5. AU T LA CHARITé DE SAINT VINCENT DE PAUL: UN DéFI ? L’ACTION CARITATIVE DE L’ÉGLISE EN AFRIQUE T n centre TEMPS DE SAINT AUGUSTIN. PRATIQUE Ef Là, se greffe un troisième motif, plus secret. On sait que, du pas un corps marginal, étranger, clandestin, mais au i’Égi'se n'est même, si j’ose dire, du tableau... théologique, le XVIIe siècle fut, en France surtout, le Saint Augustin. » Il est plus que vraisemblable (je n’ai pas « siècle de de recherches, mais je ne pense pas me sur ce point effectué tromper) que, dans la pensée et la spiritualité de M. Vincent, sinon Châtillon, du moins plus tard, à Saint-Lazare, Saint Augustin fut point de vue THÉORIE. Paul Mattéi Introduction dès présent. Pourquoi avoir proposé ce sujet, qui nous éloigne, chronologiquement, de l’époque de Monsieur Vincent ? Il y a à cela deux motifs immédiats. En premier lieu, Saint Augustin, plus que le « docteur de la grâce », est « le docteur de la charité ». De fait, comme l’on sait, il a en particulier prêché dix magnifiques sermons ( tractatus) sur la Prima Iohannis : nous y reviendrons. Bien entendu, il ne faut pas se méprendre sur la vaste portée du terme « charité » : il s’agit de l’amour surnaturel de Dieu et du prochain en Dieu. Mais cette vertu théologale a des retombées concrètes, cela va sans dire aussi. Ce lien entre considérations spirituelles et action pratique devra nous retenir. En second lieu, l’Afrique romaine (c’est-à-dire, faut-il le préciser ? le Maghreb actuel, du moins dans sa partie bordière de la Méditerranée), du temps de Saint Augustin, ou plutôt de son épiscopat, dans le premier tiers du Ve siècle, à bien des égards, se laisse définir comme une chrétienté. Ce point est moins connu que le précédent. Quelle que fût la persistance du paganisme, le christianisme était alors devenu « religion coutumière. » La comparaison avec cette autre chrétienté qu’était la France catholique des règnes de Louis XIII et Louis XIV ne paraît pas indue - même si l’historien doit conserver la conscience des différences, souvent abyssales, de situation ; cette commune appellation de « chrétienté » n’a d’autre sens que l’attention sur cette réalité que, dans l’Afrique du premier Ve siècle, comme dans la France du XVIIe, 92 Voilà deux, ou trois, motifs suffisants pour esquisser une étude comparative des formes prises par l’action caritative dans l’Afrique chrétienne de l’Antiquité tardive et dans la France de Marie de Médias à Anne d’Autriche - pour essayer aussi de montrer, fÜt-ce de façon hâtive, mais, je l’espère, suggestive, sur quelles bases spirituelles et théologiques s’édifie l’action caritative. Dans cette démonstration, je n’oublierai pas que le christianisme, et par conséquent l’action charitable des communautés chrétiennes, en Afrique, a une histoire antérieure à Saint Augustin, et qu’il convient d’en dire un mot. Une ultime remarque, de méthode celle-là, plus peut-être que de contenu, pour éviter tout malentendu. Je me suis proposé de parler de l’Afrique. En fait, vu la nature de la documentation, augustinienne pour le plus clair, c’est bien surtout de Saint Augustin, de son action, à Hippone d’abord, et de sa pensée, qu’il sera question dans mon intervention. Sur quoi, le plan que je suivrai, en trois points, précédés d’un préambule : Préambule : l’action caritative dans l’Afrique chrétienne préconstantinienne - l’exemple de Saint Cyprien. Le temps de Saint Augustin : besoins et moyens matériels. Le temps de Saint Augustin : formes de la charité. Le temps de Saint Augustin : enjeux de la charité. 93 1 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN Annexe. Orientation bibliographique r pour écrire cette intervention, mais qui aussi bien me permettent de rappeler des noms qui, à des degrés divers, outre leur intérêt scientifique, me touchent de près. nommerai d’abord le travail d’un doctorant tunisien, de confession musulmane, à qui j’ai beaucoup emprunté, pour ce quj est des faits : Elyès BACCOUCHE, L’autorité de l’Église d’Afrique. L’action dans la cité. De ledit de tolérance constantinien jusqu’à l’invasion vandale (Thèse en co-tutelle, sous la direction de M. Samir Institut National du Patrimoine de Tunisie, et de moi-même). AOUNALLAH,! I I I O.l La lutte en faveur des pauvres. Observations sur l’action sociale de Saint Augustin dans la région d’Hippone, » dans Augustinus Afer, actes du colloque Saint Augustin. Africanité et universalité, Alger-Annaba, 2001, P.