solipsisme revient en hypostase du collectif, - la poésie, dit Celay a, « consiste et existe seulement dans les actes concrets de sa transmission » (ibid., p. 244) - sans davantage une théorie du sujet, pas plus dans le subjectivisme que dans le sociologisme. Même absence, inversée. La critique de la phonétique expérimentale doit donc reconnaître, comme faisait déjà Tynianov, que « l'approche acoustique du vers a rendu possible l'élargissement du concept de rythme, au départ limité habituellement au domaine étroit du système accentuel » 5• Ce qu'il développait par la notion d'« instrumentation » (ibid., p. 136), de « métaphore sonore ,. (p. 139), de « métaphore rythmique » (p. 144). La distinction de Roman Jakobson entre versedesign,verseinstanceet delivery instance6,- modèle de vers, exemple de vers, exemple de réalisation, fondamentale désormais, était déjà formulée par Jirmounski en 1925, qui opposait l'œuvre à l'exécution 7; par Tomachevski en 1929, qui mettait en garde contre la confusion du rythme du vers avec une diction particulière 8 ; par Pius Servien en 1947 : « Tel auteur, croyant faire une thèse de doctorat sur l'alexandrin de Racine, l'a faite, à son insu, sur la prononciation du français et les méthodes de déclamation à la Comédie Française au xxcsiècle » 9 • Toute une tradition, sûre d'elle-même, rejette, à bon droit, cette confusion 10• Le rejet en bénéficie à la métrique. Non au discours. L'exemple de vers est nécessairement référé au modèle de vers. Il ne s'agit pas de revenir à la confusion si justement critiquée. Si une critique de la critique est nécessaire, elle ne peut porter que sur ce que, à son tour, la critique a laissé inthéorisé. C'est les rapports du poème, ou du rythme, plus généralement, à la voix. La voix, donnée individuelle, a été laissée soit à l'interprétation, soit à la physiologie, à la confusion entre subjectivité et individualité, subjectivisme et individualisme. Confusion aussi, dont il semble qu'on s'est peu attaché à la démêler, 4. Gabriel Celaya, lnq•isicion de L, poesia, p. 251. 5. Tynianov, Le wn l•i-mhne, p. S'4 (Le Problnne d" /J,ng11gtversifil, I, 3). 6. R. Jakobson, Essaisde linglfistiq•t génfrtik, p. 229. 7. lntrod#ction to Metria, p. 19. 8.. 0 StiJi:e,p. 32. 9. Pius Servien, Scienceet Poésie, Flammarion, 1947, p. 73. 10. Benoît de Comulier, dans sa thèse encore non publiée, à paraître aux éd. du Seuil, Problnnes de métriq#t fr11nç11ist (soutenue à l'Univenité de Provence le 29 juin 1979, 2 tomes, éditions Janine Tesseire, Faculté des Sciences de Luminy, 13009 Maneille, avril 1979, p. 385, n. 1) écrit : • la diction d'un ven n'est pas le ven •. 280 CRITIQUE DU RYTHME entre la voix physique qui prononce, et la voix l'originalité la plus intime. métaphore de La critique du rythme, critique du discours, suppose une anthropologie de la voix, une historicité de la voix. Ne pas confondre un vers et son exécution ne doit plus se payer d'oublier un statut historique de la diction : la diction circonflexe de l'alexandrin de théâtre au xv1ie s. en France, la diction monocorde de la poésie symboliste. C'est un statut culturel : il n'est pas le même en Europe et en Afrique, par exemple. Ce statut fait partie des conditions de production du poème, ou du discours en vers. Autant, comme j'essaie de le montrer plus loin, la typographie est historique, culturelle-collective, en même temps qu'individuelle, quand elle l'est, autant l'oralité est historique. En ce sens, la voix, votre voix unique, n'est pas seulement individuelle. Elle a, outre ses caractères physiologiques, des marques culturelles situées. On ne peut pas exclure, avant même d'essayer de les concevoir, de les examiner, s'il n'y pas là des éléments qui entrent en rappon avec ce qui est émis par cette voix. L'oralité n'est pas séparable de dire quelque chose, et, dans une cenaine mesure, de ce qui est dit. Il y a une oralité de masse et une oralité de chambre, ce qui se crie, ce qui se dit tout bas, presque en dedans. Dire n'est pas intransitif. Ce qu'on dit est aussi dansle dire. Une désoralisation de la poésie - d'une cenaine poésie - française contemporaine, est un excellent exemple que ce qui s'écrit dansle visuel seul est de moins en moins apte à se lire à voix haute. Lien de l'historicité et de l'oralité. Ainsi l'écrit se dédit. Déjà Saint-John Perse tirait de sa poésie que la poésie ne devait pas être récitée. L'oralité est un indice de situation poétique. Je ne parle pas ici de la tradition inverse sur laquelle je reviendrai plus loin, qui commence à dada et se poursuit dans la poésie concrète, en incluant le lettrisme, et qui s'est mise entièrement dans le sonore : le sonore n'est pas plus !'oralité, que le langage n'est fait de sons ou de bruits. L'oralité est le rappon nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours. L'oralité est collectivité et historicité. Avec ou sans l'épreuve du gueuloir à la Flaubert. L'oralité apparaît le mieux dans ces textes ponés d'abord par une tradition orale, avant d'être écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature c populaire ». Il est clair qu'autant le théâtre est oralité, autant il est générateur de confusion de mettre ensemble des vers de théâtre, et de la poésie qui n'est pas théâtre. L'opposition du poète et de l'acteur en est toute contaminée. LE PObœ ET LA VOIX 281 Je ne citerai qu'un exemple d'oralité, et de ce rapport nécessaire entre la diction, la voix et le dit, c'est celui de Gogol lisant Le mantea11,tel que le rapporte et l'analyse Eikhenbaum 11• La lecture de Gogol participe de la « déclamation mélodieuse • et du « récit mimé », sans être une « lecture théâtrale •· Elle donne l'impression d'un « mitn conn11.., sans être métrique. Les mots y semblent là pour « l'effet harmonique •· La dictée du début des Ames mortes, même si elle s'accompagne de gestes, garde un « cours régulier•· Eikhenbaum commente ces témoignages comme l'indication que « la base du texte de Gogol est le récit •• sleaz- au sens du récit populaire, proche du conte (skazka) et du parlé, que « son texte se compose de représentations parlées vivantes et d'émotions parlées », de reé', le discours. Les noms propres sont inclus dans ces« gestes sonores •· Il y a ainsi plus qu'une continuité entre l'écrit et la diction, il y a cette diction parce qu'il y a cette écriture. Gogol a la diction de son écriture. D'où la question, à reprendre : un auteur a-t-il la diction de son écriture, et l'écriture de sa diction ? C'est le rapport entre la voix et la diction. Il y a des traditions du dire. Claudel rapporte que Dullin « basait la diction de l'acteur sur la consonne » 12• L'imitation de la nature est une ligne directrice de tradition théâtrale, et de théâtralisation. Combarieu écrivait : « Dans son Art de la lecture, M. Legouvé veut qu'on revête les mots de toutes les couleurs du prisme, et qu'on peigne avec la voix; ainsi, à propos des vers de La Fontaine sur "'le pauvre bûcheron tout couvert de ramée• qui "'regagneà pas lents sa chaumine enfumée• : •rendez-moi, dit-il, ces rugosités du fagot par votre voix rugueuse; ayez des tons gris, des tons de fumée, pour cette chaumine enfumée. Enfin, c'est un Decamps qu'il faut faire, puisque La Fontaine a fait un Decamps• 13• Permutations entre la convention et la nature, la recherche de la nature, le naturalisme de l'acteur. Vivre son rôle, vivre son personnage, contre l'école de Coquelin l'aîné qui disait : « l'acteur ne vit pas : il joue », c'était l'enseignement de Stanislavski14 : « Ne copiez pas des passions ni des types, mais vivez ces passions ou ces types » (ibid., p. 47), diction psychologique, qui vise le « sens du vrai • (p. 161), opposé à la « tentation de s'karter de la nature et de l'humain ,. (p. 231), le cabotinage. Ainsi, à la voix-nature s'oppose la diction, où convention et recherche de la nature sont un seul et le même, l'un étant la tentation de 11. Boris Eikhenbaum, S/«Joz'literat11n,,p. 173-174, traduit dans Tzvetan Todorov, Thio'rwtk 1"linh-11t11rt, Seuil, 1965, p. 214-215. 12. Claudel, Mbnoirts Îmf'TO'rlisls, Gallimard, Idées, 1969, p. 241. ses Lois, son lwl11tion, p. 176. 13. J. Combarieu, L,, M11siq11e, Payot, 1979, p. 21, 29. 14. Constantin Stanislavski, ùfomuition de 1'11cte11r, 282 CRmQUE DU RYTHME l'autre, circulairement. Le souffle étant la vie de la voix, Jouvet avait dit : c Le texte est une respiration écrite » 15• D'où, malgré une mise en garde contre la théâtralisation, aussitôt la théâtralisation : La cigaleet la fo14rmitraduite en comédie de deux actes et douze actions, par trois interprètes, le narrateur, la cigale, la fourmi. L'artifice de la diction, le naturel de la voix s'échangent indéfiniment, par le jeu : c le lecteur, l'interprète, est à la fois instrument et instrumentiste. Il joue de lui-même » 16• Même la distinction entre le poème et le théâtre ne suffit plus à garder à la voix sa natl4re: « Un poème se dit debout, sans bouger, la tête et le cœur en émoi. Un texte dramatique demande que le corps entier - même immobile - se sente concerné par le personnage qu'il incarne • (ibid., p. 23). La « vérité ,. du texte, du personnage, une fois entrée dans ce jeu, fait que« le texte est un tremplin ,. (p. 64). Il sera joué. La diction calque le sens de l'énoncé : ellefait ce qu'elle dit. René Rabault (professeur d'art dramatique à l'École nationale de Musique, d'Art dramatique et de Danse d'Angers), pour « Et ne m'objectez pas •• dans un passage de Hugo, recommande : « réagissez nettement comme si quelqu'un voulait faire une objection " (ibid., p. 34). Plus loin, « une idée subite vous fait dire plus haut "ou, si vous l'aimez mieux" »; à « Il vous échappe » : « Vous avez peur. Vous haletez. Hachez la phrase à chaque virgule », - toujours dans le c Vivez, vivez intensément ,. (p. 35). Sur La Fontaine : « Puis vous dites comme ayant grand faim "Le galant en eût fait volontiers un repas• » (p. 36). Sur Flaubert, Quand Bo14varddit tol4t à '°"P···• l'indication : « Brusquement » (p. 39). La diction redouble le texte. Elle le mime. Du coup, elle l'exagère : les menaces sont tonnantes. S'il y a le mot « rapidement », la voix doit accélérer. Confusion entre rythme et tempo : « C'est le rythme plus ou moins rapide, coulé ou heurté qui donne à la phrase sa vibration, au morceau son mouvement » (ibid., p. 32). Il faut hésiter les hésitations, ralentir la lenteur. Cette mascarade est pour la galerie, pas pour le texte : c Marquez un loni temps. Promenez à nouveau votre regard sur l'auditoire. Souriez et énoncez la conclusion comme une évidence inéluctable ,. (ibid., p. 35). L'enseignement, en France, de la diction, par et pour le théâtre, est· un conservatoire de la diction. La diction est définie comme « ensemble des règles qui régissent le langage parlé » 17 et « la manière 15. L. Jouvet, Mol~ et 1Acomi~ d.ssiq11e, Gallimard, cité par René Rabault, Diction, npnssion, exerci«s et exemples, préf. de P.A. Touchard, Paris, Librairie théitrale, s.d., p. B et 13. 16. R. Rabault, livre cité, p. 16. 17. Georges Le Roy, Gr11m,ruirede dictionfr•nÇllise,éd. de la pensée moderne, 1967, p. 9-10. Goo1:1esLe Roy ffl ,ociéta.ire de la Com6ilic Française, profaaev.r av Conservatoire. LE POàME ET LA VOIX 283 propre à chaque individu de parler ou de lire à haute voix •• où le lire prime, naturellement, le parler : « La diction étudie la langue parlée d'après la langue écrite • (livre cité, p. 41 ). La diction est archàisante : « Les rimes féminines ée, ie, ue, 011edoivent être allongées. Ainsi ée doit laisser entendre ée (et non pas é-eN)• (ibid., p. 160), avec les impossibles de l'historicisme : reconstituer la prononciation de cour du xvnes. ! De fait, sa théorie, prescriptive, date. Il y a pour elle encore, en français, des diphtongues(p. 83), alors qu'il n'y en a plus depuis la fin du XVIIe s. Mais elle ne compte que 15 voyelles sur 16, en français, et celle qu'elle oublie ou refuse est précisément le /i)/ muet ou caduc, sans lequel on ne peut pas dire les vers français, pas parce qu'il ne s'y trouverait que là, mais parce que, dans certaines conditions, il est parfaitement prononcé et est un phonème français. D'ailleurs, après avoir dit que « l'âme de la phrase ou du vers réside dans les temps forts ,. (p. 159), Le Roy est obligé d'ajouter que l'e muet est« aussi un grand élément du rythme, car il constitue un repos dans les différentes sonorités de notre langue, et une transition harmonieuse entre elles ,. (p. 160). Comment, puisqu'il l'a éliminé ? La diction est expression. C'est pourquoi sa norme déclarée est le naturel, la sobriété, la simplicité, contre « les explosions violentes du souffle sur les consonnes qui n'ajoutent rien à l'expression ,. (ibid., p. 157). Valorisant les silences : « En diction, les choses les plus importantes sont celles qu'on ne dit pas » (ibid., p. 145). Valeur des "temps" (d'arrêt). La diction, en somme, imite la voix. La diction essaie d'être une voix. C'est pourquoi elle fait de la psychologie. Même sa définition du mouvement est psychologique : « Le mouvement est, en diction, un entraînement progressif résultant d'une animation croissante_et dont l'intensité doit correspondre à sa finale ,. (ibid., p. 149). Eloquence, animation, l'action est définie l'« éloquence du corps » (p. 163) et doit être inspirée des «chefs d'œuvre de la sculpture antique », allez au Louvre. La définition donne du mou au stéréotype marin sinusoïdal : « Le rythme est constitué en diction par un élargissement de la sonorité - à intervalles harmonieux, mais très variables - sur des syllabes généralement toniques » (p. 159). Elle ne peuvent être que toniques, accentuées. Tout le rapport de la diction (théâtrale) à la métrique, dans sa difficulté, est dans cette définition, qui retrouve un autre stéréotype, celui de l'alexandrin-unité-de-souffle (le Français respire toutes les douze syllabes) : « Les beaux vers doivent toujours être dits d'une seule expiration du souffle d'une seule inflexion de voix ,. (p. 160). La diction est culturelle. C'est quand elle est un art de la voix qu'elle n'est plus la voix. D'où l'intérêt qu'avait l'insistance de Meyerhold sur la convention, la stylisation, contre le naturalisme. Comme Apollinaire, dans la préface des Mamelles de Tirésias, a écrit : « Au 284 ClllTIQUE DU RYTHME demeurant, le théâtre n'est pas plus la vie qu'il interprète que la roue n'est une jambe •· Non pas imiter la voix-de-la-nature, mais faire avec les risques volontaristes du futurisme - de la voix une matière, dénudation des procédés. Meyerhold écrit en 1912 : « Dans le domaine de la diction. 1) Une froide ciselNredes mots est nécessaire: aucune intonation vibrante (trémolos), aucune voix larmoyante. Absence totale de tension et de couleurs sombres. 2) [... ] Dans le son, aucune imprécision, pas de finales vibrantes dans les mots, à la manière de celui qui dit des vers "décadents", [.. ] 5) Il faut éviter à tout prix le débit rapidequi n'est concevable que dans les drames neurasthéniques, dans ceux où l'auteur place si amoureusement des points de suspension. La sérénité épique n'exclut pas l'émotion tragique. Les émotions tragiques sont toujours majestueuses [... ] » 18• Texte qui manifeste le caractère contrastif, réactif, d'une diction. Théâtre de la convention, « théâtre immobile • (livre cité, I, 106). Dans La Baraquede foire, en 1914, Meyerhold écrit : « Au théâtre, il ne faut pas imiter la vie, parce que la vie au théâtre, tout comme la vie sur un tableau, est particulière, située sur un plan autre que la vie quotidienne ,. (ibid., 1, 249). L'effet, en apparence paradoxal, de cette anti-imitation, est de mettre la notion de rythme au centre du théâtre, et, de la diction : « Toute l'essence du rythme scénique est aux antipodes de celle de la réalité, de la vie quotidienne » (1, 129), et « en prenant le rythme comme base de la diction et du mouvement des acteurs, il laisse entrevoir la possibilité d'une prochaine renaissance de la danse; en outre, dans le théâtre, la parole pourra facilement se traµsformer en un cri harmonieux ou en un silence mélodieux • (1, 122). La convention est, chez Meyerhold, comprise comme« technique de mise en scène ,. (I, 144). L'anti-psychologisme, la biomécanique 19, le constructivisme anti-naturaliste (le naturaliste étant le « bourgeois ,.) mènent, au début des années vingt, à la schématisation du grotesque. Mais Meyerhold libère ainsi la voix : pour le Revizor, en 1926 : « Il faut une diction mobile ,. (Il, 191). Avec un cheminement analogue à celui-là même de la métrique russe, vers le dol'nik, c'est-à-dire l'insistance sur les intervalles, non plus sur les temps forts (et leur régularité), Meyerhord note, pour la lecture des vers, dans son programme d'études en 1914 : « Expressivité des intervalles ,. (1, 243). La voix et la diction, dans leur rapport nécessairement étroit, découvrent ceci, que la voix, qui semble l'élément le plus personnel, le 111.Vsevolod Meyerhold, lents s11r k tblim, t. I, 1891-1917, Lausanne, La Cité-L'Age d'Homme, 1973, p. 114-llS. 19. Vs. Meyerhold, lents sur le théâtre, II, 1917-1929, La Cité-L'Age d'Homme, !97S, p. 80. LE POÈME ET LA VOIX 285 plus intime, est, comme le sujet, immédiatement traversée par tout ce qui fait une époque, un milieu, une manière de placer la littérature, et particulièrement la poésie, autant qu'une manière de se placer. Ce n'est pas seulement sa voix qu'on place. C'est une pièce du social, qu'est tout individu. Tous les dualismes se retrouvent dans la voix. Ils se ramènent essentiellement, pour et par le poème comme révélateur, au dualisme de l'intériorité et de l'extériorité, à l'oppostion, qui n'est peut-~re pas une contradiction, entre l'auteur et le lecteur. Aussi est-il nécessaire d'analyser - d'en esquisser, ici, l'analyse par la documentation empirique qui consiste dans les enregistrements, venant après les témoignages, quel rapport la voix de l'auteur, et sa diction, ont avec le poème, leur poème. Ce qu'elles en donnent à entendre. Quel rapport le dire et le dit ont entre eux, et, ensemble, avec la diction, et, diction, avec la voix. Il y a à sortir cette question des jugements de goût qui l'empêtrent dans un impressionnisme esthétique qui ne montre jamais son jeu : si un auteur lit mieux, ou plus mal- par rapport à quoi ? - qu'un « professionnel ,. est désormais sans pertinence, à prendre toute diction comme un document sur le texte, sur le sujet, sur leur situation. De même, plus loin, pour la disposition typographique. Je commencerai par quelques exemples français. Le document est double : la voix, et le discours sur la voix, dans cette situation particulière de discours et privilégiée pour ce registre idéologique, que sont les enveloppes de disques. Je ne pourrais mieux commencer que par la diction d'Apollinaire, enregistrant Le Pont Mirabea# en 191220• Diction complémentaire de sa typographie, diction non ponctuée, voix « monotone ,., dans la tradition de la lecture de Mallarmé, telle que la rapporte Valéry : lecture symboliste qui constitue une lignée dans la lecture française des poèmes, lecture-d'auteur, lecture-écriture. Elle ne fait ressortir que la prosodie assonancée du poème. Elle pourrait passer pour la-voix-dupoème. Elle ne cherche à imiter ou à vivre aucune nature, aucune expressivité. On ne saurait lui trouver de meilleur faire-valoir que la version de Jacques Duby 21, acteur : il remet toute la ponctuation qu'Apollinaire avait enlevée, il la souligne, il mime le sens - puisqu'il y a du sens, il faut l'interpréter - il rallonge les finales. Pierre Seghers écrit, sur la pochette, qu'on ne trouve pas « dans les poèmes de Guillaume Apollinaire des éclats de voix révolutionnaires •· Le 20. Archives de la parole, Disque PN/PR-1 édité par la Phonoth~que Nationale, juillet 1961. 21. Apol/i,u,ire, Pottes d'a11jo11rd'h11i, Seghers, par Jacques Duby. Disque ADES, P 37 LA '4004, 33 t. 286 CRfflQUE DU RYTHME discours sur les poèmes fait passer comme allant de soi cette théâtralisation, cette mise du poème hors de lui-même. Par quoi se situe une tradition rhétorique, pas seulement dans la diction. La rhétorique de l'écriture et celle de la diction vont la vois dansla voix. Ce n'est plus toujoun une métaphore, de dire que le poèœ chanu, quand Seghers écrit qu'« Aragon chante sur Paris lointain et martyrisé » 22• Ce que s'efforce de réaliser Jean-Louis Barrault, cumulant toutes les marques, faisant de beo dans « il fait beau comme jamais • une hyper-longue, hyper-haute, syllabe à la hauteur de l'enthousiasme-nature, où on ne saurait mieux disjoindre le poème et sa diction-réalisation phonique individuelle. Aragon-auteur ne surmarque pas les consonnes comme J.L. Barrault : sa diction est de grande rhétorique, autrement que et comme son écriture, par le grasseyement du /RI et l'allongement des finales". La voix est rhétorique comme son écriture. Comme l'éloquence révolutionnaire était à la mesure de la situation révolutionnaire, la vois-émotion, chez Paul Eluard, a l'éloquence nature, tremblée, diction emphatique, qui marque et détache les mots, grasseye les /RI, pour ses poèmes de guerre et d'amour2 4 • Claude Roy montre, en la présentant, un exemple parfait du passage d'une voix à l'autre, tel qu'il semble aller de soi : « En lisant un grand poète, nous entendons toujours sa voix. La voix de l'homme a pu s'éteindre il y a des siècles. La voix du poète, elle, ne cesse jamais de nous atteindre et de nous émouvoir•· La voix, lieu où se fondent l'homme et l'œuvre ? L'enregistrement,en tout cas, est présenté ici comme réalisant cette fusion. L'enregistrement préserve« non seulement la voix éternelle des poètes, mais l'accent, le timbre, la présence même de cette voix charnelle, fragile et bouleversante que fut celle d'un vivant de génie. Voici, intimement confondus dans ce disque, Paul Éluard éternel et Paul Éluard mortel [ ... ] les cinq poèmes que voici sont le miroir fidèle d'une des plus hautes voix de la poésie française. Elle continue, au-delà de la mort, à parler à voix haute à l'oreille et au cœur de chacun de nous •· C'est l'état métaphorique par excellence, l'état commun du passage homogène, de la voix physique à la voix symbolisant l'originalité. Cet état suppose que dans l'accent, le timbre, la prononciation et l'articulation individuelles, pourvu qu'ils soient ceux de l'auteur, passe non seulement un effet, mais toute la valeur du dit dans le dire. Du moins, certainement, un témoignage, mais de quoi, la limite étant physiologique, et la butée sur l'émotion - la poésie mise 22. Ar•gon, dit par J. L. Barrault, coll. Poitts d'.i111jo11Td'h11i, ADES, P 37 LA 4009. 23. Amo,m, huit poèmes dits par l'auteur, Chant du monde, LDY 6002, 33 t. El11<1rd, Chant du Monde LDY - 6000, 33 t. L'intitulé/.,. floix dt 24. J...flOÎXdt P.i111l manifeste une valeur affichée que n'a pas la formule • dit par l'auteur •· LE PO!ME ET LA VOIX 287 dans, réduite à, l'émotion. Ce qui est aussi une situation historique pour un certain écrire, et un certain discours sur la poésie, qui alors mobilisent la communication par la voix, signes du corps, infralinguistiques. A cette diction-nature, imitative, rhétorique, s'oppose étrangement la diction iambique d'Yves Bonnefoy25• Bonnefoy met un accent en français toutes les deux syllabes, sur les syllabes paires. Sa diction matérialise le rythme iambique universel. L'iambe fondamental est accompli. Menant des accents secondaires, normalement inexistants, la diction hypermétrifie l'énoncé, hors toute contrainte syntaxique ou syntagmatique. La voix est dans la tradition monocorde, non expressive, oraculaire, hiératique - la « maîtrise du verbe • - grave, venue de loin, du fond de la douleur. En ce sens, elle est motivée-motivante : la voix de ce qu'elle dit. Sa poésie est présentée avec des mots qui s'appliquent à la voix : « tragique à voix basse, à voix brisée •· La poésie décrite en termes de voix, la voix est décrite en termes de poésie. La diction-de-poète est opposée par le présentateur à la diction interprétative : « Yves Bonnefoy dit lui-même ses poèmes. Ce n'est donc point ici une "interprétation" mais le cheminement de l'auteur à travers sa propre création. Le poids exact des mots, la place exacte des silences, l'architecture interne du poème : voilà ce que nous apporte une voix qui éprouve en elle-même l'émotion des paroles arrachées à l'obscur de la création poétique. Toute parole, ainsi, devient brûlante, et l'évidence du chant, dans cette pénombre traversée d'éclairs, remplace très heureusement les clartés artificielles d'une vision "par l'extérieur". C'est en effet par les vertus d'une incantation, au sens le plus absolu, que la succession des poèmes [... ] nous conduit au cœur même de l'expérience intérieure du poète•· Voix et diction, voix et poème échangent ainsi par osmose leurs propriétés. Non sans quelque prédominance du sombre, sinon du lugubre (« pénombre traversée d'éclairs • ). Par motivation le dit de la mort se fait dans la voix grave et basse, prédominance oraculaire du double complexe de la poésie moderne, complexe de Prométhée et complexe d'Orphée, qui sacralise, en chaîne, la parole poétique, le parlant poétique, donc aussi sa voix. Il y a, à la fin, quelque paradoxe, ou inconséquence, à opposer cet aboutissement de la lecture symboliste, à la lecture interprétative. Tout, dans le commentaire précédent, est au contraire orienté interprétativement : motivation-imitation du dit par le dire. Renversement même de la diction voix-pure-du-poème. Cette diction, présentée comme intérieure, nécessaire (mais son ïambisme n'est pas dans le texte, il vient donc bien d'un ailleurs)- ne serait pas ce qu'elle est si elle n'avait pas, à son origine, repérable, la diction de Mallarmé 2S. Poèmes d'Yves Bonnefoy dits par l'auteur, 8AM LD 707, 1960. 288 CllITIQUE DU RYTHME rapportée par Valéry. Ce qui se présente, et qui est vécu, reçu, comme le plus personnel, est au bout d'une tradition 26• Je ne prends qu'un exemple de diction hors de la poésie : car la voix y a toute liberté d'être expressive. Elle dit son texte. C'est ce que fait Camus 27, et que le commentaire fait ressortir, quand il lit son éditorial de Combat d'août 1944 : « Camus lit son texte d'une voix contenue où l'auditeur percevra cependant les accents d'une juste passion, d'une émotion grave et d'une jeune espérance ». Pour la lecture de L 'ltranger, faite en 1954 : « Parfaitement conscient des problèmes que la lecture d'un texte pose au comédien (il exerça, rappelons-le, le métier d'acteur et d'animateur de théâtre), Camus prend à l'égard de son texte la pistance nécessaire pour l'éclairer sans le déformer. L'intérêt de cette archive sonore est multiple. Camus se révèle, absolument, un lecteur intelligent, dont le ton mesuré et nuancé fait accepter le texte sans affaiblir ou lasser un seul instant l'attention de l'auditeur. Relativement à son œuvre propre, Camus suggère à l'auditeur toutes les intentions contenues dans la forme et le style de l'ouvrage ». Ton « extérieur ,. que Camus abandonne pour lire La Chute, où il « devient JeanBaptiste Clémence; sa voix s'infléchit selon les méandres que suit la' pensée de son personnage ». La voix et son discours, le discours et sa voix sont ensemble comme le signifiant et le signifié du signe quand ils sont vus comme nécessaires l'un à l'autre, uniques ensemble comme le motivé et le motivant. On ne s'étonne pas que là où il n'y a pas de sujet, sinon un jeu revendiqué comme tel sur de la langue, où la langue est censée parler seule,se choisissant seulement un vicairepour le passage du proféré, il y ait peu de goût pour la diction à voix haute, peu de diction pour peu à dire, dans le culte du rare, peu de diction pour peu de gens. Aussi l'effet d'une tradition. Le poème contre la voix. Quel effet sur le poème? Brièvement, quatre autres exemples : dans la tradition anglaise, dans le domaine russe, allemand, dans la littérature orale africaine. Ils ne font qu'illustrer que l'anthropologie du rythme, du langage, demande une anthropologie historique de la voix. 26. La diction de Bonnefoy se place dans la " récitation syllabique •• par exemple c:elle d'Auguste Rochette en 1911. Il la fondait sur l'e accent étymologique • : accentuant la dernière syllabe du radical dans les abstraits ou adverbes dérivés d'adjectifs, et dans les formes conjuguées. A la fois peut-être influence des idées germaniques sur l'iambicité, confusion entre l'accent d'insistance et l'accent de groupe, effet de la conviction qu'il y avait un accent secondaire en français. Il scandait donc en accentuant les syllabes •• • Par ws soulignées ces vers de Châtiments : " Tu te réveilleras dans ta tranq11111ité co1Wexitéset ~os conc,,vités•• dans l'Altxandrin chtz VictorH11go,éd. citée:, p. 357. 27. Pnsma ,k Albm Cam11s,3 disques Archives de la Radiodiffusion Télévision française, ADES TS 30 LA 606. LE POba ET LA VOIX 289 Le premier est celui de James Joyce, enregistré en 1924 lisant un passage d'Ulysse,et en 1932, un fragment d' Anna Livia Plurabelle dans Finnegan's Wake28• j'en retiendrais seulement que Joyce, imitant l'intonation d'une lavandière irlandaise, fait ressortir, par la diction et par sa voix, le caractère pop#laire,et quotidien, de son langage, de ses jeux de langage. L'oralité y intègre toutes les éruditions. L'épopée et le comique y font leur fusion. Contre les utilisations hyper-écrites qui en ont été faites : l'histoire recommencée en farce, toujours. Yeats fait exemple aussi, dans un autre lieu de la poésie symboliste, par un extrait d'un Tallt on Rhythm and bispoetry with Readingsfrom • The Laite of lnnisfree » (1932)29: • lt gave me a devil of a lot of trouble to get into verse the poems that I am going to read and that is why I will not read them as if they were prose ! »30• La présentation évoque la « voix incantatoire » de Yeats, et Yeats ne parle pas son poème, il en fait une cantillation. Quel que soit l'humour de la raison donnée pour ne pas lire comme de la prose, elle porte sur la spécificité radicale du poème. La voix qui dit le poème n'est pas la voix qui parle, parce q"'elle ne dit pas la même chose. Et non seulement parce que Yeats avait une voix • riche et mélodieuse », col)lllle dit une autre anthologie31, dont la présentation porte : « Il suffit d'écouter ces poètes lire leurs propres œuvres pour savoir combien leurs interprétations importent à une pleine compréhension de leurs poèmes. Les intonations prédicantes (ministerial)d'Eliot, les orchestrations passionnées de Thomas, les formulations très, très précises de Cummings, les inflexions faciles de la conversation de Frost sont une unité (are integral),et prêtent ces éclaircissements subtils qui sont au-delà de la page imprimée. Il y a des dizaines d'années, Ezra Pound s'efforçait à ce même effet quand il introduisait une sorte de système de notation musicale, plaçant les groupes (phrases}légèrement au-dessus et au-dessous l'un de l'autre. Même Cummings, en éliminant les formalités typographiques qui gênaient le flux de sa poésie, se battait avec ce problème de la communication parfaite entre auteur et lecteur. Mais la vraie troisième dimension de la page imprimée est l'enregistrement». Le lieu de la voix est le lieu de la poésie, et c'est un lieu historique, une culture. Le lieu de la voix n'est pas le même dans la tradition française et dans la tradition anglo-américaine, parce que le rapport du 28. J•mn Joyœspricht,Rhein-Verlag, Zürich. 29. Poetry b, WüliAm B11tler Ye•ts, read by W.B. Yeats... , Argo Spokm Ans Recording, 1959, RG 182. 30. • j'ai eu diablement du mal à mmrc en vers les poèmes que je vail lire et c'm; pourquoi je ne vais pu les lire comme s'ils étaient de la prose ! •. 31. The C.edmon TreasNryof Modern Poets Re•ding Thm Own Poetry, Cudmon Literary Series,TC 0994-0995. 290 CRITIQUE DU RYTHME poème à l'oral, au parlé, au langage ordinaire, n'y est pas le même. De Wordsworth à Hopkins, à Pound et à Eliot, la nouveauté poétique s'est toujours faite en anglais dans un rapport nouveau au parlé, jusqu'aux beatniks et à Charles Oison. La voix y est nécessairement située par le primat, ou l'histoire, de }'oralité. Qui détermine aussi la diction au sens ancien de choix des mots, qui est resté en anglais. Les traditions poétiques qui régissent la modernité en français, toutes diverses qu'elles sont, convergent toutes vers une censure de !'oralité, et de la voix, qui se répercute également dans la diction, y compris d'abord au sens lexical, stylistique, du mot. L'échappée, qui n'en est pas une, étant une sur-rhétorique, qui fait langage à part. En ce sens, Dylan Thomas, qui vécut de tournées de lectures aux États-Unis, est bien inscrit dans une tradition. La présentation de ses enregistrements parle de sa voix d'or, de son « instrument verbal incomparable », ne donnant, pour Under Mük Wood, d'autre directive aux acteurs qui l'entouraient que d'« aimer les mots » 32• Le mot d'ordre de Gertrude Stein, aimer un mot, n'a pas, ne peut pas avoir la même valeur, en anglais et en français. Parce que l'histoire du poème n'y est pas la même. Dada, les mots en liberté, sont des jeux de langage coupés du langage ordinaire, et de l'homme du commun. Leur historicité est réactionnelle. Une autre présentation des lectures de Dylan Thomas note : « Il essayait sans cesse de débarrasser sa voix du sentimentalisme qu'il mettait dans les derniers vers du Poème sur son annifJersaire, mais il ne pouvait pas lire autrement. C'était son anniversaire... » 33• Sa « voix inoubliable ,.34 est située. Peut-être n'a-t-on pas la même voix dans une autre culture, autrement qu'on n'a pas la même voix dans une autre langue. La diction de Mandelstam est décrite en des termes qui rappellent celle de Ycats : « Mais voilà qu'il se mettait à lire, en chantonnant et avec un léger balancement rythmique ,.3s. Maïakovski, en futuriste, mais en futuriste russe, lance à pleine voix non des vers mais les segments, groupe après groupe, que sa typographie met en escalier-36.Il a la diction de sa typographie, et la typographie de sa diction. Il semble qu'il ait créé non seulement cette typographie, imitée depuis, mais une tradition de diction. Car Voznessenski, ou Evtouchenko 37 , en sont 32. Dylan Thomas, Undrr Mük Wood (1953), Caedmon Literary Scries, TC 09960997. vol. Il, Caedmon Literary Scries, TC 1018. 33. D,'4n Thom4s Re11ding, 34. D,'4n Tho""'s Re.ding, vol. III; Caedmon Literary Scries, TC 1043. soèinmij, vol. III, p. 365. 35. Mandeliwn, Sobr1111ie 36. les écm,11insp11rlmt, les voix de Tolstoï, A. Kouprine, Veressaiev, Brioussov, P 05592/05593. 33 t. Maïakovski, Essenine, etc. Coll. Théâtre et Pqes choisies. SO'C!disc Madein URSS. Chant du Monde, LDY-6022, 37. LA floi%d'Andreï Voznessmski, poètt sO'Cliétiq11t-, LE POÈME ET LA VOIX 291 l'écho, lançant chaque mot ou groupe, à pleine gueulée. Dans les deux disques qui les présentent, la photo ajoute sa sémiotique visuelle, photo d'un visage bouche grande ouvene, criant son poème en gros plan pour Voznessenski, le buste bras levés pour Evtouchenko. Le dit, le dire, le rappon au public sont visibles dans cette bouche ouverte. Ce qu'elle crie et son cri ne sont pas séparables, et situés historiquement. Ce n'est ni la poésie, ni la diction, ni la voix de Celan 38 : le ton est contenu, rentré, presque à voix basse, sans effets oratoires, mais avec précision. Le texte de la présentation de son enregistrement pone que le poète vit« de la langue et dans la langue »,qu'il« parle pour vivre »; commente sa diction qui « laisse ouverts bien des chemins »; insiste sur la « concentration » qu'il demande à ses auditeurs. Ce qui est dit des poèmes, ce qui est dit de la voix qui les dit, est un seul et même discours. Changer de diction, c'est changer le poème, le discours. Il y a autant de différence entre le texte allemand du Gesprachim Gebirg et l' Entretien sur la montagne traduit par Du Bouchet dans Strette39 - où l'opposition entre sprechenet reden est effacée, le sprechenheideggérien dans la « langue » immédiate des choses, le reden du côté de Martin Buber et du dialogue - autant de différence entre la lecture contenue, discrète, de Celan et la lecture lançante, tendue, de Du Bouchet, haletant des paquets de deux trois mots avec des silences qui sont de sa réalisation phonique individuelle, n'étant ni dans la syntaxe ni dans la prosodie du texte40 , pour le dramatiser. Dernier exemple, pour montrer l'historicité de la voix. Ce serait celui du récit épique africain, où la parole parlée est prise entre la musique et la danse, et la parole chantée. Il est remarquable que le rappon de lenteur, ou de ralentissement du récit poétique au débit de la parole ordinaire est inverse de celui qu'il a dans les langues-cultures européennes. En français, le poème est plus lent. Ici, le poème parlé est plus rapide que le discours parlé et que le chant. Ainsi dans les Chantefables du Cameroun•n. Le rythme y est pris dans une rythmique corporelle, qui fait sa situation, sa culture 42• 33 t., et LA -voixd'E-vguhri E-vto#Chmlto, polte so-viltique, Chant du Monde, LOS6024, 33 t. 38. Paul Celan, Gedichte und Proui, Doppelalbum Suhrkamp, 197S, ISBN. 3.S18-09S07.2.Enregistré entre 1963 et 1967. 39. Mercure de France, 1971. 40. Lecture de !'Entretien sur L, monr.gne, par A. Du Bouchet, France-Culture, 23 mars 1980, 20h, émission Albatros. 41. Chantefables du ûimeroun, recueillies par Eno Belinga, Chant d" Monde, LDZ-S-4326. Michel Leiris évoque la rapidité particulière du débit dans certaines situations, et pour certains discours, dans LA '4.ngue secrète tks Dogons de Samb4, éd. citée, p. 392. 42. Par exemple aussi dans An Antho/ogy of Afria,n Music, Unesco Collection, Ba-Benzele Pygmies, BM 30 L 2303. 292 CRITIQUE DU RYTHME Avant de, ou au lieu de, rejeter la diction et la voix dans la réalisation phonique individuelle, il y a donc à entreprendre une histoire comparée des dictions, de leur rapport à la voix, en relation avec le sens et le rythme des choses dites. Analyse des discours, et de leurs conditions qui ne se confond nullement avec les réalisations individuelles prises pour la systématique du discours. A ne prendre que ce qu'enregistre, en désordre, un dictionnaire analogique du français, la voix a les caractères mêmes qui sont attribués au rythme : hauteur, intensité, timbre, intonation - et, ce qui l'en distingue, inflexion et accent (au sens d'intonation régionale). La voix a ses caractères propres, physiques, physiologiques (l'âge) : elle est féminine ou mâle, jeune, mûre, sénile, pleine ou blanche, chaude ou aigre. Puis il y a une symptomatologie par la voix : elle est vigoureuse ou souffrante, frêle, cassée, fraîche, enrouée, pâteuse, avinée. Enfm, il y a l'énonciation, l'énonciateur, dans la voix, chargée soit de ses émotions, soit de son rapport aux autres, rapport tantôt dit subjectivement, tantôt énoncé tel qu'il est reçu par l'autre : voix enchanteresse, émue, tendre, plaintive, sèche, ironique cassante, déchirante, suppliante, polie ou grossière. La voix est séminale : il y a émission de voix... Voix de poitrine, voix de tête, de gorge, de nez. Les variations ne modifient pas seulement les voyelles, elles conditionnent une profération de la personne. Les orateurs politiques en font plus un medium qu'un moyen·0 • Il y a un rayonnement de la voix. Lucrèce l'aurait compris matériellement, comme pour le soleil, lui qui attribuait à la voix une nature moléculaire (De rerum natura, IV, v. 524-547). Tout ce qui désorganise l'humain, qui le dissocie, déstructure la voix, retourne le langage vers la glossolalie comme chez Artaud. Tout ce qui ramène la voix à la nature, la ramène, à contre-langage, vers le cri. L'écoute moderne de l'Orient, de son théâtre, de sa musique, a contribué à découvrir une anthropologie de la voix. Cette exploration était déjà dans le « Sprechgesang », le Pierrot lunaire de Schônberg dès 1912. Les expressionnismes de la voix l'irrationalisent. Quand la voix se mêle du silence, elle se rappproche du cri. Contre la linéarité du langage, la voix est un pluriel interne, une simultanéité. La voix est synorale, comme on dit synoptique. Il n'est pas non plus indifférent à la théorie du langage que le mot voix soit décrit étymologiquement, dans le Dictionnaire étymologiq~e 43. Jean-Loup Rivière, dans• Le vague de l'air "• Trtwrrsn 20 (novembre 1980, • La voix / l'écoute •• étudie la voix des orateurs politiques. Dans la même revue Daniel Charles, dans « Thèses sur la voix •• montre l'irrationnel de la voix, son Orient, et d'autres articles évoquent le rôle de la voix chez les Bambara ou en Inde. LE POÈME ET LA VOIX 293 de la lang11elatine d'Emout et Meillet, IIOX,11ôcis: « organeactif de la parole (d'où le genre animé, féminin, comme lüx, prex, vis, etc.); au pluriel sens concret: "sons émis par la voix" [... ]; "paroles, mots", sens qui s'est étendu secondairement au singulier•· Une voix, des mots. Comme le mot voz en espagnol, qui a les deux sens : « Sonido que sale por la boca del hombre ••et« Vocablo • 44 • Les mots sont les cr~tures de la voix. Aristote dit, au début du De Interpretatione,-t« év Tfl~Tï'5.ce qui est dans la voix. En hébreu, l'écho est la« fille de la voix•• bat-kol. Emout et Meillet ajoutent : « La racine•wek•- était en indo-européen celle qui indiquait l'émission de la voix, avec toutes les forces religieuses et juridiques qui en résultent •· Du fat11m jusqu'aux fées. Ainsi, très anciennement, la voix est cri, cri de guerreet cri religieux, et la voix et l'épopéeont partie liée, comme le dit et le dire, par le thème en e du mot, représenté dans le grec (F) moç,le parfait du verbe dire (F)cmê, et le terme homérique pour dire les mots, les • paroles ailées •• rnc« mcpocvt«. L'épopée est un dit, -slot,o en vieux russe, comme dans le slovo o polku lgoreve, le Dit de la bataille d'Igor. Dans la voix, le plus physiologique est déjà social. Comme l'individu. La voix est donc située différemment non seulement selon les cultures, mais selon les anthropologies. La voix est associée à la magie par l'incantation, ,avant le chant. Combarieu, qui évoque les grimoires magiques des Egyptiens, cite une formule de Caton, du De qui se chantait, pour guérir une fracture : • but hanat huai, re r11stica, ista pista sista, domiabo damnaustra •46 • La voix, « moyen de séduction • (ibid., p. 159), est modifiée par la saturation sonore du texte qu'elle prononce, selon qu'il contient lui-même ou non du carmen. Il y a la voix qui dit un conte, celle qui dit une comptine. Il y a tous les changements de voix. La voix participe de l'inconscient, comme le langage : au moins de l'inconscient du langage. Pour l'inconscient freudien, il manque trop de choses encore pour qu'on s'entende. Il reste à prendre au mot une magie de la voix. Magie, au sens d'une action sur les autres, sinon sur les éléments. Magie au sens où, écrivait Mauss, • En magie, comme en religion, comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent » 47 • Comme Mauss remarquait, en 1902 : « En somme, dès que nous en arrivons à la représentation des propriétés magiques, nous sommes en présence de phénomènes semblables à ceux du langage ,. (livre cité, p. 71-72). 44. Diccionario Porrûa de la lengua espanola. par la voix ., dansAristote,Organon,Vrin, 45. QueJ. Tricot tradwt • les sons mua 1966, p. 77. ses lois, son É'Vol#tion,p. 10S. 46. J. Combarieu, La M11siq11e, 47. Marcel Mauss, Esq11isse d'11nethéorie génirale de la magie, dans Sociologieet •nthropologie, introduction de Cl. Lévi-Strauss, PUF, 19SO(1968), p. 109. 