Sur Maine de Biran. Le desir insensible. Raphaël BADAWI Mémoire de Master II de Philosophie. Année universitaire 2012-2013. Soutenu à l’Université de Poitiers. Sous la direction d’Alexandra ROUX. Table des matières Introduction – Lettre morte .................................................................................................................... 3 Première partie – De substantialisme à la question du désir ............................................................... 15 Biran, lecteur de Descartes ............................................................................................................... 15 Biran, lecteur des empiristes ............................................................................................................. 23 La conversion de Biran au biranisme ................................................................................................ 29 Deuxième partie – Le lieu secret du désir ............................................................................................. 40 Besoin, désir, volonté ........................................................................................................................ 40 Lové dans le berceau du système perceptif ...................................................................................... 44 Libido duplex ..................................................................................................................................... 52 Troisième partie – De la sécrétion de la foi........................................................................................... 59 L’attente d’une conciliation .............................................................................................................. 59 Le saut à pieds joints : sur la prière ................................................................................................... 63 L’esprit du désir souffle où il veut ..................................................................................................... 71 2 Introduction – Lettre morte Vous demanderiez mille ans durant à la vie "Pourquoi vis-tu ?", si elle pouvait répondre, elle ne dirait rien d'autre que : "Je vis parce que je vis." La raison en est que la vie tire sa vie de son propre fonds et jaillit de ce qui lui est propre : c'est pour cela qu'elle vit sans demander le pourquoi, parce qu'elle ne vit que d'elle-même. Maître ECKHART, Sermon n°56. Mais, si vous définissez, abstrayez, supposez et s'il en résulte que, d'après vos définitions, abstractions et suppositions, il ne peut y avoir de liberté dans l'homme, et si vous en inférez que l'homme n'est pas responsable, j'oserai me séparer de votre sens abstrait métaphysique pour en appeler au sens commun de l'humanité. BERKELEY, Alciphron, VII, 18. Une question fréquente en philosophie est celle-ci : « qu’est-ce qu’un acte libre ? » Demander « ce qu’est », c’est demander l’essence, « ce que la définition dit que la substance est »1. Or, peut-on réduire un acte à des qualités énumérables ? Lorsque je dis, par exemple, que la balle est rouge, le prédicat « rouge » est déjà donné, déjà fait, je suis devant le fait accompli. Je ne suis pas devant l’acte par lequel il se fait que la balle est rouge. Comment se fait-il que la balle est rouge ? Nous voyons bien que réduire l’acte à l’essence, c’est le réduire à ce qu’il n’est en aucune façon. « Qu’est-ce qu’un acte libre ? » est une question extraordinairement contradictoire. En effet, une connaissance objective, parce qu’elle doit pouvoir faire l’objet d’un discours rationnel, doit être essentiellement prédicative, et nous place de fait devant des choses effectuées, non devant l’effectuation, et ce de façon parfaitement conséquente avec le caractère foncièrement après coup du jugement prédicatif. Il n’est pas de science, entendue au sens traditionnel, de l’acte, et c’est sans doute la raison pour laquelle la « science de l’homme » que cherchait Maine de Biran n’avait rien de traditionnel. Pourtant, la science du vivant, de ces êtres agissants, a très tôt eu conscience de la différence de son objet par rapport à celui de la philosophie naturelle, mais elle a reconduit le présupposé d’une description objective, si bien que nous ne pouvons que relever sa persévérance à reporter ad infinitum la question de l’acte. La vie appartient à un autre ordre que les phénomènes mécaniques dont Galilée élabore les lois en 1590 et dont Newton marque la consécration en 1687. Le corps humain n’est pourtant pas une table de billards. La vie appartient à un autre ordre. C’est à la jonction 1 Etienne GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1989, p. 70. 3 des XVIIème et XVIIIème siècles qu’avec Stahl2 verront jour des interrogations en ce sens, et Kant fut assurément celui qui exprima cette différence avec le plus de rigueur. Définissant la spécificité du vivant, il écrit : « Ce principe, qui constitue en même temps la définition des êtres organisés, est le suivant : un produit organisé de la nature est celui dans lequel tout est fin et aussi réciproquement moyen. »3 Tout d’abord, l’usage ici de l’expression « êtres organisés » n’est pas anodin. La notion d’organisme a été inventée par Leibniz4, et à lire sa définition, on voit bien que le terme renvoie à un ordre infiniment subtil des choses entre elles, et cet ordre, faute d’être conçu comme spécifique au vivant, est du moins opposé à l’artefact. « L’organisme est essentiel à la matière, mais à la matière arrangée par une sagesse souveraine. Et c’est pour cela que je définis l’Organisme, ou la Machine naturelle, que c’est une machine dont chaque partie est machine, et par conséquent que la subtilité de son artifice va à l’infini, rien n’estant assez petit pour être négligé, au lieu que les parties de nos machines artificielles ne sont point des machines. »5 La différence entre l’organisme et l’artefact se situe à ce niveau que dans l’artefact, le composant n’est jamais qu’un moyen en vue du tout, et diffère donc togo genere de celui-ci, alors que dans l’organisme, il n’y a pas cette différence. Comme l’écrit Leibniz : « il faut qu’il y ait de l’organique dans ce qui représente l’organique. » Et comme l’écrit à son tour Kant : « produit organisé de la nature dans lequel tout est fin et aussi réciproquement moyen. » Il faut entendre ici que si le tout est fin, les parties qui participent de ce tout ne le sont pas moins. Ce rapprochement que nous effectuons entre Leibniz et Kant sur l’émergence de la notion d’organisme n’est pas si forcé qu’il en a l’air. Nous nous excusons toutefois de nos grandes insuffisances en la matière. Comme en témoigne la conclusion de ce fameux §66 de la Critique de la faculté de juger : « Il est toujours possible que, par exemple dans un corps animal, maintes parties puissent être comprises comme des concrétions d’après de simples lois mécaniques (comme la peau, les os, les cheveux). Pour autant, force est de toujours juger de manière téléologique la cause qui procure la matière appropriée, la modifie dans ce sens, lui donne forme et la dépose aux endroits convenables, en sorte que tout dans ce corps doive être considéré comme organisé et que tout soit aussi, à son tour, organe dans une certaine relation à la chose elle-même [nous soulignons]. » Une 2 Georg Ernet STAHL (1659 – 17 34), médecin allemand, est connu pour le développement de la théorie du phlogistique, qui postulait pour expliquer la combustion l’existence d’une matière nommée phlogiston ; cette théorie sera réfutée par Lavoisier en 1789. Il est également connu pour sa thèse de l’animisme dont nous ferons cas plus bas. 3 Immanuel KANT, Critique de la faculté de juger, §66, Paris, GF, 1995, p. 368. 4 Du rapport général de toutes choses, A (Akademie-Ausgabe) VI iv, Berlin, 1999, p. 1615 : « Le rapport général et exact de toutes choses entre elles, prouve que toutes les parties de la matière sont pleines d’organisme. Car chaque partie de la matière devant exprimer les autres et parmy les autres y ayant beaucoup d’organiques, il est manifeste qu’il faut qu’il y ait de l’organique dans ce qui représente l’organique. » 5 Lettre de Leibniz à Lady Masham du 30 juin 1704, in Die philosophischen Schriften, herausgegeben von C. I. Gerhardt, Berlin : Weidmannsche Buchhandlung, 1875-1890, réed. Hildesheim : G. Olms, 1978, vol. III, p. 356. 4 machine dont chaque partie est machine. Cette cause n’en a pas moins un statut problématique au regard de la connaissance, puisqu’il s’agit chez Kant d’un produit de l’imagination, et non de l’entendement : il s’agit d’un jugement réfléchissant – comme un miroir réfléchit le faisceau lumineux – de l’imagination, subsumé après coup sous le pouvoir des concepts, sans être en luimême un concept que la raison utilise légitimement pour connaître le monde. L’expérience y est réfléchie, elle n’y est pas déterminée, si bien que des notions comme celle d’organisme (de « finalité interne dans les êtres organisés ») ne peuvent servir que de « fil conducteur »6 pour cheminer à travers les phénomènes dont la description mécanique est trop complexe pour notre finitude7. La cause de la finalité interne de l’organisme échappe donc à l’expérience, elle est un postulat de travail, nous ne l’observons nulle part en tant que telle. Revenons-en au §66. Kant écrit que « ce concept [à prendre ici dans un sens général, pas au sens propre à la philosophie spéculative de Kant] conduit ici la raison dans un tout autre ordre de choses que celui d’un simple mécanisme de la nature, qui ne parvient plus ici à nous satisfaire […] dès lors que nous rapportons un tel effet [un produit de la nature], dans sa globalité, à un fondement de détermination suprasensible [nous soulignons] situé au-delà du mécanisme aveugle de la nature, il nous faut aussi juger cet effet tout entier d’après ce principe [etc.] » Le principe à l’œuvre est invisible. En voulant fonder scientifiquement la spécificité du vivant, la pensée se brise contre les récifs du visible, et doit recueillir l’écume de l’invisible. Cela était déjà le cas chez Stahl et Barthez, et il est intéressant de voir en quoi l’interprétation qu’ils proposent est du point de vue du biranisme finalement impropre à la connaissance de l’acte libre, demeure au creux de l’idéal d’une connaissance prédicative, et partant pourquoi il est nécessaire de se frayer un autre chemin. « Stahl le premier, rappelle Maine de Biran, se plaça dans le point de vue le plus diamétralement opposé à ceux qui prétendaient appliquer les lois d’un pur mécanisme, aux fonctions de la vie et de l’organisme. »8 C’est qu’il voyait dans les phénomènes physiques des mouvements calculables à l’avance en fonction de la quantité de matière et de la force9, tandis que dans les phénomènes organiques, il voyait « les mouvements variables à chaque instant persister, s’arrêter, renaître et s’interrompre encore sans cause extérieure, et par la pure spontanéité de leur force 6 Critique de la faculté de juger, op. cit., §72 . Ibid., §71 : « Mais que, par rapport à notre faculté de connaître, le simple mécanisme de la nature ne puisse pas non plus fournir de fondement d’explication pour la production d’êtres organisés, c’est tout aussi indubitable pour certains. » C’est au sein même de l’expérience que sa détermination est bornée par notre finitude, et que la place est ménagée pour la croyance, sous la forme de jugements réfléchissants dont la valeur est essentiellement heuristique. 8 BIRAN Maine de, Rapports du physique et du moral chez l’homme, Œuvres complètes, T. VI, Paris, Vrin, p. 28. Nous citerons dorénavant, en ce qui concerne les œuvres de Biran, et sauf mention du contraire, cette édition placée sous la direction de H. Gouhier et F. Azouvi, en donnant la tomaison et la pagination précédées de la mention A. Ici par exemple : A VI, 28. 9 Stahl prenait donc sur ce point comme référence Newton, et non Descartes. 7 5 productive interne, quelquefois par une cause existante qui […] produit dans un cas les effets les plus énergiques pendant que dans tel autre cas, en se répétant avec une intensité nouvelle, elle ne produit aucun effet sensible. »10 Pour ramasser en une seule proposition cette série de constats empiriques : les mouvements physiques sont immédiatement (et quasi-instantanément) proportionnés à leurs conditions, tandis que les mouvements organiques ne le sont pas. On peut tenter de ramener ces derniers à des effets différés proportionnés à leurs conditions et ainsi sauver, bien que sous une forme atténuée, la suprématie du paradigme mécaniste, ainsi que le fit une figure éminente de l’école de Montpellier : Barthez11. Comme le rapporte François Azouvi, pour l’auteur des Nouveaux éléments de la science de l’homme, « les phénomènes physiques épuisent, dans le moment où ils ont lieu, la cause qui les déclenche – ils ont lieu « dans un temps donné » - tandis que les phénomènes vitaux s’effectuent de façon différée, s’interrompent et reprennent. »12 Par suite, une distinction entre les forces radicales, en puissance, et les forces agissantes, en acte, celles-ci ayant en propre la dimension d’instantanéité du mécanisme13, est nécessaire, mais il n’y a en conséquence plus de véritable hiatus entre les phénomènes mécaniques et les phénomènes organiques. A Biran de répliquer14 que « les forces radicales des organes de la vie intérieure15, qui [ne sont] point susceptibles d’intermittence, peuvent bien prendre réellement [nous soulignons] un surcroît d’activité ». Au contraire chez Barthez, d’une part le « surcroît d’activité » n’est qu’une illusion rétrospective, un atermoiement qui s’effectuant plus prestement écoule – liquide – l’effet plus subitement, et partant donne le sentiment d’une plus grande intensité du phénomène organique, d’autre part, la continuité de la vie organique interdit de lui plaquer le modèle, par définition discontinu, de la force radicale. Pourtant, une force en puissance est en soi « suprasensible », « invisible », pour reprendre notre terminologie, et semblait donc adéquate à une description qui ne soit pas objectivante du vivant. Force – sans mauvais jeu de mot – est de constater, malgré tout, que la science vers laquelle tendait Barthez était en fin de compte objective 10 Ibid., pp. 29-30. Paul-Joseph BARTHEZ (1734 – 1806), médecin et encyclopédiste français. Prodige des langues, homme politique reconnu, il fut le co-fondateur de l’école vitaliste de Montpellier. 12 François AZOUVI, Maine de Biran. La science de l’homme. Paris, Vrin, 1995, pp. 128-129. 13 « Instantanéité », voilà qui semble bien contradictoire pour décrire des phénomènes qui ont lieu dans le temps. Nous préciserons juste que dans le sillage de Newton, la « flèche du temps » fait justement problème : dans le cadre de la mécanique newtonienne, il suffit d’inverser les vitesses pour inverser le temps. « La dynamique newtonienne définit comme mathématiquement équivalentes les transformations t -> -t, c’est-àdire l’inversion du sens de l’écoulement du temps, et v -> -v, le renversement des vitesses. » Ilya PRIGOGINE & Isabelle STENGERS, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, Folio essais, 1986, p. 105. On aurait pourtant voulu qu’il y eût irréductibilité du temps au sein du mécanisme. 14 A V, 86. 15 Biran fait ici référence à la vie organique par distinction de la vie animale, telles que les définit Bichat : celle-ci est susceptible de discontinuités (ce que Bichat nomme « intermittences »), celle-là en aucune façon. Voir Marie-François-Xavier BICHAT, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, Béchet jeune et Gabon 1822, pp. 46-47 (= Article quatrième, §§1-2). « La cause qui suspend la respiration et la circulation, suspend et même anéantit la vie, pour peu qu’elle soit prolongée. » 11 6 et prédicative : la force radicale fait l’objet d’une description par ses effets, bien qu’elle ne puisse en soi être décrite. Comme c’était déjà le cas chez Kant, l’invisible sert comme outil heuristique permettant d’enrichir la science objective, de ramener à l’ordre ce qui n’aurait autrement été que bruit blanc, dispersion de l’intuition pure ; mais cet invisible ne fait jamais, en soi, l’objet d’une science. Les rapports pensés peuvent ainsi demeurer de purs rapports de conditions à effets où rien d’aussi originaire qu’un acte ne puisse être décelé. Stahl est plus pertinent justement parce qu’il ne réduit pas la « variabilité » des forces vitales à un mécanisme masqué sous une notion telle que celle de force radicale. Mais là encore, les insuffisances nous rattrapent au galop car nous constatons rapidement qu’il est possible d’admettre dans un premier temps une véritable spécificité organique, dont le principe est invisible, et pourtant, dans un second temps, de l’abolir hâtivement dans un souci d’unité de principe. C’est là la seconde voie par laquelle on dit cette spécificité pour aussitôt la dédire, et c’est celle qu’emprunte Stahl. Tout d’abord, Biran reconnaît le « grand pas »16 fait par Stahl, malgré l’échec de sa doctrine. Ce « progrès » décisif résidait en ceci qu’après Stahl, il était enfin possible de rechercher une physiologie, c’est-à-dire une science des fonctions, qui ne soit pas confondue avec l’anatomie, la science des organes17. Sans Stahl, ce grand dessein du XVIIIème siècle que fut de fonder une science propre aux fonctions organiques18 n’aurait sans doute pas vu le jour. Nous savons que la résolution de ce problème restera foncièrement descriptiviste, donc à portée prédicative : le critère objectif de la physiologie est ainsi pour Haller19 l’irritabilité, définie comme raccourcissement d’un organe au contact d’un corps étranger.20 Chez Bordeu, et plus généralement dans l’école de Montpellier de la seconde moitié du XVIIIème siècle, au contraire, la multiplicité des irritabilités ne traduit rien de plus qu’une multiplicité de sensibilités, dont les traces de pas se discernent objectivement par des processus différenciés de discrimination, particulièrement dans l’activité glandulaire de l’être humain. Quant au moi, on aura beau y chercher le sujet à l’initiative duquel trouver l’acte, on le trouvera plutôt réduit à la somme de ces vies particulières.21 Rabattre de cette façon l’activité sur la passivité, l’indescriptible sur le descriptible, et d’un point de vue 16 A VI, 31. Dans la médecine dont hérite Maine de Biran, cette distinction est celle, chez Bichat, entre les 2 vies d’une part, entre les 21 tissus (tissu osseux, tissu artériel, tissu pileux, etc.) d’autre part. 18 « La science des fonctions [physiologie] est le but, celle des organes [anatomie] le moyen. » HALLER Albrecht von, Anatomie descriptive, XXXVIII. Cité par BICHAT, in Traité d’anatomie descriptive. Volume 1. Paris, Gabon, 1801, p. vj. 19 Albrecht von HALLER (1708 – 1777), médecin suisse. Il fut le premier à décrire l’ensemble du réseau artériel du corps humain, et à faire la distinction entre la sensibilité nerveuse et l’irritabilité musculaire, encore pratiquée aujourd’hui, ce que contestera l’école vitaliste de Montpellier. Egalement poète, son recueil Die Alpen fonde la Suisse mythique. 20 Albrecht von HALLER, Dissertation sur les parties sensibles et irritables des animaux, Paris, Marc-Michel Bousquet et comp., 1755, p. 6. 21 Théophile de BORDEU, Recherches sur les maladies chroniques, Paris, Ruault, 1775, §3. 17 7 biologique, l’idée en tant que je la pense originairement avec les causes occasionnelles physicochimiques, enchaînées les unes aux autres. Cette recette22, c’est comme nous allons le voir, en substance, déjà le tort de Stahl. Ainsi, même si Stahl a ouvert le chemin vers une science de l’homme qui ne soit pas mécaniste, tout reste encore à faire au moment de l’entrée en scène de Maine de Biran. Abordons à présent les griefs légitimes. Une foule de phénomènes manifestent à Stahl « une opposition marquée entre les lois du mouvement de la matière brute, et celles de la dynamique des corps vivants »23. A quel principe doit-on rapporter une telle « dynamique » ? C’est ici qu’il est très instructif de suivre la lecture que fait Biran de Stahl, étant donné que cette lecture est tellement biranienne dans son lexique qu’elle nous pousse à concéder qu’il ne suffit pas d’user de notions en apparence biraniennes pour avoir l’intelligence de son intuition. Il y a là un véritable appel à la prudence, sur lequel nous ne saurions trop insister au seuil de notre question. Dans la manière que nous avons signalée, le principe stahlien est, selon Biran, une « force motrice intelligente », dont le « type originaire » est la « production d’un mouvement volontaire ». C’est l’anima, l’âme qui anime, dont l’adage anima vitas corporis est particulièrement congru à l’œuvre de Stahl. En effet, l’âme est non seulement le sujet d’actes, mais également comme « la cause exclusive efficiente des mouvements vitaux les plus obscurs, des impressions ou affections les plus étrangères à la conscience ». Il y a donc, comme par principe, une unité du principe, sous laquelle doivent s’avérer également explicables « des choses hétérogènes par leur nature ». Comment justifier cet animisme ? Comment justifier que des phénomènes en apparence contradictoires répondent en fin de compte aux mêmes lois ? C’est que l’habitude émousse la sensibilité, qu’elle « ramène toujours le plaisir et la douleur à l’indifférence, qui en est le terme moyen »24. L’hétérogénéité est reconduite à l’homogénéité suivant les indices que nous lègue sans testament l’habitude. Biran ne pouvait qu’admirer Stahl pour avoir usé du même principe méthodologique pour mettre au jour son principe que lui-même lors de son entrée en philosophie, avec les deux versions de son Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser. Le vitaliste et le philosophe du sens intime procédèrent tous les deux à une induction des principes depuis les effets constatables de l’habitude. En revanche, ce que Stahl n’avait pas vu, et que virent Biran et Bichat quasiment en même temps, 22 Un physiologiste de cette époque, auquel Biran vouait une admiration sans bornes, avait relevé la difficulté, et dans le même temps avoué son impuissance à la dépasser. « Je ne prétends point confondre l'idée avec l'occasion de l'idée : mais je ne connais point du tout l'idée, et je connais un peu l'occasion de l'idée. » Charles BONNET, Essai analytique, Genève, Chez Cl. & Ant. Philibert, 1760, §75. 23 A VI, 30. 24 BICHAT, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, op. cit., p. 55 (= Article cinquième, §2). Voir aussi p. 58 : « Le parfumeur placé dans une atmosphère odorante, le cuisinier dont le palais est sans cesse affecté par de délicieuses saveurs, ne trouvent point dans leurs professions les vives jouissances qu’elles préparent aux autres, parce que chez eux l’habitude de sentir a émoussé la sensation. » 8 c’est qu’elle « perfectionne le jugement », de sorte à tendre vers ce « but » qu’est « la perfection de chaque acte de la vie animale »25, si bien que le principe méthodologique permet de jeter la lumière sur une dualité des principes. Néanmoins, l’habitude, de la même façon qu’elle trahit cette dualité, la cache, car en perfectionnant le jugement, en rendant plus rapides et assurées ses opérations, elle diminue le sentiment d’effort qui devrait l’accompagner, contractant la succession des signes, qui sont les causes occasionnelles des idées, en simultanéité, au risque de dénaturer le jugement en pur enchaînement de signes26 sans ancrage aux idées qui leur correspondent, vidant de son contenu l’activité devenue routinière : « les signes de la mémoire sont disponibles dans le principe […] ; mais l’habitude les transforme encore, les dénature, et rend leurs fonctions comme nulles, puisqu’elle les rend insensibles. […] Tel est donc l’effet général de l’habitude dans le développement progressif de nos premières facultés ; c’est de tendre sans cesse à rapprocher, à confondre deux genres d’impressions distinctes par leur nature ; de cacher à l’individu, avec sa propre action, la différence qui sépare la sensation simple de la perception et du jugement ; de convertir enfin, par là même, les signes volontaires du rappel en signes passifs de l’imagination. »27 Ainsi, Maine de Biran mène-t-il jusqu’au bout les conséquences de la méthode qui, selon lui, était déjà celle de Stahl28 ; non seulement cette méthode permet-elle de découvrir une dualité, et non une unité des principes, mais encore, elle permet de répondre à la question que l’historien scrupuleux poserait : « pourquoi l’habitude ne nous permet-elle pas d’affirmer cette dualité avec la force de l’évidence, mais au contraire tend-t-elle à l’occulter ? » Ce qui revient à répondre à la question : « comment un penseur aussi brillant que Stahl a-t-il pu être dupe en utilisant pourtant les outils heuristiques adéquats ? » L’erreur fâcheuse de Stahl, qui le pousse à poser l’unité de son principe, le poussera également et malgré lui à nier qu’il pût y avoir quelque chose de tel qu’un un acte libre. « Considérée comme force productive inconnue de tous les mouvements ou fonctions qui ont lieu dans les parties de l’organisation, l’âme de Stahl se trouve donc distinguée du moi, qui se sait dans la conscience de 25 Ibid., p. 63 (= Article cinquième, §3). Il ne faut pas oublier que Biran commence sa carrière philosophique comme idéologue, membre de cette école philosophique qui se réunissait régulièrement chez Mme Helvétius à la maison d’Auteuil, et poursuivait l’œuvre du « sensualisme » (expression que l’historien de la philosophie Degerando inventera en 1804, et qui n’existait pas encore au moment de la publication de la seconde version du mémoire, celle que nous citons). Or, chez Condillac comme chez Destutt de Tracy : « la propriété la plus importante des signes, est de nous aider à combiner nos idées élémentaires, à en former des idées composées, et à fixer ces composés dans notre mémoire. » Destutt de TRACY, Œuvres complètes, T. III, Paris, Vrin, 2012, p. 303. Les signes seuls, pour un idéologue, permettent de diriger la pensée, et donnant une apparition sensible aux idées, de les fixer. Biran prendra plus tard une certaine distance avec cette doctrine, donnant une reductio ad absurdum de la conception d’une dépendance du signe à l’idée : « Si l'on dit qu'il serait impossible d'avoir les idées sans les signes, je demande s'il est également impossible d'avoir les signes sans les idées... L'expérience dément la nécessité de cette dernière association et la force seule d'une première habitude nous oblige à croire que l'autre est constante et nécessaire. » Journal, T. II, Neuchâtel, La Baconnière, 1955, p. 193. 27 A II, 216. 28 A VI, 31. 26 9 ses propres actes ou modifications, et sous ce rapport, cette force pourrait être rangée dans la classe de toutes celles de l’univers extérieur dont il n’y a point de science à proprement parler hors des effets en qui ou par qui elles se représentent aux sens ou à l’imagination. »29 Le moi a conscience de soi comme force productive, et s’avère à lui-même de cette façon, jouit ainsi d’une certaine connaissance de soi, tandis que l’âme est mise en demeure de ne se donner comme rien de plus qu’une donnée x, parfaitement inconnue, à laquelle le vitaliste attribue deux classes hétérogènes de phénomènes. Dès lors, il n’y a de science que des effets, c’est-à-dire, pour reprendre notre vocabulaire, de ce qui est déjà fait. « Il sera donc permis d’écarter entièrement le titre de cette cause, considérée comme efficiente, ou de faire abstraction totale du comment de la production des effets pour ne voir, pour ainsi dire, que le nu de ces effets mêmes. »30 En absorbant toute vie dans l’anima, Stahl absorbe toute conscience de l’activité dans la passivité, et tout en ménageant la place à plus que du mécanisme, il rabat lui aussi la science de l’homme sur du descriptible, sur des prédicats dont l’intelligibilité augmente avec la prédictibilité, culmine sur les phénomènes constants, sur des effets que l’on peut fagoter en classes dans le bouquet d’une science. De cette manière, il reconduit malgré lui les lignes de force du modèle mécaniste. Se justifie de cette façon la sentence biranienne : « dans le sens absolu et trop exclusif des animistes, l’univers hypothétique du principe ou de la force productive des phénomènes vitaux sensitifs et intellectuels, tendait à ramener par une autre voie à une sorte de matérialisme organique ; et en effet, l’agent mystérieux quelconque qui sous le nom d’âme met également en jeu tous les organes de la vie simple, du sentiment et de la pensée, dès qu’elle opère à l’insu du moi ou qu’elle est séparée de lui […], comme une méthode sagement appropriée aux sciences physiques [nous soulignons la présence constante de cet invisible heuristique par lequel nous avons ouvert notre investigation], donne une exclusion absolue à toutes les recherches […] qui pourraient avoir pour objet l’essence des causes productives des phénomènes. »31 Les premiers balbutiements d’une physiologie, victime d’un préjugé objectiviste, conduisirent la science soit à rejeter la sensibilité comme marque propre à la vie (Haller) pour s’adonner purement et simplement à l’artefact humain, soit à éclater l’ego (Bordeu), dans tous les cas à nier la spontanéité de l’activité, et à ne faire de la cause productive qu’un outil invisible. Dans ce dernier cas, l’unité de l’ego consistait en une sommation de la multiplicité effective des sensibilités, dont le chiffre était indicible, la cohésion impensable, si bien que l’idée même d’être de l’ego était détruite ; dans le cas de l’animisme, la pensée, dans sa tendance unifiante, comprenait sous le principe productif le non-moi, et dès lors devait placer toute production en amont de l’ego. De nouveau, 29 A VI, 33. A VI, 36. Variante 546 du texte, issue du manuscrit M2. 31 A VI, 35-36. 30 10 l’être véritable de l’ego était inconnu, et séparé32. C’est que les physiologues ont achoppé sur la nature du savoir que le moi est en mesure d’avoir de soi comme agissant. Je n’ai pas besoin de connaître la conformation, au demeurant fort complexe, de mes poumons pour savoir m’en servir. Une telle connaissance objective, en raison de sa mutabilité, ne peut d’ailleurs prétendre constituer un point fixe sur lequel fonder le savoir : la découverte des fractales a ainsi, au cours des trente dernières années, profondément modifié l’intelligibilité que nous avons de la structure des poumons. Mieux : la connaissance subjective que j’ai de mon corps précède en droit et en fait sa connaissance objective. Venant au monde, j’ai crié avant d’ouvrir les yeux. Il y a hétérogénéité entre ces deux savoirs, et je ne peux transporter les modalités de la connaissance du corps objectif dans celles du corps subjectif. « Ce que nous demande […] Maine de Biran, c’est d’identifier la science avec l’existence, c’est de comprendre que l’existence est déjà une science, non pas imparfaite et provisoire, mais l’origine de toute science, l’origine de la vérité. »33 Maine de Biran, selon Michel Henry, veut traiter le problème de l’a priori en procédant à sa critique. « Que signifie alors la critique biranienne de l’a priori ? Elle est essentiellement dirigée contre l’admission, à l’origine de notre expérience, d’un terme transcendant = x. »34 Le Dieu de Leibniz, les catégories de la philosophie spéculative de Kant, l’âme de Stahl rencontrent ici le même reproche. Non pas que Biran refuse dans l’absolu les catégories : il refuse plutôt l’absoluité des catégories, leur séparation comme terme transcendant qui, en tant que tel, est en soi inconnu ; ni connu phénoménalement, ni connu à titre de fait d’existence, mais suspendu au-delà de tout cela. « Ce n'est que dans le sentiment intime de ses propres actes que l'âme trouve des idées de substance, de force, de cause, d'identité qui transportées aux phénomènes de la nature extérieure établissent entre eux ces formes de coordination ou de liaison sous lesquelles ils nous apparaissent. »35 Malgré la résonnance kantienne d’un tel propos, il ne faut pas ici se leurrer : « il n’y a point d’aperception immédiate ou actuelle de ces formes ou idées, et l’âme ne peut les saisir que dans l’intuition des choses. »36 En pensant l’immanence de ce qui était le principe = x à l’ego, Biran nous demande une « ontologie de la subjectivité », pour laquelle parler de « principes a priori » ne signifie plus qu’ils soient « indépendants de l’expérience », mais « qu’ils émanent directement du fait primitif de l’existence »37. Cela autorise Biran à établir une genèse des catégories à partir de leur « type primitif », qui est le sentiment de l’effort : s’éprouver cause des effets immédiats que l’on produit, 32 Il convient d’entendre par ego le sujet conscient, et par être l’originaire, p. ex. à titre de condition. Par exemple, chez Kant, l’être de l’ego n’est pas identifié à l’ego, car les catégories sont plus originaires que la conscience. La connaissance commence avec l’expérience, mais elle n’en dérive pas toute. 