-Y Fux, J.-M. RÛSSLI et WERMELINGER éd., Fribourg 2003, p. 95-107. Pour situer largement Augustin parmi les siens : J I I I S.LANCEL, Saint Augustin, Paris 1999. Sur la théologie de l’amour chez Augustin, et spécialement dans les Tractatus in Primam Ioannis, parmi une littérature immense, un seul travail, riche et suggestif : 94 DéFI ? (je donnerai d’autres titres, en note, chemin faisant.) Tertullien, dès la fin du IIe siècle, signale l’existence d’une (arca, Apol.39, 5) alimentée par les dons des caisse communautaire fidèles, et destinée entre autres à la bienfaisance. Les premières communautés, et c’est sans doute ce qui fit une partie de leur succès, se comportaient, ainsi que d’autres « associations », comme (jgs sociétés de secours et d’entraide. Le phénomène prit une ampleur nouvelle au temps de Cyprien, qui en dégagea les soubassements doctrinaux. Elles sont multiples, mais sans surprise : outre les secours ordinaires aux membres indigents et fragiles de la communauté (veuves, orphelins), des interventions plus particulières : aide aux confesseurs emprisonnés, durant la persécution de Dèce (Ep. 7), ou condamnés aux mines, durant la première phase de celle de Valérien (Ep. 76-78) ; aide pendant la peste qui sévit en Afrique en 252-54 (traité De mortalitate) ; aide pour le rachat des victimes d’un rezzou barbare (Ep. 62). Moyens et enjeux Quant aux moyens, Cyprien, comme il appert d’un de ses sermons, De opere et eleemosynis, cherche à jouer un rôle de direction dans l’organisation de la charité (centralisation des collectes, par le canal entre autres de ce qu’il appelle, d’un mot biblique, corban ; contrôle de la distribution) - sans pour autant, cela va de soi, pouvoir ni vouloir interdire toute charité d’initiative I I J. GALLAY, « La conscience de la charité fraternelle, d’après les! Tractatus in Primam Joannis de Saint Augustin », RÉ Aug 1, 1955, P-l 1-20. DE PAUL: UN Formes de l’aide caritative au temps de Cyprien LEPELLEY, A. MANDOUZE, « L’évêque et le corps presbytéral au semce du peuple fidèle selon Saint Augustin, » dans H. BOUESSÉ et A. MANDOUZE (dir.), L’Évêque dans l’Église du Christ. Travaux du symposium de l’Arbresle i960, Paris 1963, p. 123-151 (discussion, p. 323-331 ; repris en grande partie dans Saint Augustin. L’aventure de la raison et de la grâce, Paris 1968, p. 121-164). VINCENT prélude au préambule Je « DE SAINT I préambule : le précédent cyprianique131 Je ne cite que quelques études que non seulement j’ai utilìsées Un article du grand historien de l’Afrique tardive, C. m’a été d’un puissant secours : LA CHARITé l31Sur ce « précédent », voir e.g. P. MATTEI, « L’action caritative selon Cyprien de Carthage : soubassements théologiques et enjeux ecclésiaux »,dans Povertà e nel cristianesimo antico(I-V sec.) XLI1 Incontro di studiosi dell’antichità cristiana, Institutum Patristicum Augustinianum (Roma) 2016, p. ricchezza ■37-56 95 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN' IA CHARITÉ DE SAINT VINCENT DE PAUL: privée » (entendons : autre que communautaire), et sans non plqsH instaurer, pour assurer des revenus réguliers, un impôt sur I modèle des dîmes vétérotestamentaires, dont il rappel}e cependant, l’existence. Au fond, l’évêque a pour objectif d’être à la tête d’une sorte d’économie parallèle de redistribution. « I HIl Quant aux en,eux, il serait réducteur de ramener, manière que je dirais «horizontalité», l'action caritative de Cyprien à celle d'un simple évergète ou patronus, cherchant à capter l'assistance à son profit pour conforter, au sein de l'Eglise, son propre pouvoir, il est vrai contesté à plusieurs reprises, dans ses débuts. Il vaut mieux en mesurer Pr0Preme“ • u voire eschatologique - spirituel et, theologique. Dans cette optique,■ je soulignerai, sans m’attarder, deux traits majeurs : *1 d'u„e| II , ''T'’ ? Quelque quarante ou cinquante ans après Cyprien, en Afrique (les Acta Munati Felicis) établi par les gpie, un document civiles, au début de la persécution dite de Dioclétien, en *0-i, pour recenser les biens, à confisquei, de 1 Eglise de Cirta és /MUmidie - auj. Constantine, Algérie), dresse des objets possé , Église un inventaire suggestif: outre les objets sacres f* crette autres vases |uminaires, en métai