294 CltITIQUE DU RYTHME La voix unifie, rassemble le sujet; son âge, son sexe, ses états. C'est un portrait oral. On aime une voix, ou elle ne vous dit rien. Eros est dans la voix, comme dans les yeux, les mains, tout le corps. La voix est relation. Par la communication, où du sens s"échange, elle constitue un milieu. Comme dans le discours, il y a dans la voix plus de signifiant que de signifié : un débordement de la signication par la signifiance. On entend, on connaît et reconnaît une voix - on ne sait jamais tout ce que dit une voix, indépendamment de ce qu'elle dit. C'est peut-être ce perpétuel débordement de signifiance, comme dans le poème, qui fait que la voix peut être la métaphore du sujet, le symbole de son originalité la plus • intérieure », tout en étant toujours historicisée. De la voix de l'écrivain à la voix du chanteur de « charme », toute une gamme, du plus retiré au plus dégénéré, fait la matière d'une anthropologie du langage, incluant ce que Mauss appelait une « psychologie non intellectualiste de l'homme en collectivité .. (livre cité, p. 101). Mauss remarquait que, dans la magie, « l'intonation peut avoir plus d'importance que le mot » (ibid., p. 51)- ce qui ne fait que reprendre le fonctionnement le plus général, l'observation la plus empirique. Mais qui est à étendre au rythme. Où elle devient moins banale. De même que la réversibilité de cette autre remarque, précisément sur la réversibilité du social et du langage : • Tout rite est une espèce de langage » (ibid., p. 53). Il y a une force de la voix. Et la voix est une force, autant qu'une matière, un milieu. Elle a une efficacité. Comme la signifiance du rythme et de la prosodie. Elle est à la fois naturelle, et dépasse l'entendement. Tout ce qui est physique contient un mystère. Mauss rappelle qu'en Grèce « le mot de tvauc:~ était synonyme de magique » (ibid., p. 136). D'où l'instabilité des relations qui l'associent au dit, au discours. En quoi elle trouve une autre analogie avec le mana, puisqu'il « se compose d'une série d'idées instables, qui se confondent les unes dans les autres » (ibid., p. 102). La force de la voix-origine est celle de l'auteur, et « Il n'est pas téméraire de penser que, pour une bonne part, tout ce que les notions de force, de cause, de fm, de substance ont encore de non positif, de mystique ou de poétique, tient aux vieilles habitudes d'esprit dont est née la magie et dont l'esprit humain est lent à se défaire » (ibid., p. 137). Je n'enlèverais à cette remarque, aujourd'hui, que le «positif » et le« lent à se défaire », datés d'une croyance au progrès. Le magique n'est pas une survivance, mais une composante. L'archiisme est quotidien, et futur. Comme il y a l'énoncé et l'énonciation, il y a l'incantation-énoncé et l'incantation-énonciation. En ce sens, il y a une incantation dans la voix elle-même. Mauss avait recueilli que, pour les Iroquois, « la cause par excellence, c'est la voix ,., et qu'orenda, qui désigne cette puissance ou LE POIME ET LA VOIX 295 effet magique signifie • au sens propre, prières et chants » (ibid., p. 107). Le Verbe théologique, non raison mais d'abord langage, ne dit pas autrement que les Iroquois. L'anthropologie cosmique du lanpge le fait participer au sacré, le sacré de nomen numen, autant que de ce qu'il ne faut pas dire, de la voix du tonnerre à la voix redoutée du plus menu silence : la voix-puissance est attribuée à ce qui agit. La voix est le plus ancien poème, parce qu'elle est puissance de parole, de dire. Ce qu'est l'épopée. En quoi la relation entre 'Voixet épopéeest antérieure aux spéculations sur la notion de poésie, création ou fabrication, qu'elle déborde. Le rythme, par tout ce qu'il pone dans le langage de sous-lan1age, de hors-langage, est alors, dans le langage, peut-être le correspondant par excellence de la voix. Il en panage l'historicité. Paul Zumthor, récemment 48, appelait à une théorie générale de la voix, de l'oralité, qui • devra faire appel à la linguistique, à la mythe>&raphieet, sur cenains points, à la psychanalyse ,. (p. 515). Mettre fin à une « préhistoire ,. de la voix, qui engloberait les travaux de J ousse et finirait au livre de Ruth Finnegan, Oralpoetry49 • Mais Paul Zumthor, tout en postulant cette poétique, la situe dans le cadre d'une phénoménolo1ie. Par là il la réduit à une typologie, une taxinomie. C'est la définition ethnoloiique de /'oralité qui constituesa préhistoire. La primauté de la voix semble réservée à la poésie orale, reconnaissant mais limitant le primat du rythme : « Les manifestations jusqu'ici répenoriées d'une poésie destinée à la transmission orale (même lorsqu'elles reposent sur un texte initialement écrit) impliquent une primauté du rythme sur le sens, de l'action sur la représentation, de l'attitude sur le concept : elles tendent, comme à un terme ultime, à l'identification de la poésie et de la danse » (p. 516). Le rappon de la voix à l'écriture est posé dans la « perspective grammatologique ,. (p. 520) de Derrida, en référence au structuralisme de Jakobson et de Ruwet. Zumthor est conduit à prendre pour hypothèse « la coexistence, dans la plupart des traditions culturelles, de deux types de poéticité, irréductibles l'un à l'autre, autrement articulés sur l'histoire et déterminés par des modes différents d'être au monde ,. (p. 524). Pour une anthropologie historique du langage, autant le structuralisme que la phénoménologie sont des obstacles épistémologiques et politiques, avec lesquels aucun compromis n'est possible, même s'ils règnent encore. Une anthropologie de la voix poserait au contraire qu'il n'y a qu'une « poéticité .., dans le primat du discours. Seulement, ses rapports à la voix, d'une part, peuvent être plus ou moins éloignés, 48 l>ens • Pour une poétique de la YOUI • Poitiq11e n" 40, novtmbre 197'J, p St4 S24 ,., Ruth I mnogan, Or•/ poetry, Londres, Cambridge University Pre1s, 1977. 296 CRITIQUE OU RYTHME selon les cultures et les moments, de l'oralité première, dont l'écrit n'est qu'une déclinaison, ou un déclin, continu-discontinu; d'autre part, les écritures non alphabétiques y apportent un élément que nous méconnaissons autant èn l'ignorant qu'en le survalorisant par, et vers, un mime du monde. L'historicité de la voix inclut celle de l'écriture. Tout ce qui déshistorù:isel'une, déshistoricisel'autre. On verra, passant de l'oral au visuel, que précisément il n'y a pas d'hétérogénéité entre les deux, mais un passage, et une continuité. La scène racontée par Valéry, de la lecture que lui a faite Mallarmé du Coup de dés, « Je crois bien que je suis le premier homme qui ait vu cet ouvrage extraordinaire ,., cette scène est comme la scène primitive des rapports entre le visuel et la voix, entre le rythme oral et le rythme typographique. Scène racontée avec le fétichisme du souvenir : « Sur sa table de bois très sombre, carrée, aux jambes torses, il disposa le manuscrit de son poème; et il se mit à lire d'une voix basse, égale, sans le moindre "effet", presque à soi-même ... » 50 • L'entrée du blanc, et du théâtre mental, dans la page, se fait en rentrant les blancs dans la voix. Voix blanche, autrement que pour Camus. Qu'on passe ensuite aux expériences phoniques de dada, au poème optophonétique de Raoul Haussmann 51, le phonique passe à l'optique, il produit sa typographie. Il reste à l'écriture à produire sa continuité avec le dessin, à se perdre dans l'in-scriptible, comme le rythme dans la voix. Illustration, mais qui demande d'autres rapports que ceux de l'alphabet latin, du continu qui fuit le langage et que le langage ne cesse de poursuivre 52• 50. P. Valéry, Œ,wres complètes,p. 623. Sl. Dada Berlin, Texre ManifesteAktionen, Redam, 1977, p. 28. 52. Calligramme Abdalah de l'écriture Koufi, E11rope, littb1m,re maroc-aine,juin-juillet 1979, p. lO. VII ESPACES DU RYTHME Il n'y a pas d'un côté, l'audition, sens du temps, d'un autre, la vision, sens de l'espace. Le rythme met de la vision dans l'audition, continuant les catégories l'une dans l'autre dans son activité subjective, transsubjective. Le visuel est inséparable de son conflit avec l'oral. La page écrite, imprimée, met en jeu, comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une historicité du discours, dont la pratique est l'accomplissement, et la méconnaissance. C'est l'enjeu de la typographie. Le blanc typographique lui aussi a son historicité. Une poésie récente continue les blancs du théâtre mental de Mallarmé. Je me situe dans un emploi qui remonte à Claudel, et qui est rythmique, suspensif, oral. Ici les textes de la Bible sont efficaces, fondateurs : ils ignorent l'opposition occidentale entre prose et poésie-vers. Tous les moyens sont bons s'ils ouvrent la possibilité de dire, au lieu de fermer. Par là, ce qui arrive à la poésie ne concerne pas seulement les poètes. Chacun est en jeu dans ce qui arrive à la poésie. C'est pourquoi j'analyse les procédurestypographiques,cherchant leur historicité, leur visée. L'oral est lié au visuel. Hugo, pour Châtiments, demandait l'intégrité de la ligne pour le vers : « que, dans tous les cas, il soit bien entendu qu'on entaillera la garniture pour les vers longs et qu'il n'y aura pas de pauvres hexamètres pliés en deux 1• » La typographie est signe de signes. Horkheimer remarque, à propos de /'Etre et Je Néant, en 1946 : « La manipulation fétichiste des catégories apparaît même dans la typographie, avec son usage énervant et insupponable des italiques2. » L'insertion d'idéogrammes chinois, d'hiéroglyphes égyptiens, de symboles de canes, dans les Cantos d'Ezra Pound est liée à la 1. Lenre à Hetzel, 24 février 1853, dansŒ.,wrrscomplices,éd. Cub français du livre, 1967-1970, t. VIII, p. 1045. 2. Cité dans Manin Jay, L'imagination dialtr:tiq11t, p. 308. 300 CRITIQUE DU RYTHME technique du collage, visant, d'échos en échos, à idéogrammatiser l'écrit occidental, à refaire l'unité perdue paradisiaque de la musique et de la poésie3. Il n'y a pas de « poèmes à voir exclusivement4 ,. comme on prétend que seraient certains poèmes de Cummings : leur organisation typographique fait sens dans un rapport consubstantiel au syntagmatique, à l'organisation du rythme. Si tout ce qui se fait typographiquement ne peut pas se dire, cela se tourne, précisément chez Cummings, en un faire et un montrer poétiques de l'impossible à dire, qui le dit. Comme, chez lui, la substantivation de formes verbales conjuguées. La ponctuation est l'insertion même de l'oral dans le visuel. Son historicité reste méconnue de la pire manière : on tient la ponctuation du XVII" s. pour des caprices d'imprimeurs, qu'on corrige, au lieu de la prendre comme ponctuation orale. Ponctuation d'époque, une époque de la ponctuation. Ce que les Anglais ont compris pour le folio de Shakespeare. Ponctuation de théâtre. Il n'y a pas, à ce jour, d'édition de Corneille dans sa ponctuation. Lote remontait à l'édition de 16645 • Lamartine s'était fait, pour la seconde édition de Raphaël, en 1849, un signe nouveau, le point non suivi d'une majuscule, pour noter un intermédiaire entre la virgule et le point-virgule dans une énumération 6 • Hugo se plaint de l'excès de virgules, pour La Légende des siècles: « La ponctuation belge a la maladie des virgules; on a beau faire, ces vermicules se glissent partout, et coupent les phrases et hachent les vers à faire horreur. Toute largeur et toute ampleur disparaît sous cette vermine. Je m'y résigne, hélas. Mais il est triste de faire ce vers : Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche et de le retrouver ainsi tatoué et marqué de petite vérole : Elle, ayant l'air plus triste. et lui. l'air plus farouche7. ,. La ponctuation va du logique au rythmique, les deux ·pouvant coïncider, ou s'opposer. Dans la ponctuation française moderne, le logique domine le rythmique. Pour une autonomie et une prédominance du rythmique, la poésie a supprimé la ponctuation. D'où l'ironie simplificatrice d'une appréciation sur Le Fou d'Elsa, que mentionne Francis Crémieux, disant que« ce qui est poésie c'est ce qui n'a pas de ponctuation et que tout ce qui a de la ponctuation est de la prose8 •· Ce 3. Comme l'a analysE Christine Brookc-Rosc, dans A ZBC of Ezra Po11nd,University of Califomia Press, Berkeley, Los Angeles, 1971, p. 183. 4. Groupe Mu, Rhétoriq11ttk /,, poésie, p. 268. S. l 'Alexandrinfrançais, p. 6. 6. Jacques Krafft, Essais11r/'esthltiq11ede/,, prose,Vrin, 1952, p. 32-33. 7. Lettre de Hugo à Paul Meurisse, 4 septembre 1859, éd. citée, t.X, p. 1316. 8. Aragon, EntretiensafJtCFrancisCrbnit"", Gallimard, 1964, p. 145. ESPACESDU RYTHME 301 qu'explique et légitime ainsi Aragon : « Car qu'est-ce que le vers ? C'est une discipline de la respiration dans la parole. Elle établit l'unité de respiration qui est le vers. La ponctuation la brise, autorise la lecture sur la phrase et non sur la coupure du vers, la coupure artificielle, poétique, de la phrase dans le vers ,. (ibid., p. 147). Je reviens plus loin sur cette association du vers à la respiration9• Elle réinstalle le dualisme du rationnel, représenté par la phrase, la ponctuation logique, et du souffle (vital, irrationnel) représenté par le vers, - cette pensée du x1x•siècle. Le conflit n'est pas entre des catégories d'espace ou de temps, mais entre des sujets et des historicités. Le paradoxe de certains modernes étant d'avoir annulé leur historicité en s'identifiant à la subversion en soi, leur surenchère a mené à }'in-signifiant d'une ponctuation pure, sortie symétrique opposée du lettrisme hors du langage, aussi symbolique que lui. Ainsi une virgule, ou un tiret, trois virgules et un point présentés seuls sur une page10 : ' ' ' ' • C'est aussi le point tout seul, final, qui faisait le titre du livre de Jabès, surtitré El, ou le dernier livre11• Depuis Tristram Shandy,de Sterne, les signes font signe aux signes. Les refus du discours ont aussi leurs historicités. 9. Au chapitre XIV, Critiq11ede l'anthropologied11rythme. 10. Jean Oaive, « Un transitif .., Action poétiq11e,n° 74, juin 1978, p. 34-35. 11. Edmond Jabès,El, 011le dernierlwre, Gallimard, 1973. Unepage, ,m rythme Toute page est un spectacle : celui de sa pratique du discours, la pratique d'une rationalité, d'une théorie du langage. Page dense, ou éparse, le spectacle est ancien. Le figuratif alignait déjà, dans la Bible hébraïque, les noms des dix fils de Haman, dans Esther (IX, 7-9), verticalement dans l'ordre où ils étaient pendus. Dans le Talmud, la circularité du commentaire autour d'un texte qui est déjà lui-même répétition (michna) d'un texte absent-présent, figure la transmission même. Le peu de mots-page peut figurer un trop à dire, un peu à dire. Densité, imposture ? Discriminer suppose théoriser la littérature et le langage l'un par l'autre. Monologue, plurilogue, un texte est une figure du je, lui-même figure du langage, de son statut. Quel rapport a-t-il avec sa disposition, son espace ? Je pose comme hypothèse à explorer que toute mise en page représente et pratique une conception du langage à découvrir. Qu'elle en est le spectacle, le métasigne. Reconnu ou méconnu comme tel importe peu. Puisqu'il s'agit des pratiques, non des intentions ou du savoir. Ignorer la théorie du langage n'empêche pas de parler ou d'écrire. Ainsi toute page de poésie représenteraitune conception de la poésie. L'insu n'est qu'une part du donné à situer. Une page est toujours un rythme, et un moment du rythme qu'est l'unité-livre. La pleine page sans un seul alinéa est un rythme spécifique, pas une absence de rythme, comme chaque prose a ses rythmes propres, non l'inorganisation qui lui était imputée, où se répercute l'idée encore, chez certains, reçue, que le français n'a pas de rythme. Toute pensée est émise avec un rythme qu'elle ne découvre qu'en s'avançant : son aventure. Se découvrir est peut-être en partie reconnaître ce rythme. 304 CRmQUE DU RYTHME Je poserai donc que la typographie n'est pas isolable, qu'elle participe de, et réalise, chaque fois, comme la syntaxe, le lexique, ou l'intonation (son symétrique oral, exclu jadis du sens comme « supra-segmental ,. par des linguistes), un ensemble théoriquepratique qui accomplit à la fois un statut du langage et un effet de sens. La pleine page manifeste la prédominance du dire, quels que soient les syntaxes et les effets de sens. Ses modes sont innombrables. Mais tous s'opposent à un indicible qu'ils refoulent, éloignent. Quand le blanc vient, il note la limite transitoire du dit. Est-il légitime d'identifier le blanc typographique au silence ? Un silence signifie. Par son contexte de situation, gestes, regards, ou non, entre des sujets. Il a une durée, qui signifie aussi. Il est entre de:. paroles, du côté de la parole, plus que son contraire, bien qu'on l'y oppose. Un silence n'est pas l'absence de langage. Mais le blanc de la page, une page blanche, n'est qu'une absence de langage, de texte. Pour signifier, il faut que le blanc devienne une structure écrite, qu'il entre dans les contraintes du texte. Sa surface plus ou moins grande ne peut pas fixer objectivement une durée, qu'elle symbolise. On ne peut pas lui faire confiance. Pas plus qu'au langage. On pourra rechercher si ceux qui font confiance au langage ne font pas aussi confiance au blanc. Les blancs sont nécessaires au poème. Non comme marges seulement, mais l'entrée du blanc de la page à l'intérieur du corps du texte. Les entrées du blanc marquent une alternance de l'inconnu et du connu, du non-dit sur le dit, avancées, reculs, les rimes du langage avec lui-même, les intermittences du vivre-écrire. La typographie signale que le poème est un rythme organisateur, le primat du rythme-sens, non un « niveau • ou une catégorie à côté de tranches soit lexicale, soit syntaxique, bref à côté du sens. Lignes et blancs matérialisent que le langage et le non-langage signifient l'un par l'autre. D'où la futilité de la question où des malins croient triompher : si on dispose n'importe quoi en lignes inégales, est-ce qu'on n'y met pas un rythme qui en fait des « vers • ? Oui, vos vers à vous, - la satisfaction du dualisme qui se présuppose, dans sa pertinence fantôme. Un blanc est poétique s'il est inscrit dans le texte autant que le texte marqué par lui : s'il est lié à une syntaxe, et plutôt à une syntagmatique. Un blanc n'est pas de l'espace inséré dans le temps d'un texte. Il est un morceau de sa progression, la part visuelle du dire. Toute l'histoire du langage poétique confirme que voir est dans la voix, des prophètes bibliques à Hugo. Claudel écrit en 1925 : « ••• il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l'on ne tient pas compte du blanc et de l'intermittence », au début de ESPACES DU RYTHME 305 Réflexions et propositionssur le vers français, et aussitôt : « Tel est le vers essentiel et primordial, l'élément premier du langage, antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par du blanc ». Les discontinuités font autant du poème les intermittences du blanc, que des blancs les intermittences du poème. Dans sa « physiologie du livre », Claudel parle de la page en termes surtout d'architecture : « une architecture de lignes contenue et déterminée par un cadre » (La phüosophie du livre, dans Œuvres en prose,éd. Pléiade, p. 75), « édifices typographiques », « le portique du papier » (p. 76). Métaphores statiques. Comme les paroles forment le silence, le rapport dans la page de l'imprimé au blanc, dit Claudel, « n'est pas purement matériel, il est l'image de ce que tout mouvement de la pensée, quand il est arrivé à se traduire par un bruit et une parole, laisse autour de lui d'inexprimé, mais non pas d'inerte, mais non pas d'incorporel, le silence environnant d'où cette voix est issue et qu'elle imprègne à son tour, quelque chose comme son champ magnétique. Ce rappon entre la parole et le silence, entre l'écriture et le blanc, est la ressource particulière de la poésie, et c'est pourquoi la page est son domaine propre, comme le livre est plutôt celui de la prose » (ibid.). Sans reprendre ici cette opposition de la prose à la poésie, circonscrite au poème court, le rapport même qu'analyse Claudel fait de la typographie, contre ses métaphores statiques, une mise en mouvement, une manière, spécifique à un texte, de lancement. Pour ne prendre que quelques exemples, la strophe, avec et malgré toutes ses variables, était une codification, une ordonnance de langage, le passage au morceau de l'ordonnance métrique du vers. La régularité, même si le sens les franchissait, des espaces, montrait la spatialisation d'un ordre, celui du répons, de la symétrie, le retour du même qui amplifiait celui de la rime, faisant de ces retours, dans un monde où les rappels visibles sont la figure des invisibles, des réponses au caché, des formes dans un système de formes. Des parallèlismes comme d'une rhétorique du sacré et du divin, assurés. Une rhétorique du non-préformé fait une représentation de l'écriture subjective, de sa coulée irrégulière de fragments. Elle visualise un discours, une spécificité, une historicité qui ne se rattachent à aucun ordre. A aucune transcendance. C'est une expression. Des poèmes de Leopardi en sont un exemple. L'allure du poème est celle d'un bloc imprédictible où se figure un je à venir. C'est, à travers les ambiguïtés du " vers libre », apparences et contre-apparences, ce qui tend à devenir le mode le plus répandu. Il y a la théâtralisation de l'alexandrin, chez Hugo, dans La Fin de Satan et Dieu. Entrée de l'inachèvement dans )'achevé, le \ers défait de l'intérieur dans ses formes externes maintenues, dérythmements et hyper-rythmes combinés, qui partent 306 CRITIQUE DU RYTHME sans doute d'une dialogisation réelle, pour faire du vers un dialogue avec l'informe. Y prend sa place la typographie à effets, typographie poème de la prose, en clausules surtout, dans les Travttilleursde La mer. Apparemment expérience fermée sur elle-même. Alors que s'est répandue la typographie non ponctuée du flux de conscience, celle de la fin d'Ulysse, de Joyce, elle-même supposée la saisie continue du discours intérieur, dans son rythme. L'automatisme (post-)surréaliste, et la psychanalyse, ajoutent, chez les épigones, leur fabrication. Il y a la spatialisation de Maïakovski, qui faisait du visuel le vu de sa diction, diction de sa syntaxe, de son lexique, de sa vision. Cette segmentation du vers en escalier, répandue jusqu'à transformer cette écriture en rhétorique, montre, par son expansion, combien l'individuation dans le langage est un passage du transsubjectif. L'espace de la page, pas seulement du poème mais aussi de la philosophie et du roman contemporains, en France, - donc l'espace même, généralement, de l'écriture -, est souvent pris comme un théâtre, sous l'invocation expresse de Mallarmé. Mais théâtre comme annulation paradoxale de l'action : théâtre vide, abstrait, théâtre comme lieu pur où RIEN N'AURA EU LIEU QUE LE LIEU cite Pierre Torreilles, dans Denudare (Gallimard, 1973). Parler du c roman ,. d'une page n'a pas cours, métaphore qui serait celle plutôt d'une aventure. Au théâtre mallarméen s'ajoute la scène,terme marqué récemment par la psychanalyse. On dit : c la scène philosophique >. Derrida parle de c la scène ?ù j'écris, où je publie du moins12 ». Jean Ristat dit de l'écrivain : c Ecrire suppose probablement une mise en scène dans le grand théâtre du monde 13 ». Il importe, pour la poétique, de situer cet usage contemporain. LI typographie dans l'historicité Il s'agit toujours de reconnaître ce que fait un acte de langage, ce qu'il montre, ce qu'il cache, dans ce qu'il dit. Esquisser quelques uns des rapports de cet acte à la typographie. Entendant par là l'ensemble 12. J. Derrida,41 Ja,ou le faux-bond», Digr.,,he n" 11, avril 19n, p. 96. 13. J. Rittat, 41 Le manu1erit d'Arqon considéré comme un jeu de canes•• ibiJ., p. 144. ESPACES DU RYTHME 307 de la page, les rapports entre l'imprimé et le blanc, autant que la ponctuation et les caractères. Situer est inévitable, doublement, dans la poétique et dans la modernité. Si on pose que toute pratique du langage met en acte une théorie du langage, il apparaît que des pratiques d'écriture sont les pratiques d'une historicité du langage, du vivre-écrire, et d'autres, celles d'une métaphysique de l'origine dans le langage. Sans jugements de valeur, ni position normative, mais dans et pour la reconnaissance théorique des enjeux, qui sont toujours, quand il s'agit du langase, ceux des statuts du sujet. Tout acte de langage, outre ce qu'il dit, agit selon une stratégie qui lui est vitale. On n'en change pas comme de philosophie, ou de politique. C'est son mode, son éthique, où se pose la voix. Où se comprend l'investissement passionnel, l'agressivité qui répondent à une analyse des idéologies dans les pratiques; La répugnance à l'analyse est même tout ce que montre une pratique qui se cache à elle-même sa théorie. Bénéfices narcissiques de certaines pratiques. Je prends ici, pour la prise de cette hypothèse sur l'empirique, pour sa puissance théorique -, le langage et la langue comme historiques dans un sens radical, celui de l'arbitraire, chez Saussure, qui n'est pas le conventionnel. La prose, le vers sont conventionnels, historiques dans un sens qui dépend de l'historicité première du lanpge. j'essaie d'analyser dans la typographie ce qu'elle donne à voir du point de vue d'une historicité ou d'une« nature • dont les logiques n'informent pas seulement la constitution des textes, mais leur présentation, C'est toujours une poétique qui se montre, qui agit. Il n'y a pas d'espace poétique, typographique, qui soit neutre. Pas plus qu'il n'y a de langageneutre, d'observateur neutre. L'écriture et la typographie sont associées comme le texte et la mise en spectacle d'une même rationalité. Travailler l'écriture mène nécessairement à travailler la typographie. L'enjeu est explicite dans la séquence suivante, qui désigne une équivalence : • l'écriture traditionnelle, l'écriture logocentrique 14 •· L'entreprise est concertée. Défaire la typographie traditionnelle continue la visée contre le logocentrisme. C'est bien dire qu'une poétique est l'agir d'une métaphysique. Ensuite vient le conflit des poétiques. L'historicité dit deux notions distinctes. L'historicité est l'appartenance à un ensemble nécessairement historique, qui donne du sens, et auquel du sens est référé. Mais l'historicité est aussi une situation active pusive dans l'histoire comme principe de spécificité empirique, contre 14. Stefano Apti, • Coup sur coup •• dam J. Derrida, Epnwu, ln n:,ln dt Nietzsche, Flammarion, 1976, p. 20. 308 CRITIQUE DU RYTHME la transcendance du cosmique (le sacré), celle du divin et de la métaphysique, - leur rappon au sujet. Toute théorie et pratique du langage engage le sujet. C'est pourquoi tout ce que fait le poème intéresse le sujet. D'où l'imponance des relations entre le poème et son espace. Il s'impose de chercher quel traitement de la page mine le logocentrisme, ou l'accomplit. Jacques Roubaud note justement que le formalisme tient dans l'opération dualiste même, passant par la • dénégation du forme/15 ,. chez les • formalistes ,. comme chez les • antiformalistes,.. Mais le formalisme - le dualisme - est lui-même incompréhensible si on ne le situe pas dans le conflit entre le cosmique et l'histoire. Il a lieu dans un espace métaphysique, car il est la corrélation du système des signes au système des formes, dans I'• incontournable ,. mimesis. La force théorique de l'histoire est ici de radicaliser l'arbitraire, intériorisant l'origine en fonctionnement, l'opposition du signifiant au signifié en signifiance généralisée, l'écriture en subjectivité généralisée, les formes en termes de discours. La notion de recherchesformelles y est transformée. Comme est transformée la situation, sans cesse à reconnaître, de l'écrire dans l'idéologie. Recherche seconde des épigonalismes et effets de groupe. S'y ajoute ce qu'a de difficile la notion du délibéré : son rappon à l'intentionnel, au volontarisme, au double inconscient de la psychanalyse et de l'idéologie, dont le savoir même nous éloigne. Le délibéré est peut-être plus en rappon qu'il ne croit avec l'inconnu. Le lien entre la poésie et la page comme théâtre pone plusieurs questions. Quelles interactions entre le visuel et l'auditif ? Le visuel, transcription ? La poésie, spectacle ? Oui, si le spectacle est l'actualisation, dans un lieu, du subjectif, et la poésie l'aventure du sujet transsujet dans le langage. La poésie : théâtre de la voix. Le subjectif y est pluriel. Mais si spectacle, théâtre impliquent ce sans quoi il n'y a pas dé théâtre réel (situation scénique, mouvement des corps), la poésie est un anti-théâtre : la situation, l'action, le corps y sont inscrits dans le texte, non le texte dans la situation, dans l'action, dans les corps. lS. Jacques Roubaud, « Notes sur l'évolution récente de la prosodie (1960-1974) •• Action poétiqNt 62, juin 197S, p. 50. Sur l'imponance de la typographie dans la poésie moderne, liée à une désoralisation,Roubaud ajoute : « J'ai mis l'accent sur la disposition du vers dans la page imprimée comme caractéristique du vers libre commun; cette manifestation matérielle de l'unité métrique qui n'est pratiquement plus jamais dans notre tradition poétique (au moins jusqu'à date très récente) purement orale de conception ni de transmission est devenue il me semble indispensable à son existence même; en l'absence d'un décompte et de la rime il n'est guère plus possible sans une marque écrite d'identifi« une frontière de vers •• dans Action poitiq•t 69, avril 1977, p. 23. ESPACES DU RYTHME 309 Question aussi des relations entre la syntaxe et l'espace de la page. La poésie moderne, depuis le « vers libre ,., dans le « dialogue ,. entre le formé et l'inconnu, matérialisé par le blanc, étant allée de plus en plus du formé à l'inconnu, en est venue à tenir les deux bouts de la page avec de moins en moins de moyens. Comme si, corrélativement, se mesurait l'ambition à la réduction du texte. Jusqu'à une inversion quantitative en faveur du blanc. Ce n'est plus le langage qui figure, mais le non-langage. La densité du blanc devient la figure d'une métaphysique du langage, contre le langage, tenu pour l'obstacle qu'on sait à la communion, vers le silence, figuré par le blanc. Fin du langage, sa perfection. L'intimité directe avec les choses, possession tacite d'un secret. Les rares mots y tiennent lieu du cri, ou de l'oracle. Et un cri n'a pas de syntaxe. Est-il langage, même, discours ? Sa non-syntaxe est en fait la prédominance de l'infinitif, du nom abstrait, ou concret désitué, (en phrase nominale), ou du il ()'Absent, le Caché) et comme disait Apollinaire, du « style télégraphique ,._ Question inverse : une telle non-syntaxe est-elle nécessairement un cri, ou un oracle ? L'attente dans la prédominance du blanc mène à un « message ,. élusif, ambition-déception où l'avantage du silence tourne d'avance au bénéfice de la « poésie ,., puisque la poésie est ici le porche d'une métaphysique triomphante. L 'intratypographie Une rhétorique de l'anti-rhétorique s'est constituée, répandue. C'est une vulgate typographique-poétique. J'appelle intratypographiel'ensemble des effets qui tiennent essentiellement au visuel en pratiquant un dualisme du visuel et de l'auditif tel qu'ils sont désoralisés : inaudibles pour la plupart. Dans le paradoxe d'une visée contre la métaphysique du signe (le logocentrisme), ces pratiques, dressées contre le primat du signifié, du linéaire, refont le dualisme. Homologues de l'intrasignifiance,production de sens par le jeu des signifiants sur eux-mêmes, pris comme jeu de la langue, sans sujet ni histoire ni discours. Les typographismes, dénominateurs communs de discours divers, étendent le fragmentaire au corps typographique du mot. Le fragmentaire comme drame de la pensée, de l'écriture, s'étend alors de l'authentique à sa modélisation. Ses éléments les plus fréquents, que j'analyse plus loin, sont : la ligne coupant un mot en dehors de sa syllabation, effet non prononçable, qu'il en sorte un sens nouveau ou non, outre l'effet d'interruption; la majuscule en fin de vers, en fin de mot ou au milieu, ou distribuée sans 310 CRfflQUE DU RYTHME rapport avec un début de phrase; les parenthèses ouvertes non refermées, ou fermées sans être ouvertes; les parenthèses doubles, multiples, enchâssées, déjà chez Raymond Roussel dans No"velles impressionsd'Afrique; le mélange des types de caractères (italiques, romain, petites capitales) et des corps; )'occupation irrégulière, ou en figures, de la page. Le jeu avec les caractères, la ponctuation, la disposition en fait des métasignes. Une incohérence syntaxique peut être un mime. La disposition transpose spatialement ce mime. Un récit est un récit du temps. Il se déroule. Tout récit sombré, le temps cède à l'espace. Au discours, de quelque chose, de quelqu'un, - la chaîne, la continuité-discontinuité. Au poème non-discours, ou au texte (romanesque, philosophique) qui identifie discours et logocentrisme, - le refus du discours, du métalangage, le discontinu seul, et le mime. Refuser le discours mène à faire un métadiscours : le vœu de discontinuité se prenant lui-même pour objet fond la linéarité, le sujet unitaire dans une même disparition élocutoire. Se produire lui est un reproduire. Mais on ne peut pas aborder les stratégies typographiques actuelles sans y repérer les dérives de recherches fondamentales, diversement orientées, celles de Mallarmé, de Claudel, d'Apollinaire, de Reverdy. DérifJesd11bltmc Les dérives du blanc ont des historicités différentes. Même si des rencontres ont pu produire un effet global de modernité. La modernité n'est pas une confusion ni une convergence d'effets. Leurs visées, leurs implications peuvent plus que diverger. D'où la nécessité de quelques repérages. Le blanc de Claudel n'est pas celui de Mallarmé. Mallarmé dérythme le blanc en ce sens qu'il dresse une construction antiphysique, où deux termes s'opposent, paradigmes constants, celui du théâtre, celui de l'Idée. L'en-tête d'lgitur, « Ce conte s'adresse à l'intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même », se continue dans la préface à Un coupde désjamais n'abolirale hasard : ce sont les « subdivisions prismatiques de l'Idée », plus loin )'« emploi à nu de la pensée •· Le théâtre s'y oppose au récit, qui est identifié au linéaire (logique de la ligne et ligne logique), « on évite Je récit ». Mise en scèney équivaut à simultanéitévisuelle, dans l'association « mise en scène spirituelle • et « vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité comme l'est autre part le Vers ou ligne parfaite ». Toute distance sur la page est donc mentale : « distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux •· Ce qui se joue sur ce théâtre est la« lucidité • (La musique et les lettres,Pléiade, p. 649). La musique, figurée par la « participation •• ne réalisepas ce qui est ici ESPACES DU RYTHME 311 mentalisé. Au point que les deux paradigmes du théâtre et de l'Idée fusionnaient dans l'équation des notes d'lgitur : « Théâtre ==idée » (Pléiade, p. 429) que prolonge « héros .., hymne•· Hymne et a,/te font une série homogène. Par ce théâtre de l'Idée, « dont les représentations seront le vrai culte moderne • (Pléiade, p. 875), Mallarmé lie le rythme de la page à un ensemble métaphysique-cosmique : « L'explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode • (lettre-autobiographie à Verlaine, du 16 novembre 1885, Pléiade, p. 663). Sa pratique est continue à sa réflexion : « je demande pardon de mettre à nu les vieux ressorts sacrés... • (Notes de 1869, Pléiade, p. 855). La métaphysique occidentale du signe, tout entière, s'énonce strictement dans l'avant-dire au Traité du verbe de René Ghil : « Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets » (Pléiade, p. 857). Cette métaphysique du signe fait du vers - du poème l'anti-arbitraire, le recours, et retour à la nature, l'arbitraire étant compris comme hasard : « niant, d'un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l'artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité • (Pléiade, p. 858). L'un des termes de cette cohérence, et le mode même de ce dire, qui est inscrit chez les participants du sacré ou du divin - par delà les différences entre les discours, poétique ou philosophique, de Mallarmé à Hegel ou Husserl-, est l'orgueil, que mentionnait Jules Huret dans son enquête, « un immarcescible orgueil, planant au-dessus de tout, un orgueil de dieu ou d'illuminé • (Pléiade, p. 866). Le contact avec le sacré sacralise le langage, tous les aspects du langage, l'émetteur, le texte, le Livre, et la typographie, puisqu'elle réalise, par une motivation graphique, ce théâtre-idée : « le monde est fait pour aboutir à un beau livre •· (Pléiade, p. 872). La page est ce veau d'or. Cette sacralisation continue de faire des dieux. La mise en page, le dire, l'orgueil sont leur démarche visible parmi nous. Théurges moins l'aventure, qui fut celle seulement de Mallarmé. Moutons de ce Panurge. D'espace mental, chez Mallarmé, le blanc devient rythme, chez Claudel. Rien, là, qui répète Mallarmé. Une figuration qui tient à la réflexion sur le temps, dans son Art poétique. C'est d'abord le blanc du travail sur la syntaxe et sur le mot, dans les premières versions de Tête d'or et de La Ville. La Ville, acte I, Angèle : 312 ClllTIQUE DU RYTHME « Celle-là même que je te donnerai. Mais appelle L éon. Pourquoi ne parlent-ils pas ? • - «l'« essai d'un style qui a avorté •• comme il notait en 192716• Puis c'est le blanc intérieur à la ligne, entre des mots ou dans les mots, blanc des Cent phrases pour éventails, en 1926. Ce blanc ne se rencontre pas, sauf erreur, dans les versets de Claudel, mais dans les vers courts, dans quelques poèmes de 1942, 1943. Ce blanc idéogrammatise. Il tient aussi à une réflexion sur la syntaxe. Il ne mime pas un théâtre de l'idée, mais une impression, une nature, une durée. La préface de 1941 des Cent phrases pour éventails l'explicite : « et voici, de quelques mots, débarrassés du harnais de la syntaxe et rejoints à travers le blanc par leur seule simultanéité, une phrase faite de rapports • (Œuvre poétique, Pléiade, p. 699) et « Laissons à chaque mot, qu'il soit fait d'un seul ou de plusieurs vocables, à chaque proposition verbale, l'espace - le temps - nécessaire à sa pleine sonorité, à sa dilatation dans le blanc. [... ] Substituons à la ligne uniforme un libre ébat au sein de la deuxième dimension ! • (ibid., p. 701). Plus particulièrement une note, non datée, insiste sur la lenteur : « On a voulu que dans la disposition des lignes et des mots, par l'interposition des blancs, par le suspens dans le vide des consonnes muettes, des points et des accents, la collaboration de la méditation et de l'expression, du sens, de la voix, du rêve, du souvenir, de l'écriture et de la pensée, la vibration intellectuelle de chaque mot ou de la partie essentielle de chaque mot devînt perceptible à un lecteur patient qui déchiffrera chaque texte l'un après l'autre avec lenteur, comme on déguste une petite tasse de thé brûlant • (ibid., p. 1150). Toute la pratique et la réflexion de Claudel situent sa typographie dans sa poétique. Imitation présente du monde, théâtre qui est l'extension, à la page, du drame ou des mouvements de la subjectivité. Il me semble que, contrairement aux clichés qu'on se passe, concernant les calligrammes, la poétique d'Apollinaire est une poétique historique. Ses recherches typographiques de figuration, facilement rejetées comme telles aujourd'hui, le sont d'autant plus sommairement qu'elles sont isolées de leur langage, qui était à la fois une pratique et une réflexion17 • La poétique d'Apollinaire est historique en ce qu'elle n'imite pas la nature. Supprimer la ponctuation dans Alcoolsest une antitradition, vers un rythme, vers la spécificité d'un mode de signifier. Dès la Réponse à une enquête, de septembre 1906, il est partisan d'un art « aussi éloigné que possible de la nature avec laquelle il ne doit avoir rien de commun •. 16. Cité dans Claudel, LA Vilh, éd. critique par Jacques Petit, Mercure de France, 1967, p. 129. 17. Le groupe Mu y voit un « iconisme servile •• Rhltoriq•~ de L, ~. p. 263. ESPACES DU RYTHME 313 Au contraire de la métaphysique de l'origine qu'impliquent l'expressionnisme allemand et le futurisme - Gottfried Benn, fondant ensemble les mots et les choses, appelait à un « langage qui vole en éclats pour faire voler en éclats le monde 18 ,. - les formules du manifeste-synthèse L'Antitradition futuriste, en juin 1913, ambiguës par rapport à Marinetti, partiellement dérisoires (suppression « des maisons ») sont historiques et non métaphysiques. Dans la série DESTRUCTION, Apollinaire supprime non la syntaxe, mais les « syntaxes déjà condamnéespar l'usagedans toutes les langues ». La plupart des suppressions s'opposent à la linéarité du sens, ce que manifeste aussi la « SUPPRESSION DE L'HISTOIRE ». C'est un statut culturel de l'agression contre l'ancien. De même chez Maïakovski. Suppression « de la copie en art ». Les propositions constructives identifient renouvellement et rythme : « Techniques sans cesse renouf.leléesou rythmes ». Il y a chez Apollinaire une critique, dont la lucidité reste pertinente, des mots en liberté favorisant le descriptif, dans sa chronique « Nos amis les futuristes » des Soiréesde Paris (15 février 1914) - bien qu'il n'y voie que procédés sans implication métaphysique. Apollinaire s'en éloigne encore plus dans l'Esprit nouf.leauet les poètes, en 1917, rejetant le «décoratif» autant que l'« impressionniste », pour partir de la « vie ». Comme Maïakovski contre le formalisme. Une poétique étant une cohérence théorique-pratique, il n'est pas surprenant de voir Apollinaire tenir à la spécificité des langues (et à la spécificité littéraire, culturelle, nationale) contre la notion de langue universelle (dans un article de la revue Pan, en mars 1909), notion caractéristique de la métaphysique du langage. Dans cet ensemble, les calligrammes sont des expansions dans l'espace, des vectorisatons dynamiques actualisant graphiquement le dire. Faisant du visuel une dimension de la signification. Les poèmes figurés de Calligrammes se situent alors comme une esthétique de l'éclatement, - six sur vingt-deux irradient à partir d'un centre, en soleil, - programmée comme telle, d'où sans doute qu'elle donne son titre au livre, alors que les poèmes-conversations ou les poèmesprophéties ne sont pas figuratifs. Le figuratif y est ludique, plus que mimétique, malgré l'apparence. L'espace de la page renvoie le poème au multiple du monde, à la simultanéité culturelle et physique, à travers tel objet représenté. Ce sont les mots, non les blancs, qui font l'espace. Mais dans l'imitation, çà et là, qui en a eu cours, le calligramme, comme la bouteille de Rabelais, est pur mime du monde par les mots. 18. Cité dans I ionel Ri~hard, Expremonmstes111/e,mands, Maspéro, 1974, p. 12. Voir plus loin au chapitre Prose,poisil!la section • Poétique et politique de l'image •• oil j'analyse la méiaphy,ique du langage impliquée par le_futurim1e. 314 CRITIQUE DU RYTHME La typographie de Reverdy reprlsmte un passage qui lui est propre d'une poétique historique, à travers un rejet de l'histoire, vers le divin et la métaphysique du langage, correspondant d'ailleurs à un abandon graduel des premières recherches. Sa poétique part de l'histoire, comme celle d'Apollinaire, en cc qu'elle fait la poésie « dans l'homme », • pas dans les choses19 ». Il met la poésie dans la « lutte contre le réel tel qu'il est • (E., 62), - « La poésie n'est pas dans l'objet, elle est dans le sujet » (1938 - E., 129). En termes voisins de ceux d'Apollinaire, Reverdy, à propos du cubisme, parle d'un« art de création et non de reproduction ou d'intcrprétation 20 ». Dans la même cohérence, il s'opposait en 1919 au futurisme : « Ne pas confondre esprit libre et mots en liberté • (N.S., 105). La typographie de Reverdy ne fait pas une poésie« cubiste•· C'est le cubisme qui est une • poésie plastique ». Poésie et typographie liées, anti-linéaircs : • écrire n'est pas forcément raconter • (N.S., 42). Anti-représentatives : « Une œuvre d'art ne peut se contenter d'être une représentation; elle doit être une présentation • (1918 N.S., 133), par la prépondérance de ce que Reverdy appelle des « moyens littéraires » (N.S., 56), de l'écrit, - du visuel : « le propre d'une œuvre d'art littéraire est de ne pouvoir être conçue et réalisée autrement qu'écrite • (N.S., 53-54). Reverdy, opposant l'œuvre à la nature, rejette les calligrammes d' Apolinaire comme imitation, faisant du blanc un rythme visualisé : « Tandis que d'autres pratiquaient des dispositions typographiques dont les formes plastiques introduisaient en littérature un élément étranger, apportant d'ailleurs une difficulté de lecture déplorable, je me créais une disposition dont la raison d'être purement littéraire était la nouveauté des rythmes, une indication plus claire pour la lecture, enfin une ponctuation nouvelle, l'ancienne ayant peu à peu disparu par inutilité de mes poèmes. Cette disposition répondait en même temps au besoin de remplir par l'ensemble nouveau la page qui choquait l'œil depuis que les poèmes en vers libres en avaient fait un cadre asymétriquement rempli [... ] » (1919- N.S., 122). Ce sont les « carrés • des Quelques poèmes de 1916, généralisés dans La lucarne ovale. Ces « dispositions typographiques nouvelles » sont liées à la suppression de la ponctuation. Reverdy établit une corrélation nécessaire entre la ponctuation, la typographie et le caractère, la structure même du texte. La typographie nouvelle est « un ordre supérieur qui apporte une clarté nouvelle et ne peut se concilier qu'à des œuvres simples et d'une grande p11rcté» (N.S., 62), alors que la 19. P. Reverdy, Cerre émotion 4ppelée poésie, Ecriu sur la poEsie (1932-1960) Flammarion, 1974, p. S6. Abttgé en E. 20. P. Reverdy, Nord-Sud, Self-Defenœ et autres Ecrits sur l'an et la poEsie (1917-1926), Flammarion, 1975, p. 17. Abrégé en N.S ESPACES DU RYTHME 315 ponctuation normale va aux « œuvres de forme ancienne et de composition compacte •· La typographie, comme la syntaxe, est subjective : « on n'imite pas plus la syntaxe de quelqu'un qu'on n'imite son art• et« La syntaxe est un moyen de création littéraire. C'est une disposition de mots - et une disposition typographique adéquate est légitime21 •· Ainsi la typographie est intrinsèquement liée à une syntaxe. Toutes deux inimitables. On ne peut donc plus que les imiter, ou se trouver ailleurs. La typographie de Reverdy, carrés, créneaux, alignements selon un ou deux axes verticaux, est l'imposition d'une statique, d'un équilibre, au désordre. Il s'agit d'« équilibrer les blancs • disait Reverdy22, par des poèmes« carrés, construits, comme des blocs • (V.T., 176), et, en 1917, « c'est de cet équilibre que doit jaillir l'impression de beauté • (N.S., 58). Aragon parlait des« contrepoids du balancier" », à propos de cette typographie axiale. Tout se passe comme si la typographie (la syntaxe, le poème) doit fixer, régler le drame : « Car la poésie, même la plus calme en apparence est toujours le véritable drame de l'âme • (1924 - N.S., 204). Cette statique requise est conçue comme la condition même de l'art : « L'art durable ne saurait être que statique24 •· « Une œuvre d'art est un équilibre de forces, de formes, de valeurs, d'idées, de lignes, d'images, de couleurs • (G., 46), et « L'œuvre d'art lutte contre le déséquilibre du mouvement• (ibid.). Le propre du poème, pour Reverdy, est spécifié par le statique, par rapport à la prose du roman : « Le poète est maçon, il ajuste des pierres, le prosateur cimentier, il coule du béton 25 », et« Le poète est statique - le romancier dynamique et mouvant• (l., 133). Cette typographie Reverdy n'est pas séparable d'une recherche qui ne vise qu'à arrêter le mouvement. Même les images sont représentées, dans Le Gant de crin, comme des « cristaux déposés après l'effervescent contact de l'esprit avec la réalité •· Typographie d'une syntaxe, - la répétition, rapprochée, fréquente, de structUres identiques (sujet• verbe-complément) qui montrent et font la monotonie. Typographie anti-drame - qui représente le conflit même qu'elle immobilise. La typographie du Voleurde Talan et des Ardoisesdu toit s'opposait aux « dents de scie • du vers libre, disposant des carrés brefs, rythmés 21. • est légitime • dans N.S., 82; • et légitime • dans P/11ptirtd11tmzps, poèmes 1915-1922, Flammarion, 1967, p. 414. Abrigé en P.T. 22. P. Reverdy, u wk11r de T•lan, roman, Flammarion, 1967, p. 167. Abrigé en V.T. 23. En 1918, repris dans le MeTCNre de Frtince, .. Pierre Reverdy ., janvier 1962, p. 24. 