33 Michel HENRY, Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1987, p. 36. 34 Ibid., p. 37. 35 Cité par Michel Henry, Ibid., p 37. 36 A IV, pp. 137-138. 37 Cité par Michel Henry, op. cit., p. 38. 11 s’éprouver force productive, s’éprouver un, éprouver la résistance comme possédant toujours la même qualité de résistance, la même substance, etc. Il est désormais difficile de comprendre la catégorie comme une idée là où elle se révèle plutôt comme « manière de vivre le monde », « structure de la vie naturelle. » « L’être de la subjectivité étant identifié par Maine de Biran avec celui de l’ego, la déduction des catégories aboutit du même coup à l’ego comme à l’être absolu d’où les catégories tirent leur origine dernière. »38 Michel Henry ajoute qu’il n’y a pas non plus d’ego pur, étant donné que la genèse des catégories dans l’effort suppose toujours un terme sur lequel un tel effort puisse s’exercer. D’où la nécessité d’effectuer quelques précisions : ontologie de la subjectivité certes, mais subjectivité corporée, connaissance originaire certes, mais comme nous l’avons vu connaissance subjective du corps. A ce stade de notre questionnement, nous pouvons affirmer que l’originalité de Maine de Biran, pour éviter les difficultés de la physiologie quant à la question de la liberté, consiste à faire coïncider l’ego, le sujet, et l’être. Pour audacieuse que soit cette position, elle n’en permit pas moins au député de Grateloup de conjurer les inextricables difficultés qui émanaient d’une doctrine comme celle de Stahl, difficultés qui devenaient tout à la fois évidentes et gênantes dès lors qu’il s’agissait d’assigner une place à l’activité. Couramment, quand il s’agit de me penser, je me pense comme agissant, et je n’incline pas à affirmer que ce qui est vraiment, originairement, serait soit un terme transcendant = x, soit une substance (p. ex. l’âme), qui se tiendrait en aplomb de ma subjectivité, séparée, du fait de sa définition même de substance, de celui qui entretient un commerce avec un corps qu’il dénomme sien. Dans le cas du terme x, on peut parler, du point de vue de la science prédicative, d’une abolition pure et simple de l’être de l’ego : il disparaît dans les ténèbres de la chose en soi, le flambeau vacillant de l’entendement ne peut pas outrepasser l’ego en relation pour connaître l’ego en soi. C’est une inconnue. Il ne constitue rien pour moi. Au contraire, dans le cas de l’âme, il y a du point de vue de la science prédicative une mise en retrait certes, mais qui n’interdit aucunement une description. Lorsque je désire quelque chose de déterminé dans le champ de l’expérience, il y a du point de vue d’une telle pensée une disproportion pathologique entre ce que je suis vraiment, un terme originaire et indépendant, et ce que je désire, une chose dérivée. Il n’est pas normal que je désire la figue, parce que je suis une substance, et que dans un tel désir, j’exprime quelque chose de tel qu’une dépendance. Nous voyons notre premier hallier de questions se dessiner. Comment un geste substantialiste conduit-il à la pensée de l'anormalité du désir ? Une telle question préliminaire est nécessaire : elle nous permettra en outre de mieux comprendre des 38 Ibid., p. 42. 12 problèmes qui sans être ceux de Maine de Biran, sont du moins ceux dont il hérite, et au contact desquels l’élaboration de ses propres questions concernant le désir est rendue possible. Sans une intelligence claire des problèmes dont hérite le biranisme, nous ne pouvons prétendre à une intelligence claire des problèmes propres aux biranisme. Car en fin de compte, la question commence ainsi : faire coïncider l'ego, le sujet, et l'être, ce que Biran est le premier à accomplir, permet-il de naturaliser le désir, ou le maintient-il dans une dimension pathologique ? Ce bafouillage devra être bien entendu débroussaillé, car sous cette forme il ne peut satisfaire qui que ce soit. Ce n’est qu’en suivant attentivement le devenir du désir dans l’œuvre dense du penseur du sens intime que nous pourrons observer la question se décliner, évoluer, jusqu’à excéder le questionnement pathologique. Nous en passerons donc par une première étape, nécessaire, où nous introduirons les grands linéaments de la philosophie d’un penseur aussi méconnu que Maine de Biran par le dialogue qu’il entretient avec les grands auteurs de la tradition, notamment avec Descartes, dans l’œuvre duquel Biran voyait le geste substantialiste par excellence, celui par lequel mon être et ma subjectivité sont dissociés jusqu’à déshammeçonnage. En effet, dans un régime radicalement immnanentiste de l’ego, où il est dit que « l’ego est le plus près de nous, ou plutôt il est nousmêmes »39, la question de l’âme est éminemment problématique. Michel Henry rappelle que « c’est lorsque l’âme intervient dans le cartésianisme pour désigner l’être du moi identifié avec la pensée que commence la critique [biranienne] »40. Reprocher à Descartes son substantialisme, c’est certes la « critique la plus classique et la plus banale », mais la tournure biranienne de cette critique est originale, et cette originalité mérite justement toute notre attention. Pourquoi ? Le reproche kantien traditionnel consiste à dire que Descartes conclut de la pensée pure à l’être réel, tandis que la réalité est un jugement de modalité, un postulat qui doit demander (postulare) son remplissement à la jouvence de l’expérience, et qu’au contraire la pensée pure, repliée sur soi, est mise en demeure de ne parler que de possibilités au sens de ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience, c’est-à-dire non seulement ce qui n’est pas contradictoire (sens catégoriel), mais également ce qui est constructible dans l’espace (sens intuitionnel).41 Par suite, le cartésianisme portera l’épithète peu glorieuse d’« idéalisme problématique »42. Cette critique est du reste assez similaire à celle de la preuve ontologique : le jugement « je suis je », n’est que la forme condensée d’une succession de jugements, « si je suis, alors je suis en tant que je », 39 Maine de BIRAN, Œuvres accompagnées de notes et d’appendices, publiées par Pierre Tisserand, Paris, PUF, 1949, VIII, p. 180. Cette édition sera dorénavant abréviée « T ». 40 Michel HENRY, op. cit., p. 59. 41 ème Immanuel KANT, Critique de la raison pure, Paris, Garnier Flammarion, 3 édition corrigée, 2006, p. 277 sq. (Logique transcendantale, Analytique des principes, Chapitre II, Troisième section, §4 : Les postulats de la pensée empirique en général.) 42 Ibid., p. 282. 13 c’est-à-dire qu’un jugement (hypothétique) de relation (A donc B) est posé, en tant qu’hypothétique, après un jugement (possible) de modalité (si A), latent mais jamais résolu43. Nous comprenons, en prenant acte de la nature authentiquement kantienne du reproche kantien44, qu’en visant le substantialisme de Descartes, le tort que pointera Biran ne sera pas le même. Ce n’est pas une suspicion de preuve ontologique qui peut animer les griefs d’un philosophe de l’esprit, d’un philosophe qui a bien compris que ce n’est pas parce que l’expérience est intérieure qu’il n’y a pas d’expérience. Pour un tel penseur, le tort de Descartes n’est pas « qu’en procédant de la sorte, il faisait de cet ego un être, c’est parce que cet être n’est plus […] celui que le cartésianisme lui-même avait, dans sa profondeur infinie, primitivement reconnu »45. La réponse de Biran à Descartes, mais également sa réponse à la question des facultés chez Locke, nous donneront les premiers éléments d’une des pensées les plus originales et stimulantes du désir que le génie humain ait pu produire. Une fois qu’auront été soupesées dans la confrontation entre Biran et la tradition les raisons de la désolidarisation de « l’être de l’ego » et de l’ego, nous pourrons enfin nous demander : « comment penser le désir, sachant que nous ne pouvons plus parler en soi d’âme, ni en soi de volonté, etc. ? » Et finalement : « ce désir m’est-il nécessaire ? Qu’accomplit-il en moi ? M’accomplit-il dans une certaine mesure ? » Ces questions, moins embrouillées que notre première qui est pourtant nécessaire, et la prolongeant pourtant, ne pourront se poser que dans un second temps. Enfin, nous devons d’ores et déjà prévenir notre lecteur, qu’il ne s’inquiète pas si de nouveau, au terme de notre enquête, les mots nous restent (nous boutent, nous poussent, sans s’exprimer) sur le bout de la langue : l’embarras reviendra lorsqu’il nous faudra faire la part des choses entre le désir, la croyance, et la foi. Cela nous fera prendre, dans un dernier temps, une direction inattendue. Toutes nos disputes préliminaires entre Biran et la tradition pourront sembler vaines et inutiles, mais c’est avec satisfaction que nous comptons un grand nombre de renvois à la première partie indiqués dans la seconde, faisant état de la nécessité de tels prolégomènes quant à l’intelligibilité du problème que nous nous proposons de traiter, et s’ils sont parfois verbeux, parfois vétilleux, nous ne pouvons que nous en excuser, car tout notre possible aura été fait pour dissiper les ténèbres ; ainsi, si certaines demeurent rémanentes, ce ne peut être dû qu’à une inconséquence de notre part, et à un échec partiel de notre entreprise. 43 Léon BRUNSCHVICG, La modalité du jugement, édition Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi, 2009, p. 42 sq. 44 Le cogito n’est pas à prendre comme un syllogisme, encore moins comme un syllogisme qui conclurait de l’essence à l’existence. Il se présente comme taillé de la même pierre. L’idée était en outre déjà écartée dès la Réponse aux Secondes Objections (AT IX, 110) : « Mais quand nous nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme. » 45 HENRY Michel, op. cit., p. 61. 14 Première partie – De substantialisme à la question du désir L'homme intérieur est double, il est composé de deux principes différents par leur nature, & contraires par leur action. BUFFON, Histoire naturelle, générale et particulière avec la description du cabinet du roi, Volume 4, éd. Honoré Champion (2010), p. 166. Biran, lecteur de Descartes Comment un geste substantialiste conduit-il à la pensée de l’anormalité du désir ? Qu’implique, quant au désir, le geste propre au biranisme par rapport au substantialisme ? Une telle question double requiert de discerner ce que précisément Biran reproche au substantialisme de Descartes. Une mise au point est tout d’abord nécessaire. C’est souvent à Descartes, ou plutôt aux cartésiens, que Biran fait le reproche d’une confusion entre le désir et la volonté, si bien que nous serions tentés de voir là le véritable sujet des doléances du député de Grateloup. Et cela nous offrirait en outre l’insigne avantage – extrêmement désirable ! – d’aborder derechef le cœur de notre question. Mais en galopant trop prestement, nous risquons de passer à côté de ce que la question a de vraiment significatif. Pourquoi se pose-t-elle ? Quels sont finalement ses enjeux ? Prenant conscience de cela, jusqu’où peut-on assigner sa portée ? Dire que la confusion du désir et de la volonté, c’est là ce que Biran désapprouve en premier lieu chez Descartes, ce serait nous dissimuler la complexité de la question, et refouler les sources d’un tel amalgame, si tant est qu’il se trouve sous la plume de Descartes. Il serait en effet plus juste de n’émettre cette critique qu’envers la philosophie de Malebranche, pour peu que l’on soit attentif à l’allure éminemment libre de la volonté cartésienne46. Et c’est d’ailleurs Malebranche que Biran commente à ce sujet47. En vérité, c’est tout autant chez Malebranche que chez Condillac et jusqu’à Destutt de Tracy48 que Biran met au jour cet amalgame de la volonté et du désir : il a traversé toute la modernité, et il devra en être 46 Ainsi la remarque très juste de Vincent Stanek : « En effet, chez Descartes, il est difficile de faire de l’intellection une « réceptivité passive », ne serait-ce que parce qu’elle est d’ « étoffe mentale », l’idée, « ouvrage de l’esprit » étant un « mode » de la pensée. De fait, la doctrine de Malebranche convient mieux que celle de Descartes à la mise en évidence de la dimension passive de l’entendement. » in STANEK Vincent, « Le désir et la volonté. » Maine de Biran lecteur des cartésiens, Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2004/4Tome 129, pp. 423-442. 47 A XI-1, 120 : Biran cite et commente le XVème éclaircissement à la Recherche de la vérité. « Comme Dieu et ses opérations n’ont rien de sensible et comme nous ne sentons point d’autre chose qui précède la présence des idées que nos désirs, nous ne pensons point qu’il puisse y avoir d’autre cause de ces idées que nos désirs ; mais prenons-y garde, nous ne voyons point en nous la force pour les produire ; la raison ni le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes ne nous disent rien sur cela. » 48 « On donne le nom de volonté à cette admirable faculté que nous avons de sentir ce qu’on appelle des désirs. » Destutt de TRACY, Elements d’idéologie, op. cit., Première partie, Chapitre V. 15 question une fois que la question du substantialisme aura été résolue49. C’est que dans la substance, il y a absorption de l’activité dans la passivité, car l’autonomie de la substance appelle par définition la séparation de tout terme de l’activité. C’est une conséquence logique de sa transcendance. Il suit la possibilité d’engloutir la spontanéité de la volonté dans la réception du désir. Tout cela, nous devons l’aborder avec précision. C’est donc pour des questions d’honnêteté historique face aux textes de Descartes, mais également par souci de saisir les véritables enjeux de la question, que nous affirmons que la véritable objection biranienne à Descartes lui-même, et non aux cartésiens, c’est que le penseur du doute radical part d’un acte volontaire pour le pétrifier dans une substance. Biran veut au contraire ne pas dissocier la subjectivité de son être originaire, de sorte que le désir ne soit pas considéré par défaut comme pathologique50, mais au contraire puisse faire l’objet d’une véritable investigation. Qu'est-ce qui pousse Descartes à passer de l'ego à la mens ? Nous voyons le geste, nous en faisons la critique en tant que ce passage court-circuite la question du désir, mais qu'est-ce qui accule Descartes à l'opérer ? Est-ce arbitraire ? Nous savons que Descartes a été beaucoup plus influencé par la scolastique, particulièrement par Suárez, que lui-même l’aurait voulu51. N’y a-t-il pas là un héritage de la distinction modale dont Descartes hérite justement par Suárez52 ? Cette hypothèse nous vient naturellement quand nous savons qu’en vertu de la distinction modale, on peut concevoir clairement et distinctement l'âme sans le moi mais pas l'inverse, que concevoir celui-ci est déjà de toute nécessité concevoir celle-là, comme si le moi dépendait tout entier de l’âme, mais que l’âme, à son tour, per se, ne dépendait de rien53. Le fait est que contre de genre de distinction, Biran se soutient à plusieurs reprises des Paralogismes de la Dialectique transcendantale de Kant, dans lesquels est signalée l’impossibilité pour la connaissance d’atteindre un substrat qui n’ait, de façon indubitable, pas d’autre substrat. « Kant a très bien senti le double paralogisme, et sa philosophie 49 Voir la seconde partie du présent mémoire. Et si Biran lit « désir » lorsque Descartes écrit « volonté », il n’aura pu qu’être sensible à toute la pathologique de la volonté dans le VIème Méditation, source de toutes nos erreurs par sa disproportion de notre entendement, « sauvée » par la sagesse divine soucieuse de notre liberté, mais également parce qu’en elle l’homme a en lui une image de l’infinité divine. « Dieu nous a donné une volonté qui n’a point de bornes. Et c’est principalement à cause de cette volonté infinie qui est en nous qu’on peut dire qu’il nous a créés à son image. » A Mersenne, 25 décembre 1639. 51 Voir à ce sujet l’article décisif de Kim Sang ONG-VAN-CUNG, « Substance et distinctions chez Descartes, Suarez et leurs prédécesseurs médiévaux », Descartes et le Moyen Age, sous la direction de Joël Biard et Roshdi Rashed, Paris, Vrin, 1997. 52 Une comparaison des Disputationes Metaphysicae, VII, d’une part, et d’autre part des Principes de la philosophie, §61, ne laisse aucune ambiguïté sur cet héritage, car on retrouve de part et d’autre les mêmes définitions de la distinction modale. 53 La chose est bien évidemment beaucoup plus complexe, et il serait plus rigoureux de parler d’une distinction modale entre conscience (« Tout ce qui se passe en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement ») et conscience de soi. Nous renvoyons à Kim Sang ONG-VAN-CUNG, Descartes et l’ambivalence de la création, Paris, Vrin, 2000, p. 93 sq. 50 16 critique tend à le signaler. »54 « Comme le dit très bien Kant, le rapport d'une substance causée à une substance cause est-il un rapport de dépendance que la raison établit en appliquant par un paralogisme une notion de cause, relative aux modifications variables des substances, à l'existence même de ces substances. »55 Ces remarques du député de Grateloup nous laissent croire qu'à la manière de Kant il reprocherait avant tout à Descartes la forme syllogistique du cogito qui conduirait une raison ratiocinante à poser la substance sans pierre de touche à l'expérience : (a) je pense, (b) pour que quelque chose ("je") pense, il faut que cette chose soit, donc (c) je-chose pense. Or, le cogito ne revêt pas une forme syllogistique dans les Méditations, il ne la revêt que pour le besoin de ceux qui veulent un exposé géométrique56. La forme pure du cogito est une immédiateté : « cogito, sum » (Seconde Méditation), et rien d’autre que cela. Par voie de conséquence, le « donc » qui fournit la matière de l'interprétation syllogistique n'appartient pas en propre au cogito, ne lui est pas nécessaire. L'interprétation suivant laquelle Descartes commet un paralogisme survit pourtant encore de nos jours57. Biran a conscience de l'immédiateté du cogito, ainsi écrit-il dans une variante « très embrouillée à la fois sur le brouillon et la copie » du Mémoire de Berlin : « Descartes s'appuie sur la réflexion lorsque, partant du principe je pense, je suis, comme d'un fait de sens intime, il y trouve la source première de toute évidence »58. La réflexion qui sert de point d'appui à Descartes vient après ce qui est un « fait de sens intime », ce qu’est suivant Biran véritablement le cogito, et qui en est le point de départ authentique. Ce n’est pas le cogito, en soi, qui éveille les doléances de Biran. C’est à la fois ce qui suit, mais aussi ce qui précède. « Le doute de Descartes, qui suppose le corps anéanti pendant que la pensée subsiste, est absolument contraire au fait primitif. »59 Le cogito, pure présence de soi à soi, est mécompris en raison de l’expérience du doute radical qui l’instaure. La certitude, que j’ai par cette présence, ne peut être que désincarnée, puisque j’ai mis entre parenthèses tout ce qui n’est pas de l’ordre de mes cogitationes, quand bien même celles-ci seraient indissociables d’un terme naturel, le cogitatum, l’objet de la pensée. « La certitude de mon existence n’est pas celle d’un être abstrait, mais d’un individu qui se sent modifié dans un corps organisé, étendu, inerte, sur lequel il agit. La certitude de l’existence de ce corps étendu fait donc partie de celle que j’ai de mon être. »60 Ce qu’implique la 54 A III, 356. A VIII, 148. 56 Ainsi de la réponse à l'objection de Mersenne, du Discours de la méthode, et des Principia, textes qui inclinent le cogito selon la forme géométrique parce qu'ils adoptent cette forme en général. 57 Edgar MORIN, La Méthode, T. 2. Paris, Points, Seuil, 1995, pp. 178-179 : « je pense donc moi-je suis ». Interprétant le cogito comme une boucle récursive, Edgar Morin tombe dans les mêmes travers que s’il l’avait interprété comme un syllogisme. 58 A IV, 35. 59 Cite par STANEK Vincent, op. cit. 60 Ibid. 55 17 désincarnation du cogito, c’est une contradiction immédiate entre la spontanéité que j’exprime et mon éthérement qui sarcle toute action, interprétation déformante de ce que j’éprouve vraiment parce que reflétée dans les eaux sombres du doute. Ce qui peut se résumer de la façon suivante : « Il n'a manqué peut-être à Descartes que de lier la pensée à l'action, comme l'existence à la pensée ; et s'il l'eût fait, sa métaphysique eût pris une autre direction. »61 La discussion la plus importante du cogito se trouve dans une longue note du Mémoire de la décomposition de la pensée, que nous allons suivre bien qu’elle soit trop longue pour être citée intégralement, et nous y verrons l’autre versant du problème en substance. C'est que62 l'âme « se définit » par la pensée. Elle ne se dit pas par la pensée, elle se définit par elle : ce qui rentre dans la définition, c’est ce qui rentre dans l’essence. L’âme sera donc res cogitens, chose pensante. Par suite, elle existe nécessairement, en tant qu’âme, et suivant son essence, avec la pensée et les conditions de cette pensée, savoir : les idées innées. Elle jouira de la subsistance en elle de telles idées « sans qu'aucune activité, puissance ou vertu efficace, propre à elle, ait jamais pu contribuer à leur production. » Elle n'est donc pas cause de ses cogitationes, et a fortiori, par suite logique de la distinction modale, le moi non plus. Il n'y a pas d'activité de l’âme : ce qu’elle est, savoir ses cogitationes, n’est pas produit. La ratio cognoscendi n'est pas une force, elle ne produit rien. Son modèle est l'œil (de l’esprit)63. Il appréhende les idées, il les prend, il les capte, et par voie de conséquence, ce sont ses idées. Mais comment peut-il seulement saisir quoi que ce soit ? Quand on pose la question de Diderot : comment de la contiguïté avoir de la continuité ? on demande également : comment passer de la succession des cogitata à leur production, et donc rétablir l'unité (la continuité)64 qui leur est sous-jacente ? Il faut aller de la saccade à la cascade des pensées ; des idées discontinues semblent se dérober à la conscience, apparaître et disparaître comme les coups de pendule du onzième livre des Confessions : nous avons des effets, nous n'avons pas de cause. La cause ne se re-présente pas, elle ne tolère en tant que cause aucune médiation. La conscience finira par devenir malheureuse et ne jamais pouvoir s'arracher au doute si le cogito se contente d'affirmer qu'il y a une succession inexplicable. « Je pense toujours », parce que je suis une âme et qu'il faut faire la synthèse entre l'âme et l'ego, mais aussi parce que si je ne pensais pas je n'existerais pas (consciemment). C'est un leurre : le problème est déplacé, il n'est pas résolu. Il manque la force. Quant au moi, il n'est pas concevable comme existant par soi, donc comme existant vraiment ; il 61 A III, 364. A III, 358. 63 Voir Méditations métaphysiques, Cinquièmes objections (de Gassendi), Seconde méditation, §7 : « l'œil voit toutes autres choses et ne se voit pas lui-même », ainsi que la réponse de Descartes : « ce n'est point l'œil qui se voit lui-même, ni le miroir, mais bien l'esprit, lequel connaît seul et l'œil, et le miroir, et soi-même. » 64 Continuité et unité sont indissociables chez Maine de Biran. Voir Anne DEVARIEUX, Maine de Biran. L’individualité persévérante. Paris, Jérôme Million, 2004, p. 405. De façon plus générale, tous les textes ayant trait à la « veille du moi » lorgnent vers cette association. 62 18 n'est pas non plus « réellement » concevable clairement et distinctement, mais « modalement », c'est-à-dire avec l'âme. Pour penser le moi conformément à la science cartésienne, selon le critère de la clarté (il doit être manifeste) et de la distinction (on ne doit pas pouvoir le confondre avec un nonmoi), il faut penser l'âme, si bien que du point de vue d’une telle science, le moi n’a en soi aucune consistance ontologique, ne peut en aucun cas se tenir de lui-même. Il n'est donc cause efficace de rien, et la pensée ne le saisit qu'en le rabattant sur une substance dont nous avons l'idée, mais pas l'expérience. Or, cette substance se définissant par son autonomie65, le commerce qu'elle entretient avec d'autres choses devient pathologique dès que cette autonomie est brisée, par exemple dans le désir. Nous aimerions préciser, par honnêteté historique, que l’âme n’est pas non plus, chez Descartes, réduite à son essence. « L'esprit saisit simplement ce par quoi la substance est ce qu'elle est »66 (c’est-à-dire son aséité, le fait d’être par elle-même). Il ne la connaît donc pas uniquement par ses attributs, il peut la connaître en tant que substance. Ainsi, en plus d’être conçue comme une chose pensante, elle peut être abstraite comme un simple soutènement, pas même conçu avec son essence. Cela ne change pourtant rien quant à la critique biranienne : on sait que l’âme ne produit pas cette essence, bien qu'elle existe selon celle-ci, si bien qu’il ne peut pas y avoir de contradiction à la comprendre comme pure substance. Le cogito ne suffit donc pas, car il n'y a nulle part production de ses représentations. Elles sont comme données. Il faut lui insuffler de l'activité. De cette façon, non seulement faut-il incarner le cogito, mais encore cela autorise-t-il à dire la spontanéité productrice dont on fait l’expérience dans le cogito, qui est également un volo, affirme Biran. « Je veux, j'agis, je fais effort, j'existe, donc le terme de mon effort actuel existe. »67 Quant à la question qui nous intéresse, le cogito doit, dans le réseau de notions que tisse Descartes, conduire à ce dualisme de l'âme et du corps, à la fois distincts et séparés. Cette séparation est si problématique qu’elle dessine la nuit de la philosophie cartésienne, sa face obscure inévacuable. Le fait est que toute affection par le corps de l'âme, affections admirablement dépeintes dans le Traité des passions, s’avère, sur le plan du concept, quelque chose de parfaitement anormal et inexplicable, d'obscur, peut-être dangereux, bien que du point de vue de l'intuition, ces affections soient légions. Il y a donc un second clivage beaucoup plus gênant que le dualisme qui n’est jamais plus chez Descartes qu’une déduction, par essence seconde, une dérivation, voire une dérive de l’entendement. Ce second clivage est celui de la notion intuitive et de la construction intellectuelle. Et c'est bien là le reproche essentiel de Biran à Descartes : ce que veut le député de Grateloup, c’est en revenir au cogito même, à l’expérience effectivement éprouvé qui est celle d’une activité, qui en tant que telle ne peut pas s’exercer à vide. Il faut donc rebattre les 65 Principia philosophiae, AT VIII, §51 : la substance, c’est ce qui est per se. Kim Sang ONG-VAN-CUNG, Descartes et l’ambivalence de la création, op. cit., p. 53. 67 A XI-1, 88. 66 19 cartes, abolir cette séparation de l'âme et du corps, pour ne pas que la question du désir soit biaisée d'entrée. Néanmoins, si nous lisons le Descartes du Traité des passions et des Lettres à Elisabeth, nous retrouvons dans le cartésianisme de forts points de concordance avec le biranisme, et l’honnêteté historique nous pousse encore une fois à nuancer la lecture de Biran. « Pour l’âme et le corps, nous n’avons que la notion de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme en causant ses sentiments »68. L’union de l’âme et du corps est une notion originaire connue immédiatement ; dans cette mesure elle ne vient pas après la distinction de l’âme et du corps, connue médiatement, comme un appariement bancal des deux. Connue sensiblement, elle est de ce fait claire (manifeste) bien qu’elle ne soit pas distincte69. Ainsi, tout comme chez Biran le fait primitif est dans une telle union, et s’avère également la source de toute connaissance70, chez Descartes, l’union primitive est le site71 de toute pensée, de « tout ce qui se passe en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement », et en ce sens, en est la condition. Biran connaissait bien les Lettres à Elisabeth, et en a commenté certaines. Le fait est qu’il conçoit la distinction intellectuelle de l’âme et du corps. Ce qu’il ne conçoit pas, c’est comment, en ayant un point d’appui sur le sentiment un de l’union, cette distinction de raison puisse s’abîmer en une séparation, celle-là même qui s’accomplit dans la désincarnation abstraite du cogito puis dans le geste substantialiste, et qui conduit à voir dans le désir, du point de vue intellectuel, cette aliénation inexplicable à ce que l’on n’est pas en soi, « aliénation » pourtant naturelle du point de vue de l’intuition. « Il faut concevoir l’effort comme dualité interne entre deux termes distincts non séparés, dont le sentiment un est indivisiblement donné. N’entrent dans ce rapport, aucun temps, aucun espace, ou, pour mieux dire, aucune succession, nulle extériorité. »72 68 Lettre à Elisabeth, 21 mai 1643. (AT III, 665 sq.) Ibid. « C’est pourquoi, puisque dans les Méditations que votre Altesse a daigné lire, j’ai tâché de faire concevoir les notions qui appartiennent à l’âme seule, les distinguant de celles qui appartiennent au corps seul, la première chose que je dois expliquer ensuite, est la façon de concevoir celles qui appartiennent à l’union de l’âme avec le corps, sans celles qui appartiennent au corps seul, ou à l’âme seule. […] nous ne pouvons chercher ces notions simples ailleurs qu’en notre âme, qui les a toutes en soi par la nature, mais qui ne les distingue pas toujours assez les unes des autres [nous soulignons]. » 70 « Ce n'est que dans le sentiment intime de ses propres actes que l'âme trouve des idées de substance, de force, de cause, d'identité qui transportées aux phénomènes de la nature extérieure établissent entre eux ces formes de coordination ou de liaison sous lesquelles ils nous apparaissent. » A VI, 51. Ce sont les idées issues de l'effort d'une réflexion personnelle qui sont ici « transportées », par distinction de la réflexion modale. Il sort hélas de notre propos de traiter ici la théorie biranienne de la réflexion. 71 « Le fait de l’union est plutôt assumé comme l’explicandum, la condition confuse et problématique, qui constitue néanmoins le site originaire à partir duquel l’homme naturel commence à penser et qu’il faut parvenir à éclairer pour qu’il puisse finalement bien penser. » G. Canziani, « La métaphysique de la vie. Le sujet psychosomatique chez Descartes », in Descartes et la question du sujet (K. Ong Van Cung, éd.), Paris, PUF, 1999. Cité par STANEK Vincent, op. cit. 72 Anne DEVARIEUX, op. cit., p. 130. 