précieux) et les Livres (callC sommes d'argent ct des biens de consommation, sans s“nts’ ,e servjce des pauvres (denrées alimentaires et d°ute . g2 tuniques de femme, 16 pour homme, 47 pahes de v«e" féminines, 13 paires de chaussures masculines ; noter la . ' de la qualité des ""H I dissymétrie homme-femme : est-elle révélatrice ?). I ®en des aum6nes communautaires Cette tradition, enracinée, de charité ecclésiale, devait, avec l’Empire chrétien, prendre des dimensions évidemment élargies - et conformes à la condition nouvelle qui fut faite, par la loi, à l’Église. Elle ne devait pas non plus cesser de s’appuyer sur des considérants doctrinaux, eux-mêmes renouvelés. Double aspect que nous allons vérifier chez Augustin. l’aumône comme acte de salut - acte pénitentiel, qui, au même titre que le jeûne et la prière, rachète les péchés, acte sotériologique qui fait entrer dans le grand mouvement du don de Dieu qui sauve en Jésus-Christ (sous ce rapport, il y a un lien entre l’aumône et l’eucharistie'32) ; l’aumône comme acte de construction ecclésiale, autour de l’évêque, qui figure ici en tant qu’administrateur comme aussi bien en tant que liturge. Le temps de Saint Augustin : besoins et moyens matériels 133 Besoins Le fait n’est pas douteux : l’Antiquité tardive, et notamment le Ve siècle en son ensemble, nonobstant la coupure que marqua la conquête vandale, fut en Afrique, une époque de prospérité pour les villes et les campagnes. Cette prospérité globale n’empêchait pas, cependant, qu’il subsistât, simultanément, une forte pauvreté économique et sociale. C’est que l’Afrique connaissait, comme le Annexes Inutile de souligner que d’autres témoignages existent, hors d’Afrique, sur l’activité caritative des Églises : l’évêque de Rome Corneille, écrivant en 251 à son collègue Fabius d’Antioche pour le mettre en garde contre le schismatique Novatien, signale, dans le dessein de montrer la force de l’Église de la Ville, que celle-ci, entre autres, nourrit « plus de 1500 veuves et indigents » (Eusèbe, HE 6, 44, UN DÉFI n)133 Dans cette section de mon exposé, comme dans la suivante, pour replacer les faits africains et augustiniens dans un contexte plus large, je renvoie au manuel, un peu ancien maintenant, mais toujours utile, de J. GAUDEMET, L’Église dans l’Empire romain (IVe -Ve s.), Paris 1958 (tome 3 de l’Histoire du Droit et des Institutions de l'Église en Occident, publiée sous la direction de G. LE BRAS et J. GAUDEMET), passim (p. 288-315 : richesse de l’Église ; 350-356 : l’évêque et la vie sociale ; 563-581 : économie et société). 132 Et il n’est pas étonnant que l’opuscule De opere s’ouvre (chap. 1) par un rappef qui est comme le démarquage d’une prière eucharistique, de la geste salvatrice du Père en son Fils incarné, mort et ressuscité. I 96 . 97 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN reste de l’Empire, les deux plaies de la société romaine tardive, massivement inégalitaire : l’oppression toujours plus lourde, des faibles ( pauperes) par les puissants ( potentes), renforcée par la corruption, car leurs richesses, ou leur pouvoir dans l’état donnaient aux puissants la possibilité de tourner la loi à leur profit, en s’assurant les services des fonctionnaires. D’où, dans les campagnes, la misère des colons (petits paysans dépendant de riches propriétaires), et celle aussi des petits paysans libres, menacés dans leurs titres de propriété par les usurpations. D’où aussi la misère urbaine ; Augustin, à l’occasion, fait voir les mendiants s’agglutinant, l’hiver venu, sous le portique, dans l’atrium de l’église : Iam ecce, Deo propitio, hiems est. De pauperibus cogitate, quomodo Christus uestiatur nudus... Attendite ilium iacentem sub porticu, attendite esurientem, attendite frigus patientem, attendite egenum, attendite peregrinum... Voici déjà l’hiver, par la grâce de Dieu. Songez aux pauvres, cherchez à revêtir la nudité du Christ... Voyez-le gisant sous le portique, affamé, souffrant du froid, indigent, étranger... (Sermon 25, 8 - trad. PM). Pour ne rien dire de la misère de groupes spécifiques, fragiles : prisonniers, prostituées134... Face à cette pauvreté, dont je ne peux que faire pressentir ici l’obsédante présence, les moyens dont disposait l’Église, et en particulier, l’Église d’Hippone, dont Augustin fut l’évêque, de 394 à sa mort, en 430... LA