24. P. Reverdy, gtint de crin, notes, Flammarion, 1968, p. 29. Le livre est de 1927. Abrégé en G. 25. P. Reverdy, lwre 1k mon bord (1930-1936), Mercure de France, 1948. Abrégé en L. u u 316 CRITIQUE DU RYTHME prose, souvent un groupe verbal, isolés sur la page, en corps gras, pour séparer des sections de pages « en créneaux ,. - toute linéarité du récit brisée. La prose, du point de vue métrique, et la disposition de prose, apparaissent comme une visée de la poésie. Rien de plus que la chose à dire. Puis dès La guitare endormie, la disposition commune du vers libre reparaît, se généralise. De plus en plus, des rimes, (surtout pauvres), plates ou croisées, en fin de poème et puis de part en partla rime est insistante dès Les Ardoisesdu toit - ramènent les signaux que la typographie plastique avait rendus inutiles, en même temps que la métrique, l'alexandrin, en masse, même s'il est typographiquement segmenté. Le poème et sa typographie visaient à « fixer le lyrisme de la réalité ,. (G., 15), la forme-poème contre l'inconnu, l'ordre - il n'en reste que des débris - contre le désordre. D'où le sens psychologique, au bord du mysticisme, que Reverdy donne au rythme : « La valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée; c'est à son rythme que circule le sang qui lui donne la vie ,. (G., 41). La typographie plastique de Reverdy n'est pas séparable du dire fasciné par la fin du monde, où le Christ et la Croix s'esquissent dès Les Ardoises du toit. Solesmes et Dieu y sont un « mur de contre-fort » (G., 202) contre l'« affreux désert» du monde. Plus tard, la peur se dit par l'inclusion rhétorique « La terre - la terreur ,. (L., 8). Cet ensemble récrit nécessairement la métaphysique connue du langage, contre le langage ordinaire méprisé : « L'homme normal, muet, l'homme taciturne et obscur qui jamais ne projettera hors de lui que les paroles banales des rapports quotidiens avec ses semblables paraît à l'artiste la plus triste énigme du monde » (L., 159). La motivation y dégagedes mots une nature-vérité : « Lavie est une chose grave.Il faut gravir ,. (L., 168). Mais l'écriture y fait un travail à contremétaphysique, que note Reverdy : « La parolea été donnéeà l'homme pour dissimulersapensée-puis l'écriture, pour trahir tout ce qu'aurait su cacher la parole» (L., 158). De la typographie comme défense à la conversion et à la retraite, c'est la continuité d'un vivre et d'un dire, chez Reverdy, dont on ne séparerait les « images ,. ou la typographie qu'en transformant ces moyens, qui étaient les siens, en procédés. Aucune de ces aventures typographiques n'est séparable de sa poésie, de sa poétique, de son historicité. Leurs implications et leurs conséquences sont actives dans la modernité dont elles sont les commencements. Visllldité,asocialité Il n'y a sans doute pas à s'attarder sur un type d'expériences comme celui de la poésie spatialiste, mais son schématisme même, déjà daté, ESPACES DU RYTHME 317 fournit une anthologie de la métaphysique du signe, donnée pour une nouveauté. Le visuel y dérive vers l'antisocial, l'asocial, par une asémantique. La poésie « nouvel art de l'espace ,. identifie cependant les calligrammes d'Apollinaire à une erreur ou une impasse : « dessiner avec des mots26 ». Typographie « gestuelle ,. (p. 60), « théâtre spatial ,. (p. 54) - « au seuil de l'âge spatial ,. : ce théâtre, qui invoque le mouvement, met l'espace de la page en rapport avec le grand espace entre les étoiles. De quoi est-il fait ? C'est un théâtre de la langue, et non du discours, mais d'une langue dont les signes sont réifiés, une « langue-matière ,. (p. 15) qui a rejeté la signification en se débarrassant de la communication. Par un behaviourisme sommaire, la signification y était réduite à des « réflexes ,. (p. 16). Par un même simplisme, la poésie pré-moderne est de la « prose régularisée, mécanisée » (p. 19). Le mot est identifié à la chose, métaphysique des mots en liberté, les « mots-étoiles sur la page blanche ,. (p. 130), le sens étant une « communion avec les choses ,. (p. 118) Pour le mot contre la phrase, le mot, « nom seul ,. (p. 131), mythe primitiviste, - ineptie linguistique : « Le mot n'existe qu'à l'état sauvage. La phrase est l'état de civilisation des mots » (p. 131). La " convention ,. est identifiée à la construction sujet-verbe-complément de la phrase indo-européenne, les autres structures étant sans doute libératrices par leur exotisme, particulièrement, bien sûr, celle du chinois. Créer « une poésie reposant sur le mot ,. (p. 28) entre ainsi dans un projet libérateur de l'individu, puisque la phrase-la culture-la société sont aliénantes. L'individu seul, le mot seul, -ces deux fictions se révèlent un même paradigme, qui sacralise le Moi unique par l'écriture. Seul est sauvé, selon ce mythe, l'écrivain. Sauvé par la réaction anticulturelle : « La culture, cela signifie : faire entrer l'énorme mémoire collective dans une seule tête, menaçant ainsi de la tuer ,. (p. 93). On vérifie ici une fois de plus qu'une poésie, et une théorie de la poésie, font l'épreuve d'une théorie de la société, et du SUJet. Pour la lettre contre le mot, prolongeant la métaphysique antilangage du lettrisme, la poésie spatialiste se tourne vers Schwitters, qui « se mit à ne travailler qu'avec les lettres » (p. 62), mais en peinture. La lettre est une « réduction-purification ,. (p. 96) du sens et du social : « Les lettres nous permettent de "court-circuiter• l'expression sociale, par une multiplication et une diffusion des traces » (p. 88). 26. Pierre Garnier, SpatiA/isme et poésie conCTètr, Gallimard, 1968, p. S8. Lei réftrences qi.i suivent ne donnent qut les paies. 318 CRITIQUE DU RYTHME Dessinant, lui, avec des lettres, le poème mécanique, « créé avec les lettres de la machine à écrire • (p. 100), vise, par sa pratique asociale, à retrouver la « spontanéité • (p. 65 ). Contre la langue, contre les langues, « la langue bavarde, la langue-bruit-de-fond • (p. 121), les langues nationales conçues comme des « catégories réactionnaires, rompant les communications • (p. 116), forteresses des « anciens nationalismes •, pluralité « Facteur de désunion •, l'idéologie spatialiste à l'ère spatiale continue le mythe de Babel, et reprend le remède, que rejetait Apollinaire : le « passage des langues nationales à une langue supranationale • (p. 148). Le mythe allant au mythe, cette cohérence contient celui de l'intraduisibilité : « tout vrai langage est intraduisible • (p. 121); celui des âges de l'humanité, le spatialisme étant préparé dès le XVIII• siècle, « date de l'un des passages de l'humanité à l'âge adulte • (p. 126), que corse le mythe du« sens de l'évolution,. (p. 173). Pour le cosmos contre l'histoire, contre le discours, l'anthologie spatialiste énonce : « Le cosmos est un beau poème concret • (p. 38). En perdant le sémantique, « nous entrons dans le fonctionnement cosmique • (p. 118), par l'effacement du sujet vers une objectivité qui est « l'objectivation de la langue-univers • (p. 46). Un énergétisme vague ajoute ses «impulsions • pour un maniement de la page qui se réfère à la 41 Théorie de l'Information • (p. 96) et, savant, « macrosémiologie •• 41 microsémiologie •• 41 particules linguistiques • (p. 85,87), ouvre, par le cinétisme, • la poésie à une ère scientifique • (p. 125). Il proclame la fin « des religions et des mythes • (p. 180) en perpétuant celui de Babel et celui de la science. C'est la comédie moderne des barbouillés. L'espace de la page, l'espace du poème, l'espace culturel ne sont pas séparables. On ne touche pas au langage sans toucher à son espace, à sa visualité. On ne touche pas à sa visualité sans toucher à la théorie du langage. Le spatialisme sort du langage, comme le lettrisme. Révolte qu'annule son acte même. Son outrance ramasse des traits qu'on trouve ailleurs. Mais elle force à la question des rapports entre l'innovation en poésie et le fonctionnement historique du langage. D11fig11ratif"" séri« La facilité : le mime du monde. Le calligramme est un signe à la fois linguistique et extralinguistique. Depuis, le visuel joue avec le figuratif, jusqu'à la dérision. Mais la dérision ne reste-t-elle pas, ici, prise à son image ? Le visuel est devenu abstrait. Il est devenu siriel, par l• nombres. ESPACES DU RYTHME 319 Calligramme abstrait, des figures géométriques, losange ou rectangle, dans Le voyage de sainte Ursule de Paul-Louis Rossi (Gallimard, 1973, p. 39-42 et 55). Ou dans Vita nova de Claude Minière (éd. d'atelier, 1977) : un texte en forme de corne ou croissant sur la page blanche (p. 28), de grenade ou de ballon (p. 26), de triangle (p. 25). Par une transgression plus grande du lisible, figuration de la page déchirée en croix ou panagée en une sone de sablier, p. 20, toute imprimée (les panies intérieures en italiques, extérieures en romain) deux discours présentent leur discontinuité. Les débuts et les fins de lignes, qui interrompent les mots par le jeu du calculé et de l'aléatoire, les rognent et les enchâssent. Ce dont j'extrais les deux premières lignes d'une page (p. 19), où deux zigzags symétriques isolent une figure centrale : et d'une co onner l'aspe une surprise alor mposition ty que le paysage commen pographique I La dérision du calligramme, tournant dans le figuratif qu'elle expose, fait par exemple cenains poèmes de J.Fr. Bory. Dans L'énergumène 6-7, juin 1975, p. 111, la pièce intitulée angoisse 3 est faite du mot maman répété indéfiniment et constituant un trou de serrure sur le blanc de la page. Dans le poème lépreux (p. 114), le mot lèpre répété sur toute la page est rongé par trois blancs en forme de taches irrégulières. Une autre expressivité, non parodique, fait la• calligraphie sonore » de Massin, sur Délire à deux d'Ionesco (Gallimard, 1966). Elle réalise une• mise en scène typographique•• en transcrivant la voix et les sons « à l'aide d'une typographie modulée et de taches ou accidents graphiques divers », italiques pour la voix de femme, romain pour la voix d'homme. Les formes et les déformations du corps des lettres jouent le théâtre du langage. Mais il n'est pas fortuit que ce théâtre, ou transposition du théâtre en typographie, soit comique. Le blanc claudélien, systématisé, est devenu un blanc sériel, la typographie d'une sérialisation de l'écriture, par l'expérience oulipienne. Le sériel suppose une règle. La régie d'un principe numérique quelconque, répété, installe dans le langage une mathématisation. Elle insère, dans le désordre de l'histoire, le cosmique. L'ordre. Ce qu'illustre, exemplairement, Jacques Roubaud avec le tankti, 5.7.5.7.7, pour le nombre de syllabes séparées par un blanc (quel que soit le rappon au découpa&e des mots), pour le nombre de vers séparés par un interligne, pour le nombre de poèmes groupés en sections, patron numérique de Trente et un au cube (Gallimard, 1973) en pa&es longues repliées. Du Japon, haï-kaï ou dodoïtsu, Claudel retenait une vision-écoute, un dire par la typographie. Roubaud y prend une combinatoire numérique. Il me semble qu'une double question, par là, se pose : une combinatoire est-elle un principe d'engendrement ? ce 320 ClllTIQUE DU RYTHME que ne dit pas « génératif », au sens strictement linguistique du terme, ou est-elle un principe d'ordre ? Une combinatoire dans la pratique du langage n'a-t-elle aucune implication théorique ? Ni la théorie, ni la métaphysique ne sont une spécialité (sinon dans un sens étroit, commode pour l'empirisme). Partout actives, comme le politique, ou l'inconscient, d'être déniées ne les gêne guère. La dénégation même de la part métaphysique est métaphysique. L'ordination par le nombre postule une croyance à l'effet du nombre, qui suffit à restituer la forme aristotélicienne. S'il y a un pouvoir ordinateur du 5.7.5.7.7, ce pouvoir est-il un sens ? un mode de signifier ? est-il asémantique ? et s'il n'a pas de sens, s'il n'est pas un sens, qu'est-il ? S'il est un procédé d'engendrement, une formule générative, ne cède-t-il pas à la motivation de son propre terme, comme la grammaire générative ? Il est alors conduit à faire entrer, non seulement le cosmique dans l'ordre historique du langage, mais de plus en plus l'intertexte dans le texte, engendrement par le multitexte culturel - effacement du sujet qui est un artefact de la méthode. Problème poétique. C'est-à-dire aussi de politique du discours, et du sujet. A contre-le~ l'tmti-ttrbitr11ire Le rapport entre mot et ligne rompu, l'intégrité typographique du mot défaite appartiennent à un ensemble qui traite le langage comme un objet, comme des formes. Cet ensemble ressortit à un refus ou rejet de l'arbitraire du signe, du radicalement historique. C'est une pratique multiple, sue ou insue, de la métaphysique de l'origine dans le langage. Le figuratif n'est qu'un de ses modes. Sa visée est un statut réaliste du langagequi attribue un pouvoir à la typographie, à la page, un pouvoir sur la signifiance et sur le sens. Et il est vrai qu'un pouvoir (allusif, etc.) du visuel est réel, empiriquement, dans la propagande, la publicité ... Mais il ne s'agit pas de ce pouvoir. Un trait singulier de la modernité est que, panant ou non de l'empirique, une pan importante de la poésie moderne s'est développie, à contre-linguistique c'est-à-dire à contre-histoire, vers une pratique réalistede la matérialité des lettres. Redevenant à son insu les Belles-Lettres. La « poésie ,. représente alors, même s'il est déplaisant de l'admettre, un élément de la réaction irrationaliste, resacralisante, dans la crise contemporaine de la rationalité. Ce n'est pas hasard que ce soient justement les poètes mystiques, symbolistes, rejoints par les futuristes dans un même messianisme apocalyptique, qui ont glorifié la révolution russe, à la fois comme le nouveau Christ et la fin du monde. Ce qui impose quelques réflexions. Dé-figurer Laconvention écrite ,. est le programme professé dans les« Leçons sur la vacance poétique ,. qui précèdent Erosénergumène, « ESPACES DU RYTHME 321 de Denis Roche (Seuil, 1968, p. 10). L'entreprise semble admettre et ne connaître rien d'autre que le conventionnalisme : « Défigurer la convention écrite c'est, en écrivant, témoigner de façon continue que la poésie est une convention (de genre) à l'intérieur d'une convention (de comm11nication)» (ibid., p. 11). Mais la convention est convoquée pour détruire la convention, laisser l'espace, « espace dynamique » (p. 14), à la seule scansion de « modes d'alternance pulsionnels » (p. 16). En rapport avec l'appel à la peinture, « des artifices à la Kandinsky (propos sur les points, les lignes, les surfaces)... » (p. 14). Le calligramme est loué pour la raison même qui déplaisait à Reverdy : il est vu comme « l'une des formes possibles de la destruction du fonctionnement poétique » (p. 15), le rythme visuel dominant, avec « l'absen~e d'intérêt quant au texte de la plupart des calligrammes » (p. 15). Ecrire vers une « Fin de la poésie parlée » utilise l'écrit contre l'écriture, le visuel pour brouiller la vue. Vers une poésie faite« ni pour être regardée ni pour être déclamée » (p. 15). Le spectacle, mais un « spectacle abusé ». L'écrire comme anti-culture, par l'anti-lecture. » (Le mécrit, Mais ce travail d'annulation de l'idéologie, de« mécuJt11re Seuil, 1972, p. 139) ne peut se faire que par un surécrire. Infinitisant l'ironie, pour ne pas être dupe de l'illusion de n'être pas dupe ... Le spectacle ressemble à celui du vers régulier : des séries d'alexandrins. Majuscules initiales, douze syllabes souvent, - mais à la condition d'une scansion mécanique, hyperscolaire, des e muets. La fin du vers dément le début. En fait, des lignes non métriques. L'inachevé des phrases, des mots, )'entremêlé des phrases font, non pas l'écriture du fragment mais celle du débris. L'intérêt de l'« absence d'intérêt quant au texte », quelconqueries érotiques calculées, passe au corpsdu texte (érotisé-adoré), majuscules en fin de ligne, imitations typographiques du brouillon écrit. La typographie est une métatypographie. Le texte, insuivable, suit un titre qui, selon la dérision dada pour les titres de tableaux, joue la déception, non la redondance : « Poème en forme de calligramme ,. (Éros... , p. 105), qui n'est pas en forme de calligramme. L'une_des sections d' Érosénergumènes'intitule « Théâtre des agissements d'Eros •· La page de Denis Roche est un antithéâtre. Elle pousse l'antireprésentation jusqu'à être elle-même en représentation. Le faux conventionnel est devenu un genre. Le douze syllabique, non métrique, qui y domine, y découpe procustement le discours. Dans Le fil(s) perdu, de Jean Ristat (Gallimard, 1974), intitulé « tragi-comédie », au hasard le début de la p. 12 : Brasement l'antre divin à ses coups bas cé Der entrer dans le théâtre ou sortir mais jou Ir enchaîné sur la roue du soleil ou[ ... ] 322 CRmQUE DU RYTHME Le démarcatif fin-de-vers n'est sunout plus fin de phrase ou de mot. Où se signe un écrire d'écrire contre l'écrire. Claudel, dès 1925, dans Réflexionset propositionssur le wrs français, avait reconnu, sinon systématisé, cet effet, parlant d'une • espèce d'hémorragie du sens inclus. Si par exemple au lieu d'écrire : La Clo-che, j'écris la C-loche [... ] Voilà le lecteur à qui on met sur les bras ce corps mutilé et tressautantet qui est obligé d'en prendre charge jusqu'à ce qu'il ait trouvé le moyen de recoller cet Osiris typographique». L'iconoclaste se voit dionysiaque. Mais s'il détruit, par sa parodie, la convention, sa rigueur laisse intacte, paradoxalement, ce qu'elle détruit. Car la convention, autant que la destruction de la convention, présupposent une commune métaphysique, celle de la nature contrairement à ce que les mots peuvent prêter à croire, qui les opposent. La destruction de la convention reste dans la conventjonnature comme la subversion dans l'ordre et l'anarchisme dans l'Etat. Libration sur place et clair de lune. L'art du trompe-l'œil. C'est que son premier et son dernier est de croireà la typographie. Croire à la typographie confond matérialité et matérialisme. Pour montrer le rejet du code, on se bloque dans la réalité de la lettre. Mais quelle est la réalité de la typographie ? La typographie est d'un même mouvement prise pour le signe et pour le réel extralinguistique. Elle réalise la confusion (futuriste, entre autres) du mot et de la chose. La lune des classes s'ajoutant au psychanalysme libertaire, la subversion des lettres croit qu'elle a touché à l'ordre humaniste, à l'unité petite-bourgeoise du sujet. La même ancienne illusion confondait la révolution poétique et la révolution politique. Sans parler de cene présupposition qu'il y ait ici toujours, à travers la surenchère, révolution poétique. Un certain usage de la typographie, renvoyant tout autre à une rationalité de la représentation (linéaire), s'avance avec l'orgueil-terreur des propriétaires de la vérité. Mais le réalisme typographique inscrit sur la page sa dédialectisation spécifique du langage et de l'histoire. Typographie d'une crise du sens. Son opposition semble lui tenir lieu de théorie et de pratique du sens. Aussi sa progression ne semble-t-elle pouvoir tenir qu'en un retrait-rétrécissement vers sa propre sacralisation. Dans la diversité des tentatives typographiques actuelles plusieurs orientations se discernent, mêlées mais distinctes, variant selon les poétiques. Dérives de l'excès, de la pluralisation, de l'infinitisation. ESPACES DU RYTHME 323 L'excès La ponctuation est excédée, outrée, bouleversée. La ruine par la surenchère. Les parenthèses enchâssées de R. Roussel. Les variantes, qui en sont sorties, pullulent. C'est la multiplication des majuscules, des deux points et des points, en initiale et en finale comme le point d'interrogation en espagnol. Exemple bref isolé sur la pa&e27 : : « Revint Fut Ce Qui Ne Vint ,. : .Parole d' Ange. Chaque fois la typographie de ce poème : la majuscule y montre l'expansion du sacré, l'approche du divin. Le livre annonce, en première et dernière page : • RIDEAU •· La page vire au lapidaire. Elle généralise la majuscule de divinité des textes sacrés : « Voici que j'écris ceci : sur Son Corps. Et que je Le fais être] ,. (ibid., p. 79). Parmi les autres termes de la cohérence poétique : la motivation du genre, - la grammaire est féminisée (p. 155); le mot est réifié : « la Mort, de Ses quatre Lettres me ronge,. (p. 163). Archaïsmes de rigueur : « Et Prophétie d'icelui ,. (p. 30). Que devient le poème s'il est l'écriture d'une croyance, s'il s'identifie à une croyance, au discours d'un mythe ? Où est le poème, spécifiquement ? ' Parenthèses uniquement ouvertes, blancs intérieurs dans l'italiquepoème, par rapport au romain où reparaît la syntagmatique de « prose •• et la ponctuation habituelle, figure de la linéarité, dans Les balconsde Babel, de Gérard Macé (Gallimard, 1977). Ou, entre des exemples qui s'anonymisent: « les tribuNaux,. (d'atelier 12-13, nov. 1976, non paginé, dans« Une translation du cauchemar•). C'est la typographie de l'aléatoire. Elle est devenue banale. Elle est le métasigne qui dit : je suis poésie, avant-garde, subversion, antilinéarité. Par la coupure antisyllabique, la coupure après un nombre fixe de lettres, par exemple quinze dans Action poétique n° 70, juillet 1977, p. 160 : AUNIMMENSENUAGE DEPOUSSIERESCOM POSEDEMILLIONSD EGRAINSDONTCHAC UNSERAITUNSOLEI [... ] Son inverse identique, par excès, est l'occupation de la ligne et de la page sans une seule interruption ni signe de ponctuation, par syntaxe nécessairement accumulative, coordination et juxtaposition, plus Gertrude Stein que Péguy, elle ne peut être qu'interrompue : « Les 27. Dominique Rouche, Hi11lq11ts cop11lts,Gallimard, 1973, p. 160. 324 CRITIQUE DU RYTHME yeux,. de Jean-Luc Parant, dans Action poétique 62, 1um 1975, p. 120-124. La midtiplicationdes liercc La typographie est une topographie. L'unité est extensible. Elle est la double page, gauche et droite à livre ouvert, à la suite d'Un coup de dés... Comme dans Dyptique de Michel Butor, dans Impassesn° 5-6, février 1977, p. 12-13. La page virtuose, dans Illustrations,de Butor (Gallimard, 1964) se répartit en lieux contrastés, au blanc prédominant. Des italiques brefs reprennent en écho des fragments en romain (Illustrations, Rencontre, p. 33-53). Des textes isolés figurent la non-communication entre des personnages (ibid., La gare SaintLazare, p. 56-77). Ou la diversité des caractères matérialise les éléments différents de la simultanéité et de la successivité, convocation considérable de lieux, de parleurs, de textes, nomination indéfiniment recommencée, bribes de phrases battues comme des cartes qui reviennent, qui deviennent refrain. Une liturgie des voyages, dans IllustrationsIll (Gallimard, 1973). Dans IllustrationsIV (Gallimard, 1976), le titre est intégré au texte comme dans Un coup de désjamais... C'est bien, comme l'avait prévu Mallarmé, un genre littéraire spécifique, un mode pluriel du récit et de la dérision, entre autres, plus que de la parodie. La page est plurielle. Par une alternance, irrégulière, en damier, de paragraphesen prose. Par exemple dans « Notes vers l'absence de soutien,. d'Alain Veinstein, dans L'énergumène 6-7, juin 1975. C'est une occupation de la page par régions autonomes croisées, dans Le voyage de Sainte-Ursule de Paul-Louis Rossi. Entrecroisement de discours distincts, de nouveau l'un en italique, l'autre en romain, leur distance accrue quand ils sont dans des langues différentes. Le « dialogue ,. de deux sortes de caractères, italiques, et romain, le plus souvent met les italiques en poème, et le romain en prose, blocs typographiques alternés comme des strophes, dans Sol .absolu de Lorand Gaspar (Gallimard, 1972). Petites capitales espacées pour un autre ton dù poème. Ou de grosses différences de corps dans les caractères, faisant jouer des rubriques et des répliques entre elles, distancent des morceaux, posés sur la page comme des restes séparés par des points de suspension entre parenthèses, dans Du dépeçagecomme de l'un des Beaux-Arts,de J.M. Michelena, William Blake&: C 0 , 1976. Typographie du fragmentaire. ESPACES DU RYTHME 325 L'inachftlé L'aléatoire travaille la ponctuation et les coupures plus que les blancs. Une autre orientation, par le blanc envahissant, opère et figure l'effacement du discours par le silence. La désyntaxisation apparaît comme la structure de l'effacement. C'est un effet du poème, dans Bouche à la terre de Claude Adelen, dans Action poétique 61, avril 1975. Dans le vers très coun, en pièces très brèves, dont le blanc est lu ponctuation-syntaxe, de Guillevic à Vargaftig, dans Treize poèmes (ibid.). Le blanc est plus imponant sur la page que le texte, comme le non-dit infiniment toujours plus grand que le- dit. C'est une performativité du blanc : la disparition élocutoire non plus du poète, mais du texte. La charge du blanc montre son ambition métaphysique. Elle tient elle aussi une cohérence entre syntaxe et idéologie. Ainsi Jean Oaive, dans Déamale blanche,Mercure de France, 1976, p. 24, entre autres exemples : mère mère mère et moi Le langage du sacré : « au commencement / je fus quatre fois » (p. 28), un emploi oraculaire des chiffres, l'annonce d'un message mystérieux « à la limite de l'énigme » (p. 55) sont l'énoncé d'une syntaxe nominale, post-mallarméenne : « pure lampe de nul livre » (p. 60). La poétique précède la poésie. Dont l'historicité est ainsi d'être une poétisation. 326 CRITIQUE DU RYTHME Cette stratégie du blanc, part visuelle d'une poétique et d'une métaphysique du langage, mène la « poésie • à un discours sur la poésie. Les mots sont mentionnés, plus qu'emp/oyés. Mots-objets, page-objet : « de chute à déchet I la main prise dans la page •· La rareté du texte montre l'extrême désir de condensation du dit, distanceeffacement du je que signifie, syntaxiquement, le recours cliché à la 3.epersonne, l' Absent, le Caché, qu'accompagnent des infinitifs « ne pas craindre • - et des phrases nominales. Par exemple, portant dès son titre sa théologique, Le travail du nom, de Claude Royet-J ournoud. éd. Maeght, 1976 : VOIS CI VOIS Cl il n'approchera pas de la chambre d'écriture Ce qui reste sur la page, l'oracle, ou le motif (au sens où Claudel le dit de Mallarmé), motif pur, intentionnel, n'est plus, par son historicité interne, que l'idéologie d'une poésie dont le blanc plus que le texte mesure l'orgueil21 . 28. Pour Jacques Roubaud, « la raréfaction de fragments d'anciens vers reconnaissables, dans le silence luxueux( ... ) achève la séparation d'avec la définition minimale du vers, 11nitiidmtifiAblt dt lignts po11rl'ail tt l'ortilk •• Lt, Vitil/,ss, d'Altundrt, p. l 87. 327 ESPACES DU RYTHME L'inachevé utilise le démarcatif de la fin de ligne pour interrompre un mot dont la suite manque. L'interruption figure, performativement, l'interruption. Comme dans Le voyage de Sainte-Ursule, de PaulLouis Rossi, p. 68 : Quand on regarde la Ville. Si l'on regarde la Vi n'est qu'une masse informe de toits de palais coupoles canaux où grouillent les ponts et les es où les nervures des ruelles et rues appara comme fibres une toile d'araignée et se mê Il est remarquable que la fin de ligne, par l'accident qui efface la fin de mot, retrouve, inversé dans son effet de sens, un rôle semblable à celui de la fin de vers. Le poème peut se terminer sur un mot inachevé : dans poèmes neufs • de Jude Stéfan, (la N.R.F., juin 1976, p. 32) « Neuf ne me parlez plus de l'amer cyet l'infini qui précède et qui suit sont figurés par le début sans majuscule et en retrait, la fin sans point final, et même sur une virgule finale : Achronique 76 de Michel Deguy, (les Cahiers du Chemin 27 avril 1976, p. 107), texte en justification étroite, italiques entre deux largeurs de marges, à syntaxe suspensive interrompue. La virgule finale performe une plus grande interruption : et, pourtant, commençantl'écrire,et de livre, ÜS,aucun, ni moi exceptéici peut-être, un souscripteur,n'a pas en vue et en compte ce qui vient d'avoir eu lieu, l'antérioritépour notre lecture, à savoir ce rapport spécialà •soi» qu'on appellele papier,ce retirementoisif où à l'instant, comme à l'instant, comment autrement aurait-ce lieu, je, qui n'est plus ici, négligeanttout et soi, suspendantce qu'on appelle notre vie, ai pu commencerd'écrirececi,cela, Ltz page corpsmorcelé La fusion du mot à la chose s'est particularisée en fusion alléguée du mot et du corps. Pas un discours sur le corps, pas non plus les rapports pathologiques décrits par Freud, continuité des signifiants linguistiques et extralinguistiques. Mais dans le dit et le dire un commesi l'écrit était un corps, et le corps un écrit : « il terminait son corps tel un écrit29 ». Je prends comme exemple Il donc, de Danielle Collobert (Seghers29. Cl. Roytt-Joumoud, Lr RtmJmmimt, Gallimard, 1972, p. SS. 328 CRITIQUE DU RYTHME Laffont, 1976). La seule ponctuation est le tiret, entre des segments que leur syntaxe déjà sépare, infinitifs, découpages agrammaticaux, asyntagmatiques, rythme d'interruptions internes, - jamais le tiret en fin de fragment : le blanc. La ponctuation et la syntaxe y sont le dire apparent d'une « folie ,. enfermée, douloureuse, l'imitation de l'incohérence : « un corps là - non - ce corps là - celui qui frappe son visage contre le mur - peut-être - non ,. (p. 14) ou « Il donc - son souffle- l'histoire des mots - l'objet d'écrit- son rythme- comme il s'entend battre dans la parole - à fondre des mots pour s'y reconnaître le bord d'un corps peut-être ,. (p. 119). Comme dans toute la poétique du mime, une part importante du • poème ,. consiste à parler de lui-même, spéculaircmcnt. Texte imitation du corps, nécessairement à contre-arbitraire du signe. Dans le rêve de l'origine, le mot a une frontière possible avec la chose. Une frontière perdue comme le paradis, à retrouver par la poésie peut-être. La forme récente du mythe - sans parler de sa féminisation démagogique - est une psychanalysation de l'écriture : vers une frontière commune du mot et du corps. Mais dans l'historicité du langage, le mot n'a aucune frontière cammunc avec les choses. N'en a jamais eu. Cc rapport au corps mêle le plan mal connu de l'investissement oral dès le pré-langage, dont quelque chose d'hypersubjectif nous travaille à notre insu, avec le plan du langage élaboré dont l'écriture fait un portrait délibéré de l'auteur en schizophrène, morcelant les mots, les phrases, comme le corps. Peut-être le discoun est-il du corps. Par son rythme. Ce qui est autre chose. Pas les mots. Et dès le titre, Il donc, se représente une poétique, donc une linguistique, du mot. Une mimétique est une fabrication. L'authentique est le modèle qu'elle préfère. Texte : corps, c'est un des traits de la vulgate. Il est passé par les métaphores, • Faire corps avec la calligraphie », dans Compact de Maurice Roche. Idée reçue, aujourd'hier. Elle rêve d'une linguistique du corps. La page performatifJe La poésie, espace particulier de la page, opposée à la prose, apparaît comme une chose que les pratiques récentes relèguent au passé. Il y a une poétique, à prendre comme ensemble, de la typographie, où la poésie ne se distingue plus. Du discours « philosophique ,. de Derrida au discours « romanesque ,. de Maurice Roche, les catégories vieillissent par le renouvellement des discours, de leur rythme et de leur espace. Une« poétisation ,. des discours philosophiques a mené à leur pluralisation typographique. L'éclatement délibéré de la linéarité du 329 ESPACES DU RYTHME discours, du récit : la page fait ce qu'elle écrit qu'elle fait, en s'imprimant éclatée. Performative, elle mime. Elle est une image. Il n'est pas accessoire que le format du livre, pour Glas et pour lperons, les styles de Nietzsche, de Derrida, soit différent du format commun, in-octavo. Le grand format et, pour Éperon,les dessins, font de la« présentation ,. une représentation. Le livre ordinaire,comme le discours ordinaire, véhiculaire, montre par contraste son caractère d'objet transitoire, instrumental, simple porteur du texte comme le signifiant escamotable, dans la théorie classique du signe, est porteur du signifié-roi. Le livre ordinaire est l'équivalent matériel, réalisé, du conventionnalisme linguistique. Un signifiant second. Le texte, un signifié second. Peu y importent, sinon fonctionnellement, les rapports de blancs, la disposition. La présentation-représentation montre la variante nature de la métaphysique du signe : rapport naturel entre les signifiants et les signifiés. Et comme ils se ressemblent, du moins on les fait tendre à se ressembler, l'objet-livre, l'objet-page accèdent au statut de signifiants naturels seconds. Le blanc reçoit une intentionnalité. Le danger : à l'ascèse rien ne peut plus facilement ressembler que le montage. La recherche typographique fait son espace, son format. L'érosion des spécificités de discours (la différence entre un texte de philosophie et un poème) est marquée par le format, les dessins. La page de « philosophie » y ressemble plus à certains romans et poèmes qu'à la page d'une revue technique de philosophie. Une page vous montre. Elle montre par exemple le primat de l'intentionnalité : Husserl, non Saussure. Un figuratif moderne est bien issu d'Apollinaire : la « logique idéographique,., comme dit J.N. Vuarnet en postface à Compact de Maurice Roche (10-18, p. 172), une« fête typographique», écriture de prélèvements, d'entrecroisements, opéra, « théâtre en creux », (p. 176), « fragments multiples, éclats », un« kaléidoscope » (p. 180). Compact rassemble toute la poétique moderne de la typographie dans son puzzle aux caractères différents comme des motifs-personnages. La page tout entière est un idéogramme. Contrastives, mimétiques, enchâssées, les figures de position (abab, abba, etc ... ) de la rhétorique peuvent se retrouver, par unités non plus lexicales mais typographiques. Dénominateur commun : casser la linéarité. Ainsi, p. 51 : Jf une porte s'ou (vre - dans le couloir, [... ] ( ou p. 82 : 1d'une oreille à l'autre 1 330 CRfflQUE DU RYTHME ou, au bas d'une page vide, p. 84 : ......................................................................................... , D'HETE avant de m'immobiliser au milieu d'une ligne RONYMES en bas de page contre le mur où je me trouvais déjà, couché ... ; j'étais toujours au même moment, avec du temps La typographie éclatée présuppose l'identification du stns et de la linéarité-identité, présupposition qui est elle-même toute la théologique du signe, et que la linguistique a depuis longtemps dissipée. La page performative sait ce qu'elle fait, fait ce qu'elle sait. Mais pas plus. Dans son propre cercle. Performative, mais programmée. Identique à son programme, don~ idéologique à son tour. Elle est le Delly de ceux qui la consomment. Ecriture oblige. Que devient son rappon au langage, le langage pris dans son historicité, sa spécificité qui n'est pas la théologique du signe ? Son commentateur note : « En finir avec la théologie du texte, avec le règne du Sens... Seul recours : la pluralisation du message et de l'émetteur lui-même. Seule détermination, la surdétermination. Seule arme : la lettre. Seul espoir : la parodie ,. (ibid., p. 181). Il en son, puisque le sens est bloqué dans la théologie du sens, une « polygraphie asémique •· L'arbitraire est présaussurianisé : « Dans le mouvement d'une parodie sournoise et constante apparaît l'arbitraire des rapports normaux : rapports sexuels, linguistiques, monétaires ,. (p. 181). A l'arbitraire est opposé l'analogie : « tout peut se changer en tout •• vers un« paysage littéral : p(l)age où se remarquent les différentes ph(r)ases et les écrits d'une Déméter culture périodique avec ses règles ses absences et le 1rondement de ses dessous. Culture qu'il s'agit de mettre tout à fait en boîte afin qu'elle ne s'appanienne plus et ne nous appanienne pas ,. (p. 182). Mais les rapports sexuels ou monétaires sont-ils arbitraires ? Pas au sens, ni sur le plan, en tout cas, des rappons linguistiques, où l'arbitraire n'est pas le hasard ou le caprice, mais l'historicité radicale. L'analogie ne s'y oppose pas. A moins de l'identifier au préalable avec la motivation naturelle. L'analogie est une démarche exploratoire qui déborde l'anthropologie mystique du macrocosme et du microcosme d'où elle est sortie. Se fait jour ici une notion magique de l'écriture : obtenir un résultat sur le monde confiance extrême dans le langage. Agir les mots bougerait les choses ? Ce qui se donne et est reçu comme une anti-culture est au contraire, comme le montre sa métaphysique du langage, une pratique hyperculturelle pour hyperculturés. Il est remarquable que l'excès du langage, chez Beckett, passe par le flot de paroles vers le silence, à travers la page pleine. La ESPACESDU RYTHME 331 théâtralisation baroque ,. (ibid., p. 183) de Maurice Roche est comparée par J.N. Vuamet à un cancer - « Chez Roche, la parodie généralisée permet la rotation rapide d'un langage proliférant : chaque cellule devient cancer : de mots en jeux de mots, chaque séquence devient l'origine de multiples excroissances elles-mêmes susceptibles à chaque instant de devenir des origines ,. (p. 183). Le mythe de l'origine y retrouve celui de Babel, la dispersion : « Aux frontières de la cacophonie : pas de thème victorieux, pas de premier rôle, mais la dispersion des langues et des voix... ,. (p. 185). La parodie ne peut mener qu'à un tragique. La dispersion (des langues et des discours) continue d'y être mal vécue. Elle continue d'être opposée à l'unité monosémique comme faisait la théologie qu'elle pense subvertir. « En quoi la nou11elletypographie n'est pas sans analogie avec la nou11ellephilosophie: une même bascule dans une rationalité à deux termes précipite de la théologie du signe monosémique dans le pas de sens du multiple, de la raison dans la déraison, de l'espoir dans le désespoir. Fermeture du blasphème qui croit en sortir. Crise et force de la métaphysique. Le dispositif Dans Glas,une double colonne, chacune irrégulièrement dédoublée d'encarts en plus petits caractères, entrecroisant leurs continuités, leurs disjonctions, brisent et rebrisent les linéarités. C'est une talmudisation de la page, sans l'ordre mésodique du Talmud. La ponctuation est réifiée. Derrida dit, dans un entretien : • Comme des pinces ou des grues (j'ai comparé quelque part, je crois, les guillemets à des grues) qui saisissent pour dessaisir 30 ». Fausse, ou non, la signature, à la fin de Marges, exhibe le spectacle du (nom) propre. Elle joue, montrant et dissimulant à la fois. Ce qu'accroît même sa fausseté. Tout, de ce spectacle, est calculé. Vers quoi ? Derrida disait, de Glas : « machine à reproduire, à produire des effetsde lecture sous la forme de reproduction. Le dispositif est ce qu'il y a de plus facile à reproduire (par exemple le jeu des colonnes typograf hiques, la rupture de la linéarité, l'inscription des judas, etc... ) ,. 1• Il s'agit bien de I'« effet de lecture », dont Derrida énonçait le programme comme, de préférence, une négativité : « L'indispositif dans le dispositif ou comme autre dispositif, comme ce qui fait faux bond au dispositif, c'est peut-être plus intéressant,plus inévitable. S'il 30. 31. J. Derrida, J. Derrida, .. Entre crochets•• Digraphe8, avril 1976, p. 100. .. Ja, eu le faux bond •• Digraphe11, avril 1977, p. ,1. 