69 20 Selon Biran, si « les lois de la physique régissent avec constance et uniformité les corps bruts qui leur sont exclusivement soumis ; les lois de la physiologie sont distinctes mais non séparées de celles de la physique dans tout corps organisé vivant ».73 La philosophie de Descartes, du point de vue de l’entendement, est « une philosophie toute systématique ». Elle avait substantiellement séparé « deux grandes classes d’être » : ce qui est étendu, et ce qui est pensant. Il y avait donc un divorce entre l’intériorité, la « psychologie », et l’extériorité, la physique : les phénomènes physiques se comprenaient comme « effets mécaniques » suivant les « lois du mouvement », tandis que les phénomènes psychologiques « ne pouvaient s’expliquer que par eux-mêmes »74. Certes, « la force s'éprouve comme distincte des organes mobiles sur lesquels elle se déploie »75, mais elle ne s’en éprouve pas comme séparée. Stahl, nous l’avons vu, voulait fonder une physiologie, mais son échec, suivant Biran, peut se comprendre à la lumière du cartésianisme dont il hérite. « Ce médecin philosophe, adoptant le principe exclusif de Descartes, qu’il ne peut y avoir que deux sortes d’êtres – des corps et des esprits – dut conclure naturellement que toutes les fonctions vitales et organiques appartenaient à l’âme, de cela seul qu’elles ne pouvaient être attribuées aux corps matériels, étant régies par des lois toutes différentes. »76 De fait, il est logique qu’en héritant du dualisme cartésien, ne pouvant identifier la physiologie avec la physique, la physiologie devient une psychologie (dont on a vu qu’elle était passive), ce qui se trahit par le nom de son principe : l’âme. Tout se passe comme si, du point de vue de la connaissance scientifique qu’appelle Descartes, soit mon corps doit être décrit mécaniquement, soit il doit être aboli en tant que corps pour être récupéré par la psychologie. Le problème dont Biran hérite était déjà celui de Descartes, mais il est également celui qui entravera la fondation d’une physiologie. Ce problème est celui du passage de l’âme au corps, passage qui se manifeste pourtant au sens intime par l'intuition d'une affectibilité réciproque, dont avait bien conscience Descartes, et qui fait l’objet de tout son Traité des passions. Tant que ce passage n’est pas résolu, le fait pour l’âme, à laquelle je m’identifie, d’emprunter à la réalité extérieure des mobiles d’action, de désirer, sera également inexplicable, et partant de l’ordre de la folie. Pourtant, ce n’est pas folie que de remarquer que mon monde peut s’éplorer pour des causes alimentaires, ce qu’avait mis en évidence Cabanis77, l’idéologue qui influencera beaucoup le jeune 73 A VI, 92-93. « d’où suivaient nécessairement, pour le dire en passant, les facultés et les idées innées à l’âme, car d’où seraient elles venues autrement ? » C’est cet argument que nous avions déjà formulé plus haut. 75 DEVARIEUX Anne, op. cit., p. 121. 76 A VI, 94. 77 C’est la fameuse découverte des « affections internes », du « coloris » particulier qui peut affecter l’âme bien que la cause de cette affection provienne de l’intérieur de l’organisme, et échappe de ce fait à notre nde compréhension. C’est se sentir heureux ou triste sans raison objective. Voir CABANIS, Xème mémoire, 2 section, §§4-5, in Rapports du physique et du moral de l’homme et Lettre sur les causes premières, Paris, J.-B. Baillière, 1844. 74 21 Biran ; de même, ma joie de vivre peut s’effondrer pour des raisons climatiques, ce que mit en évidence, par son projet de « morale sensitive »78, Rousseau. Certes, ce problème ne concerne pas le désir à proprement parler, mais c'est à partir de sa résolution biranienne, par l'idée d'un moi qui est déjà une relation originaire et continuée et non une âme absolue, que la question du désir va être une première fois désamorcée, avant que deux autres problèmes surgissent, qui engagent directement la notion qui nous intéresse : étant donné que ceux-ci sont conditionnés par le problème du passage de l’âme au corps, il ne nous était pas loisible de les faire intervenir ici d’emblée. Quelle est donc la réplique biranienne au substantialisme ? Le geste consiste à abandonner l’idéal cartésien de scientificité, et à promouvoir le fait intime au rang de connaissance suprême, celle qui conditionne tout savoir possible. Descartes faisait de l’intuition immédiate et intime de l’union le site, le lieu de la connaissance ; Biran va beaucoup plus loin en muant cette intuition en connaissance originaire à laquelle emprunte toute autre connaissance. Mais il veut également remettre au premier plan, nous l’avons dit, la spontanéité du sujet qui s’éprouve dans la pensée. La formulation biranienne du cogito : « je veux, j'agis, je fais effort, j'existe, donc le terme de mon effort actuel existe » indique une identité entre activité intellectuelle et activité motrice. C’est que l’attention elle-même est un effort. « Mais dire que l’attention est un effort, n’est-ce pas dire qu’elle se déploie sur quelque terme organique qui résiste par son inertie, et sans lequel l’âme n’aurait pas la conscience de cet effort ?79 […] C’est cet acte de la volonté exercée immédiatement sur un organe ou un sens quelconque, qui transforme vraiment la sensation et lui imprime le caractère d’idée : quand nous pensons ou méditons, ne faut-il pas toujours qu’il y ait quelques signes ou mouvements, qui servent comme de points d’appui ou de terme à l’attention ? Concevez-vous bien ce que pourrait être cette faculté attribuée comme vous dites à l’esprit seul séparé de tout organe mu ? »80 D’où vient alors la séparation de la pensée et de l’étendue ? C’est que le corps résiste d’abord « en masse » avant que toute idée objective d’étendue, dans ce sens biranien de transformation de la passivité de la sensation en activité de l’effort, ne soit produite. L’aperception interne immédiate « exclut toute idée ou représentation objective d’étendue »81. Il y a une distinction entre terme immédiat, continu, de l’effort, et terme médiat, discontinu, cruciale quant à la question du désir, et que nous développerons précisément dans le cadre de cette question. Je trouve « une sorte 78 Voir les notes de Biran sur cette morale sensitive en A XI-2, 265 sq. Pour une mise au point incontournable tant par sa clarté que par la précision et l’exhaustivité de son information, voir GOUHIER Henri, Les conversions de Maine de Biran, Paris, Vrin, 1947, pp. 44-52. 79 Remarquons la couleur pré-phénoménologique d’une telle affirmation : toute pensée est pensée de quelque chose. 80 A XII-3, 641. Lettre à Durivaux du 20 juillet 1812. 81 A XI-1, 94. Notes sur les Méditations de Descartes. 22 d’espace » lorsque le corps cesse de résister en masse et que je distingue une pluralité de termes de l’effort, ce que Michel Henry nomme corps organique dans une lecture très contestée82, bien que cette pluralité de termes ne soit pas encore l’étendue objective83. Après avoir récusé le substantialisme, nous pourrions croire avoir fait table rase pour engager le magnétisme du désir, mais il est un autre piège, celui des facultés, qui quant à la question du désir présente les mêmes conséquences que le substantialisme, du fait de l’indépendance de la volonté et de l’entendement, sans être lui-même un substantialisme. Biran, lecteur des empiristes En s’écartant de la thèse cartésienne de la chose pensante, Locke pensait échapper à la séparation de l’âme et du corps, et rendre enfin l’homme naturel pensable de façon satisfaisante. Et en effet, avant de lui reprocher les difficultés inhérentes à sa théorie des facultés, Biran loue cette sortie du cartésianisme par laquelle l’âme et l’ego ne sont plus dissociés. « Je vois sortir un rayon de lumière. Je crois entendre une voix qui s’accorde avec le témoignage intérieur, le confirme et le rassure. « Le seul caractère, dit Locke, où nous puissions reconnaître les modes ou actes vraiment attributifs d’un sujet pensant, c’est la conscience ou l’aperception. » Me voilà tout de suite délivré de l’incertitude et de l’équivoque continuelle qui naît d’un signe commun donné à deux sujets d’attribution, savoir : l’âme, qui est moi, et encore l’âme qui n’est pas moi. […] je sais très positivement que l’acte que je sens ou aperçois comme le produisant moi-même, c’est bien en effet moi, et non un autre être qui le produit. »84 On a vu qu’il est facile d’établir la thèse des idées innées à partir de la thèse de la chose pensante, car si l’âme existe toujours en tant qu’âme, alors elle doit exister toujours avec la pensée, et ce que présuppose l’exercice de la pensée, les idées. Le refus empiriste de la thèse de la chose pensante conduit donc naturellement « le plus sage peut-être des philosophes »85 à devoir assigner à toute idée une source dont elle sourd, et à faire table rase de l’innéisme86. Néanmoins, la définition d’une idée demeure proche de celle de Descartes : ce que je perçois en moi immédiatement, y compris les sensations.87 Les deux sources de nos idées seront 82 Voir François AZOUVI, op. cit., p. 236 sq., et DEVARIEUX Anne, op. cit., p. 170 sq. A XI-1, 94. 84 A III, 398. 85 A III, 60. 86 LOCKE John, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford University Press, 1979, Book I. L’ensemble du premier livre execute un à un les différents arguments en faveur des idées innées. 87 “Whatsoever the mind perceives in itself, or is the immediate object of perception, thought, or understanding, that I call idea.” Ibid., II, 8. 83 23 donc la sensation et la réflexion88. « La première, comme son titre l’annonce, dérivant du dehors, est évidente pour tout le monde. La seconde est beaucoup plus cachée. »89 Le fait est qu’il y a séparation radicale de la sensation et de la réflexion, qui rend cette seconde obscure, « plus méconnue que la sensation ». Cette séparation se trahit par le fait que tout en admettant des idées sensibles, qui « viennent du dehors dans l’entendement, faites de toutes pièces », Locke exclut toute fonction réfléchie de la sensation : ainsi le redoublement des idées sensibles qu’est la réflexion ne peut jamais être localisé dans la sensation, donc toute idée sensible est simple, partant il y a un hiatus indépassable à la fois entre ces deux ordres de facultés et les deux ordres d’idées qui leur correspondent. Il n’y a pas de plasticité entre les facultés. En outre, la simple thèse philosophique de la faculté est elle-même problématique. En effet, la réflexion est une puissance, comparable à la capacité réceptive des organes externes, mais cette puissance, en tant que telle, est invisible. Une virtualité ne se manifeste jamais qu’actualisée. De cette façon, la réflexion est proprement mystérieuse, et le fait que son matériau provienne tout entier de la sensation épaissit le mystère étant donné l’hétérogénéité incontestable de ces facultés. De là « toutes les difficultés opposées contre cette doctrine, lorsqu’on venait à reconnaître surtout que nos idées les plus élaborées se rattachent encore par une chaîne plus ou moins longue à l’exercice, tel quel, des sens extérieurs. »90 Comment Locke peut-il donc établir quelque chose de tel qu’une faculté ? Le fait que la séparation des facultés soit trahie par la séparation de l’ordre des idées qu’elles peuvent comprendre, et non l’inverse, offre une piste intéressante à Biran. « Le plus souvent, il [Locke] remonte d’une classe d’idées à la distinction hypothétique correspondante, dont la réflexion n’a pu évidemment constater le titre ; il suit alors la méthode de Bacon, et imite en cela l’exemple de ce philosophe, quand il subordonnait la division de nos facultés intellectuelles à l’ordre encyclopédique de leurs produits. »91 De là, de l’existence d’idées abstraites et d’idées composées seront inférées une faculté d’abstraire et une faculté de composer, et l’empirisme de Locke sera victime d’une facultative inflation des facultés. La réflexion se présentera dès lors comme la concrétion magique et inexplicable de plusieurs sous-facultés : la perception, la rétention ou la contemplation, la mémoire, le discernement, la comparaison, la composition, l’abstraction. Je constate avoir une idée générale du rouge, je remonte à l’opération qui a produit cette idée, savoir une opération de généralisation, de cette opération j’infère une faculté qui en est l’effecteur92, enfin je ficèle l’ensemble de ces facultés en une méta-entité : la réflexion. Le problème de la fondation des facultés se pose ainsi : si 88 Ibid., II, 7. A III, 60. 90 A III, 61. 91 A III, 62. 92 An Essay Concerning Human Understanding, op. cit., III, 3. 89 24 ce ne sont pas des puissances réelles dont je fais l’expérience, mais des possibilités que j’obtiens par abstraction depuis telle ou telle classe d’idées, « il n’y a pas de bornes, et ce serait alors un problème bien insoluble que de fixer le nombre de ces facultés élémentaires. » Nous pouvons de surcroît affirmer avec Biran que Locke emploie deux méthodes contradictoires : il fonde la réflexion sur l’expérience intime que nous en faisons lorsqu’elle s’actualise dans la réflexion (ce que Biran infère du fait qu’il n’y a pas d’idée de la réflexion en général, et qu’il n’y a donc pas d’autre secours pour la poser), puis il l’éclate en un florilège de sous-facultés suivant la diversité multiple de ses produits, rebroussant chemin pour emprunter une direction méthodologique exactement inverse. Seconde contradiction : si la réflexion, en tant que telle, ne pouvait être abstraite que de l’acte intérieur de la réflexion, et non de ses effets, Locke pourtant sépare la volonté de la réflexion, cette première étant définie comme « puissance de mouvoir ou d’agir »93, si bien que toute activité est transportée dans la volonté, et que toute la passivité appartient à la réflexion.94 Par suite, Biran peut procéder à sa critique habituelle : naufrageant l’esprit connaissant dans la passivité, Locke passe à côté du sens intime de la liberté, de cette connaissance indubitable bien qu’intérieure que nous pouvons en avoir. Quant à la question du désir, la démarcation rigoureuse entre l’activité et la passivité d’une part, l’extériorité et l’intériorité d’autre part, confère à la question une étoffe complexe. Toute idée de la réflexion dérive de près ou de loin des idées simples de la sensation, bien que le passage d’un ordre de facultés à l’autre soit obscur. En revanche, ce qu’il y a de proprement actif en nous ne reçoit pas d’idées simples de la sensation. La volonté est une spontanéité pure, elle appartient à l’homo faber qui n’est pas cet homo sapiens qui traite les données de la sensation. Alors toute action réagissant au monde chamarré et brillant des sens, tout élan irrésistible vers un mobile empirique, toute volonté obéissant aux charmes qu’elle contemple, elle qui dans la pureté abstraite de la faculté ne contemple pas, est inexplicable. C’est une maladie de l’esprit. « Dans le sens des philosophes [des Idéologues, qui ne distinguent pas la volonté du désir95], la volonté n’est autre chose que le désir affectif », mais dans le sens de Locke, le désir n’est autre que la volonté affective. Mais si l’homme en tant qu’homo sapiens est ossifié dans la passivité, un tel retournement de la réflexion d’un acte en réceptivité passive permet à Locke, pour sauver la volonté des inextricables difficultés que nous venons de souligner, de faire une distinction entre la volonté et le désir, distinction saluée et applaudie par Maine de Biran96. Le redoublement de la contradiction méthodologique que nous avons soulignée aura historiquement offert l’avantage de permettre à 93 Ibid., II, 21. A III, 63. 95 Destutt de TRACY, op. cit., pp. 148-149 et p. 151. Nous citerons et commenterons plus précisément dans notre seconde partie. 96 A III, 398. Nous commentons à présente la seconde version du Mémoire sur la décomposition de la pensée. 94 25 Locke cette découverte de la distinction entre volonté et désir, bien qu’il reconduira encore une fois, ce que Biran ne manquera pas de lui reprocher, le préjugé de la distinction qui est une séparation, préjugé déjà à l’œuvre dans la distinction entre sensation et réflexion. Nous avions commencé cette discussion de Locke en donnant à lire la félicité de Biran félicitant l’empiriste d’avoir rétabli l’unité d’un « sujet d’attribution » de ses actes, c’est-à-dire d’attribuer ce que je sens mien à moi, et non à une chose qui se tiendrait en-dessous, qui serait plus originaire, qui serait mon suppôt ontologique, mon être vrai. Par ailleurs, la volonté, nous l’avons vu, dans sa pureté, sa séparation, est pure activité, c’est-à-dire : pur moi. Il n’y a rien de volontaire que je ne puis m’attribuer, et rien d’involontaire que je ne puis refluer comme reçu. A la sublime demande de Saint Paul, « qu’avez-vous que vous n’ayez reçu ? »97, Locke répondrait : du moins, j’ai les actes que j’ai produits. Ainsi, comme on dit « il dépend de moi ou de ma volonté », on ne dit pas de même « il dépend de moi ou de mes passions, de mes besoins, de mon désir, etc. » Biran aime à souligner les vérités sédimentées dans le « langage ordinaire », et auxquelles on ne fait plus attention.98 Le philosophe scrute tant et si bien le langage ordinaire pour tirer de leur retrait les joyaux qu’il recèle, que l’on pourrait croire scellée l’idée qu’ « à bien considérer la chose, toute philosophie n’est que le sens commun en langage amphigourique. »99 Lorsque je dis « je veux x », x n’est pas ce qui, chu en moi, me semble agréable, x est l’objet de mon choix. « Or, on ne choisit que parmi les choses dont on dispose. »100 Mais pourtant, ce successeur de Locke qu’est Condillac mettra sous le titre de volonté des affections telles que celle de malaise et d’inquiétude. On le sait, tout le projet de Condillac est de réduire toutes nos facultés, partant la genèse de toutes nos idées, à la faculté de sentir, au titre de « sensation transformée ». Les facultés comprises sous le nom d’ « entendement », ce qui correspond, au regard de leur énumération, à ce que nous avons nommé « réflexion » (Reflection), par distinction de l’entendement (Understanding) qui comprend également les idées simples de la sensation, ces facultés « sont renfermées dans la faculté de sentir. »101 Ainsi, étant donné que finalement, tout est absorbé dans la passivité des affections, il n’y a pas de problème à faire d’états passifs comme celui de malaise ou celui de désir des parties de la volonté, car la volonté elle-même n’est que cette sensation transformée, elle est essentiellement passive. 97 I. Cor. 4. 7. Bible de Jérusalem, Paris, Ed. du Cerf, 2007. L’exemple récurrent de ce genre de procédé consistant à ouvrir le trésor de la langue française, chez Biran, consiste à souligner la nuance entre « sentir une sensation », qui n’est pas tautologique, et « sentir un sentiment », qui apparaît immédiatement comme « un véritable pléonasme ». Il suit que la sensation (reçue) n’est pas l’effort de sentir. Voir par exemple A II, 133, A III, 57, A III, 325, etc. 99 Johann Wolfgang von GOETHE, Poésies diverses. Pensées. Banc oriental. Paris, L. Hachette, 1861, p. 465. 100 CONDILLAC, Traité des animaux, II, X, in Œuvres philosophiques, éd. Le Roy, t. I, Paris, PUF, « Corpus général des philosophes français », 1948, p. 378. 101 CONDILLAC, Logique, Corpus, t. II, p. 385. 98 26 C’est la réprobation émise par Biran à l’endroit de Condillac102. Qu’en est-il d’ailleurs du désir chez Condillac ? Même si la souffrance se définit par un sentiment de manque indéterminé, le besoin par un sentiment de manque déterminé et la représentation de la jouissance, ce qui correspond au malaise, à l’uneasyness103 de Locke, le désir, en revanche, se définit par la réponse au seul besoin dans la mesure où l’écart entre l’état présent et l’état de satisfaction n’est pas représenté comme béant104. Cet écart, « faible », Condillac le définit, à contrepied de Locke, comme malaise.105 Locke et Condillac définissent donc tous les deux le désir comme une réponse au malaise, mais ils ne confèrent pas à cette réponse la même portée. La seconde édition de l’Essai sur l’entendement humain, dans le fameux chapitre 21 du livre II où la notion d’angoisse se voit définie, remplace les §§28-38 originaux, où la détermination de la volonté est tranchée selon le critère passif de la représentation d’un contentement plus ou moins grand106, par un développement plus long, §§2860, où apparaît la notion d’uneasyness107. Le problème qui surgit entre les deux éditions est le suivant : pourquoi, entre deux biens, l’un plus proche et moins grand, l’autre plus éloigné et plus grand, tendons-nous à choisir le premier ? Dans ce cas, ce qui détermine la volonté, explique Locke dans le nouveau §29, c’est le malaise, qui n’est pas la représentation d’un bien, mais le sentiment éprouvé de l’absence d’un bien. Les actions motivées par le malaise sont déterminées par le désir, et non par le bonheur, puisque faute d’être motivées par la représentation d’un bien comme le plus grand, ou par l’absence de cet objet108, elles sont motivées par le sentiment présent de son absence. Il y a ainsi deux mobiles possibles de la volonté : le bonheur (représentation), et le désir (affection). Le désir n’est donc pas, comme chez Condillac, une sorte de cas très spécifique d’articulation entre le besoin, enveloppé dans la volonté, et le bien manquant, ressenti et représenté. Tout d’abord, ce manque a seulement à être ressenti pour être désiré, il n’a pas à être représenté. Le malaise, du fait qu’il peut être aveugle à toute représentation, peut donc être opacifié d’une brume d’indétermination, et se rapprocher de ce que Condillac nomme « souffrance ». En outre, si chez Condillac le désir n’a aucune transcendance sur la volonté, nous devons reconnaître que c’est le cas chez Locke. Le désir n’est pas dans la volonté ; celle-ci n’est qu’activité. Il ressort de la première édition de l’Essay que la volonté a un mobile naturel, qui est le bonheur coloré sous le prisme de 102 A III, 398 : « pour faire ressortir d’un seul principe le système complet de nos facultés, il fallait bien écarter ou transformer l’idée réflexive du vouloir et du pouvoir d’action. » C’est, en substance, le même type d’argument que celui que nous avons déjà recensé contre Stahl. 103 An Essay Concerning Human Understanding, op. cit., II, 21, §29. 104 CONDILLAC, Traité des sensations, Corpus, I, chap. III, §2. 105 Ibid. 106 “That which determines the choice of the will, and obtains the preference, is good, the greater good.” (§38). 107 Pour une mise au point très claire sur ce sujet, consulter Martine Pécharman « Il faut parier : Locke ou Pascal ? », Les études philosophiques 4/2010 (n° 95), pp. 479-516. 108 C’est que la représentation d’un bien comme absent ne signifie pas forcément que cette représentation est ressentie comme privation. Voir par exemple, dans l’Essay, op. cit., II, 21, le §39. 27 l’entendement (de la représentation), mais dès la seconde édition, un second mobile, qui est le malaise, l’inquiétude, l’angoisse (fonction des traductions) voit le jour. Ils sont à chaque fois plus originaires que la volition, en tant qu’ils la déterminent, bien que la volonté comme faculté soit innée à elle-même. Ajoutons que nous pouvons et devons avoir de forts soupçons concernant le premier mobile susceptible de saisir la volonté. En effet, Locke explicite clairement (§36) que le bonheur est l’objet universel du désir. Il n’est donc « pas le premier moteur pratique »109. Comment expliquer que le désir ne soit que ressenti et non pas représenté ? C’est le malaise, et non le désir, qui est ressenti, sans jamais être représenté (§39), d’où l’intérêt de la distinction. La volonté emprunte donc ses deux ordres de mobiles au désir, et le désir peut à son tour prendre indifféremment pour mobile le bonheur (représenté) ou le malaise (non-représenté). La pouvoir de fascination du désir sur la volonté est donc double, son ascendant, total, sa transcendance, incontestable. Nous devons le concéder, c’est à Condillac, non à Locke, que Biran peut reprocher de vertdegriser le sujet en absorbant toutes ses facultés en une seule, car chez Locke, la séparation entre elles, ainsi que leur originarité, sont évidentes. Il maintient effectivement une tension, une disproportion de la volonté et du désir, qui interdit de les subsumer sous un terme commun que serait la sensation, bien que tout cela ait un parfum de mystère. Le véritable reproche de Biran à Locke, c’est cette discontinuité d’une faculté à l’autre, ces séparations, qui font que l’action du désir n’est pas qualifiable de normale. En effet, l’activité appartient normalement à la volonté, et rien qu’à la volonté, et pourtant voilà nos volitions prises dans la bave du désir, l’espièglerie de notre activité ravie, prise au piège de ce charme. Ce n’est pas tout. L’attribution au moi du désir n’est pas non plus normale au sein de l’économie lockienne des facultés, étant donné que le moi est l’unique sujet d’attribution de ses actes, et qu’il n’y a d’activité que par la volonté. Autant dire que si le mobile, parce que sorti du ventre du désir, rive la volition hors du foyer de la volonté, saisit celle-là avant que celle-ci ne le fasse, alors l’activité n’appartient pas au moi car n’appartenant pas à la volonté elle n’est, dans la spéculation lockienne, plus une activité à proprement parler. Si c’est un acte, alors il ruisselle d’un non-moi, l’acte ne provenant plus de notre volonté, n’étant guère que médié par elle. D’où cette terminologie pathologique : le désir répond au malaise, il y a du trouble qui empêche de voir ce qui se trame sous la surface. La séparation des facultés (toute activité appartient purement à la volonté), ainsi que la définition pourtant heureuse et encensée par le député de Grateloup du moi comme sujet d’attribution de ses actes, font revenir au galop une pathologique du désir. Il ne suffit pas pour jouir d’une pensée continue et qui ne soit pas biaisée du désir d’échapper au substantialisme, encore faut-il comprendre qu’une faculté, en soi, échappe à l’expérience, car une puissance, en soi, n’est jamais expérimentée. Il y a donc absurdité à prétendre connaître ce qu’est 109 Martine Pécharman, « Il faut parier : Locke ou Pascal ? », op. cit. 28 une faculté en soi, et le péril est que d’un tel point de vue, une faculté ne puisse pas être plus ni moins qu’elle-même, elle ne puisse être mêlée : par suite, des discontinuités doivent découper l’entendement, et à cette première boucherie s’ajoutera une seconde : une tension se créera entre ce non-jeu des facultés et l’intuition fondamentale d’une identification du sujet, comme agent, comme « sujet d’attribution de ses actes », avec la volonté. La question du désir s’évaporera dans le ciel inintelligible. Et le problème dont Biran hérite demeurera entier. Il s’agit du passage de l'âme au corps, mais de façon plus générale, après considération du point de vue des facultés, nous pouvons reformuler ce problème comme constituant celui du passage de ce qui pâtit à ce qui agit sans réduction de l’un à l’autre. Ce passage se manifeste au sens intime par l’intuition d’une affectibilité réciproque, avions-nous souligné en mentionnant deux sources du biranisme : Cabanis et Rousseau. Nous allons à présent aborder de plain-pied le biranisme, la réplique biranienne aux deux traditions dites rationaliste et empiriste. Nous en avons déjà esquissé une première linéature, très grossière, en discutant la version du cogito que donne Biran. Le sujet biranien, avions-nous établi, est un sujet s’efforçant, pour lequel l’activité intellectuelle est déjà une activité motrice. Nous allons plus amplement développer cette théorie dont la source commence de s’écouler d’une expérience, d’une intuition fondamentale : celle du fait primitif, à partir de laquelle s’élaborera la philosophie de l’homme double propre au biranisme. Ce mystère qu’est l’homo duplex, comprenant l’effort et le terme immédiat qui non seulement lui résiste, mais également l’affecte, est difficile à fonder théoriquement, le danger étant de s’abîmer dans un cercle, que l’on devra résoudre pour ne pas que les fondements sur lesquels nous nous appuyons s’écroulent, nous emportant dans leur émiettement. Une fois ces préliminaires requis franchis, nous pourrons de plein droit demander ce que l’on peut faire d’un tel sujet quant au désir. Doit-il se reporter davantage vers le pôle de la volonté, le terme actif, ou vers le pôle du besoin, le terme passif ? Notre préférence pour le terme « pôle » se justifie par le fait qu’il conserve intacte la continuité des deux termes. La conversion de Biran au biranisme110 Seulement, il y avait un fait absurde que je ne pouvais m’expliquer : c’est que le sentiment du même moi existât dans deux hommes si différents. Théophile GAUTIER, La morte amoureuse, p. 402 de l'éd. Lemettre de 1897. 110 Nous empruntons l’expression à Henri Gouhier. « C'est entre le 23 mars et le 25 avril 1804 que Maine de Biran est devenu biranien » op. cit., p. 169. 29 Biran, parce qu’il est avant tout un observateur des faits intérieurs, est avant tout un psychologue111. Il étudie en premier lieu des phénomènes, non pas au sens kantien, mais au sens que donnait Charles Bonnet au terme : ce sont des faits112. L’expression « fait primitif » est empruntée à d’Alembert, dans un sens proche de la physique baconienne : il s’agissait de ramener les tables de comparution des phénomènes à « un petit nombre de faits primitifs et fondamentaux. »113 Rappelons la version biranienne du cogito : « j’agis, je veux ou je pense, donc je me sens cause, donc je suis ou j’existe réellement à titre de cause ou de force. »114 Remarquons la priorité lexicale de l’action sur la volonté ou la pensée. L’erreur de Descartes est que, se plaçant du point de vue de la pensée abstraite, « désincarnée » avions-nous écrit, il ne pouvait que partir d’une originarité incontestable de la pensée, si bien que la seule façon de la contester était de quitter son point de vue, ce que fit Biran avec le chiffre de l’homo duplex. Ce qu’il y a de plus originaire, mais que néanmoins nous ressentons intérieurement, c’est une action primitive, point de départ de la ligne de germination du fait primitif. C’est seulement dans le parcours de cette ligne que surgira la pensée, ou même la volonté. L’action primitive n’est donc pas volontaire, et ce point crucial mérite d’être noté, tant il permettra à Biran de sortir de la première grande difficulté posée à sa doctrine sous la forme d’un cercle. Le nom donné à ce commencement est « effort ». Comment se caractérise-t-il ? Dans le très bel exemple de l’odorat, particulièrement développé dans la première version du Mémoire sur la décomposition de la pensée, Biran explicite clairement que « le sujet commence à être constitué [il s’agit donc d’un pendant au cogito] dans le rapport de la force à la résistance organique, et avant même qu’il n’y ait rien de connu au dehors [Biran lui-même souligne] »115. Le fait primitif précède toute objectivité, il n’y a donc pas de distance, pas de médiation entre la « force » et la « résistance organique » : c’est un pur rapport de soi à soi, dont le corollaire est l’intériorité du fait primitif, ce qui fait toute la difficulté de cette notion, la portant davantage au titre de donnée psychologique que de principe philosophique. S’il y avait une médiation entre le terme agent et le terme patient, alors il y aurait une distance, et donc une « extériorité », ce que refuse explicitement Biran. Par suite, soit l’objectivité ne sera rien, soit elle ne sera qu’une résistance seconde. Nous verrons en temps utile ce qu’il en est. Poursuivons cette phrase dense, mais cruciale par son 111 Au point qu’il est devenu coutumier de faire remonter à Biran « l’origine de la psychologie contemporaine e e française ». Voir Les origines de la psychologie européenne (16 – 19 siècles), Collectif, Presses Universitaires de Septentrion, 2000, p. 80 sq. 112 Cité par Bernard BAERTSCHI, Les rapports de l’âme et du corps. Descartes, Diderot, et Maine de Biran. Paris, Vrin, 1992, p. 134. 113 Ibid. 114 A X-2, 77. 115 A III, 148. 