CHARITé DE SAINT VINCENT DE PAUL: UN DéFI ? Les moyens matériels et leurs limites S’agissant des ressources, un recensement grossier donne à catégories, dont la seconde n’existait discerner deux grandes et que la loi, désormais, durant la période préconstantinienne, qu’il n’est pas expédient de détailler pas autorise, avec des précautions curiales ici (s’agissant par exemple des biens des bourgeoisies municipales -entrant dans le clergé). - membres des À côté en effet, (biens meubles) faits à des dons en argent ou en produits divers en l’Égl*se» tl faut compter, grâce notamment à des legs et donations bien-fonds, la constitution d’un patrimoine foncier : possession non seulement des édifices de culte et autres immeubles fonctionnels, niais encore de domaines agricoles, avec esclaves et colons. L’Église, et cela vaut en Afrique comme ailleurs, devient un propriétaire terrien. Les ressources ainsi définies tombent sous le coup de deux défauts majeurs. D’abord - Augustin en fait le poignant aveu -, les moyens dont disposait l’Église (en l’occurrence l’Église d’Hippone) se révélaient insuffisants : Quotidie tam multi petunt, tam multi gemunt, tam multi inopes interpellant, ut plures tristes relinquamus, quia quod possimus dare omnibus non habemus... Chaque jour, il en est tant qui viennent solliciter, tant qui viennent gémir, tant d’indigents qui nous implorent, que nous sommes contraint d’en renvoyer un grand nombre, la mort dans l’âme, parce que nous n’avons pas de quoi donner à tout le monde. (Sermon 355, § 5, trad. MANDOUZE, retouchée). Insuffisance qui explique en partie que, par-delà la charité communautaire, l’évêque, dans sa prédication, ne se lasse pas d’exhorter et d’encourager à la charité privée (voir e.g. le texte du S. 25, 8 cité plus haut). 134 Sur la combinaison richesse économique-pauvreté persistante (et peut-être grandissante), voir, dans J.-M. LASSèRE, Africa, quasi Roma (256 av. J.-C. - 711 apr. J.-O, Paris 2015, p. 583-617, le chap. XXII, au titre précisément très balancé : « L’Afrique chrétienne - II. Les félicités du siècle et leurs limites. » 98 Mais il y a plus grave. En acceptant les héritages, en devenant propriétaire, et propriétaire foncier, l’Église, c’est-à-dire le clergé, et l’évêque au premier chef, risquait de céder au jeu de l’exploitation 99 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN économique ; l’Église entrait en connivence avec les latifondiaires, devenait leur allié au moins objectif, et à son tour se trouvait en péril d’être exploiteur des pauvres. Le lucide et sincère Augustin avait de ce danger une conscience aigüe. Ainsi, dans le Sermon 35ÿ dont je viens de citer une phrase : il y explique avoir été amené malgré les besoins, à refuser un héritage ; il s’agissait, là, d’un bateau de commerce ; mais le cas n’en est pas moins qui caractérise symptomatique : Augustin ne se lave pas les mains du monde réel, une situation pour les garder pures de toute compromission, il refuse simplement en particulier d’engager l’Église dans une aventure où, dénuée d’expertise, comme l’on dit aujourd’hui, sans profit elle gaspillerait ses forces et dévierait de sa mission135. Et, pour revenir à la campagne, ce ne sont pas les tristes agissements de l’évêque Antoninus de Fussala qui pouvaient le détromper sur les pièges du pouvoir : ce personnage, sur les marges du diocèse d’Hippone, misérable dans son enfance (nous en reparlerons), d’opprimé s’était mué en oppresseur, prédateur des paysans misérables dont il avait reçu la charge pastorale... De ces moyens insuffisants et dangereux, quel était l’emploi ? Le temps de Saint Augustin : formes de la charité La charité se matérialise d’abord par des lieux... Lieux de la charité : monastère et xénodochium LA CHARITé DE SAINT VINCENT DE PAUL: UN DéFI ? jo), § 4- Le jeune Antoninus (plus tard évêque de Fussala, l’a vu, et voyou épiscopal) avait été recueilli avec sa commeet leonmari de celle-ci par l’Église d’Hippone : (P)aruulus cum matre et uitrico uenit Hipponem ; ita pauperes erant, ut quotidiano uictu indigerent ; denique cum ad opem Ecclesiae confugissent et comperissem quod adhuc pater uiueret Antonini atque ilia se alteri a uiro suo separata iunxisset, ambobus continentiam persuasi ; atque ita ille cum puero in monasterio, illa in matricula pauperum quos sustentât Ecclesia, ac