332 CRITIQUE DU RYTHME y a des effets de lecture recherchés, ils sont là : que faut-il faire pour indisposer ? • (ibid., p. 91). La motivation, le mimétisme, leurs corollaires, toute cette métaphysique du langage est jouée comme si elle tenait lieu de l'inconscient exclu dont le conventionnalisme serait ce qui est disposé, reçu. Qui continue de présupposer l'identité entre la linéarité, le primat du signifié, la représentation, le sujet unitaire. Indisposer est du côté de l'hiéroglyphe, à la Chine. La stratégie est explicite, délibérée : « Pour cela il aura fallu calculer, aussi délibérément que possible... • (p. 93). Déconstruire« l'opposition arbitraire/ motivation • (p. 103) est donc une stratégie qui équivaut, d'abord, à conventionnaliser l'arbitraire, comme Genette dans Mimologiques: ce que montre l'expression caractéristique de « conventionnalité arbitraire • (p. 104); ensuite à virer cette déconstruction au bénéfice de la motivation, dans la métaphysique, c'est-à-dire dans la mimesis. La démarche critique se tourne plutôt, alors, vers la « confiance faite à l'instance critique ,. (p. 103). Mais sa légitimité reste immanente, le " dispositif » et I'« indispositif », les deux visages d'une même tête. La déconstruction n'est pas une « anti-philosophie ou une critique de la philosophie • (p. 119). Le polytope de la nouvelle typographie est une stratégie explicite et volontaire pour détruire la logique de l'identité, censée se trouver dans la linéarité du discours, de la phrase, du mot. Le texte produit .. détruit à jamais la spécificité, l'historicité (et la propriété) du texte en tant que texte » (Éperons,p. 8). Bien que les notes, ajoutées, n'aillent pas sans refaire ce que le néotexte était censé avoir à jamais détruit. Le polytope typographique est un polytope sémantique. L'intrasignifiance est la rhétorique spectaculaire et spéculaire qui développe .. un coup d'lgitur ,. (ibid., p. 14), « et de dés » en « coup de don », « coup dedans "• " coup de dent ,. et « coup de donc », .. coups de style ou coups de poignard ,. (p. 44). Développement étymologique, sur le style .. objet pointu ,. (p. 32). Motivation du genre grammatical, de style, nom masculin à écriture, nom féminin : " si le style était (comme le pénis serait selon Freud le prototype normal du fétiche) l'homme, l'écriture serait la femme • (p. 46). Ce sont les accessoires prévus qui lient, dans l'écriture métaphysique, par disparition du métalangage,le langage du commentateur au langage qui est déjà un mime. Se demandant s'il fallait le justifier, le présentateur d' Éperons écrit : .. Oui, s'il s'agissait - quant à leur objet - de "littérature" ou de "philosophie", à savoir, somme toute, d'un« discours». Non, ici, où le texte (l'objet) ne donne rien en dehors de soi. Parler du .. texte ,. de Derrida, ne peut revenir qu'à le redire, qu'à le prolonger. Comme dans le cas présent, justement. Où le texte, le mien, prolonge l'autre jusqu'à en répéter, épave aimantée et remémorative dans le sillon d'un navire, le souci d'un post-scriptum,. (p. 23-24). ESPACES DU RYTHME 333 Le refus, ou la dénégation plutôt, du statut de discours et de métalangage (peut-être par confusion entre le sens rhétorique et le sens linguistique de discours) montre l'impossibilité d'une théorie du discours pour cet ensemble poétique-épistémologique. C'est le même refus de la spécificité et de l'historicité. Une écriture est inséparable d'une stratégie. Ici le « dispositif• découvre l'enchaînement des identifications fantasmatiques entre texte et objet mot et chose dire et faire par lesquelles agit, sur le mode charismatique, la métaphysique de la nature. Elle a fait de la performativité un genre littérairephilosophique. L'espace typographique en est le montreur et la scène. Ven une prose du poème La typographie figurative, la typographie dada, la typographie futuriste réalisent, en homologie avec l'asyntaxe des mots en liberté, la variante métaphysique du langage qui confond le signifié et le référent. Mais le théâtre de la page dada est différent de la performativité moderne. Il multiplie les lieux, les caractères, dans tous les sens, à l'endroit, à l'envers, en diagonale : par exemple dans 391 de Picabia, ou la revue dada de Tzara. Mais il ne touche pas à la rationalité ordinaire du discours, de la phrase, à l'intégrité banale du mot. Il y ajoute des onomatopées. Ses effets sont parfois proches du décoratif. Il fait sur la page ce qu'il faisait sur scène, du chahut en haut-de-forme. La typographie surréaliste est en retrait - si c'était une avancée sur dada. Dans La révolution surréaliste et dans Le Surréalisme au service de la révolution, les textes sont surréalistes, et les illustrations, pas toutes. Mais pas la typographie, toute classique. Il n'y a pas de typographie surréaliste. Reverdy occupait l'espace autrement. Il n'est pas suivi sur ce plan. Alors qu'il l'est pour la théorie et la pratique de l'« image •· Dans Quelques-uns des mots qui jusqu'ici m'étaient my_stérieusement interdits (GLM, 1937), le découpage des lignes d'Eluard est le découpage syntaxique du vers libre que Roubaud appelleclassique : découpage conjonctif, et non disjonctif. Il y a peut-être ici quelque chose d'analogue au vers romantique, qui, dans sa période noire, frénétique, shakespearisée, mime par le très grand nombre des enjambements le descriptif, le pittoresque, les sautes du cœur, vers de l'escalier 334 CRITIQUE DU RYTHME Dérobé et des poèmes de jeunesse de Nerval. Puis Nerval abandonne les enjambements, à mesure que le poème intériorise un récit-poèmerévélation : l'alexandrin contenu des Chimères, la prose d'Aurélia. La charge de la ponctuation, dans certains vers des Chimères, visualisant un bouleversement, est autre chose. Hugo suit un autre chemin, un prosé qui inclut un vers lent et lié, dans Booz endormi. L'attention surréaliste au rêve, à l'automatisme, joue un rôle semblable d'aiguillage. Elle fait une attention au récit-poème, à la prose du poème. A la mesure de la révélation les effets de spectacle semblent diminuer. La typographie banale, l'apparence linéaire de la page, ne signifient pas plus une linéarité de la rationalité que la dissémination typographique ne signifie nécessairement un éclatement de la linéarité. Le montage-démontage peut n'être qu'une dissimulation, un comme-si. Et même si l'éclatement typographique a réussi une désintégration (du signe, de l'identité, du sujet... ), il ne fonctionne dans la modernité que comme le beau refuge anti-véhiculaire qui sait qu'il peut jouer ce jeu parce qu'autour de lui et en lui le véhiculaire continue. Il n'y a pas touché. La typographie ne fait pas, ne change pas la métaphysique du langage. Il y faut un autre travail. Mais l'inverse est vérifiable : une métaphysique du langagefait une typographie. Aussi, devant les spatialisations diverses, devant leurs ambitions déclarées, l'enjeu et la situation de l'écrire imposent de lire entre les lignes le rapport de l'espace au rythme, qui n'est pas nécessairement ce qu'il montre. Si un rythme est le sens et le fonctionnement d'un texte. C'est pourquoi, du point de vue du langage, et du poème, dans l'ici-maintenant qui est leur double historicité, d'autres pages s'ouvrent, au poème qui fait son espace. Cet espace est une prosodie et un rythme avant d'être une disposition. S'il est d'abord disposition, jeu d'espace, il est primat présupposé du cosmique apparaissant tôt ou tard. Pour que le poème ait l'espace, il faut d'abord qu'il ait le temps. Et seule sa construction comme rythme-sujet peut le lui donner. Elle n'est pas du ressort du délibéré. C'est pourquoi, aujourd'hui, la traduction compte dans le poème, et la prosaïsation dans le vers. Visant une prose du poème qui est autre chose que le poème en prose. Prose de Jacques Réda. Poèmes de Ritsos. Le nouveau y est une épopée naissante du quotidien. Le récit, le discours ne sont plus bloqués dans le linéaire ni dans le sujet psychologique. La typographie n'y est pas une forme. Mais le rythme de sa spécificité. Ce rythme peut aller de la typographie en lignes inégales, impression vers libre, au passage imprimé prose, sans effets sinon les blancs ESPACES DU RYTHME 335 intérieurs du langage, hiérarchisés ou non. Exemple, L'embrasure de Jacques Dupin (Gallimard, 1969). Passant, chez le même, à une diversification des blancs internes, occupation extensive clairsemée de la page, dans Dehors (Gallimard, 1975). Les dialogues du blanc et de la ligne, avec ou sans axe, par lignes ou par blocs. Ce sont les bribes d'un « récit • dont les décrochements typographiques sont les intermittences. Subjectif, non préformé, le poème ne peut que rejeter tout formalisme. Sa typographie peut paraître reprendre celle du vers libre, lignes inégales alignées à gauche, sans refaire l'accordaille métriquesyntaxique du vers libre, comme elle peut tenir la page sans que sa prosaïsation soit une linéarité. Libre du vers libre. Imprédictible. Sa typographie inégale est une figure de son rythme. L'allure typographique n'est plus visée comme révolution du regard. Elle est le produit improgrammable d'un bouleversement intérieur. L'allure d'un dire auditif-visuel. Pas un objet, mais le passage d'un je. Un langage « étonné •• comme écrivait Salabreuil, plutôt que « ce langage étonnant qui a cours 32 •· Ce qui est, et a toujours été, la force du poème. Sa circonstance. 32. Jean-Philippe Salabreuil,)1,1srrrero1,1r d'abîme, Gallimard, Le Chemin, 1965,p. 8. VIII SITUATIONS DU RYTHME Historicité de la voix, de l'espace typographique, le rythme doit s'analyser dans l'historicité des discours, qui met à l'épreuve celle des notions. Le rythme n'y est pas séparable d'une historicité de la syntaxe, prise dans celle de la prosodie et de la rythmique. L'idée que la modernité était le bouleversement du mètre a entraîné une volontarisation du dérythmement. La synwce paraît alors le lieu privilégié de la « vieillerie poétique •· Je ne prends ici que troix exemples, pour leur situation : Mémoire, de Rimbaud, « point ultime • de la « critique de la prosodie • dans le vers, pour Roubaud 1, et dont je n'essaie de noter que la relation entre le rythme et la nouveauté-subjectivité du discours : seul un sujet peut modifier les règles du discours par ce qu'il dit. La nouveauté alors n'y est plus seulement « 1872 », mais un opérateur d'activité, de renouvellement, peut-être indéfini. Vendémiaire,d'Apollinaire, n'est pris que pour la situation qu'il présente de l'alexandrin dans le non-alexandrin, comme un moment de son histoire. L'a:uvre de Saint-John Perse a été choisie pour le conflit qu'elle dissimule entre la nouveauté, et sa rythmique, dont il y avait lieu de démontrer qu'elle s'identifie à une métrique, et par là constitue à elle seule le plus vaste développement rhétorique jamais donné à la vieille étymologie du rythme-mer, critiquée par Benveniste. Il y aura alors à reprendre les catégories traditionnelles de prose et de poésie. 1. LI, 11ieilleue d'Alexandre, p. 32. t. Le travail du langagedans Mimoirt de Rimbaud ...lt génie, c'tst précisbntnt, ""' moins m matiirt poétiqNt, d'êtrt fuJèlt à la libmé. YVES BONNEFOY, Rimbaud par lui-mime, p. 39, éd. du Seuil, 1961. Je ne cherche ici qu'à faire converger quelques notes fragmentaires sur le travail du langage poétique d'un poème, Mémoire,de Rimbaud2• Je ne prétends pas à expliquer. j'analyse, à titre méthodologique, le travail du rythme, de la prosodie et de la syntaxe dans la production de valeurs qui font une sémantique prosodique, rythmique, syntaXique. Par là, l'historicité d'une écriture est marquée, par rapport à lasituation culturelle (la versification classique, la poésie parnassienne) d'un poème, et par rapport à l'œuvre elle-même du poète : ce poème non daté, sans doute de 1872 comme la plupart de ses« derniers poèmes ». Travail implique le rôle transformateur de l'écriture sur l'idéologie. Le postulat fondamental est le primat du signifiant rythme dans le langage poétique. C'est pour sa situation de rupture avec les codes culturels del'« art du vers » en son temps, qu'est essayée ici l'analyse de ce poème. Pour montrer que ce qui sort des cadres idéologiques d'un langage est construit, par là-même, pour sortir indéfiniment des cadres fixés par l'idéologie de la littérature, définissant ainsi le caractère de ;e-icimaintenant de tout langage poétique véritable, - c'est-à-dire qui transforme la poésie. La complexité sémantique de ce poème est déjà 2. Je reprends, en le mouchant, un anide paru dan• ungarn, Hpt. 1973, n" 31, • Simiotiques textuelles *· 342 CRITIQUE DU RYTHME colportée par la tradition. En témoigne cc commentaire d'Yves Bonnefoy : .. Et vraiment cc poème, si admirablement mystérieux, s'illumine quand nous décidons qu'il s'agit, en partie au moins, du récit d'un rêve, au sens littéral de ce mot [cc que disaient les brouillons d'Une saison en enfer]. On avait voulu le comprendre comme le souvenir de la première fugue de Rimbaud, abandonnant sa mère et ses sœurs un après-midi de fête dans la praim, ou comme une allusion au plus ancien des dépans, celui du père, mais tous ces thèmes se fondent dans un symbolisme plus essentiel. Elle, c'est la Meuse qui se sépare de la lumière, préférant par obscurité intérieure, fatalité, d'aller se perdre sous l'arche. Mais c'est aussi Madame Rimbaud l'Epouse, celle qui s'est séparée, par névrose et orgueil, du courant originel de la vie, quitte à regretter temement le soleil disparu derrière la montagne avec le compagnon possible d'une existence moins sombre.( ... ] Il est bien, lui, Rimbaud, ce canot toujours fixe ancré par le malheur de la mère, dans la boue inconnue de l'inconscient névrosé ,. (livre cité, p.73.) Commentateurs, annotateurs (par exemple dans les notes de Suzanne Bernard éd. Garnier, 1960), exégètes, tous au nom du Lecteur, et comme lecteurs, interprètent, ne peuvent pas ne pas interpréter. Sans remettre en question ici aucune interprétation, ni vouloir en ajouter une autre, je ne cherche pas à illuminer ce poème, comme si le commentaire devait en dire la vérité ou le sens. S'agit-il d'éclairer ? Pas plus que d'obscurcir. C'est la notion même du comprendre que tout poème remet en question, et chacun spécifiquement. Comme, cherchant l'origine du langage, on ne trouve que le fonctionnement. En quoi il est, s'il est poème, cet exercice de la .. libené ,. dans l'exploration du rappon individuel-collectif qu'est le langage poétique. C'est pourquoi je restreins le commentaire au comment, sans entendre par là des procédés, une combinatoire formelle propre aux conceptualisations dualistes, mais une signifiance, c'est-à-dire la spécificité des signifiants poétiques. Signifiant, je le rappelle, entendu en poétique non pas comme en linguistique par opposition à un signifié, ni comme en psychanalyse selon un plan symbolique pouvant être cxtralinguistique, mais comme l'organisation linguistique et translinguistique d'un sujet dans et par le langage, caractérisée par l'inséparabilité d'un message et de sa structure, d'une valeur et d'une signification. Où translinguistique signifie : qui déborde la linguistique de la phrase et de l'énoncé par une pratique et une théorie de l'énonciation. Les moyens d'ensemble du métaphorisme, dans cc poème, les moyens de l'ambivalence symbolique réalisent non une ambiguïté au sens de I.A. Richards et de Valéry, mais une motivation subjective transnarcissique. Il n'y a pas d'ambiguïté. Il y a une organisation de valeurs, une orientation de contraintes. Je reprends ensuite, avec une linéarité qui n'appartient qu'à la procédure d'exposition, non au SITUATIONS DU RYTHME 343 fonctionnement du langage, le plan des effets rythmiques pour montrer des paquets de convergences. Ce poème, que Rimbaud, dans un brouillon d'Une saison en enfer, voulait citer en exemple des « rêves les plus tristes », est fait de symboles qui fonctionnent en tableaux. Cinq couples de quatrains posent successivement des scènes qui constituent des sujets typiquement impressionnistes, puisqu'il s'agit de l'eau et de ses métamorphoses. Autant la juxtaposition des tableaux et des métaphores est impressionniste, autant la destruction du vers par la phrase fait une cascade de discordances rythmiques qui installent une façon spécifique de sentir, c'est-à-dire ce rapport entre langage et société qui est à la fois culturel et individuel. Jusqu'à une confusion des plans de l'animé et de l'inanimé, le symbolisme joue ici une identification multiple qui est le propre de cette mémoire. Dès les premiers mots - les cinq premiers vers - la structure nominale impose une nomination d'objets dans une juxtaposition sans coordination, une parataxe située culturellement, le style substantif, qui s'est identifié pour toute une tradition à la poésie même, le donner~ voir. La syntaxe de Rimbaud, bien plus dégagée ici de la rhétorique de son époque que dans Le Bateau ivre (de l'été 1871), est en chemin vers la syntaxe de certaines proses des Illuminations. La comparaison comme le sel des larmes d'enfance économise toute description : ce qui prévaut dans cette poésie est l'association subjective. Le rapport établit le sel des larmes comme élément, avec l'eau. Le comme est indispensable pour marquer et tenir la distance analogique, par quoi il est le terme pivotai de toute une poésie qui se fait dans l'analogie, ce que - contre une ancienne valorisation de la métaphore aux dépens de la comparaison - André Breton, Robert Desnos, Michel Deguy par exemple ont reconnu. Le déséquilibre rythmique du vers en fait un terme marqué aussi rythmiquement. Tout le premier quatrain élabore un champ sémantique de la blancheur, à quoi collabore le rythme des accents et des pauses, aux vers 2 et 3, ainsi que la parenté prosodique des échos (blancheurs, corps, pur, pucelle). L'évocation de " quelque pucelle ,. est une harmonique du thème de l'enfance par. le rappel d'images du livre d'histoire de l'enfant. De même les anies du vers 5, que reprendra le vers 22. L'ébat des anges, métaphore des boNillons limpides du vers 9, est à la limite de la chose vue et de la figure de rhétorique. Il est caractéristique du traitement de la rhétorique chez Rimbaud, dans ces " derniers poèmes •• que la figure soit niée par l'intrusion même de la rhétorique {Non ... accentué, isolé, à la césure) pour réinstaller l'ordre du visuel. On y remarque déjà le jeu de l'animé (meut ses bras) pour le non-animé. Ce jeu reparaît au vers 14 (ta foi conjugale, ô /'Epouse), 344 CRITIQUE DU RYTHME domine dans les vers 17-24, s'atténue ensuite (vers 25-29) et subit un transfert dans la dernière partie où l'eau ne sera plus que morne, coule11r de cendre, et boue, alors que le je sujet des métamorphoses se reconnaît dans le canot immobile. Que la vision repose sur les figures (ainsi le jeu verbal sur le carreau et sur les couches) ou qu'elle consiste dans un renversement des valeurs visuelles par le renversement des rapports entre le comparant et le comparé (Les robes vertes et déteintes des fillettes / font les saules... vers 11-12), rhétoriquement, le poème progresse en constituant la surprise non comme « écan • mais comme système, non seulement comparé au contexte stylistique de son époque, mais encore aujourd'hui : il est une symbolisation transsubjective, plus qu'une cohérence. Visuel encore le cycle métaphorique des vers 13-16, qui préparela troisième partie, de l'Epouse à Madame. Des éléments d'écriture d'époque (donc une dominance de l'idéologie sur l'écriture) marquent ce poème et c'est en eux, avec eux, que se fait, contradictoirement, le retournement de cette rhétorique en écriture, le retournement du sémiotique en sémantique. Ainsi la tournure (vers 18) où neigent les[Js du travail transpose du non-animé à l'ignoré, du singulier invariable au pluriel un verbe impersonnel, et ce travail sur le langage était déjà partiellement commencé dans l'écriture théologique de Bossuet (Dieu a-t-il tonné et éclairé ?), il était surtout différemment essayé dans l'écriture artiste (que reprend, vingt ans plus tard, Il neige lentement d'adorables pâleurs, d'Albert Samain). La grammaire de l'ensemble du poème montre sa date culturelle. Ainsi la structure grammaticale des vers 17-21 juxtapose, de manière caractéristique, après les deux premières propositions, une succession nominale dont les quatre composantes sont des variables : une phrase nominale, l'ombrelle / aux doigts, composée d'un substantif suivi d'un tour prépositif; une phrase participiale, foulant l'ombelle, où un participe fonctionne comme attribut détaché (et le rapprochement des deux mots, ombrelleombelle, fait un jeu sémantique); dé nouveau une phrase nominale, trop fière pour elle, où le prédicat du thème Madame est un adjectif dans une tournure comparative; de nouveau une participiale, des enfants lisant dans la verdure fleurie / leur livre de maroquin rouge, le participe y faisant l'adjectif syntaxique. Ces quatre phrases nominales paratactiques, avec leur variété, leur alternance, leur jeu aussi par rapport au rythme métrique, peuvent se caractériser comme syntaxe impressionniste, datée. Mais cette appartenance est complexe, par l'ironie qui semble faire une parodie de Verlaine (la Sphère rose et chère), par le parlé difficile à caractériser de Madame se tient trop debout allant jusqu'à la trivialité (après le départ de l'homme) qui fait allusion cruellement au conjugal. Le parlé des interjections Eh/ v. 9, Oh / v.34, Ah ! v.37, déjà dans le - Non ... du v.5. Cette sémantique, incluant SITUATIONS DU RYTHME 345 l allégorie (que marque la majuscule de Lui) et le rappel baudelairien des « pourritures ,., développe la symbolisation subjective où des commentateurs ont senti poindre le biographique (Madame, des enfants... Elle... court! après le départ de l'homme). Mais il y a symbolisation parce qu'il y a de l'indécidable. Il n'y a pas lieu de défigurer la figure (Lui, comme mille angesblancsqui se séparentsur la route) en traduisant : « soleil •· La sémantique de cette ambivalence garde la motivation féminine culturelle de l'eau (L'eau claire... Elle, v.6 ... Madame... Elle, v.23,29). Elle la particularise. Deux éléments de grammaire caractérisent encore, diversement, la situation de ce poème dans le langage et dans la langue. Au v.31, Puis, c'est la nappe retire la particule c'est à sa double valeur, présentative et représentative, en langue, d'identification et de description (c'est lui, c'est une armoire,c'est l'heure). Ici un rapport d'identité est posé, mais sans représentation préexistante, d'où le verbe être tend à prendre un sens fort d'existence. Un c'est de métamorphose que reprendra Apollinaire dans Le voyageur : Une nuit c'était la mer et lesfleuves s'y répandaient. Au v.40, à quelle boue fait un emploi de à avec un substantif déterminé complément de lieu (impliquant ici un mouvement, non une localisation) qui relève de la syntaxe archaïsante et « poétique ,. au XIX• siècle. Les en:iplois de à pour construire de tels compléments étaient plus nombreux au xvn•siècle que dans la langue moderne. Ici la valeur descriptive-concrète est moins accusée qu'avec vers. La visée stylistique est une certaine ambiguïté par la préposition abstraite. C'est une recherche propre à l'esthétique tant parnassienne que symboliste. Rimbaud tient encore, à cette étape de son écriture, à cette « vieillerie poétique •· Autre syntaxe particulière de à au v.36 : amie à l'eau... Et les pluriels de poétisation : des lunes d'avril, aux soirs d'août. Et, à moins d'une poudre réelle, la poudre du dialecte littéraire archaïsant, pour « poussière •· Cette syntaxe situe l'ensemble du langage de ce poème et le lie. De même, dans la discontinuité des évocations de cette mémoire, discontinuité qui est elle-même un lien structurel, des rappels rhétoriques tiennent l'ensemble comme tel : lien de l'Epouse(v.14) à Madame (v. 17), répétition des anges(v.5, 22), des bras (v.6, 34), rappel de la barque au canot, du souci (v.14) à la jaune (v.35). Par-delà les explications paraphrastiques littéralisantes, interprétations auxquelles se sont consacrés certains commentateurs, il est plus pertinent d'analyser le fonctionnement, analyse non interprétative du mode de signifier, dans un tel poème : l'invocation, renouvelée par la phrase nominale menant à un travail du rythme, à des dissonances entre la phrase et le mètre qui désarticulent l'alexandrin de son temps. Ce poème qui multiplie les notations visuelles, colorées (le blanc six fois, l'or quatre fois; le bleu, le noir, le gris, le rose, le vert, le jaune, tous, 346 CRITIQUE DU RYTHME deux fois; le rouge, une fois, en rapport avec les enfants, renforçant l'isolement de l'enfance, et elle caractérisée par le jaune et le noir) rend les effets ostensiblement pris à l'ordre du visuel inséparables de l'ordre auditif. Par rapport aux contraintes culturelles d"écriture, à la rhétorique d'époque, c'est par cet ordre que le poème passe, liant le travail métaphorique au travail rythmique. C'est ce travail qu'il faut préciser. Scandant le poème, je me sen des signes de notation rythmique, et non seulement métrique, que j'ai déjà présentés, pour l'attaque consonantique sur une syllabe inaccentuée .J, et les divers contreaccents. Ci-dessous, la notation du rythme, puis quelques remarques qu'elle appelle. Mémoire I ....--. ~ .!!.u - .. ,-~-•-fJ-Stn... ~ VJ,J- U u- - L'eau claire; 1comme Je sel des larmes d'enfance, 1 ,,,,--... '5 .4uJ-" J _. .., ..,l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes; 1 ....., ~-4 .., - ,., "' .2 ..!.. I " vu J la soie, 1en foule et ae lys pur, des onBammes ,. .., ~ u tJ 4 sous 1esmurs dont quelque ~ \:1..!!. V - (1 l'ébat des anges; ar n .., u \-!- ucelle eut la aéfense; -..-- ~ .4. j :.L 1- Non ... l le courant d'or en marche, 1 - U U - I ~H ,_ Il ~~ -U ......, 1et \1 V U 1d' erbe. ,--.-...._ 1noirs, lourds, 1et frais surtout, 1Elle meut ses bras, sombre, 1ÏyÏnt ~ cfeft;'f eu po'tirêi~-d:-Gt, l 'tppelle & riaeaux "'r!-,._.!L ~ la"'colline u" "' 8 pour l'ombre" ae et ae l'arche. 1 Il ,-n_,. , ,.._r!!L.., ,-i-. ËJi! ! l'humide c~rrêâu tmd sè's b~illons limpides ! 1 .J..,_~"', 4.., ~ ..!, .IL.,_"'~ - L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches pretes. 1 1', " robes - " vertes - " uet detemtes f,f "' dl,) Les es fVlr-: 11ettes 347 SITUATIONS DU RYTHME 12 - \I - ,_,, "11 ,V, V V '11. ,_,,_i;r - U • font les saules, 1d ou sautent les 01seaux sans ndes. 1 ~ fi JI. v .......... ._, .., 1 .......-!L ,._, .., ~ JJ. qu'un loufs, I jaune et chaude paupière Plu~ure \I J, .Y,"'IIL_ le souci d'eau -1 "'V.Y. - au m1a1prompt, 16 - " ,1,- _ V ,--r 1J v.J.. l""'.!"'8--:::0. 1 ta 101conjugale, ô l'Epouse ! - 1 I.., ..,_ vv. .... vde son terne m1r01r, 1Jalouse JL. >' v _ v_.,-v- u"T'":' au ciel iris ae chaleur la Spnère rose et cnère. 1 Ill '!tl .., .., 1,,r-.fS,....g"".l!.-0' "' J':'"-11Madame se tient trop débout dans la pra1ne -e-111 ._, .., .., ..!J-11"""5,.....!JI. prochaine où neigent les EiTsdu travâif; ! l'ombrelle V l!~e....,.., v , A ,!,~" " v aux doigts; 1foulant l'ombelle; 1trop fière pour die; 1 20 des è'ntanu lisâiit d:l':tsrav~rdure ~Urie - -- 1, ~ oJ 1-1 \I .., ~ _ V I If .JL lè6r Irvre ac maroquin roue:e ! 1Hélas, I Lui',1comme - -~ ,-11.t .!I r.., . J, l!,,Lv b umille anges b1ancs qui se separent sur la route, \,1 I ,~-e ,,,, ,J,,-'f. V .., .., r." U \J j_ .J.V s éloigne par-detà la montagne ! 1Elle, 1 toute --"' " "" u "" .1. 24 froide, 1.., et noire, 1court ! 1après le départ de l'homme ! 1 IV 1' ~ .f!. v - V - -.1 ,._ V r- v.L Regret des bras épais et Jeunes d'nerbe pure ! ,-. Il r-11"• J.,:.!.. I '"'.J!. .,......JI. Or dts lünts d'avril a~ cœur d~ saint lit ! 1Joie 348 CRITIQUE DU RYTHME V \I - "''-' - V V V - ,J - des chantiers riverains à l'abandon, 1en proie 28 -+l""'\.JL ~ .:Ar-(5~ V V, A ,~ . \.f- aux soirs d aout qui faisaient germer ces poumtures ! 1 /"°'\ .lv,- v,J..J/. >J .., ..., ...,I"""" _ Qu'elle p1eure à présent sous les remparts ! l l'haieine .., J"Vr__lil ~ r!J ,J V - V r-: des peupliers d en naut est pour la seule orise. 1 _J_ r' d 1. _J. ,....._.t1 "e"fj',..._ Puis, 1c'est napp~ 1s~s ~flets, 1sans source, 1grise : 1 V ..!.. ~d';!!L ~ tf u \,/ V V _. un vieux, 1dragueur, 1dans sa barque immo6Tie, 1peine. 1 t': 32 V ---- - _,_ J .!. -4 .!L ...tL V ,!., - ~ L Jouet de cet oeil d'eau morne, 1je n'y puis prendre, 1 -. ..... ~tflt!Lv v , -.1.4. (/ .4!!I v• ô canot immobile ! 1Oh ! 1bras trop courts ! 1ni l'une -lf!!l'•v--'- - .,-- dv-v v v v ni l'autre fleur : 1 ni la jaune qui m'importune, 1 36 rf~ V r V -V V v..L ta; 1 m la b1eue I amieà l'eau couleur de cendre. ,-.. v _ v . ..., - v, ~~*v 0_!. Ah ! l la poudre ;des saules ~u'une irre : secoue! 1 ,,,-._1_ u-v\;;lu-Vv- ,.-.,...,,,~_, I ---~ V - Les roses des roseaux dès longtemps dévorées ! 1 v - I v . v .,,.. I v v -,-A v ~~ tou1ours nxe; et sa cname t1ree Muon canot, 40 '-' ,-- \I '-' ~•~c'°'• Au rond de cet oeil d'eau sans bords, U 1- Và quelle boue ? 1 L'organisation des chaînes prosodiques construit non une expressivité ou un mimétisme mais une sémantique subjective d'associations par paquets, qui inscrivent ainsi dans la construction même du langageles subdivisions rhétoriques des cinq groupes de deux quatrains, autant que, inversement, la continuité en un poème. Sans procéder à un relevé systématique, quelques exemples montrent ce fonctionnement. Ainsi une châme se constitue par les /s/, qui est propre à la première strophe, 349 SITUATIONS DU RYTHME et relie entre eux sel - enfance - assaut - soleil- soie - lys pucelle: une signifiance (production de valeur à partir des signifiants) entre dans le jeu de la signification. Sa configuration, dans cette sémantique prosodique, délimite un sujet comme langage personnelimpersonnel. Il ne s'agit plus ici d'allitérations ou de couplages formels, même si ces chaînes ont pu être lues comme telles. Leurs figures forment des rappons spécifiquement poétiques et non directement interprétables par la langue : comme l'embrassement syntagmatique !lssl!dans la suite (l'assautau soleilv.2), l'inversion des consonnes a la même position syllabique superposée la soie- sousles Ils - si/, et lys pur - pucelle qui fait une figure d'inclusion semi-renversée presque complète, construisant la motivation. La chaîne des /JI suit à peu près tout le poème, combinant son jeu syntagmatique par groupes et son effet paradigmatique d'ensemble où jaune-conjugale-jalouse, jeunes-joie-germeret jouet-je-jaune se reportent réciproquement l'un sur l'autre, non linéairement et en tenant compte de la distribution et de la position : anges (l,S), jauneconjugale-jalouse(II, 13-14-15), neigent(III, 18), rouge-anges(III, 21, 22), jeunes-joie-germer)(IV, 25, 26, 28), Jouet-je-jaune (V, 33, 35), toujours (V, 39). Il y a là le rappon entre une rhétorique de la signifiance et un je. Ce rappon fait que cette prosodie, contrepoint du rythme, invente sa sémantique, propre à chaque je de l'écriture et à chaque texte. Le code métrique traditionnel est renié dès le premier vers, par l'accent à la septième syllabe et l'inaccentuée à la césure, la pause fone après la quatrième inaccentuée : dans (encore) le moule préétabli du douze, le rythme ne coïncide plus avec le mètre, bien qu'il garde ce mètre : c'est un des éléments de la datation culturelle pour ce langage en vers. Le rythme, son fonctionnement par préparations et convergences, est inséparablement effet de grammaire et effet de sens. La syntaxe nominale, autant que la prosodie, vient proposer, par rappon à la .., - sé,uence progressive du lania&ecourant l'eau claire,sa contre-diction ~ l'eau claire, c'est-à-dire une attaque du vers sur un temps accentué, faisant ressonir, contre le caractère syntagmatique de la chaîne phonique, les mots qui sont des monosyllabes. La combinaison de la syntaxe nominale et du style de l'invocation, ou de l'exclamation, multiplie les marques rythmiques (par exemple aux vers 25-26). L'ambiguïté syntaxique et sémantique vient également marquer le rythme d'intensité, par exemple au v.16 où la construction indécidable ciel gris / de chaleur ou ciel / gris de chaleur aboutit à accentuer le monosyllabe ciel. Ce poème est une culture paniculière des marques rythmiques, ce que montre son traitement des monosyllabes en fin de 350 CR•TIQUE DU RYTHME vers : aux vers 6, 21 (deux monosyllabes consécutifs isolés), 23, 26 (trois monosyllabes consécutifs en deux plus un), 31, 32. La fin de vers reste privilégiée, aussi par l'isolement des dissyllabes :aux vers 7, 15, 18, 27, 29, 34. Le plus marquant de cette rythmique est dans les plafonnements de contre-accents consécutifs, rythmique affective, antimétrique et organisatrice du parlé dans le vers, analogue au sprung rhythm de Gerard Manley Hopkins, « Mouvement de la parole dans -L.."""" ...IL. l'écriture ». Contre-accents rythmiques de deux, comme lys pur (v.3), ....!.. -::JL -'- ~ _[_---:.JL ciel bleu (v.7), rideaux l'ombre (v.8) ou la montagne! Elle (v.23). Gro~s -!. --- _,u_ - ~.JJ.- ..!.!L .IJL .L de trois : surtout d'herbe. Elle (v.6), saint lit! joie (v.26), œil -.LJ.::. 1.!l.. d'eau morne (v.33). Groupes de quatre, contre accent rvthmique plus _.!,.- ~..!.!!..~ contre-accent prosodique-rythmique : œil d'eau sans bords (v.40). ..1..- ..11:-.li!.. -.ll!L- .Jl1!J Groupe de cinq en enjambement : Hélas, lui, comme / mille anges ~- .JL ....- JJL-~~ (v.21-22) immobile! Oh! bras trop courts (v.34). La juxtaposition de ces groupes dans de mêmes vers fait des surcharges, des vers de sept accents (v.10,26,34), de huit accents (v.6), répartis pour le déséquilibre (ainsi au v.21), l'attaque du vers (7,26,37), la fin du vers (6,21,26). Cumul, et non confusion, du prosodique et de l'accentuel. Le rythme construit ses groupements d'effets par paquets dans le vers, et par paquets de vers : ainsi les vers 5-6, 9-10, 21 à 24, 26, 31 à 34, 40. Les ralentissements sont aussi marqués que les concentrations : ainsi 37 à 39, où les limites de groupes rythmiques font la « coupe lyrique », et particulièrement le vers 38 qui reprend la cadence alexandrine pour le bonheur de la tradition par la nostalgie, ce qu'appuie le double couple prosodique roses-roseaux, dès longtemps-dévorées. Tous ces rapports de conflits entre la phrase et le vers se lisent comme une sémantique, comme une histoire. Ce dire est pris encore dans une idéologie mimétique où l'effet est redondance d'un sens : le rythme des pauses, particulièrement dans les vers 31-32. Mais l'ensemble de cette rythmique n'est pas une .. expressivité "· C'est la construction dans et par des signifiants, dont la dominance est rythmique et prosodique, d'une parole écriture subjective, prise dans une expérience individuellecollective. Elle n'en est elle-même qu'un moment, avant Une saison en enfer, et Illuminations, dans le langage poétique de son temps. Sa lecture et sa transmission - sa réception-, sont, pour une part qui est encore à théoriser, une fonction de cette structuration. La poétique désacralise le poème, et le poète. Elle les prend par leur historicité. Le rapport entre auteur et lecteur y est inclus, non dans l'alternative psychologisme ou sociologisme, mais comme mode de signifier, mode <!_~pécificité.Pourtant ce n'est pas-pour ce qu'elles ont été pé>Ùrleur temps, qu'on lit les œuvres. Ni comme elles ont été. Ce serait confondre l'historicisme et l'historicité. Un temps de l'écriture a été transformé. Il porte sa date. Autrement que ce qui ne transforme pas. Apollinaire a plein de ces transformations, qui sont aussi ce que l'après-coup appelle des transitions. J'y prends un exemple parce qu'il est l'objet d'une double réduction, et méconnaissance. L'Ecole et l'Avant-garde, comme pour Hugo, le voient toutes deux de la même façon - un sentimental. Les conclusions qu'elles en tirent diffèrent selon leur usage propre, mais leur analyse, ou plutôt leur idéologisation, est la même. Situation poétique d'un poème. J'ai cherché à montrer dans Vendémiairè,par le rythme et la prosodie, une forme-sens, celle d'un moment subjectif, énonçant, à travers les noms des villes, l'allusion aux attentats, un langage que reprendront les poèmes de guerre : « Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées • (v.43), et« Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe • (v.122-123). Les cheminées auront pour paradigmes les canons. L'engrossement est le même. Les villes ont soif, les vieux ont soif. Le jeu entre l'alexandrin et le non-~lexandrin est une tension et un récit, dans son ordre, comme la tension et le récit de l'ancien et du nouveau. Le récit du vers et du parlé. Le poème est ce qui porte cette situation, non ce qui est porté. 2. Situation de Vendémiaire Ce qui commence avec Apollinaire est la recherche d'un langase poétique plus proche du parlé et du chanté à la fois, recherche comparable aux tentatives contemporaines d'Ezra Pound, tenant à Laforgue, au Maeterlinck des Chansons, plus tard à T.S. Eliot3. Pour un monde nouveau, la recherche de rythmes nouveaux. Mais l'impulsion de la trouvaille n'est pas séparable, chez Apollinaire, des poèmes et des rythmes du retour en arrière, comme le quintil d'octosyllabes de LA Chanson du mal aimé, rythme de retour sur soi, rythme d'élégiaque, forme-sens du passéisme chez Apollinaire. Dans Vendémiaire, l'alexandrin est une forme heureuse, faussement heureuse : elle réconcilie d'avance avec la tradition. Ce n'est qu'en apparence une forme donnée, c'est aussi une forme construite comme bonheur formel, qui date poétiquement ce poème d'une période d'incertitude. 3. Une première version de ce passa&e a paru sous le titre • Signifiance de Vtndtmiairr ., R1t1111t dts ltttrts modtnrts, G11i/J.11mtApolliruiirr, n• 11, 1972, p. 41-63. SITUATIONS DU RYTHME 353 Le rythme du poème, dans Vendémiaire, est le rappon de l'alexandrin au non-alexandrin, dans une fusion allusive entre la révolution poétique, qui renvoie au Poème lu au mariage d'André Salmon, aux « pèlerins de la perdition », et la révolution politique : situation dans le projet d'un recueil sur le calendrier révolutionnaire, en 1909, dans le contexte des attentats anarchistes, « l'époque où finissaient les rois •· Le verger de Clair de lune, du larron, devenant vendange à la fin du livre, répond au larron. Le rythme et la prosodie en font un poème de la communion, de la voix, l'apparition d'une voix dans le silence figurant la poésie même, répondant à l'inquiétude de la poésie comme gnose, à la tentation de l'hermétisme chez Apollinaire, dans Le Brasier. La vendange est ambivalente, par la correspondance entre les rois qui meurent, les rois fous, les« grappes de mons • (v.69), • Et même la fleur de lys qui meun au Vatican ,. (v.99). Il y a une valeur Apollinaire de la vendange. Poème de l'énumération, de l'accumulation, réponse à Cortège, résolution, à sa place, en fin de livre, de la quête figurée par le conège : l'énonciation est mêlée aux objets qu'elle énonce comme un objet elle-même, dont le poème est le discours. Mais poème où le je de l'énonciation est au passé de l'énoncé : • Je vivais à l'époque où finissaient les rois ,. (v.2). Vendémiaire, • premier poème publié non ponctué par Apollinaire ,.4, dans les Soirées de Paris de novembre 1912, un mois avant Zone, appanient au nombre des poèmes qui commencent les conflits de la modernité. Poétiquement, Vendémiaire peut s'opposer à Zone. Zone, qui ouvre Alcools, en est le dernier poème, le plus récent. La position, en ouvenure et en finale, appanient à la rhétorique du livre. Le« A la fin tu es las de ce monde ancien ,. s'oppose à« l'ancien jeu des vers ,. dont il est parlé dans Les Fiançailles. Mais c'est la cadence qui termine, avec l'imparfait (« Les étoiles mouraient le jour naissait à peine ,.), la cadence, c'est-à-dire l'alexandrin, rythme de la tradition, colponage de la confiance lyrique. Vendémiaire est un poème clausule. Par quoi un des sens de Zone est celui d'une reprise cyclique de tout le livre à panir du début. Et la nouveauté rythmique est beaucoup plus grande dans Zone. Contradiction tendue entre l'« esthétique nouvelle •, l' • ébriété lyrique ,. (Dossier d'Alcools, p.224), • final de joie et d'ivresse lyrique • (ibid., p.38) et l'imparfait, comme entre l'alexandrin et le non-alexandrin. La fin du poème, qui est en même temps la fin du livre, est une fin qui renvoie à du passé. Le poème tout entier est clausule, avec son début par alexandrins, sa fin sur des alexandrins, ses alexandrins en laisses. Ce n'est pas une dominance de la convention rythmique, mais une tenue rhétoriquement bloquée de la contradiction. 4. Michel Décaudin, le Dossier d'Alrools, Droz-Minard, 1960, p. 224. 354 ClllTIQUE DU RYTHME Le rapport entre l'alexandrin et les autres vers est ici de groupes, à peu près identiques sauf le premier, le plus long, et dont l'interruption semble avoir pour rôle de briser l'aspect canonique. Sur les 174 vers du poème, les alexandrins, de facture en majorité traditionnelle5, pour leur temps, sont 117, répartis en laisses et en vers isolés : les 18 premiers vers, 9 vers (59-67), 7 vers (75-81), 10 (85-94), 12 (107-118), 8 (120-127), 8 (130-137) et 12 (140-151); vers isolés ou groupes brefs de deux-trois vers : v. 20 à 22, 24, 27-28, 33-34, 37, 39, 41-42, 44, 47, 53, 55 à 57, 69 à 71, 73, 96 à 98, 100 à 102, 150, 165, 169 et les deux derniers 173-174. Sur ce fond d'alexandrins, jouent des formes variées, totalisant 57 vers : un vers de 2 (95), deux vers de 6 (45, 159), quatre vers de 7 (49, 138-139, 160), trois vers de 8 (83, 152, 155), deux vers de 9 (72, 156), cinq vers de 10 (30, 40, 48, 152, 161), six vers de 11 (82, 105-106, 154, 163, 167), neuf alexandrins « libérés • avec coupe ou césure épique (36, 54, 68, 84, 99, 103, 128, 170, 172), sept vers de 13 (23, 31, 35, 38, St, 164, 171), six vers de 14 (32, 43, 58, 153, 162, 166), quatre vers de 15 (19, 52, 119, 129), deux vers de 16 (25-26), un vers de 17 (168), cinq vers accentuels (29, 46, S0, 74, 104). Il ressort que ces vers sont rarement en couples (que j'ai soulignés); qu'ils semblent essentiellement faire les briseurs de cadence; que beaucoup, une trentaine, sont des approximations du douze; qu'apparaît enfin une incertitude métrique telle qu'on peut parler, en quelques cas, de vers accentuel - neutralisation du syllabisme, où le nombre de syllabes inaccentuées ne se compte plus, devient indifférent (non métrique), entre les positions accentuées : aux v.S0 et 74, une syllabe inaccentuée en finale de groupe dont le compte est indécidable : v.S0 Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières v.74 Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique, dans lequel naissentse superpose à la même position que caresseau ven précédent, favorisant ainsi plutôt un « alexandrin accentuel • qu'un vers de 13; au v.29, deux syllabes non comptables, car le contexte n'impose pas une métrique : Les oreillesdes écoleset nos mains rapprochées, aux v.46 et 104, trois syllabes qu'aucun patron métrique, syllabique, ne comptabilise, vers à quatre accents : - - - - Usines manufacturesfabriques mains Une cou;:;;;,nedu trirègne est tombée sur les dalles 5. Sanstenir compte des hiatus (par ex. v. 66, 100), des règles classiques d'élision non respectées (v. 114), et avec les panicularités suivantes : v. 56 «trimètre •• v. 57 césure lyrique; v. 62, 67, 118, la césure tombe au milieu d'un mot. 355 SITUATIONS DU RYl'HME C'est ici plus qu'une variété rythmique : un décentrement par rapport à la métrique et à la rythmique traditionnelles. Poème critique de la métrique réalisée - « Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment » (v.151) - l'organisation prosodique y relaie le comput syllabique perturbé. Ainsi dans le vers de 17 syllabes (v.168) ' Il Sur le quai d'où je voyais l'onde coukr et dormir les bélandres 1 2 3 le patron consonantique (le quai d'où) est inversé dans l'onde couler, et le schéma syntaxique (nom + infinitif et infinitif + nom) produit une expansion syntagmatique du premier groupement, en 7 + 10, l'articulation étant marquée par un contre-accent. Infractions à la cadence, et variations sur la cadence. Ainsi les enjambements sont groupés, sept sur dix, surmarquant la marque rythmique : enjambement aux vers 6-7, contre-rejet à la fin du v.7, rejet aux v.8-9. Trois enjambements isolés (v.16-17, 19-20, 82-83), deux groupes : (v. 100-101, 102-103) et 116-117, 119-120. Les rythmes fermés font des variations sur la cadence : _,.,_ -"""'- v.37 Double raison de la Bretagne où lame à lame V V _j_-:JJ....,V v.60 Noble Paris seule raison qui vis encore J ... \J - I ,,,.