30 exhaustivité et sa précision. « […] et avant même qu’il n’y ait rien de connu au dehors, une impression d’odeur qui coïncidera pendant la veille avec l’effort général (quoique non encore liée expressément avec l’acte inspiratoire supposé inaperçu) aura quelque caractère de plus que celui de simple affection ; l’individu ne la deviendra pas entièrement116, mais il pourra être dit la sentir, à peu près comme nous sentons nous-mêmes une douleur intérieure qui ressort pour ainsi dire du sentiment fondamental et absolu de l’existence. » Autrement dit : le mouvement, ici un « acte inspiratoire » élevé « au-dessus du ton117 instinctif ordinaire », et la résistance, ici la ténuité de l’odeur, sont à l’origine d’une première distinction entre le moi et ses affections, d’une première brisure de la coquille purement organique dans laquelle le moi est immergé. Mais il s’agit encore d’un germe : pas de pensée, pas de volonté, l’acte lui-même en tant que tel est inaperçu, et c’est un complexe, l’effort dans sa généralité, qui est senti. La résistance n’a par ailleurs aucune connotation négative. En effet, le terme « effort » tend à faire penser à quelque chose de pénible, tandis que « pour Biran, il désigne avant tout l’initiative d’un mouvement ressenti dans la passivité qu’elle rencontre »118. Des équivalences entre force et activité, résistance et passivité, peuvent être produites sans difficultés. Il faut néanmoins garder à l’esprit que parler d’effort est d’une importance cruciale pour Biran : on ne fait pas l’expérience d’une activité comme si on pouvait l’abstraire et la considérer en soi. C’est d’un effort dont on fait l’expérience. Cela dit, ne nous méprenons pas. Ce qui est décrit ici n’est pas encore le fait primitif, bien que ce soit ce qui en est le plus proche puisque même si l’effort y est discontinu, son terme n’est pas encore reflué comme objet médiat et représenté, ce que Michel Henry nommé « corps objectif »119. Nous voyons bien, avec la mystérieuse cadence de la phrase du Mémoire sur la décomposition de la pensée que nous avons commentée plus haut, que les eaux souterraines du « sentiment fondamental et absolu de l’existence » sont le fonds continu sur lequel de tels faits, par lesquels le moi se 116 Rappelons que dans le premier chapitre du Traité des sensations de Condillac, la statue devient tout entière odeur de rose lorsqu’on la lui tend. Dans un horizon « sensualiste », l’affection enveloppe le moi, il est confondu et se co-fond en elle. 117 Le « ton », chez le jeune Maine de Biran encore très influencé par Hobbes et les physiologues de son temps, désigne une certaine amplitude de mouvement organique, et se trahit par des variations de degré de sensibilité. On peut parler de diapason, au sens musical du terme. « L’intensité d’action de l’objet est relative au changement apporté dans le ton de la partie sur laquelle il agit ; mais l’objet n’agit que par sa quantité de mouvement, et ce mouvement a un certain rapport avec le temps de l’organe. » […] Quelle que soit la cause qui tend à changer l’état d’un organe ou du système, on voit que l’intensité de son état affectif dépend dans le premier instant du rapport qu’elle a avec le ton actuel de l’organe ; or, ce ton varie continuellement par les seuls déterminations du principe de la vie […] » A II, 165 sq. 118 Gabriel MADINIER, cité par Bernard BAERTSCHI, op. cit., p. 135. 119 Michel HENRY, op. cit., p. 182 sq. Il cite au sujet du caractère médiat et dérivé du corps organique un beau texte de Biran, tiré de l’Essai sur les fondements de la psychologie, Tisserand, VIII, 381-382 : « Cependant, cette main mobile, qui se promène successivement sur les différentes parties, et qui devient l’unité de mesure d’une surface sensible, ne se palpe point elle-même, pas plus que l’œil ne se voit, et pourtant elle peut [et doit] être connue avant d’être employée comme instrument de mesure. » 31 distingue une première fois du sommeil affectif, se découpent. Tout se passe comme si ce sentiment fondamental, à titre d’authentique fait primitif, était sans cesse grimé sous le fusain de la vie affective, mais pas pour autant absent. Nous devons donc aller plus loin pour nous saisir de ce qu’il en est vraiment du fait primitif, en remontant au point zéro de la « veille du moi » à partir de laquelle l’action primitive peut faire valoir son apprêt, dessiner ses contours. Avant d’accomplir un tel programme, nous devons résoudre les difficultés soulevées par la notion d’effort, au risque de les retrouver amplifiées dans le chiffre du « sentiment fondamental et absolu de l’existence ». Cela est d’autant plus important que c’est dans la différence entre la généralité de la veille et l’effort discontinu dont nous avons vu le type primitif, c’est au creux de cette différence que les questions authentiquement biraniennes concernant le désir pourront se poser, car c’est dans cette différence que la réponse au substantialisme et aux facultés devient enfin complète. Le premier problème soulevé par la détermination du fait primitif comme effort est le suivant : comment puis-je m’élever du point de vue affectif au sentiment intime de l’effort ? En d’autres termes : quelles sont les modalités du fait primitif ? C’est dans le §3 de la seconde partie du Mémoire de Berlin (De l’aperception immédiate) que Maine de Biran formule, sans doute de la façon la plus claire et la moins embarrassée, son « hypothèse sur l’origine de la personnalité et de l’aperception immédiate », en vérité une synthèse de ce qui avait déjà été dit à ce sujet dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée qui à son tour présentait une version enrichie d’une première hypothèse formulée dans le Mémoire sur l’influence de l’habitude. On relèvera dès la première version de ce mémoire, en A II, 138, une longue et célèbre note où Biran prend conscience du cercle qui se présente à lui. Les enrichissements doctrinaux ajoutés dès le Mémoire sur la décomposition de la pensée s’expliquent par la volonté d’en sortir. Ce fameux cercle commence avec l’héritage « sensualiste » dont part Biran, petit protégé de l’école philosophique de l’Idéologie au moment des rédactions du Mémoire sur l’influence de l’habitude. Lorsque la statue de Condillac finit par se toucher120, l'enjeu est bien de construire l’idée de solidité à partir d’une sensation transformée, car aucun autre sens que le tact ne nous la donne. Il s’agit déjà de l’idée de résistance : « La solidité est surtout la sensation d’où nous tirons cette conséquence ; parce que, dans deux corps solides qui se pressent, nous apercevons, d’une manière plus sensible, la résistance qu’ils se font l’un à l’autre pour s’exclure mutuellement. » Cette exclusion mutuelle entraîne à son tour l’impossibilité de réduire les deux termes en contact à un seul : la solidité ne peut que « représenter deux choses qui s’excluent l’une hors de l’autre », si bien que l’âme apercevra nécessairement la solidité « dans ces deux choses », et non comme « une de ces 120 CONDILLAC, Traité des sensations, II, 5, in Œuvres philosophiques, éd. Le Roy, t. I, Paris, PUF, « Corpus général des philosophes français », 1948. 32 modifications où elle ne trouve qu’elle-même. » Autant dire que l’idée de solidité précède en droit et conditionne l’idée d’extériorité justement parce qu’elle est déjà double. Lorsque la statue se touche, elle ne le fait pas en suivant un décret de la volonté. Sur ce point, son successeur, Destutt de Tracy, ne le suivra pas. Henri Gouhier expose ainsi magistralement dans son fameux essai consacré à Maine de Biran121 qu’entre les Mémoires sur la faculté de penser de 1798 et l’Idéologie proprement dite qui ouvre en 1803 les Elements d’Idéologie, Destutt de Tracy est passé de la notion d’une irréconciliable hétérogénéité entre le terme appliquant et le terme résistant, telle qu’on la trouvait chez Condillac, à la notion de motilité volontaire. Le problème se pose ainsi : comment la résistance peut-elle être ressentie comme telle si elle ne résiste pas à une volonté ? « Aujourd’hui nous savons que ce qui nous assure l’existence d’êtres autres que nous, c’est leur résistance à notre volonté réduite en acte […] c’est elle qui fait que nous ne pouvons pas prendre pour des manières d’êtres spontanés de notre moi les impressions que ces êtres nous causent. »122 Biran louera ainsi chez Tracy l’idée d’avoir conçu l’effort, d’avoir pris l’idée de résistance au sérieux au point de ne plus pouvoir se satisfaire de la simple application de deux solides l’un à l’autre pour la faire émerger comme une chose éprouvée. Or, sans l’épreuve de la résistance, celle-ci est inintelligible en tant que telle, et l’idée de solidité ellemême s’effondre. Tracy a donc bien fait de souligner que l’idée d’une dualité irréductible ne suffit pas par elle-même à contracter un non-moi hors du moi. Mais ce qui attirera les regrets de Biran, c’est l’ajout, en 1803, de la condition de la volonté à la détermination de l’effort. En effet, il suffit à une telle détermination, comme nous allons le voir, de comporter le sentiment d'un moi, qui fait également le sentiment de la reproductibilité de l’acte, pour être suffisante. « Ce qui est essentiel dans la volonté, c'est le sentiment d'être premier commencement »123, pourrait rétorquer Tracy, mais ce qui est essentiel dans ce premier commencement plus radical que nous abordons et qui n’est pas simplement l’initiative, ce n’est pas la volonté. Cela se justifie au nom des difficultés qui suivraient. Dire qu’il faut la volonté pour que la résistance soit éprouvée, c’est faire la chute tournoyante du baron de Münchhausen. « Que l’obstacle étant fixe, l’effort dépend de la volonté, mais que la résistance diminuant jusqu’à s’évanouir, l’effort et la volonté s’évanouissent avec elle. »124 Biran précise en note qu’il s’agit là « d’un cercle vicieux ». Il n’y a pas d’effort ni de volonté sans résistance, mais il n’y a pas de résistance sans mouvement volontaire. Le premier mouvement doit donc être instinctif, et non volontaire, mais pourtant accompagné d’une impression particulière « que nous nommons effort » et qui « doit même être plus vive dans l’origine ». 121 Les Conversions de Maine de Biran, op. cit., pp. 173-175. Elements d’Idéologie. Seconde partie. Grammaire. Chapitre II. A paraître chez Vrin. Cité depuis l’édition Courcier, Paris, 1817, p. 53. 123 Les Conversions de Maine de Biran, op. cit., p. 178. 124 A II, 138. 122 33 « La sensation musculaire simple, s’éclaircissant à mesure qu’elle se dégage des impressions affectives qui l’enveloppent, est aussi distinctement transmise au centre commun […]. »125 Ce centre commun, ne pouvant être physique126, ce « point unique » étant introuvable, et cette unité existant pourtant en vertu de l’aperception interne de l’unité du moi que nous éprouvons dans l’effort, elle ne peut être qu’hyperphysique, ou comme le dit BIran dès la phrase suivante, « hyperorganique »127. « Nous avons conclu […] la nécessité d’admettre une force hyperorganique, que l’imagination peut bien localiser dans un point du cerveau […] mais qui, par la manière dont elle se conçoit ou se sent doit échapper à toute représentation. »128 Cette force hyperorganique, l’âme, est comme « avertie et éveillée » par la sensation musculaire, et elle peut « dès lors en retenir une sorte de détermination reproductive, comparable à cette réminiscence imparfaite qui s’attache encore aux images vagues d’un songe, immédiatement après le réveil. » La sensation musculaire se distingue donc des affections dans la mesure où elle est accompagnée pour le sujet du sentiment de pouvoir129 la reproduire, et qu’il en conserve une détermination. « Tel est le caractère de cette impression que l’individu ne peut l’éprouver et la distinguer, sans sentir qu’il a en lui le pouvoir de la reproduire : c’est de la conscience ou du souvenir de ce pouvoir que naît la volonté. »130 Le mot « détermination », chez Biran, revêt une signification médicale très précise : il s’agit physiquement de la trace d’un mouvement, plus généralement d’un « changement [ou modification] qui persiste et survit plus ou moins à l’impression »131. Que signifie vraiment ce « plus ou moins ? » C’est que la détermination ne survit pas en tant que telle, comme si l’organe affecté devait toujours rester au ton où il a été accordé par l’impression, 125 Maine de BIRAN, De l’aperception immédiate. Mémoire de Berlin. Paris, LGF, 2005, p. 168. Il n’a, du point de vue de l’expérience physique, pas d’existence physique, c’est-à-dire étendue et localisée. « Le résultat le plus apparent qu’on puisse tirer ici de l’expérience physique ou physiologique, c’est qu’il faut pour que la sensation visuelle s’accomplisse qu’il y ait continuité et intégrité des mêmes nerfs qui s’étendent depuis la rétine jusqu’à la pulpe cérébrale dans laquelle ils s’enfoncent et se perdent, sans que le scalpel ait pu jusqu’à présent suivre leurs traces jusqu’à un point central unique où l’on a cru longtemps qu’ils allaient converger. » A VI, 40, en note. 127 Il faut d’ailleurs prendre acte des différentes déterminations de cette force « hyperorganique » : il s’agit d’une force (le sujet de l’effort s’éprouvant et se concevant ainsi), inétendue (non-physique), et simple (unité pure). Bref : il s’agit d’une monade. 128 A III, 406. 129 Et non par la volonté: c’est dans un premier temps le sentiment d’une capacité, et non la volonté, qui détermine la motilité causée par le sujet. Cela permet à Biran d’échapper au cercle que nous avons exposé plus haut. A la questionne tracyenne : « Comment ressentir la résistance si elle ne s’oppose pas à la volonté ? », Biran répondrait qu’elle s’oppose du moins à une puissance, et que cela suffit. 130 A II, 138. 131 A II, 148 : « L’action première exercée par les objets sur les organes sensoriels, ou par les organes moteurs sur les objets, n’est pas bornée à l’effet du moment. Une modification quelconque ne peut être que le résultat d’un changement opéré dans le centre ou dans quelque centre du système : or, ce changement lui-même qui persiste et survit plus ou moins à l’impression, nous l’appelons en général détermination, et comme il y a deux classes d’impressions, il y aura deux sortes de détermination, l’une pour le sentiment, l’autre pour le mouvement. » 126 34 mais comme une trace susceptible d’être reprise. Explicitement, elle « s’effectue » lorsque « l’organe ou le centre », le terme modifié, se remet dans le même état où il était « en vertu de l’action première »132, comme un arc qui se bande et se détend. La détermination « s’effectue » : elle fait l’objet d’une action, et si la détermination du mouvement est accompagnée du sentiment de reproductibilité, alors elle est objet d’action pour le sujet. C’est ce sentiment de reproductibilité accompagnant la détermination du mouvement qui « éveille » le moi. L’âme est « éveillée », elle perçoit la détermination comme on perçoit un « songe, immédiatement après le réveil. « Le souvenir d’un acte renferme le sentiment de la puissance de la répéter. Ce sentiment, aperçu dans le présent, est prévu pour le temps futur. L’agent moral prédétermine ses actes à venir, contractant ainsi avec lui-même un engagement qu’il se sent libre d’accomplir. »133 Les deux idées cardinales quant à la moralité, que sont celle de liberté, dans la mesure où je peux répéter librement l’acte, et celle de contrat, étant donné que je m’engage librement dans le présent pour le futur en éprouvant ce sentiment de repétibilité, sont donc contemporaines de la naissance de la personnalité. La genèse de l’agent moral et la genèse de la personne sont équivalentes : c’est là un héritage lockien, mais c’est également la raison pour laquelle Biran intitulait sans ambages le paragraphe sur l’éveil du moi « hypothèse sur l’origine de la personnalité et de l’aperception interne immédiate », tandis que dans la tradition empiriste qu’il recueillait, la « personne », c’est l’agent imputable moralement. En revanche, et c’est là ce qui sera de poids quant à la question du désir : ce premier mouvement, cette « origine », n’appartient pas à volonté, et il sera crucial de s’interroger sur le rôle du désir dans ce processus de révélation de la personnalité. Nous pouvons également nous demander en quoi la résistance est nécessaire au sentiment de l’effort, a fortiori comme résistance hétérogène, discontinue. Rappelons qu’elle était introduite par Condillac au titre de la solidité pour obtenir une dualité inassimilable, aux termes mutuellement exclusifs, qui conditionne l’extériorité, puis développée par Tracy comme devant être éprouvée pour être connue comme résistance. A vrai dire, cette nécessité est exposée par Maine de Biran dans les termes les plus clairs dans le Mémoire de Berlin, dans un passage que nous allons commenter tout le long de ce paragraphe134 : qu'est-ce qui distingue le mouvement volontaire du mouvement qui ne l'est pas, p. ex. du mouvement organique ou du mouvement désirant ? Voilà une distinction qui intéresse au plus haut point notre problème. C'est par « la conscience ou le sentiment d'effort [libre] qui accompagne cet acte » que le mouvement peut être qualifié de volontaire. Le fait que Biran ait finalement biffé le mot « libre » signale le caractère facultatif, même anecdotique, du sentiment de 132 Ibid., en note. Essai sur les fondements de la psychologie, note p. 605, édition Tisserand, cité par Anne DEVARIEUX, op. cit., p. 355. Souligné par elle. 134 A IV, 128. 133 35 liberté, sentiment d'exécuter ou ne pas exécuter l'acte, quant à son argument, et que ce qui lui importe est le sentiment tel que lors de l'exécution concernée. En effet, le problème qui permet à Biran de contester le critère de l’effort comme simple exécution d’un acte est sa circularité. Ce critère se formule ainsi : « C'est que dans le premier cas [celui où il y a effort] l'âme agit et que dans l'autre [celui où il n’y a pas effort] elle n'agit pas. » Or, cela est insuffisant. Suivant ce critère, l'attribution de l'action à l'âme, c’est-à-dire l’effort pur, considéré en lui-même comme cet acte que j’exécute et que je peux en conséquent m’attribuer, se reconnaît par l'attribution de l'action à l'âme, donc l’effort se reconnaît par l’effort ; ce cercle vicieux est celui de la conception de l'âme comme identité logique A = A, expose Biran en citant Degérando. L’âme, comme force, comme ce qui s’efforce, se définit par l’âme. Dans une note en marge du manuscrit de ce texte, il ajoute que quand bien même l'action en question serait la pensée, l'argument resterait le même, le cercle continuerait à le prendre en lasso. C'est non seulement tout système de l’identité qui appelle sa médiation par une résistance qui ne lui soit pas homogène, mais également le cogito cartésien : je pense, j'exécute un acte, mais pour m'attribuer la pensée et partant l'existence, il faut que je dispose d'un critère pour la distinguer de tout autre sentiment, ce que je ne fais pas par le critère de l'effort pur comme simple exécution d’un acte, car ce critère lui-même étant reconduit au fait d'être approprié à l'âme, le cercle revient au galop : l’effort se reconnaît par l’effort. Si on fait de l'âme un terme absolu antérieur au moi, on voit mal pourquoi on la circonscrirait à l'action d'un moi, et si on la rabat sur le moi, on ne peut le faire sur les termes du seul critère d'effort car alors le moi est contaminé par le cercle. Après avoir parcouru les perles de ce chapelet de difficultés, Biran finit par répondre : « je considère d'abord que le mouvement ou l'effet de contraction que je produis ou me sens toujours le pouvoir de produire dans les différentes parties de mon corps, soumis à l'influence directe de cette puissance que j'appelle ma volonté est le résultat d'un même effort toujours présent et toujours disponible tant que dure l'état de veille ou le sentiment individuel de mon existence »135. Il y a donc un premier effort, continu, et partant identique à lui-même. C'est la raison pour laquelle le terme même de l'effort est absorbé par le système de l'identité, ce qui était rendu possible par le fait que le terme immédiat de l'effort doit lui être homogène pour que l'action soit possible : le corps sur lequel 135 A IV, 136. Nous pourrions demander à Biran si le fait de s’identifier à une puissance n’est pas déjà retomber dans le piège des facultés. En réalité, on ne s’identifie jamais à une puissance séparée : les vingt dernières pages de la version couronnée du Mémoire sur la décomposition de la pensée précisent systématiquement que l’identification du moi à une force hyperorganique = x se fait dans l’acte, de façon relative et non de façon absolue. Par conséquent, il n’y a pas de moi sans corps, la subjectivité doit être corporée. « On peut conclure […] que l’âme n’agit pas ou n’exerce pas sa volonté, sa puissance de mouvoir, non seulement de ce qu’il n’y a pas d’aperception actuelle ni de conscience, mais de ce qu’il n’y a aucune condition d’aperceptibilité possible. » A III, 418. A Michel Henry d’ajouter : « que l’âme, comme terme transcendant = x, n’est qu’une ombre » (op. cit., p. 69). 36 j'agis primitivement n'est donc pas objectivement étendu, il n'y a pas cette hétérogénéité du corps étendu et de l'âme pensante. Il y a homogénéité de la cause à l'effet immédiat, sinon comment agirait-elle dessus ? « Observez bien que la cause, qui est la volonté motrice, et l’effet, qui est la sensation musculaire, ou celle du mouvement même produit dans le corps, sont deux éléments homogènes du même fait de conscience, qui ne sont connus, sentis, ou aperçus que dans leur rapport de connexion intime. »136 Anne Devarieux commente brillamment en deux points : d’une part, on ne peut dire que le moi serait un premier terme, le corps un second terme, mais il faut affirmer au contraire que « le moi […] est constitué dans et par ce rapport senti entre deux termes qui sont l’initiative d’un pouvoir moteur ». Ce qu’il y a d’originaire n’est donc pas le moi : c’est le fait primitif, comme rapport senti, continu, comme « sentiment fondamental et absolu et de l’existence ». D’autre part, il y a homogénéité du corps avec la force. « Biran n’affirme pas l’identité mais bien l’homogénéité, qui suppose distinction mais non séparation. »137 Ce premier effort se distingue de ce qu'il insuffle : l'effort médiat en tant que celui-ci, discontinu, n'est pas identique à lui-même. « La connaissance de la forme, de l’étendue des différentes parties du corps, mesurée par la main aidée de la vue, diffère bien essentiellement de cette connaissance intime, relative au déploiement du même effort sur un terme inerte, qui est inséparable de l’existence même du moi. »138 Il faut dire que Condillac, lorsqu’il use du tact de la statue comme outil de connaissance, s’est clairement arrêté à la lisière d’un chemin veinuré de ronces de questions : « Comment un organe mobile quelconque a-t-il été constamment dirigé sans être connu ? », lui demande Biran139. Cette connaissance originaire est formulée dans les termes les plus sublimes dans cette phrase souvent citée : « supposons tous les muscles volontaires contractés dans l’immobilité du corps, les yeux ouverts dans les ténèbres, l’ouïe tendue (acuta) dans le silence de la nature […] l’effort reste seul et avec lui, le moi phénoménal pur ou réduit à son aperception immédiate interne ; tant que ce mode invariable persiste, c’est-à-dire tant que dure la veille du moi […]. »140 En ce qui concerne le mode variable d’exercice du moi, la discontinuité du second terme de l’effort, du second terme d’application du « pouvoir-soi mouvant », est évidente dans la connaissance représentative que nous avons de notre corps : « la connaissance objective de la forme particulière de cet organe, de sa situation ou sa distance à telle autre partie, ne résulte point de même immédiatement [nous soulignons] de l’exercice simple de la motilité : il faut de plus un double contact et l’application successive d’une commune mesure [c’est la continuité du fait primitif] qui circonscrive les limites 136 A XI-2, 285. Anne DEVARIEUX, L’individualité persévérante, op. cit., p. 162. 138 A III, 140. 139 A III, 137. 140 A IV, 137-138. 137 37 [nous soulignons]. »141 Par conséquent, si l’une de mes mains était insensible, suivant Condillac, je devrais, les appliquant l’une à l’autre et prenant acte de l’absence de réciprocité affective, la connaître comme un corps étranger, mais la réciprocité de l’effort fait que ce n’est pas le cas, car ma connaissance objective provient de l’effort médiat142. Les affections sensibles ainsi que leurs déterminations, au contraire, sont obscures, elles sont accompagnées de la nappe obscure du plaisir et de la douleur. En bon élève de Condillac, Biran retient surtout qu’identifiés à elles, nous ne pouvons les refluer comme objets connaissables. Ainsi, seules les déterminations de l’effort médiat peuvent être claires et distinctes, car ce sont les seuls à nous distancier, à nous ménager l’espace d’une visée. « Dans tout vouloir ferme, l'exécution ne peut être qu'immédiate, actuelle et instantanée, comme nous le savons par les faits même de conscience. La force manifestée et son produit sensible externe ou interne coexistent donc en un seul point indivisible du temps. »143 Entendre : il y a divisibilité du temps quand il y a discontinuité, médiateté, mais la veille est au contraire « immédiate, actuelle et instantanée. » C’est sur ce transport du fait primitif vers la veille du moi que se situe la véritable conversion au biranisme dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée. Le jeune Biran, celui du Mémoire sur l’influence de l’habitude, assimilait au contraire l'unité du moi à la répétition du même acte ; désormais, il assimilera cette unité à la continuité de l'acte144. Il suit de ces considérations que sans le second terme d'effort qui s'en dégage, le moi demeure « enveloppé »145 dans le brouillard de ses affections, il est obscur à lui-même, il est « pour lui-même comme n'existant pas. » C'est dire que le moi se détache d'un terme d'effort qui lui résistant constitue un fond de non-moi à partir duquel se distinguer, mais que le terme de cet effort ne doit pas être immédiat, au risque d'être identifié pleinement au moi (fait primitif). « Notre existence quotidienne est continuellement discontinue. »146 Le « sentiment fondamental et absolu de l’existence », que nous retrouvons enfin, n’a ainsi rien d’absolu, puisqu’il est une relation originaire mais continuée. Cette notion d’effort médiat, nous avons dû prendre le temps d’en expliciter les motivations et la portée, car elle sera d’une importance dont ne nous soupçonnons pas encore l’ampleur quant à la question biranienne du désir (voir le second chapitre de notre seconde partie). Le biranisme est une philosophie de l’homo duplex, dans laquelle la subjectivité est incarnée, et pour laquelle la connaissance est produit d’une activité, plongeant racines dans l’existence comme acte originaire. Nous avons pu dégager deux lieux possibles où l’élan du désir peut prendre appui : la 141 A III, 211. Ibid. 143 A X-2, 133. 144 Voir à ce sujet l’excellente mise au point de François AZOUVI, La science de l’homme, op. cit., p. 225 sq. 145 A IV, 137. 146 Les conversions de Maine de Biran, op. cit., p. 20. 142 38 volonté et la vie affective. Où et comment s’élabore le désir chez Biran ? La question est plus compliquée qu’il y paraît car il y a bien une continuité entre ces pôles : nous avons vu par exemple le cas de l’odorat « au-dessus du ton ordinaire » où l’objectivité n’est pas encore construite, mais où il y a déjà discontinuité, découpage de plusieurs termes de l’effort. C’est la continuité de la science biranienne de l’homme qui rend la tâche ardue, brouille les pistes, et finalement donne à la question posée tout son sel. 39 Deuxième partie – Le lieu secret du désir Aucune de mes cellules n'est jamais morte. Le protoplasme de mon corps est vivant depuis des millions d'années, puisque chacun de ses fragments dérive directement, par dédoublement ou fusion, d'un fragment vivant. Cette cellule de mon épiderme qui va mourir et se détacher, elle n'avait connu que la vie depuis des siècles et des siècles. Mon corps est en continuité, par mes ancêtres humains et animaux, avec les vivants les plus primitifs. Il dure depuis les origines mêmes de la vie. Raymond RUYER, Eléments de psychobiologie, Introduction. Besoin, désir, volonté Dès que je suis attentif au pouvoir que j’ai de remuer le petit doigt, je répète cent fois ce geste avec le même émerveillement. Louis LAVELLE, De l’Acte, Aubier, p. 10. L’homme est naturellement plongé dans une vie affective, véritable basse continue de la vie. De Cabanis, Biran hérite de l’idée selon laquelle le « fond primordial » de l’existence est « déterminé par l’organisation intérieure ». C’est la nuit des affections internes. Néanmoins, pour l’homme, c’est « l’action continuelle des corps extérieurs [qui est] la partie la plus remarquable de son existence »147. Ainsi, peu importe de quel point de vue l’on se place, interne ou externe, la vie affective de l’homme demeure la tonalité dominante de son existence. Être, pour les héritiers de Condillac, c’est avant tout pâtir, mais qu’est-ce qui chez Cabanis est l’être pâtissant, le substrat qui recueille cette vie affective et, nous l’avons vu, s’y identifie ? « L’homme intérieur, c’est l’organe cérébral. »148 Biran contestera que l’on puisse localiser, de façon étendue et physique, l’unité du moi au sein de l’étalement multiple des fibres nerveuses : le centre est introuvable, l’âme est une force hyperorganique149. Le réductionnisme radical au corps objectif, ce corps qui n’est du point de vue du biranisme qu’une seconde construction, sera sévèrement critiqué par Maine de Biran. Ainsi, lorsque Cabanis affirme que « le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile », cette position est jugée « si extraordinaire, si bizarre même »150. Derrière ce matérialisme, le diagnostic du philosophe de l’effort est clair : on a voulu unifier la vie derrière un seul principe, quitte à absorber deux ordres hétérogènes de phénomènes vitaux en un seul. C’est en vérité l’erreur de Stahl151 qui se répète dans 147 er 1 mémoire de l’Institut, II, 18, cité par François AZOUVI, op. cit., p. 45. Cité par Henri GOUHIER, op. cit., p. 177. 149 Voir supra, p. 34. 150 A VI, 37. 151 Voir supra, pp. 9-11 148 40 l’Idéologie que recueille le biranisme. « Comme Stahl disait que l’âme, présente à la fois dans chaque partie de son domaine, dont elle prévoit tous les besoins, dirige, active et tend tous les ressorts, secrète dans le foie, la rate, absorbe et exhale dans les poumons, contracte et dilate dans le cœur, digère dans l’estomac, pense dans le cerveau, sent dans les nerfs, et dans tous les points qu’elle anime ; on pourra se croire fondé à dire [c’est là le geste de Cabanis] que ce sont les organes euxmêmes qui, imprégnés chacun de sa portion ineffable de la vie […] secrètent, digèrent, meuvent, sentent, pensent […]. »152 En somme, le passage de l’animisme à la théorie, proche de Bordeu, suivant laquelle la vie est une somme de vies particulières, se résout simplement dans le passage de l’unité d’un principe à la réplication de ce principe à proportion de la multiplicité des organes. Il n’y a toujours qu’un seul principe, et il s’agit toujours du même principe, l’âme, seulement, il est instancié dans chacun des organes, ce qui est d’ailleurs conséquent avec la doctrine de Stahl, si bien que la résorption de la vie ne se fait plus sous le principe animateur, mais sous les organes. Cabanis, en somme, ne fait rien de plus que pousser plus en avant la logique induite par les axiomes de Stahl. Si Biran avait suivi la doctrine idéologique, le seul lieu possible du désir aurait donc été la vie organico-affective : il n’y a que les organes, et leurs affections, qui tirent leur origine de l’action réciproque des organes ou de l’extériorité sur la vie organique. Néanmoins, quand bien même il aurait suivi un tel chemin, le désir aurait été une impossibilité logique. En effet, si tout désir se portait vers une affection, il faudrait qu’il y eût une distance entre ce qui désire et ce qui est désiré : si le désir est un, alors le désir n’est pas. Le fait que le désir se constitue toujours dans l’épreuve d’une distance, voire d’une séparation, crée un problème considérable si on veut enraciner la vie désirante dans la vie affective, et uniquement dans celle-ci. Nous ne pouvons non plus tomber dans l’autre écueil, consistant à congédier purement et simplement la vie affective de l’activité désirante. La continuité qui fait la spécificité du biranisme nous l’interdit. « L’animal éprouve des aversions ou des répugnances qui sont des traces d’affections pénibles ; l’homme hait les causes réelles de ces affections qu’il juge ou croit exister : il désire qu’elles s’éloignent. »153 Il y a une distinction claire entre le besoin et le désir. Le besoin est possible pour un sujet confondu avec ses affections : il produit ce mouvement instinctif où le sujet endormi est magnétisé par ses affections. Par exemple, une affection interne telle que la faim produira des mouvements visant à la satiété en partant à la fois d’une représentation passive du bien et d’un sentiment de manque, c’est-à-dire d’une composition de déterminations affectives154, avec laquelle le sujet sera totalement identifié, sans pour autant que ces mouvements soient voulus, ni que le 152 A VI, 37. A VII, p. 255. 