per hoc omnes in Dei misericordia sub cura nostra esse coeperunt. Deinde tempore procedente (ne multis immorer) ille obiit, illa senuit, puer creuit... est venu tout enfant à Hippone avec sa mère et son beau-père ; ils étaient si pauvres qu’ils manquaient du nécessaire pour leur subsistance quotidienne ; enfin, comme ils avaient eu recours à l’aide de l’Église et que j’avais appris que le père d’Antoninus vivait encore alors que sa mère s’était unie à un autre homme en se séparant de son mari, je les décidai l’un et l’autre à observer la continence. Et ainsi lui de son côté avec l’enfant dans le monastère, elle du sien à l’hospice des pauvres que secourt l’Église, commencèrent à être à notre charge. Puis, le temps passant - pour ne pas m’étendre longuement - il mourut, elle vieillit, l’enfant grandit... ... (Il) L’accueil dans les monastères. Il faut partir de la lettre 20* Divjak (une des nouvelles lettres augustiniennes retrouvées vers 135 Augustin refusait aussi les héritages pour un autre motif, que développe Possidius (Vita Augustini 24, 3s.) : il ne voulait pas frustrer les héritiers légitimes.Je ne traiterai que par mode de brève prétérition un phénomène pourtant majeur sous l’Empire chrétien : le cas des richissimes aristocrates se dépouillant de tous leurs biens en faveur des pauvres et des Églises pour se consacrer à la vie religieuse. On sait que ces abandons pouvaient créer, entre les communautés potentiellement récipiendaires, de graves dissensions : voir « l’affaire Pinianus » telle que, sur la base de l’information donnée par Augustin, la résume S. LANCEL, Saint Augustin, p. 440-442 (cf. A. MANDOUZE, L’aventure, p. 629s.). 100 (trad. LANCEL, BA 46s). Le garçon et son beau-père sont recueillis dans le monastère épiscopal. La mère est admise à bénéficier de la matricula pauperum - institution sur laquelle nous reviendrons (relever au passage que les deux conjoints, qui vivent dans une relation apparemment adultère, sont séparés...). Voir un cas semblable dans YEp. 26*. Le xénodochium d’Hippone. En 426, à la demande de Saint Augustin, qui s’en explique dans le Sermon 356 (§ 10), le prêtre Léporius fonde un établissement pour héberger les étrangers pauvres, les malades, et les pèlerins : un « centre d’accueil pour loi 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN LA CHARITé DE SAINT VINCENT DE PAUL: UN DéFI ? émigrés », si l’on veut, en grec latinisé xenodochium. Le dit Léporiu s avait employé l’argent d’aumônes collectées à cet effet (lui-même quoique issu d’une famille honorable, s’était, en tant que prêtre, défait de tous ses avoirs). rose à la main...) et sentimentale - comme nous allons failles une mettre en lumière... je mieux le temps de Saint Augustin : enjeux de la charité Deux lieux, sûrement attestés, donc. Restent... Charité et justice sociale La matricula pauperum : liste ou hospice ? charité (l’activité caritative) n’est pas seulement soulagement « symptomatique » des misères, pour user d’une image médicale. Elle ne se sépare pas du combat pour l’instauration, autant que faire se pouvait et se concevait dans l’Antiquité, d’une certaine justice sociale - ou, pour le dire autrement, d’un combat contre des structures reconnues comme oppressives, encore qu’il serait malhonnête de travestir Augustin en ce qu’il ne prétendit jamais être, je veux dire un révolutionnaire : c’était, au vrai, pour reprendre un mot de Lancel, un « homme d’ordre » à qui par exemple, il ne passa jamais par l’idée de condamner l’esclavage, même si (et sans doute parce que ) il y voyait un signe, impossible à guérir par la simple nature, de la perversité de l’homme depuis Adam déchu. Pour autant, il ne prend pas son parti d’intolérables abus... Il convient de revenir à la lettre 20*, § cité plus haut. Augustin, dans ce texte et d’autres, est le premier auteur à employer l’expression matricula pauperum et à témoigner de la chose. Mais son témoignage manque de netteté. Le vocable matricula évoque spontanément une liste, où seraient recensés les pauvres bénéficiant du secours régulier de l’Église. Toutefois, dans le texte de la lettre 20*, le parallélisme in monasterio / in matricula incite plutôt à penser à un lieu, et S. Lancel croit devoir traduire, en conséquence, par « hospice ». Quoi qu’il en soit, la mère d’Antoninus était agrégée à un groupe de pauvres