-.. I, -"- \J -\J- -, v.148 Tous les noms!six par six:les nombres un à un ' 1 les groupes syntagmatiques y entrent dans la constitution de paradigmes rythmiques d'Apollinaire : V-:--"' v -. - v l'h1enne 1a nuit sonne eure La prosodie, dans Vendémiaire, rejoint ce que disjoignent les blancs du discours, entre les laisses : Rennes (v.22) est en écho partiel inversé de chantèrent (v.21), et de Paris (v.23); Lyon (v.50) reprend cel. (v.49) par le IV; Midi (v.59) et Paris (v.60) sont en écho vocalique; millénaire (v.112) est repris par Moselle (v.113); rivières (v.118), par vin (v.119). La rime et l'assonance, pratiquées, comme la fausse rime Sicile: paroles situent le bazar des procédés employés jusqu'à la dérision : famille: s'ennuyent (v.75-76). Rime plate mais aussi vers sans rime (v.46), correspondant à des changements de rythme (v.82), la saturation symboliste les replace dans une technique générale des échos, Li-haut : aube (v.7-9), exposés à la fin de vers ou cachés : couverte d'yeux ouverts: impérieuse (v.92-94). Cette progression par échos fait un engendrement du poème par ses signifiants. Par exemple, aux v. 80-84 : Où chantaient les trois voix suaves et sereines Le détroit tout à coup avait changé de face Visages de la chair de l'onde de tout Ce que l'on peut imaginer Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées 356 CRITIQUE DU RYTHME les rappons prosodiques mènent leur syntaxe par-delà les limites de phrase (une phrase finit au v.80, une autre commence au v.81) : de détroit à trois, de changé à chantaient, de avait changé à visages de la chair, visages-imaginer, l'onde-l'on peut, face-masques-masquées. Technique généralisée, non d'imitation, mais d'organisation du langage, du sens. Une relève de la métrique par le discours contrepoint du rythme accentuel par le rythme prosodique et le rythme lexical. Non une pure associativité, mais une systématique, avec ses paradigmes - « prosodie personnelle ». La chaîne sémantiquement la plus imponante, dans Vendémiaire, et répanie sur l'ensemble du poème, est celle qui reprend le sens explicite même, par exemple du v.19 : « Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris / Vendangeait ». Vis-ivre-vigne se constituent en échos qui englobent, dans la ligne narrative du poème, le mot ville: « J'ai soif villes,. (v.17), marqué par un contre-accent. La soif est contiguë à .. ville .., qui du point de vue du sens, n'a rien de commun avec la soif, mais qui entre ici dans un système de valeurs dont le fonctionnement subjectif-transsubjectif n'a lieu que par ce poème, faisant de la contiguïté-métonymie une série substitutive, métaphorique, continue : vigne-ville-ivres-vendange (v.6-9). Le rappon entre les « grappes » (v.24, 58, 69, 122) et les .. têtes coupées » du poème appanient, dans une logique qui est une historicité, à la série « je vivais ». Tout l'érotisme de Calligrammes est, dès Vendémiaire, associé à la mon, et ne saurait être simplifié, comme, par exemple, les surréalistes le simplifiaient, isolant « Ah ! Dieu, que la guerre est jolie ,.. Rappon du vivre au voir et à la voix, en rappon interne avec la dépense de vie, « Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille » (v.25). Les villes sont des « boissons vivantes » (v.40) sur tous les plans du sens. Echos, métaphores font un seul et même récit, justifiant les paronomases par la signification, maximalisant le sens par la signifiance. Le motif de la soif, de l'ivresse, de la vie est lié à celui du devenir, de « Je vivais ,. (v.2) à « devenaient trismégistes » (v.4), « Chaque nuit devenait une vigne » (v.6), « l'avenir et la vie » (v.76). Cette relation entraîne un rappon divin : « Désaltère-toi Paris avec les divines paroles • (v.52), « Mouvements adorations douleur divine ,. (v.163), et« Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir » (v.125), où les« vignerons • (v.126) prennent une valeur, qui en fait ici un mot poétique - comme tous les termes que tient la relation du poème. Comme la relation au divin est une valeur, chez Apollinaire. L'eau-de-vie, premier titre d'Alcools, fait la continuité qui lie « boissons vivantes Les viriles cités » (v.40-41), .. seule raison qui vis encore » (v.60), « Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes .. (v.65). Le vin (v.100, 112, 119, 140, 158), la vigne (v.110), le rappon vigne-vendanger (v.68), le mot ville (v. 132, 136, 138) font le lien principal, mais sont repris par des relais, la voix : • les SITUATIONS DU RYTHME 357 trois voix suaves et sereines ,. (v.80), la « voix impérieuse ,. (v.94, et 139); la saveur du sang (v.70, 101, 166); rive (v.85, 143) rimant avec « chanteuses plaintives ,. (v.87) et rivière (v.28, 118), passant par suivirent (v.91), revint couverte d'yeux ouverts (v.92), tout ce thème de signifiance aboutit, à la fin du poème, au mot univers qui rime avec lui-même Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers je suis ivre d'avoir bu tout l'univers résolution des éléments principaux du poème, synthèse des deux motifs de la ville et de l'ivresse : la paronomase est le récit du poème, qui inclut ivre dans univers. Comme dans la syntaxe, de juxtaposition, une limite incertaine entre l'énumération, l'apostrophe (22) et l'apposition (27) se retrouve dans une indistinction entre la contiguïté et la similarité. Ce fondu syntaxique répond au fondu prosodique, sémantique. La coordination est lançante (58 et dont 27 en début de vers, 1 ni, 4 mais), énumérative, accumulative. Il y a des paquets de convergence qui relancent la phrase, coïncidant avec les enjambements (v.98-103). La datation d'écriture passe aussi, dans ce poème, par l'adjectivation nombreuse : 25 antéposés, 60 postposés, dont 12 en couples, tous ceux-là dans des alexandrins (sauf au v.128), tous ceux-là en fin de vers; 27 adjectifs simples en fin de vers, sept fois par groupes (par ex. v. 158, 161, 162, 163). Chaque poème a sa grammaire. Cette grammaire est partie constitutive de son rythme, de sa signifiance. Cette grammaire tire son poème en arrière. Chez Apollinaire, les rythmes fermés du Pont Mirabeau, les syntaxes circulaires, des Colchiques, la strophe du Mal Aimé sont en conflit avec des rythmes d'énumération indéfinie, de métaphorisation, de prosaisation, des Calligrammes aux poèmes à Lou. Vendémiaire est un moment de cette subjectivisation du temps. Quand le rythme est inséparablement la syntaxe, le sens, la valeur d'un poème, il est sa forme-sens, son historicité. Il transforme l'écriture, la littérature. Il impose une perception nouvelle. Il agit plus que les mots : à un niveau qui n'est pas conceptualisé par notre culture. Le rythme est l'historicité d'un poème. A ne pas confondre avec celle de la métrique. Ceux qui font cette confusion peuvent s'enivrer de l'éloge du rythme. Ils ressemblent à ceux dont parle Proust dans le Contre Sainte-Beuve,qui « s'enivrent de l'élo&ede la profondeur, qui disent : "Voilà de l'art profond• 6 ». Le primat du cosmique est le corollaire du cyclique, qui est dans la métrique. Le cyclique en est le signe. Cyclique du temps, du rythme. Le cyclique rétablit une statique, une perfection par le mouvement vers l'immobile. Et une disparition apparente du sujet, qui est son extension maximale : au monde. Cette position élocutoire est aussi une éthique : l'orgueil. Le primat de l'historique institue le rythme comme temps d'un sujet historique, temps organisé irréversible, forme-sens du spécifique. C'est pourquoi j'ai choisi Saint-John Perse. Pour l'exemple. Saint-John Perse célèbre un alleluia perpétuel, mais au lieu de Dieu c'est le monde qu'il loue. Constamment noble parce qu'il se situe à l'échelle de l'espèce et des révolutions astrales. Il a porté la métrique à sa puissance métaphysique. L'étymologie ancienne du mot rythme a été toute sa mythologie, tout son programme. Jamais on n'a poussé si loin la programmation du poème par la réciprocité postulée du langaie et des éléments, - la mer, métrique et matrice d'un discours qui les invoque, qui les mime. Mimant l'idée qu'il s'en faisait. Se produisant de la reproduire. Emetteur et dispensateur d'une sacralisation, et adoration, qui tiennent lieu de la critique, définissant un discours régnant par le refus de la critique. 6. M. Proust, Contrr S.intt-8t1111r, éd. de la Pléiade, p. 3()'j. J. Historicité de Saint-John Pene Il me semble qu'aujourd'hui le problème majeur de la poésie est celui de son historicité 7• Problème qui ne peut apparaître tel, que parce qu'il est lui-même situé par l'histoire de la poésie. L'historicité de la poésie n'est pas la réduction de la poésie à son histoire. C'est le mouvement qui la porte à être la permanente actualité de son propre langage, la plus menacée, la plus vitale. La poésie est le danger mortel de la poésie, et la poésie n'est que ce qui transforme la poésie. Ceci est de chaque instant, banal comme la poésie même. Le discours sur la poésie change comme change la poésie, comme change le discours sur le langage, ou le discours anthropol9gique. Ils ne sont pas séparables les uns des autres. Tous se signifient mutuellement. C'est pourquoi l'a:uvre de Saint-John Perse pose, aujourd'hui, un problème particulier. Elle révèle les discours que porte la poésie, portée porteuse, dans son déplacement. Il n'y a pas de poésie sans poétique, 7. Cette étude a paru dans u NoHfltllt R"1Ht fr•nçaist, n'" 315-316-317, avril-mai-juin 1979. Elle avait été d'abord commandée. puis refus«, par les Cllh1ers S.int-John PtTSt. SITUATIONS DU RYTHME 361 explicite ou non : la théorie de sa pratique. Ce que déclarait Saint-John Perse : « toute création relève d'abord d'une poétique, plutôt que d'une logique ou d'une éthique 8 ». Lui-même impliquait l'historicité de la poétique, quand, à propos de Dante, il disait : « Quelle nouvelle Commedia, en voie toujours de création, s'ouvre de tout son texte au déroulement en cours ? Ce n'est pas trop, Poète, de ton rythme ternaire pour cette métrique nouvelle que déjà nous vivons... » (p.458). Une création est bien, par là, associée à une métrique nouvelle, et cette association n'est pas accessoire, elle est essentielle. La poésie n'est pas séparable de son ambition, dont Saint-John Perse pose l'amplitude maximale. Dans le discours de Stockholm, « instrument poétique » et « mode de vie et de vie intégrale • (p.444) sont inséparablement poésie. Il impone aujourd'hui de questionner cette tension. Il impone qu'elle soit tenue. La« poésie moderne », dont parle Saint-John Perse, et qui, sans précision, est à la fois, dans son discours, la poésie en général et la sienne, qui s'y confond, « n'élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d'emblèmes, et d'aucune fête musicale elle ne saurait se contenter • (p.445). Or on touche ici à la contradiction majeQre que présente la poésie de Saint-John Perse, et que l'ceuvre, et sa réception, ont longtemps contribué à masquer. Fêtée, elle aura été fêtée peut-être comme nulle autre. Et c'est pounant cette fête musicale qu'on entend, quand la fête s'éloigne. La fête s'éloigne. La grandeur paraît de la pompe, la« grande phrase prise au peuple » (p.293), un cérémonial, le noble, aussi distant du langage commun que le « princier » qu'elle distribuait : à Cummings, « poète né et très princier » (p.1041) : à Auden « Votre contribution est princière ,. (p. 1042). Non qu'il y ait à opposer, ou valoriser, l'une aux dépens de l'autre, une poésie savante, une poésie populaire. La question que pose l'ceuvre de Saint-John Perse est celle du rappon entre la « création » et la « métrique nouvelle •· Pour poser cette question, il y a à reconnaître, à traverser l'effet Saint-John Perse. Cet effet a constitué, et constitue encore, un obstacle à cette question, assourdissant les meilleurs et les autres, consistant dans la persuasion du rapport réciproque entre création et métrique nouvelle, puisque ce rappon était postulé, puisqu'il fait de la poésie et du rythme une seule et même matière, que célèbre le poème. Cet effet a agi comme un charme, un charisme. On peut et il faut tenter de l'analyser, à la fois comme un rappon au poème et comme le brouillage qu'il produit contre l'analyse. Toute identification d'une poésie à la poésie est idolâtre. La terreur qu'elle établit, à son profit, est la sacralisation-pérennisation d'un 8. Saint-John Perse, Œ11wes Complètes,Gallimard. Bibl. de la Pléiade, 1972, p. 533. Les références ne consistent plus loin que dans la page. 362 CRITIQUE DU RYTHME moment, une confiscation du temps qu'elle désire fixer en elle et pour elle. La poésie ne se confond pas avec son adoration. Elle transforme ceux qui l'adorent en statues. Le noble les vide vivants comme des simulacres. Il n'y a plus même de cruauté à constater ce travail. Il n'est pas le fait de celui qui l'observe. Le temps du langage dénude ses rois. Un enfant ensuite peut le voir. Réception de Saint-JohnPerse La réception de Saint-}ohn Perse a été princière, immédiatement, et durable, depuis l'accueil de Proust jusqu'à celui des surréalistes, jusqu'au luxe typographique monumental des caractères de l'imprimerie Nationale mis à la disposition d'Amers (p.1131). André Breton parlait d'un • apport "follement" audacieux qui va au-devant du besoin spécifique d'une époque ,. (p.1093). Auden comparait Saint-John Perse à Pindare, pour la • maîtrise aristocratique ,. (p.1132). Paulhan le comparait, en 1962, à une • nouvelle Bible9 ». Conrad Aiken écrivait en 1957 qu'il était • le plus grand poète du monde aujourd'hui, le seul à ajouter à la richesse poétique et à l'érudition une invention de la forme et une éloquence qui avait presque disparu en poésie ,. (p. 1253). Il n'est ni aisé ni agréable d'être le héraut d'une discordance, dans cette fête qui semble celle de la poésie même. Mais ni l'admiration, ni ce qu'elle laisse quand elle n'est plus, ne sont affaire de goût, ce domaine privé dont on ne dispute pas. Si je ne peux plus partager la dévotion de rigueur, au sujet de Saint-John Perse, ce n'est pas que j'oppose seulement, ou indûment, une conception de la poésie à une autre. Mais les notions fondamentales du langage, du rythme, du sens, du sujet, ont changé, et changent. Le discours du poème, comme le discours sur la poésie, sont portés porteurs dans ce changement qui n'est pas le fait d'un individu, mais d'une histoire. Les clichés d'il y a quelques années apparaissent aussi étranges, et plus même, que des discours très anciens, parce qu'ils sont justement encore si proches que des contemporains en sont tout au passé, que vous croyez présents. Cliché, la confusion du langage et de la langue au profit de la langue, et le poème pris comme le chant de la langue, l'aventure de la langue elle-même. Il semblera un jour aussi vide que les spéculations romantiques sur le peuple et l'œuvre collective. Cliché situé par une certaine intersection du philosophique et du poétique, et que ronge, aujourd'hui, la théorie du sujet et du discours. Cliché, la fusion métaphorique du monde et du livre. Cliché, le mot (confondu 9. JeanPaulhan, Œ,wres Complites, Cercle au Livre précieux, 1969, t. IV, p. 194, dans Enigmesde Perse. SITUATIONS DU RYTHME 363 avec le nom) pris comme l'égal de la réalité extra-linguistique des choses. Cliché, ce réalisme pris pour un nominalisme. Cliché, le rythme pensé étymologiquement comme le mouvement de la mer, et cette étymologie est une mythologie, qui fonde une poétique et une poésie. Parce que le rythme n'est pas seulement un secteur du langage parmi d'autres, un niveau linguistique, comme le lexique ou la syntaxe, mais que, plus puissamment, il peut être pris comme la structuration d'ensemble de tous les signifiants, il est l'inscription du sujet dans l'ensemble de l'œuvre comme système des valeurs de langage, à travers le sens. Il est ce par quoi le sujet n'est pas un emploi des pronoms personnels, mais tout son langage, sémantique jusque dans l'infrasémantique. D'où la nécessité, pour ce mode de signifier qu'est le poème, de produire sa rationalité spécifique. D'où la mise en question de la théorie du signe par la pratique et la théorie du poème. Or c'est sur le rythme que se rassemble ce qu'une certaine représentation de la poésie, par Saint-John Perse, a eu de plus inconséquent, de plus mythologique, de plus erroné. Ainsi Roger Caillois, dans Poétique de St-John Perse10, posait fondamentalement« que la poésie est d'abord traitement du langage » (p. 8). Ce traitement était analysé dans une étude remarquable du lexique et de la syntaxe. Par là, le rythme, paradoxalement, était évoqué, traversé, mais non traité, ni comme niveau spécifique, ni comme fondement du poème. Ayant écrit : « J'ai apporté le même souci de précision à l'examen du système des rythmes, échos et repères qui donne à l'œuvre une scanswn très particulière; à l'analyse des substitutions de sons ou de sens, à l'aide desquels fut obtenu un texte d'un grain exceptionnel et d'une rare densité poétique» (p.8), -Roger Caillois avait analysé la prosodie, la phraséologie, la syntaxe avec leurs effets de rythme. Mais l'absence d'une étude de la métrique dans ses rapports à la prosodie donne à « scanswn » une valeur métaphorique seconde. Le rythme est impliqué et partiellement, sinon même essentiellement, manqué. Il est effet d'ensemble, mais le problème majeur de sa constitution est éludé. Oublié. Pouvait-il ne pas l'être, par la différence établie entre « technique poétique ,. et « création poétique » ? - « Celle-ci est question de vie, celle-là de compréhension » (p. 9). Le poème est un paradigme de la vie. La technique (c'est-à-dire l'étude de la technique) est au poème-vie ce que la botanique est à la plante. Ce dualisme restreignait radicalement la portée de la poésie comme « d'abord traitement du langage ». Restriction même par rapport au lien structurel que postulait 10. Gallimard, 1954. 36-1 ClllTIQUB DU RYTHME Saint-John Perse, à propos de Dante, entre création et métrique. Restriction qu'opérait aussi Ungaretti, quand il notait, en 1931 : « Saint-John Perse ne cesse de ramener l'alexandrin à sa puissance originelle de rythme : c'est d'où vient sans doute la ponctuation qu'il désire mettre en valeur dans sa syntaxe. Les schémas de la prosodie et tous les ressorts de la technique méritent toujours un examen attentif, mais ils ne peuvent avoir dans l'expression de la poésie qu'une valeur subordonnée ,. (p.1150). Il ne s'agit ici que de pousser cette contradiction entre la « puissance originelle de rythme ,. et la « valeur subordonnée •· Par là, de les mettre toutes deux à la question. Y a-t-il puissanceoriginelled'un rythme, de l'alexandrin, et par lui ? Tout ce que dit le poème peut-il ne pas en être modifié ? Plus rien du rythme, alors, n'est « valeur subordonnée •· Cette subordination est un recul par rapport au poème-vie. Cette subordination revient au dualisme classique du sens et de la forme - seul cadre théorique où elle opère. Autant il n'y a pas de création sans technique, autant une technique est inséparable d'une création. Elle ne peut pas être subordonnée par rapport à l'expression.Le dualisme est cette convention commode qui permet de les distinguer. Que justement le poème vient gêner. Paradoxal oubli du rythme : il permet de juxtaposer, à propos de Perse, toutes les contradictions sans les percevoir. La fondation Nobel insistait sur la « tradition rhétorique héritée des Classiques ,. (p.1138). Pierre-Jean Jouve y voyait une construction « originale dans son réemploi des traditions •• et qui « prolonge les formes antérieures par des variations savantes ,. (p.1113 ). Mais Larbaud, en 1925, écrivait : « La langue de la poésie française est entre ses mains comme un cheval de grande race dont il utilise les qualités, mais qu'il oblige à marcher à une allure nouvelle et qui contrarie ses habitudes ,. (p.1238). Pourtant l'analyse métrique dément en totalité ce jugement. C'est cependant sur lui qu'enchaîne R. Caillois en notant que c'est « le tissu même du langage qui se trouve modifié ,. (livre cité, p.14). Comment le tissu du langage serait-il modifié par un vocabulaire, ou même par une syntaxe, qui n'a de particulier, comme le montre Caillois, que quelques archaïsmes ? Rien des « propriétés de la langue ,. (ibid.,p.15) n'en est altéré. Un vocabulaire, une syntaxe, si particuliers qu'ils soient, définissent un discours. Ses variations, ni une à une, ni ensemble, n'altèrent la langue, pour la double raison qu'elles ne sont pas des nouveautés hors-langue, ni contre-langue, au moment où Perse les emploie, et qu'en même temps qu'elles sont langue,elles n'ont pas lieu dans la langue, mais dans le discours. Le manque d'analyse du rythme mène à des jugements que l'analyse du rythme infirme : « Chez Saint-John Perse, comme chez Claudel, le verset s'est complètement libéré, sinon du mètre, du moins d'un mètre ,. (p.1177). Mais le verset de Claudel, dans les Cinq grandes SITUATIONS DU RYTHME 365 odes, ou la prose de Connaissancede l'Est, n'ont pas la moindre parenté rythmique démontrable avec le verset de Saint-John Perse. L'auteur reconnaît néanmoins une « nette prépondérance des groupes syllabiques "pairs" » - sans en construire la relation éventuelle avec une métrique. L'essentiel court à la conclusion, qui fait du rythme une démarche : « Il y a là une assise très stable, d'où la garantied'une démarche très noble et irrésistible, parce que régulièrement équilibrée, appuyée sur un déroulement rituel » (ibid). Le dire n'est alon que la forme d'un sens, qui est un être : « Il n'y a pas que scansion : il y a le message et l'impulsion qui l'anime ». Cette impulsion, qui est encore le rythme, est « un mouvement intérieur au rythme de l'univers » (p.1183). Ainsi, le rythme est doublement retiré à l'analyse de la scansion : il est retiré vers une spiritualité où a lieu le message, qui est intérieur; et cette intériorité est un rapport non verbal au cosmique, au rythme de l'univers. Toute l'analyse qu'on pourrait faire de la technique est condamnée à ne saisir que du technique, c'est-à-dire de la forme - qui est pourtant « assise », « démarche », déroulement rituel ». Libre cours est donné aux amplifications métaphysiques, et paraphrases de l'ccuvre : « Amplitude des rythmes de Saint-John Pene », - « Qui leur commande a dû d'abord se faire sensible aux rythmes éternels d'un ordre planétaire » (p.1256). Les à-peu-près se bousculent dans un discours sur la poésie qui mime ce que dit l'ccuvre. L'académie Nobel y a vu une« forme d'une densité sans tolérance, où le vers et la prose se rejoignent dans un ondoiement solennel, alliant la strophe biblique au rythme de l'alexandrin » (p.1136). L'incohérence théorique est ici à son comble. On peut montrer qu'il n'y a pas de prose dans le verset de Perse. Vers et prose ne sauraient donc s'y rejoindre. L'ondoiement solennel est un effet d'amplification étymolo&ique circulaire, de la notion-origine de rythme-mer à la métrique qui en est issue. Et « strophe biblique » n'a pas de sens dans la Bible, mais syncrétise la strophe grecque avec une certaine représentation du « biblique », qu'imitent certains passages de Perse. Enfin d'autres écrivent que Saint-John Perse a renoncé au mètre et à la rime, à toute prosodie traditionnelle, et la « variété » de ses rythmes les rend apparemment incapables d'y repérer aucune constante. L'ampleur de l'effet Saint-John Perse ne saurait être réduite ni travestie. Une ccuvre est produite et productrice. Elle est un rapport du poétique et de l'idéologique. Ce rapport doit se créer sa rationalité critique, dans et contre l'idéologie, dans et contre les idéologies. Une œuvre fomente sa faveur, trouve et crée ses complicités. A la fois dans et hors, comme et contre. L'œuvre de Saint-John Perse a produit une neutralisation critique au point le plus vital du poème, qui est le rythme. Il se dé&agede la réception offerte à Saint-John Perse non un sottisier mesquin, mais une question qu'aucune pression ne saurait éluder, du rapport entre le poème et le signe. 366 CRffiQUE DU RYTHME Or le poème se fait dans le règne du signe. Le signe est mystificateur, car il est organisation politique, et stratégie de la représentation. C'est là que je situerais certaines aberrations du jugement et de l'analyse, là où se joue un enjeu qui déborde tous les goûts, tous les individus. Il entraîne les meilleurs à d'étranges aveuglements. Paulhan note ainsi : « il est rare que Perse use d'un mot à majuscule ,. (livre cité, p.170), là où les entités et les fonctions à majuscules foisonnent, comme l' « An », la « Ville », le « Siècle • (Vents, p.192); « Chercheurs de routes ... •, « Commentateurs de chartes et de bulles, Capitaines de corvée et Légats d'aventure », « Itinérants du songe », « Interlocuteurs •, « Dénonciateurs d'abîmes •, « Interpellateurs de cimes • « Disputeurs de chances», etc. (Vents Ill, 1- p.217); ou Amers (Invocation, 6, p.265) : « Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers... ,. Où est le poème ? Ceux qui, si justement, voulaient, contre une critique littéraire humaniste, chercheuse de biographies et d'influences, mettre le poème enfin dans l'a:uvre, ont parfois été conduits, par Saint-John Perse même, à défendre le véridique des allusions. Mais la véracité encyclopédique est aussi un alibi du poème. Elle n'est pas pertinente, en elle-même, de sa spécificité de poème. Tel oiseau existe vraiment. Le poème ne mentait pas. Mais le poème n'est pas une archive. Le vrai, pas plus que le faux, de la référence, ne le spécifie. Cc combat est aussi vain que l'autre, même si rien ne se dépasst, dans l'ordre du langage. Le poème a été mis dans la métaphore. La métaphore serait un mode de représentation spécifiquement poétique. D'où l'abus et l'ambiguïté du terme image, tant usité dans une critique contemporaine du surréalisme et pré-structuraliste, ambiguïté du rhétorique et du visuel, du Donner à voir. Jouve admirait, chez Saint-John Perse, « le pouvoir de l'image à l'état naissant» (p.1113). La réception de Saint-John Perse, jusqu'ici, a surtout consisté dans l'admiration des métaphores. Les métaphores y sont prises comme un mode de transformation par l'esprit de la réalité du monde, sans guère mettre en relation la transformation métaphorique des rapports avec la prosodie, la syntaxe, le rythme. La présentation du prix Nobel mettait au premier plan les .. brillantes métaphores "· L'attribution du prix se faisait « Pour l'envolée altière et la richesse ima&inativcde sa création poétique, qui donne un effet visionnaire de l'heure présente • (p.1135) - « reflet visionnaire de l'heure présente " contredisant la situation même de ses poèmes dans l'espace et dans le temps, pour Saint-John Perse. Poésie intensément, continûment métaphorique, cette a:uvre était alors référée, - comme dans les traités de sémantique pré-structuraliste -, à des re,istres, des domaines, des répertoires de sensations ou d'objets. La métaphore renvoyait à un inventaire. Pourtant la métaphore de Perse rend impossibles les inventaires : comme la métaphore surréa- SITUATIONS DU RYTHME 367 liste, venue de Lautréamont et de Reverdy, elle juxtapose des termes fortement distanu : « et sous l•azyme du beau temps ,. (Anabase X, p.113), « l'aube muette dans sa plume, comme une grande chouette fabuleuse en proie aux souffles de l'esprit, enflait son corps de dahlia blanc,. (Neiges,l, p.157). La métaphore de Saint-John Perse est le même rapport que la métaphore surréaliste. Elle a la même syntaxe dominante à complément de nom : « Le faucon du désir tire sur ses liens de cuir», « Congre salace du désir, remonte en nous le cours des eaux ,. (Amers, Strophe, Ill, p.331, 332). Pourtant Paulhan opposait Saint-John Perse, comme le continu au discontinu, à la lignée qui se réclamait de Rimbaud (et de Mallarmé) : « Perse réunit tout ce que la poésie moderne séparait ,. (livre cité, p. 165). Roger Caillois opposait sa « phrase savamment articulée ,. (livre cité, p.185) à la poésie dada-surréaliste. Mais la phrase de Breton tient, autant que celle de Perse, à la lignée de Bossuet et de Mallarmé, la li111ée des syntaxiers. La parenté métaphorique-syntaxique situe l'enthousiasme de Breton pour Saint-John Perse. On a tant opposé ce dernier aux surréalistes qu'on a masqué par là ce qui les unissait : une même filiation, dans la politique du poème, à la lignée FlaubertMallarmé. Mais elle est tenue, chez Perse, par une idéologie de la maîtrise, et de la métrique, qui en fait, toutes proportions gardées, un parnassien moderne. Il n'est pas le seul. Mais, comme Sartre dit de Leconte de Lisle, il a été le « versificateur en chef ,._ La métaphore ne caractérise pas le poème. C'est l'inverse. A-t-elle la même fonction dans un poème, ou une œuvre littéraire, et dans le langage ordinaire, ou scientifique ? Un poème fait une métaphore. Une métaphore ne fait pas un poème. On a oublié à la fois que la métaphore est partout, et qu'un poème se fait aussi sans métaphores. Et la spécificité de Perse passe par la métaphore, mais ne s'y limite pas. L'éloge, comme vocation et pratique continue, le comprend mieux. L'éloge, a-t-il dit, « commande au départ un certain ton, appelle une certaine hauteur, oblige à se situer un peu au-delà de soi-même ,. (p.1088). Par quoi le discours tout entier est marqué, lexique, syntaxe, et, nécessairement, rythme, et par là, un statut du sujet dans son discours. Là non plus, comme il n'y a plus à placer le poème dans la langue mais dans le discours, je ne le ferais plus tant consister dans son objet, l'objet de l'éloge, que dans son sujet. L'objet apparent de l'éloge est le monde, qui est infini. Mais Perse a écrit : « J'aime bien l'éloge pour l'éloge ,. (p.1088). L'objet suscite un « amas de merveilles ,. (R.Caillois livre cité, p.138), un « musée total », qui l'apparente à Malraux (ibid., p.189). Il suscite aussi la vérification de ce sur quoi porte l'embellissement. Poésie, s'agit-il d'embellir ? Ou est-elle l'embellissement même ? Non, puisque là où Paulhan trouvait un 368 CRITIQUE DU RYTHME « optinùsme incurable » (livre cité, p.170), Jouve y reconnaissait le malheur. L'éloge, pas plus que le blasphème, ou la dérision, n'est propre au poème. Paulhan y lit un « récitatif sacré » (livre cité, p.175), et Caillois un ordre, qu'il oppose au« désarroi surréaliste ,. (livre cité, p.187). C'est que l'objet de l'éloge est aussi un objet interne, et une inscription du sujet, autant que cet objet extérieur, qu'il célèbre. L'éloge n'est pas seulement consentement, adhésion : « C'est là le train du monde et je n'ai que du bien à en dire » (Anabase, IV, p. 98). Il n'est pas seulement le lieu commun d'une convocation universelle, énumération - cette fusion, chez Perse, d'une rhétorique et d'une écriture. L'éloge est encore, par nécessité interne, maintenance de la tradition, C'est, comme le sacré, un fixateur du langage, et il est intérieur au sacré. L'éloge, comme rhétorique-écriture, où Saint-John Perse s'est mis tout entier, implique nécessairement une rythmique qui est tout entière une métrique. La métrique est un fixateur, parce que les nombres, d'abord, sont des fixateurs. Aussi la strophe n'est-elle pas au hasard prise étymologiquement, par Perse : « évolution du chœur autour de l'autel » (p.571) et, dans une lettre à Claudel, à propos de Pindare, « quantité de matière débitée en un "tour• d'autel ,. (p.724). La strophe, invoquée, et inscrite, dans Amers, est cycle, forme cyclique et invocation au cyclique. Elle est à la fois une référence à la métrique et une forme supérieure de la métrique. Pindare figure, chez Saint-John Perse, cette référence, non comme référence culturelle, mais beaucoup plus. Figure du poème. Non seulement allusion à un théâtre abstrait du monde, la strophe, élevée à la puissance de rhétorique-écriture, implique une conception du temps et de l'espace, qui situe un discours, un sujet, à la fois dans leur relation à l'histoire et dans l'historicité du poème. L'épopée contre l'histoire L'éloge, dans son extension indéfinie, a fait un mode paniculier du poème épique, à la fois évident et paradoxal. Tous y insistent : Ungaretti dans sa préface à sa traduction (p.1106), Hofmannsthal, par le« fond héroïque ,. (p.1107), Claudel, pour la« forte poussée vers un but », la « poussée en avant » où le rythme « introduit un élément solennel de délectation ,. (p.1122). Et Paulhan : une « épopée sans héros ». Saint-John Perse marque ainsi, pour la poésie moderne, un de ses problèmes majeurs : celui du rapport entre le récit et le récitatif, entre la phrase et le phrasé, entre le discours et le sujet dans l'histoire. La modernité, par le poème, ne se confond pas avec une définition chronologique. Elle est le démêlé, à la fois déterminé et inconnu, des SITUATIONS DU RYTHME 369 lignées, des stratégies, des enjeux du langage et du sujet. L'historicité n'est pas seulement l'impossibilité du double emploi, qui fait l'aventure et, pour la poétique, le seul critère de l'aventure, du risque. Elle est aussi rapport du poème au signe, du langage poétique au langage ordinaire, du sujet du poème au sujet hors du poème, en rapport avec le poème. C'est pourquoi la situation de l'épopée selon Saint-John Perse importe aux possibilités du discours épique, aujourd'hui, avec ou sans héros. L'espace de l'épopée, ici, est un espace abstrait. Les termes de l'espace sont les plus vastes, ainsi des désignations cardinales, une unité de mesure étrangère-ancienne (la verste) : « Les migrations d'oiseaux s'en sont allées par le travers du siècle[ ... ] Et c'est milliers de verstes à leur guise, dans la dérivation du ciel en fuite comme une fonte de banquise[ ... ] Plus bas, plus bas, où les vents tièdes essaiment[ ... ] par le monde[ ... ] Je te connais, ô Sud pareil au lit des fleuves infatués[ ... ] au fond des golfes assouvis [... ] la table des eaux libres [... ] dans ces dénivellements plus vastes qu'il n'en règne aux rampes vertes des rapides ... » (Vents, Il, 3, p.205). Quand un espace concret est nommé, c'est par exemple l'espace ouvert-désert de la mesa espagnole : • Les cavaliers sur les mesas ... ,. (Vents, Il, 1, p.212). Ou c'est « la Ville », dans sa généralité abstraite. Ce que Saint-John Perse situe et désitue à la fois, parlant de la poésie : • Et c'est dans une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu'elle embrasse au présent tout le passé et l'avenir, l'humain avec le surhumain, et tout l'espace planétaire avec l'espace universel » (p.445). L'extension de l'espace dans l'éloge, fait de cette extension de l'objet une dimension même du sujet de l'éloge. Le sujet n'est absent apparemment que d'être étendu à son énumération, à ses catégories cardinales. Le temps de cette épopée est le temps de cet espace, et ce temps ne peut qu'être radicalement étranger à une histoire, à l'histoire. Une lettre de 1948 s'opposait, à propos d'Exil, à• l'introduction arbitraire de l'histoire contemporaine ,. dans des poèmes « irréductibles à tout l'ordre temporel, affranchis de toute heure comme de tout lieu », et en " réaction violente contre toute notion (même la plus indirecte) de littérature "engagée" ,., revendiquant pour ses poèmes d'être de • libres stylisations de pure création poétique ,. (p.552-553). C'est une constante. Une lettre à Rivière, de 1921, portait : « L'année est faite d'une seule journée, la vie est faite d'une seule année » (p.893). Une lettre à R. Caillois, de 1953, portait que son œuvre • a toujours évolué hors du lieu et du temps » et qu'elle « entend échapper à toute référence historique aussi bien que géographique ,. (p.562). Le temps de Saint-John Perse est à la fois l'éternité et l'intemporalité - le hors du temps. Ce qu'il dit dans un commentaire de Chronique : « Sous son titre, Chronique, à prendre au sens étymologique, c'est un poème à la 370 CRITIQUE DU RYnlME terre, et à l'homme, et au temps confondus tous trois pour moi dans la même notion intemporelle d'éternité ,. (p. 1133). Les termes du temps sont aussi vastes et vagues que l'étaient ceux de l'espace : • des pans de siècles en voyage ,. (Anabase, VII, p.105), • l'homme clôt ses paupières et rafraîchit sa nuque dans les âges • (p.106), • nous avions rendez-vous avec la fin d'un âge • (Vents, IV, 4, p.240). Temps-fuite du temps. Mais temps arrêté dans • l"éternité du verbe• (p.459). Pounant, bien que l'homme ne vive pas dans l'intemporel, ni dans un espace abstrait, mais dans une histoire et des lieux chaque fois particuliers, cette épopée est une revendication de l'homme : • en poésie, derrière l'artiste, l'art n'élude jamais l'homme ,. (p.555), dit-il en 1950. Un homme-synthèse, non tel particulier concret, mais l'universel concret-abstrait : l'homme générique, majuscule, fait de tous les concrets mais au-delà du concret. Exü est le • poème de l'éternité de l'exil dans la condition humaine ,. (p.1111), tendu vers les « domaines les plus obscurs ,. avec des • moyens d'expression concrets ,. (ibid.). Ce que faisaient les exemples au Moyen Age. C'est une égalité entre le cosmos et l'homme. Le Chant pour un équinoxe dit : « équinoxe d'une heure entre la Terre et l'homme ,. (p.438). L'homme et le cosmique ne sont égalables que s'ils ont des frontières communes, ce qui n'est possible que si les mots et les choses ont des frontières communes. Ainsi cette conception de l'homme, de son temps et de son espace, est indissociable d'une conception du langage. Elle se réalise comme son effet. Un tel rapport ne peut se faire qu'au bénéfice du cosmique, comme le continu entre les mots et les choses ne peut aller qu'au bénéfice des choses, métaphysique de la transcendance universelle, temps-espace-langage. Aussi le héros que cherchait Paulhan, à cette épopée sans héros, existe-t-il bien, et n'est pas une quelconque abstraite humanité, mais le mouvement lui-même qui porte tous les concrets, épopée, non de l'histoire, mais du cosmique, mouvement-rythme, commun au cortège de personnages errants comme aux éléments : • Et le Monstre qui rôde au corral de sa gloire, l'Oeil magnétique en chasse parmi d'imprévisibles angles, menant un silencieux tonnerre dans la mémoire brisée des quartz ,. (Vents, 111,3,p.222-223). L'histoire n'y est qu'une métaphore du temps, sous forme d'indicateurs historiques. La métaphore de préférence est I'Antiquité grecque et latine : • sesterces •• • latomies •• • flamines •• la « mantique .., les « portes des Curies .., la « toge •• les • Numides •• la c Ménade •• la « trirème •• d' Exil à Amers. Effets de distance indifféremment mêlés au XVI• siècle des conquérants espagnols, les c Mers Catholiques couleur de casques, de rapières et de vieilles châsses à reliques,. (Vents, I, p.184). Termes d'Antiquité et d'Ancien SITUATIONS DU RITHME 371 Régimemêlés, les « clepsydres en marche sur la terre » et « l"impôt de capitation ,. (Anabase, VIII, p.107). Epoques-lieux mêlés : « grandes histoires séleucides ,. (ibid). Moyen Age : le« mal des ardents » (Vents II, 6, p.213). Seul compte le mouvement, dont chevaux et cavaliers sont les figures récurrentes, métaphorisant aussi le langage,« les mots hongres du bonheur ,. (Anabase, VIII, p.107). Le langage du temps se fait par le temps du langage. Pas seulement les référents antiques, mais les signifiants du passé que sont les archaïsmes, cette patine des mots qui fait l'ancien qu'elle dit. Ainsi po•dre, pour po•ssière, style xvu• siècle : « Cavaleries du songe au lieu des poudres mortes » (Anabase, VII, p. 106). L'abstrait du temps-espace se fait par les mots abstraits, abstraits au singulier : « et les veuves criardes sur la dissipation des morts ,. (Anab.se, IX, p.109), « et nos casques flairés par la fureur du jour » (Anab.se VI, p.103). Adjectif abstrait : « dans l'odeur solennelle des roses » (Anabase VI, p.102). Surtout des énumérations d'abstraits pluriels, qui font le cortège qu'elles disent : « des célébrations de fêtes [... ] des dédicaces de pierres noires (... ] des inventions de sources [... ] des consécrations d'étoffes[ ... ] et des acclamations violentes[ ... ] pour des mutilations d'adultes au soleil, pour des publications de linges d'épousailles 1 » (Anabase X, p.111). Abstraits pluriels, rhétorique qui a son historicité, son époque, lexique et syntaxe (surtout des prépositions) du symbolisme, prose comme vers, de Jean Lorrain à Maeterlinck, rhétorique continuée comme écriture, hors de son écri'Vance(comme dit Barthes) d'origine : « De grandes œuvres, feuille à feuille, de grandes œuvres en silence se composent aux gîtes du futur, dans les blancheurs d'aveugles couvaisons ,. (Vents II, 6, p.214). Pas des choses aveugles, mais la cécité des choses, et parmi suivi d'un singulier : « et les figurations en marche sur les cimes, parmi la cécité des choses » (ibid). Le pluriel poétique, lui-même daté, « promotion poétique », disait R. Caillois (livre cité, p.152), fait des « lunes rougissantes ,. (Vents II, 6, p.213). Ainsi l'éloge énumère, accumule, mais tout le concret convoqué est désaffecté, hors temps, hors contexte social-historique, désitué, les noms de catégories sociales, de métiers, capitaines, notables, princes déchus, navigateur, comme les éléments minéralogiques, botaniques, zoologiques fonctionnent dans le poème d'une manière qui est moins étrangère qu'on ne pourrait croire à celle des objets surréalistes. Témoins, en cortège, emportés dans le tutoiement aux entités,« Ouvre ta paume, bonheur d'être ... » (Amers, Strophe, V, p.341). La référence épique, vague, unifie, « Ilion » (Anabase IV, p. 98), « Une même vague par le monde, une même vague depuis Troie ... La houle monte et se fait femme » (Amers, Strophe, IV, p.339-340). La mer est la matière et 372 CRITIQUE DU RYTHME la figure du mouvement, et son ongme, dont la féminisation, l'érotisation installe le continu imaginaire entre l'homme et le cosmos. L'épopée du cosmique apparaît alors non seulement comme la portée au cosmique d'une théorie et d'une pratique du langage, mais la réalisation d'une poétique dont il importe de circonscrire les composantes avant d'analyser le mouvement langage. La, poétique n'est pas libre Saint-John Perse, dans son discours de Stockholm, disait de la poésie : « Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égaleà la vie elle-même, qui n'a d'elle-même à justifier » (p.445). Certainement, il ne s'agit ni de justifier, ni d'incriminer. Mais la 'Vie,le destin, sont historiques : ils ne peuvent pas ne pas être situés. Il n'est question ici de rien d'autre. C'est bien une telle situation qu'indique le discours sur Dante : « Poésie, science de l'être ! Car toute poétique est une ontologie » (p.453). Ce lien interne entre la poésie et la métaphysique associe la poésie, d'une manière qui n'est pas sans conséquences pour sa liberté, à la métaphysique de l'unité, de l'« homme originel » (p.447) : « Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l'unité de l'Etre. Et sa leçon est d'optimisme. Une même loi d'harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n'y peut advenir qui par nature excède la mesure de l'homme. Les pires bouleversements de l'histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d'enchaînements et de renouvellements » (p.446). Cette harmonie universelle engendre l'optimisme et le cyclique. Cet humanisme théologique, identifié à la poésie, devient idéologie. Au moment même où il parle pour elle, il asservit la poésie. Car il se connaît et se méconnaît pour ce qu'il est. On y retrouve la posture conventionnelle du Poète majuscule, porte-parole des muets (« le poète tient pour nous liaison... » ), médium, avant-garde : « Et le poète est avec vous. Ses pensées parmi vous comme des tours de guet » (Vents, IV, 5, p.248). Alliance, dans le noble, d'une poésie et d'une métaphysique qui s'universalise selon un vieux schéma. Le cyclique, étant sens de l'histoire, présuppose une théorie du sens. Du langage. Mais à l'état d'idéologie et non de théorie. Sa théorie du langage est le dualisme, langage habit de la pensée, que la métaphore, chez Saint-John Perse, révèle dans son caractère bourgeois,-une lettre à Rivière, en 1922 : « il y a là, pour vêtir votre pensée, toute la docilité, toute la fidélité et toute l'inapparence des linges de grand prix » (p.709). SITUATIONS DU RYTHME 373 Cette théorie du langage est le conventionnalisme banal, qui confond l'arbitraire avec la convention, et opposait ainsi (comme Ch. Bally, le français, arbitraire, à l'allemand, motivé) la langue anglaise à la langue française. Ainsi continue, auprès de beaucoup, ce discours entièrement idéologique, et daté, qui passe pour dire des vérités sur les langues, quand pas un mot n'en est soutenable linguistiquement. Ce sont les clichés propres au discours du mythe. Saint-John Perse rapporte une conversation avec Gide : « Je lui dénonçai, pour ma part, l'opacité d'une langue aussi concrète, la richesse excessive de son vocabulaire et sa complaisance à vouloir réincarner la chose elle-même, comme dans l'écriture idéographique, au lieu que le français, langue plus abstraite, et qui cherchait à signifier bien plus qu'à figurer, n'engageait le