154 Suivant la définition donnée plus haut, voir supra, pp. 34-35. 153 41 désir entre en jeu. C’est le « silence très actif [nous soulignons] des sens »155, par rapport auquel la personne est passive, comme n’existant pas. Chez Condillac, un tel cas ressortit au besoin, et au désir si l’écart entre le malaise présent et le bien représenté présente un degré suffisant de ténuité.156 Au contraire, pour Biran, le désir suppose explicitement jugement ou croyance, c’est-à-dire une activité intellectuelle dont nous savons, par la discussion biranienne du cogito, qu’elle est également motrice : « l’homme hait les causes réelles de ces affections qu’il juge ou croit exister ». Ainsi, même si le désir se présuppose à titre de condition matérielle la vapeur dormitive des affections, il se pose nécessairement en aplomb de telles affections, et sans cela il risque d’être confondu avec le besoin. C’est justement lorsque la personnalité commence à être « désenveloppée » que le désir est possible, à moins que le désir ne participe pleinement au processus de genèse de la personnalité. C’est une question importante qui ne pourra être tranchée qu’une fois que nous nous serons rapprochés du lieu du désir. La volonté est elle-plus propre à être instillée de désir ? Nous avions déjà vu que dans l’école de Condillac, par une abolition de l’agent, de tout ce qu’il y a d’actif en nous au nom d’une unité de principe, le désir était absorbé dans la volonté, elle-même absorbée dans la sensibilité157. Il nous faut à présent voir, dans l’œuvre de la dernière figure du condillacisme, Destutt de Tracy, l’ami et correspondant de Biran, ce qu’il en est précisément de cet amalgame. Nous savons que chez Tracy, ce n’est plus la solidité, mais la résistance qui permet de s’objectiver un monde, et nous avons même ajouté que c’est à partir du moment où la volonté est ajoutée comme critère, dans les Elements d’idéologie158, que Biran contestera la position tracyenne, qui créait un cercle159. En effet, dans la doctrine finale de Tracy, c’est la volonté, qui est également le désir, au point que les deux termes sont employés indifféremment comme synonymes, qui rend possible le sentiment de résistance, et partant l’objectivité. « Toutefois, l’on voit que pour que cette résistance me soit connue pour être une véritable résistance, il ne suffit pas que je sente un désir : il faut que ce désir soit suivi d’une action, que je sente cette action aussi quand elle a lieu, et que tantôt elle ait lieu librement, tantôt elle éprouve une opposition. »160 La primauté reste sur la motilité par rapport au désir, mais celui-ci 155 Anne DEVARIEUX, op. cit., p. 100. Voir supra, p. 27. 157 Voir supra, pp. 26-27. 158 Destutt de TRACY, Elements d’idéologie, I, Idéologie proprement dite, Paris, Vrin, 2010, p. 149 : « quand j’ai dit que notre volonté ne peut naître tant que nous ne connaissons pas l’existence des corps, j’ai soutenu en même temps que des mouvements volontaires suffisent pour nous apprendre cette existence. Aujourd’hui que je conviens que ce dernier point n’est pas prouvé, et que je pense que des mouvements voulus sont nécessaires pour connaître l’existence des êtres autres que nous […]. » 159 Voir supra, p. 32-33. 160 Elements d’idéologie, I, Idéologie proprement dite, op. cit., p. 148. 156 42 est nécessaire pour connaître des corps extérieurs. Comment Tracy échappe-t-il au cercle dans lequel une telle conception devrait le faire s’échouer ? C’est justement parce qu’il confond la volonté avec le désir, et qu’il n’est donc pas choqué en affirmant que la volonté peut simplement réagir sympathiquement sans vraiment agir de sa propre initiative. En d’autres termes : dire que la volonté, c’est le désir, c’est également affirmer que l’initiative est facultative pour qu’un acte soit qualifiable de « volontaire ». Ainsi le chef de file de la maison d’Auteuil peut-il écrire, sans que cela ne choque personne d’autre que les apprentis philosophes de l’effort et de l’activité que nous sommes : « un fait constant démontre que le sentiment de vouloir, que la sensation d’un désir, peut précéder en nous la sensation de mouvement », et l’exemple qui le prouve, « c’est qu’une douleur quelconque, surtout si elle est vive, nous fait éprouver le besoin [nous soulignons] de nous remuer, de nous agiter, très indépendamment de toute connaissance de l’effet qui en arrivera […]. »161 La volonté n’est ici pas authentiquement active, elle à laquelle pourtant Locke conférait abstraitement toute l’activité et rien d’autre que cela : elle ne fait que répondre au besoin. Par conséquent, le désir aurait été un terme plus propre, mais celui-ci étant aussi la volonté, la difficulté est par définition esquivée. La conclusion attendue vient dès la page suivante : « le mouvement volontaire seul nous donne un vrai sentiment de résistance [et] le sentiment de quelque chose qui résiste à une action que nous voulons, nous prouve invinciblement la réalité d’une autre existence que celle de notre vertu sentante »162. Donc : sans mouvement volontaire, notre existence demeure purement sensible, et ne se transcende jamais jusqu’à la représentation de quelque chose. Ajoutons que certains points doctrinaires du Mémoire sur la faculté de penser de 1796 semblaient déjà annoncer une telle confusion. Ainsi Tracy y écrivaitil que « nos premiers désirs, comme nos premiers jugements, sont forcés et nécessaires, et dérivent inévitablement de la nature des êtres et de leurs rapports avec notre organisation. En cela, notre volonté n'est qu'une conséquence rigoureuse de notre sensibilité : elle n'est pas libre. »163 Dans ce court passage, non seulement les termes « désirs » et « volonté » sont déjà amalgamés, mais nous voyons très bien au nom de quoi cet amalgame est commis : en bon condillacien, Tracy doit reconduire la volonté à la sensation transformée, la disculpant ainsi de l’initiative, rendant possible l’affirmation selon laquelle le désir et la volonté sont proches parents. Une telle position est intenable dans le cas où la volonté, innée à elle-même, dispose de sa propre originarité. Ainsi Locke devait-il, pour rester conséquent avec sa doctrine, faire part de l’hétérogénéité du désir et de la volonté. « Je veux une action qui tend d’un côté, pendant que mon désir tend d’un autre directement 161 Ibid., p. 158. Ibid., p. 159. 163 Cité par Henri GOUHIER, Les conversions de Maine de Biran, op. cit., p. 364. 162 43 contraire. »164 Cela ne l’interdit pas d’élaborer finalement une doctrine de la puissance et de la transcendance du désir165. Biran n’aurait pas nécessairement été en désaccord avec l’idée que le désir participe de la genèse de l’extériorité, mais c’est l’idée de contaminer la volonté de désir pour affirmer sa nécessité au sentiment de l’effort qui lui semble d’une insigne mauvaise foi. Il est, à vrai dire, intransigeant sur ce point : tout comme pour Locke, couper la racine de la volonté revient pour lui à la nier purement et simplement. Ainsi affirme-t-il de façon intransigeante que la volonté n’est pas le désir. « Volitions confondues avec les inclinations comme le désir avec la volonté par l’école de Descartes. On a fait totalement abstraction de la volonté dans l’analyse des facultés humaines. […] De même, si la volonté est identifiée complètement avec le moi, on ne peut pas demander s’il dépend de nous de vouloir ou si la volonté est libre ; car, c’est demander si le moi dépend de lui-même ; le rapport de dépendance supposant deux termes. »166 Très clairement, il y a une originarité, une absence de distance de soi à soi, dans la pure spontanéité de la volonté : « Vouloir n’est pas désirer, car le désir, maladie du vouloir, passion de l’activité (dit Biran en écho à de Bonald), suppose le temps successif et la distance entre le sujet et l’objet désiré. »167 Quelle peut donc être la situation du désir dans la philosophie de l’homme double ? Il semble n’être nulle part : tirant à soi les affections à titre de condition matérielle, il n’y est pas identifié, rongeant parfois l’activité de la volonté dans sa passivité, il ne doit pas être confondu avec, ce qui autorise Anne Devarieux, quand elle endosse le point de vue de la volonté, à employer le vocabulaire d’une pathologique du désir. D’où et comment le désir exerce-t-il son pouvoir de fascination ? En somme : quel est-il, considéré non comme talisman, mais comme levier, pour employer le vocabulaire de Biran ? Lové dans le berceau du système perceptif Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu ! 164 John LOCKE, Essay…, op. cit., II, 21, §30. Voir supra, pp. 27-28. 166 Journal, I, op. cit., pp. 144-146. 167 Anne DEVARIEUX, Maine de Biran. L’individualité persévérante. Op. cit., p. 130. 165 44 Paul VALERY, Le Sylphe, in Charmes. Ce ne sont pas deux, mais trois systèmes (quatre dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée), que Biran distingue dans son œuvre la plus synthétique, la plus claire et la moins « bégayante »168 : De l’aperception immédiate, le mémoire de Berlin. Nous avons déjà parcouru les premiers dédales de ce qui y est nommé « système affectif ou sensitif simple », celui où le moi est identifié à ses affections internes et externes au point où toute forme de temps et d’espace sont exclues.169 La vie affective semble donc durer « depuis les origines mêmes de la vie », et nous avons vu qu’elle participe du désir à titre de condition matérielle, sans que l’on puisse l’y faire commencer. D’autre part, nous nous sommes également promenés au sein du « système aperceptif actif ». Comment se former une idée d’un tel système ? « Séparons d’abord du sens du toucher actif tout ce qui n’y dépend pas immédiatement de la fonction motrice volontaire qui le constitue en propre. Ecartons-en tout ce qui tient à la sensibilité d’un tact passif, pour retrouver dans leur pureté, et hors de tout mélange, les deux éléments qui s’y rapportent, l’unité de résistance essentiellement relative à l’unité d’effort. »170 La fiction qu’utilise souvent Biran pour nous aider à accomplir une telle expérience de pensée, une telle abstraction car nous ne sommes jamais effectivement séparés des vapeurs de l’aurore affective de notre existence, c’est l’expérience de l’ongle pointu171. Imaginons que mon organe tactile ne soit plus la main, mais un ongle affûté, long, pointu, et rien d’autre que cela. Devenu un tel être ongulé, sans doute trop effrayant pour plaire aux sens de mes pairs, je n’aurais l’idée des objets que par le sentiment de l’effort, puisqu’il y a aucune terminaison nerveuse dans l’ongle, qu’on ne le sent pas. De cette manière, non seulement mon sentiment d’effort serait purgé du philtre des affections, mais de surcroît, des idées comme celle d’étendue ne seraient formées que plus tard, par succession de mouvements. Je ne jouirais, de prime abord, que de l’effort pur, sans jugement de réflexion modale172. Ce système correspond donc à la motilité volontaire, et 168 Biran se lamente souvent de ne parvenir qu’à « bégayer », et les nombreuses biffures et réécritures, intervenant dans quasiment chacune des phrases, réécritures qui satisfont souvent l’auteur moins que le premier jet, sont si l’on veut les sacs et ressacs d’un tel bégaiement. Jusque dans ses analyses les plus pointues, le thème revient : « les ressorts auxquels tiennent les volitions sont autant de mystères sur lesquels nous ne pouvons que bégayer » (A III, 107) ; « essayons pourtant de bégayer encore » (A III, 111) ; « pourquoi nous sommes réduits à bégayer sur son explication ? » (A III, 394), etc. 169 A VII, 209 : « On pourrait chercher à définir l’affection simple en disant que c’est ce qui reste d’une sensation complète, quand on sépare l’individualité personnelle ou le moi, et avec lui toute forme de temps et d’espace [...]. » 170 A IV, 138. 171 A III, 205 sq. Xavier Tilliette emploie au sujet de cet exemple l’expression d’ « être ongulé », dans son article « Nouvelles réflexions sur le Cogito biranien », Revue de Métaphysique et de Morale, 88e Année, No. 4 (Octobre-Décembre 1983), p. 444. 172 A IX, 390. 45 en vertu de la distinction biranienne du désir et de la volonté, on ne peut y semer ce que nous cherchons. Qu’en est-il du troisième système ? Il s’agit d’un système « mixte » : l’idée n’est donc pas de former un troisième pôle, pour les besoins de la théorie, mais d’assumer la continuité entre les deux précédents. Sans l’assomption de cette continuité, nous serions embarrassés devant la difficulté de la localisation de la genèse de la personnalité, dont nous avons déjà esquissé les nombreuses difficultés. A l’instar du désir, cette genèse n’a pas vraiment lieu dans la vie affective pure, mais elle n’a pas non plus encore lieu dans la vie aperceptive. Si l’image de la vie affective est le sommeil, l’image du « système perceptif ou l’intuitif » est le réveil, le moi émergeant de son enveloppement, s’exhaussant du simple mode de la veille pour exaucer l’effort. Ce système est d’ailleurs double : il intéresse non seulement la question de la genèse de la personne, avec les premiers balbutiements d’une « attention »173, mais également la question de l’intuition, sorte de spatialité visuelle précédant la spatialité découpée sur l’étendue comme résistance continue à l’effort174. Cette spatialité n’est pas celle, tri-dimensionnelle, de la motilité volontaire : sa nature est celle de la pure image, son sens est la vue passive, et c’est dans la conversion de cette passivité en activité, en attention, que l’intuition se convertit en perception.175 La duplicité de la notion du système perceptif n’est donc pas non plus irréductible à une homogénéité. Nous ne savons pas encore si l’intuition sera nécessaire à l’élaboration du désir, ainsi ne développerons-nous cette notion que si notre question l’appelle, et au moment où elle l’appellera. Suite à une première genèse de la personnalité, nous l’avons vu, dans le sentiment de la puissance de répéter spontanément le mouvement produit, un premier mode de l’effort, cette fois-ci « médiat », se saisit par les effets perçus dans le milieu de cette spatialité intuitionnée par la vue, mais il n’y a pas encore aperception interne du moi, celle-ci se faisant par le levier d’un signe, et requérant déjà un sentiment complet de l’effort. Ajoutons, pour éviter toute confusion, que l’aperception est une perception active accompagnée du sentiment du moi, et que l’aperception du moi n’est donc pas le sentiment du moi, mais plutôt la connaissance des idées de cause, de force, etc. « L’effort, quoi qu’activé par une attention plus expresse, n’est pas aperçu en lui-même dans sa propre détermination176, ni même dans son résultat le plus immédiat ; il pourra donc ne l’être que dans son résultat médiat, je veux dire dans l’image ou le mode intuitif sur lequel l’attention ou la force de l’âme se fixe et se concentre. C’est là une différence bien notable qui sépare, dans la perception que nous considérons ici, cette faculté qui sera appelée attention perceptive de celle qui, 173 Cf. supra, p. 31 sq. A IV, 177-178. 175 A IV, 178. 176 Nous n’apercevons en effet, les draps de l’éveil seulement à demi-tirés, qu’une puissance de répéter spontanément, et non l’unité d’une force appliquée à l’unité d’une résistance. 174 46 dans l’aperception interne, sera caractérisée sous le titre de réflexion. »177 Quel rapport le désir entretient-il avec ce troisième système ? Nous suivrons l’hypothèse d’un rapport entre le désir et la genèse de la personnalité, et suivant les résultats que nous offre le parcours d’un tel fil conducteur, nous aborderons ou non la question de l’intuition face au désir. L’exemple que nous avions employé concernant l’éveil du moi était celui de l’olfaction. Afin de ne pas trop nous disperser, nous en resterons à cet exemple, et nous allons l’utiliser pour voir comment se développe chez Biran la première topique du désir, dans son premier mémoire sur l’influence de l’habitude. Ce choix semble a priori peu judicieux : en effet, des notions cruciales comme celle de veille du moi ou de force hyperorganique sont absentes de ce premier travail. Cependant, nous pouvons et devons préciser qu’en ce qui concerne l’organe le plus passif de tous, savoir le nez, ces deux notions sont d’une importance mineure. En outre, partir du commencement nous permettra, si des modifications sont apportées à la doctrine biranienne du désir, d’être en mesure d’en rendre immanquablement compte. De ces considérations, nous tirons l’intérêt de scruter la première topique du désir dans toute sa verdeur. Dans la première version du premier Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser, Maine de Biran part de l’exemple de l’olfaction une fois que l’odeur a été atténuée. Nous avions vu, dès notre introduction, l’importance pour la genèse du biranisme de reprendre à Bichat cette idée que l’habitude émousse la sensibilité. « Nous pouvons concevoir comment une attention [nous soulignons, ce vocabulaire est celui de l’émergence du moi] particulière donnée à ces sensations, lorsqu’elles ne sont ni trop vives, ni trop générales ou tumultueuses peut les rendre distinctes jusqu’à un certain point, et leur donner quelques degrés de lumière. C’est la réaction continuée [nous soulignons] du cerveau qui produira cet effet ; c’est par des mouvements, un effort exercé, des résistances vaincues que la sensation fugitive sera fixée et prendra consistance. »178 Nous pouvons nous assurer qu’il s’agit, dans le cas de ces sensations « ni trop vives, ni trop générales ou tumultueuses », de sensations émoussées, dans la mesure que dès le paragraphe suivant, en guise d’exemple équivalent pour le goût, Biran parle de ces hommes « dont l’âme pour ainsi dire est toute dans le palais » et qui « conviennent qu’ils ont beaucoup de peine à rappeler telle saveur qui les intéresse ». L’enjeu de ce passage de ce Mémoire sur l’influence de l’habitude, c’est le passage de l’affection à la perception, ce dernier mot étant d’ailleurs employé en bas de la page ; ce passage est le seul à même de fixer ces impressions, conjurant ainsi leur atténuement par l’habitude. Ce qui sera distinct dans une telle impression, ce sera seulement sa part active ou réactive, car une affection, en soi, est aussi obscure que l’être du plaisir ou de la douleur, et ne se saisit pas, n’ayant nulle distance au moi. Mais ce schéma a un autre 177 178 Ibid. A II, 51. 47 sens, auquel il sera fait allusion dans la première version mais qui ne sera vraiment clairement explicité que dans la seconde version du dit mémoire. Nous l’avons vu : l’odeur de rose est atténuée, et par réaction sympathique, j’inspire plus fortement. Ce geste n’est pas à mon initiative, mais le sentiment de reproductibilité en rend possible une future aperception externe. Qu’est-ce qui motive à rechercher l’intensité affective passée, à inspirer plus fort pour en venir à expirer un moi ? Cette question est très importante car cette motivation entraîne à titre de conséquence l’éclaircissement des affections en perceptions. La seconde version du Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser ne laisse aucune ambiguïté à ce sujet. « A mesure que la sensation s’affaiblit et se dégrade dans l’organe […], le système, ou le centre le plus directement intéressé, n’en demeurent pas moins fixés au même ton ; et le principe sensitif en conserve toujours quelque détermination plus ou moins persistante179 ; il agira donc encore lorsque la cause excitative viendra à manquer : à mesure que le ton180 de l’organe s’abaisse, il fera une espèce d’effort pour le remonter et lui rendre l’action qu’il en avait reçue ; l’impuissance de cet effort produira le trouble, le malaise, l’inquiétude, le désir. »181 L’épaississement, la prise de consistance d’une détermination182 par la répétition des mêmes impressions, c’est-à-dire du changement qui fait suite à ces impressions, diminue le contraste entre le ton – mouvement, disposition – de l’organe et la réception de cette impression, partant l’intensité de cette impression. Cette perte de contraste est inévitable par la nature même de la sensibilité, dont la destination normale, son émoussement, se voit ici jouée par la répétition d’impressions similaires, c’est-à-dire par l’habitude dans sa forme sensitive. Mais lorsque le mouvement organique, homéostatique par lequel l’organe tend à se remonter à son ton originaire ne suffit pas à combler cette béance entre ce qui fut et ce qui est, il y a alors un malaise, qui motive une réaction du centre : c’est le désir. Ainsi Biran doit-il ajouter en note que besoins et facultés « sont deux termes relatifs qui se supposent l’un l’autre ». Il pense en réalité à la genèse de la volonté par le mouvement qui réagit au désir, comme permet de le comprendre la fin de la phrase : « on pourrait concevoir un être sentant, intérieurement organisé comme nous ; mais dénué de mobilité, cet être éprouverait des besoins, des désirs vagues, mais sa volonté ne pourrait naître. »183 Nous trouvons donc non pas une, 179 Voir supra, p. 34, pour la définition de détermination : « changement [ou modification] qui persiste et survit plus ou moins à l’impression ». 180 C’est-à-dire l’amplitude de mouvement, voir supra, la note en bas de la p. 31. 181 A II, 172. 182 Ajoutons que le principe de l’imagination sensitive, savoir la tendance des déterminations sensibles à se remettre au ton d’une impression passée, est, en vertu du schéma que nous développons ici, un principe qui aiguise le désir affectif. Voir plus bas, p. 62, note 234. Ce principe est très logique quand on sait que si l’on se borne au présent, détermination et ton sont régulièrement synonymes, car l’amplitude du mouvement n’est régulièrement rien de plus qu’un changement qui survit plus ou moins à une impression. 183 Ibid. 48 mais deux conditions au retrait de la volonté de sa gangue : d’une part, la motilité, d’autre part, le désir, qui remplit l’office de mobile. Mobile et mobilité me font donc naître comme personne, et dans l’expérience du désir je trouve une condition de cette révélation de soi à soi. Nous détenons à présent en main tous les éléments pour esquisser une première définition du désir chez Maine de Biran. Une affection de l'organe sur le centre (le cerveau, chez le premier Biran) teint d’un « coloris »184 l’ensemble de nos affections et perceptions. Une mauvaise digestion peut faire résonner un fond continu et obscur de tristesse à tout ce que nous éprouvons. Après avoir loué Cabanis pour la découverte des affections internes, Bichat peut ainsi écrire : « voyez cet homme que la colère, la fureur agitent ; ses forces musculaires doublées, triplées même, s’exercent avec une énergie que lui-même ne peut modérer : où chercher la source de cet accroissement ? elle est manifestement dans le cœur. […] Des rapports sympathiques nombreux unissent tous les viscères internes avec le cerveau ou avec ses différentes parties. Chaque pas fait dans la pratique nous offre des exemples d’affections de cet organe, nées sympathiquement de celles de l’estomac, du foie, des intestins, de la rate, etc. Cela posé, comme l’effet de toute espèce de passion est de produire une affection, un changement de force dans l’un de ces viscères, il sera aussi d’exciter sympathiquement, ou le cerveau en totalité, ou seulement quelques-unes de ses parties, dont la réaction sur les muscles qui en reçoivent des nerfs, y détermine les mouvements qu’on observe alors. »185 L’intuition de Bichat que Biran reprend à son compte, c’est qu’une affection peut faire réagir « sympathiquement » le centre, par une locomotion qui n'est pas à l'initiative du moi. Si ce sont des affections internes auxquelles le centre réagit, ces affections étant par définition obscures et inconnues, le moi sera comme « magnétisé » par l’invisible. D'où l'image du rêve186 qu'emploie régulièrement Bichat dans les paragraphes sur les affections internes, ce que ne faisait pas Cabanis. De la nature réactive du désir, nous pouvons inférer son caractère dérivé. Ce qu’explicite clairement le penseur de l’effort. « Nos désirs ont beau précéder des modes ou des faits extérieurs qui arriveraient à point nommé, ils ne seraient jamais sentis comme cause ; qu’une main secourable me remue au moment où je désire, jamais je ne croirais que mon désir est cause du mouvement. »187 184 A II, 54 : « nous portons sur tous les objets la tache ou la nuance que nous avons trouvée dans notre œil ; tous les êtres seront amis ou ennemis ; il faudra voler au-devant d’eux ou les fuir ; un coloris enchanteur sera répandu sur toute la nature, ou elle se présentera voilée d’un crêpe funèbre. » 185 BICHAT, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, op. cit., pp. 80-84. 186 Néanmoins, il ne l’emploie pas en ce qui concerne la motilité pré-natale. A VI, 99-10. Biran cite Bichat : « On conçoit donc à présent que ce sont les mouvements du fœtus. […] Ils ressemblent à ceux d’un homme qui dort et qui, sans qu’aucun rêve agite le cerveau, se meut avec plus ou moins de force. » 187 A XI-1, 120. 49 En revanche, cette structure n’est pas seulement celle du désir, elle est également celle de la motilité prénatale188 : « Il est facile, d'après cela, de concevoir la locomotion du fœtus ; elle n'est point chez lui, comme elle le sera chez l'adulte, une portion de vie animale ; son exercice ne suppose point de volonté préexistante qui la dirige et en règle les actes ; elle est un effet purement sympathique qui a son principe dans la vie organique. »189 Ces mouvements, d’ailleurs, « disposent peu à peu cet organe et ces muscles, l'un à la perception des sensations, l'autre au mouvement de la vie animale, qui commenceront après la naissance. » Biran reprendra ce principe de continuité à Bichat, en le poussant jusqu’aux actes volontaires : « J'ai vu qu'il n'était pas impossible d'expliquer la transformation des actes purement instinctifs [...], d'abord en sensations constitutives de mouvements, puis par un dernier progrès, en actes pleinement volontaires. »190 Mais il va de soi que cette continuité jusqu’à la volonté n’est possible que lorsque les mouvements réagis sont accompagnés d’un certain sentiment de puissance d’être reproduits spontanément. Il n’y a même, dans l’absolu, pas de mouvement absolument involontaire, suivant le principe même de cette continuité : « En restant donc dans le point de vue physiologique, et ne considérant le mouvement que par rapport à l'affection organique plus ou moins obscure et au désir de même ordre qui le détermine [nous soulignons], je dis qu'on ne peut concevoir de mouvement absolument involontaire dans un être organisé vivant. »191 Explicitement, dans ce texte, c’est bien dans le cas d’une réaction désirante, et non d’une réaction comme celle du fœtus, que cette continuité présente une quelconque plausibilité. Et pour cause : les mouvements fœtaux sont réagis par la vie organique, et ne passent pas nécessairement par le « centre », si bien que les conditions pour qu’un mouvement soit volontairement reproduit ne peuvent pas être satisfaites par une telle réaction purement organique. Il faut, en somme, que la réaction parte du centre, de ce qui deviendra la « force hyperorganique » dès le Mémoire sur la décomposition de la pensée. Nous comprenons mieux pourquoi, dans toutes les définitions du désir, il y a transmission vers un centre, et que l’irritation n’est pas claustrée dans les limites fibreuses de tel ou tel organe. « La réaction sympathique du centre [nous soulignons] qui effectue les contractions animales ou les mouvements instinctifs est le symbole du désir affectif [...]. L'action qui, commençant dans un centre unique, effectue les mouvements libres [...] est le symbole propre d'une volonté motrice. »192 Une réaction centrale, et non périphérique, entrant donc dans l’étroit carcan du désir, a un rapport avec l’instinct, à moins que l’emploi ici du qualificatif de « mouvements instinctifs » comme signes extérieurs du désir ne soit ici 188 Il est d’ailleurs fascinant de remarquer que c’est un lieu commun du début du XIXème siècle de faire un rapprochement entre rêve et vie fœtale sous couvert de magnétisme. Voir HEGEL, Philosophie de l’esprit, Paris, Vrin, 1988, p. 470. 189 BICHAT, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, op. cit., art. VIII. 190 Lettre à Destutt de Tracy, mars-juin 1804, édition Tisserand, VII, 239, cité par F. Azouvi, op. cit., pp. 157-158. 191 Ibid., 271, cité par F. Azouvi, p. 160. 192 Essai sur les fondements de la psychologie, édition Tisserand, VIII, 195, cité par F. Azouvi, op. cit., p. 166. 50 purement accidentel. D’autres textes nous permettent de trancher la question rapidement. Tant que le cerveau « réagit sous les impressions provocantes des organes internes qui l’excitent sympathiquement, les mouvements instinctifs [nous soulignons], produits de cette réaction, ne peuvent être sentis. »193 La réaction centrale, lorsqu’elle est à l’initiative réelle des affections internes, relève nécessairement d’un désir obscur à lui-même, les affections internes n’étant jamais connues, mais seulement trahies par les nombreux gradients du coloris variable de notre vie affective. Le mot « inquiétude » serait ici approprié. Ce « désir affectif » a pour produit la somme des mouvements que nous attribuons à l’instinct, à condition que nous ne comprenions pas dans cet épithète, « affectif », les affections sensibles. Une définition de l’instinct, chez Biran, serait donc inintelligible sans une définition préalable du désir. Nous pouvons conclure qu’il y a continuité entre vie affective, désir, instincts, « sensations constitutives de mouvements », et volonté, mais il convient néanmoins de conserver à l’esprit que désir et volonté demeurent, nous l’avons vu, irréductibles l’un à l’autre. « Nous ne désirons que ce que nous sentons ne pas dépendre de nous ou de notre action, nous ne voulons que ce que nous apercevons immédiatement être en notre pouvoir. »194 Qu’est-ce qui, précisément, trahit alors le pas du désir dans le duvet des affections ? Ce n’est pas seulement la structure de la réaction sympathique, car alors la motilité pré-natale serait déjà désirante. Ajouter la condition d’une transmission à un centre suffit-il à discriminer l’un de l’autre ? N’avons-nous pas omis la dimension d’attente propre au désir ? Il y a contraste entre une « trace », un « mouvement » qui après la sensation proprement dite se conserve dans la vie organique, bien que dégradé et se dégradant, c’est-à-dire une détermination, et la sensation proprement dite, contraste qui atténue l’intensité de cette dernière, et en entrave la satiété, puisque le contraste entre un organe qui porte déjà les traces d’une sensation qui lui a été imprimée et cette sensation elle-même est moindre que si l’organe en était vierge. C’est là le sens du rapport de l’habitude à la sensation. « Si la détermination sensitive [rappelons que Biran distingue également des déterminations motrices] s’effectue par l’impulsion répétée de la même cause externe, il ne peut en résulter qu’une modification semblable à la première et différente seulement par le degré : la différence étant proportionnée à l’intensité et à la persistance du changement premier opéré dans l’organe, la sensation renouvelée sera en général plus faible, moins affective. »195 L’affection allant diminuant, la satiété en est entravée, non pas celle éprouvée par le moi, car il n’y a pas de moi distinct de ses affections, mais plutôt la satiété à laquelle la vie organique est accoutumée. L’insatisfaction est transmise sympathiquement au centre, à un 193 Mémoire sur la décomposition de la pensée, A III, 428. A XI-1, 129-130. 