dûment recensés, et peut-être rassemblés dans un lieu précis. L'assistance ponctuelle Est-il nécessaire de préciser que ces organes, ou ces lieux, n’empêchaient pas des secours « à la demande »? Je me contenterai de renvoyer à ce que suggère la phrase du Sermon 355 rapportée plus haut. Que l’Église d’Hippone disposât de « lieux de charité » n’est pas pour surprendre. Les autres Églises en avaient aussi, et l’on songe au vaste complexe, avec hospices, hôpitaux, etc., pour les pauvres, les malades et les voyageurs, que Saint Basile avait fait aménager aux portes de sa ville épiscopale, Césarée en Cappadoce. Ce qui frappe, plutôt, c’est, tout compte fait, et par comparaison, la modestie des installations dont disposait Augustin - des installations urbaines, d’ailleurs, auxquelles les pauvres des campagnes, par définition, n’avaient pas, ou pas facilement, accès. Là encore, modestie et inadéquation des moyens, pour ce qui n’est pas simplement geste de compassion « angélique » (traversant les La De par la loi, depuis Constantin, l’évêque se voyait reconnaître un rôle de juge : les justiciables, chrétiens ou non, pour toutes sortes d’affaires, avaient volontiers recours à son tribunal, sans doute moins corrompu que les tribunaux civils. Possidius, biographe d’Augustin, nous représente son héros accaparé une grande partie du jour par cette tâche délicate, qui laissait souvent les deux parties mécontentes. Quoique, avec son honnêteté ordinaire, Augustin se défendît de privilégier un pauvre contre un riche, si le droit du riche était avéré, il ne manque pas, cependant (le mot est lui aussi de Lancel), si nécessaire, de pratiquer une « justice de classe » à l’envers - et de s’en justifier : ... (A)liud est de necessitate peccare, aliud in abundantia. Pauper mendicus furtum facit : ex macie processit iniquitas ; diues abundans rebus tantis, quare diripit res aliénas ? ... (C)’ 102 est une chose de pécher du fait de la nécessité, une 103 r 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN autre de pécher dans l’abondance. Un pauvre mendiant commet un vol, sa faute procède de sa maigreur. Un riche qui regorge de tant de biens, pourquoi piUé-t-il le bien d’autrui ? r LA CHARITé DE SAINT VINCENT DE PAUL: UN DéFI ? énergique de certains diocésains d’Hippone, d’enfants que ne désapprouve pas Augustin, |ris°Lnniers des trafiquants (geste violence) ; la demande adressée par même s’il n’encourage pas la lettre, à son vieil ami Alypius, alors en Italie, lui gu moyen de cette une loi - qui cependant 0ur qu’il obtienne de la cour impériale car l’important est de n’aille pas trop loin dans la cruauté répressive, protéger les faibles et de corriger les criminels, non de réprimer l’action (En. in Psalm. 72, 12 - trad. LANCEL, retouchée). Augustin tient décidément à ne pas se faire complice de l’oppression : fidèle en cela à ce qui serait le canon 69 des cosiddetti « Statuta Ecclesiae antiqua », compilés au VIe s. par Gennade de Marseille : férocement'36. Cependant l’action caritative, jointe à la justice, n’a pas pour seul objectif de bâtir une cité terrestre harmonieuse, ou à rendre cette cité moins indigne. Ses racines (tenants et aboutissants) sont, si j’ose dire, théologales. L’enjeu est là plus pressant encore. Charité (action caritative) et cité céleste Eorum qui pauperes opprimunt dona a sacerdotibus rejutanda Ordre aux évêques de refuser les dons des exploiteurs des pauvres (trad. MANDOUZE, retouchée). Lecteur de Paul (« Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes..., si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien » 1 Co 13, 3), Augustin n’ignore pas que la bienfaisance ne procède pas toujours de l’amour surnaturel : l’orgueil des païens et des faux chrétiens, par ostentation, ou pour d’autres motifs intéressés et égoïstes, en fait autant, sinon plus... Le refus de pactiser avec l’injustice a pour corollaire la lutte législative contre les abus. Les évêques en corps (en concile) essaient d’obtenir du pouvoir impérial des lois réprimant les abus, et délèguent à cet effet auprès de la cour de Ravenne. Je ne prendrai que deux exemples que j’estime éclairants entre tous : L’institution du defensor civitatis. Le poids de la fiscalité était écrasant, les riches parvenaient à s’en libérer, les « classes moyennes » urbaines (curiales), en voie de paupérisation, et