signe fiduciaire du mot que comme valeur d'échange monétaire. L'anglais, pour moi, en était encore au troc » (p.479). La poétique, solidaire d'une métaphysique du langage, situe le rapport entre langue et poésie dans une métaphysique de la langut, de son génie. La clarté française. Qui faisait d'Apollinaire un métèque pour Maurice Grammont. Dans une langue « de vocation aussi abstraite que le français », la poésie ne peut être que comptnsatoirt, rémunérer le défaut, écrivait Mallarmé, puisque, dans la poésie, les mots, « faisant plus que signifier ou désigner, ils se doivent aussi d'être, d'animer et d'aiir, c'est-à-dire de créer et par là même d'incarner, d'intégrer, de représenter la chose même qu'ils évoquent, et que, s'appropriant, ils tendent à devenir » (p.525-526). Rôle « charnel », qui reprend la vieille opposition du langage à la vie : la poésie est dans la vie parce qu'elle s'oppose au langage - « simples signes » - qui sont hors de la vie. Tout le« passé d'incantation des mots » travaille à cet anti-arbitraire du signe. Cette opposition de l'anglais concret au français, qui serait « au terme d'une longue évolution vers l'abstrait » (p.567), donne le français pour un « jeu très allusif et mystérieux d'analogies secrètes ou de correspondances et même d'associations multiples, à la limite du saisissable », et situe la poésie anglaise comme une « poésie dans l'idée » (p.565), à« vocation orale », propre à la récitation, alors que la poésie « française moderne ,. serait « incantation », poésie « de l'intérieur » (p.566), - « dans la poursuite de son information comme dans l'exercice de sa métrique » (ibid). Donc qui ne se récite pas. Destinée seulement à « l'oreille interne ». Cette conception s'est répandue. Elle est révélatrice du discours mythique dans lequel s'est isolée la poésie « moderne », où les éléments historiques eux-mêmes voient leur signification changée en un rôle intérieur au mythe. L'histoire du discours poétique anglo-américain, de Wordsworth à Hopkins, à Walt Whitman, à Pound, Eliot, Oison, passe par ses propres rapports à la prosaïsation, au parler, au discours ordinaire - 374 CRITIQUE DU RYTHME donc à la récitation (publique). De tels rapports sont indissociables d'une histoire. Histoire subjective-objective de la poésie. Ils sont un fonctionnement, pas une métaphysique de l'origine. Une tradition française, qui est une lignée néo-mallarméenne, s'est, en effet, éloignée du parler, du récit, de la syntaxe et de l'histoire. C'est son histoire. Qu'elle paye. L'« oreille interne •• à laquelle Saint-John Perse la réserve, situe cette histoire dans la langue,alors qu'elle a lieu dans une histoire des discours. Aussi la métrique n'a-t-elle rien, par elle-même, d' « intérieur •· Elle se soustrait à la diction-audition pour les mêmes raisons que l'épopée se soustrait aux catégories historiquesgéographiques. La diction mettrait à découvert l'historicité de sa métrique, pour une oreille ni interne ni externe mais historique. Poétique et poésie sont, chez Saint-John Perse, pénétrées d'une idéologie littéraire qui est celle d'une langue française continue à son passé, claire et abstraite. Il écrit de Marcel Arland, en 1964 : « Est-il dans nos lettres françaises écrivain plus français, qui plus fidèlement témoigne d'une continuité française ? • et, de l'art de la nouvelle, • cet art essentiellement français qui s'apparente le plus à celui du poète et qui le plus fièrement répugne à toute complaisance • (p.535). Cependant, cette représentation du français, chez Saint-John Perse, est située par une historicité qui lui est propre, que précisément elle masque, ou compense. Car françaiss'oppose, chez lui, à exotisme.Et il a à se défendre de l'exotisme. Ce qu'il expose, dans une lettre à Larbaud, de 1911, le remerciant de l'en avoir défendu : • Autant que d'inactualité, j'ai toujours eu grand besoin d'affranchissement du lieu • (p.793). Larbaud décelait en lui « la haine de son milieu • (p.1091). C'est que français égale maîtrise morale-esthétique. En 1912, à Alain-Fournier : • aucun abandon à la complaisance, mais le goût, au contraire, très français et très fier, d'une réelle discrétion • (p.711), « cette nudité du langage que j'apprécie par-dessus tout • (p.710). La révolution littéraire, en 1911, devait se mener « en toute maîtrise, jusqu'à la légitimation définitive de~ droits du subconscient dans la création artistique » (p.480). A français est associé • pure race •, « modesties de la langue » (p.679). A J. Rivière, au moment de dada, en 1922 : « C'est bien l'œuvre française dans son abnégation et sa dédaigneuse modestie : incorruptible sous ses liens invisibles et pourtant forte de son aisance : ni complaisance ni recherche. - Une telle pudeur, ou si le mot vous déplaît, une telle retenue, n'est plus guère de ce temps • (p.709). En 1951, « grand-route française » s'oppose à « modes littéraires », « défections littéraires, où l'œuvre elle-même est éludée, l'art en lui-même suspecté, la langue bafouée » (p.559), « alexandrinisme littéraire », « novations sans fruit », « entreprises de laboratoire sans terme ni synthèse » (p. 560). En 1963, Saint-John Perse parle d'un « lieu poétique » français, dont L.P Far- SITUATIONS DU RYTHME 375 pe serait plus proche qu'Apollinaire (p.509), « en deçà des complaisances d'avant-garde ,. (p.521). L'universalisme d'une cenaine idée de la tradition française fait le filigrane de sa théorie et de sa pratique du langage. Pas seulement une idéologie, mais une part de l'histoire de Saint-John Perse. Une histoire qui le mène à se vouloir sans histoire. Sa géographie aussi à la fois fait son langage et le mène à se vouloir au-dessus des géographies. Sa francité, voulue et de conquête, est d'autant plus abstraite et pure qu'il a à faire oublier son origine, et jusqu'à son accent. Cene idéologie littéraire de la (bonne) tenue hérite de la poétique platonicienne du mensonge. En 1909 : « il n'y a pas d"'art• sans du mensonge (initial ou subordonné, mais toujours assistant); ou du moins, en art, c'est au mensonge que la sincérité emprunte la plus sublime des maïeutiques ,. (p.658). C'est la poétique substitutive, à la fois classique et d'époque, car elle prend à la lignée Flaubert-Mallarmé. Saint-John Perse écrit : « Art = onanisme. C'est en se dérobant à lui-même qu'un homme écrit, et clandestin, la bouche peut-être pleine de salive, comme dans l'enfance on découvre quelque jeu solitaire et infâme» (p.668). En 1909, c'est l'énoncé d'une esthétique qui sera une éthique du sujet, inchangée, pour toute une carrière et toute une œuvre. C'est une théorie du sujet de l'écriture. Le rapport même de l'homme dans-sa-carrièreavec le-sujet-de-l'œuvre en a été une pratique, chez Saint-John Perse et chez Alexis Léger. Ce qui situe Saint-John Perse jusque dans les comportements d'auteur : ses demandes à l'éditeur, en 1924, de« s'abstenir dans les annonces d'éditeur de tout commentaire sur l'œuvre et sur l'auteur ,. (p.547). En 1948 : « La personnalité même du poète n'appartient en rien au lecteur, qui n'a droit qu'à l'œuvre révolue, détachée comme un fruit de son arbre ,. (p.552). Témoignage de traducteur : « Perse, discutant de sa poésie [... ] était tout à fait impersonnel. Il procédait comme si nous avions affaire à un texte latin à la composition duquel il n'eût pris aucune part » (p.1112). Où avait sa prise la stratégie légitimement anti-universitaire, antipsychologiste, « contre cette conception anecdotique qui n'est souvent pour la critique, qu'une dérobade à l'égard de l'œuvre elle-même » (p.565). Ainsi, la critique tirant la conséquence de cette poétique, R. Caillois fait-il« à peu près comme si cet auteur n'existait pas » (livre cité, p.7). Effet étendu de la disparitionélocutoiredu sujet dans son texte, et qui la réalise. Le je est distancé, représenté, dans les nominations que sont Prince Régent, Conteur, Poète, Enchanteur, Etranger ... Parfois, il peut même dire je. C'est que le je de l'écriture n'est pas un pronom personnel. Ne s'y réduit pas. Le je de l'écriture, apparemment absent, est, autant qu'il fait, tout l'ensemble de son texte. Il y est inscrit,comme système de valeurs Si le poème est l'amplitude maximale de la 376 CRITIQUE DU RYTHME subjectivité, le je, chez Saint-John Perse, est poné aux dimensions mêmes du cosmique. La métrique, instrument de la maîtrise et de la désubjectivisation du discours, tient le discours de la tradition française. Le primat de la métrique fait que l'histoire du vers parle dans le vers. Le comble de la métrique réalise le comble de l'impersonnalisation du sujet. Son triomphe, à travers son effacement apparent. Métaphysique bourgeoise du signe, esthétique de la rareté, autant la théorie du langage que celle de la langue se conjuguent, chez Saint-John Perse, dans le « besoin de nommer ,. que R. Caillois analysait (livre cité, p.22). Dépayser, surprendre. L'esthétique, au même moment, des formalistes russes (ostranenie),et qui se développe, autrement, chez Brecht, dans sa Verfremdung, - un même, ou semblable, sens du renouvellement de la vision tient à des insertions historiques différentes, est orienté autrement : il n'y a pas une, mais des esthétiques du dépaysement. L'ésotérisme des mots rares, chez Saint-John Perse, outre qu'il tient à son expérience, est une rhétorique, celle de son esthétique de la langue. Ce n'est pas l'univers qui engendre un vocabulaire insolite, opposé à un vocabulaire banal. Les nomenclatures, scientifiques, techniques, sont autre chose. Mais l'esthétique du langage, qui est une éthique du sujet, fonde le vocabulaire. Il n'est pas nomenclature seulement, puisque, indissociablement, il est une syntaxe-pour-lamétrique, je l'analyse plus loin, et un recours aux dictionnaires, à l'étymologie. La pratique des dictionnaires est à la fois montrée et escamotée par Saint-John Perse : il supprime chez R. Caillois « une demi-phrase, relative à la pratique des dictionnaires ,. (p. 959). Mais ailleurs il renvoie au Bescherelle, pour adalingue (p.1147). Il fait de l'étymologie non plus une origine seulement, ou une histoire, mais, prenant étymologiquement le mot « étymologie », il en fait le discours fJrai sur le sens, confondu avec le sens. Le fonctionnement, notion historique, devient origine, notion métaphysique. li commente étymologiquement anabase,étroit (p.1145), séduire(p.1147), modestie, décence (p.467). Il évoquait en 1909 la c jouissance "étymologique" ,. du Traité théologico-politiquede Spinoza (p.657). Estime est c pris dans son sens premier,. (p.581), de même extase "dont l'étymologie [ex-stasis] est si belle ,. (p. 727), et chronique (p. 985 ). Poésie, aristocratie-généalogie du langage, et discours de sa vérité. Le dévoilement qui la réalise est cependant un mythe du langage. La poésie peut le traverser, comme elle peut traverser tous les mythes. Elle ne s'y confond pas pour autant. Son mythe majeur, chez Saint-John Perse, est celui de son rythme. SITUATIONS DU RYTHME 377 Le rythme de la mer Une importance fondamentale est donnée au rythme par Saint-John Perse. Son traducteur irlandais en témoignait (p.1112). Le discours de Stockholm l'invoque : « Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création ,. (p.446). Le rythme est explicitement ce qui renouvelle. Il s'identifie à la poésie, au poète : « Poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance ,. (ibid.), - cela dit en deux mesures métriques de six et de huit qui sont une cadence toute faite. Où pointe la plus forte contradiction, du rythme invoqué au rythme réalisé. Invoqué, le rythme est identifié au mouvement de la vie elle-même : « vivre ce temps fort •, « se saisir à neuf •· Invoqué comme le renouvellement de la vie, le rythme formule, magnifiquement, le rôle de la poésie, à la fin du discours de Stockholm : « Et c'est assez, pour le poète, d'être la mauvaise conscience de son temps •· Mais on ne peut plus ne plus entendre, aujourd'hui, la disjonction entre le rythme invoqué et le rythme du poème Saint-John Perse. Avant toute analyse, il y a lieu de situer la théorie du rythme de Saint-John Perse. Le rythme, pour lui, est d'abord nature, lieu commun du langage et du monde. Le cosmique fonde leur continuité. Il est nécessaire que les mots soient continus aux choses, que les êtres soient comparables aux mots, pour que puisse se développer, métaphore et métaphysique, une notion cosmique du rythme. Ainsi les oiseaux : « Dans la maturité d'un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri comme des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique [ ... ] Ils sont, comme dans le mètre, quantités syllabiques. Et procédant, comme les mots, de lointaine ascendance, ils perdent, comme les mots, leur sens à la limite de la félicité ,. (Oiseaux, VIII, p.417). Plus loin,« Ils sont, comme les mots, portés du rythme universel; ils s'inscrivent d'eux-mêmes, et comme d'affinité, dans la plus large strophe errante que l'on ait vue jamais se dérouler au monde • (p.417-418). Le rythme, pour Saint-John Perse, tient au souffle originel. Il écrit, à propos de L. P. Fargue : « Le mouvement, créateur du langage, et du langage lui-même tirant force nouvelle, de la vie tire une œuvre reliée au souffle originel. D'où son pouvoir d'animation, plus grand que celui de l'image, et qui fait du poète, créateur, la proie d'un plaisir autre que visuel - ce "plaisir"essentiel par quoi les choses, essentiellement prennent vie et vérité. Pour la vision même du poète, l'onde musicale demeure, comme en physique pour la propagation de la lumière, cette modulation du long regard d'amour tenu sur le destin des choses • (p.524). Le rythme est reconnu essentiel par sa parenté avec une 378 CRITIQUE DU RYTHME origine, une nature, il est la • métrique invisible • de Fargue. Il est • fidèle au souffle humain • (p.518). Du cosmique au biologique, marche, ou respiration, le continu est nature, et le rythme est cette nature, avant et à travers toute convention métrique. Le poème est le dit d'une théorie du rythme autant qu'une théorie du rythme se dit par lui, qu'une pratique de cette théorie se fait en lui. Ce rythme ne peut pas ne pas porter sa conception du temps. Ce temps est cyclique, comme la métrique est cyclique. La métrique, portée à sa puissance symbolique, fait une certaine pratique du temps. Les oiseaux vont • Où va le mouvement même des choses, sur sa houle, où va le cours même du ciel, sur sa roue • (p.426). La ro11edu qui est la mer, et qui tient elle-même temps répond, en écho, à la ho11/e, son propre discours du rythme. Le mouvement est ce qui fonde le rythme, chez Saint-John Perse, « cette notion de •mouvement• qui est pour moi capitale • écrit-il en 1959 (p.573), et qui est identifiée à la poésie : • la poésie pour moi est avant tout mouvement • (p.563). Ce mouvement n'est pas le mouvement en général, un mouvement qui passe. C'est, à la fois et inséparablement, le mo11vementde la mer et l'étymologie, reçue anciennement, du mot• rythme •· Saint-John Perse écrivait en 1953 : • La philosophie même du "poète• me semble pouvoir se ramener, essentiellement, au vieux "rhéisme" élémentaire de la pensée antique comme celle, en Occident, de nos Pré-Socratiques. Et sa métrique aussi, qu'on lui impute à rhétorique, ne tend encore qu'au mouvement, dans toutes ses ressources vivantes, les plus imprévisibles. D'où l'importance en tout, pour le poète, de la mer • (p.563). Tout le mythe poétique du rythme est ici énoncé, comme matrice poétique. Benveniste, dans son article célèbre, a noté que « Cette vaste unification de l'homme et de la nature sous une considération de "temps•, d'intervalles et de retours pareils, a eu pour condition l'emploi du mot même, la généralisation, dans le vocabulaire de la pensée occidentale moderne, du terme rythme11 •• compris à travers l'étymologie qui faisait de rythme l'abstrait du verbe qui signifie couler, « le sens du mot, dit Boisacq, ayant été emprunté aux mouvements réguliers des flots ,. (ibid.). Le rythme et la mer, chez Saint-John Perse, sont en association constante, par substitution ou contiguïté, parenté de substance : • Innombrable l'image, et le mètre, prodigue. [... ] Gratitude du Chœur au pas de )'Ode souveraine. Et la récitation reprise en l'honneur de la Mer[ ... ] Et maille à maille se répète l'immense trame prosodique - la Mer elle-même, sur sa page, comme un récitatif sacré [... ] Mer 11. E. Bennniste, Probltmrs dr ling•istiqur glnb11lr, p. 327. SITUATIONS DU RYTHME 379 innombrable du récit ,. (Amers, Chœur, p.371). Par-dessus le langage, hors du langage, se fait, par fiction, cette fusion cosmique qui est le mythe : « Nous t'invoquons enfin toi-même, hors de la strophe du Poète. [... ) Et toi-même sommes-nous [... ] le texte même et sa substance et son mouvement de mer, Et la grande robe prosodique dont nous nous revêtons • (Amer, Chœur, p.378), fusion féminisation du texte et de la mer, qui porte, par la « robe •• l'autre mythe de la féminité de la mer. Exil était intraduisible, selon son auteur, « dans ses allitérations, ses assonances et ses incantations (astreintes parfois au rythme de la vague) ,. (p.548). La critique ne faisait de tout cela que la paraphrase, évoquant le « même rythme qui soulève les houles de la mer et de l'amour ,. (p.1162), ou : « le verset a, du reste, quel que soit le sujet traité, je ne sais quoi de maritime. [... ] Et le poème est essentiellement poème en ce sens qu'il est une entité verbale de la mer en l'homme ,. (p.1169). Et il y eut un jour où ces propos n'étaient pas comiques. Le réalisme métaphysique y poussait le poème à « équivaloir réellement à ce qu'il nomme •, pure réfraction d'idéologie, que Saint-John Perse commentait à son tour avec faveur, y trouvant« le fondement même de toute création poétique ,. (p.574). Amplitude et nouveauté, venues du cosmique et de la vie, sont les traits du rythme invoqué. L'appel au rythme fait l'invocation au poème, devient la matière du poème, « pour la scansion d'œuvres futures, de très grandes œuvres à venir, dans leur pulsation nouvelle et leur incitation d'ailleurs ,. (Amers, Strophe, III, p.292), et« ah ! qu'un plus large mètre nous enchaîne à ce plus grand récit des choses par le monde, et qu'un plus large souffle en nous se lève, qui nous soit comme la mer elle-même et son grand souffle d'étrangère ! " (p.293). Aussi l'œuvre de Saint-John Perse est-elle le lieu d'une contradiction insurmontable. U~el aucos"!~q_ll~-~ ~u rel!ouvellement est émis dans le discours de la tradition. Le sigmfié âit le bouleversement du poème. Le s1gmhant rydïrriîque ne le fait pas. Il fait même le contraire. Le poème de Saint-John Perse ne fait pas ce qu'il dit. On sait bien qu'un poème ne dit pas seulement, mais il fait. S'il ne faisait que dire, il se traduirait intégralement en prose dans sa propre langue. Ce qui ne se peut pas, ni empiriquement ni théoriquement. Pourtant le poème Saint-John Perse a été lu, et cru, pour ce qu'il dit, massivement, et non pour le rapport réciproque entre le faire et le dire, qui est la « création ,.. Il retombe en dualisme. Il se sépare en un signifiant et un signifié. Est-ce renouveler la poésie, que ne pas en renouveler le rythme ? Est-ce la renouveler, que renouveler un contenu seulement ? Des « visions •, comme disait Larbaud. Pourtant Saint-John Perse lui- 380 CRITIQUE DU RYTHME même identifie la poésie et le rythme. Or il est tout entier une métrique, le rythme identifié à la métrique. Il aura donné au dualisme un aspect qui n'est qu'à lui. Si le vers, ou le signifiant rythmique, n'est pas nouveau, qu'est-ce qui, du poème, est nouveau ? Si le rythme fait sens plus fortement que le sens, sous le sens et avant tout sens, le rythme réalisé~chez Saint-John Perse, élève un démenti du faire au dire que nulle adoration des porteurs d'encens ne saurait arrêter. Chaque phrase le renouvelle, contre l'idée installée qu'il« tourne spontanément le dos à tout ce qui est révolu pour faire librement face au futur • (p.1249). Sa métrique est portée par un passé, porteuse de ce passé. Tout le système des signifiants du poème y est celui de la tradition, vers l'arrêt du temps. Même quand il dit et quand il fait, par accumulation, le mouvement et l'élan, c'est dans l'éternité sur place des vagues de la mer. La métrique est la plus forte On est écrit par ce qu'on écrit, où l'intention ne remue qu'une part du dire. De Pindare, Saint-John Perse écrivait, en 1908 : « c'est la plus forte métrique de l' Antiquité » (p. 731), et cette admiration trace la constante d'une rhétorique-écriture. L'attention à la métrique n'a jamais cessé. A propos de rares corrections, il écrivait en 1954 : c La chance toujours était qu'il n'en résultât aucun trouble métrique (même nombre de syllabes et même accent); sinon j'aurais eu à modifier tout le texte, vous le savez ! ,. (p.563). Rimbaud tient le rôle de l'anti-Pindare. Avec Larbaud, avec Rivière, il y revient plusieurs fois. Rimbaud est « le plus amusical, sinon antimusical, de nos vrais poètes. J'en connais peu d'aussi précis. Il y a, dans la divine maigreur de sa langue cursive, tout le sens insonore et fulgurant de l'abstrait ,. (p.675). Pas de c musique ,. hors de la métrique. Le discours de Saint-John Perse n'a cessé d'être entendu comme un cérémonial. Larbaud situe Eloges,en 1911, « dans la plus pure tradition du lyrisme français. C'est l'alexandrin de Malherbe et de Racine, restauré par Baudelaire (et assoupli - désarticulé plutôt - par Verlaine et Coppée) qui en est la base ,. (p.1230). Lui-même se met dans le vers régulier, évoquant, dans une lettre de 1955, les c grandes masses prosodiques (où sont bloqués, par strophes ou laisses, dans une même et large contraction, avec la même fatalité, tous éléments particuliers traités comme vers réguliers-ce qu'ils sont en réalité)( ... ] versification précise encore qu'inapparente, et qui n'a absolument rien de commun avec les conceptions courantes du "vers libre•, du "poème en prose•, ou de la grande "prose poétique". C'est même de tout le SITUATIONS DU RYI'HME 381 contraire qu'il s'agit là • (p. 922). Rien n'est plus net, ni plus vrai, sauf pour l'inapparent, qui n'est que visuel. Pourtant les variations sur le rythme de Saint-John Perse sont considérables. Caillois parle de prose. Il est vrai qu'il précise : • Le compte des syllabes, le parallélisme des formules, la distribution des sonorités, les métagrammes ou rimes accessoires contraignent l'auteur qui se sert d'une pareille prose à plus de servitudes que la métrique classique n'en imposa jamais à un versificateur • (livre cité, p.64). Mais alors, est-ce une prose ? Ou qu'est-ce qu'une prose ? Paulhan notait semblablement que la convergence des contraintes excédait la métrique : « Au demeurant, il s'oblige - soit compte des syllabes, soit parallélisme des formes ou distribution des sonorités - à plus de servitudes que n'en imposa jamais au poète la métrique classique : dans son verset nombreux et plein, l'alexandrin, l'octosyllabe, le décasyllabe et l'hexasyllabe font retentir leurs cadences, et s'enchantent de leurs confluents ,. (livre cité, p.178). Là où l'un disait prose, l'autre dit verset. Mais qu'est-ce que le verset, à son tour, s'il ne se distingue pas des vers de 6, de 8, de 10, ou de 12 ? Car ces vers ne font pas que se rencontrer dans cette prose et dans ce verset : ils les constituent. Il y a aussi quelque confusion à mettre sur le même plan les éléments canoniques, les servitudes, de la versification classique, qui sont le syllabisme et la césure (sans compter la rime), et les éléments qu'elle n'a jamais codifiés, où se jouent la prosodie et le rythme interne du vers (formes, sonorités), car ils étaient laissés à la rhétorique. Seule la disposition typographique mime tantôt la prose, tantôt le verset. La disposition en prose contribue à faire du récitatif un récit, une continuité, comme celle du verset semble imposer un récitatif plus ample que le vers. Mais l'effet rythmique issu des contraintes internes ne permet de parler ni de prose ni de verset. Particulièrement, verset est équivoque, prêtant à comparaison avec Claudel, sinon la Bible12• 12. Parmi les effets de brouillage, Le rit11elpoétiq11ede Saint-JohnPerse,d'Henriette Levillain (Gallimard, 1977; coll. Idées). L'adoration s'y livre à son propre rituel, voyant dans la métrique de Perse un • mètre antique • (p. 249), celui de • l'incantation pindarique •. Elle prend des mentions (• vers alcaïques et scazons •) pour des emplois. Elle affirme sans démonstration : • La ligne rythmique d'Amers s'éloigne autant de la phrase que du vers ou même du verset. Elle[ ... ] s'inspire du vers dactylo-épitrite des Pythiq11es• (p. 250). A quoi s'ajoute : • La référence indéniable à l'Ode pindarique ne se situe pas au niveau du détail, mais à celui de la ligne mélodique globale • (p. 251). Ainsi ce qui est indéniable ne peut ni même ne doit, au niveau du détail, et pour cause, se démontrer. Par quoi le propos n'est plus de l'ordre du vérifiable, n'est plus un discours critique. On peut parler alors du • mouvement circulaire de la danse •• proférer que l'unité est la strophe, que la • forme périodique d'Amers • a • coupé les ponts avec l'alexandrin • (p. 250), tout en ajoutant qu'elle est • guidée par des rythmes syllabiques de six, huit, dix, douze et même seize pieds• (p. 251). Hypostasié, le rythme est• un au-delà rythmique, celui de la strophe en premier, celui de l'Œuvre en second • (p. 250). 382 CRITIQUE DU RYTHME Le discours poétique de Saint-John Perse est un discours en vers, en fiers ininterrompus. C'est un vers polymorphe, qui est un vers symboliste, non celui de Verlaine, comme disait Larbaud, et parfois proche de l'alexandrin de Coppée en effet : « Ma bonne était métisse et sentait le ricin • (Eloges, p.26). Il alterne le vers classique avec un alexandrin libéré, proche et distinct de celui de Verhaeren et d'H. de Régnier. C'est essentiellement un vers caractérisé par la fréquence de la « césure épique •• et une coupe circonflexe. Jamais de césure "' lyrique •• jamais de coupe ternaire, sauf erreur de ma part. Des amuïssements internes l'approchent du parlé en lui conservant systématiquement une symétrie que des dislocations rhétoriques ne mettent pas en cause. Il y a continuité et spécificité de coupe. Cette continuité du vers réel, à l'intérieur de la disposition-prose ou de la disposition-verset, est sans résidus.Le poème y est cette activité qui ne peut triompher du temps que par une cadenceininterrompue. Sinon, reviendrait le cursifque cette métrique fuit avant tout. L'unité et la continuité d'une même technique marquent d'une fixité-Saint-}ohn Perse toute l'œuvre, depuis Pourfêter une enfance,daté 1907, jusqu'au Chant pour une équinoxe, de 1971. N'échappent à la toute métrique qu'Ecrit sur la porte et Imagesà Crusoé,datés 1904, dans Eloges.Vraie prose. Rythmée mais non métrique. Tout le reste, pendant soixantequatre ans, est écrit d'une métrique inchangée. L'identité de la facture n'a d'égale que la stéréotypie syntaxique des titres, abstraits, au singulier ou au pluriel, sans prédéterminants : Eloges,Anabase, Exil, Pluies, Neiges, Vent, Amers, Chronique, Oiseaux, - exceptions (partielles) : Poème à l'étrangère,Chanté pour cellequi fut là, Chant pour un équinoxe. Seule exception d'un déterminé : La gloire des rois. L'unité est telle qu'Eloges faisait titre avant Eloges, Anabase avant Anabase. Dans une lettre à Claudel, en 1912 : c J'aimerais seulement qu'il me fût donné un jour de mener une "œuvre", comme une Anabase sous la conduite de ses chefs. (Et ce mot même me semble si beau que j'aimerais bien rencontrer l'œuvre qui pût assumer un tel titre. Il me hante). • (p.724). Il y a une mesure commune à l'identité syntaxique des titres et à l'identité métrique du poème : c'est un même acte de fixer. Il fait de l'élan indéfini un cycle. Une critique a dû être envoûtée, « tant la magie du rythme envoûte •• pour entendre ici « l'influx organique, ramifié en une variété infinie de mètres, de valeurs de durée et d'accents, qui donne vie Métaphore de métaphore, le discoun sur la poésie est médusé. li participeainsi du sacré. Peu impone s'il y a sacrifié le concret spécifique, qu'il n'entend plus, éperdu, quelque pan emre le français et le grec. N'en reste que ce document sur l'époque. Brouillage encore, le verset, un. vers-phrase •• où Pierre Guiraud met ensemble Péguy, Claudel et Saint-John Perse, dans Essaisde stylistique(Klincksieck, 1980) p. 233. SITUATIONS DU RYI'HME 383 au dire même » (p.1167). L'analyse n'y découvre pas cette c variété infinie ». Mirage disposé en écran devant la poésie par un discours qui se rendait lyrique de parler du lyrisme. Je ne prends ici que quelques exemples. Mais je n'ai pas procédé par sondage, par échantillonnage. Ces exemples, dans l'ordre chronologique, sont des spécimens parce qu'il n'est ni possible ni utile de recopier ici tout Saint-John Perse. Seule une édition constamment annotée, vainement fastidieuse, montrerait l'ininterrompu de la métrique. Mais, repérée, elle ne cesse plus de s'entendre. Pour l'oreille externe comme pour l'interne. Je reprends plus loin les particularités, qui sont en très petit nombre, des amuïssements et de la c césure épique ». Jenote seulement d'un (12'), avec une apostrophe, le 12 qui comporte un amuïssement du parlé ou une telle césure. Et je ne note, par un chiffre postposé, que la scansion minimale, externe, purement syllabique non les échos intérieurs. La scansion n'est que métrique parce qu'il y a primat de la métrique. Ainsi Histoire du régent (p.75) : Tu as vaincu ! tu as vaincu ! (8) Que le sang était beau, (6) et la main (3) qui du pouce et du doigt essuyait une lame !...(12) C'était il y a des lunes. Et nous avions eu chaud. (12') Il me souvient des femmes qui fuyaient (10) avec des cages d'oiseaux verts; (8) des infirmes qui raillaient; (7) et des paisibles culbutés (8) au plus grand lac de ce pays ... ; (8) du prophèt(e) qui courait derrièr(e) les palissades, (12') sur un(e) chamelle borgne ... (6' ou 7) Et tout un soir, autour des feux, (8) on fit ranger les plus habiles de ceux-là (12 : 8, 4) qui sur la flûte et le triangle (8) savent tenir un chant. (6) Et les bûchers croulaient chargés de fruit humain. (12) Et les rois couchaient nus dans l'odeur de la mort. (12) Et quand l'ardeur eut délaissé (8) les cendres fraternelles, (6) nous avons recueilli les os blancs que voilà, (12) baignant dans le vin pur. (6) Deux strophes qui font clausule, dans Anabase, VII (p. 106) : Et à midi, quand l'arbre jujubier (10) fait éclater l'assise des tombeaux, (10) l'homme clôt ses paupières (6) et rafraîchit sa nuque dans les âges... (10) Cavaleries du songe au lieu des poudres mortes, (12) ô routes vaines qu'échevèle un souffle jusqu'à nous ! (14 : 8, 6 voir plus loin) où trouver, où trouver les guerriers (9 : 3,3,3) qui garderont les fleuves dans leurs noces ? (10) Au bruit des grandes eaux en marche sur la terre, (12) tout le sel de la terre tressaille dans les songes. (12') Et soudain, ah ! soudain que nous veulent ces voix ? (12) Levez un peuple de miroirs sur l'ossuaire des 384 CRITIQUE DU RYTHME fleuves, (14 : 8,6) qu'ils interjettent appel dans la suite des siècles ! (12') Levez des pierres à ma gloire, (8) levez des pierres au silence, (8) et à la garde de ces lieux (8) les cavaleries de bronze vert (8) sur de vastes chaussées !... (6) (ou 8, 6 :14) (L'ombre d'un grand oiseau me passe sur la face.) (12). La prégnance de la métrique est contextuelle, hiérarchiquement supérieure à l'unité du mot, et de la phrase. C'est elle qui donne quatre syllabes à cavaleriedans « Cavaleries du songe au lieu des poudres mortes • : l'alexandrin non seulement moule, mais précède la diction. La structure du vers précède la réalisation du vers, et ne se confond pas avec telle ou telle réalisation individuelle des diseurs. C'est pourquoi cavaleriea aussitôt après trois syllabes dans « les cavaleries de bronze vert ,. dans et pour l'octosyllabe. Nul arbitraire individuel ici. Ni contestation sur des goûts et des couleurs. La métrique écrit le poème. La métrique lit le poème. Voici le début de Vents : C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, (14 :6,8) De très grands vents en liesse par le monde, (10) qui n'avaient d'aire ni de gîte, (8) Qui n'avaient garde ni mesure, (8) et nous laissaient, hommes de paille,(8) En l'an de paille sur leur erre ... (8) Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants ! (14 : 6, 8) [...] Comme un grand arbre sous ses hardes (8) et ses haillons de l'autre hiver, (8) portant livrée de l'année morte; (8) Comme un grand arbre tressaillant (8) dans ses crécelles de bois mort (8) et ses corolles de terre cuite - (8') Très grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, (14 : 6, 8) face brûlée d'amour et de violence (10) où le désir encore va chanter. (10) Voici, au hasard, dans Amers, III (p. 287), un incipit : Les Tragédiennes sont venues, (8) descendant des carrières. (6) Elles ont levé les bras en l'honneur de la Mer : (12') " Ah ! nous avions mieux auguré (8) du pas de l'homme sur la pierre ! ,. (8) Voici, dans Chronique, III (p. 393) : Grand âge, nous venons de toutes rives de la terre. (14 : 6, 8) Notre race est antique, notre face est sans nom. (12') Et le temps en sait long sur tous les hommes que nous fûmes. (14 : 6,8) « Nous avons marché seuls sur les routes lointaines; (12) et les mers nous portaient qui nous furent étrangères. (12') Nous avons connu l'ombre et son spectre de jade. (12) Nous avons vu le feu dont « SITUATIONS DU R'YTHME 38S s'effaraient nos bêtes. (12) Et le ciel tint courroux dans nos vases de fer. (12) Enfin, le début d'Oiseaux (p. 409) : L'oiseau, de tous nos consanguins (8) le plus ardent à vivre, (6) mène aux confins du jour un singulier destin. (12) Migrateur, et hanté d'inflation solaire (12) il voyage de nuit, (6) les jours étant trop courts pour son activité. (12) Par temps de lune grise couleur du gui des Gaules, (12') il peuple de son spectre la prophétie des nuits. (12') Et son cri dans la nuit est cri de l'aube elle-même : (12') ou de guerre sainte à l'arme blanche. (8') L'omniprésence de la métrique suit tous les discours, du dernier faussement didactique, au plus immédiatement lyrique. Métrique datée du symbolisme, en ce qu'elle étend le douze, ou le huit, ou le six, hémistiche d'alexandrin, par l'amuïssement de syllabes inaccentuées à l'intérieur d'un groupe de mots en finale, ou à l'intérieur d'un mot : « Lève la tête, homme du soir. (8) La grand(e) rose des ans tourne à ton front serein ,. (Chronique 1, p.389-390). L'organisation métrique ordonne que soient comptées les syllabes finales de Lève et de homme, sinon il y aurait une faille métrique. Inversement la finale de grande est soit extra-métrique, soit amuïe, comme dans la prononciation courante, et ce n'est pas celle de rose, car l'amuï~sement se fait à la fin du syntagme. Compromis de la phonétique avec la métrique qui a ses propres constantes. C'est une métrique à phonétique variable, mais non arbitraire. Elle est inscrite par l'inscription de chaque vers dans l'ensemble : « Ils m'ont app(e)lé l'Obscur et j'habitais l'éclat ,. (Amen, p.282). La« césuz:eépique », syllabe Cf!trop~ l'hémistiche, prononcée mais non comptée métriq.uement, est aùrrt;êhez les symbolistes, non fait de la langue mais rapport, nouveau-daté, du code culturel de la métrique al!-park) Elle intervient aussi dans le décasyllabe : exemples, plus loin. A'texandrin et décasyllabe libérés, métrique centenaire, très fréquente chez Saint-John Perse : « Et la terre oscillait sur les hauts plans du large, (12) comme aux bassins de cuivre d'invisibles balances (12'),. (Vents, III, 1, p.217). Cette métrique, par le fait même qu'elle est l'empire de la tradition, et qu'elle porte son époque, est l'empire du nombre pair. Ce que contestaient ceux qui entendaient dans le verset « je ne sais quoi de maritime » - « La rythmique du langage (que l'on a tort, disons-le en passant, de vouloir assez platement réduire à des mètres pairs alors qu'elle oppose pairs et impairs, et jusqu'à des quinze pieds, avec une variété où le musicien en moi se délecte, je l'avoue), cette rythmique d'une justesse absolue équivaut, elle, à celle du sujet ,. (p.1169). Cependant Saint-John Perse lui-même, analysant les poèmes de Fargue, « sans métrique ostensible ni régularité rythmique ,. (p.518), 386 CRITIQUE DU RYTHME assoc1a1t, avec un sens historique du poème que n'avait pas son admirateur, l'impair et le vers libre, notant que la« langue • de Fargue, « sensible aux nombres impairs, doit intégrer plus de vers libres que réguliers • (p.521). Le douze, le dix (classique, en 6 plus 4, ou 4 plus 6) le huit, et le six, partie volante du douze, prennent massivement la plus grande part, parce que, comme Saint-John Perse lui-même l'écrivait, rien n'est plus opposé que sa métrique à celle du vers libre. L'impair, trois, sept surtout, ou neuf, isolé, vient en rupture de cadence, rarement. Ainsi en clausule, comme démarcatif rythmique de la fin (fin de Vents, IV, 7, p.251) : Quand la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre, (16' : 4,4',4,4) Un très vieil arbre, à sec de feuilles, (8) reprit le fil de ses maximes ... (8) Et un autre arbre de haut rang (8) montait déjà (4) des grandes Indes souterraines, (8) (ou total de 12) Avec sa feuille magnétique (8) et son chargement de fruits nouveaux. (9) Ou en incipit, par exemple dans Amers (Strophe VI, p. 355) : « Amie, notre race est forte. (7) Et la mer entre nous ne trace point frontière ... (12) Nous irons sur la mer aux très fortes senteurs, (12) l'obole de cuivre entre les dents. (8') L'amour est sur la mer, (6) où sont les vignes les plus vertes; (8) et les dieux courent au raisin vert, (8') les taureaux aux yeux verts (6) chargés des plus bell(es) filles de la terre. • (10') Ailleurs l'impair est une dislocation apparente de l'alexandrin, où il s'insère (Eloges,p.26) et le refait : [... ] Je me souviens des pleurs (6) d'un jour trop beau dans trop d'effroi, (8) dans trop d'effroi !... (4) du ciel blanc, ô silence ! (6) qui flamba comme un regard de fièvre... Je pleure, (12 : 9, 3) comme je pleure, au creux de vieilles douces mains ... (12 : 3,9) Les mesures paires, à segments variables, recomposées par-dessus la plupart des dislocations syntaxiques, dominent, étant la réalisation du mouvement régulier identifié au rythme. Figure, forme-sens de l'alexandrin : « Et la Maison durait, sous les arbres à plumes • (Eloges, p.30). Les séquences ne sont pas des formes fixes. Mais elles comportent des figures. Souvent les mesures paires vont par paires : ainsi deux de douze, deux de huit - « Noblesse, vous mentiez; naissance, trahissiez ! (12) ô rire, gerfaut d'or sur nos jardins brûlés !... (12) Le SITUATIONS DU RYTHME 387 vent soulève aux Parcs de chasse (8) la plume morte d'un grand nom. ,. (8) (Amers, IV, p.299). Ou souvent la séquence douze-huit : dans Amitié d11prince, le refrain « C'est du Roi que je parle, ornement de nos veilles, (12) honneur du sagesans honne11r• (8), ou la clausule d'Exü: " Et c'est l'heure, ô Poète, de décliner ton nom, (12') ta naissance, et ta race... ,. (6) Ou des alternances, comme dix-huit-douze-dix, le premier dix avec césure épique (Pluies, V; p. 1'46) : « Nos fièvres peintes aux tulipiers du songe, (10') la taie sur l'œil des pièces d'eau (8) et la pierre roulée sur la bouche des puits, (12) voilà-t-il pas beaux thèmes à reprendre ,. (10). Le huit fait fréquemment des groupes de deux, comme dans le début du Chœur d'Amers, sans qu'on puisse dire s'il s'agit d'un vers de seize ou de deux de huit : « Mer de Baal, Mer de Mammon - Mer de tout âge et de tout nom, ô Mer sans âge ni raison, ô Mer sans hâte ni saison ,. (p. 365). Car il va aussi par trois : « Mer sans régence ni tutelle, (8) Mer sans arbitre ni conseil (8) et sans querelle d'investiture ,. (8') (ibid.) Mais souvent aussi la séquence six-dix, ou dix-six, faisant un« vers ,. de seize : « Et la fusée des routes vers l'amont nous tienne hors de souffle !... ,. (Vents, Il, 1, p.201). Vaine question, de savoir si huit et six, ou six et huit, font deux mesures successives ou un seul vers de quatorze. Clausule de strophe, dans Pluies, VII : « Lavez, lavez, ô Pluies ! les hautes tables de mémoire ,., ou dans Vents (Il, 2, p.204) : « Je t'interroge, plénitude ! - Et c'est un tel mutisme. ,. Peut-être une fois un quatorze (5,9) : « ô routes vaines qu'échevèle un souffle jusqu'à nous ,. mais qui peut aussi être rythmé (8,6) (Anabase, VII, p.106). Tel vers, pris pour un vers de quinze, est plutôt, étant donné la pratique courante de Saint-John Perse, un vers de quatorze avec« césure épique ,. (6' 8) : « Les Vill(es) à sens unique tirent leur charge à bout de rues ,. (Vents Il, 1 p.201), vers suivi immédiatement de son semblable, puis d'un (14 : 6,8) qui clôt sur la prosodie classique : « Et c'est ruée encore de filles neuves à l' An neuf, (6'8) portant, sous le nylon, l'amande fraîche de leur sexe •· Au total, un code, situé historiquement, et qui inclut la versification classique comme une de ses variantes. La métrique fait la syntaxe R. Caillois avait remarqué que les adjectifs monosyllabiques « occupent les temps faibles des rythmes ,. (livre cité, p.24). Toute la syntaxe de Saint-John Perse est organisée pour la métrique. Pour délimiter des cellules métriques. Les prépositions abstraites à, de forment des hémistiches d'alexandrins : « Ah ! toute chose vaine au van de la mémoire, ah ! toute chose insane aux fifres de l'exil • (Exil, IV, p.129). La préposition en, qui se construit sans article : « En lieux jonchés de lances et de navette d'os ,. (Vents, Il, 2, p.202). L'article zéro : 388 CRITIQUE DU RYTHME J'honore les vivants, j'ai face parmi vous • (p.79). Après comme: « Et que nous soient les jours vécus comme visages d'innommés • (Vents, Il, 6, p.213). Procédé multiplié : « tu m'es vaisseau qui pone roses. (8) Tu romps sur l'eau chaîne d'offrandes • (8) (Amers, p.329). C'est la négation à un terme au lieu de deux : « et moi je prie, encore, qu'on ne tende la toile • (6'6 :12') (Eloges, p.38), « Où es-tu ? dit le songe. Et toi, tu n'as réponse • (12) (Amers, p.352). Syntaxe archaïsante, et par là distanciatrice du discours, ainsi que figure du noble, figure du temps, l'un par l'autre, dans et par cette syntaxe-pourla-métrique. « De même, la rhétorique des anaphores est productrice de cellules métriques. Hémistiches : « J'ai faim, j'ai faim pour vous de choses étrangères • (Amers, p.310). D'où toute une phraséologie. Ainsi le superlatif est un superlatif métrique, un patron métrique. Il fait des vers de dix : « sous le plus grand des arbres de l'année •• « sous la plus belle robe de l'année • (p.89). Des octosyllabes : « au plus grand lac de ce pays • (p.75), « les plus beaux chiffres de l'année • (p.129), « des plus beaux textes de ce monde • (p.199), « les plus beaux arbres de la terre • (p.208).. Des hémistiches d'alexandrins : « au plus haut front de pierre • (p.157), « sous le plus pur vocable • (p.163), « Sur les plus hautes marches • (p.218), « de la plus vaste mer • (p.220)... R. Caillois a étudié le rôle métrique des clausules, et des rimes internes. L'organisation prosodique des couplages, à l'intérieur de la -métrique syllabique, est un générateur sémantique systématisé chez Saint-John Perse : « Que lingerie de femme dans les songes, que lingerie de l'âme dans les songes • (Amers, p.322). Une prosodie couplée, équivoquée surmarque la métrique : « Qui nous chantaient l'horreur de vivre, et nous chantaient l'honneur de vivre • (Vents, IV, 6 p.249). Elle est ainsi une production métrique, et prosodique, des métaphores : « parmi les ronces d'autre race ,. (Vents, Ill, 1, p.217), « avec la bête haut cabrée, Une âme plus scabreuse ,. (Vents, 14, 3, p.239). Toute la nouveauté représentative est prise dans un moulin à métrique : « - et debout sur la tranche éclatante du jour, (12) au seuil d'un grand pays plus chaste que la mon, (12) les filles urinaient en écartant (10) la toile peinte de leur robe ,. (8) (Anabase, IX, p.110). Les métaphores les plus neuves s'énoncent dans la métrique (classique et symboliste) la plus métronomique avec sa syntaxe d'archaïsmes : « l'abîme piétiné des buffles de la joie ,. (12) (Eloges, p.39), ou seul le moule métrique : « l'amande fraîche de leur sexe • (8) (Vents, Il, 1, p.201). C'est une contradiction poétique constante, qui ne peut pas ne pas dater son discours. Saint-John Perse, développant, comme une vérité et une pratique du poème, l'association classique du rythme et de la mer, l'étymologie ancienne du mot rythme, a identifié le rythme totalement à la métrique. Il s'y est tellement identifié, jusqu'au cosmique indus dans cette représentation, que la métrique à la fois le sauve et l'enferme : il en a fait une métaphysique du temps, de l'espace, et du sujet. Une poétique et une éthique. C'est pourquoi son œuvre soulève une question qui déborde toute admiration comme tout dénigrement. Par quoi elle est exemplaire. C'est la question même du rapport structurel entre le rythme et le sens. Si le rythme est organisation du langage, il est aussi organisation du sens, système du sujet, non plus du sens limité au signifié du dualisme, mais d'un sens qui est compris comme une activité d'un sujet dans une histoire, suscitant la recherche de sa rationalité. Système qui implique à la fois une théorie du langage et une théorie du sujet - une poétique et une politique du discours. Le poème en est le révélateur. Il ne laisse pas dormir la théorie du signe. Aussi la langue a-t-elle le pouvoir pour que le discours ne dorme pas. Des poètes se sont mis dans la langue, c'est-à-dire du côté du pouvoir. Ils ne pouvaient qu'en être fêtés. La poésie, aujourd'hui, se distance de ce qui paraîtra, bien au-delà de Saint-John Perse, un parnasse contemporain. La métrique, l'harmonie, le cosmique et le cyclique constituent, par le primat des nombres, le désaveu et la dissociation du politique dans le. laniage : la dêsh1storicisation du langage, et du poème. De ce point de vue, tragiquement, par rapport à sa vie, ou à son intelligence politique, et contre son propre discours sur la poésie, Saint-John Perse aura été la bonne conscience poétique de son temps. IX PROSE, POÉSIE Le vieux schéma du signe, qui fait la théorie traditionnelle du rythme, régit l'opposition rationaliste, renforcée par le positivisme, de la prose à la poésie. Plus on a poétisé la poésie, plus on a confirmé ce schéma, enlevé la prose, la poésie à leur histoire, pour en faire des porte-fable. Prendre le rythme comme historicité du langage, du sujet, c'est situer historiquement la prose, la poésie. Dans leur pluralité. Les idéologies de la langue, et des pratiques littéraires, sont des révélateurs. L'étude de quelques domaines étrangers ne vise pas une poétique générale, au sens de la grammaire générale, ni des comparaisons, mais l'esquisse d'une poétique historique, qui remette à leur place les généralisations. C'est l'effet de la poésie sur la théorie du langage, et l'effet de la théorie sur les pratiques, pour les rendre à leur aventure. a•nyon eiig ~Y lll 1 Me eiig ~l .,•~M ynen H~l ,~ nlMn M~ To11tcommentaire q11in'est pas s11r11ncommentaire des accentst11n'en vo11draspas et t11ne l'éco11teras pas IBN-EZRA, cité par William Wickes, Two Treatiseson the accent11ation of the Old Testament. l. p. 4, n. 9. New York, Ktav Publishing House, 1970. On dNJrait savoir q11ela poésie et la prose toutes de11xtravaillent avec des mots, et pas avec des idées. les idées sont secondespar rapporta11xmots. les mots sont la base. IBN KHALDÙN, The Muqaddimah, An Introduction to History, translated by Fr. Rosenthal, Princeton University Press, 3 vol., 1967, chap. VI, S 55; t.111, p. 391. 