195 A II, 149. 194 51 moi « enveloppé » qui s’éveille en la prenant comme mobile. Je ne trouve plus dans l’odeur d’ambre gris la force et la complexité qui jadis lui en chantaient les plaisirs, alors j’inspire plus fort pour capter plus de cette odeur et en retrouver la robe nubile du premier jour. Le désir est donc fondamentalement passif, mais il fait la jonction avec la genèse de la personnalité : c’est un décret de la vie affective qui irrite le centre. Est-ce là toute la forme du désir ? Libido duplex Nous avons vu que le désir, dans sa forme affective, a quelque chose du rite de passage, obligatoire, sans lequel je suis comme n’étant pas. Ce qui fait, chez Biran, la normalité du désir, c’est que conçu dans le système perceptif, il est condition de « désenveloppement » du moi enveloppé dans la vie affective. Seulement, tout comme ma vie n’est pas purement affective, je puis avoir un soupçon que mon désir ne restera pas borné à son avatar purement perceptivo-affectif. Ce grand soupçon fait que je ne puis en rester là. Esquissons le théâtre des opérations. Le désir peut également correspondre au rapport entre l'habitude d'un effet médiat196 contigu à un effort tandis que le moi constate l'absence du premier : son régime d’attente s’opère comme si effet médiat et effort étaient chevillés par un rapport de nécessité. Le désir a dans ce cas de nouveau trait à une attente qui rend présente l'absence, mais cette attente y est de racine active, et se repose sur des déterminations motrices : le souvenir que telle entreprise a eu jadis tels effets, et qu’à présent elle n’est guère plus qu’une agitation. Il y a donc un désir qui correspond à un cas précis de la vie affective, et un désir qui correspond à une mauvaise compréhension du « pouvoir soimouvant », car l'effet médiat et l'effort ne sont pas liés causalement. « Le miracle serait qu’un mouvement ou un changement quelconque s’exécutât constamment et à point nommé soit dans la nature extérieure soit dans notre propre corps, au moment où nous en aurions le désir, où nous en formerions le vœu, sans faire aucun effort pour déterminer ou produire ce mouvement ou changement. Car nous n’avons aucune expérience d’une telle harmonie entre nos désirs et les événements. Ce que nous éprouvons lorsqu’un mouvement est effectué par un acte de volition est tout autre chose, parce qu’il y a le sentiment d’un pouvoir, d’une véritable énergie, et si le sentiment de ce pouvoir n’était pas inhérent aux mouvements volontaires, il ne pourrait jamais nous être donné par l’accord le plus constant et le plus régulier entre un simple désir et l’événement ou la modification qui en est l’objet. »197 On peut aller jusqu’à mettre au jour des interactions entre les 196 197 Concernant l’effet médiat, voir supra, p. 36. A XI-1, 120. 52 deux formes de désir : l'effort de respirer l'ambre gris plus intensément finit par être rattrapé par l'habitude, et ne trouvant plus l'effet médiat (satiété)198 qui l'accompagne normalement, le moi trouve là un mobile d'action par le concours du même jeu instinctif des affections internes qui fut sa première expérience, obscure, du désir. Dans ce cas, tout se passe comme si la seconde forme redoublait la première. Ce second désir, qui n'est possible qu'une fois que le moi s'est éveillé à lui-même par une première expérience désirante, n'est plus borné par la seule affection : l'effet médiat d'un effort revêt toujours la forme de l'objectivité car le moi, dans la mesure qu'il fait effort, ne s'identifie plus à ses affections mais les considère comme non-moi. On peut donc localiser cet effet médiat qui vient à me manquer dans tout ce qui me résiste, mais à une échelle plus large, dans tout ce qui n’est pas affectif, tout ce qui ne m’enveloppe pas. Ainsi ne faut-il pas oublier qu’un tel effet médiat peut en outre s'insérer dans la spatialité de l'intuition199, c'est-à-dire de représentations dénuées de plaisir ou de douleur. Finissant par me préoccuper des causes hypothétiques de l'effet recherché en voulant me les rendre propices, mon désir peut se muer en désir d'un Dieu. Tout cela constitue un programme d’investigation que nous devons à présent ramasser, étayer, développer. Les lignes de force sont esquissées dans une nébuleuse carbone, il nous faut désormais les durcir avec la justesse et la netteté de l’encre. Il y a duplicité de la notion de désir chez Maine de Biran : un désir perceptivo-affectif, et un désir qui relève de l’intuition, que nous devons à présent fonder. Commençons par éclaircir ce qu’il en est de l’intuition. Nous savons que le moi se confond avec ses affections : c’est la statue de Condillac qui tout entière devient odeur de rose si on tend la fleur éployée sous son nez. Mais 198 Cette satiété présente de fait une valeur affective (plaisir), sans jouir d’une clarification par l’effort dont elle a déjà fait l’objet, puisque l’effet médiat et l’effort sont indépendants, ne font que s’accompagner l’un l’autre. Il y a ici une liaison complexe entre une détermination affective, la satiété, et une détermination motrice, l’effort qu’elle accompagne normalement. Un tel complexe ne peut se former que par l’imagination, la réflexion ne manipulant que des idées, c’est-à-dire que des déterminations motrices qui ne se sont pas encore dégradées, faute d’être ravivées par l’effort, en images. Le fait même de cette dégradation, de ce passage entre réflexion et imagination, est la traduction du continuisme constant du biranisme. Voir A II, 196 sq. pour une explication du processus. L’idée est objet de rappel par un signe volontaire, et participe de cette activité, son rapport étant donc celui de l’identité, tandis que l’image est simplement contiguë à d’autres images, semble s’y enchaîner spontanément, sa succession tendant à se réticuler en simultanéité sous l’effet de l’habitude, le sentiment d’effort étant donc dégradé. La dégradation des idées en images trouve un pendant dans la dégradation de la mémoire en mémoire mécanique, où un signe est enchaîné contigûment aux autres signes sans qu’il y ait de détour par le rappel. Signes et idées sont dépareillés par l’habitude, et chacun finit par se réduire à l’inertie des séquences habituelles. Notons enfin qu’à partir du Mémoire de Berlin (Deuxième partie, Deuxième section, Chapitre IV, §2), et à l’occasion d’une très belle théorie du génie, Biran développera l’idée que les combinaisons de l’imagination ne sont pas seulement contiguës : elles sont également aléatoires et spontanées, et présentent ainsi une valeur heuristique. 199 Concernant l’intuition, voir supra, p. 36. Nous aurons, comme nous l’avions annoncé, à enrichir ce que nous avons pu affirmer de cette notion. 53 l’intuition appartient en propre à la vue, elle se présuppose déjà le travail de l’imagination, définie comme association spontanée, en général contigüe, d’images.200 Il y a une affinité élective entre l’intuition et l’imagination, au point que Biran nomme parfois cette dernière « faculté d’intuition interne »201. L’imagination est ainsi nommée parce que, tout comme l’intuition, elle « s’applique principalement aux images de la vue »202. L’intuition, quant à elle, considérée en soi, constitue une sorte d’étendue en amont de l’étendue objective véritable, celle que l’on élabore par l’effort exprimé dans un mouvement, en habitant le monde. C’est plus qu’une affection, moins qu’une spatialité objective : c’est un espace d’images. « Les affections en effet se distinguent des intuitions en ce que dans les premières il n’y a pas d’intermédiaire entre l’organe affecté et l’impression : elles sont les produits immédiats soit du contact des corps, soit des mouvements intestins et spontanés. Et cette confusion tient en ce que les fibres sont confondues, indistinctes comme les impressions mêmes : l’impression est alors dite « en masse ». En revanche les intuitions agissent par l’entremise de fluides, et les fibres sont distinguées, séparées. »203 A l’appui de son interprétation, Anne Devarieux renvoie à deux textes : les Rapports du physique et du moral204, et une Note sur l’idée d’existence205, qu’il convient ici de citer : « Cette intuition de l’étendue tient toujours, en effet, à ce que chaque molécule ou fibre nerveuse soit mise en jeu distinctement de toute autre fibre collatérale par un même agent, par une même cause d’impression qui s’applique en elle ; que si l’une ou l’autre de ces deux conditions manque, si tout l’organe est ébranlé à la fois et en masse par une seule cause exclusive, ou si plusieurs agents d’impressions affectent à la fois les mêmes points nerveux, la même fibre distincte, il y aura sensation confuse dans l’animal et point d’intuition distincte localisée ou représentative d’une étendue quelconque. » Derrière ce vernis terminologique emprunté à la physiologie, l’idée de fond que nous pouvons mettre en lumière est bien celle d’une passivité qui n’est pas la simplicité de la vie affective, mais bien le négatif de l’activité. Homo simplex in vitalitate, duplex in humanitate, aimait citer Biran de Boerhaave, mais le cas de l’intuition semble plutôt relever de cette étrange chimère d’un homo duplex in vitalitate. Nous avions remarqué, dans la genèse du biranisme206, que le corps résiste d’abord « en masse » à l’effort avant qu’une pluralité de termes soit distinguée, qui ne relèvent pas encore de l’étendue objective, mais d’une « sorte d’étendue », qui relève de la juxtaposition. Or, ici, nous avons une pluralité de termes distingués non pas depuis la 200 Voir la longue note de la page précédente. Ajoutons qu’il existe également chez Biran une imagination sensitive, caractérisée par le fait que ses images ne sont pas des déterminations motrices dégradées, mais sont au contraire produites par la vie affective. Voir François AZOUVI, op. cit., p. 197. 201 A VI, 147. 202 A II, 152. 203 Anne DEVARIEUX, L’individualité persévérante, op. cit., p. 277. 204 A VI, 115. Biran y distingue « la partie purement affective et la partie représentative d’une même perception ou sensation extérieure ». 205 A X-2 256 206 Voir supra, bas de la p. 22 et haut de la p. 23. 54 force hyperorganique, mais depuis les impressions extérieures, ce qui implique que la distinction des termes de ces impressions corresponde à la distinction de ces impressions elles-mêmes, sous peine d’une confusion contagieuse. Nous ajouterons, enfin, que le moi n’est pas confondu avec ses intuitions comme il l’est avec ses affections207 : l’idée d’intuition présuppose donc l’idée d’une impression dont la cause est hors de moi, et partant que le moi ait déjà fait l’expérience de l’effort. Nous verrons ce qu’il en est de cette croyance en une cause non-moi, et son rapport au désir, en temps utile. Ce n’est pas pour autant que l’image intuitive elle-même doit être nécessairement conçue comme extérieure. En vérité, il y a toujours une ambiguïté de l'intuition : c'est un objet « extérieur ou intérieur passivement perçu »208. « L'intuition donne à voir sans que nous sachions si ce qui est représenté est, ou non, hors de nous : telle est l'image et la force de persuasion de l'image. »209 Elle n'a en tout cas jamais trait à l'aperception qui dessine les contours de l'objectivité, toute extériorité qu'elle trace n'est jamais qu'imaginée, a quelque chose d'un tremblement hallucinant et fantomatique. Contrairement aux affections, les intuitions laissent des traces dans le souvenir, là où l'affection ne laisse aucune image, seulement une modification d'un organe et sa tendance à se remettre dans un même état, aussi longtemps que cela puisse prendre, ainsi que nous l'avons vu au chapitre des déterminations affectives. Il ressort que ces intuitions sont, contrairement aux affections, « appropriables à l’effort »210, mais ne doivent pas être confondues avec celui-ci. « J’ai choisi le mot intuition, parce qu’il désigne dans le sens propre, une vue ou une représentation et sans effort. »211 Cela suffit-il à rendre compte de la nature étrange de l’intuition, et à construire la spatialité imageante qui lui est propre, ou en est-ce seulement, comme l’écrit Biran, « des conditions » ? L’intuition peut-elle se passer d’un recours à l’imagination ? Réduire l’intuition à ses conditions matérielles, ce serait passer à côté de la facture, voire de l’art, qui lui est propre. « […] nous trouvons d’abord pour la vue, qu’à l’action immédiate du fluide lumineux sur la rétine correspond une affection particulière qui, demeurant confondue dans le phénomène total de la représentation objective, ne se distinguant point quand il s’accomplit, ne s’élevant pas hors de lui quand elle est seule à la hauteur de l’idée, ne fait jamais image par elle-même. »212 C’est dans la mesure où la nature de l’affection ne suffit pas à rendre compte de la nature de l’image que, traitant 207 A VI, 126. « […] voilà une différence de condition organique bien marquée entre les impressions qui affectent simplement sans représenter, et celles qui représentent ou servent à représenter sans affecter. » 208 A III, 143. 209 Anne DEVARIEUX, L’individualité persévérante, op. cit., p. 283. 210 Ibid., p. 278. 211 Ibid., p. 283 ( = Lettre du 20 octobre 1808), p. 142. 212 A VI, 120. 55 des « affections de la vue », Biran se voit contraint de mettre au jour une nouvelle faculté : « de là une faculté que j’ai caractérisée ailleurs sous le titre d’intuition immédiate passive. » Cette faculté s’exerce de façon « spontanée », indépendamment de « la pensée ou de toute opération réflexive », et elle fait partie « des déterminations de l’instinct »213. Nous savons que l’instinct relève de réactions sympathiques passant par le centre214, ses déterminations sont donc motrices, mais elles ne sont pas du même ordre que les déterminations motrices produites par l’effort. Ces déterminations instinctives qui se combinent spontanément et font l’intuition sont donc plus que des déterminations sensibles, mais moins que des idées. Tout travail spontané de combinaison de déterminations s’opérant en-deçà de la pensée relève de l’imagination215, celle-ci n’étant dans le cas présent pas intellectuelle, son matériau n’ayant jamais été de l’ordre de l’idée, ni sensitive. Le nom de cette imagination intermédiaire, plus originaire que l’imagination intellectuelle, est l’intuition. D’où son statut paradoxal et ambigu. Bien que la question de l’intuition soit importante, il ne faut pas non plus surestimer la puissance de l’image, en l’érigeant en facteur plus puissant que l’affection. « La vie extérieure change quelquefois les dispositions internes mais quand celles-ci sont très marquées, elles entraînent les sensations du dehors, comme les idées de l’esprit, leur donnent le ton ou les absorbent. »216 Il ne faut pas non plus que l’on succombe à l’illusion suivant laquelle la continuité des pôles de la vie humaine permettrait de rabattre l’un sur l’autre affection et intuition. « La différence fondamentale entre affections et intuitions réside en ce qu’il y a des affections qui ne peuvent pas composer avec le moi : ce sont les affections générales illocalisables de la sensibilité intérieure. »217 Nous avons une tendance à vouloir constamment convertir la passivité en activité, et cela s’entend tout à fait dans le cas de l’ouïe, qui transforme la passivité en activité par la répétition218. Mais ni la chape noire des affections internes n’est récupérable par l’activité (a 213 A VI, 121. Voir supra, p. 50. 215 Voir supra, p. 53. 216 Journal, II, op. cit., p. 124. 217 Anne DEVARIEUX, op. cit., p. 281. 218 Cette analyse, l’une des plus remarquables du biranisme, se trouve dès la première version du Mémoire sur l’influence de l’habitude ; elle est ensuite reprise avec quasiment aucun changement dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée et le Mémoire de Berlin. Voir A II, 48 : « L’imitation des impressions de l’ouïe par l’organe vocal est, à n’en pas douter, un des premiers instincts de l’homme ; on l’aperçoit dans tous les enfants qui manifestent des dispositions si précoces pour répéter tous les sons qui frappent leur oreille ; on l’a trouvé dans des enfants sauvages qui imitaient les hurlements des animaux avec lesquels ils avaient vécu ; on le retrouve encore dans les sons imitatifs des langues, quoique plus ou moins déguisés par les altérations et le mélange que ces langues ont subis en changeant de climat et roulant pour ainsi dire au travers des générations et des siècles. » 214 56 contrario des images intuitives), ni l’activité elle-même reconductible à une imitation de la passivité : l’exercice de la voix commence par charrier son propre charabia219. Lorsque je désire, c’est toujours par rebond, soit que mon désir soit affectif et relève d’une « réaction sympathique », soit que mon désir soit « activé uniquement par l'objet ou son image [nous soulignons] », alors il « s'étend au dehors, et l'être qui désire se sent par là-même en rapport de dépendance d'une cause étrangère qui cède ou résiste »220. C’est dans le cas où le désir vise la production d’un effet qui n’est pas à la latitude de l’effort, que je désire produire ce qui se produit en se rapportant pourtant de façon purement contingente à mon concours, que je vise une chose, voire une image, que je vise quelque chose en tant qu’extérieur. L’intuition fournit donc une matière à l’activité désirante, puisqu’elle fournit des images comme non-moi, et s’appuie donc déjà sur l’idée d’une causalité non-moi qu’il s’agira, du point de vue du désir, de se rendre propice. Comment concilier la duplicité de cette notion ? La réaction sympathique du désir affectif ne relève-t-elle pas, dans une certaine mesure, déjà d’un régime d’attente ? Ou n’est-ce pas plutôt lorsqu’il se redouble en s’appuyant sur l’intuition, toute idée de cause extérieure étant annulée au creux de la vie affectif ? Avant d’aborder de front ce problème, nous devons relever une autre gamme de difficultés qui se posent avec cette notion. Le désir n'est pas purement déterminé, il n'est pas une pure « sensation », il relève déjà de la sphère générale du sentiment221 ; nous pouvons affirmer, plus précisément, qu’il y a « perception » (le système intuitif mixte ayant pour autre nom système perceptif) dans la mesure où il y a « attention » : c'est là l'exacte mesure active qu'assignait Bonnet, le naturaliste qu'admirait Biran, au moi222. On ne peut donc borner la mesure du désir affectif à de pures sensations, voire à de simples affections internes, obscures, exclusives de la saisie consciente, et c'est pourtant ce que Biran semble parfois faire. Quand j’hume l’odeur de rose émoussée par l’habitude, mon attention, quoique purement réactive, est pourtant bien une attention portée vers un objet particulier. D'où ce second problème qui surgit : le désir, dans sa première forme, semble être le nœud de renversement d'une passivité, ou d'une vie seulement organique et animale, en une activité, avec cette liberté du moi qui 219 A III, 179 : « L’enfant commence à s’imiter lui-même dans les sons que sa voix a produits spontanément, avant d’imiter ceux qui lui viennent du dehors. Ce sont d’abord des sons intérieures qui ont distinctement frappé son oreille, et il a dû préluder ainsi par l’aperception ou la réflexion commencée des actes dont il est et se sent cause, à la perception des modes auditifs dans lesquels il est et doit se sentir bientôt comme effet de quelque autre qui n’est pas lui. » 220 A III, 152. 221 Voir supra, note 95 p. 26, pour cette distinction entre sensation et sentiment. 222 « Mon attention est donc une modification ou un acte de ma volonté. Elle est ma volonté elle-même appliquée à un certain objet. [nous soulignons]. » Charles BONNET, Philalète, in Œuvres d’histoire naturelle et de philosophie, Chez S. Fauche, 1783, p. 255. 57 est plus qu'une liberté d'indifférence – de choix – mais n'exclut pas la liberté d'indifférence223. Dans les faits, si on lit attentivement ce que Biran reprend à Bonnet, les choses sont plus complexes, car la passivité que reprend le désir n'est pas une pure passivité, mais porte déjà l'empreinte de l'attention, partant de l'effort volontaire. Tout se passe comme si Biran écrivait que l'effort volontaire se révélait à lui-même par un désir qui était à son tour rendu possible par l'effort volontaire. Cercle encore plus vicieux que celui de la « veille du moi », du « A = A », de l'effort immédiat et de son effet immédiat. Il ne peut pas y avoir sentiment de l'effort par le « tact intérieur actif » parce qu'il y a une circularité dans ce « geste ». L'effet médiat, c'est l'effet que je produis objectivement, et qui est pourtant dissocié de l'effort, lui qui n'est inséparable que de l'effet immédiat, de la façon que j'ai de me toucher intérieurement, continuellement, et d'être ainsi toujours présent à moi. Ce n'est pas que je pense toujours, mais plutôt que je me touche toujours. Nous retrouvons ici le même genre de cercle : le désir affectif lange l’effort, le prépare, le révèle, le recueille dans son berceau de douleur et de volupté mêlées, il en est l’humide première couche. Or, nous voyons qu’il y a un acte d’attention dans le désir affectif, qu’un tel acte ne peut être approprié qu’à l’effort, et n’être accompagné que d’un sentiment d’effort. Le désir affectif a une priorité chronologique et logique sur l’attention et pourtant il ne se fait sans attention. Le désir affectif, dans sa première forme, présuppose-t-il vraiment une telle attention, ce qui permettrait d’échapper au cercle ? Mais s’il a une telle première forme à distinguer de ses autres instances, celle-ci sera-t-elle conciliable avec le désir intuitif ? Avant toute chose, il nous faut résoudre le premier problème, celui de la duplicité de la notion. Croyons que tout cela verra une issue, c’est-à-dire : désirons-le. 223 Il sort de notre propos de développer ce thème. Voir Henri GOUHIER, Les conversions de Maine de Biran, op. cit., ch. IV, Charles Bonnet et « la liberté de l’huître », particulièrement p. 103. 58 Troisième partie – De la sécrétion de la foi C'est une calligraphie désirante que la graphologie en délire étudie au fond des pyramides sous un immense bloc de glace surgi dans le désert. Ghérasim LUCAS, in Un Loup à travers une loupe. Quelqu’un qui avait tellement besoin d’être aimé et protégé qu’il lui avait été impossible de résister à l’illusion d’une présence réelle derrière l’émotion brute. Greg EGAN, in Océanique. Pour nombre de femmes, leur absence de désir est aussi funeste qu’une insatisfaction perpétuelle liée à l’absence d’espoir. La satiété ne tourmente pas moins que la faim. Stefan ZWEIG, in La Peur. L’attente d’une conciliation Rappelons quelques éléments essentiels que nous avions mis en place plus haut. Avec le Mémoire sur la décomposition de la pensée, désormais, le sens intime est double. Il s’applique tout d’abord à une résistance immédiate, comme acte liant ces deux termes inséparables, la puissance ne pouvant être envisagée indépendamment sans sortir du champ de l'expérience actuelle. Mais de suite, et de façon discontinue, il se prolonge également vers une résistance médiate, et c’est par exemple dans l’investigation tactile de cette résistance médiate que nous construisons notre spatialité objective, tridimensionnelle. Toute connaissance n’est finalement qu’un prolongement sis sur la cathèdre de la connaissance originaire immanente, sis sur le fait primitif qui pour la connaissance objective est en angle mort, tandis qu’une connaissance objective séparée n’est pour le fait primitif qu’un membre mort, amputé. La connaissance objective, lorsqu’elle se leurre en s’adonnant à l’illusion de son autonomie, de sa substantialité, de son éminence enfin, est de la même étoffe que « le professeur qui l’ampute, couvrant d’un linge blanc le membre séparé du corps, le fait circuler de mains en mains par tout l’amphithéâtre, pour que les élèves l’examinent »224. Tout cela, on le remettra en place avec profit en reparcourant la fin de notre première partie225. En maintenant ces éléments en tête, précisons, scrutons, palpons dans les moindres replis la définition du désir, pour tenter de voir ce qu’il est possible d’accomplir pour concilier le désir affectif et le désir intuitif, et les tenir ensemble dans le fagot de la même pensée. 224 225 Alfred de MUSSET, Confession d’un enfant du siècle, Première partie, Chapitre 1. Voir supra, p. 36 sq. 59 Tout d’abord, tout effet médiat, c’est-à-dire tout effet que je perçois ou que j’aperçois, ne fait finalement qu’accompagner l’effort que j’exerce, est séparé de cet effort. De tels effets sont des effets en soi, et faisant la matière de la réflexion modale, leur nature explique que les lois physiques que construit la réflexion modale226 ne soient rien de plus que « les lois de la succession des phénomènes »227, et que la cause de la physique expérimentale qu’ils mettent au jour ne soit pas vraiment cause, car inconnue sous le rapport du pouvoir, de l’énergie, ou de l’activité. Une telle cause se nomme loi parce qu’elle n’exprime que les « phénomènes sagement généralisés »228. Ce dépareillement est la pierre charnière sur laquelle va pivoter le désir perceptif, sortant de ses coulisses doté de tout son pouvoir de fasciner et de communiquer la ferveur. Le désir se distingue de la volonté en ceci que, « activé uniquement par l’objet ou son image, [il] s’étend au dehors, et l’être qui désire se sent par là-même en rapport de dépendance d’une cause étrangère qui cède ou résiste. »229 Autant dire que lorsque l’on croit vouloir un évènement, une chose, une représentation parce qu’on la préfère, on ne fait qu’y réagir, on croit vouloir, tandis que nous dansons dans les chaînes du désir. La volonté libre, chez Maine de Biran, n’est non pas plus le choix sans préférence. En effet, ce choix sans préférence n’est rien de plus qu’une indifférence, qui a beau jeu de se draper du velours chatoyant de la moralité, tandis qu’elle n’en relève pas moins de la sinistre grisaille d’une sélection à défaut de. Cette sélection, ne ressortissant pas à la volonté, nous pourrions peut-être en rendre compte comme le produit de deux emprises égales du désir, une distension se résolvant dans une demi-satiété. L’idée sous-tendue dans cette dernière phrase restera néanmoins hypothétique, ne pouvant être confirmée par aucun texte de Maine de Biran. Le désir se porte vers une chose en dehors des serres de ma continuité d’être, il aspire aux ombres (images, représentations) qui s’agitent par-delà mon être-en-relation immédiat, tandis que la volonté n’est pas volonté de quelque chose, elle est son propre accomplissement. Nous renvoyons, sur ce thème de la liberté, aux très belles pages d’Henri Gouhier, auxquelles nous avions déjà fait allusion plus haut230. Pour résumer, le désir, parce qu’il réagit à l’affection (désir affectif), de l’intuition, ou de la représentation (désir intuitif), dépend de cette affection, de cette intuition, ou de cette représentation. Il suit de cette dépendance définitoire que le désir est nécessairement préférentiel, tandis que l’effort, du fait de son indépendance aux effets médiats, ne souffre pas une telle dépendance, et partant une telle nature préférentielle. La volonté libre étant le point de départ de 226 Cette notion de l’épistémologie biranienne n’a aucune pertinence par rapport au sujet que nous nous proposons de traiter, et ne nous sert ici qu’à illustrer le rapport de l’effort à l’effet médiat. Mais son intérêt en soi nous conduirait immanquablement à nous lamenter de ne pas indiquer l’excellente mise au point de François AZOUVI sur la réflexion modale, in La science de l’homme, op. cit., p. 106 sq. 227 A III, 316. 228 Ibid. 229 A III, 152. 230 Henri GOUHIER, Les conversions de Maine de Biran, op. cit., p. 103 sq. 60 l’effort du moi relevé des couches de son premier désir, il serait contradictoire de contaminer des déterminations du désir cet aleph de l’effort, qui est déjà un beth. Notons enfin le fait que Biran emploie, en ce qui concerne cette dépendance du désir, l’expression non pas d’image, mais de cause étrangère de cette image, cause hypothétique au demeurant. Que sont ces causes étrangères ? Qu’en est-il du rapport de mon activité désirante aux causes étrangères ? Nous ne pourrons faire l’impasse sur ces questions, mais nous ne pouvons non plus nous disperser. Ainsi nous faut-il résoudre l’étrange duplicité notionnelle qui nous interpelle à l’heure actuelle. Je ne désire faire ceci ou cela que dans la mesure où je désire un résultat donné, un effet x ; je ne peux donc désirer vouloir. « Seul le désir de tel acte ou de son résultat peut être prédéterminé, car le désir de l’acte n’est que désir de résultat. »231 Entendre : je ne peux désirer l’acte pour luimême, car alors je ne serais pas réagissant, mais voulant. Ainsi, lorsque je me meus vers ce que je juge bon ou agréable, ajoute Anne Devarieux, je le fais par désir, et non par volonté, car je me meus vers un effet de mon acte. « Lorsque nous sentons qu’une action est en notre pouvoir, nous ne la désirons pas, nous l’exécutons immédiatement par un effort constamment disponible. Nous désirons au contraire les choses ou les modifications dont nous ne disposons en aucune manière ; nous les souhaitons comme événements étrangers sur lesquels nous ne pouvons rien ; et ce désir est une sorte de prière adressée aux causes amis ou ennemies de notre existence, pour qu’elles s’approchent ou s’éloignent de nous. »232 La commentatrice résume en termes exemplaires : « Le désir est désir d’éloignement et de rapprochement, tandis que nous ne sommes jamais ni proches ni éloignés de nous-mêmes. »233 L’effet médiat accompagne mon acte, mais il n’en est pas un effet nécessaire. C’est la raison pour laquelle il est plus ou moins proche de moi, au lieu de m’être inséparable. Cet effet, je peux le juger bon, utile, sans considération de plaisir ou de douleur, je le désire sur le canevas d’une vie perceptive ou aperceptive. Mais je peux également juger de cette effet comme agréable, et alors je tracerai mon désir sur le canevas de la vie affective. Brusquement, voilà que cet effet s’éloigne de moi, et voilà que je reproduis l’acte qu’il accompagne normalement, pour le rapprocher de nouveau de moi. Dans les deux acceptions, affective et perceptive, le désir peut donc se muer en attente d'un effet médiat, lors même que celui-ci n'est pas au pouvoir du moi. Je suis véritablement, dans ce cas en train de m’auto-duper quant à mon pouvoir, mais c’est bien cette auto-duperie que les deux désirs ont en commun, et qui semble être leur véritable caractère propre. C'est que lorsque le désir 231 Anne DEVARIEUX, L’individualité persévérante, op. cit., p. 142. A VII, 257. Cité par Anne Devarieux, op. cit., p. 143. 