les pauvres s’en trouvaient accablés. Contre ces excès, Augustin, impuissant devant eux (et rebuté à plusieurs reprises, de manière humiliante, par les fonctionnaires auxquels il s’était adressé nouvelle preuve des limites de son action, dans cet Empire censément chrétien !) finit par demander, en 420, que soit, en vertu de la loi, créé à Hippone un defensor chargé de veiller à la justice fiscale ( Lettre 22*). Mais si la bienfaisance, communautaire ou privée, procède de l’amour, alors elle est un fruit de l’Esprit, qui est l’Amour même, comme l’on sait, pour Augustin - l’amour substantiel que, dans une seule « spiration », de toute éternité le Père porte au Fils et le Fils au Père. Alors, au sens fort, et eschatologique, elle édifie l’Église, corps du Christ dont l’Esprit Saint est. l’âme et en qui « il n’y a ni juif ni grec, ... ni esclave ni homme libre,...ni homme ni femme » (Ga 3, 28 ; Col 3, 11) ». Un texte magnifique, et célèbre, du VIIIe Tractatus in Primam Ioannis(§ 3) livre là-dessus une synthèse qu’il faut transcrire tout du long : Le combat contre les mangones, ou marchands d’esclaves, qui, dans les campagnes, enlevaient des paysans pour les vendre « outre¬ mer » (avec en prime, l’acceptation consciente, par Augustin, de la résistance à la violence). J’effleure seulement, dans un commentaire très cursif, l’essentiel de la Lettre 10* : les méfaits des marchands d’esclaves, originaires de Galatie, en Asie Mineure ; la libération par Non... optare debemus esse miseros, ut possimus exercere opera 136 Conception du sens à donner à un châtiment constante, comme l’on sait, chez Augustin, hostile, du coup, à la peine de mort... 105 104 1 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT misericordiae. Das panem esurienti : sed melius nemo esuriret et nulli dares. Vestis nudum : utinam omnes uestiti essent, et non esset ista nécessitas ! Sepelis mortuum : utinam ueniat aliquando illa uita ubi nemo moriatur! Concordas litigantes : utinam aliquando sit pax illa aeterna Ierusalem, ubi nemo discordet ! Haec enim omnia officia necessitatum sunt. Toile miseras; cessabunt opera misericordiae. Opera misericordiae cessabunt ; numquid ardor caritatis exstinguetur ? Germanius amas felicem hominem, cui non habes quod praestes ; purior ille amor erit, multoque sincerior. Nam si praestiteris misero, fortassis extollere te cupis aduersus eum, et eum tibi uis esse subiectum, qui auctor est tui beneficii. Ille indiguit, tu impertitus es ; quasi maior uideris quia tu praestitisti, quam ille cui praestitum est. Opta aequalem, ut ambo sub uno sitis cui nihil praestari potest. (N)ous ne devons pas souhaiter qu’il y ait des malheureux, pour avoir l’occasion de faire des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim ; mais mieux vaudrait que nul n’eût faim, et que tu n’eusses personne à qui donner. Tu vêts qui est nu : plût à Dieu que tous fussent vêtus et que cette nécessité n’existât pas ! Tu ensevelis un mort : plaise à Dieu que vienne un jour cette vie où personne ne meure ! Tu apaises des différends : plaise à Dieu que règne un jour cette paix de l’éternelle Jérusalem, où n’existe aucune discorde ! Tous ces services en effet répondent à des nécessités. Supprime le malheureux, les œuvres de miséricorde cesseront. Les œuvres de miséricorde cesseront, mais le feu de la charité s’éteindra-t-il ? Tù aimes plus authentiquement l’homme heureux à qui tu n'as à rien à donner ; plus pur sera cet amour, et beaucoup plus sincère. De fait, si tu donnes à un malheureux, peut-être désires-tu t’élever face à lui ; peut-être veux-tu voir au-dessous de toi celui qui est la cause du bien que tu as fait. Il s’est trouvé dans le besoin ; tu l’as aidé : parce que tu lui as donné, tu t’imagines être plus grand que celui à qui tu as donné. Souhaite qu’il soit ton égal, afin que tous deux vous soyez soumis à Celui à qui on ne peut rien donner. ... 