1. &rire est historique Prose, poésie : tous les problèmes théoriques et politiques de l'écriture, son historicité, sont en jeu dans cette opposition. Autant la notion logique et historique de genre y mettait une rhétorique culturelle, autant le rejet moderne de cet ordre a tendu à en faire des absolus hors histoire, hors théorie, mystifiés mystificateurs. L'oppoiition entre prose et poésie se reconnaît à trois repères : le vers, l' « image •, la fiction. Critères d'usage. Le premier qui définit la poésie par le vers, et le rythme par le mètre, fait que la prose est le reste; l'autre caractérise la poésie par l'image, la prose étant la rationalité, la représentation intellectuelle. Dans les deux cas, la poésie est marquée : la prose est le sans rythme, le sans image. C'est seulement dans la dominante de la fiction que la prose est marquée, et la poésie non marquée. Du moins selon les notions courantes. 396 CRITIQUE DU RYTHME Ce sont ces schémas, avec leur fixité, qu'il y a lieu d'analyser comme des variables culturelles. Le paradoxe majeur des avant-gardes poétiques occidentales est que, plus elles se sont voulues antirationalistes, plus elles ont renforcé la vulgate positiviste, qui fait de la prose le rationnel, le discursif, le descriptif - la représentation. Modèlelimite : la prose scientifique, Claude Bernard. La poésie, dans ce mannequin rationaliste, est le non rationnel, le non discursif, le non descriptif. Malgré toutes les dénégations, son modèle-limite reste la poésie pure. Les techniques des avant-gardes confirment ce schéma. Ce schéma est une poétique mais aussi une politique du langage. L'effet second des poétiques est de masquer le politique, d'en refuser l'analyse. Ce qui accroît d'autant la nécessité, l'urgence de l'analyse. Tout se passe comme si les pratiques et les idéologies littéraires perpétuaient une anthropologie caduque, abandonnée dans les sciences sociales, ainsi qu'une politique du langage qui fait l'opposé de leur politique prétendue. La critique du rythme fait une critique de la modernité, en cherchant à montrer l'historicité de toute pratique du langage, qui passe par la critique de toute idéologisation, de toute programmation. Toujours il n'y a eu écriture que dans une tension qui fait qu'un texte est à la fois au maximum lutte, au maximum sujet, contre les schémas. Autant la modernité s'est efforcée d'opposer la prose et la poésie, autant elle a travaillé à effacer leurs limites, à brouiller les distinctions. Valéry tenait que « l'impossibilité de réduire à la prose ,. la poésie constituait les .. conditions impérieuses d'existence 1 ,. de la poésie. Je ne cherche pas à établir une « table des "critères" de l'esprit antipoétique ,. (ibid., 1, 1293), mais une analyse des clichés qui régissent les pratiques et l~s notions. La théorie du rythme est le discriminateur des rapports au discours, pour défaire les associations comme les oppositions, qui vont des clichés aux pratiques, au lieu d'aller de l'empirique à la théorie. Ainsi la prose, pour beaucoup, est identifiée au discours ordinaire, et par là opposée à la poésie. Linguistiquement, rhétoriquement, la prose et la poésie toutes deux s'opposent au discours ordinaire. Il y a les proses, comme les poésies. Qui ne s'identifient plus absolument au vers. Partant de cette pluralité, il apparaît dénué de sens d'opposer la poésie à la prose. L'ineptie binaire se concentre dans le pseudo-truisme qui fait de la poésie l'antiprose. L'absence de poésie n'est pas la prose. Mais il y a, il peut y avoir, absence de poésie. Alors qu'il ne peut pas y avoir, symétriquement, absence de prose, là où il y a du discours écrit. 1. P. Valéry, ŒHvrts, t. l, p. 1294. PROSE, POÛIE 397 Contre la démarche traditionnelle qui va du vers à la prose, la théorie du rythme situe les proses et les poésies dans le discours. Harding écrit : « C'est de rythmes inhérents au parler naturel de la langue que part toute écriture rythmique 2 •· Partir du discours travaille contre le poncif qui représente la poésie comme ce qui réussit là où le langage ordinaire échoue, parce qu'il serait voué au général. Opposition du général au particulier qui s'avère un paradigme de l'opposition entre l'utilitaire fonctionnel, la prose comparée à la marche,et le luxe, la fête - la poésie qui serait la danse. On n'a pas quitté le rythme. Si le discours est l'historicité du langage, et si les discours sont historiques, la prose et la poésie sont historiques. Non des genres. Elles comportent chacune des genres, mais n'en sont pas. Elles constituent des conditions autant que des modes du discours. Il est nécessaire de les situer, pour discerner dans chaque présent la répétition des coups déjà joués, qui profite du retard avec lequel on la reconnaît, l'identifiant à l'aventure, dont elle n'est que la contrefaçon. Les rapports entre la poésie, la prose et le parlé d'époque sont des variables de conflits, rapprochements, éloignements. Les genres y tiennent leur rôle. Ecrire c'est faire l'historicité propre au sujet qu'on est dans et par l'écriture, dans le conflit de chaque moment entre le formé et le non-formé. Ce que Eikhenbaum décrit de Pouchkine 3, exemple de l'historicité des formes, par constraste avec la Pléiade française, qui s'opposait à Marot, au langage populaire. Eikhenbaum cite l'Art poétique de Jacques Peletier : « Pour ce, je conseillerai à nos poètes de devenir un peu plus hardis et moins populaires •· Selon l'époque et le lieu, c'est le mouvement inverse : chez Pouchkine, contre le XVIIIe siècle, vers le populaire, le trivial. La « hardiesse ,. est chaque fois autre. Les cultures inversent les valeurs. Au point que, comme a dit Gabriel Celaya, « los prosaismos son cultismos .., quelque chose comme : les prosaïsmes sont des raffinements, de l'écriture cultiste 4 • Le rapport des vers à la prose, et la prosaïsation, n'ont pas la même situation, la même histoire dans la tradition anglo-américaine et dans la tradition française. Le rapport au parlé, à l'oral, n'y est pas le même. Donc le vers n'y est pas le même. Au temps de la Pléiade, l'alexandrin est jugé prosaïque. Ronsard écrit dans la préface de la Franciadeque les alexandrins .. sentent trop leur prose ». Baudelaire, avec l'alexandrin de son temps, fait un travail inverse, rapproche l'alexandrin de la prose. Aujourd'hui, même« prosaïque ,., même prosé, l'alexandrin porte toute sa tradition. 2. Harding, Words into Rhythm, p. 157. 3. c Le chemin de Pouchkine vers la prose •• dans Boris Eikhenbaum, Üler11t11ra, Leningrad, 1927; Chicago, Russian Language Specialties, Russian Study Series n° 66, 1969, p. 6. 4. Gabriel Celaya, lnq11isiciimth 1Apoest., p. 107, 398 CRITIQUE DU RYTHME Il poétise d'avance. Toutes les parodies n'y peuvent rien. L'historicité est un conflit. 2. La poésie dans le ven La question première est pourquoi la poésie a été, et est encore, identifiée au vers. Le vers a été, et est encore, pour certains, non seulement une codification métrique du rythme, mais la condition du rythme, qui réagit contre sa propre codification. Le vers est une unité, un élément : la ligne. L'anglais (verse, line), le russe (stix, stroka), l'allemand (der Vers, die Zeile), ont deux termes. Le français moderne ne dit guère la ligne, ce que faisaient les traités de seconde rhétorique au XV" siècle 5• La confusion du rythme et de la rime ajoutait à l'identification de la poésie au vers. La seconde rhétorique, « c'est assavoir des choses rimees 6 •, et « est dicte seconde rhétorique pour cause que la première est prosayque •· La poésie est en vers parce que la poésie est vers. Le rapport n'est pas de contiguïté. C'est un transfert de propriétés, de l'une dans l'autre. Par quoi le vers est la limite de la prose, et tout discours est soit vers, soit prose. Vulgate empirique, dont l'évidence, semble-t-il, est partout. Jusque dans la sémiotique littéraire, après le structuralisme. Pour Lotman, la « nature de la poésie • est identique à celle du vers 7• Pourtant, langage poétique, langage versifié, les deux termes nous confondent plus qu'ils ne se confondent. Aristote, déjà explicitement contre une opinion inverse répandue, tenait que le vers n'est pas la poésie : « Il est vrai que les gens, liant au mètre (au vers) le fait d'être poète (la poésie) - r.i:r;vr.,i ivO?Wr.r,iyc '.T'Jvir.:r,r.cc;~cjlf',é~p<i> ~~ r.r,tûv (Poétique 1447 b), et « le poète doit être poète des fables plutôt que poète des vers, d'autant plus qu'il est poète selon l'imitation, et qu'il imite les actions - ~~" r.r.,r,;~r,vi,.ii.i.r.,v~(OV i,.~v tt'nt oci mtr,-ri-;v.:;,~wv S. Comme L'Art de rhttoriqNe de Molinet, dans Langlois, Rea,eil d'11rtsde secondr rhttoriqiu, p. 218. Et fierssignifiait aussi strophe,dans• vers douzains •, (p. 223) • vers huitains,. (p. 221), en même temps que ligne : • vers huitain • '"'octosyllabe (p. 220). La ligne étant définie par le mètre : • les mètres sont de X. et xj picz • (p. 221). 6. Langlois, livre cité, p. 11. 7. louri Lotman, Anlliiz poetiéesltOfJoteltsta, strNlttNr11 stixa (Analyse du texte poétique, structure du vers), Leningrad, izd. Prosvdœnie, 1972, p. 33. Sa dKinition du rythme reste structuraliste, fonctionnaliste : • La rythmicité du vers est une répétition cyclique d'éléments variés dans des positions semblables, pour égaliser l'inégal et découvrir l'identité dans le différent, ou une répétition du semblable pour découvrir le caractère imaginaire de ce semblable, établir la différence dans l'identique • (p. -4S).La poésie est dKinie par la complexité : • une poésie est du sens construit avec complexité • (p. 38). Pas de sémantique spécifique : une prose peut être l'équivalent plus long d'un poème (p. 113). PROSE POÉSIE 399 f',é-:po,-.,, QIJ(ù'ltQ&lj':ljÇ Xllt':~ ':lj'I l''l'lj~t'Y ir.,, p.qui-:œ,oè-:~ 'lt~C&Ç • (1451 b).Aristote ne pouvait le dire que dans sa systématique. Ce qui n'avait de sens que là s'est perdu. Notre histoire culturelle lie indissociablement le vers et la poésie. AinsiThompson parle de la poésie dans un sens général, qu'il va de soi de ne pas définir, et nomme le vers « une sorte de poésie 8 ». Guiraud notait 9 un changement dans la définition du mot poésie, du Littré au Robert. Pour Littré : « Art de faire des ouvrages en vers ,. et, Absolument, 41 Qualités qui caractérisent les bons vers, et qui peuvent se trouver ailleurs que dans les vers ». Le Robert la définit 41 art du langage, visant à exprimer ou à suggérer quelque chose par le rythme (surtout par le vers), l'harmonie et l'image ». La compréhension est apparemment plus précise, l'extension est la même. Art du langage renvoie à la mimesis, avec les difficultés de cette notion. Il ne s'agit là que de parallélismes, compris comme des artifices 10• De quelles non-figures ces artifices sont-ils les 41 figures » ? Il est dit : 41 à la limite, la poésie peut fort bien se passer du vers » (ibid., p. 95). On veut connaître cette limite. Tout ce qu'on peut en savoir est qu'elle serait une 41 hypostase du signifiant » (ibid., p.55). La métrique étant définie 41 un répertoire des rythmes poétiques en puissance dans la langue » (ibid., p.48), et le mètre, « le fondement du rythme » (ibid., p.49), distingu_er entre la poésie et le vers n'est plus possible. Distinction verbale, mais circularité complète. D'où la définition conservatoire : la versification porterait sur la grammaire du vers, qui est sa structure métrique; la poétique serait identifiée à la « rhétorique », à la « stylistique » des « effets métriques librement réalisés en contexte dans les limites de la règle ,. (ibid., p.64). Le signe ne laisse pas d'autre place au poème. La confusion de la poétique avec la rhétorique, la stylistique, marque le vide de la théorie, qui est le vide même du rapport entre le rythme et le sens. Sans faire l'historique de la distinction entre vers et poésie, il importe de la noter chez les romantiques allemands. Sans doute on a toujours su que tout ce qui est écrit en vers n'est pas poésie. August Wilhelm Schlegel écrit que« seul est poésie ce qui doit être composé en vers11 ! ,. C'est la poésie qu'il faut appeler vers, pas le vers qu'il faut appeler poésie. Par là, « toute poésie est poésie de la poésie ,. (livre cité, p. 226). Shelley, dans A Defence of Poetry, en 1821, propose un exemple représentatif de cette notion de la poésie. La poésie est en vers, elle est 8. John Thompson, The Fo11nding of English Metre, p. 4. 9. PierreGuiraud, Li, 'IJnsifia,tion, p. 46. 10. P. Guiraud, Li, vmification, p. 62. 11. August Wilhelm Schlegel, Die Kunstlehre, Stuttgart. Kohlhammer, 1963, p. 229 400 CRITIQUE DU RYTHME mesurée, parce qu'elle exprime l'ordre et l'harmonie du monde, dont le mètre est un symbole, une correspondance. Les poètes sont ceux qui 12 •· Par quoi la « imaginent et expriment cet ordre indestructible poésie est proche de la religion, de la prophétie, qui est un « attribut de la poésie •· Dans un sens large. « Le langage, la couleur, la forme, et les modes d'action, religieux et civils sont les instruments et les matériaux de la poésie; on peut les appeler poésie par cette figure du discours qui considère l'effet comme un synonyme de la cause. Mais la poésie en un sens plus restreint exprime ces arrangements de langage et spécialement de langage métrique qui sont créés par cette faculté impériale dont le trône est couvert dans la nature invisible de l'homme » (ibid.). La distinction entre « langage mesuré et non mesuré » est à poursuivre, « car la division populaire entre prose et vers est inadmissible dans une philosophie exacte » (ibid., p.280). Une motivation originelle généralisée 13 fait la nécessité poétique, dont la poésie est la perception : « D'où le langage des poètes a toujours affecté une certaine récurrence harmonieuse et uniforme de son, sans laquelle il ne serait pas la poésie » (ibid.). Le mètre en est l'observation - .. un certain système de formes traditionnelles d'harmonie du langage ... Mais le nouveau appartient à la poésie. Après Coleridge et Wordsworth, Shelley reconnaît que tout grand poète innove par rapport à la tradition. Le jeu de l'innovation et du rythme mis dans la pensée lui fait récuser la distinction entre poètes et prosateurs comme une « erreur vulgaire » (ibid.), et étendre la notion de poésie : .. La poésie lève le voile sur la beauté cachée du monde et fait que les objets familiers sont comme s'ils n'étaient pas familiers » (ibid., p.282). Avec ou sans les vers, certains philosophes, certains historiens sont poètes. Le vers n'est plus qu'une forme parmi d'autres des révélations de l'ordre universel. Le poème est• l'image même de la vie exprimée dans sa vérité éternelle » (p.281). Le rythme est libre du vers. Chaque fois qu'il y a un • écho de la musique éternelle » (ibid., p.281), il y a rythme, poésie. Que dit-on quand on dit que la poésie n'est pas la versification, quand on ne se contente pas d'opposer le vers à la prose comme le rythme à l'absence de rythme ? La poésie, le vers, la prose sont de faux universaux. La prose poétique et le poème en prose ont troublé le système traditionnel d'oppositions, le laissant affaibli, mais en place. Même la versification n'est pas parvenue à définir le vers. Il ne suffit 12. Shtlley's Prost, éd. citée, p. 279. 13. Sounds as well as thought have relation both between each other and towards that which they represent, and a perception of the order of those relations has always been found connected with a perception of the order of those relations of thoughts (ibid., p. 280). PROSE, POÉSIE 401 pas d'énoncer que le vers français est • syllabique, rimé et césuré 14 ». Pour Elwert : « Il n'y a qu'un seul critère : le compte des syllabes » (§ 154). Mais il groupe les vers " d'après leur structure rythmique et leur rôle historique ,. (ibid.).Lote écrivait : « La régularité métrique est un mythe dont il serait temps de débarrasser les manuels 15 ». Spire : « Les syllabes d'un alexandrin, toutes différentes de durée, d'intensité, de hauteur, de timbre ne sont identiques que de nom 16 •· Le principe syllabique est relativement stable, mais insuffisant. Paul Verrier avait remarqué que les noms des vers ne sont pas des définitions, que décasyllabene signifie pas toujours « dix syllabes », ni hendécasyllabe, « onze », ni dans une même versification, ni d'une versification à une autre. Finalement, le vers, c'est-à-dire « la portion de texte poétique qui s'écrit ou s'imprime sur une seule ligne, est délimité par la tradition ou par le choix du poète· 17 •· Les critères qui marquent la fin du vers « n'ont rien d'absolu •· Les théoriciens peuvent être trompés, sur le caractère linguistique de leur versification, par des notions culturelles : « Beaucoup de métriciens et de poètes anglais, par exemple au XVIII" siècle, ne parlent non plus que du nombre des syllabes dans leurs vers, qui sont pourtant accentuels ,. (ibid., p.22). Les critères qu'on peut réputer subjectifs, l'oreille, ne sont inconsciemment que les« lois de la langue ,. (ibid.). La versification française serait donc, pour Verrier, syllabique et« mi-accentuelle » (ibid.,p. 18). Mais il voit à son tour une alternance « fixe • (ibid.) entre syllabes fortes et faibles, là où il n'y a que des effets de combinatoire variables. Dès qu'on ne se contente plus d'une définition formelle, on tombe d"1s des définitions sémantiques vagues. C'est le vers, " unité d'attention » ... Seule une conceptualisation d'ensemble du langage et du poème peut délimiter, mais dans notre historicité seulement, les éléments et leurs rapports. Définie par la grammaire, la poésie, grammaire de la poésie, entre dans la déviation, l'agrammaticalité, coupée des autres pratiques du langage. Loin par là de rendre compte de son fonctionnement, cet isolement la met dans l'anomalie sémantique exclusivement, la mêle aux difficultés des rapports entre la grammaire et la sémantique. Au vers s'est substitué le parallélisme. De métrique, la définition glisse au rhétorique. Définie par les mots, la poésie, dans et par ses contraintes métriques, a été identifiée à des dialectes spéciaux, réputés n'ayant jamais eu d'autre existence que le vers, comme le dialecte homérique. Il en est resté des lexiques réservés, comme ceux des textes sacris, et parfois ce 14. tS. 16. 17. P. Guiraud, LII 'lln-sific11rion, p. l l. Plote, L 'Altxtindrinfr11nç11is ..., p. 5S4; passa1eciti par A. Spire, PJ.isir... , p. 465. ... , p. 46S. A. Spire, PLiisirpoériq11t Paul Verrier, lt vn-s frança1S,t. 2, p. 24. 402 CRITIQUE DU RYTHME sont en partie les mêmes. Ainsi à partir du slavon pour le russe. Les archaïsmes ont joué ce rôle. Il y a eu des doublets : chez Mandelstam mésacpour luna, chez Hugo l'airainpour le bronze, le nocherpour le pilote. Lexique poétique qui a pu faire croire à une langue poétique, là où il n'y avait qu'un langage poétique. Un discours. La confusion n'apparaît même pas, lexicalement, dans les langues où il n'y a qu'un terme, Sprache,jazyk. La poésie définie par les mots-qu'on-ne-trouveque-dans-les-vers l'a condensée en mots rares, du ptyx de Mallarmé à la pantaure d'Apollinaire, aux vocabulaires techniques de Saint-John Perse. Mais le vers libre, le poème en prose, le poème-conversation, défaisant les contraintes métriques, ont aussi défait les lexiques poétisants. Le monde de la prose est entré dans le monde poétique par un lexique dépoétisant : « Et la mortalité dans les faubourgs brumeux ,. de Baudelaire. Les rythmes n'y sont pas séparables des lexiques, jusque dans les fins de sonnets si critiquées des Fleursdu Mal. Aboutissement, et transformation, moderne de ce lexicalisme : l'effet Gertrude Stein, qui se prolonge : « La poésie est essentiellement un vocabulaire contrairement à la prose. [... ) Et ainsi c'est cela la poésie aimer vraiment le nom de toute chose et ce n'est pas la prose 11 •· Roubaud continue d'opposer la poésie à la prose, identifiant la poésie au vers, présupposant un lien non analysé entre métrique et poésie. La prose, étant hors de la métrique, est laissée hors du rythme. C'est la lignée de Mallarmé. Au mieux, la prose artistique est annexée au vers, le reste étant« l'universel reportage •· On ne sait pas pourquoi la poésie s'est écrite et s'écrit en vers- à moins que, circulairement, les vers soient ce qui est écrit en poésie. Chez Cendrars, la « "mise en poésie• est inséparable d'une "mise en vers" 19 ». La prose apparaît comme une fin, une « mort de la poésie ,. (livre cité, p.197). Vers, poésie, c'est une tautologie dans « la poésie, qui est le vers par essence ,. (ibid., p. 197), puisque le vers était déjà la poésie. C'est dire que cette identification ressasse le problème de Mallarmé. Toujours la même « crise de vers ,. (ibid., p.202), arrêtée comme la partie de thé dans Alice. Malgré les changements. Si « la rime est devenue une "incongruité monumentale" ,. (ibid., p. 199), et ne se voit plus guère en France que chez les chansonniers, elle s'intègre dans le champ élargi des homophonies, des échos, de la signifiance généralisée. Disparue, elle est plus forte que jamais. Lee muet ne s'est pas effondré, même après le retrait de la métrique dodécasyllabique. Roubaud écrit : « Retiré du vers, celui-ci comme monument rythmique, s'effondre • (ibid., p.201). Il ne s'effondre pas. Il est rendu à sa réalité linguistique, où il n'a rien de muet, selon sa position, étant une variable et comme l'appelle 18. Genrude Stein, Poésieer gr11mm11i",dans Ch11ngen" 29, décembre 1976, p. 97. 19. Jacques Roubaud, La vieillessed'Alex11ndre,p. J18. PROSE, POÉSIE 403 Jacques Réda, .. parfaitement pneumatique .. (cité ibid., p.200). Replacé dans les intervalles entre accents, le e muet participe d'une rythmique, non plus d'une métrique; du discours, non du rythme abstrait. Rythme-mètre, poésie-vers : l'association définit une panmétrique, énoncée dans Crise de vers: « que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style .., où étrangement recule la prose - û, prose n'existe plus, si le vers est tout le rythme : .. Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux ». Rien n'est plus facile de montrer, ce que je fais plus loin 20 , que là aussi en ce sens, il y a vers. Mallarmé continue : « Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefoi, admirables, de tous rythmes. Maisen vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification 21 ». Roubaud proposait la notion de « prose de vers •, à propos des Illuminations, .. c'est-à-dire langue disposée en prose par effacement de frontières de vers possibles, à partir d'un vers libre qui n'existe pas encore, mais dont Rimbaud invente les deux premiers exemples : Marine et Mouvement:22•. Mais il n'y a plus d'instrument pour l'analyser, la situer. L'identité poésie-vers mène à une définition négative de la prose absence d'ordre, de rythme - qui ne déshistoricise pas seulement la prose. La poésie aussi. Jean Mourot avait remarqué 23 que c'est aux périodes de critique du vers (XVIII" siècle, fin du XIX•") qu'on a versifié la prose, étudié la prose, pervertissant leur distinction. La prose poétique, le vers prosaïque, et les traductions en prose des poème, versifiés ont brouillé ces essences. Lote, qui a aussi enregistré un prospectus 24, finit par reconnaître que les différen~s de rythme entre la prose et le vers « sont seulement de degré, et non pas de nature. Le rythme musical est partout le même : il est constitué par la succession de pieds plus ou moins étendus, composés chacun d'une suite de syllabes graves et terminés chacun par une aiguë, avec adjonction possible d'une nouvelle grave féminine qui clôt le groupe ,. (livre cité, p. 212). Où pied vaut pour groupe rythmique. L'évidence, forte des certitudes acquises, piétine dans une absence de théorie. Le comble de la tautologie fait le comble de la 1:onfusion, qui ne se confirme que de sa répétition. La prose n'est pas la poésie, la 20. En annexe de cc chapitre. 21. Répome .ï ,me enquête sur l'h•oluttufl littèr•ir,: ( 1891), Pléiade, p. 867. 22. LA vieillesse d'Alexandre, p. 34. 23. jean Mourot, Ch.iteaubri,md .... p. 30. l4. Georges Lote, L'Alexandri11.... p. 15. 404 CRmQUE DU RYTHME poésie n'est pas la prose. La prose n'est pas le vers, le vers n'est pas la prose. La poésie est le vers, ou le vers est la poésie. Voilà pourquoi les définitions sont muettes. L'étymologie concourt à donner la prose comme l'opposé de la poésie. Les manuels colportent que la prose est oratiosoluta, « discours non assujetti à des règles •, mais la poésie, « discours assujetti aux règles du rythme 2s ,.. A versus, « sillon, ligne, vers • est opposée prorsa oratio, « discours qui procède sans entraves • (ibid., § 2). Même si toute la tradition de la prose grecque et de la prose latine, des clausules au cursusmédiéval, le dément. La prose est le discours « qui marche en droite ligne 26 •, prosa (oratio), de prorsus, formé de proversus, tourné en avant, et Prorsaest aussi le nom d'une déesse de l'accouchement, comme le rappelle Chklovski, .. déesse des accouchements réguliers, faciles, de la présentation "correcte" de l'enfant 27 "· Le versus étant exactement, à l'origine, « fait de tourner la charrue au bout du sillon, tour, ligne •, selon Ernout et Meillet, puis .. ligne d'écriture ,. et, spécialement, « vers ». Originellement, fonctionnellement, poésie et vers tournent en rond, la prose va droit devant. Contre l'identification métrique du rythme à la poésie, Aristote distinguait le rythme, comme le propre de la prose, du mètre, distinctif du style ('t'TJ~ ÀÉ~,w~)ne doit être de la poésie : « La forme (-:àoÈaxi;tJ-!1) ni métrique ni arythmique, oe:i !'-'Ï;-:-ti!'-1'-'-:pove:iv!Xt.,..;;-:-,ipp!J(lp.ov28 ». Rythmé et métrique y sont radicalement distincts 29 • Le primat du nombre ne se limite pas au mètre : « toutes choses sont déterminées par le nombre; or le nombre, appliqué à la forme du style, est le rythme, dont les mètres ne sont que des sections 30 ». Aristote conclut : « Le discours doit, par conséquent, avoir un rythme, non un mètre; autrement ce serait un poème •· Se réglant sur le rythme linguistique tel qu'il l'entendait, ~l disait : « l"iambe a la cadence même de la conversation courante ». En fait, au lieu d'une répartition double, prose-poésie, c'est une répartition triple : prose, éloquence, poésie, qui est l'origine de la tripartition rhétorique arabe. Aristote retient, mais pour les incipit et les clausules, le péon : péon premier (une longue, trois brèves) au commencement, péon 4r (trois brèves, une longue) pour la clausule. Les « autres rythmes ,. sont écartés, comme métriques. Il y a donc un reste, arythmique, indéterminé. Mais la prose 2S. Th. Elwen, Tr11itédt wnific11tionfrllTlt;llÎR,S 1. 26. Emout-Meilln, Dictionn11irtétymolo1iq11tdt Ill lllng11e llltint. 27. Victor Chklovski, Sur Ill théorit dt Ill proH, Lausanne, l'Age d'Homme, 1973, (Moscou, 1929), p. 27. 28. Rhétoriqut I!I, 8, 1408 b. Trad. éd. des Belles-Lettres. est traduit • Rythmé, 29. Cependant, à l'index de l'éd. des Belles-Lettres, ~poç métrique •• alors qu'il signifie seulement • écrit dans un mètre •· 30. Rhétoriqut Ill, 8, 1408 b, trad. Belles-Lettres. PROSE, POÉSIE 405 cie style est dite liée, par Aristote : -,..ivè,~ est le lien, lien logique opposé au balancement des périodes. C'est le style coordonné, cousu, enfilé, ttP')µ.tVlj ),é~,, (Rhétorique, 1409 a), qui est opposé au style indéterminé, archaïque : Hérodote. La prose a le rythme, la prose est liée : elle est ).~yl)ç chez Aristote : « mais le style de la prose est autre que celui de la poésie - i)J. · i-:Ép'.XMyo'J x'.Xir.o,f.,,.cwç).i~,, ir.iv 3t ». Ce n'est pas cette notion, pourtant classique, qui a cours. Tout se passe comme si la tripartition rhétorique voisinait, sans cohérence aucune, avec la bipartition, qu'à la fin elle ne dérange pas : puisqu'il reste un indéterminé, hors rythme, hors style, la couplaison demeure, qui remet le rythme dans le mètre, la poésie dans le vers. 3. Monsieur Jourdain - Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc que cela? - De la prose le BourgeoisGentilhomme,II, 4 Monsieur Jourdain a raison, le maître de Monsieur Jourdain a tort. Pour la rhétorique il fait de la prose sans le savoir. Linguistiquement, Monsieur Jourdain ne fait pas de prose. Il parle. C'est tout différent. Ni poésie, ni vers, ni prose, ni éloquence. Le discours parlé est d'un autre ordre (phonologique, morphologique, syntaxique) que les conventions écrites. L'écrit est autre que du transcrit. Ce n'est pas par hasard que la tradition française confond la prose et le parler, alors que la tradition anglaise ne les confond pas. Car la poétique anglaise travaille un rapport entre la poésie et le parler qui passe par la distinction entre prose et parler, alors que ce qu'apprend Monsieur Jourdain continue de régir, en France, l'opposition entre prose et poésie, qui éloigne la poésie du parler. Coleridge écrivait en 1817 : « Or la prose elle-même, du moins dans toutes les œuvres de démonstration et d'argumentation, diffère, et doit différer, du langage de la conversation; tout comme lire doit différer de parler 32 ». Et T.S. Eliot, faisant une tripartition vers-prose-discours parlé, dit de Monsieur Jourdain : « il ne parlait pas en prose - il parlait seulement 33 ». Distinction entre prose et« ordinary speech ,. faite par l' Encyclopediade Princeton. La prose est aussi loin du discours parlé que le vers, dans une autre 31. Aristote, Rhétorique Ill, 1, 1404 a. éd. des Belles-Lettres, p. 40. 32. Coleridge, Biographùiliteraria,ch. XVIII, éd. citée, p. 203. 33. T. S. Eliot, Poetry and Drarna, 1950, dans SelectedProse,p. 69. 406 CRITIQUE DU RYTHME direction. Conventions encore, et davantage, mais différentes, dans les proses qui imitent le parler ~ Céline. Comme la vie dans la diction naturaliste imitative. Il ne s'agit pas ici de cette opposition, qu'a exploitée un structuralisme scolaire, entre l'écrit baptisé scripturaire, et l'oral, car elle a apporté, sous prétexte de rigueur linguistique, une nouvelle et plus grave confusion, entre le parler et l'oralité. Il ne s'agit ni des codages différents de l'écrit et du parler, ni des registres stylistiques divers. La prose est une notion rhétorique et littéraire. Elle interfère, mais justement ne s'y confond pas, avec les notions linguistiques de code, de registre, et avec l'opposition anthropologique de l'écrit et de I'oralité. Le binaire est essentiel à l'opposition entre la poésie et la non-poésie, baptisée prose, qui est, syncrétiquement, le langage de la communication. Il comporte la vieille opposition entre la clarté du rationnel, qui serait l'attribut de la prose, pour repousser la poésie dans l'obscur, l'irrationnel, de l'hermétisme à l'affectif. Ce binaire survit à la distinction classique de Jakobson entre six fonctions du langage, qui devait pourtant le rendre caduc. Régression non seulement sur le structuralisme, mais sur Humboldt : il est d'une réduction simpliste de dire que le langage de la communication • cherche à être clair 34 •· Il cherche surtout à agir, de tous ses moyens L'incompréhension est une partie constitutive de la compréhension. L'effet de la théorie traditionnelle du rythme est que la prose, confondue avec la langue courante, est plus mal connue que le vers. Tel qui veut l'étudier prend des exemples de phrases dont aucune n'excède douze syllabes 35 • Rien n'empêche ces caricatures dans la théorie traditionnelle. Tout, y compris le structuralisme, les rend possibles. Pour Monsieur Jourdain, la prose est transparente. Comme le mot pour son sens. Elle est traversable et, aussitôt traversée, • ne nous laisse pratiquement que son idée 36 •· La prose est dans les idées. Les idées sont la prose. Les mots, opposés aux idées, selon la réponse de Mallarmé à Degas 37, sont du côté de la poésie : • la prose est l'expression de la pensée malgré les mots, en dehors du langage sonore • (livre cité, p.15). Mallarmé n'est sans doute pas le créateur de ce cliché, qui n'est qu'une variante du dualisme. Mais il a fait beaucoup 34. Todorov, cité par Delu et Filliolet, Ling11istiq11t tt poltiq11t, p. 92. 35. c Leur sens pouvait donc facilement être saisi d'un coup d'œil .., M. Boudreault, Rythmt tt mtlodit û Liphrastparlét tn Franœtt "" Q11tbtc,Klincksieck, 1968, p. 1O. 36. Jacques Krafft, Essais11rl'tsthétiq11tû Li prost., p. 15. Quicherat mettait au début de son Pttit traité û fJtni{,utwn françaist, p. 3 : c La prose est la manim ordinaire de s'exprimer : le langage de la conversation et celui de l'éloquence sont également de la prose •· 37. Dans une lettre de Mallarmé à Degas, citée par Henri Mondor, Vit dt Ma/J.rmi, Gallimard, 1941, p. 684. PROSE, PO!sIE 407 pour qu'on se le passe. Humboldt, au contraire, montrait que dès le langage ordinaire, et sans cesse, on est immergé dans les mots, dans les mots de sa seule langue, matrice. Aussi la remarque d'lbn Khaldoun, que • la poésie et la prose toutes deux travaillent avec des mots et pas avec des idées 38 » est-elle non seulement plus forte, théoriquement, que la demi-vérité de Mallarmé, mais elle a une valeur polémique contre l'effet cliché de Mallarmé, sa contagion binaire, étendue à l'évidence. Et permanente, même si certaines variantes nous semblent caduques. Jean Royère, inventeur du Musicisme, écrivait : • La prose n'existe que par la tendance, chez elle constante, systématique et volontaire, de s'annuler. Et je compris la grandeur de cet état d'esprit et pourquoi les prosateurs haïssent les poètes 39 ... La confusion, intenable historiquement, est nécessaire au mannequin monté par cette représentation, qui est la vulgate. Elle dresse deux abstraits l'un contre l'autre : « les deux extrêmes dans la façon de s'exprimer » (livre cité, p.127), la poésie étant le « maximum d'organisation, de présentation, de stylisation, de sonorisation dont la prose implique le minimum ,. (ibid., p.127). Seul un schéma idéologique aussi puissant que le signe, avec sa binarité, peut aveugler et assourdir à tel point l'empirique. Le refoulé du rythme ressort ensuite en stylistique, redoublant intérieurement les binarités : deux catégories de prosateurs - la dominance de la subordonnée, qui fait la .. prose-prose .., les « prosateurs-prosateurs ,.; la dominance énumérative, juxtapositions, les « prosateurs-poètes ,. (ibid., p.76). L'ineptie du cliché, la faiblesse de sa compréhension, n'ont d'égale que son extension. Il est remarquable que le cliché prête au maquillage scientifique son flou psychologiste, métaphorique : « en poésie, la pensée danse » (ibid., p.14). Telle phrase de Bossuet« a une trajectoire de parabole » (ibid., p.51). Par une procédure qui a valeur de signal, des découpages syntagmatiques sont disposés en vers libres. Je ne retiens ici que l'exemplaire. Pour le document. Le primat métrique de Pius Servien et de Grammont, qui continue de servir, ne met en effet aucun barrage à l'arbitraire subjectif, impressionniste 40 • Puisqu'il n'a pas, et ne peut pas avoir, de sémantique. Le nombre s'interdit d'aller jusqu'au sens. Par là, il est fondamentalement apoétique. D'où l'ambiguïté des usages générateurs qui en sont faits. Prose, poésie, deux pôles. La prose, où domine l'idée, mène à son 38. En épigraphe à cc chapitre. de la prose, p. 16. 39. Cité par J. Krafft, Esu,i Sl4r/'esthétiql4t_ 40. L'hiatus évoque les • affleurements de notre animal tréfonds • (ibid., p. 53), Li • permanence du cri animal • (p. 278). 408 CRITIQUE DU RYTHME tour la poésie à une définition négative : « l'idée courante, cursive, pure - ce mot ayant ici son sens pour ainsi dire chimique - a perdu une primauté qu'elle a dans la prose 41 ». La cadence, la scansion, faisant le « rythme propre du parler poétique » (livre cité, p.28), la poésie n'aurait pas plus d'idées que la prose n'a de rythme. Il y a lieu de ne pas prendre à la légère, parce qu'elles sont caduques et dérisoires, des formulations aussi représentatives du positivisme dégradé dont l'importance sociologique mesure l'absence de théorie et l'extension réelle, scolaire et davantage, de la vieille anthropologie dualiste, du binaire émotion/intellect : « l'idée qui conviendrait en poésie serait celle qui n'écrase point l'expression, l'idée mignonne, charmante, relative au domaine plutôt affectif qu'intellectuel ,. (ibid., p.60). L'exemple que je cite n'est pas seul à faire tenir le charme poétique au « minimum de précision intellectuelle et maximum d'éléments circonvenants, rythme, rime, mots ,. (ibid., p.62). Combien ne perçoivent pas, tant qu'on ne leur a pas dit quand et avec qui il faut rire, un sottisier dans ce métaphorisme, qui tient lieu de théorie du langage : « le mot, pour le poète, a un goût, une consistance, un grain, une couleur, une forme géométrique, une odeur presque, les cinq organes intervenant » (ibid., p.74). Car il mobilise la métaphysique de la nature, que le signe laisse intacte, puisqu'elle fait la contrepartie de son instrumentalisme. Il continue de témoigner. Les garants sont nombreux, et sont grands. Valéry écrit, de la poésie, qu' « on ne saurait trop approuver ce qui oppose ce discours à la prose - - et fai.t comprendre qu'il s'agit de tout autre chose que d'idées ,. (Cahiers, I, 476). Caillois, dans l'avertissement d'imposture de la poésie,confirme l'idéologie régnante : « la prose, qui est le véhicule de la pensée, a des devoirs qui ne sont pas tous d'ordre esthétique( ... ) Mais les vers, qui n'ont pas cette obligation naturelle, peut-être justement pour ne l'avoir pas, ressortissent plus complètement à l'air et au mystère ». Alain mettait la poésie dans le ressentir: « La poésie, qui est une sorte de perfection du proverbe, donne ainsi à ressentir, par sa loi en forme de conque 42 ,., Son pragmatisme valorise la poésie, mais dans le physiologique. Il définit la poésie : « Genre de composition littéraire qui s'inspire premièrement des harmonies physiologiques et des affinités sonores cachées dans le langage, et qui, par ce moyen, outre qu'elle découvre des nuances de nos pensées jusque-là invisibles, communique aux pensées les plus ordinaires une force et une efficacité dont l'orateur et le prosateur ne peuvent donner l'équivalent 43 ». J. Krafft, Poésiecorpsec âme, Vrin, 1961, p. SS. 42. Alain, Les Avmcurts du caur (194S) dans PassionsecSagesse,Gallimard, éd. de la Pléiade, p. 403. • 43. Alain, Défimciom (1953), da"' Les Arcs ec les Dieux, Gallimard, éd. de la Pléiade, p. 1079. 41. PROSE, POâIE ..œ Primat du corps, plus intelligent que l'intelligence. En termes de comportement, pour Alain, la poésie et la prose sont toutes deux des rites +t. Ce qui maintient précisément les rapporu traditionnels en place - avec la distance du sceptique. Dernier exemple, qui montre l'extension de la notion. Pour Northrop Frye, la prose « est par elle-même un milieu (medium) transparent 45 •· Le seul rythme qu'elle puisse avoir est le rythme sémantique, « ce qui est d'habitude senti comme le rythme de la prose » (ibid., p.263). Comme pour les dictionnaires, article rythme, le consensus ne fait pas la vérité. Le consensus ne dit que le consensus. Il circonscrit ici des notions qui ne font que reproduire dans le langage l'anthropologie rationaliste du logique et du prélogique, qui a caractérisé autant une universalité prétendl,le qu'une politique coloniale. La politique coloniale a disparu, ou s'est transformée. Il est remarquable qu'elle demeure, avec son autocentrisme, dans les idéologies littéraires, dont ce n'est pas le seul aspect politique. Il n'y a pas à aller loin pour en sortir. L'ailleurs de cette opposition entre la prose et la poésie commence, par exemple, dans une certaine lignée allemande 46 , qui prend à Hegel, mais passe, surtout, par l'expressionnisme. La prose, pour Johannes R. Becher, y est la« prose de la vie •• du quotidien. Elle est ainsi la « patrie ,. du poétique : « La poésie n'est pas l'opposé de la prose ». Elle est ce qui monte de la prose - du quotidien. Où l'opposition à Valéry maintient cependant les termes et peut-être la relation de Valéry, de lafête au quotidien. Mais le cliché est mis au musée. La hiératchie est renversée : « beaucoup de poèmes sont apoétiques parce qu'ils sont trop aprosaïques. L'art poétique consiste à trouver la frontière la plus exacte qui sépare la prose de la poésie 47 ... La prose selon Monsieur Jourdain est un maintien de l'ordre, et des places. La tautologie en série, immobile (la poésie est la poésie, la prose est la prose, la poésie n'est pas la prose, la prose n'est pas la poésie) implique : la prose n'est pas les vers, la poésie est les vers, est en vers, les vers sont la poésie. Qui pourrait repousser tant de vérités ? Cet ordre a une conséquence immédiate pour le rythme, pour la prose, pour le rythme dans la prose. Donc aussi une conséquence pour la poésie. us 44. Voir Les die11JC (1934), dans Ans et les Die11JC, p. 127S. 4S. Nonhrop Frye, Arnitomy of criticism,p. 267. 