233 Ibid. 232 61 affectif se redouble en s'appuyant sur le désir intuitif, il en est comme contaminé, et la duplicité tend à s'abolir, les deux formes à se mêler l'une à l'autre. Reprenons notre exemple de l’odorat à cette lumière. J’ai déjà eu l’expérience de l’image de la rose – rappelons que des traces mnésiques des intuitions sont possibles – image accompagnée de son odeur, et ajoutons que la sensation émoussée par l’habitude de l’odeur de rose est un véritable appel organique, auquel réagit le désir affectif. Je vois une rose, au loin. Le désir affectif est redoublé d’un désir intuitif. Je sais que toutes les fois où je me suis rapproché de cette image de rose, et que j’ai aspiré, le baume ambiant de cette odeur a plus intensément piqué mes narines. Je n’évoque donc pas ici le souvenir de l’affection en soi, ce qui dans un cadre biranien serait contradictoire, mais le souvenir d’un sentiment. Me voilà charmé. L’image semble me happer. Mes membres fascinés enclenchent leur locomotion, halés par l’effet que mon imagination me représente. Je me rapproche de cette image, pour aspirer plus intensément son parfum. Les deux désirs se conjuguent à l’aune des combinaisons de l’imagination, qui nous offre la contiguïté entre l’image et le sentiment234. La rose était de papier crépon. L’effet ne dépendait pas de mon acte. La tristesse me prend. Je me mets dans l’attitude de la prière. Je contracte un sentiment nouveau. Qu’en est-il des causes extérieures ? Tenons-nous en à cela pour le moment. Ce schéma suffit-il à subsumer les deux désirs sous le même principe d’attente ? Si nous prenons l'exemple de l'odorat dans ce qu’il a de plus originaire, la stimulation ne vient pas d'une image, mais du simple ton de l'organe. Le premier désir ne peut pas attendre un effet médiat, étant donné qu’il n’y a pas encore d’effort, qu’il n’y a pas encore de paysage où localiser des perceptions, que le sujet n’est qu’un suppôt d’impressions, recevant le tampon de la sensibilité au point d’y être identifié, sans aucune distance. Dans la volonté, il n’y a pas de désir, car l’effort n’est jamais plus loin ou plus proche de lui-même, tandis que le désir dans son régime d’attente prie le rapprochement ou l’éloignement de ce qui ne dépend pas de lui, mais nous pouvons dire qu’entendu au sens de ce régime d’attente, le moi pris dans le miel de la vie affective, il n’y a pas non plus de désir, car si ma vie est purement affective, ma vie est purement sans distance de moi à mes affections, alors comment pourrais-je désirer le rapprochement ou l’éloignement de 234 Une détermination motrice peut se dégrader en image. Voir supra, note 194 p. 52. Quant aux déterminations sensibles, bien qu’elles ne fassent pas image, elles se conservent plus ou moins longtemps, de façon plus ou moins flottante, dans la cire de la vie organique. Ce sont des empreintes de la périphérie vers le centre qui nous hantent, qui peuvent même se combiner spontanément dans le concours de cette vie organique, et surtout produire des images. Ces images, Biran peut parfois les rassembler sous ce nom : « imagination sensitive », dont le produit le plus évident est le rêve. La définition même de l’imagination veut que les déterminations qui sont au principe de ses images puissent tout aussi bien se situer dans l’ « organe sensitif » que dans le « centre de réaction sympathique », déterminations qui « persistent ou tendent à se remettre au ton d’une impression passée » (A III, 156), ainsi que des mouvements dégradés tendant vers leur intensité première. Voir A V, 95 mais aussi A III, 244, pour des illustrations de l’imagination sensitive : « ces affections, résultats immédiats du jeu de la vie, déterminent, forcent souvent, dans le siège le plus rapproché de celui de l’intelligence, la production correspondante d’images appropriées à tel état organique ». 62 telles affections tandis que j’en suis au plus intimement chevillé ? Le premier désir précède la personnalité, puisqu’il conditionne sa genèse. Par suite, le premier désir affectif ne peut se faire par considération de l’extériorité : ce serait alors commettre un diallèle, où on utilise ce que l’on cherche justement à établir. Si nous le détaillons, nous nous rendons compte qu’il n’y a jamais d’attente dans ce désir. La différence entre ce qui demeure d’une impression, entre cette détermination qui persiste après l’impression, et l’impression elle-même, tend à s’abolir. De cet affadissement, le ton s’affaisse relativement à la détermination qu’il laisse.235 La tendance organique à exhausser le ton des organes à ce qu’ils furent en leur jeune vigueur tentera d’être exaucée par une première réaction désirante du centre. Le moi se tire de la voûte des songes, s’étire, baille, cligne des yeux. « J’ai dormi, j’ai dormi, d’un profond sommeil je me suis éveillé. »236 Ce premier désir, arc tendu vers ma genèse personnelle, s’avère donc une expérience singulière, et unique. Il constitue un point de fuite rendant la duplicité de la notion irréductible : nous pouvons trouver un lieu commun entre désir affectif et désir intuitif dans leur régime commun d’attente, mais ce que nous pourrions appeler le premier désir, faute de se concilier dans l’attente, restera reclus dans l’attente d’une conciliation. Nous voyons très bien en quoi il est nécessaire, dans la doctrine biranienne, de maintenir ce premier désir dans la forme de cette pure réaction organique. Nous avions souligné un cercle237 : si le désir affectif, pour viser son objet, s’appuie sur un effort d’attention, alors il se présuppose ce que justement il établit. Mais si nous observons ce désir affectif à l’œuvre dans sa première forme, alors il est impossible d’affirmer qu’une telle attention y soit seulement possible : il faut parler d’un magnétisme général, et si je vise quelque chose, je ne le vise pas comme extérieur ; c’est, en quelque sorte, ce quelque chose qui me magnétisant se vise lui-même par mon truchement. Biran sacrifie, d’une certaine façon, l’unité du désir au profit de la cohérence de la doctrine. Mais un mystère demeure. Celui du concours des « causes extérieures » dans cette doctrine, concours que nous avons croisé à plusieurs reprises, mais que nous avions dû éluder, précipités par les questions qui nous agitaient alors. Le saut à pieds joints : sur la prière Nous préférons commencer cette section par un avertissement. Tout ce que nous avons pu dire sur la structure redoublante de l’effort, c’est-à-dire sur l’écart, finalement béant, entre la veille du moi et l’élément de la médiateté, sera ici nécessaire. Pour interroger les causes extérieures dans la dynamique du désir, nous devons préciser davantage ces importantes différences de statut entre ces deux élans. Ces précisions nous permettront de mieux saisir ce pourquoi le désir, réconcilié dans 235 Voir supra, p. 48 sq. Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, LGF, 1997, IV, Le chant d’ivresse. 237 Voir supra, p. 57 sq . 236 63 son régime d’attente, finit par adopter la posture de la prière, et ainsi, de quelle manière précisément il gribouille les « causes extérieures », s’il est possible pour lui de les connaître, et enfin quel régime d’être assigner à de telles causes. Cela nous permettra de mieux entendre ce comment l’unité sans fenêtres qui caractérise la vie affective puisse relever, dans le désir, d’une attente qui par sa nature même se porte vers l’extériorité. Tout d’abord, la productivité n’est pas la successivité. Par exemple, les idées modales de la réflexion ne nous donnent que « les lois de la succession des phénomènes ». Elles mettent donc au jour la cause de la physique expérimentale, sans qu’une telle cause soit connue dans son pouvoir, sous le rapport de son énergie ou de son activité, mais seulement comme l’expression de « phénomènes sagement généralisés »238. Ainsi, l’étendue extérieure n’est pas produite par nous, nous ne la connaissons que sous les rapports de la successivité et de la contiguïté, nous l’ordonnons d’après les idées simples de la réflexion que nous trouvons dans l’aperception de nos propres opérations239, nous nous efforçons vers elle suivant l’attention240. Au contraire, en ce qui concerne l’ « étendue intérieure », c’est-à-dire le terme immédiat de l’effort, la « résistance continue »241, il y a une simultanéité entre la cause et l’effet immédiat, cette simultanéité étant une conséquence de leur coïncidence242. Cet aspect de la doctrine pouvant facilement s’épandre en paradoxes, nous devons le préciser quelque peu. En effet, « il nous est impossible de reconnaître aucune succession entre ces deux termes, le mouvement paraissant bien simultané dans le sens intime avec la détermination du moi qui l’effectue. »243 Anne Devarieux peut donc légitimement avancer l’hypothèse suivante : « il nous semble que l’exclusion de toute successivité (de tout rapport [nous soulignons] de temps proprement dit) à l’intérieur du fait primitif équivaut dans le langage biranien à l’affirmation d’une étendue intérieure propre, seule garante de la coexistence sentie ou de conscience. »244 C’est que dans le fait primitif, il y a une coïncidence en temps, qui devrait être exclue par la nature même du temps. De là découlent deux options : ou bien il y a au sein du fait primitif une instantanéité du vouloir, ce qui en dehors de la mécanique newtonienne est une proposition aussi 238 A III, 316. A VI, 52 : « Or que sont en effet les idées de la réflexion sinon des idées qui ont leur source exclusive dans l’âme, le moi, et qui ne peuvent être conçues que là ? » 240 A III, 312 : « Ce progrès de généralisation, par lequel l’esprit s’élève successivement du fait individuel à la formation des classes et à la détermination des lois les plus générales, se fonde sur une seule et même opération intellectuelle qui consiste à percevoir toujours des rapports plus étendues entre les faits totaux ou partiels, et à en lier les idées suivant l’ordre réel des successions, analogies ou ressemblances. » 241 Voir supra, p. 37 sq. 242 Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de temps dans la veille du moi. Au contraire, s’y écoule un régime continu de temporalité. C’est plutôt qu’il n’y a pas de décalage entre les deux termes de cette veille, ou pour employer un vocabulaire qui n’est pas celui du biranisme, que le pour-soi n’y est jamais en retard par rapport à un éventuel en-soi. Il y a un temps, mais pas de rapport de temps. 243 A XI-3, Notes sur l’idéologie de Tracy, note p. 22. 244 L’individualité persévérante, op. cit., p. 155. 239 64 problématique que « le mouvement le plus rapide possible », ou bien il faut exclure le temps luimême du fait de conscience. Or, tout temps commence avec le fait primitif, et tout rapport de temps participe de la continuité du temps sans rapport que nous instaurons. « Un sentiment identique et immédiat de l’existence personnelle, ou d’une durée qui peut être considérée comme la trace de l’effort fluant uniformément, de même que la ligne mathématique est la trace du point qui flue. »245 Il y a donc continuité du temps, et instantanéité du vouloir, au sein du fait primitif. L’hypothèse de l’étendue intérieure se trouve confirmée, chez Maine de Biran, par l’expression récurrente de « résistance continue » qui réplique à la continuité temporelle du fait primitif, et qu’il applique au terme immédiat de l’effort.246 Cela va jusqu’à l’affirmation que toute réminiscence personnelle se conçoit comme synonyme de cette continuité temporelle : « Cette réminiscence n’est elle-même que la personnalité (l’aperception ou le sentiment du moi) inhérente au premier déplacement de la force sur la résistance organique, continuée dans ce déploiement effectué toujours par le même principe et suivant les mêmes conditions. »247 Ou, dit de façon plus lapidaire : « Je me sens identique parce que la même puissance se déploie sur le même corps résistant. »248 Si la productivité n’est pas la successivité, celle-ci s’inscrivant dans l’étendue objective, cellelà dans l’étendue intérieure, nous pouvons affirmer que cette différence découle de celle entre continuité et discontinuité, entre relation immédiate et relation médiate. C’est « encore la continuité du moi, dans l’acte ou le mouvement prolongé qui détermine la continuité perçue de résistance, et la conception ou résistance extérieure de celle-ci se fonde nécessairement sur la réalité intérieure de l’autre ou la suppose. »249 Une continuité médiate est donc impossible en soi, mais ne se conçoit que par participation à la continuité immédiate, voire par une fallacieuse recomposition. En effet, l’idée d’étendue extérieure est formée « avec celle de la résistance primitive qui se répète ou se multiplie [nous soulignons] en restant identique à elle-même. »250 L’effort immédiat, se redoublant, le fait sur le mode de la répétition, et de là doit découler la discontinuité de la résistance extérieure. Or, une production ne peut être que continue, car seule la continuité donne plus qu’une simple juxtaposition et permet d’accompagner la force jusqu’à son produit. Sans un tel accompagnement continu, 245 A VII, 240. Cette définition empruntée à Leibniz et que Biran applique au terme immédiat de l’effort, il la qualifie de « supérieure » dans les deux versions du Mémoire sur la décomposition de la pensée. Voir A III, 205 et 432. 247 Cité par Henri GOUHIER, Les Conversions de Maine de Biran, op. cit., p. 205. T IV, 35. 248 Ibid., p. 207. T VIII, 245. L’argument est le suivant : « Changez, en effet, le terme organique résistant en laissant subsister le même terme, il n’y en aura pas non plus. La même personnalité continuée ne peut donc se fonder ici sur l’identité absolue de la force hyperorganique abstraite de son terme résistant, ou sur celle du terme résistant, isolé du sujet de l’effort ; mais c’est la conservation d’un même sujet en relation originelle et permanente avec le même terme organique qui la véritable identité complète de la personne. » 249 A III, 206. Cette proposition est une suite de l’expérience de pensée de l’ « être ongulé », voir supra, p. 45. 250 A VII, 391. 246 65 comment attester la production ? Mais comment, de la contiguïté, obtenir la continuité ?251 Nous n’avons qu’une contiguïté, pas une causalité, dans le monde objectif, si bien que celui-ci ne nous offre que des effets dont on ne peut rien faire de plus, du point de vue de la connaissance, que les ordonner, les généraliser, les interpréter. « Nous n'avons pas plus l'aperception de l'âme-substance, en qui ou par qui l'activité et par suite la personnalité passent du virtuel à l'affectif, que nous n'avons la perception de la causalité des objets extérieurs à qui nous attribuons la puissance de produire en nous les sensations ou les idées de ces qualités secondes ; la parité est exacte. »252 De façon très schématique, nous pouvons dire que l’effort est non-séparé de l’effet immédiat – qui s’inscrit dans l’étendue intérieure – mais séparé de l’effet médiat – qui s’inscrit dans l’étendue extérieure. « L’immédiation du vouloir et du mouvement est responsable du fait que les philosophes n’aient pas cherché dans le moi l’origine de l’idée de causalité, tandis que la conception de la cause qui existe avant son effet est responsable de l’assimilation de la causalité à la succession. […] Du monde, je ne peux rien vouloir. »253 Nous confondons la généralisation – sur le mode de la successivité – des effets avec la causalité véritable, pour laquelle « il est impossible de reconnaître aucune succession entre ces deux termes ». Or, Biran, pour illustrer cet cette différence, emploie l’exemple du paralytique qui tente de mouvoir un membre. Cette expérience de pensée le conduit à nier que « ces efforts improprement dits soient déterminés de la même manière et par le même principe immédiat qu’avant la perte du membre ou de son usage […] il y a là plutôt un désir de mouvoir qu’un acte de la volonté d’expresse, et il n’y a pas de pouvoir réel exercé ni senti. »254 Voilà qui intéresse directement le questionnement dans lequel nous étions engagés. Un effort impuissant, « improprement dit », c'est-à-dire impuissant à produire les effets médiats qui lui ont déjà été conjoints, crée du désir ; c'est du désir comme désir d'effet que ce désir d'effet absent, mais il doit être impuissant à être accompagné d'effets médiats. C'est que la productivité est le propre de l'étendue intérieure, pas de l'étendue extérieure pour laquelle les effets se succèdent contigûment suivant une découpe discontinue. De cette façon, bien que l'effort soit indépendant de l'effet médiat, il se nie comme effort dans cette impuissance, lui qui est normalement puissance en deux sens, et deux sens seulement : comme puissance de reproduction de lui-même, et comme puissance de production motrice immédiate émanant d'un sujet. Cet effort « improprement dit » est 251 C’était déjà la question de Diderot. Voir le tout début du Rêve de d’Alembert, Paris, GF, 1965 : « Il a ajouté, en s’apostrophant lui-même : Mon ami D’Alembert, prenez-y garde, vous ne supposez que de la contiguïté où il y a continuité… » 252 Ibid., p. 217. T X, 296. 253 Anne DEVARIEUX, L’individualité persévérante, op. cit., p. 149. 254 A XI-2, 11-12. 66 donc disqualifié comme impuissant d'après des critères qui ne sont pas les siens, l’effet médiat étant indépendant de tout sentiment d’effort. Nous nous comportons, dans le désir, comme si la part de notre expérience irréductible à l’activité pouvait voir sa passivité entièrement abolie ; or, tout ce que nous pouvons récupérer en fait de passivité a trait à la motilité immédiate. Le reste, nous ne pouvons que le supplier. Mais cette passivité, que nous croyons en notre pouvoir par une illusion rétrospective en vertu de laquelle des effets sont improprement qualifiés de causes, est-elle de la même nature que l’affectibilité ? Le fait est que dans un cadre biranien, si on peut parler d’une affectibilité animale en l’homme, on ne peut faire l’impasse sur la passivité humaine. « Je ne sais point si c’est la proximité et l’intimité même des affections ou des passions par rapport à l’âme qui les rend obscures et confuses ; et je ne me sers en aucune manière de ces explications absolues. Tout ce que je sais, c’est que le moi n’entre pas essentiellement dans ces affections, qu’il ne les aperçoit point à proprement parler ; et il ne les aperçoit pas, parce qu’elles sont hors du cercle de son activité, ou qu’il n’y contribue en rien. En prenant l’âme pour le moi, je dirais donc que ses affections pures, loin de lui être intimes, sont au contraire le plus loin [d’elle]. »255 Il n’y a pas de point de repère actif pour déterminer la vie affective comme passive dans la simplicité de cette vie où le moi dort encore, tandis que dans la vie double de l’humanité, la vie affective peut recueillir cette détermination de la passivité, le moi étant, au seuil de la conscience, toujours déjà identifié à elles, mais ne s’y identifiant pas sciemment. C’est que dans le même temps, il s’identifie à son activité, et reflue son identité à la vie affective comme non-moi : ces affections sont refusées dans leur devenir identificatoire, elles ne font qu’une inerte passivité au regard du sentiment de l’effort ; bien plus que de simples dépôts, elles viennent toujours modifier le moi. Il s’identifie à son activité, il est identifié à sa passivité, comme si celle-ci s’identifiait spontanément à lui. Alors ce non-moi, ce pôle passif, qui m’est toujours déjà, en vient à être considéré comme « presque un autre moi »256. Obscurément, confusément, dans le sentiment de la passivité, il y a quelque chose de l’ordre de la croyance en une cause extérieure qui se met en place, mais ce je-ne-sais-quoi, s’appuyant sur le soubassement d’ombre de l’affection, c’est à peine si, du fait de la nature de l’affection, nous pouvons le désigner, et a fortiori le mettre en signes. Cette difficulté, ce fut également celle de Maine de Biran lui-même. Le précédent développement a, chez Biran, une affinité élective avec le désir. « La croyance se lie par une sorte d'affinité particulière avec ce qu'il y a de plus passif en nous, c'est-à-dire avec les 255 256 A IV, 73. Journal, II, op. cit., p. 364. 67 affections générales de la sensibilité. »257 Nous avons vu cette tension continue, dans le passage de l’affection à la passion, et la tentation qu’a la croyance d’en sortir. Le désir, pourtant, n’est pas l'affection présente mais comme la présence d'une absence. C’est que sa vérité profonde, c’est l’attente, et qu’il n’y a pas d’attente de ce qui nous est déjà pleinement présent. Lorsque je désire, je crois en la cause de l’affection manquante, cause qui serait seule à même de re-présenter l’affection. « Le désir suppose la position d’une cause non-moi à laquelle nous croyons, elle-même redevable de la subjectivité dont l’animal est dépourvu. »258 Cette subjectivité, comme nous venons de le voir, est ce qui construit ce clivage entre affectibilité et passivité, et c’est ce clivage qui à son tour rend possible la croyance en une cause non-moi. Biran se permet ainsi, explicitement, de faire du désir le propre de l’homme, de celui qui a une subjectivité : « L’animal appète ce qu’il ne connaît pas : il a besoin. L’homme aime ce qu’il connaît ou ce qu’il croit : il le désire […]. L’animal éprouve des aversions ou des répugnances qui sont des traces d’affections pénibles ; l’homme hait les causes réelles de ces affections qu’il juge ou croit exister : il désire qu’elles s’éloignent. »259 Nous voyons très clairement que dans la vie affective que Biran considère comme égale à la vie animale260, la douleur est fuie, le plaisir cherché, mais il n’est jamais à proprement parler requis, ou à plus proprement parler, quéri. L’animal ne peut désirer que le plaisir se rapproche, car il y est identifié : il n’a pas reflué ce qui l’est malgré lui comme force non-moi, objet de croyance, et partant, il n’a pas rendu le régime d’éloignement et rapprochement possible. Plongeant racines dans la vie affective, il n’est guère étonnant que le grand reflux de la croyance soit essentiellement irrationnel. Maine de Biran en fait la remarque, décisive : « De cette conception : Je ne suis pas cause de telle modification, à celle-ci : Il y a nécessairement une cause de tout ce qui se fait sans moi, il n'y a pas de passage possible par le raisonnement. »261 Ce passage, c’est l’un des grands mystères du biranisme, ce tremblement que l’on ne peut imputer à l’aperception, ni à la vie affective, car si celleci suffisait à faire le saut, alors il n’y aurait pas de raison que l’animal ne sautât jamais du besoin au désir. Le pari et le péril de la croyance ne peuvent donc, par élimination, être imputés qu’au désir, bien que le comment soit ici tout à fait opaque. En effet, tout se passe ici comme si le désir avait le pouvoir de produire son objet comme objet de croyance : voulant produire l’affection qui lui 257 A IX, 336. Anne DEVARIEUX, L’individualité persévérante, op. cit., p. 338. 259 A VII, 255, cité en Ibid., p. 339. 260 Ce qui semble une infraction au principe bichatien suivant lequel la vie animale n’est pas purement organique, mais déjà perceptive, ne l’est sans doute pas. La vie perceptive, dans le biranisme, n’est pas encore la vie aperceptive : l’animal, sans doute, peut rentrer en relation, s’extirper de l’extérieur, mais il ne peut avoir l’aperception de ses opérations. Du point de vue du jugement, faute de réflexion personnelle, du moins jouit-il d’une réflexion modale. 261 Journal I, op. cit., pp. 226-227. 258 68 manque, il vise le producteur de l’affection, l’infiltre dans le soubassement de l’imagination262, le pose, le fait naître sans jamais le connaître. Le moi « soupçonne l'existence d'une cause invisible, qui a, pour le modifier [nous sommes donc bien dans un phénomène de passivité], un pouvoir égal ou supérieur à celui qu'il retrouve en lui-même dans ses actes libres. C'est là l'origine du phénomène que nous appelons croyance. »263 Mais l’origine de cette origine, peut-on l’attribuer au désir ? Certains textes inclinent en ce sens. « La résistance au désir doit amener non pas la connaissance, mais la croyance de quelque chose qui existe hors de l'être sentant, non pas la perception, mais la persuasion d'un non-moi. »264 Il faut persuader cette cause hypothétique de l’affection désirée, dont l’absence résiste au désir, et l’attitude induite est celle de la prière. Nous voyons à quel point dans le désir, dans l’impuissance et la dépendance qui lui sont propres, il y a quelque chose de l’ordre du sentiment religieux, non seulement par la foi, mais également par l’appel, la supplication, en somme la prière à ce mystère. « Le sentiment de dépendance est à l'origine de toute idée religieuse. »265 François Azouvi a donc raison d’affirmer qu'en ce qui concerne la croyance, « nous attribuons l'existence à ce qui nous résiste ; mais il comprend maintenant un cas particulier, celui où la résistance n'est pas le corrélat de la volonté, mais celui du désir. »266 La croyance n'est donc « pas nécessairement liée à la présence d'un moi » ; en effet, dans le désir, le moi n'est pas nécessairement « désenveloppé » mais peut se trouver seulement dans son procès de « désenveloppement ». Il est donc naturel de l’inscrire « dans la continuité de l'imagination passive et de l'instinct »267, c'est-à-dire, pour ce dernier, des affections internes. L'affection considérée comme causée est désignée comme une qualité seconde : « l'idée de quelque chose qui agit sur lui pour produire telle impression, car c'est là ce qu'on appelle qualité seconde, qui ne diffère de l'affection que par l'association de celle-ci avec le rapport de causalité. »268 Nous devons prendre acte que le désir n’est pas la seule motivation possible à la croyance. L’existence de ce qui résiste dans l’effort n’est pas de l’ordre de la croyance car cette existence est effectivement éprouvée ; la croyance n’intervient que lorsque la cause des affections, sans être jamais connue, est posée comme existante. Par exemple, pour reprendre un exemple berkeleyen, je 262 Concernant le rapport étroit entre l’imagination et le désir, celui-ci se présupposant le travail constant de celle-là, voir supra, p. 54 & p. 62. 263 A III, 163. 264 A III, 164. 265 A III, 163. 266 François AZOUVI, La Science de l’homme, op. cit., p. 262. 267 Ibid., pp. 263-264. 268 A XI-3, 306. 69 ne ressens que les sons, pas leurs causes : “In like manner, though I hear variety of sounds, yet I cannot be said to hear the causes of those sounds ?”269 Biran emploie l’exemple du rêve, typique du travail de l’imagination sensitive que se présuppose le désir, pour illustrer des cas de croyance qui ne sont pas imputables au désir, mais qui sont en amont de celui-ci. « Réveillé, par exemple, par un songe effrayant, je me suis surpris croyant fermement à l'existence réelle du fantôme qui m'avait frappé et y croyant tant que durait l'affection passive. »270. Il y a donc croyance possible non seulement par désir, mais également par affection forte. Ce qui est fascinant dans ces exemples, c’est que l’image elle-même est considérée comme cause, c’est-à-dire, du point de vue l’imagination sensitive, l’effet produit par des déterminations sensibles persistantes est considéré comme existant à titre de cause, tandis que dans la croyance imputable au désir, la cause est cachée, elle ne nous imprègne pas en tant que telle, elle n’est jamais confondue avec son effet. Nous retrouvons le même schéma général quelques pages plus loin : « dans les rêves érotiques, par exemple, comme dans les songes du même genre que peut faire l'homme éveillé, c'est tantôt l'organe intérieur prédisposé qui éveillé l'imagination, tantôt l'imagination s'excitant elle-même par certains fantômes qu'elle produit et caresse, qui réveille le sens assoupi et inerte par lui-même. »271 Concernant « l’organe intérieur prédisposé qui éveille l’imagination », François Azouvi cite272 cette phrase clé de Maine de Biran : « dans le cas de l'imagination passive, le cerveau est "forcé" à produire des images comme il l'est à produire des mouvements dans le cas de la passion. » Même si l’imagination est un paquet d’images, n’oublions pas ce qui en est au principe273. L’imagination sensitive relevant de déterminations affectives, il semble naturel de la considérer comme étant mise en jeu dans ces phénomènes de croyance imputés à de fortes affections. Le désir se présupposant également l’imagination sensitive, nous pouvons placer celle-ci au principe de toute croyance, mais ce qui en revanche distingue la croyance désirante de la croyance simplement affective, c’est que dans la première, la cause est cachée, elle est véritablement objet de croyance. Alors, nous n’avons plus affaire à un jugement existentiel sur une image déterminée, mais bien plutôt à un jugement existentiel sur la force supposée inspirer en un souffle ces images. Dans le désir, la croyance est relevée en foi. C’est la raison pour laquelle, désirant, finissant par me préoccuper des causes hypothétiques de l'effet recherché274 en voulant me les rendre propices dans l’attitude de la prière, mon désir peut se muer en désir d'un Dieu. Certes, la croyance est également assimilable à de fortes affections internes, médiatisées par l'imagination ou 269 George BERKELEY, Three Dialogues Between Hylas and Philonous, Green Integer, 2008, I. A VI, 143-146. 271 A VI, 146. 272 La Science de l’homme, op. cit., p. 70. La citation provient de T VII, 200. 273 Voir supra, p. 62, pour d’autres développements concernant l’imagination sensitive. 274 Voir supra, p. 68. 270 70 produites par elle. Mais de telles croyances sont toujours en présence, tandis que le désir, bien qu’également médiatisé par l’imagination, est en absence de celui qu’il supplie comme un décalque inconnu de lui-même275, il est précisément – en manque. Il serait en ce sens absurde d’affirmer que la croyance aurait été impensable sans le désir, mais il nous semble que la ferveur religieuse est préparée dans les cuisines du désir, comme une vapeur enthousiasmante qui saisit l’homme ainsi que la main de Dieu. Surtout, suivant le problème que nous nous posions au début de cette troisième partie, le critère de distinction du désir pour ne pas abîmer la notion dans un dualisme est l'attente, qui est déjà un prototype de « prière », si bien que la foi apparaît déjà tout naturellement comme la destination normale de son tison. L’esprit du désir souffle où il veut Alors, parce qu’elle [l’âme élémentaire] peut être affectée, elle produit la stupeur et, du fait de cette stupeur, elle ne voit pas le Maître qui se tient en lui-même et qui est cause des actions. MAITRI UPANISHAD, Prapathaka III, v. 2. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. Blaise PASCAL, Pensées, Br. 139. Nous avons déjà parcouru bien du chemin, nous faufilant à travers crevasses et nous élançant à travers clairières, pour parvenir à ces caractérisations du désir. Qu’il fonctionne sur le ressort de l’imagination, qu’il a une double nature, affective et perceptive, que cette duplicité se réconcilie dans l’attente sans s’y résorber entièrement, et que cette attente est déjà une esquisse de foi. Le fait que la duplicité du désir, justement, ne soit jamais entièrement résolue, est symptôme d’une irréconciabilité plus haute : celle de l’homo duplex lui-même. L’analyse qui témoigne le plus de ce fait, c’est sans doute celle que fait Biran de la notion pascalienne de divertissement. Et ce fait rechigne à l’analyse, car il s’agit de l’expérience existentielle de Maine de Biran, et que le mot semble fixer ce qui, bris fragiles et fugaces, lambeaux de passions et d’images fascinantes, ne marque jamais de temps d’arrêt. Ce n’est pas dans un volume de Commentaires et marginalia que nous trouverons cette analyse, mais dans le Journal, car elle engage l’expérience de vie de Maine de Biran, dans sa fraîche nudité, qui ne bégaie pas en accumulant les biffures, qui ne se dédouble pas jusqu’à l’éclatement de la forme, mais au contraire se laisse couler et coucher, des nues au cachot, sans craindre la réception de ceux qui ayant des oreilles, entendent. La grande force tragique d’un texte 275 Suivant son sentiment de passivité, voir supra, p. 67. 