106 PAUL: UN LA CHARITÉ DE SAINT VINCENT DE AUGUSTIN 1 I fW I IH DÉFI ? (trad . P. AGAËSSE, SC 75 - retouchée). caritative est de Qpta aequalem : l’unique dessein de l’action rr en Christ, dans la reconnaissance de l’égale dignité, à 93 effectivement, des personnes. L’action caritative nest re jument pas vague sursaut d’une sensibilité inquiète... Conclusion Augustin lui-même fut un pauvre, comme le remarque : un pauvre qui, à la fin de sa vie, parvint Possidius137 - j’ajouterai dans la enfin à persuader son clergé de vivre avec lui pauvrement, tout ce qui maison épiscopale devenue monastère, et décida que, de passerait entre les mains de l’Église, ne serait conservée qu’une petite part, pour l’entretien du clergé, le reste étant distribué ( Sermon 356,j8). Et ce pauvre se fit serviteur des pauvres comme lui139Non que ses ressources eussent été à la hauteur des besoins, immenses. Non que son crédit lui donnât de toujours réussir dans ses entreprises. C’est d’ailleurs peut-être en cela aussi (car il y aurait, je l’ai dit dès mon introduction, d’autres différences à pointer) que l’Afrique, en tant que chrétienté, ne saurait se comparer à cette autre chrétienté que fut la France de Monsieur Vincent : Augustin n’eut jamais ni les revenus ni la « surface » de tel fastueux prélat Louisquatorzien (un Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, par exemple, une génération après Vincent de Paul) - il n’atteignit pas même aux revenus et à la « surface » de tel parmi les évêques ses contemporains (un Damase de Rome, Voir Vita Augustini 31, 6 : Testamentum nullum fecit, quia undefaceret pauper Dei non habuit / « Il ne fit pas de testament, car il n’avait pas, lui, le pauvre de Dieu, de quoi en faire un » (trad. PM). 3 Cf. aussi Possidius, VA, 23, 1. 139 Compauper(es) / « compagnons en pauvreté », écrit significativement Possidius, le. note préc. - reprenant du reste un mot d’Augustin sur lui-même {compauperes mei, S. 14, 2) 137 107 5 - L’ACTION CARITATIVE AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN f épinglé » par l’historien païen Ammien Marcellin, Res gestae 27, 11-15). « 3j Mais par-delà les réalisations, partielles, par-delà les intentions et les efforts, déçus, l’héritage que laisse Augusti n consiste en ceci que, mieux peut-être que tout autre, il a exprimé ce qui sans doute est la nouveauté chrétienne, et que les évergètes païens n’avaient pas imaginé : mettre réellement le pauvre, image du Christ qui, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous (cf. 2C0 8, 9), au cœur des préoccupations1'0 - dans la dignité de sa personne. Le canon 32 des Statuto ecclesiae antiqua (= canon 83 du prétendu IVe concile de Carthage) ne s’exprimait pas autrement : 6 LA CHARITÉ DANS LE MONDE CANONIAL DANS ANCIEN DIOCÈSE DE LYON, AU MOYEN ÂGE. par Hervé Chopin La charité même de Dieu ne panse point celui qui n'a pas de plaies. C'est parce qu'un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C'est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l'essuya d'un mouchoir. Or celui qui n'est pas tombé ne sera jamais ramassé et celui qui n'est pas sale ne sera pas essuyé.’41 Pauperes et senes ecclesiae plus ceteris honorandos. Prééminence doit ête reconnue dans l’Église aux pauvres et aux vieillards, (trad. Mandouze) En 1617, la cure de Châtillon-sur-Chalaronne était à la collation des chanoines du chapitre cathédral. Ce furent ces chanoines qui firent appel à Bérulle pour leur fournir un nouveau pasteur pour cette paroisse afin qu’il pût y apporter l’esprit de la Contre-Réforme. Ce nouveau pasteur était Vincent de Paul. Cet esprit de la ContreRéforme passait aussi par la charité. 140 Cette « révolution copernicienne » a été fortement soulignée, sans aucune intention religieuse, ou apologétique, par l’historien P. BROWN, À travers un trou d’aiguille. La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme. Traduit de l’anglais par Béatrice Bonne. Voir aussi, du même, Le prix du salut. Les chrétiens, l'argent et l'au-delà en Occident (IIIe - VIIe siècles). Traduit de l'anglais par Jean-Christophe GODDARD, Paris 2016. (En règle générale, au-delà de cette constatation, les livres de Brown, surtout le dernier cité, soulèvent des objections que je n’ai pas même à formuler ici.) 108 _ L La Charité comprend un grand nombre d’actions qui ont comme objectif d’améliorer la vie, de réduire les souffrances, des actes de générosité, de bonté et d’indulgence. Cette charité s’exprime à l’intérieur d’une communauté, celle des chrétiens, et par des actions différentes. Elle n’est pas l’apanage de l’Église, elle peut être pratiquée par les clercs et les laïcs. Ainsi, nombreuses sont les '4' Charles PÉGUY, Œuvres en prose, 1909-1914, Gallimard, Paris, coll, bibliothèque de la pléiade, 1959, p. 1397 109