46. Pour Andreas Heusler, Deutsche Versgeschichte (Berlin, Walter de Gruyter, 19S6), la prose a du rythme comme le vers, la différence est dans !'ordonné ou le non ordonné (t. I, p. 17). 47. Johannes R. Becher, Vmeidig,mg der Poesie, (Défense de la poésie), Berlin, Aufbau-Verlag, 1960, p. 48 et 234; cité par Efim Etkind, M11terÎIIStixa (La matim du vers), Paris, Institut d'Etudes Slaves, 1978, p. St. 410 CRITIQUE DU RYTHME 4. Pour MonsieurJourdain,la prose n"apas de rythme Comme il n'y pas de vide sémiotique, ni de vide sémantique, dans le discours, il n'y a pas non plus de vide rythmique. Rienn'est amorphe dans le discours, si ce n'est des débris. Il n'y a pas de polarité de l'amorphe à !'organisé. Linguistiquement, tout langage est organisé, rythmiquement aussi. Il y a seulement la diversité, la complexité des organisations. Mais pour la théorie traditionnelle, prose égale absence de rythme. Cassagne identifie • absence de rythme ,. et • rythme de prose », par l'enjambement; • rythme brisé ,. et • allure négligée 48 ». André Spire part du vers, alexandrin, pour caractériser la prose : • Mais toutes les combinaisons de deux à cinq groupes de une à six ou sept syllabes, peuvent donner des résultats heureux ou satisfaisants. Au-delà le rythme se désagrège et le vers se fond dans l'inorganisé de la prose ». En sens inverse, • de la prose au vers le rythme va se resserrant. Sans jamais revenir à des intervalles absolument réguliers, les accents se rapprochent. La phrase se fait plus dense et se tend. Tout ce qui est inutile ou trop neutre disparaît. La pensée pure est étouffée par l'émotion 49 •· Le stéréotype culturel se complète d'un élément important, qui était contenu dans le primat métrique : le vers a tout le rythme. La prose est le non-rythme, l'inorganisé, le désordre. Ce qui suppose que le rythme est l'ordre. Logique de l'identité, circulaire, simple, parfaite. Plus précisement, la cadence, régularité réalisée, est l'accomplissement du rythme : « Bien plus grande égalisation des durées lorsqu'on passe de la poésie à la prose. Sans doute l'alternance des brèves et des longues existe dans la prose la plus prosaïque comme en poésie. Mais dans la prose, les accidents de durée, les crêtes rythiniquès n'apparaissent qu'à des intervalles beaucoup plus éloignés ,. (ibid., p.75). Cette alternance, en prose, ne suffit donc pas à faire du rythme. Parce qu'elle n'est pas régulière. En même temps, Spire associe l'intensité rythmique à l'intensité émotive. C'est la poésie-émotion, opposée à la prose rationnelle. Spire parle du « manque d'organisation rythmique vers lequel tend la prose vidée de tout contenu émotif,. (ibid., p.76). Une prise historique du rythme dans le discours n'a plus à partir d'une valorisation préalable du vers, pour constater que la prose n'est pas métrique. Le rythme, dépris du mètre, étant une propriété de tout discours, non de la poésie seulement, dans toute langue spécifiquement, il y a à partir des discours, dans leurs différences. Une prose n'est pas moins, mais autrement rythmée, que des vers. De même, les 4i. A. Cassagne, Versificationet mttrique de Charles Baudelaire,p. 48. 49. André Spire, Plaisirpoétique et plaisir musCNlaire,p. 111-112. PROSE, PODIE 411 parlers. Seule une conception prémétrique du rythme pouvait faire dire : « C'est son relâchement ou son absence qui témoigne du passage du lyrisme au prosaïsme, de la poésie à la prose • (Plaisirpoétique ... , p.77), faire parler du « fragment le plus amorphe de prospectus ,. (ibid.). De même, Mazaleyrat propose la phrase luivante : « il est arrivé /hier/ sans s'annoncer », dont il dit : « Rappon des nombres syllabiques séparant les accents : 5/1/4. Pas d'ordre perceptible : la phrase n'a pas de rythme so ... Mais l'analyse est faussée, à plusieurs titres. Parce que la définition présupposée du terme implique une récurrence régulière ou proponionnelle, ce qui n'est pas le cas pour cet exemple. Or, pour un autre sens du mot rythme, plus linguistique, il est permis d'énoncer que le rythme de cette phrase est précisément 5/1/4, ou, plutôt, dans une énonciation courante, en deux groupes, 6-4. Mais la question est faussée encore parce que, dans un discours, au-delà de la phrase, c'est le discours qui a un rythme, des rythmes. C'est un discours réel qu'il faut analyser, non une phrase isolée, qui n'est qu'un produit factice 51• Dont il est fâcheux qu'il se trouve ne pas dépasser la mesure d'un décasyllabe. D'autre pan le rythme ne se réduit pas au seul nombre de syllabes d'un groupe rythmique. Il porte autant sur le nombre des accents, sur l'organisation prosodique. Où même la phrase de Mazaleyrat, par la série des /s/ dans son troisième élément, est marquée - et donc rythmée par un rappon marqué-non marqué. Pius Servien avait déjà noté que la prose était étudiée « en fonction des remarques faites sur le vers 52 ,. puisque « le vers semblait seul détenir les secrets du rythme, être le rythme même ,. (livre cité, p.75), la différence étant« dans la pan d'apriori rythmique qui définit le vers, et dont la prose est affranchie ,. (ibid., p.76). Mais il parle, mis à pan les vers accidentels de la prose, d'une « prose réelle, état sonore amorphe, ne tendant pas à se disposer en structures• numériques où se verrait quelque loi simple ,. (ibid., p.88). Et il l'élimine. Entre les trois rythmes qu'il distinguait - rythme « arithmétique ,. (le nombre de syllabes par groupe), rythme « tonique ,. (le nombre d'accents), rythme des timbres, qui tend au continu et prête mal à une représentation numérique - négligeant hauteurs, durée, intonation, Pius Servien ne retenait, de l'organisation complexe d'un discours, que l'arithmétique. Pius Servien a fait école. Matila Ghyka, en le citant, parlait des « chiffres se succédant au hasard ("cette absence de toute loi dans les structures sonores coïncide avec une absence totale de SO. Gr11ndLllrollssede 14Ling"efr11nçt1ise, art. Rythme, p. S302, col. 2. S1. je ren ,oie aux annexes de ce chapitre. 52. Pius Strvien, Les rythmes comme intr0dllctionphynq"e à /'esthétiq"e, Boivin, t930, p. 73. 412 CRITIQUE DU RYJ'HME lyrisme") 53 •· Encore pour Paul Fraisse « l'arythmie est une désorganisation qui rompt avec la simple périodicité ,. 54• Une phrase n'est pas un cœur. Le structuralisme a produit une autre variante de cette conception arythmique de la prose, qui s'est généralisée dans la sémiotique littéraire. Le paradoxe est que, issue du formalisme russe, qui étudiait la prose autant que le vers, comme organisation rythmique, prosodique, la poétique structurale a tourné le dos à la méthode formelle, au Manteau de Gogol. La Poétique de la prose de Todorov, par exemple, comme tous les travaux de cette école, ne traite que des structures du récit. Pas un mot sur le rythme, la prosodie, les signifiants. Todorov oppose au vers la prose « où aucun schéma n'existe 55 •· Au contraire de celle de Chklovski, la poétique de la prose de Todorov, mis à pan l'historique du formalisme, dont elle fait le récit, est exclusivement une typologie des récits. Elle vise une« grammaire universelle • (p.118) du récit, à l'aide de relations logiques réduites entre des situations. Le Décaméron se ramène à deux types d'histoires, la « punition évitée ,., et la « conversion •· Prétendant « traiter la littérature comme littérature • (p.129), la description échoue à rendre compte de ce qu'elle affiche, que la littérature est « théorie du langage • (p.197). Car, en oubliant les signifiants, elle a oublié le langage. Elle n'a retenu qu'une grammaire de situations, qui, naturellement, transcende les langues, ignore les problèmes de la traduction. Cette poétique de la prose analyse des œuvres en traduction sans pouvoir poser la question du rappon spécifique d'une œuvre à sa langue, d'une langue à ses œuvres. C'est pourquoi la sémiotique aime les récits, et les formalise. Quand elle aborde des proses à signifiants,Khlebnikov, Anaud, c'est par la motivation nature, pour retrouver I'« inthéorisable», perdre la littérarité dans une comparaison vague avec le rêve; « la littérature n'aurait-elle pas, à son tour, quelques éléments que le langageordinaire ne sait pas dire ? ,. (ibid., p.252). Ainsi la prose redouble le paradigme qui l'oppose à la poésie, linéarité-narrativité contre le vertical et l'incommunicable. Il suffit d'autres présupposés pour retrouver les relations linguistiques de la prose et du rythme. La tradition anglo-américaine n'a pas eu la fixation française sur les nombres. L'EncyclopediAde Princeton parle d'un rythme de prose (p.669) S6. La stylistique, dans ses limites, a donné un sens empirique, qui lui a permis des analyses, à la notion 53. Matila Ghyka, Le Nombre d'or, l, p. 121. rythmiq11es,p. 80. 54. Paul Fraisse, us Struct11res 5S. Tzvetan Todorov, Poitiq11ede L, prose, Seuil, 1971 (études de 1964 à 1969), p. 28. 56. Tradition ancienne : A History of EnglishProseRhythm de George Sainubury est de 1912, après History of English Prosody(1906-1910). PROSE, POÛIE 413 étymologique de « pleine liberté de la prose 57 •• par rapport à la métrique, il est vrai en se restreignant à une prose artistique, réputée poétique. Et Cornulier note : « La "variété" des "coupes•, c'est la prose 58 •· Une théorie non métrique du rythme dans le discours permet une poétique de la prose comme organisation rythmique, prosodique, intégrée à son mode de signifier. Une conséquence de la confusion entre la prose et le langage parlé, et de la confiscation du rythme par le mètre, a été la conception de la langue française comme une langue sans rythme. Ce que Pius Servien appelait le « préjugé de la langue sans accent 59 ,. • Il croyait le corriger par ses nombres. Ceux-ci ne laissaient pas moins une « prose réelle, état sonore amorphe ,.. S. Pour Monsieur Jourdain le français n'a pas de rythme C'est une longue tradition. Elle met en question la pertinence des descriptions d'une langue par ceux qui la parlent. Un consensus de descriptions ne prouve rien. Les grammairiens arabesn'ont pas décrit d'accent dans la langue arabe. Ce qui prouve seulement la nondescription, pas l'absence de l'accent. Une tradition descriptive peut faire obstacle à un autre mode de description. Ainsi, en arabe, la longueur, et la relation à la longueur, a pu cacher l'accent. Les descriptions du français sont des modulations sur l'absence d'accent. Elles ne sont pas réservées à une ère prélinguistique. Elles ont pris aujourd'hui une forme linguistique. Sans doute leur raison permanente est-elle lacomparaison avec les langues à accent de mot, le français ayant un accent de groupe. Tout s'est passé, et se passesouvent encore, comme si cet accent était invisible, et que les autres langues empêchent de l'entendre. Il y a deux types de description : dans le premier, le plus représenté, le plus ancien, le français n'a pas d'accent. Dans le second, le français est une langue à accent fixe. Incompatibles entre eux, ils sont logiquement reliés, entre eux, et à la théorie traditionnelle du rythme. Rapin, en 1672, écrivait : « notre langue a toujours un même ton ce que Despreaux appelle psalmodier 60 ... L'idée est commune au XVIII" siècle, et explicitement liée, par exemple chez Condillac, à la métrique : 57. Jean Mourot, ChattaHbriand, p. 86. 58. Benoît de Comulier, • Problèmes de métrique française •, p. 32. S9. lts rythmes comme introdHctionphysiqHeà l'tsthétiqHt, p. 72. 60. René Rapin, les réflexionsSHTlapoétiqHedt ce temps tt SHTlts 0H1m1ges despoires ancienset modernes, (1674), Droz-Minard, 1970, p. XXVI. -414 CRmQUE DU RYTHME Le français n'ayant point d'accent, n'a point d'inflexion syllabique. Les pieds de nos vers sont uniquement marqués par le nombre des syllabes 61 ,._ Rousseau, dans la Nouvelle Héloïse (1, XLVIII) : « N'ayant et ne pouvant avoir une mélodie à eux dans une langue qui n'a point d'accent 62 •; dans la Lettre sur la musiquefrançaise: • Je crois notre langue peu propre à la poésie et point du tout à la musique63 •· L'accent de groupe du français fait à A.W. Schlegel l'effet que « parler, dans la langue française, est une question constante, impatiente 64 •. Il parle de la • grande indétermination 6s • de la prosodie française, de« molosses français • (un molosse = 3 longues), sur le plan de la quantité : • les six syllabes d'irritabilité -Ut.JUU« SOnt plus vite dites que les trois de Reizbarkeit - u - », où il est clair qu'il prend pour un accent d'intensité, avec allongement de la syllabe, l'accent d'insistance émotionnelle, qui porte sur la première voyelle sans allongement de la syllabe. Pour Schlegel, le « discours familier vivant •, avec son • emphase •• entraîne « souvent des séries entières de syllabes longues •. Prenant des exemples dans le théâtre, voici comment il scande (ibid, p.2O9-21O) : Me pardonnerez-vous de vous avoir w--"''-'_..,,,_..., ___fait naître ..., Oh, Ie hennêteJ g~ s~ s~s doute ~ 1a!!_r~ Car ceux qui n'y sont pas ! ..,,_...,_~_ Ce ne sont pas des documents d'un passé révolu. Jean-Pierre Faye, en 1973, parle de « cette étrange langue qu'est le français, où il n'y a pratiquement pas d'accentuation 66 •· Quant au Dictionnaire de la 61. Condillac, Trllitl th /'at d'lcrin, cité par Kil>EdiVarga, les const11rrtts d11pohnt, p. 74. 62. Il s'agit de• l'erreur des Français sur les forces de la musique•• J.-J.Rousseau, ŒllflTtScomplètes,t. Il, p. 132, éd. de la Pléiade. Rouucau polEmiqu.aitcontre le Trllill dt L, prosodiefr11rrÇ11ist de l'abbé d'Olivet (1736) qui reconnaissait aussi l'absence d'un • accent prosodique • mais l'estimait compms& par un• accent oratoire • (cf. éd. citée, p. 1419). 63. Ces exemples cités par Pius Scrvien, Scitrrcttt Poésie,p. 136, ainsi qu'une autre phrase de Rousseau, citée par erreur comme provenant de P,fT'U'liorr: • Persuadé que la langue française, destituée de tout accent, n'est nullement propre à la musique •• tt que je n'ai pas réussi à retrouver. 64. A. W. Schlegel, Dit K11nstlthrt,p. 264. Pottilt, Stuttpn, Kohlhammer, 1962, p. 209, dans 65. A. W. Schlegel, Spr11cht11rrd Utbtr dit Rtgtlrr des dt11tschtnJ11mbm,à la suite de Bttr11chtungtrr 11tbtr Mttrilt, entre 1795 tt 1800. 66. J.P. Faye, dans Ch11ngtdt forme: Biologiestt Prosodies,colloque de 1973, 10-18, 1975, p. 286. Et un critique américainécrit en 1980 : • ln French, a languagewith PROSE, POÉSIE 415 voix, l'absence d'unité dans les écoles de chant en France, à la différence de l'Italie, de l'Allemagne, de l'URSS, est attribuée « en partie à un individualisme chronique mais surtout à la lan&11e, qui est dénuée d'accent tonique •· m11siq11e (Bordas), à l'anicle La difficulté à percevoir si le français a un accent éliminait le rythme là où il n'y a pas de métrique. Ossip Brik remarquait : « l'accent français est à peine perceptible, et on ne peut parler du moindre rôle organisateur qu'il ait dans le mot 67 •· En effet, au niveau du mot, et par rapport à une langue à accent de mot. L'« instabilité du système accentuel en français 68 •, vérifiée pour le mot, est un obstacle à une poétique du mot. Une poétique du mot a beau reconnaître « la prétendue faiblesse de l'accent en français ,., comme dit Kibédi Varia (livre cité, p.65), si elle continue de partir du mot, elle ne peut atteindre une théorie du discours comme rythme. Claudel a son intuition propre du rythme de la langue, quand, dans Positions et propositions, il écrit : « On peut dire que le français est composé d'une série d'iambes dont l'élément long est la dernière syllabe du phonème et l'élément bref un nombre indéterminé pouvant aller jusqu'à cinq ou six de syllabes indifférentes qui le précèdent 69 "· Matila Ghyka, qui cite ce passage, ajoute : « Par contre l'allemand et l'anglais sont des langues à rythme plutôt trochaïque (trochées,_ v , dactyles,- vv, péons I, - vvv), comme le latin 70 ... Il est rèmarquable qu'après Baudelaire, ce soit Claudel qui ait ces intuitions sur le rythme du français, dont témoignent aussi, dans le même texte, ses notations, son insistance sur les finales. L'invention rythmique est continue à l'invention théorique. Mais l'iambe de Claudel est une métaphore, puisque son premier élément peut inclure plusieurs syllabes. La théorie proprement ïambique, binaire, du rythme en français, a été critiquée par Georges Lote 71• 11n'est pas sûr qu'elle soit définitivement éteinte. Paul Verrier supposait une alternance ancienne, remplacée « dans notre dictiôn actuelle ,. par une alternance entre fortes et faibles qui« n'est plus fixe, ininimal accent, the traditional prosody OflanÎZessyllables •• Charles O. Harunan, Fru Vtrtt, An Esu1 on Prosod7, éd. citée, p. 16. 67. Osip Brik, • Le rythme et la syntaxe•• dans TVIOnwys ... , p. 73. 61. Kibédi Vafla, Lts Constttntts d11pobnt, p. 7S. 69. Paul Claudel, Œ11wts tn prost, Gallimard, éd. de la Pléiade, p. 33, dans Rifk,cions tt Proposmons SIIT lt 1/tTS fr•nçttis, S 19. Phonème équivaut ici à groupe rythmique. 70. Matila Ghyka, u Nombtt d'or, 1, p. 122, n. 2. 71. Geofles Lote, l'Akxttndrin /r•nçttis d'ttpris J. phoninq11t npmmtnt.lt, p. 467-469. Il n'y a ce binaire que lorsque les limites de mots l'installent par des séries de dissyllabes. 416 CRITIQUE DU RYTHME mais seulement réglée 72 •. La difficulté de reconnaître le rythme, en français, a pu favoriser l'impressionnisme vague qui marque tant d'allusions au rythme. Ce flou n'a ni linguistique ni philologie. Mais il a des diphtongues 73• L'accent de phrase est syncrétique. Il est difficile à reconnaître 74• Troubetzkoy est un des rares à avoir placé correctement l'accent du français, notant : « L'accentuation n'a rien à voir avec la délimitation du mot. Sa fonction consiste seulement à diviser le discours en phrases, membres de phrases et éléments de phrase. Si un mot isolé est toujours accentué sur la syllabe finale, cela vient seulement de ce que ce mot est traité comme un élément de phrase. L'accent français ne signale pas la limite finale d'un mot en tant que telle, mais la fin d'un élément de phrase, d'un membre de phrase ou d'une phrase. Le recul de l'accent 72. Lt Vtrs français, li, p. 20 et 288, n. 28. 73. Comme pour Le Roy, dans sa Grammaire dt dictionfrançaise(v. chapitre VI), il y a des • diphtongues • en français moderne pour Suberville, Histoire et Thiom dt-14 versificationfrançaise, s.d. [19S6 ?; la l" éd. semble dater des années 40] p. 30; pour j. Krafft, Poisie corpset iime, p. 14; pour K. Varga, Les ConstAntesd11poème, p. 76-79; pour Elwert, Traité de versificationfrançaise, § 136, p. 97. 74. Des non-spécialistes s'étonneront qu'un fait de langage aussi important suscite des interprétations diverses et même opposées. C'est que justement il n'est pas donné. li ne suffit pas non plus d'enregistrer. Pour l'accent en français, il y a des divergences entre phonéticiens, mais peut-être parce que l'accent n'est pas du seul ressort de la phonétique, mais aussi du discours. Ce qui paraît à travers la version la plus récente de la thèse qui veut que le français n'ait pas d'accent. Sa coïncidence avec l'intonation éliminerait l'accent. Mario Rossi, qui montre que • l'intonation est un actualisateur de la hiérarchie syntaxique • ( • Le français, langue sans accent ? • dans Ivan F6nagy-Pierre Léon, L 'Acctnt en français contemporain,Ottawa, Marcel Didier, 1979, p. 39), en conclut que • le franç~is est une langue sans accent, en ce sens que l'accent et l'intonation ne constituent, ni par leur nature ni par leur fonction, deux unités distinctes • (ibid.). Ce qui présuppose que l'accent n'est qu'accént de mot, puisque l'absence d'accent de mot est une absence d'accent : ~ Mais il reste que les morphèmes et les lexèmes ont des propriétés 1 qui les caractérise n'est qu'un générateur accentuelles; toutefois l'accentème d'intonation, il ne peut être, comme dans les iangues à accent libre, un générateur d'accent de mot •· Une des limites de cette analyse tient peut-être aussi au type de ses exemples, phrases homophones à distinguer, telles que jean p11r/eet ,'en p11rle,ou Les c:hansunsd11re11t en hwer I Les champssont d11rsen hivrr, phrases factices, isolées, hors discours, qui poussent à privilégier l'accent d'insistance, dit ici• interne •· Dans le même recueil, Fonagy parle de la • mobilité de l'accent en français moderne • (p. 137 - dans • L'accent français : accent probabilitaire • ). Il montre inversement que c'est l'accent qui différencie 'six lapins de j'j/ a 'peint (et la situation, le contexte, le discours ?); qu'entre un numéral et un démonstratif, sept épinglts et cette épingle, l'accent porte sur le numéral; que l'interrogatif attire l'accent, dans • qui est arrivé ? • - • C'est ce qui explique que la mélodie est généralement descendante dans les phrases exclamatives, impmtives et dans les questions partielles • (ibid., p. 147). Ainsi l'accent et l'intonation pe'Uvent être solidaires sans que cela élimine l'accent, puisque celui-ci est justement, comme l'intonation, accent de phrase. Mais les phonéticiens semblent continuer d'exercer leur spécialité dam la linguistique de la phrase et de l'énoncé, non dans une linguistique du d1scoun. I' 417 sert exclusivement en français à des fins de •stylistique phonique• 75». Encore la dernière phrase met-elle à tort sur le même plan l'accent de groupe, toujours final, et l'accent d'insistance, qui est prosodique seulement. PROSE, POÉSIE Après une langue sans accent, la position de l'accent toujours en finale de groupe a fait passer le français pour une langue à accent fixe. Ce qui, de spécieux, devient aussitôt, par comparaison avec une langue à accent de mot, une nouvelle erreur : « En français, personne a un accent fixe sur la syllabe finale », et « Le mot en français a un accent fixe sur la dernière syllabe, puisque les mots français [... ] Stupide I Ridicule ! Idiot ! auraient chacun normalement une baisse de hauteur sur la dernière syllabe; mais il y a aussi la possibilité en français de produire une insistance supplémentaire en plaçant la baisse de hauteur sur la première sy_llabedans chaque cas • • .. • ce qui n'est certainement pas possible en anglais ou dans n'importe quelle autre langue à accent de mot (stress language), et ceci souligne la non-pertinence de l'accent (stress) pour la forme du mot en français76•· Non seulement l'énoncé est erroné mais il est contradictoire. Il présente successivement l'accent comme accent de mot et non pertinent comme accent de mot. Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas d'accent de mot, mais avec la seule notion d'accent de mot. C'est qu'il n'a pris pour exemples que des mots, au lieu d'un discours. La nature particulière de ces exemples lui fait mettre sur le même plan l'accent d'insistance émotionnelle et l'accent d'intensité . • Certaines formulations de Paul Garde ont peut-être été trompeuses. Le français est placé, dans son livre L 'Accent,parmi les langues à accent fixe, et comparé, juxtaposé au tchèque : « Ainsi l'accent en français est toujours sur la dernière syllabe : am'i, brav'o; en tchèque sur l'initiale : n'edorozuméni "malentendu"; [... ] en polonais sur la pénultième : rozpr'awa "querelle• ,. (p.5). Ces langues à accent fixe sont opposées aux langues « à accent libre », comme « le russe, l'italien, l'allemand, l'anglais, etc., où aucune règle ne fixe la place de l'accent dans le mot » (p.6). Mais il prête à confusion de mettre dans la même catégorie une langue à accentde mot fixe, comme le tchèque, et le français, à accentde placefixe, non de mot. Comme de mettre ensemble l'italien et le russe. Car, sauf les conjugaisons qui ont des déplacements d'accents dans les 7S. N.S. Troubetzkoy, Principesde phonologie,p. 296, n. 3. Troubetzkoy note plus loin que le français c n'attribue que fon peu d'imponance à la délimitation des mots (ou des morphèmes) dans la phrase• (p. 313), par rappon à des langues qui ont beaucoup de démarcatifs, en plus d'un accent fixe. 76. J.O. O'Connor, Phonetics,Londres, Penguin, 1978 (1973, 1,.. éd.) p. 236-23;>. 418 CRITIQUE DU RYTHME deux langues, l'italien est à accent libre en ce que l'accent n'est pas dans tous les mots à la même place, mais, mis à part la remontée d'accent dans les amas d'enclitiques (rendétemelo). un même nom y garde toujours l'accent sur la même syllabe; alors qu'en russe, l'accent est, de plus, mobile, du singulier au pluriel, ou selon les cas grammaticaux, pour un même mot, dans certaines catégories. Il est ambigu de dire qu'en français « l'accent tombe sur la syllabe finale • (p. 98), sans préciser de quoi 77• Mais ailleurs, Garde dit que « le groupe • (p.47) porte l'accent, et qu'en français « tout syntagme-prédicat est nécessairement accentogène • (p.19), « tout groupe de mots étroitement liés par le sens et non séparés par une pause est susceptible d'être traité comme une unité accentuelle unique, et par conséquent doté d'un seul accent, quelle que soit sa composition grammaticale. Ces groupes sont d'autant plus longs que le débit sera plus rapide et moins soigné ,. (p.95). D'où « l'élasticité de l'unité accentuelle• (p.96), l'effet d'absence accentuelle : « Cette particularité de notre langue crée l'impression, assez répandue chez les francophones, que le français n'a pas d'•accent tonique•. Et de fait, on peut se demander si une mise en relief qui se fait dans le cadre d'une unité qui n'est pas grammaticalement définissable mérite encore le nom d'accent. Nous pensons que oui, puisqu'il subsiste la possibilité de définir grammaticalement l'unité accentuelle virtuelle • (p. 96). La poésie, et surtout ce qui en est dit, demeure encore dans cet effet de non-rythme où le non-rythme de la prose, le non-rythme de la langue se renforcent mutuellement. Cet effet est un obstacle à un abord empirique et historique des discours. Il se définit comme une idéologie. Il en a le pouvoir d'illusion, la transparence. Les faux problèmes qu'il crée balancent ceux qu'il empêche de voir. 6. Le caractère des langues Sans les valorisations, les esthétisations caduques, ni la beauté, ni la pureté du type 78, croyance liée à la linguistique historique du siècle 77. Dans Ilse Lehiste, S11pr,asegmenci,/s (Massachusens lnstitute of T echnology, 19'79 - 1,. id. 1970), p. 148, se référant à un article de R. Jakobson de 1931, il s'agit nettement de • la place de l'accent sur une cenaine syllabe •• déterminée par nppon 111 mot, et, à côté du tchèque et du polonais, le français est mentionné« avec un accent sur la dernière syllabe •• alors qu'en tchèque il est sur « la première syllabe d'un mot •· On voit où remontent les comparaisons, et la notion. 78. État p11rde cette croyance dans, par exemple, Rémy de Gourmont, Esthétiq11e tl., l. Ling11efr•nr;•ise,p. 147-148 : • une langue reste belle tant qu'elle reste pure. Une langue est tou1ours pure quand elle s'est développée à l'abri des influences extérieures. C'est donc du dehors que sont venues nécessairement les atteintes portées à la beauté et à l'int~rité de la langue française •. Même Humboldt, pour qui la beauté et la pureté du PROSE, POÉSIE 419 dernier, y a-t-il un rythme propre à chaque langue, comme sa phonologie lui est propre, situant ainsi un élément du caractère des langues, la question de leur « génie .., qui n'est que celle de leurs contraintes et de leurs possibles ? Rémy de Gourmont avait mis en épigraphe à son Esthétique de la langue française ces deux phrases de Humboldt : « Le caractère est le style d'une lan&11e.Chaque langue a son caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes verbales; c'est dans les mots qu'il met d'abord son empreinte obscure et profonde ». Il faudrait y ajouter ici cet autre passa&e: « La langue n'a son lieu propre que dans les combinaisons du discours, grammaire et lexique n'étant guère plus que son squelette sans vie 79 ». Mais les remarques capitalisées sont essentiellement lexicales, morphologiques, syntaxiques. D'autre part, elles sont tirées des littératures. Il n'y a pratiquement rien, chez Humboldt, sur le rythme. Allusions trop générales, situées dans un projet qu'on ne peut reprendre tel qu'il est : « grâce à la forme rythmique et musicale inscrite au ca:ur des masses sonores, la langue exalte, en la transposant dans un autre domaine, l'impression de beauté produite par la nature .. (ibid., p.200; voir p.241). De même pour les remarques de Huizinga sur les termes du jeu en diverses lan,ues, dans Homo ludens. Un exemple du rapport entre rythme et caractère, qui échappe aux moyens et aux concepts actuels, est proposé pour les langues africaines : .. une question difficile : est-ce que les structures des langues africaines, phonolo&iques et grammaticales, ont quelque rapport avec le style oral ? 80 ». Encore la question ne vise-t-elle que la constitution des syllabes, non un génie des langues. Généralement, le rapport présumé est global. Il n'est pas analysé. Adorno, pour expliquer son retour à Francfort après la guerre, donne pour argument son retour dans la langue : « la langue allemande présente une sorte d'affinité élective toute particulière avec la philosophie, et, en tout cas, avec son· facteur spéculatif 81 ,. . La proximité de l'allemand et du grec est souvent invoquée. Il s'agit d'un échange entre la langue comme activité et les activités tenues dans cette type existent, présente des contre-concepts, par exemple en deux points : • Plus une langue s'éloigne de son origine, plus elle gagne, toutes choses égales d'ailleurs, en forme • (lntrod•ction 4il'œ,wre sur le k11vi,p. 230), et quand il commente la différence avec le &rec moderne, qui calque l'ancien, et les langues romanes • projetées dans dei; parages inexplorés • (ibid., p. 400), impliquant par là une plus grande créativité des langues romanes. Il n'y a pas de langue, ni de culture, sans métissage. 79. Wilhelm von Humboldt, lntrodNction4il'œNvre sNrle k11vi,Seuil, 1974, p. 166. 80. Maurice Houis, Anthropologie linguistique de l'AfriqNe noire, P.U.F., 1971, p. 6S. 81. Cité dans Manin Jay, L'lm11gm11riondialect1que, p. 317. 420 CRITIQUEDU RYTHME langue. Cet échange pr9duit l' « esprit poétique ,. des langues. Pour Humboldt, la poésie et la philosophie - partiellement un paradigme du couple poésie-prose - vont « jusqu'au plus intime de l'homme, en influençant d'autant la langue qui lui est conjointe 82 ». Il ajoute : « Il y a plus : seules peuvent espérer s'épanouir pleinement les langues qui ont connu au moins une fois l'essor de l'esprit poétique et de l'esprit philosophique, surtout si cet essor n'a pas été provoqué par l'imitation étrangère mais a jailli spontanément. Il arrive aussi parfois que des groupes entiers de langues, tels que les langues sémitiques et le sanscrit, aient un esprit poétique si vivant que celui qui animait une langue ancienne du groupe ressuscite en quelque sorte dans une langue plus tardive ,. (ibid., p.238). L'esthétisation passe par les « mérites ,. et les « défauts ,. d'une langue. Elle ne dit rien des différences rythmiques. Un abord contrastif, strictement prosodique, peut fournir un élément, fragmentaire mais historicisé, pour contribuer au rapport entre le caractère et le rythme. La modification constamment en cours du « rapport quantitatif entre le système vocalique et le système consonantique .., en polonais et en français, en serait un exemple et une condition : « Jusqu'au x111esiècle le polonais disposait de 8 paires de voyelles se distinguant entre elles par la durée. Du XIVeau x~ siècle, les différences quantitatives disparaissent et le nombre de voyelles se réduit à 11. En langue "littéraire" de nos jours il n'en existe plus que 8 dont 2 nasales : IËIet loi.Par contre, le système consonantique a continué à s'enrichir. Au XVIesiècle la langue cultivée comptait 39 consonnes; au XIX"siècle, elle en comptait 47. Actuellement, elle dispose de 48 à 50 consonnes. Le rapport entre les deux systèmes est donc de 1,6 et la fréquence de leur emploi de 2,3 environ (à peu près 40, 1 % de voyelles sur. 59,9 % de consonnes). En outre la faculté de combinaison des consonnes est bien plus grande en polonais - on y rencontre souvent des groupes de 3 ou 4 consonnes [... ] En français, il !œl.Le système vocalique existe 16 voyelles dont 4 nasales : li!,loi,IËI, permet donc deux fois plus d'oppositions et de combinaisons que celui du polonais. Par contre, le système consonantique ne compte que 17 phonèmes et les possibilités de les combiner sont réduites - le groupe consonantique le plus fréquent ne compte que deux sons (presque, partir, prendre, charger, cascadeur, etc.) 83 ». Linguistiquement, nous sommes • conditionnés par le rythme de notre langue maternelle. Apprendre une langue étrangèr~ c'est aussi, c'est avant tout, changer de rythme, subir une sorte de "recyclage" rythmique et intonatif ,. (ibid. p.301 ). Mais quel est l'effet de ce caractère sur les possibles et les 82. lntrod11ctionà l'a11tJres11rle k•tJ1,p. 238. 83. Jadwiga Dabrowska, • Le rythme de l'expression en lan(Ue française tt polonaise •• Les Rythmes, p. 299-300. PR.OSE, POtslE 421 contraintes de la langue, sur lesquels jouent aussi les possibles et les contraintes culturelles, idéologiques ? Que déterminent en partie à leur tour toutes les productions antérieures faites dans la langue. Il y a une conscience consonantique et vocalique des langues, qui varie, et constitue un élément idéologique de la composition des œuvres. Les variations, selon les époques, sur l'euphonie et la cacophonie, témoignent de l'activité floue mais réelle de cet élément. Dans ses Betrachtungen über Metrik, A. W.Schlegel expose une esthétique phonétique de l'allemand, qui inclut une eurythmie. Les consonnes y forment davantage la « représentation ,. (das Darstellende), et les voyelles « l'expression ,. (das Ausdrückende) 84 • Les consonnes sont pour lui « originellement des actes mimiques ,. (ibid., p.188). Comme pour Rousseau dans l' Essai sur l'origine des langues, les langues des • peuples du Nord•, germaniques et slaves, pour lui « débordent de consonnes ,. (ibid., p.190). L'adoucissement est la diminution du nombre des consonnes, l'idéal paraissant un équilibre entre consonnes et voyelles. En quoi le « dialecte haut allemand est supérieurement malheureux ,. (ibid., p. 190), mais moins encore que celui de la Bohême qui a « des mots entiers sans une seule voyelle, et chez qui des mots comme "Przmysl" sont tout à fait habituels ,. (ibid., p. 191). Suit une échelle où les sonores {b, d, w) ont la préférence sur les sourdes (p, t, f). Il compte le nombre de consonnes en finale, jusqu'à cinq. Les voyelles ont leur couleur (p.199). Ce qui domine est que« le dur ,. est à l'opposé de la beauté (p.201) : « la dureté d'une langue est un défaut •· Ce sentiment linguistique n'est pas seulement situé par les fictions théoriques de son temps, et une notion du caractère des langues qu'on trouve aussi chez Madame de Staël. Sa valorisation implicite du français, sauf pour les nasales, répond à une situation de prestige culturel, subi, dont le symétrique est sa conscience malheureuse de l'allemand. Il contient pourtant des précautions contre une psychologisation, contre la « virilité de notre langue ,. (ibid., p.201), et les transpositions imprudentes. Sur le fond du futurisme russe, Mandelstam énonce une autre théorie de la consonne, du primat de la consonne : « Multiplicateur de la racine, la consonne, indice de sa vitalité 85 ,. • Mandelstam prend un exemple de Khlebnikov, et ajoute : « Le mot se multiplie non par les voyelles, mais par les consonnes. Les consonnes sont la semence et le gage de la postérité de la langue. Conscience linguistique en baisse, la disparition du sentiment de la consonne. Le vers russe est saturé de consonnes et les fait résonner, claquer, siffler. Véritable parole du 84. August Wilhelm Schlegel, Sprache11ndPoetilt, p. 187. 85. Osip Mandelstam, « Zametki o poezii • (Remarques sur la poésie, t 923), Sobr11nie soéinenii,t. 2, p. 303. 422 CRITIQUE DU RYTHME monde. Parole de moines, la litanie des voyelles ,. (ibid.). Où Mandelstam a choisi des mots contenant des affriquées, des consonnes doubles (tsokaet, i séelkaet, i svistit imi), comme si la saturation consonantique et les jeux étymologiques russifiaient, hyper-russifiaient le discours, vers les Scythes. Equivalent slavophile du choix de mots saxons, et brefs, dans la poésie anglaise. Réaction nationale symétrique contre une latinité à mots longs qui fait une base justement quasi internationale des lexiques. Il s'y mêle un vitalisme : « plénitude de son, plénitude de vie • (ibid., p.306). Mandelstam voit la recherche poétique comme une recherche de la spécificité de la langue : « Il n'est pas vrai que dans la parole russe dorme le latin, il n'est pas vrai que dorme en elle l'Hellade. [... ] Dans la parole russe c'est elle-même qui dort et seulement elle-même ,. (ibid., p.304). L'accueil qu'il fait à Ma sœur la vie de Pasternak contient, métaphoriquement, avec la part du corps et de l'anti-occidentalisme un double rapport poétique et politique à la langue qui passe par la poésie : « Lire les vers de Pasternak, c'est se purifier la gorge, se fortifier la respiration, se renouveler les poumons : de tels vers doivent guérir de la tuberculose. Nous n'avons pas aujourd'hui de poésie plus saine. C'est du lait fermenté après le lait américain ,. (ibid., p.306). La contradiction de Mandelstam, tourné vers cette spécificité linguistique-poétique, est qu'il la pose à la fois contre l'occident et contre Byzance, contre les moines, contre le latin. Il cherche une « vulgate ». Mais la « nuit étymologique• de Khlebnikov, dont il parle dans un autre anicle 86, cette historicité de la langue russe, est hellénistique : « La langue russe est une langue hellénistique ». Les propositions de Mandelstam demeurent, justement dans leur situation, un élément du problème poétique, qui en apparaît dédoublé : poétique des œuvres, poétique des langues. Ces jugements sur les langues se défont en particulier dans leur rythmique, surtout si celle-ci se réduit à une métrique. Ainsi Jousse, entre autres, tenait pour établi que le rythme linguistique de l'anglais est l'iambe : « La langue y porte si naturellement que l'on a pu dire [... ] de la prose anglaise qu'elle court en üimbes 87 ». Il note en effet la tendance des métriciens anglais et allemands à réduire en iambes « des rythmiques qui, comme celles du français, de l'arabe et, peut-être, de l'hébreu, ont quatre, cinq syllabes successives non accentuées • (ibid., p. 186). Autre rapport « naturel ,. de ce genre : la langue grecque 86. • 0 prirode slova •• La nature du mot (1922), t. 2, p. 287, ainsi que la phrase suivante. 87. Marcel Jousse, f.tudes de psychologielinguistique, le Style oral rythmique et mntmottchnique chez les Verbo-moteurs,Gabriel Beauchesne, 192S, p. 18S.Jousse cite Elwall,Nou1.1e/le prosodieanglaise. PROSE, POfsIE 423 ancienne « riche en dactyles », pour laquelle J ousse cite Havet : « Si les anciens -.:it)10t,1 ont employé le rythme dactylique, c'est qu'il leur était dicté par la cadence naturelle de leur parler 88 ». Quant au français, citant des alexandrins cadencés de Lamartine, scandés comme ,'-! v,- .,v. v-:- v v, -dvlàv ~ ] az vecu J az passe ce désert e vie J ousse écrit : « La langue française produit donc des anapestes d'intensité et de durée » (Le style oral, p.188). Les choses ne sont pas si claires. Une régularité relative dans les intervalles entre les accents de la langue anglaise a fait remarquer que Grammont, avec l'isochronie qu'il mettait dans le vers français, décrivait l'anglais sans qu'il s'en rendît compte 89• Mais il n'est plus certain non plus que ce qui prévaut dans la métrique est ce qui prévaut déjà dans la langue. Harding mentionne une étude sur l'accent et l'intonation en anglais« qui soit dit en passant jette un grand doute sur l'affirmation répétée de manière non critique que l'anglais est une langue naturellement iambique » 90• A quoi s'ajoute la possibilité d'une lecture décasyllabique particulière du pentamètre iambique en anglais, esquissée plus haut. Le lien entre une métrique et une langue n'est pas aussi naturel que les notions admises feraient croire. Nougaret a noté que la métrique latine classique reposait « sur la prononciation courante, tout au moins sur celle de la classe cultivée91 •• et que le changement dans la nature de l'accent, vers le lllc s. après J .C., d'accent de hauteur en accent d'intensité fait « les conditions nécessaires à la naissance d'une :\Utre versification, la versification rythmique •· Mais pour le latin même, les inconnues du saturnien montrent que, comme l'a écrit Roman Jakobson, « la versification ne peut jamais être entièrement déduite de la langue92 ». Il y a un rythme linguistique, propre à chaque langue. Ce qui ne signifie pas que la langue a un rythme. Ce sont les mots, les phrases, les discours qui ont un rythme. La langue est l'ensemble des conditions rythmiques. Meillet parle du rythme quantitatif indo-européen93• Il cite l'article de Saussure de 1884 sur le rythme des mots grecs : « les successions de trois brèves tendent à être évitées par la langue ,. (ibid., p. 180). Saussure parlait de « loi rythmique », de « tendance rythmi88. Louis Havet, Coi,rs élémmrairt dt mttriqNt grecqi,t tr '4tint, 5• éd. p. 22, cité dans k Stylt oral, p. 186. 89. Georges Faure, Lts l.lémmts d,, rythmt poitiqi,t tn ang'4is modtrnt, p. 73-75. 90. O. W. Harding, Words into rhythm, p. 12. Harding commente les recherches pidagogiques de Stannard Allen, Li-ving English Spttch : Strtss and Intonation Practict for Fortign Sti,dmts, London, 195-4. 91. L. Nougaret, Traité dt mttrn{Nt '4tint cùusiq11t,p. 122. 92. Roman Jakobson, Q11estionsdt poétiqNt, p. 55. 93. Antoine Meillet, LinguistiqNt historiq11ttt lingi,istiqi,t géniralt Il, Klincksieck, 1951, p. 115. 424 CRITIQUE DU RYTHME que •• qu'il trouvait « conforme aux règles du vers épique •• et se demandait« si le plus ancien rythme poétique des Grecs n'était pas en quelque mesure dicté d'avance par cette cadence naturelle de leur parler 94 •. Mais il terminait en citant Aristote : « car c•est surtout en iambes que nous parlons dans le dialogue les uns avec les autres, mais en hexamètres rarement • (Poétique, 1449 a). Ce qui brouille la relation. Meillet explique les différences entre métriques par les différences entre langues : « La principale des différences entre les vers védiques et les vers éoliens s'explique par la différence entre les rythmes des deux langues; en grec, où le rythme dactylique est normal au même titre que le type trochaïque, un même nombre de syllabes représente un ensemble rythmique moins étendu qu'en védique 95 •· Mais il rapporte aussitôt que cet hexamètre dactylique, ce« vers grec qui sert à l'épopée et à l'enseignement », serait « emprunté à la civilisation égéenne de laquelle les Hellènes ont tant reçu • (ibid., p. 151), et ne serait donc pas indo-européen. On ne peut plus dire que la définition métrique d'"un vers soit « imposée par la nature de la langue96 ». On ne peut plus parler, ahistoriquement, de « pauvreté métrique du français •• en y voyant « une des fatalités naturelles de la lan&11e• (livre cité, p. 236-237). Ne serait-ce qu'après Claudel. Une même langue, un même état de langue, ont pu connaître des métriques différentes : une métrique syllabique au XVIII• s. en Angleterre 97 et, en Russie, le passage d'une métrique syllabique à une métrique syllabo-tonique, puis à une métrique tonique. Je ne parle que des métriques réelles, non des métriques illusoires comme l'application du principe quantitatif au français 98 • Cependant, même comme « violence organisée exercée par la forme poétique sur la langue », au lieu de « l'adéquation absolue du vers à l'esprit de la langue99 •, la relation entre une versification et une langue est linguistiquement nécessaire. Le changement d'état de langue intervient, comme pour le passage du décasyllabe français à l'alexandrin au XVI• siècle. Mais aussi des surdéterminations interculturelles : l'importation, depuis la fin du siècle dernier, des métriques syllabiques du Japon. Une métrique n'est pas un simple reflet de la structure rythmique de la l