71 comme le Journal, c’est l’emphase mise sur le divertissement, qui vient s’asséner comme un fatum. Le Journal ne fait pas que souligner le fait : il ne cesse de le répéter ; cela revient constamment, comme les ressacs d’un océan houleux, au-dessus desquels s’élève l’éplorement d’un Biran qui voudrait s’envoler à tire d’ailes pour enfin trouver – un point fixe, une halte. Cela revient si souvent qu’il y a quelque chose d’extrêmement pénible et répétitif dans le Journal. Son univers est carcéral. C’est la prison de l’inconstance. « Je serai, toute ma vie, vain et léger. »276 « J’ai peine à me fixer à quelque chose, ma tête est vide, mes idées sont flottantes, et je ne sais encore par quel bout je rentrerai dans la carrière studieuse. »277 De telles assertions, jusqu’à la fin, seront tenues, avec des tournures de plus en plus désespérantes, mais surtout, beaucoup plus marquées par des préoccupations théologiques : « plus l’homme veut vivre selon l’esprit, plus la vie lui devient amère ; car les amusements, les besoins et les nécessités du corps contrarient sans cesse la vie de l’esprit et sont selon lui de grandes misères. (Imitation de Jésus Christ). Je ne suis occupé que de ces misères et cependant j’ai connu auparavant la vie selon l’esprit278 ; je conserve toujours une tendance vers elle ; je ne me livre qu’à demi et avec remords à ce qui m’en détourne. Ne vaudrait-il pas mieux y avoir été toujours étranger comme tant d’autres hommes ? »279 Reprenons ce thème du divertissement. Le fragment des Pensées que Biran commente est celui qui est devenu le n°139 dans l’édition Brunschvicg. « Quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, j’ai souvent dit que tout leur malheur vient de ne pas savoir se tenir tranquille dans une chambre. » On trouve des résonances de cette phrase comme témoignage de vie dès le début du Journal, dans l’entrée des 16-22 octobre 1814 : « en restant tranquille dans mon cabinet je pourrais laisser quelque trace utile et honorable de mon passage sur la terre. Je suis un homme déplacé et manqué. »280 Poursuivons la citation de Pascal, jusqu’au bout, cette plume magnifique, rythmique, superbe, ne tolère pas d’être troncaturée négligemment : « Mais quand j’y ai regardé de plus près, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos et de demeurer avec eux-mêmes vient d’une cause bien effective, c’est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible, mortelle et si misérable que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser et que nous ne voyons que nous. L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Dans telle condition heureuse qu’il soit, si on ne l’occupe hors de lui, le voilà nécessairement malheureux. » 276 Journal I, op. cit., p. 52. Ibid. 278 Nous tenons à souligner le parfum très pascalien de ce propos. « Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi sinon un roi dépossédé ? » (Br. 409.) 279 Journal II, op. cit., pp. 350-351. 280 Journal I, op. cit., p. 23. 277 72 Le point névralgique de l’argument pascalien, c’est la misère de l’homme, car c’est elle, écritil, qui est la cause effective de la tendance humaine à la dispersion. Biran s’accordera sur le fait, pas sur la cause mise en jeu. Il s’accordera même tant sur le fait qu’on le retrouve diffracté en autant d’expériences de vie tout le long de son Journal. En revanche, « Pascal se place trop hors de la nature humaine et donne une raison chimérique de la misère sentie par l’homme, à qui tous les mobiles d’activité extérieure viendraient à manquer ; il veut que ce sentiment de misère naisse de la réflexion que fait sur lui-même un être dégénéré, tandis qu’il vient tout simplement de ce que cet être mixte n’est pas purement intellectuel et qu’il a des besoins physiques qui demandent impérieusement à être satisfaits. »281 En somme, la misère de l’homme vient du fait qu’il n’est pas que le moi dont les opérations font l’objet de la réflexion simple, mais qu’il est également sa vie affective. Pascal placerait la misère dans le moi lui-même, la réflexion révélant cette misère se faisant dans le silence oppressant de l’ennui, comme si le moi était « dégénéré ». Or, la dispersion, le joug des besoins, la douleur, tous ces traits sont empruntés non au pôle moÏque de la vie humaine, mais à son pôle affectif, qui n’en est pas séparé, bien au contraire, mais qui n’est pas authentiquement moi, qui ne s’éprouve pas comme tel, mais qui semble au contraire l’éprouver. Ainsi, chez Pascal, le divertissement est comme la flanelle fragile qui vient couvrir le puits de l’ennui, une réaction à la misère, et Biran souligne, en le citant : « Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. » Il propose derechef la correction suivante : « Il faudrait dire : qui vient du besoin des sensations et des mouvements nécessaires pour l’entretien de la vie organique elle-même. »282 Le divertissement ne réplique pas à la réflexion sur sa propre misère, mais au contraire est le prolongement de la vie affective, et sa multiplicité monstrueuse n’est que le lugubre écho de celle des affections et de leurs injonctions. Le divertissement n’est donc pas un effet de la misère, il est la misère elle-même. Il n’est pas un produit, il est un état de fait, de nature, il est l’ordre même de notre vitalité. Mais avant tout, le divertissement a quelque chose d’une fatalité : comme ce qui empêche de se fixer quelque part, et pousse constamment à une sorte de mouvement brownien, inquiet, pénible, désorienté, dénué d’horizon. L’ennui ne tient qu’à une « maladie », un affaiblissement de nos facultés physiques ou morales. Il n’est pas tant la cause efficiente du divertissement que son produit. L'homme est constamment double, le sujet de l'effort est toujours contaminé par ses affections qui sont comme la basse continue, inévacuable, de sa vie. Ce divertissement originaire est le cauchemar de vie de Maine de Biran, qui aspirait à pouvoir rester concentré dans sa cellule, et à y méditer sur le moi. Il n'y a pas 281 282 Ibid., p. 62. Ibid. 73 de point fixe, pas même dans le moi, en raison de cette contagiosité toujours en acte de la vie affective. Peut-on faire comme le stoïcien, et considérer ces affections comme des représentations auxquelles on a toujours le pouvoir ou non d’assentir ? Le fait est qu’il est difficile, au sein de la théorie stoïcienne, d’établir quelque chose de tel que des affections au sens où les emploie Biran, savoir comme chose qui affecte également la partie directrice, que celle-ci soit nommée hegemonikon ou force hyper-organique, elle plonge, dans les deux situations, ses tentacules dans la chair. « Les Stoïciens disent que les affects [corporels] (pathos) résident dans les lieux affectés, alors que les sensations (ou représentations, aisthesis) résident dans la partie directrice. »283 Conséquence : la partie directrice, impulsive, chez les Stoïciens, ne devient pas ses affections. Une doctrine peut donc être élaborée de façon cohérente sur cette liberté pure : « sans assentiment [de la partie directrice], il n’y a ni action, ni impulsion, et […] c’est dire des fictions et de vaines hypothèses que de penser qu’une fois donnée l’impression appropriée, l’impulsion se produit d’emblée, sans que le sujet ait cédé ni donné son assentiment »284. En langage moderne, nous dirions que d’être coupure-flux est un pouvoir qui ne diminue jamais, que le moi n’a jamais à réagir, ce qui chez Biran est faux, que ce soit dans l’urgence du besoin, où je suis agi, ou bien dans la première expérience du désir, où la réaction au besoin s’accompagne d’un sentiment de libre répétibilité. Nous devons bien le remarquer, si Biran avait été stoïcien, il se serait gardé de sombrer dans le désespoir. Mais les faits de conscience subis, le chiffrage harmonique de sa vie qui en fut le filtre coloré, ne l’en gardaient pas. Le désespoir de Maine de Biran, c’est de ne pouvoir être stoïcien, car d’avoir par trop conscience du caractère affectif du fatum : son devenir identificatoire. Le stoïcien surestime ses capacités. C’est la libido sciendi du stoïcisme que dénonce Pascal dans l’Entretien avec M. de Sacy. Citons, le plus largement possible, l’un des textes les plus univoques à ce sujet : « Certainement il y a de l’exagération dans ce que dit Marc-Aurèle sur l’empire que l’âme exerce sur les affections, les opinions et sur son bonheur ou son malheur propre. […] Où Marc-Aurèle avait-il trouvé que l’âme avait ce pouvoir ou qu’elle l’exerçait si aisément, qu’elle était indépendante de ce qui est hors d’elle, etc. [Interligne : J’ai éprouvé le contraire le 17 février 1822.] Cela ne peut être vrai que dans l’abstrait et point du tout dans la pratique ou dans le concret de l’humanité, qui constitue l’homme. Cet homme, tant qu’il existe sous la forme actuelle, n’est pas plus une pure intelligence, ou ne peut pas plus s’élever à cet état pur, qu’il n’est un animal ou ne peut se réduire à l’état d’animalité absolue. »285 Le stoïcien croit avoir trouvé en lui-même un point fixe, mais c’est au prix d’une séparation, c’est de ne pas avoir bien compris que la distinction entre vie humaine et vie animale 283 AETIUS, cité par Long & Sedley, in Les philosophes hellénistiques, Paris, Flammarion, 2001, II, 53, M. PLUTARQUE, cité par Long & Sedley, Ibid., II, 53, S. 285 Journal, II, op. cit., pp. 341-342. 284 74 n’est jamais leur séparation, et qu’une telle séparation ne peut être que le produit d’une abstraction contredite par l’expérience. La vie de Maine de Biran est non seulement travaillée par un divertissement plus profond que celui que travaille Pascal, mais de surcroît, elle est en soi une réfutation de la position stoïcienne. Et on ne réfute pas des conditions d’existence. « Je n’ai pas de moi fixe qui serve de régulateur »286, ce moi fixe sur lequel le stoïcien prétend s’appuyer. François Azouvi souligne que la quête d’un point fixe, c’est « depuis toujours l’obsession de Biran ».287 Il émet l’hypothèse que c’est seulement à partir de 1813 que Biran cesse de se satisfaire du moi à titre de point fixe, ce qui correspond bien aux dates du Journal publié par Henri Gouhier, texte de référence à ce sujet. Pourquoi désirer un point fixe ? Où le trouver ? « Pour me garantir du désespoir, je penserai à Dieu, je me réfugierai dans son sein. […] Si je trouve Dieu et les vraies lois de l’ordre moral, ce sera pur bonheur. »288 Alors que Biran pensait trouver le point fixe dans le moi, ainsi que les notions morales, au point où la genèse du moi équivalait à la genèse de la personne289, sa santé toujours fragile et périclitante, le tournant des cinquante ans, déjà ressenti comme une amorce de vieillesse, sont autant d’existentiaux qui vont le convaincre qu’il se trompait à ce compte. Nous l’avons vu, la structure du désir est essentiellement réactive, et cette réaction fonctionne comme les semailles des épis élancés de l’activité future. Dans l’exemple qui nous concerne à présent, il y a également réaction, mais cette réaction ne vise pas une image déterminée perçue comme cause, mais une cause inconnue = x supposée derrière le pathos ou l’image, bien qu’imaginaire. Nous sommes donc bien dans le désir, mais dans un cas très particulier où il s’émulsionne de toutes parts, et semble bourdonner à travers la totalité de la vie affective. Car en effet, ce n’est pas telle ou telle image ou affection qu’il s’agit de se rendre propice en priant sa cause, mais la totalité de la vie affective que Biran désire, non se rendre propice, mais conjurer, en priant sa cause de nous élever jusqu’à elle. Le désir proprement religieux engage donc (a) la totalité de ce qui s’identifie à l’homme, et non telle ou telle identification particulière, (b) le refus de cette totalité en raison de sa mouvance perpétuelle qui accule au désespoir, (c) la prière du principe producteur de cette totalité, non pour qu’il ajoute une transformation aux transformations, mais pour qu’il nous en gracie par sa fixité. Ce geste est désespéré, il se porte vers l’invisible, et c’est là ce qui est authentiquement foi, mais c’est parce qu’il est porté à croire en cette invisible. Nous avons entendu il y a peu ce cri, si vibrant que 286 Journal, II, op. cit., p. 128, cité par F. Azouvi, La science de l’homme, op. cit., p. 374. Nous nous appuierons sur la précieuse analyse de François Azouvi pour la section que nous amorçons ici, et profitons de cette espace pour souligner notre dette et notre gratitude à son endroit. Nous tirerons profit du recensement quasiexhaustif qui est fait de la littérature secondaire au sujet du « point d’appui » en note 4. 287 Ibid. 288 Journal, I, op. cit., p. 66. 289 Voir supra, p. 35. 75 son ton fredonne encore à nos oreilles : « Ne vaudrait-il pas mieux y avoir été toujours étranger comme tant d’autres hommes ? »290 Cela semble entendre que Biran a déjà eu des expériences de fixité. Ont-elles incliné son désir vers la foi en Dieu ? Le Journal est parsemé d’indices qui nous portent à le croire. Plus que des indices, nous pouvons y lire quelque chose de l’ordre d’un témoignage d’une expérience de la grâce, à la réserve de cette éphémérité. Nous pourrions parler d’éclairs de grâce, qui en sont autant de pressentiments, et qui approfondissent la tristesse du moi mobile. Un passage type de ce genre est le suivant : « J’ai éprouvé ce soir, dans une promenade solitaire faite par le plus beau temps, quelques éclairs momentanés de cette jouissance ineffable que j’ai goûtée dans d’autres temps et à pareille saison [nous soulignons], de cette volupté pure, qui semble nous arracher à tout ce qu’il y a de terrestre, pour nous donner un avant-goût des choses du ciel. »291 Nous comprenons rétrospectivement ce projet formulé de façon très vibrante et manifeste un mois auparavant, et que nous venons de formuler dans les termes qui sont ceux du désir : « Si je trouve Dieu et les vraies lois de l’ordre moral, ce sera pur bonheur, et je serai plus croyable que ceux qui, partant de préjugés, ne tendent qu’à les établir par leur théorie [nous soulignons]. »292 La grâce, décidément, n’est pas une formule, mais une expérience, inlassablement. Est-il légitime de formuler la foi en termes de désirs ? Plusieurs réserves doivent s’imposer à nous, dont nous avons déjà dégagé les outils permettant de les appuyer. Le désir, avions-nous écrit, repose sur une mécompréhension du pouvoir du moi, qui fait effort vers un effet médiat qui l’accompagne habituellement mais ne lui appartient pas. Autrement dit : dans le désir, je crois envelopper ce que je ne suis. Or, il n’y a pas de telle mécompréhension dans la grâce, et si le moi jette l’ancre, ce n’est pas vers lui, mais vers son sauveur. Il abandonne équipages et vaisseau, il s’abandonne. Il ne projette jamais de faire effort pour se rendre propice la cause divine de la dissipation de la bruine affective, il ne projette jamais d’être désignable comme concourant à ce qu’enfin les nuages s’ouvrent comme des rideaux aux nues de la fixité. La prière, dans la foi, ne consiste pas à se rendre propice, n’est pas un effort propitiatoire. Cela doit être clair. Le Journal ne mentionne jamais une telle chose. La grâce semble dans une sorte de régime de grâce nécessaire, non de grâce suffisante, si nous devions employer la terminologie des théologiens que discutent les Provinciales de Pascal et à condition de ne pas la prendre trop littéralement. Ce n’est pas que nous avons les conditions matérielles de la grâce et que nous pourrions, d’une façon ou d’une autre, les actualiser, comme si Dieu, cet obscur tout autre, n’était qu’un concours. Tout le désespoir, le chancèlement, le doute, c’est-à-dire ce qui fait que la foi est authentiquement foi, vient de ce qu’aucun effort ne suffit à être gracié. 290 Journal II, op. cit., p. 351. Journal I, op. cit., p. 81. 292 Ibid., p. 66. 291 76 Il y a donc en même temps quelque chose de l’ordre du désir dans la foi, et qu’il serait captieux de nier, mais également quelque chose qui l’en écarte profondément. Ce serait une lecture très partielle que d’y être insensible. Dans la foi, le désir cesse d’être désir, et devient confiance, fidélité, abandon. L’évangéliste Jean a formulé de façon à la fois poétique et adéquate ce mystère de la grâce : « Le vent de l’esprit souffle où il veut »293, ce même souffle qui à l’argile insuffle une âme. « C’est une grande grâce qui ne tient pas à l’homme [nous soulignons]. En reconnaissant qu’il y a une 3ème vie supérieure à l’animalité et à l’humanité même, il ne faut pas oublier que l’animalité et à l’humanité même, il ne faut pas oublier que l’animalité et l’humanité ne sont pas détruites tant que l’homme, la personne subsiste, et s’il y a des états extatiques [nous soulignons également] supérieurement intellectuels où cette 3ème vie domine seule, ce sont des états transitoires momentanés et contre nature, des effets de la grâce. »294 Dans ce passage décisif du Journal, nous retrouvons certains éléments dont nous avons déjà fait cas : que la grâce a quelque chose de la grâce nécessaire, qu’elle ne dépend pas de notre effort, et qu’en ce sens la foi est déjà un dépassement du désir, mais également que cette expérience a quelque chose d’un abandon, d’une mise hors de soi, d’une « extase ». Si la nature est de l’ordre de l’animalité ou de l’humanité, c’est-à-dire de ce que Biran nomme les deux premières vies, la troisième vie, la grâce, est surnaturelle : c’est dire qu’elle est miraculeuse. Dans la foi, ce qui est demandé est miraculeux, et ne peut donc appartenir à nos forces. La position spirituelle du dernier BIran est ainsi parfaitement résumée par lui-même : « Comment faire pour se pénétrer d’un idéal tel que Dieu, le devoir, l’immortalité ? Le stoïcien dira que la volonté peut toujours reproduire et conserver ces idées présentes ; le chrétien attribuera tout à la grâce, le philosophe observateur ne niera pas l’influence d’une grâce surnaturelle, en attribuant à cette cause inconnue tout ce qui est produit quelquefois subitement en nous, sans nous, de grand, de beau, d’élevé, etc. »295 Explicitement, et nous ne saurions suffisamment insister là-dessus, le christianisme est écarté de la soriétologie biranienne. Le chrétien attribue « tout à la grâce ». Rien de plus n’est dit. A chaque fois que Biran commente Fénélon, ou les Evangiles, il les commente selon le point de vue de sa doctrine. Nous n’avons aucun indice sur ce qu’il qualifie de « christianisme », ni sur le sens profond de ce repos inconditionnel sur la grâce qu’il assigne à la religion. Tentons une hypothèse quelque peu hardie. Nous pouvons comprendre derrière cette affirmation que pour le 293 Jean 3 :8. (Bible de Jérusalem, op. cit.) Journal II, op. cit., p. 342. 295 Ibid., p. 351. 294 77 chrétien, même le tohu-bohu de ses tourments organiques puisse être ressenti comme un avertissement ou une punition d’un Dieu vengeur, que même ses bonnes actions lui semblent divinement inspirées (thème de l’Imitation), et cela reviendrait clairement à dissoudre les deux premières vies dans la troisième, c’est-à-dire : à tout attribuer à la grâce. Cela nous arrangerait qu’il en fût ainsi. Mais enfin, Biran reste très élusif et allusif à ce sujet, si bien que même si nous pouvons comprendre les choses ainsi, nous ne pouvons dire avec certitude que c’est là ce que Biran avait en tête. Pour autant que nous sachions, l’énigme qu’il pose concernant le christianisme dans ce court texte de février 1822 pouvait être une énigme pour lui-même. Quoi qu’il en soit – ce que nous pouvons affirmer de façon plus assurée – le drame de la vie animale ne peut pas confondre Biran avec la position chrétienne, quoi qu’il ait voulu mettre derrière cette expression. La grâce nous éprouve, nous ne l’éprouvons pas, elle ne nous éprouve à la manière des affections, capricieuse et volage, mais au contraire, elle le fait d’une façon « élevée », c’est-à-dire : elle nous fixe enfin, et ce faisant, nous sommes fixés sur elle, dans les deux sens du mot. L'esprit souffle où il veut, et quand il souffle vers moi, il absorbe ma duplicité dans son unité : il m’inspire, littéralement, moi qui suis vanité et poursuite de vent. C’est dans le désir de Dieu, devenu foi, que Biran trouve réconfort d'une philosophie finalement désespérante. Il nous faut ajouter, pour finir ce parcours sur la grâce, que les dernières années de vie de Maine de Biran sont animées par le sentiment très fort que la vie naturelle est en soi un signe de Dieu, et nous en trouvons le sillage par exemple dans le texte qui suit immédiatement celui que nous venons de citer dans le Journal. Signe de Dieu : cela n’est pas à prendre dans le sens, comme en 1818, suivant lequel le désespoir du divertissement par nature nous pousserait à sauter dans l’abîme de la foi, à s’abandonner à un grand autre dont le propre est de se dérober à la vie naturelle, à toute affection, perception, ou aperception, bref, à toute expérience et connaissance. Il s’agit, maintenant que nous sommes en décembre 1821, que les forces vitales du penseur déclinent à leur ponant, de voir dans le dérèglement du moi, dans l’impossibilité de s’y fixer dont toute la vie de Biran fut un témoignage fort, le signe qu’il, le « moi », n’est pas par moi, mais par un autre que j’ignore. C’est cela que nous nommons « signe de Dieu ». Biran écrit à ce titre : « Comment peux-tu croire être quelque chose par toi-même ? Le moindre dérangement dans ta machine, et surtout le sommeil de chaque nuit t’apprendra bien que le moi n’est pas en ton propre pouvoir ; or tu n’es rien que par le moi, et tu le reçois, comme tout le reste, d’une source plus haute. »296 Au crépuscule des deux premières vies, la suprématie de la troisième est affirmée au plus haut degré. 296 Ibid. 78 Conclusion Qu'il y ait dans l'homme deux natures, deux forces, qui tantôt conspirent, tantôt s'opposent et dont l'union, les rapports mystérieux constituent l'homme tel qu'il est, savoir double, c'est ce que tout le monde doit reconnaître en fait ; mais que l'une comme l'autre de ces forces isolément considérée soit également la personne humaine, comme on le suppose quand on dit d'un homme dont la volonté énergique, droite ou dirigée vers sa fin dompte les passions, qu'il est plus fort que lui, ou de celui en qui les passions l'emportent, qu'il est plus faible que lui, on exprime une erreur, on la consacre par le langage. Journal II, p. 336. Nous voici parvenus à une certaine destination. Certainement, ce n’est pas celle à laquelle nous nous attendions à parvenir, mais le tournant amorcé par le dernier Biran nous offre une portée, une vastitude de perspective, au-delà de nos espérances. Comment en sommes-nous arrivés là ? Notre première question était la suivante : « Comment un geste substantialiste conduit-il à la pensée de l'anormalité du désir ? » Cela revenait finalement à soupeser la possibilité même de conférer un sens à la question du désir chez Maine de Biran, en palpant le contraste qui le place sur les chemins de traverse de la tradition. La réponse devait se faire d’abord en scrutant attentivement les replis de ce substantialisme. Pour dire très brièvement ce que nous avons développé le long de notre premier chapitre, le geste substantialiste abstrait, de la conscience portée vers le monde du moi, une conscience absolue. Le corps devient alors un monochrome vide, il n’est plus, considéré absolument, animé par la vie vermeille de la chair. Mais ce geste n’est pas propre au substantialisme, car si nous nous engonçons dans le manteau des facultés, nous trouverons de la même façon, projetées en des ombres laineuses, ces entités absolues. Or, la conscience en soi, ou la volonté en soi, n’existent pas en acte, elles peuvent à la rigueur être posées à titre de puissance. Précisément, en tant que telles, elles ne font l’objet d’aucune expérience, pas même d’une expérience intérieure, et ne sont par conséquent sujettes à aucune science, au sens large où le mot est pris dans la psychologie biranienne. Ces êtres de raison, de cette fâcheuse abstraction, ne sont pas maculés des couleurs de l’affection, n’ont pas à l’être, et c’est la raison pour laquelle le désir, qui trouve ses mobiles dans les longs vestibules de l’empirie, ne leur est pas naturel, mais semble pathologique. Au contraire, en parcourant, sans doute beaucoup trop rapidement, le biranisme, nous avons pu remarquer l’invention merveilleuse du « distinct non-séparé », qui permet de parler d’une conscience, et d’un monde, sans abolir l’un en l’autre, mais sans non plus les abstraire. La conclusion s’imposait : dans le biranisme, la question du désir peut se poser sans parti pris. Mais tout le travail restait encore à fait. 79 En effet, nous avons vu pourquoi la question pouvait se poser, mais de la nature du désir demeurait mystérieuse dans cette économie qui n’est ni une économie des facultés, ni de la substance, mais du fait intime, duquel affluent les eaux vigoureuses de l’expérience. La seconde question ne pouvait donc qu’être une approche, un tâtonnement visant à se donner une direction. Où placer le désir ? Il y a deux pôles (et non deux entités) dans la vie biranienne : le pôle moïque, et le pôle affectif. Avec une rapidité surprenante, l’idée même de localiser le désir dans un pôle devait être abandonnée, et il apparaissait clairement qu’il fallait plutôt l’inscrire dans le métabolisme qui assure leur continuité. En effet, le désir ne doit en aucun cas être confondu avec la volonté, car la volonté jouit d’une spontanéité, tandis que je désire par rebond. Ce rebond sera l’occasion de développer une première fois ma personne, mais du point de vue de la volonté, le désir a quelque chose de pathologique, car il n’agit pas de sa propre initiative. Je ne peux non plus dire que le désir m’attire comme affection en soi, car très justement, je n’ai aucune distance avec l’affection, et le désir suppose une telle distance, il souhaite le rapprochement de ce qui lui est agréable, et l’éloignement de ce qui le meurtrit. Ajoutons à cela que c’est en désirant pour la première fois que toutes les conditions pour me tirer de l’affection, et non pour m’y attirer, se réunissent. Biran a donné un nom à l’entre-deux-mondes où inscrire le désir : il s’agit du système perceptif. Sa structure typique est rebondissante, et il semble qu’il fut élaboré pour résoudre les diallèles dans lesquels s’abîmaient les idéologues dès qu’il s’agissait de volonté. Le dédoublement de leur volonté en volonté et désir réplique en vérité parfaitement à l’élaboration de ce système perceptif, le mouvement réagissant aux affections internes est si obscur que ce « désir affectif » est plus proprement nommé « instinct », et l’ensemble constitue un merveilleux échafaudage sur lequel donner une assise à un mouvement spontané, reproductible, mais pas encore volontaire. Néanmoins, nos difficultés ne faisaient dès lors que commencer. Le système perceptif est en effet complexe : il répond à l’affection, mais il répond également à l’intuition, et dans l’intuition, il y a déjà une spatialité, c’est-à-dire, la possibilité d’y insérer de la médiateté. Répliquant à l’intuition, le désir peut faire effort vers ce qui n’est pas nécessairement à sa portée, justement en raison de son caractère médiat. Avec cela se révèle la nature double du désir, et l’interrogation qui suivait devait concerner les possibilités de conciliation de cette duplicité. Le paradigme de l’attente semblait permettre d’y répondre – et en effet, l’affection et l’intuition peuvent s’interpénétrer dans l’attente – ; or, ce serait oublier le premier désir, qui ne peut être ramené en aucun cas à un tel régime d’attente. Il y a quelque chose de l’affection qui ne peut être résorbé. Nous commençons déjà à entr’apercevoir ce qui sera la pénitence du dernier Biran. 80 Je ne peux fondre les deux visages du désir en un seul, pas plus que je ne peux fondre mon animalité et mon humanité ensemble dans la dignité, ou bien dans les passions. L’affection serait improprement nommée pathos : car qu’est-ce qui pâtit ? Disons-le franchement : ce qui est inévacuable en elle, et qui avait fait problème dans la tentative de conciliation des désirs, c’est son devenir identificatoire. La ténacité de l’affect, c’est l’alpha et l’omega du désir. L’alpha, parce que c’est dans un premier désir, purement affectif, que pour la première fois je fais surface, l’omega, parce que c’est finalement encore l’affect, me rongeant de l’intérieur, me dépossédant constamment de moi-même, qui me pousse à transcender mon désir dans la foi. Le point de fuite du désir l’est en deux sens : irréductibilité de ses visages l’un à l’autre, mais également point de ressort par lequel se fuir contre le glorieux giron de la grâce. Cela, ce fut notre dernière question. Après avoir demandé : « comment concilier la libido duplex ? », nous nous demandâmes : « que faire du point de fuite du désir, désormais conçu selon ses modalités d’attente ? » La représentation du désir comme en position d’attente impliquait d’une part qu’il fût moteur de croyance, et d’autre part qu’il s’infléchît en prière. Cela était en fin de compte très logique : s’il y a autoduperie quant au pouvoir de l’effort, qui croit produire ce qui n’est que successif, qui se pense apparié selon des connexions nécessaires à la médiateté, cette autoduperie ne peut abolir le fait de cette impuissance. La réponse désirante, la nouvelle réaction, consistera désormais à dédoubler le monde (affections, images) en phénomènes affectifs297 et intuitifs d’une part, et en noumènes d’autre part, ceux-ci étant causes de ceux-là. En se rendant les noumènes propices – et la prière n’est rien de plus, dans une croyance qui n’est pas encore la foi, qu’une posture propitiatoire – on vise en vérité à infléchir la phénoménalité dans le sens désiré. Mais trois possibilités peuvent être distinguées quant à un tel dédoublement : (a) Je considère l’image à la fois comme effet et comme cause. Dans ce cas là, je ne désire pas, mais suis fasciné par une affection forte. (b) Je considère que l’image a une cause invisible, et j’essaie de me concilier cette cause. Nous sommes ici dans le désir à proprement parler. (c) Je considère que l’ensemble des affections et des images a une cause invisible. Nous serions tentés d’imputer le cas (c) au désir. Or, c’est justement là que le résidu affectif, qui nous avait interdit d’obtenir une unité de la notion, revient avec fracas par les grands vantaux de 297 Cette expression est une véritable contradictio in adjecto. Nous n’employons pas le terme « phénomène » au sens technique, mais pour souligner le fait qu’il est conçu comme produit par quelque chose de l’ordre de la chose en soi. Nous rappelons d’ailleurs que cette production est pensée en prenant pour modèle la productivité du moi. Biran est cohérent avec lui-même : ce « noumène » est un transport d’une idée simple de la réflexion. 81 l’inquiétude. Cette inquiétude sera le motif en vertu duquel invoquer la disparition inconditionnelle de ce monde d’ombres qui m’agitent et m’agissent. C’est-à-dire : invoquer la grâce. C’est que Biran prétend s’appuyer sur le moi, et que sa vie dénonce sans sommation cette prétention, puisqu’appuyé sur le moi, je suis également appuyé sur la vie affective qui l’infuse de l’intérieur. « Je suis organiquement triste, découragé, faible et comme j'ai contracté la malheureuse habitude de m'appuyer tout entier sur cette vie [affective], d'y prendre tous mes mobiles d’activité [nous soulignons, car c'est là la définition et le vocabulaire du désir], mes pensées et toutes mes facultés intellectuelles se proportionnent à cette impulsion ; je suis en tout malheureux, abattu, désespérant presque de moi-même, dès que je me sens abandonné de cette force, cette chaleur vitale. »298 La voie choisie par le penseur de l’effort, la voie de cet appui sur soi, aura finalement mené à une une déchirure qui transpercera toute l’expérience biranienne : « Je n'ai pas couru comme les autres hommes après les biens extérieurs de la fortune, mais j'ai tout attendu de mes dispositions intérieures qui ne sont pas moins que les biens du dehors sous l'empire de la fortune. J'ai été tout aussi aveugle, inconstant et léger sous une apparence de sagesse et de modération que ceux qui sont sans cesse entraînés loin d'eux-mêmes par l'imagination et les passions. »299 Ce qui fait la normalité du désir, le trouble affectif qui me réveillant me révèle, en fait également la fatalité. La foi en Dieu naît du désir primordial tout comme le moi lui-même co-naît à lui, mais ce désir primordial nous dérobe à la vie religieuse tout en nous faisant ardre pour elle. Le rideau se ferme sur un déchirement. Seule la grâce peut sauver l'homme. 298 299 Journal, II, op. cit., p. 298. Ibid., p. 327. 82 Bibliographie Ouvrages de référence BIRAN Maine de, Œuvres complètes (19 vol.), sous la direction de François Azouvi, Paris, Vrin, 19841998. BIRAN Maine de, Œuvres accompagnées de notes et d’appendices (14 vol.), publiées par Pierre Tisserand, Paris, PUF, 1920-1949, BIRAN Maine de, Journal (2 vol.), publié par Henri Gouhier, Neuchâtel, La Baconnière, 1955. 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